II. (Fin.)
Le xvie
                siècle
                        était pour Mézeray ce que le xviiie
                a été
                        pour nous : il en sortait, il en était nourri, il en savait les traditions,
                        le langage ; il en avait ouï raconter les derniers grands événements à des
                        vieillards ; les souvenirs et l’esprit lui en venaient de tous les côtés ;
                        nul n’était plus propre que lui à en retracer une histoire entière, et c’est
                        ce qu’il a fait pendant l’étendue d’un in-folio et demi. À partir du
                                xve
                siècle et du règne de
                        Charles VII, Mézeray ne considère plus le champ de son Histoire que comme un pays peuplé, « tout entrecoupé,
                            dit-il, de canaux, de retranchements et de places fortes, où une armée,
                            quelque puissante qu’elle soit, ne peut faire ses logements que pied à
                            pied, et n’y avance pas plus durant toute une campagne qu’elle ferait
                            ailleurs en une journée »
. Cela est surtout vrai pour lui à
                        partir du xvie
                siècle, et, dans ce siècle, à
                        dater du règne de François II. C’est alors que commença d’éclater cette
                        furieuse et vaste épidémie de guerres civiles et religieuses, qui ne cessa
                        de sévir jusqu’au règne de Henri IV. Mézeray 
l’embrasse dans son ensemble ; il la décrit au naturel dans tout son
                        cours, et, quand on l’a parcourue avec lui d’un bout à l’autre, on peut dire
                        véritablement qu’on a vécu avec ces hommes du xvie
                siècle, qu’on les a vus au juste point, ni trop loin ni
                        trop près, qu’on les a entendus parler, qu’on a eu la saveur de leurs
                        propos, qu’on a conçu la suite des événements dans leur exacte proportion,
                        avec mille particularités de mœurs qui les animent et qui en sortent
                        d’elles-mêmes. Ce pesant Chapelain, qui avait du jugement dans les matières
                        de prose, a dit de Mézeray en notant quelques-uns de ses défauts :
                            « C’est néanmoins le meilleur de nos compilateurs
                            français. »
 L’éloge est juste, si l’on entend le mot de compilateur sans aucune idée défavorable et en se
                        contentant de le prendre par opposition aux écrivains de mémoires et de
                        première main. Mézeray est certes à l’avance le plus naïf et le plus
                        original des Anquetil ; il est un digne vulgarisateur en français de
                        l’historien de Thou, « de ce Jacques-Auguste, dit-il quelque part,
                            que les bons Français ne doivent jamais nommer sans préface
                            d’honneur »
.
Mézeray, qui ne songe pas au drame, nous fait cependant connaître d’abord ses
                        personnages principaux : il les montre surtout en action, sans les trop
                        détacher des sentiments et des intérêts plus généraux dont ils sont les
                        chefs et les représentants, mais en laissant néanmoins à chacun sa
                        physionomie propre. Le vieux connétable de Montmorency, les Guise, l’amiral
                        de Coligny, le chancelier de L’Hôpital, se dessinent chez lui par leur
                        conduite et leur procédé encore plus que par les jugements qu’il leur
                        applique. Catherine de Médicis y est peinte dans sa dissimulation et ses
                        entrecroisements d’artifices où souvent elle se prend elle-même, ambitieuse
                        du souverain pouvoir sans en avoir la force ni le génie, et tâchant d’y
                        atteindre par ruse ; usant à cet 
effet, comme
                        nous dirions aujourd’hui, d’un système continuel de bascule, « réveillant et élevant tantôt cette faction, et
                            tantôt endormant ou rabaissant celle-là ; s’unissant quelquefois avec la
                            plus faible par prudence, de peur que la plus forte ne l’accable,
                            quelquefois avec la plus forte par nécessité, et parfois se tenant
                            neutre quand elle se sent assez puissante pour leur commander à toutes
                            deux, mais n’ayant jamais intention de les éteindre tout à
                            fait »
. Loin de paraître toujours trop catholique, il y a des
                        instants où elle a l’air de pencher à la religion réformée et de vouloir
                        trop accorder à ce parti, et cela avec plus de sincérité peut-être qu’il ne
                        lui appartient. La Catherine de Médicis, telle qu’elle se présente et se
                        développe chez Mézeray en toute vérité, est faite pour tenter un moderne :
                        comme il n’y a guère de nouveau que ce qui a vieilli, et qu’on ne découvre
                        bien souvent que ce qui a été su et oublié, le jour où un historien moderne
                        reprendra la Catherine de Médicis de Mézeray en lui imprimant quelques-uns
                        de ces traits un peu forcés qu’on aime aujourd’hui, il y aura un grand cri
                        d’étonnement et d’admiration, et les critiques du moment auront à
                        enregistrer une découverte de plus.
