Une conversation sur l’influence de la musique
J’ai retrouvé en fouillant mes papiers le souvenir déjà ancien d’une conversation sur la musique, dont quelques parties m’ont paru intéressantes et même dignes d’être placées sous les yeux du public. Mon interlocuteur, un jeune puritain d’humeur tendre et de conscience scrupuleuse, était un ennemi déclaré de cet art enivrant et irrésistible. Contrairement à l’opinion généralement répandue, il voyait dans la musique, telle que l’ont faite le progrès des temps et son exil du sanctuaire, non une médiatrice entre le monde terrestre et le monde idéal, mais le plus formidable instrument de destruction morale qui eût jamais été inventé. Son imagination, ingénieusement sombre, avait même trouvé une explication singulière de la frénésie musicale de nos contemporains et de leur ardeur à répondre aux sollicitations qui leur sont faites chaque jour au nom du dieu, ou plutôt pour conserver à son langage toute sa couleur mystique et puritaine, au nom du démon de l’harmonie. D’après lui, Satan, instruit par une longue expérience et de nombreux déboires, avait été amené à reconnaître deux vérités essentielles qu’il avait ignorées jusqu’à une époque très récente, ignorance qui plus d’une fois avait fait échouer les trames les plus fortement ourdies et les stratagèmes les mieux combinés de sa diplomatie. La première de ces deux vérités, c’est que les hommes avaient peur de lui lorsqu’il se présentait devant eux sous sa vraie figure et qu’il déclinait son nom et ses qualités. Alors, comme ils savaient à qui ils avaient affaire, ils se tenaient sur la réserve et ne lui accordaient que peu de chose. Généralement, il lui fallait s’en retourner avec des promesses fort vagues et des gages peu sûrs de fidélité, par exemple le blasphème d’un fou ou le cri de détresse d’un cœur malade. Ajoutez encore que la plupart du temps sa présence agissait comme un réactif tout-puissant ; il paraissait, et le fou qui avait proféré le blasphème évocateur éprouvait une telle secousse, qu’il en était rendu à la raison ; il parlait, et le cœur malade qui avait crié vers lui dans sa détresse sentait ses cicatrices se fermer subitement et reprenait confiance en sa force. La seconde vérité que l’expérience lui avait enseignée, c’est que les hommes hésitaient beaucoup à vendre leur âme en bloc et qu’ils reculaient devant les marchés trop absolus. Tout ou rien n’était décidément pas leur devise. Il leur proposait un marché franc, loyal, sans réticence et sans arrière-pensée : la propriété éternelle d’une âme en échange de la possession temporaire de quelques-uns des biens de la terre. Ils épiloguaient, rusaient, équivoquaient, disputaient ; ils trouvaient le marché trop dur et les conditions trop onéreuses. Ils auraient bien consenti à vendre un quart, un tiers ou même une moitié de leur âme ; mais leur âme entière, c’était trop. Aussi le renvoyaient-ils la plupart du temps sans rien conclure.
Ainsi donc, il ne gagnait rien à sa loyauté qu’une réputation d’usurier. Il réfléchit beaucoup et arriva à cette conclusion qu’il devait désormais éviter de se montrer en personne et de proposer des marchés trop absolus. « J’inventerai, se dit-il, un art qui remplira ces deux conditions et amènera vers moi ces consciences pusillanimes et récalcitrantes sans les effaroucher ; je leur achèterai leur âme en détail, atome par atome, un jour un peu de leur énergie virile, un autre jour un peu de leur candeur sauvage, un autre jour encore un peu de leur activité pratique et de leur ardeur laborieuse. Leur vie filtrera vers moi lentement, goutte à goutte, comme au travers d’une passoire ou d’un tamis aux pores subtils et invisibles. Puisque ma franchise et ma loyauté leur font peur et leur déplaisent, je saurai leur parler un langage séduisant et les envelopper de faveurs et de guirlandes. Mon nom prononcé suffit pour les guérir de leurs blessures et les arracher à leur folie !… Eh bien, l’art que j’emploierai entretiendra leur folie, la chauffera de rêves ardents, caressera leurs blessures et les arrosera de baumes irritants. Ils trouveront une ivresse dans leurs blasphèmes, et leurs souffrances leur seront une douceur. J’affaiblirai leurs nerfs pour en augmenter la susceptibilité douloureuse ; je les rendrai sensibles aux moindres souffles des vents embrasés de mon royaume, et, triomphe plus rare, ce trésor sacré des larmes qui est caché en eux, par lequel ils révèlent tout ce qu’ils ont de divin, l’humaine sympathie, la bonté, le dévouement, ce trésor qui est la rançon de leur âme, la source où elle se purifie et se rend de nouveau digne de Dieu après s’être rendue digne de moi, j’en prendrai possession. Ces larmes précieuses, qui ne sont faites pour couler qu’aux jours solennels de la vie et sous le coup des émotions pieuses, je les rendrai faciles et vulgaires. À la volonté de mon art magique, elles viendront sous leurs cils pour une sensualité, pour un caprice, pour un désir passager et suspect, moins que cela, pour un trouble sans objet. Ah ! ils refusent la damnation sous la forme d’apoplexie et de mort subite ! je saurai la leur donner sous la forme de névralgies et de rhumatismes. » Telle était l’explication quelque peu sombre que donnait mon jeune puritain de l’origine du goût des contemporains pour la musique et du caractère tout profane qu’a pris dans les temps modernes cet art autrefois réputé le plus divin de tous.
