M. de Ségur : 
Mémoires, souvenirs et anecdotes. Tome III. 
            
            Nous avons laissé, dans le second volume des Souvenirs, M. de Ségur
          ambassadeur en Russie auprès de Catherine. Il s’y conduit à la fois en diplomate habile et
          en courtisan déjà consommé. Il cherche à plaire avant tout, et fait servir ensuite sa
          faveur personnelle aux intérêts de sa mission. Ainsi, quand il rime une épitaphe pour la
          petite chienne favorite, quand il joue au loto avec l’impératrice, ou qu’il cause, des
          heures entières, avec Potemkin, sur le schisme grec et les conciles œcuméniques, ne le
          blâmez pas de légèreté, ne lui reprochez pas l’oubli de devoirs plus graves ; ces frivoles
          moyens le mènent sûrement à négocier et à conclure un traité de commerce utile à la
          France. Enfin le traité est conclu, et nous trouvons, au commencement de ce volume,
          l’aimable ambassadeur en doute pour la Crimée, à la suite de Catherine. On sait assez les
          détails de ce voyage d’apparat, dont Potemkin avait d’avance ménagé les accidents et
          préparé les décorations. M. de Ségur, dont l’esprit toujours jeune semble encore sous le
          charme, compare cette marche triomphale de la Cléopâtre du Nord à un
          chapitre des Mille et une Nuits. Nous la comparerons plutôt à l’une de ces
          représentations classiques qui avaient lieu à la fin du dernier siècle sur les théâtres de
          Russie et de Pologne. Depuis que le tzar Pierre s’était imaginé que la perruque à la
          Louis XIV était une pièce essentielle de la civilisation européenne, la cour avait adopté
          l’étiquette et les modes françaises ; elle rougissait des mœurs du peuple, desquelles les
          siennes au fond se rapprochaient beaucoup. Il convenait à Potemkin d’épargner à
          l’impératrice philosophe l’affront sensible d’avoir honte de ses sujets devant les
          ambassadeurs d’Europe. Grâce à lui donc, en toute hâte et pour quelques heures seulement,
          une première couche de civilisation fut donnée, à droite et à gauche du chemin, sur la
          barbarie des Moscovites, des Cosaques, des Tartares ; et chaque voyageur, du fond de sa
          voiture, se prêta à l’illusion d’aussi bonne volonté qu’on s’y prête à l’Opéra. Rien alors
          ne manquait à l’orgueil ni à la vanité de Catherine, comme femme et comme reine. Pendant
          que son vieux ministère se démenait jour et nuit, inépuisable à lui inventer des surprises
          et des fêtes, son jeune aide de camp Momonoff ne la quittait pas ; le roi Stanislas
          implorait d’elle une entrevue qu’elle lui accordait en courant, et l’empereur Joseph II
          venait en personne lui apporter des complaisances et des hommages. Un jour que M. de Ségur
          était assis vis-à-vis d’elle dans sa voiture, elle lui témoigna le désir d’entendre
          quelques morceaux de poésie légère qu’il avait composés. Enhardi par la familiarité du
          voyage, par la présence de l’aide de camp favori, et surtout par les habitudes
          philosophiques de Catherine, M. de Ségur hasarda un conte galant, un peu léger, toutefois
          décent, qui avait fort bien réussi à Paris auprès du duc de Nivernais, du prince de
          Beauvais, et même de plusieurs dames dont la vertu s’était permis d’y sourire. Mais
          soudain, à la grande surprise du poëte, Catherine changea de visage, et, par une question
          tout à fait hors de propos, déplaça brusquement le sujet de la conversation. Était-ce
          pruderie calculée, affectation de bienséance, caprice de despote ? était-ce qu’un trait
          malin de la pièce avait été au cœur de la femme adultère et homicide ? Malgré ces petits
          inconvénients, auxquels une tactique spirituelle parait sans peine, ou qu’elle réparait du
          moins, le voyage eut beaucoup d’agréments pour M. de Ségur et ses compagnons. Celui de
          tous qui semble lui avoir laissé de plus chers souvenirs est le célèbre prince de Ligne,
          si étonnant par ses saillies, ses impromptus, et les grâces intarissables de ses lettres
          et de sa conversation, L’on devine et l’on sent presque revivre sous la plume de
          M. de Ségur l’attrait de ces causeries brillantes et superficielles dont le seul but était
          de plaire, où l’on parlait de tout sans prétendre rien prouver, où l’on posait tour à
          tour, avec une érudition finement moqueuse ou adulatrice, de la France à l’Attique, de
          l’Angle ferre à Carthage, de l’empire de Cyrus à celui de Catherine. A mesure qu’on
          approchait du terme, la gaieté et la verve redoublaient ; les réminiscences de la
          mythologie et de l’histoire se réveillaient en foule à l’aspect de l’antique Tauride.