Les protestants se sont loués en général de la modération de Mézeray à leur égard : il ne faut pas croire pourtant qu’il les épouse et qu’il pallie leurs excès. Mézeray, par l’esprit qui circule dans son Histoire, me représente assez bien un libéral de l’école de 89, qui aurait à raconter la Révolution française et qui tâcherait d’en extraire ce qu’il y a eu de louable, de modéré, de juste, en s’affligeant d’autant plus des horreurs et des représailles qui ont eu lieu dans les deux sens. Au commencement du règne de Charles IX (1560), lors de la tenue des États à Pontoise, puis à Saint-Germain, Mézeray fait un tableau des plus animés et des mieux définis de l’air de la Cour à ce moment et des dispositions diverses qui partageaient les esprits par tout le royaume :
Or, comme l’exemple du prince transforme toute la Cour, et que le reste de l’État se règle sur elle, la reine mère penchant du côté des huguenots pour récompense de la faveur qu’elle avait reçue de l’Amiral, le calvinisme était la religion à la mode, et il semblait que celle de l’Église romaine eût une vieille robe qui ne fût plus en usage que pour les bonnes gens. Tous les entretiens ordinaires des compagnies étaient des discours sur les sacrements, sur la grâce et sur les cérémonies, les dames même et les artisans ayant les épîtres de saint Paul à la bouche, et avec cela des invectives contre le pape et le Saint-Siège. Il y avait dans le royaume, sans compter les libertins et les athées qui n’étaient pas en petit nombre, trois sortes d’esprits…
Et il considère ces trois sortes d’esprits, les uns acharnés à
                        la destruction de la religion romaine, les autres à sa défense, et
                            « quelques-uns, tenant le milieu, qui n’eussent pas voulu la
                            détruire, mais seulement y réformer certains abus »
. À la
                        manière complaisante dont il développe l’opinion de ces derniers, il est
                        assez sensible qu’il en serait volontiers lui-même. Mézeray, en favorisant
                        cette demi-réforme, ne croit pas innover ; en religion comme en politique,
                        il paraît croire qu’il suffit de revenir à une époque antérieure où régnait
                        une sorte de constitution religieuse, monarchique et suffisamment
                        populaire ; on l’eût embarrassé sans doute en le pressant de définir cette
                        période idéale de notre histoire ou les abus avaient cessé moyennant la
                        Pragmatique et la tenue régulière des États généraux. Le règne du bon
                        Louis XII, qu’il nous a exposé avec tant de charme, ne remplit lui-même que
                        bien imparfaitement ces conditions. Quoi qu’il en soit, en toute occasion,
                        et lorsqu’il rencontre des opinions de cette nature chez quelques-uns des
                        personnages de l’histoire, Mézeray les touche évidemment avec plaisir et les
                        fait valoir d’un mot. Au moment où la guerre civile s’organise et où les
                        huguenots devenus puissants, enhardis par la première faveur 
de Catherine de Médicis et par les édits de L’Hôpital,
                        agitent un grand dessein de confédération par toute la France, Mézeray
                        énumère les diverses opinions produites dans leurs conseils, dont
                        quelques-unes n’allaient à rien moins qu’à transférer la couronne de la tête
                        du roi sur celle du prince de Condé, et à remettre le royaume en plusieurs
                        souverainetés particulières comme du temps de Hugues Capet ; puis il ajoute,
                        en doutant que l’amiral de Coligny y ait jamais pu consentir :
Pour l’Amiral et le prince de Portian (Antoine de Croÿ) : comme c’étaient deux âmes libres et qui se piquaient du bien public, ils témoignaient avoir envie de rétablir l’ancienne liberté française, en faisant en sorte que cette monarchie, fût gouvernée par le conseil de plusieurs des plus prudents personnages, et que l’autorité du monarque fût restreinte à certains termes, etc.
Quinze ans plus tard (1576), exposant encore les demandes
                        diverses des huguenots et de plusieurs catholiques confédérés, il se
                        complaira à développer celles du vicomte de Ventadour, « tout à fait
                            généreuses, dit-il, et qui n’avaient pour but que le bien public dont
                            tous les autres ne parlaient point. Il voulait que pour assurer une
                            bonne paix, stable et de longue durée, on allât jusqu’aux racines qui
                            reproduisaient sans cesse les discordes et les troubles ; que, pour cet
                            effet, on accordât un concile national, etc. ; qu’on assemblât les États
                            généraux de deux en deux ans, etc. »
 Dans toutes ces parties de
                        son Histoire, l’opinion et les préférences personnelles de
                        Mézeray percent assez : pourtant il n’y met pas de système ; il
                        s’accommodera fort bien que, sous Henri IV, on arrive au bien public sans
                        toutes ces machines qui sont à double fin en temps de passion, et qui ne
                        sont parfaites que dans l’esprit des vertueux. Ce qu’il faut dire à
                        l’honneur de sa véracité comme historien, c’est que ce fonds d’opinion et
                        d’humeur, encore 
plus que de principes, ne le
                        mène point à altérer les faits ni à favoriser quelques-uns de ses
                        personnages au détriment des autres. Son Coligny ne nous en paraît pas moins
                        ambitieux pour être une âme libre. C’est l’ambition qui le
                        jette d’abord du côté des réformés ; mais bientôt son esprit se prend tout
                        de bon à leurs opinions, et il s’y glisse du fanatisme de doctrine ou de
                        parti :
Il était arrivé la même chose à l’Amiral, dit agréablement Mézeray, qu’il arrive à un jeune homme qui vient à se piquer tout de bon d’une maîtresse qu’il n’aurait entrepris d’aimer que par feinte et pour donner de la jalousie à une autre : il s’était si fort embéguiné de cette nouvelle religion que rien n’était plus capable de l’en désabuser.