— Je ne puis m’associer, disais-je, à vos anathèmes et à vos sarcasmes, qui ne me prouvent, à tout prendre, qu’une chose : la passion que vous inspire l’art même que vous prétendez haïr. Pour moi, bien loin de voir dans la musique un piège du diable, j’y verrais plutôt un présent de Dieu ; loin d’y voir un instrument de destruction morale, j’y verrais un des plus puissants instruments de civilisation qui ait jamais été à l’œuvre en ce monde. Vos anathèmes, je le sais, ne tombent après tout que sur la forme qu’a revêtue la musique moderne, forme que vous condamnez en la flétrissant des noms de profane et de diabolique ; mais même sous cette forme, que, moins sévère, je me contente d’appeler mondaine, elle n’a pas démérité de son antique origine, et elle accomplit encore, mieux que jamais peut-être, sa divine mission. Oui, quoi que vous en pensiez, même aujourd’hui elle ne recrute pas pour le diable, elle recrute pour Dieu ; elle n’est pas un élément de désordre, mais de bien moral, car elle diminue et affaiblit les deux grands fléaux qui entretiennent l’anarchie dans les sociétés humaines : l’ignorance et l’isolement des âmes.
Tout mal social vient d’une de ces deux causes, ignorance et isolement. Combien les âmes sont séparées les unes des autres, la plupart des hommes ne s’en cloutent guère ; mais, vous et moi, nous le savons. Les âmes humaines s’ignorent les unes les autres et n’ont que de rares occasions de communiquer entre elles. Les cloisons charnelles qui les protègent sont épaisses et sourdes, et les paroles les plus sages et les plus religieuses, les paroles les plus semblables aux vôtres, ô jeune ascète, viennent s’émousser et s’amortir contre ces remparts, comme les boulets les plus meurtriers et les plus rapides contre ces revêtements de terre dont l’art des ingénieurs enveloppe les forteresses. En vérité, on pourrait dire que l’âme humaine passe la moitié de son séjour sur la terre à l’état de mutisme, et l’autre moitié à l’état de surdité. Quand on lui parle, elle n’entend pas, et quand il lui arrive à son tour de parler elle ne rencontre pas de réponse. Dans sa longue surdité, elle contracte les vices de l’indifférence et de l’égoïsme, et dans ses temps de mutisme elle couve le ressentiment, le mépris et la haine. Si rares sont les occasions de sympathie, que l’on compte dans la vie les événements qui favorisent la rencontre fraternelle des âmes et les heures bénies où il leur a été permis de révéler ce qu’elles étaient. Que dis-je ? ces événements font date dans l’histoire des hommes, et ces heures restent indélébilement marquées sur le cadran où les siècles viennent tour à tour se faire inscrire pour être bientôt effacés. Les hommes s’arrêtent stupéfaits devant ces révélations de leur nature, et leur étonnement se traduit par les explosions d’une bruyante admiration dont les générations successives répètent et ravivent l’écho. Quoi ! il était donc vrai que les âmes ne sont pas ennemies les unes des autres ! Il était donc vrai qu’elles ont un désir de se chercher, de se comprendre, de se pénétrer et de s’aimer ! Nous avions traité de fables tout ce qu’on nous avait raconté touchant leur nature et leur fin, et voilà que nous sommes forcés de croire que cela doit être exact, au moins pour quelques-uns d’entre nous ! Mais combien cette surprise que causent aux hommes les actes d’héroïsme, de dévouement et d’amour, témoigne de l’ignorance où ils sont d’eux-mêmes et de l’isolement où ils vivent. Cependant ces brusques secousses ne les réveillent que pour un instant, ils en perdent bientôt le souvenir et se renferment plus que jamais dans leur donjon fortifié, d’où ils défient toute sympathie. Ainsi s’engendrent et se propagent l’ignorance, l’envie, le mépris et la haine ; ainsi surtout s’engendre et se propage la glaciale indifférence qui est à l’âme ce que la paralysie est au corps.