          Oreste et Pylade, Diane, Hercule et Mitbridate étaient mêlés avec le sultan, le grand
          visir et les pachas ; et d’un même ton de légèreté ironique, on disait son mot sur le
          rétablissement des républiques grecques, pu sur le bon roi Thoas et la pauvre Iphigénie.
          Le voyage terminé, les affaires et les intrigues diplomatiques recommencèrent. M. de Ségur
          insistait fort auprès du Cabinet de Versailles pour un projet de quadruple alliance entre
          la France, la Russie, l’Espagne et l’Autriche. Ce projet souriait à Catherine, qui
          espérait par là ramener la Turquie à un système pacifique et protéger la Hollande menacée
          par la Prusse et l’Angleterre. Mais le ministère français avait déjà d’autres soins plus
          pressants que ceux de la politique extérieure, et les embarras des finances ne lui
          permettaient pas de s’exposer aux chances d’une nouvelle guerre. Comme pourtant Louis XVI
          était assez porté de lui-même à soutenir par les armes la Hollande, son alliée, contre les
          Anglais et les Prussiens, tout l’art de M. de Brienne, alors principal ministre, se tourna
          à éluder une délibération définitive et à temporiser jusqu’à l’issue des événements. Voici
          donc le stratagème puéril qu’il tenta et qui lui réussit ; c’est à M. de Ségur qu’on en
          doit la révélation piquante :« Le roi, par sympathie de vertu et de bonté, aimait
            personnellement M. de Malesherbes, ministre d’État qu’il venait de rappeler au Conseil.
            M. de Malesherbes, comme la plupart des grands hommes, avait son faible : c’était celui
            de se plaire à raconter les nombreuses anecdotes dont sa riche mémoire était meublée, et
            il faut convenir que personne ne racontait mieux que lui. Il attachait dans ses récits
            par la philosophie de sa raison, par la bonhomie de son caractère, et par la finesse
            doucement maligne de son esprit. Quand il avait une fois commencé, il s’arrêtait
            difficilement, et aucun de ses auditeurs n’était tenté de mettre le signet. »
          
Or, comme à chaque séance du Conseil, M. le maréchal de Ségur soumettait à la
          délibération l’affaire de Hollande et sollicitait une décision prompte, l’archevêque,
          s’emparant adroitement de la parole, trouvait moyen d’interpeller M. de Malesherbes sur
          quelque événement passé, analogue aux circonstances présentes ; et celui-ci, selon son
          usage, commençait à raconter. Vainement les maréchaux de Ségur et de Castries voulaient
          mettre fin à l’épisode. Le roi se plaisait à écouter ; il était tard lorsqu’on engageait
          la discussion, et l’affaire principale était renvoyée à un autre Conseil. On perdit de la
          sorte quatre séances, c’est-à-dire quinze jours, et l’on finissait à peine d’arrêter les
          mesures, lorsqu’on apprit l’invasion du duc de Brunswick, la terreur des Hollandais, la
          défection du prince de Salm, qui les commandait, la prise de leurs villes et l’achèvement
          complet d’une révolution qui livrait cette république au stathouder et à l’Angleterre. Une
          telle politique s’accordait mal avec celle de Catherine. Aussi durant la dernière époque
          de sa mission, M. de Ségur eut-il besoin de tout son esprit pour se maintenir au même
          degré de faveur qu’auparavant. C’est dans son livre qu’il faut suivre en détail les
          finesses de cette conduite diplomatique, aussi habile que décente, et dans laquelle se
          nuancent merveilleusement la flatterie, l’élégance et la dignité. On trouvera aussi une
          galerie variée de portraits originaux que nous ne pouvons qu’indiquer ici ; l’Espagnol
          Miranda, aventurier remuant, qui intriguait alors à Saint-Pétersbourg comme il intrigua
          plus tard en France, et qui fut en Amérique le précurseur de Bolivar ; l’Écossais Paul
          Jones, que l’animosité anglaise poursuivait d’infâmes calomnies jusqu’au milieu de ses
          triomphes sur la mer Noire ; le prince de Nassau, qui cherchait par toute l’Europe des
          périls à courir, des lances à briser, et qui semblait le dernier de ces paladins fabuleux
          rajeunis par Tressan. M. de Ségur a conduit son récit jusqu’au moment de son retour en
          France, où la Révolution était déjà commencée. Espérons qu’il sera bientôt en état de le
          poursuivre, et qu’échappé à une maladie qui menaçait de le ravir aux lettres et aux
          libertés publiques, il trouvera encore de longs jours pour se souvenir et pour raconter,
          Il est du petit nombre de ces hommes qu’on aime toujours à entendre sur les personnages et
          sur les choses d’autrefois ; et, pour lui appliquer à lui-même ce qu’il a dit de
          M. de Malesherbes, quand il cause avec son lecteur, personne n’est tenté de mettre le signet.