C’est en vertu de ce coin de fanatisme qu’on voit Coligny prendre intérêt à Poltrot qui doit assassiner le duc de Guise, lui donner cent écus pour avoir un bon cheval, et le recommander à son frère d’Andelot peu avant le coup. Pensez-en ce que vous voudrez ; Mézeray vous en laisse pleine liberté. C’est ainsi encore que le plus ou moins de goût que l’historien peut avoir pour les édits du chancelier de L’Hôpital ne l’empêche pas de nous rendre fidèlement l’état des esprits à cette époque critique où le parti des protestants faillit prendre le dessus dans le royaume. On voit très naïvement chez Mézeray comment la population parisienne et des environs demeure, malgré tout, aussi hostile à ceux de la religion réformée que la Cour, à ce quart d’heure, paraît leur être favorable. Vers ce temps du colloque de Poissy, quand le cardinal-légat envoyé de Rome n’est reçu qu’avec des risées et des railleries, et se voit exposé en cour aux insultes des pages et laquais, à cette heure où le cardinal de Lorraine lui-même ne serait pas fâché qu’on fît un pas et une pause à mi-chemin du côté de la communion d’Augsbourg, le fond de la population résiste et se porterait à des voies de fait contre les ministres protestants, si on ne les protégeait. Pour les sauver des attaques et de la fureur du peuple catholique, il est besoin de les faire escorter et conduire de Saint-Germain à Poissy par des archers de la garde du roi. Le moment où les âmes des deux côtés s’exaspèrent et où la guerre, à la voix des prédicants, se démoralise, est énergiquement, et je dirai, vertueusement rendu par Mézeray (1562) : il nous fait assister à cette suite de représailles et d’horreurs où, à part un bien petit nombre d’exceptions, les caractères les plus forts se souillent et se dégradent.
Mézeray, nous racontant la Saint-Barthélemy et le contrecoup de cette nuit
                        sanglante dans les provinces, me fait l’effet d’un historien qui raconterait
                        les massacres de Septembre après en avoir recueilli toutes les circonstances
                        dans les auteurs originaux et de la bouche de quelques témoins survivants :
                        un historien qui déroulerait aujourd’hui, comme il le fait, la longue
                        traînée de forfaits qui s’alluma à ce signal dans les provinces, la bande de
                        massacreurs en bonnets rouges à Bordeaux, les massacres
                        des prisons à Rouen en dépit du gouverneur, « si bien qu’il y fut
                            assommé, tué ou étranglé six ou sept cents personnes qu’ils
                                appelaient par rôle les uns après les autres »
, les
                        scènes de Lyon qui surpassèrent tout le reste en horreur, arquebusades,
                        noyades dans le Rhône, le tout par le commandement de Pierre d’Auxerre, homme perdu de débauche, arrivé tout exprès de Paris, le
                        Collot d’Herbois de ce temps-là ; — un historien qui écrirait, de nos jours,
                        ces mêmes pages de Mézeray, paraîtrait avoir voulu faire des allusions aux
                        personnages et aux événements de la Révolution française : et c’est en cela
                        que le récit de Mézeray me paraît préférable à tous autres et d’un intérêt
                        inappréciable, en ce que l’historien, encore à portée de ces 
temps, a résumé dans son propre courant tous les
                        narrateurs originaux du xvie
                siècle, et qu’en
                        nous rendant naïvement les faits et les impressions qu’ils excitent, il nous
                        en fait sentir l’expérience toute vive, sans soupçon de complication ni de
                        mélange.
Le troisième tome de Mézeray, contenant le règne de Henri III et les premières années de celui de Henri IV, parut en 1651, c’est-à-dire entre deux Frondes : jamais pour ces sortes d’ouvrages on n’avait joui de plus de liberté. Lorsque Mézeray décrivait la première journée des Barricades qui avait mis Henri III hors de sa capitale (12 mai 1588), ce n’était pas sans en avoir vu faire lui-même sous ses yeux et sans avoir rappris, ainsi que ses contemporains, la puissance et la tactique de ces grands soulèvements populaires. Là encore Mézeray est plein d’instruction et donne bien à réfléchir à qui le lit. À la veille de cette journée des Barricades et de l’arrivée du duc de Guise à Paris, il n’aurait fallu que bien peu de chose, il nous le fait sentir, pour donner aux événements un tout autre cours. Un courrier expédié au duc qui était alors à Soissons, courrier dont les dépêches avaient pour objet de l’apaiser et de le retenir, ne put partir faute de vingt-cinq écus, et le duc passa le Rubicon :
Telle est, dit Mézeray, la condition des plus grandes affaires, que, lorsqu’elles sont à un certain point où elles ne peuvent pas subsister longtemps, il ne faut que le moindre incident pour les faire tomber d’un côté ou d’autre ; et, si la fortune permettait qu’il fût évité, les choses pourraient se mieux tourner et prendre toute une autre pente.