Et puis, même lorsque les âmes se visitent et se recherchent, elles ne se pénètrent qu’imparfaitement, faute d’un langage qui les révèle les unes aux autres. Le langage humain n’exprime d’elles que la partie la plus banale et la plus superficielle, si bien qu’un regard muet et un serrement de main en disent plus long sur leur nature que les discours les plus éloquents et les paroles les plus ornées. Aussi se quittent-elles toujours sans s’être dit jamais ce qu’elles avaient à se dire réellement. Mille obstacles contribuent encore à rendre inintelligible ce langage, déjà si pauvre et si impuissant par lui-même : — l’éducation, le préjugé, la fortune, le génie. Un degré de plus ou de moins dans l’éducation ou le génie, et les hommes ne se comprennent plus. L’artiste, le savant et l’homme des classes supérieures parviennent à dompter cet indocile et incomplet instrument, mais il reste chez le pauvre et l’ignorant à l’état de jargon barbare. Si le pauvre ou l’ignorant a une âme, ce n’est vraiment que pour ses semblables, qui le comprennent à travers les bégaiements et les défaillances de sa langue. La sympathie qui est en lui, ainsi refoulée et comprimée, s’aigrit et s’endurcit, et, tandis que les autres hommes parviennent à se dire à peu près correctement qu’ils ne s’aiment et ne se comprennent que médiocrement, lui, il ne parvient à exprimer ses souffrances, ses embarras et sa haine que par des dissonances et des éclats de voix pareils à ces horribles bêlements par lesquels les muets sollicitent la charité des passants.
Or voilà les miracles qu’accomplit cette magie des sons qu’on appelle la musique. Elle perce ces cloisons charnelles qui éteignent les paroles humaines, elle donne aux âmes un moyen de communiquer entre elles, elle crée un langage dont le plus ignorant et le plus pauvre sentent toute la puissance et toute la douceur. Elle parle, et soudain les âmes qui l’écoutent gémissent de leur isolement, frémissent de tendresse et rayonnent de bonheur. Considérez une foule en proie à l’émotion d’une grande œuvre musicale. Quels larges flots de vie morale circulent, impalpables et lumineux, à travers la salle ! Quels vifs et pénétrants courants d’air psychique, si j’ose m’exprimer ainsi, passent sur tous ces fronts inclinés, sur toutes ces têtes absorbées par le rêve ! Quelle atmosphère mystique a été soudainement créée ! Les âmes atteintes par les traits de cette lumière sonore sont montées des profondeurs de l’être où elles se renferment. Elles, tout à l’heure si bien cachées, les voilà visibles. Elles regardent à travers les fenêtres des yeux et se jouent à fleur de lèvres. Ainsi l’on voit les dauphins, à l’approche des orages, jouer sur les flots profonds ; ainsi les oiseaux, lorsque paraît la lumière ou lorsque le soleil se couche dans les nuages embrasés de sa splendeur, entonnent leurs hymnes de bonheur, de reconnaissance et d’amour. Habitantes de l’océan infini de l’être, comme les dauphins sont habitants de l’océan terrestre, enfants de la lumière morale, comme les oiseaux sont enfants de la lumière matérielle, les âmes sortent et se montrent aux accents de la musique, car elles reconnaissent le langage que le corps ne leur permet pas de parler, les désirs qu’elles ne savaient comment exprimer, les vœux qu’elles ne savaient comment faire parvenir, les regrets d’une existence plus noble et meilleure que celle que leur ont faite les conditions de la terre. Qui pourrait dire combien de sentiments héroïques se sont allumés ainsi dans des âmes qui ne les auraient jamais connus, combien de vertus, dont le germe se desséchait inutile, se sont entrouvertes sous la fraîche influence de cette rosée de l’harmonie, combien de haines ont été amorties et de dévouements inspirés ! Un instant plus tôt, ces âmes ne songeaient pas qu’elles pussent jamais être autres qu’elles n’étaient ; elles ne demandaient qu’à persévérer dans leur indifférence ou leur torpeur : le flot des ondes sonores a passé, la voix de l’esprit a parlé, et les voilà changées pour jamais.
Pour moi, je me réjouis lorsque j’entre dans une salle de concert, voire dans la salle plus profane encore de quelqu’une de nos scènes lyriques, et que je vois une vaste foule humaine assemblée pour écouter quelque belle œuvre musicale. Eh quoi ! nous avons mille fois gémi de la lenteur avec laquelle marchent sur la terre le bien, la justice et l’amour ; nous sommes restés rêveurs en considérant combien le monde offre peu d’exemples de belles actions et de grandes vertus ; nous avons reconnu avec un désappointement misanthropique que les nobles modèles étaient si rares qu’on pouvait en faire le compte exact en suivant l’histoire de l’humanité, et nous ne serions pas reconnaissants envers un art qui, parmi ses nombreux privilèges, possède celui de solliciter en foule ces sentiments dont l’apparition est si incertaine et si exceptionnelle dans la réalité ! Tous qui êtes croyant et pieux, vous savez que la prière a des effets indirects qu’il est impossible de calculer et qui dépassent la courte portée de la logique humaine. L’âme qui prie se tente elle-même au bien et se livre en proie à ses bons anges, et plus tard telle action dont elle ne se serait pas crue capable, et qu’elle s’étonne d’avoir accomplie, a son origine dans cette prière, oubliée peut-être depuis longtemps. La musique n’a-t-elle pas précisément le même genre d’influence que la prière ? Sans doute la musique ne frappe pas comme un coup de foudre, elle n’inspire pas une détermination soudaine, elle n’impose pas un acte héroïque, elle ne dit pas avec l’autorité d’une voix divine : « Sors et sois un autre homme ! » mais elle tente l’âme, la sollicite, l’implore, pour qu’elle se laisse ennoblir, toucher et attendrir. Elle lui demande d’avoir pitié de ses propres dons, de rendre justice à ses propres vertus, de ne pas les traiter comme des servantes et des esclaves, d’être humaine pour ces puissances morales qu’elle laisse enchaînées en elle, et de dénouer un peu les liens charnels dont elles sont enveloppées. L’âme écoute, se sent émue et troublée jusque dans ses profondeurs ; elle obéit rêveuse aux prières des doux esprits du son. Et ce miracle s’opère plus ou moins complètement, non pas sur quelques individus isolés, mais sur des foules entières. Plusieurs milliers de personnes reçoivent à la même heure la visite du même esprit bienfaisant.
Non, jamais les germes du bien ne furent semés avec plus de prodigalité qu’ils ne le sont de nos jours par la musique. Nous ne pouvons pas suivre dans toutes les phases de sa végétation cette semence d’héroïsme et de noblesse ; mais soyez sur que cette végétation existe et grandit chaque jour. Si nos actions pouvaient être analysées comme les corps matériels sont décomposés par la chimie, on reconnaîtrait probablement que la musique moderne entre pour une grande part dans leur formation. La musique est l’air respirable des âmes contemporaines ; elles l’absorbent comme nos poumons respirent l’air, naturellement et pour ainsi dire à leur insu. Qui ne connaît la force de ces influences latentes qui agissent sur nous d’une manière insensible et nous plient doucement à des habitudes contre lesquelles nous songeons d’autant moins à réagir que nous ne sentons pas la main qui nous les impose ? L’éducation, dans ce qu’elle a de durable et de tout à fait invincible, ne se compose guère que d’influences de ce genre. Les leçons imposées par contrainte s’oublient, mais le pli que ces influences doucement agissantes ont imprimé à l’âme ne s’efface jamais. Ce n’est pas indifféremment que l’œil d’un enfant contemple dès ses premiers jours de belles et nobles images, et c’est ainsi qu’on a judicieusement expliqué l’aptitude naturelle des Italiens à saisir la beauté pittoresque. De toutes les influences insensibles, quoique souveraines, qui agissent sur nous aujourd’hui, la plus considérable et la plus morale est à coup sûr la musique. Quelle autre influence pourriez-vous citer après celle-là ? Une seule peut-être, celle de l’industrie et des spectacles qu’elle présente à chaque pas dans nos villes modernes. Cette dernière est plus visible, et on peut en suivre avec moins d’efforts les résultats. Elle s’impose à notre vie de chaque jour, change peu à peu les dispositions de nos demeures, modifie nos habitudes. La musique est, à notre vie morale, ce que l’industrie est à notre vie matérielle.
Nos mœurs, nos actions, nos vices et nos vertus ont donc en eux un élément musical que nous ne soupçonnons pas et qui agit dans nos âmes comme le fer et le sel agissent dans l’économie de nos corps. Le poète Henri Heine cherchait naguère combien de quintaux de gloire appartenaient à Racine dans le bronze de la place Vendôme ; c’est-à-dire quelle part lui revenait dans les victoires de la République et de l’Empire. L’idée a semblé étrange et paradoxale à plusieurs ; elle n’était que judicieuse. Qui pourrait dire pareillement quelle part appartient aux grandes œuvres musicales modernes dans nos victoires les plus récentes, et dans cette allégresse guerrière, cette insouciance de la mort et cette facilité au dévouement qui ont frappé tous les yeux dans nos dernières campagnes ?