Au moment où dans Paris la sédition se chauffe, il devient très sensible, d’après le récit de Mézeray, que de tout temps les choses en pareil cas se sont passées à peu près de même. Si un historien de nos jours, me racontant ces scènes du xvie siècle, me le dit, je ne le crois qu’avec une certaine méfiance ; mais la date de Mézeray le laisse à cent lieues de nos réminiscences et de nos allusions ; et c’est pour cela qu’il y a une partie de l’histoire qu’il faut continuer de lire dans les originaux ou chez les rédacteurs et compilateurs naïfs qui en tiennent lieu. Dès l’arrivée du duc de Guise à Paris, la physionomie de la capitale a changé :
Tout Paris était plein de gens nouveaux et de visages qui semblaient ne respirer que la proie et la vengeance ; il se tenait jour et nuit des conférences au Louvre et chez les partisans du duc ; on n’entendait plus autre chose dans la ville▶ et à la Cour que des bruits confus de diverses résolutions qui se prenaient, et peut-être qu’à l’heure il ne s’en était encore pris aucune.
Henri III, qui n’était pas toujours cruel, résista, dès le commencement de l’émeute, aux conseils de plusieurs capitaines (et notamment de Crillon) qui voulaient en avoir raison et qu’on la réprimât avec vigueur :
Le roi, dit Mézeray, n’avait envie que de se saisir des principaux de la Ligue et voulait, par un procédé sans violence, désabuser le peuple des bruits qu’on avait semés… Il était d’ailleurs persuadé de cette opinion que la moindre goutte de sang qui se répandrait serait capable d’irriter la populace et de mettre le feu dans cette grande ◀ville.
Henri III empêche donc qu’on ne réprime vigoureusement l’émeute
                        dès le principe : il avait expressément défendu à ses capitaines d’enfoncer
                        les bourgeois, « et il avait tant de peur que l’impatience des
                            soldats et le désir de butiner ne leur fissent oublier ses ordres qu’il
                            leur envoyait de ses officiers de moment en moment pour les réitérer.
                            Ainsi, liant les mains aux gens de guerre, il refroidissait leur ardeur
                            et confirmait l’audace des Parisiens qui, voyant qu’on les redoutait, se
                            mirent à tendre les chaînes, à dépaver les rues pour porter les grès aux
                            fenêtres, à dresser des barricades de carrefour en carrefour »
.
                        Cette attention plus que débonnaire 
de Henri III
                        le conduit, quelques heures après, à s’enfuir. Tous ces récits de Mézeray ne
                        donnent aucune leçon, car il n’y a pas de leçon en pareille matière, mais
                        ils font réfléchir les studieux et ceux qui, dans les jours de stabilité et
                        de silence, aux heures d’intervalle d’une société apaisée, se prennent à
                        méditer sur l’éternelle ressemblance de ces éternelles vicissitudes.
Mézeray, qui aime le vrai avant tout, ne sacrifie point au dramatique. On
                        sait la célèbre réponse du premier président Achille de Harlay au duc de
                        Guise, qui lui vient demander son concours dès le soir même du triomphe des
                        Barricades : « C’est grand pitié quand le valet chasse le maître,
                            etc. »
 Faisant quelque mention de cette réponse, Mézeray
                        ajoute :
Toutefois ceux-là sont plus croyables qui racontent que ce sage magistrat, usant d’un procédé plus convenable à un temps si dangereux, écouta patiemment ses excuses et les offres qu’il lui fit pour le maintien de la justice, le remercia de la bonne intention qu’il lui témoignait de ne s’éloigner jamais du service du roi, et l’exhorta de la confirmer par de bons effets, afin de rejeter tout le blâme de cette journée sur le front de ses ennemis.
Mézeray paraît donc croire que la réponse tant citée du premier
                        président a été une invention royaliste du lendemain et faite après le
                        triomphe. C’est ainsi qu’après l’assassinat de Blois, Mézeray paraît douter
                        que Henri III, du moment que Guise est par terre, « soit sorti de son
                            cabinet l’épée à la main comme victorieux, qu’il lui ait mis le pied sur
                            le front ; que, revenant par deux ou trois fois et faisant lever la
                            couverture pour voir s’il ne respirait point encore, il ait demandé aux
                            uns et aux autres s’il était mort. Ce sont, à mon avis, dit-il, des
                            circonstances que la Ligue inventa pour rendre cette action plus
                            horrible. Et ces paroles qu’on lui fit dire après l’avoir un peu
                            contemplé : Mon Dieu, qu’il est grand ! il paraît
                                encore
                            
                  plus grand mort que vif,
                            ont, à ce que je crois, été controuvées longtemps après, lorsqu’on vit
                            les suites de cette mort plus tragiques que le roi ne les avait
                            prévues »
. En tous ces passages, Mézeray montre qu’il sait
                        préférer le vrai tout simple et tout naturel à ce que l’imagination est
                        tentée d’accepter pour agrandir les faits.