Ce qui est certain, c’est que les œuvres de la musique moderne sont encore plus familières à nos contemporains que les œuvres de Racine et de Corneille ne l’étaient à nos pères. Nos jeunes officiers savent peut-être moins bien que leurs pères les tirades des tragédies▶ françaises, mais il n’en est aucun qui ne sache par cœur les cavatines de Rossini. Les plus ignorants de nos soldats, ceux même qui ne sont jamais entrés dans un théâtre lyrique et dans une salle de concert, ont été visités à leur insu par le dieu du son. Comme le philosophe Jacques du Comme il vous plaira de Shakespeare, ils ont aspiré toute la gaieté et toute la mélancolie des chansons des musiciens modernes. Elles sont venues les chercher sur le seuil de leurs misérables tavernes, à la manœuvre, au coin des carrefours, au fond de leurs casernes, et elles ont passé sur eux comme la caresse d’un esprit invisible. Leur âme en est restée songeuse et un peu triste ; cela se voit à leur physionomie douce, modeste et résignée, fort différente de la physionomie tapageuse de l’ancien soldat français. Aussi reconnaît-on dans leur courage une influence toute nouvelle et que l’humanité antérieure n’avait jamais connue. Cet héroïsme nouveau, qui est encore à son début et qui s’est révélé avec toute la fraîcheur de l’aube, ne s’est plus présenté comme le résultat d’un effort volontaire, comme une énergie désespérée ou une froide et majestueuse détermination, mais comme un mouvement naturel de l’âme. L’héroïsme jusqu’à une époque très récente a participé du caractère des arts qui étaient familiers à l’humanité ; il avait en lui quelque chose de plastique et de pittoresque. L’homme se raidissait dans une attitude sculpturale et pénible, résultat d’un effort d’esprit et d’une détermination douloureuse. Il ne savait pas non plus, dirait-on, mourir tous les jours et à toutes les heures ; il semblait choisir son heure et son moment, et il aimait à tomber en belle et pleine lumière. Rien de pareil dans l’héroïsme de nos soldats tel que l’ont montré ces dernières campagnes : nulle raideur, nulle tension, nuls combats visibles de la volonté ; rien qu’un instinct léger, facile, ailé en quelque sorte, rapide et doux comme une onde sonore. Nos soldats ont rendu leur vie à Dieu comme un son meurt dans l’air ou comme un parfum s’évapore. Voilà le courage moderne, celui qui est destiné à prévaloir et à effacer l’ancien courage, qui ne s’obtenait que par l’effort laborieux de la volonté et par une sorte de violence faite à la nature. Mon cœur a vraiment bondi en reconnaissant que les jours approchaient où l’héroïsme sera aussi facile à l’âme de l’homme que le sourire est facile au visage de l’enfant1.
Mais le courage n’est après tout qu’une de nos vertus. Si nous prenions successivement toutes les autres, nous y trouverions, je crois, le même élément musical. J’ai maintes fois entendu regretter par les personnes pieuses d’une autre communion que la vôtre la disparition des vertus monastiques : l’humilité, la douceur, la résignation, la patience, l’oubli de soi, le détachement des choses de ce monde. Toutes ces fleurs de la solitude religieuse se sont desséchées à jamais sur la terre, disaient-elles, et y ont été remplacées par les plantes vivaces de l’orgueil, de la révolte, de l’esprit de domination, de l’âpreté à la conquête des biens matériels. Moi-même j’ai partagé très longtemps cette opinion. Non, ces anciennes vertus ne sont pas mortes, et, si elles étaient menacées, l’influence de la musique suffirait pour les sauver. Une fois à Naples, on fut embarrassé de savoir comment on s’y prendrait pour obtenir un meilleur éclairage de nuit, sans qu’il en coûtât plus cher à l’État. Multipliez les madones, dit un prêtre sagace qui se trouvait présent à la délibération. Je serais de même tenté de dire, lorsque j’entends regretter la disparition des antiques vertus monastiques : Multipliez les concerts, et puis laissez agir l’influence des sons. Je ne répéterai pas la vieille phrase si connue, que la musique enlève l’homme à la terre ; elle fait mieux : par les désirs qu’elle lui inspire, elle lui rend peu à peu tous les plaisirs insipides ; par les rêveries dont elle l’enivre, elle lui rend peu à peu toutes les réalités misérables. Elle déplace et recule sans cesse l’idéal de l’homme ; elle accroît à l’infini ses exigences morales, si bien que le bonheur lui devient impossible dans les conditions qui lui sont faites ici-bas. Le seul bonheur possible, ce serait la possession ou la conquête de l’être ou de l’objet qui entretiendrait éternellement l’âme dans l’état momentané que la musique lui fait traverser. Cet être et cet objet ne se peuvent rencontrer. Rien sur la terre n’est capable de nous donner cette plénitude de bonheur, ni même cette profondeur de souffrance. Nos joies ne sont pas assez radieuses, ni nos