Une des choses qui me plaisent le plus dans Mézeray, à côté de l’agencement
                        plein et facile de la narration, c’est le talent naturel et presque
                        insensible avec lequel sont traités les caractères ; on les voit se
                        développer successivement et sans parti pris selon les circonstances, avec
                        tous leurs flux et reflux de passions ; Mézeray ne les fait jamais poser, il
                        les laisse marcher et on les suit avec lui. Il en est qui sont peints, en
                        passant, d’un seul trait qu’on remarquerait dans Tacite et qui échappe ici
                        tout simplement. Par exemple, il dira en un endroit, d’un des serviteurs
                        infidèles du roi Antoine de Navarre : « François d’Escars, homme qui se vendait à tout le monde pour de l’argent,
                                hormis à son maître… »
            
J’avais noté bien d’autres remarques à faire sur les divers caractères et mérites de cette Histoire, mais il faut se borner et laisser quelque chose à ceux qui prendront le même chemin. Mézeray, qui venait de publier ce travail considérable, et de qui la réputation était faite, passe pour avoir été un Frondeur des plus actifs. On lui a généralement attribué la série de pamphlets publiés sous le nom du sieur de Sandricourt (1652). Le récent éditeur de la Bibliographie des mazarinades, M. Moreau, discute cette opinion ; il la combat, ou du moins il l’infirme, et penche à croire que, dans tous les cas, Mézeray n’est pas le seul ni même le principal auteur de ces pamphlets. S’il les avait réellement faits comme on l’a admis pendant longtemps, sa réputation n’aurait certes pas à y gagner, et il y a lieu de craindre que la Fronde en le dissipant, en le livrant sans réserve à ses instincts d’opposition et de satire, ne lui ait fait perdre l’habitude plus grave et plus contenue qui sied à l’historien.
Je ne me permettrai qu’une seule considération et conjecture sur ce qu’a dû
                        être le rôle et l’état d’esprit d’un Mézeray sous la Fronde. Qu’on se figure
                        bien ce que pouvait être l’ordre et l’habitude d’idées d’un homme qui venait
                        de publier l’année d’auparavant son in-folio historique sur le xvie
                siècle, et des nombreux lecteurs parisiens
                        qui l’avaient goûté. Nous nous imaginons toujours volontiers nos ancêtres
                        comme en étant à l’enfance des doctrines et dans l’inexpérience des choses
                        que nous avons vues ; mais ils en avaient vu eux-mêmes et en avaient
                        présentes beaucoup d’autres que nous avons oubliées. Ainsi, dans l’un des
                        premiers pamphlets attribués à Mézeray29, je vois l’auteur parler de la France et des Français, et
                            « de la longue durée de plus de treize siècles, et de
                            l’expérience qui devrait être acquise par tant de guerres civiles et
                            étrangères, et des périls de totale ruine si souvent encourus par le
                            changement des races royales »
, tout comme nous ferions
                        aujourd’hui. Mézeray, ou l’auteur du pamphlet, qui était du moins de ses
                        amis, y dit des Français : « Ils emportent comme un torrent tout ce
                            qu’ils attaquent, le garde après qui voudra, ils livrent des batailles
                            et emportent de glorieuses victoires, quelque autre en ramasse les
                            fruits… Oh ! les avisés politiques !… »
 Ma seule conclusion,
                        c’est qu’il y avait en ce temps-là pour cette classe moyenne d’esprits,
                        engagés dans la Fronde et manquant leur but, un désappointement et une
                        condoléance presque égale à ce qu’on peut voir aujourd’hui chez les plus
                        étonnés de nos politiques déçus. En ce temps-là aussi on se croyait arrivé
                        au comble de l’expérience 
humaine et de
                        l’histoire (il en est ainsi de chaque génération), et, si le monde tournait
                        autrement qu’on n’avait compté, on s’écriait : « Eh ! quoi ? tout cela ne
                        sert donc à rien ! »
Mézeray était de l’Académie française dès 1648 : il y avait succédé à
                        Voiture, bel et galant esprit de cour, du genre le plus opposé au sien. Il y
                        fut nommé secrétaire perpétuel après la mort de Conrart (1675), et en cette
                        qualité il travailla à préparer le canevas du premier Dictionnaire. Mézeray, par sa brusquerie, contrastait également
                        avec Conrart, ce devancier si poli et si prudent. Il était, avec Patru, des
                        académiciens indépendants qui se sentaient d’avoir passé par la Fronde.
                        Comme Patru, comme Maucroix et quelques camarades de cette date qui sont en
                        dehors de l’Académie, Mézeray ne se transforme point : il continue
                        d’appartenir à cette génération libre et familière d’avant Louis XIV. Il est
                        de ceux qui se disent mon cher, qui se tutoient
                        volontiers, qui ne prennent pas la perruque, et qui même, jusqu’à la fin,
                        iront sans vergogne au cabaret. Nous reviendrons sur ce dernier point qui
                        lui est propre. À l’Académie, Mézeray se remarque de loin en quelques
                        occasions. Le jour de la visite que fit la reine Christine à l’illustre
                        compagnie (11 mars 1658), c’est Mézeray qui, faisant l’office de secrétaire,
                        lut, à l’article Jeu du Dictionnaire,
                        cette locution proverbiale qui fit rire, dit-on, du bout des dents la
                        princesse : « Jeux de prince, qui ne plaisent qu’à ceux
                                qui les font. »
 Si le mot n’y avait été déjà, il était
                        capable de l’y avoir mis. Il aimait à mêler sa causticité à ses définitions.
                        Pour éclaircir le mot Comptable dans le Dictionnaire et en haine de la finance qui était sa bête noire, il
                        avait mis : « Tout comptable est
                            pendable. »
 On demanda la suppression de cet étrange axiome
                        plus digne d’une Chambre royale de justice que de l’Académie. Mézeray
                        résista pendant toute une séance, et, forcé d’acquiescer 
enfin à la condamnation, il écrivit en marge :
                                « Rayé quoique véritable. »
 Ces
                        traits singuliers en représentent beaucoup d’autres qui ne nous sont point
                        parvenus. On sait encore qu’il se piquait de mettre une boule noire à chaque
                        élection nouvelle ; quel que fût le candidat, il votait contre
                        invariablement : « C’était, disait-il, pour prouver à la postérité
                            par cette marque qu’il y avait liberté à l’Académie dans les
                            élections. »
 Ennemi de tout ce qui était étiquette et cérémonie,
                        il se moquait, ainsi que Patru, de voir la compagnie y mettre tant
                        d’importance et se rattacher à tout propos par des compliments et des
                        députations aux événements de la Cour ; tous deux, dans leur sans-façon, ils
                        avaient donné à l’Académie les épithètes de délibérante,
                        de dépistante et remerciante.
Tout Frondeur qu’il avait été, Mézeray perdit à la mort de Mazarin. Il avait demandé à ce ministre de quoi subvenir aux frais de réimpression de son Histoire ou de l’Abrégé qu’il en voulait faire ; Mazarin le lui avait promis, et de plus l’avait fait porter sur l’état de la maison du roi pour une pension de douze cents livres. On le voit, après la mort du ministre, adressant requête au roi pour obtenir le rétablissement de cette faveur qui lui avait été retranchée, et demandant de plus le fonds promis pour la réimpression30. Une pièce sans date, mais qui doit être de cette époque environ, nous montre Mézeray en voie de fonder le premier journal littéraire et scientifique qui eût paru en France. La pièce est rédigée sous forme de privilège. Elle est nécessairement antérieure à la fondation du Journal des savants (1665), et elle doit se rapporter aux premiers temps de l’influence de Colbert (1663). Je la donne ici en entier à cause de la généralité du projet et du plan qui fait honneur à Mézeray, bien qu’il fût sans doute trop paresseux à la fois et trop cassant pour l’exécuter et le mener à bonne fin31 :
Louis, etc.
Le sieur de Mézeray, notre historiographe, nous a très humblement représenté que l’une des principales fonctions de l’Histoire à laquelle il travaille depuis vingt-cinq ans, c’est de marquer les nouvelles découvertes et lumières qui se trouvent dans les sciences et dans les arts, dont la connaissance n’est pas moins utile aux hommes que celle des actions de guerre et de politique, mais que cette partie ne se pouvait pas insérer dans le gros de son ouvrage, sans faire une confusion ennuyeuse et un mélange embarrassé et désagréable, et qu’ainsi sa principale intention étant, comme elle a toujours été, de servir et profiter au public et lui fournir un entretien aussi fructueux et aussi honnête que divertissant et agréable, il aurait pensé de recueillir ces choses à part et d’en donner une relation toutes les semaines, sous le titre de J. L. Gl. (Journal littéraire général), ce qu’il ne saurait faire s’il n’a sur ce nos lettres qui lui en permettent l’impression.
À ces causes, considérant que les sciences et les arts n’illustrent pas moins un grand État que font les armes, et que la nation française excelle autant en esprit comme en courage et en valeur ; d’ailleurs désirant favoriser le suppliant et lui donner le moyen de soutenir les grandes dépenses qu’il est obligé de faire incessamment dans l’exécution d’un si louable dessein, tant pour paiement de plusieurs personnes qu’il est obligé d’y employer que pour l’entretien des correspondances avec toutes les personnes de savoir et de mérite en divers et lointains pays ; nous lui avons permis de recueillir et amasser de foules parts et endroits qu’il advisera bon être les nouvelles lumières, connaissances et inventions qui paraîtront dans la physique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, anatomie et chirurgie, pharmacie et chimie ; dans la peinture, l’architecture, la navigation, l’agriculture, la texture, la teinture, la fabrique de toutes choses nécessaires à la vie et à l’usage des hommes, et généralement dans toutes les sciences et dans tous les arts, tant libéraux que mécaniques ; comme aussi de rechercher, indiquer et donner toutes les nouvelles pièces, monuments, titres, actes, sceaux, médailles qu’il pourra découvrir servant à l’illustration de l’histoire, à l’avancement des sciences et à la connaissance de la vérité ; toutes lesquelles choses, sous le titre susdit, nous lui permettons d’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter soit toutes les semaines, soit de quinze en quinze jours, soit tous les mois ou tous les ans, et de ce qui aura été imprimé par parcelles d’en faire des recueils, si bon lui semble, et les donner au public ; comme aussi lui permettons de recueillir de la même sorte les titres de tous les livres et écrits qui s’imprimeront dans toutes les parties de l’Europe, sans que, néanmoins, il ait la liberté de faire aucun jugement ni réflexion sur ce qui sera de la morale, de la religion ou de la politique, et qui concernera en quelque sorte que ce puisse être les intérêts de notre État ou des autres princes chrétiens. Défendons à tous autres, etc.