douleurs assez cruelles, pour entrer en comparaison avec les joies et les douleurs que la musique nous fait rêver, de sorte que, ne pouvant espérer d’être heureux, nous n’avons pas même la consolation de souffrir fortement. Dans ce dégoût de toutes choses, dans cette certitude que rien ne peut réaliser ce bien idéal que la musique évoque, fait pressentir ou désirer, l’homme réapprend à son insu et par une méthode indirecte ces vertus monastiques si regrettées de quelques-uns : l’oubli de soi, l’indifférence aux choses de ce monde, l’insouciance du sort qui l’attend ou du malheur qui le guette. Quel que soit l’éclair de joie qui traversera son âme, il se dira : J’ai entrevu des joies plus radieuses dans les mélodies de Rossini ; quelle que soit la douceur qui l’enivre, il se souviendra qu’il en a ressenti une plus grande encore dans les mélodies de Mozart ; quelles que soient les douleurs qu’il éprouvera, il se dira qu’elles ne sont rien à côté des douleurs vers lesquelles a été portée son âme par les symphonies de Beethoven. Un flot de mélancolie, jaillissant soudain, viendra troubler de son eau amère chacun des sentiments qu’il éprouvera ; il restera triste en face de ses joies les plus désirées, sans qu’il puisse dire pourquoi. Une tristesse sans cause précise sera en lui comme l’once d’amertume dans la livre de douceurs dont parle l’Écriture, comme la tête de mort que les ascètes plaçaient sur leur prie-Dieu et les épicuriens à la table de leurs banquets. Il se demandera peut-être d’où lui vient cette tristesse, sans se rappeler qu’il l’a contractée à l’audition de telle œuvre musicale qui l’a plongé dans une rêverie dont il subit encore le charme.
Mais quelle profane méthode de revenir aux vertus oubliées ! direz-vous peut-être… Ne soyez pas trop sévère, et rappelez-vous que ce fut par une méthode analogue que le christianisme appela à lui les âmes de l’ancien monde. Ces mêmes âmes étant devenues indifférentes à toute chose terrestre, elles s’attachèrent à Dieu de toute l’énergie de leur faiblesse et de leur lassitude, et se portèrent vers les espérances célestes avec tout l’appétit que leur laissait leur satiété des joies du monde. La musique nous rend donc, par des moyens moins coupables et plus conformes à la fin divine que nous devons poursuivre, le même service que la satiété des plaisirs rendit aux âmes romaines. Elle nous dégoûte des voluptés en nous épargnant la fange qui les souille et nous détache de nous-mêmes sans qu’il en coûte trop de larmes à notre orgueil et à notre amour de la vie.
— Votre plaidoyer est partial, me répondit avec une froide grimace mon sévère ami ; vraiment il ne soutient pas l’examen. Vous parlez de l’influence bienfaisante de la musique ; mais, si l’on vous demande d’en montrer les résultats nets et précis, vous êtes réduit à répondre par des hypothèses et des suppositions. Le bien qu’elle produit est hypothétique et vague, mais le mal qu’elle engendre est réel et visible. On ne voit pas germer ces semences de vertus qu’elle dépose, selon vous, dans les âmes ; mais il n’en est pas ainsi des semences de mal qu’elle y lance à profusion : celles-là, on les voit parfaitement croître et grandir. Vous dites que la musique implore l’âme et l’attendrit à l’égal de la prière ; dites plutôt qu’elle la flatte et l’amollit à l’égal de la tentation. Oui, sans doute, la musique implore l’âme, si le nom de prière doit être employé pour exprimer le manège artificieux et compliqué par lequel le séducteur demande à l’être désiré de se laisser séduire. Comme au séducteur, toutes les armes lui sont bonnes, le sourire, la colère ou les larmes ; là où le sourire n’a pas réussi, les larmes réussiront peut-être. Je pourrais facilement tracer un tableau des effets de la musique aussi lamentable que le vôtre est consolant. L’âme humaine vit isolée et ignorante, sous l’abri des forteresses de la chair et des obstacles de toute nature qu’elle rencontre, cela est vrai ; mais pensez-vous que ces forteresses et ces obstacles aient été élevés sans raison ? Qui sait s’ils ne sont pas le préservatif de sa dignité et de ses vertus ? Ce serait une erreur que de considérer l’âme de l’homme comme douée d’une santé robuste et capable de résister aux chocs du dehors ; elle est au contraire singulièrement faible et corruptible. Il ne lui vaut rien de sortir d’elle-même, et le moindre mal qui puisse lui en advenir, c’est de perdre sa candeur en perdant sa sauvagerie, et sa véracité en perdant sa timidité. Je me représenterais volontiers l’âme sous la forme d’un papillon singulièrement frêle et diaphane, aux ailes ornées de couleurs éclatantes, mais facilement ternies, et c’est ce papillon que la cruelle volupté des sons vient atteindre et froisser en nous. La mélodie le pénètre comme une aiguille d’acier, l’asphyxie sous les parfums qu’il aime à