Ce fut le Journal des savants, imaginé par M. de Sallo, et bientôt dirigé par l’abbé Gallois, qui se chargea de remplir imparfaitement une partie du programme de Mézeray, qu’il faut peut-être appeler aussi bien le programme de Colbert.
Sous un régime qui redevenait absolu, Mézeray, du caractère dont il était, eut bientôt maille à partir avec les puissances. Son Abrégé chronologique parut en trois volumes (1667) ; il s’était fait aider, pour la partie ecclésiastique, du docteur Launoy, esprit critique, et qui avait un coin d’originalité en commun avec lui. Sur le chapitre des finances, il s’était laissé aller à son antipathie naturelle et avait trop oublié qu’il n’écrivait plus en temps de Fronde. On raconte que l’aimable fils de Colbert, M. de Seignelay, pour lors âgé de seize ans, et qui étudiait en philosophie au collège de Clermont, ayant lu le livre, en parla à son père, et lui parut singulièrement instruit, d’après cette lecture, de l’origine des impôts et revenus du roi, de la taille, gabelle, paulette, etc., et même de leurs abus et inconvénients, que Mézeray était plus porté à exagérer qu’à diminuer. Colbert, après avoir pris connaissance par lui-même de l’ouvrage, envoya son premier commis Perrault à Mézeray pour lui remontrer son imprudence et lui faire sentir qu’il pouvait être atteint dans sa pension d’historiographe. On a publié les lettres de Mézeray à Colbert au sujet de cette affaire32 ; elles sont lamentables, et ne doivent point être jugées au point de vue de ce temps-ci. Mézeray, ne l’oublions pas, était un républicain d’avant Louis XIV et non d’après Louis XVI, un républicain royaliste d’un genre approchant celui de Gui Patin. Son républicanisme, s’il faut se servir de ce nom, ne l’empêchait pas d’honorer le roi et de priser fort ses bienfaits. Son indépendance, d’ailleurs, luttait en lui avec une très réelle avarice, comme nous l’avons vu de nos jours dans l’exemple de l’historien libéral Lémontey. Après la visite de Perrault, il écrit donc à Colbert, et le supplie résolument, sans marchander sur l’expression (janvier 1669) :
Monseigneur,
Oserai-je vous réitérer par cette seconde lettre les mêmes prières que j’ai déjà pris la hardiesse de vous faire par ma première, dont voici les mêmes termes ? Ce que m’a dit M. Perrault de votre part a été un terrible coup de foudre, qui m’a rendu tout à fait immobile et qui m’a ôté tout sentiment, hormis celui d’une extrême douleur de vous avoir déplu. Ma seule espérance est, monseigneur, que Dieu vous ayant rendu votre santé, vous ne me défendrez pas aujourd’hui de prendre part à la réjouissance publique, et que, pendant cette satisfaction universelle des gens de bien, vous ne voudrez pas que je sois le seul qui demeure dans une tristesse mortelle…
Bref, Mézeray voulait garder sa pension. Il proposa donc de faire une seconde édition de son Abrégé, où il passerait l’éponge sur tous les endroits qui seraient jugés dignes de censure. Mais il avait promis plus qu’il n’était capable de tenir : il ne fit qu’adoucir et affaiblir ces passages, et il subit pour sa peine une diminution de pension, qui le porta à écrire d’autres lettres suppliantes. Ce sont des faiblesses qui sont faciles à comprendre, et qu’il n’est pas juste de trop étaler.
C’est peut-être le jour où il souffrait d’avoir adressé ces lettres un peu
                        trop terre-à-terre au contrôleur général, qu’il écrivit,
                        pour se revancher, ces mots latins et courageux à huis clos en tête de son
                        exemplaire de l’Histoire universelle de d’Aubigné :
                                « Duo tantum haec opto, unum ut moriens populum
                                Francorum, etc. »
 Ces deux souhaits de Mézeray étaient
                        de voir, avant de mourir, la liberté du peuple français, et que chacun fût
                        dorénavant rétribué selon ses services. Ce que les saint-simoniens de mon
                        temps traduisaient dans leur sens : « À chacun selon sa capacité, et à
                        chaque capacité selon ses œuvres », tirant de la sorte à eux Mézeray.