respirer, et l’aveugle dans la lumière où il se plaît à jouer. La musique lui inflige donc une sorte de martyre voluptueux, d’autant plus immoral qu’il est accepté avec bonheur. Loin d’ennoblir et de fortifier l’âme, la musique l’énerve, l’affaiblit, comme une volupté imprudemment répétée affaiblit le corps. Elle fait plus, elle la souille, car, atteignant notre être physique et moral jusque dans ses dernières profondeurs, elle en remue toutes les vases et en fait jaillir autour d’elle toutes les bourbes. Notre âme reçoit pour ainsi dire toutes les éclaboussures de la chair mise en fermentation par la musique. C’est cette fermentation charnelle qui nous donne le change sur la valeur morale de cet art néfaste. Parce que toutes les sources de notre vie sont troublées, nous nous croyons plus nobles et meilleurs ; parce que toutes les puissances de notre chair sont soulevées, nous nous croyons plus purs. Nous croyons notre âme plus délivrée du corps au moment même où elle en est plus captive. Voilà l’illusion vraiment infernale que produit la musique.
Lorsqu’Asmodée fut délivré de sa prison de verre par l’étudiant don Cléophas Zambullo, il lui fit contempler en récompense le plus amusant et le plus triste des spectacles. Il enleva sous ses yeux les toitures des maisons de Madrid et lui montra la vie humaine dans tout son cynisme et dans toute sa laideur. J’ai rêvé fort souvent un autre spectacle bien plus curieux et plus émouvant, bien moins vulgaire surtout que celui-là. Ah ! si quelque ange tout-puissant pouvait ouvrir tous ces crânes et montrer à nu la fermentation à laquelle ces cerveaux sont en proie ! ai-je pensé maintes fois en écoutant quelqu’une des œuvres de la musique moderne. Voilà qui trancherait à jamais la question de savoir si la musique est un art corrupteur ou un art moralisateur, pour employer le langage du jour. Nous verrions de quelle nature sont les rêves que font toutes ces âmes et vers quels objets est tendue la puissance de leurs désirs. Quel curieux spectacle, plein de brillante et équivoque poésie ! La vraie musique nous paraîtrait celle que rendent toutes ces âmes mises en mouvement par l’orchestre, plus absorbées par leurs fantaisies que des buveurs d’opium, plus agitées de frénésies passionnées que des derviches tourneurs. Voyez plutôt. Celle-ci s’est comme enivrée des sons ; d’abord elle a bu avec avidité la capiteuse liqueur de l’harmonie ; mais, au bout de quelques minutes, elle a senti la volonté lui échapper et n’a plus eu la force de conduire ses rêves. Elle s’est affaissée sur elle-même, et maintenant elle dort d’un sommeil lourd et profond. De temps à autre, elle se retourne avec effort, fait un mouvement et laisse échapper quelques rêveries incohérentes, pareilles aux paroles entrecoupées du sommeil. Celle-là est en proie au repentir, à un repentir qui n’a rien de divin, je vous assure, et qui ne lui ouvrira pas les portes du ciel. Elle se repent des voluptés qu’elle a laissées fuir, des tentations qu’elle a repoussées, des désirs qu’elle a comprimés. Elle regrette ces dangers auxquels elle a échappé et pense avec amertume qu’ils ne reviendront sans doute jamais plus. La voilà triste comme un ange de lumière qui, après la déroute finale de Lucifer, aurait regretté de ne pas s’être joint à la grande révolte. Cette autre palpite comme une lumière près de s’éteindre ; sa flamme grandit par moments et s’élance en jets rapides et éclatants, puis elle baisse soudain et rampe en s’étendant comme pour chercher l’aliment qui lui manque. Ces palpitations sont les angoisses du dernier combat que cette âme se livre à elle-même. La musique l’a privée de ses dernières énergies ; vienne maintenant la tentation, elle la trouvera sans résistance. À cette autre encore qui paraît en proie à un étonnement mêlé d’inquiétude, les esprits du son viennent de jeter, comme les sorcières à Macbeth, des paroles fatidiques, et elle sent germer en elle des désirs qui lui étaient inconnus. Je vous fais grâce de toutes les imaginations bizarres, saugrenues ou meurtrières, qui traversent, comme des éclairs précurseurs de la folie, toutes ces têtes livrées par la musique au démon du rêve. Vous demandiez combien d’hommes doivent sortir d’une salle de concert enflammés de pensées généreuses qu’ils n’auraient jamais connues, combien avaient été conquis au bien moral par la puissance de l’harmonie… Je retourne votre question et je vous demande à mon tour : Savez-vous le nombre de ceux qui étaient entrés avec une âme pure et qui sont sortis préparés et mûrs pour le péché ! Plus d’un qui était heureux s’en est retourné le cœur gros d’angoisses ; ceux qui avaient besoin d’oublier se sont souvenus et ont senti se rouvrir leurs blessures ; ceux qui avaient besoin de se souvenir au contraire ont bu l’eau du Léthé et se sont endormis dans un coupable oubli.