Mézeray ne se laissait trop tirer par personne. Il devint de plus en plus
                        original et bizarre en vieillissant. Il se donna le plaisir de tous ses
                        défauts : c’est une des formes du découragement. Son biographe La Roque a
                        fait un recueil de ses singularités. Il se mettait si mal qu’on l’aurait
                        pris parfois pour un vagabond et presque pour un galérien, à ce point qu’un
                        jour il fut arrêté par des archers sur sa mine. Il s’était accoutumé, même
                        en été, à fermer ses volets en plein midi et à travailler à la chandelle :
                        il reconduisait, lumière en main, les visiteurs jusqu’au grand jour. Il
                        s’était pris d’amitié dans les dernières années pour un cabaretier de
                        La Chapelle-Saint-Denis nommé Le Faucheur ; il l’appelait son compère, 
et fit de lui en mourant son héritier. Il aimait
                        à le visiter, goûtait fort sa compagnie, et vantait à chacun son genre
                        d’esprit naïf et son gros sel qui l’amusait extrêmement. Il est trop souvent
                        de ces côtés bizarres et secrets dans le tempérament d’un chacun, de ces
                        recoins de passion ou de vice qui se démasquent et se creusent en
                        vieillissant : avec les années les goûts cachés se découvrent. Il en est,
                        comme Des Yveteaux, qui font leur idéal de jouer la bergerie en cheveux gris
                        sous un éternel bocage ; tel met jusqu’à la fin son cadre de bonheur dans un
                        cabinet bleu et dans un boudoir ; tel veut un Louvre, tel veut un bouge.
                        Mézeray avait glissé du côté du cabaret et de la tonnelle. Quand il avait la
                        goutte, ce qui lui arrivait quelquefois, il disait, en jouant sur le mot,
                        qu’elle lui venait « de la fillette et de la feuillette »
. Il
                        était riche d’ailleurs et serré ; il entassait les sacs d’écus derrière ses
                        livres, avait maison rue Montorgueil et une campagne avec vigne à Chaillot.
                        Il est dommage que sa dernière manière de vivre soit allée si fort jusqu’à
                        la manie : car on conçoit un philosophe, un sage un peu marqué d’humeur,
                        ayant écrit ces libres Histoires et se taisant désormais,
                        renonçant au bruit, à la gloire, pour la plus grande indépendance, et se
                        cachant pour bien finir. Il n’est pas mal, après un temps de vogue et de
                        renom, de s’écouler dans la foule, d’être de ceux qui aiment à vivre et à
                        mourir aussi près de terre que possible.
Par malheur, Mézeray, dans ce genre de vie, pas plus que dans son style, ne
                        sut éviter le bas ; il était devenu un anachronisme sous le règne de
                        Louis XIV. Ses propos libres en toutes choses, et même en matière de
                        religion, n’avaient rien pourtant qui sentît à l’avance le xviiie
                siècle : c’est toujours en arrière et à
                        l’esprit des âges gaulois qu’il faut se reporter pour le bien juger. Ce
                        frère du père Eudes, qui n’avait jamais eu qu’une irrévérence 
de tempérament en quelque sorte et une impiété sans
                        venin, se repentit avant de mourir. Il avait souvent répondu à son saint
                        frère qui essayait de lui faire peur sur ses propos d’incrédulité, que cela
                        ne l’effrayait guère, et qu’ils iraient tous deux en paradis, « l’un
                            portant l’autre »
. Dans sa dernière maladie, Mézeray, qui
                        n’obéissait en rien au respect humain ni à l’esprit de système, fit amende
                        honorable devant témoins sur les points capitaux de la croyance :
                            « Oubliez, dit-il, ce que j’ai pu autrefois vous dire de
                            contraire, et souvenez-vous que Mézeray mourant est plus croyable que
                            n’était Mézeray en vie. »
 Il mourut le 10 juillet 1683, laissant
                        un testament qu’on a publié et qui prête aux commentaires.
C’est trop nous arrêter à des faiblesses et à des travers : Mézeray s’est mieux peint, par le meilleur côté de lui-même, dans ses Histoires. On l’y reconnaît génie droit et sensé, négligé et libre, irrégulier, inconséquent peut-être, véridique avant tout. Duclos, qui plus tard tint de lui en quelque chose pour le mordant, n’eut jamais cette ampleur de veine et cette largeur de récit. L’Histoire de France de Mézeray (je parle toujours de la grande Histoire et non de l’Abrégé), depuis le règne de François II notamment jusqu’à la paix de Vervins (1559-1598), est une lecture des plus fertiles et des plus nourrissantes pour l’esprit ; on y apprend chemin faisant mille choses de l’ancienne France, de l’ancien monde, que les meilleures histoires modernes ne sauraient suppléer. On y apprend cette vieille France racontée dans son propre langage, avec ses propres images, ses plaisanteries de circonstance ou ses énergies naïves, et toutes ses couleurs familières, et non traduite dans un style modernisé. L’Histoire du père Daniel, qui parut cinquante ans après, est bien autrement approfondie et savante : celle de Mézeray, pour les derniers règnes, mérite de rester comme une représentation et une reproduction naturelle de la France et de la langue du xvie siècle, avant que le régime de Louis XIV et les règles de l’Académie y aient mis fin et que tout ait passé sous le niveau.