Certains philosophes ont déclamé plus ou moins éloquemment contre l’influence corruptrice des arts. Je ne saurais approuver leurs déclamations, mais je les déclare vraies et fondées en ce qui concerne la musique. La musique est le seul des beaux-arts qui soit vraiment corrupteur, et le seul aussi qui soit corrupteur impunément. Aucun autre ne possède cet équivoque privilège que possède la musique de pouvoir faire naître en même temps des pensées nobles et des pensées malsaines. L’architecture n’inspire à l’esprit que des idées de grandeur, de noblesse, d’austérité majestueuse. Les nudités de la sculpture laissent une impression grave, sérieuse et chaste. La peinture donne à l’âme les fêtes les plus royales et la convie aux spectacles les plus propres à lui faire admirer Dieu visible dans ses œuvres. Quelquefois cependant, il s’est rencontré que l’artiste, abusant des facilités que lui fournissaient la sculpture et la peinture, s’est adressé aux dépravations des sens et aux curiosités de l’imagination ; mais une statue et un dessin impudiques ne trompent personne et disent nettement ce qu’ils veulent dire. La peinture et la sculpture sont des arts francs, loyaux, sincères, qui préviennent des corruptions qu’ils flattent. Ceux qu’une peinture ou une sculpture libertine amorce et séduit sont corrompus à bon escient et ne peuvent condamner qu’eux-mêmes. Il n’en est pas ainsi de la musique, art dissimulé, subtil, hypocrite, et que j’appellerais volontiers jésuitique. On ne sait jamais au juste ce qu’elle veut dire, et les significations de son langage sont aussi multiples que les rêveries qu’il fait naître. Selon le mot admirable d’un poète contemporain, la langue de la musique est la seule qui permette à la pensée de garder ses voiles ; mais je tournerai en reproche cette belle expression que le poète appliquait en éloge. Protégée par ces voiles, la musique dit tout avec une impudeur sans franchise. Je connais telle phrase musicale qui ferait monter la rougeur au front et qui enflammerait les yeux d’indignation, s’il était possible de traduire dans cet honnête langage humain dont vous accusiez tout à l’heure la pauvreté les pensées qu’elle renferme. La musique peut donc tout dire avec impunité, car elle brave la traduction. Il n’y a dans aucune langue parlée d’équivalents pour les expressions de la langue des sons, et ceux qui essayent de traduire cet idiome occulte sont contraints de recourir à la méthode, aujourd’hui condamnée, des périphrases démesurément allongées et des développements parasites. Je me trompe ; il y a une langue qui correspond à la langue des sons : c’est la langue obscure et puissante que parle le corps, cet admirable instrument, divinement organisé pour l’épreuve en même temps que pour l’appui de l’âme, cette langue dont les mots sont des sensations et dont les phrases sont des voluptés et des souffrances. Si vous voulez trouver des équivalents pour la langue des sons, cherchez dans les magasins de la mémoire, et tâchez de retrouver et de ressusciter les vieilles sensations oubliées et les voluptés défuntes ; priez vos nerfs de répéter certains tressaillements d’une énergie si soudaine et d’une vivacité si exceptionnelle, qu’ils en ont gardé le souvenir ; priez vos artères de recommencer les battements de joyeux effroi par lesquels ils ont salué un certain jour une apparition désirée ; priez votre chair de frissonner et de se fondre comme elle a frissonné et s’est fondue en telle occasion voluptueuse. S’il était possible de rendre visibles et intelligibles aux yeux et d’ajouter les unes aux autres toutes les fines nuances de nos sensations, on aurait la seule traduction véritable des œuvres musicales, car ce n’est ni par des pensées ni même par des images qu’on peut espérer d’interpréter le langage des sons. La nature de telle traduction peut vous renseigner sur la nature de l’idiome original.
Je ne nie pas que la musique n’inspire des sentiments très nobles, très purs et très élevés ; mais lorsqu’elle les inspire, c’est par accident, et il n’y avait pas de raison pour qu’elle n’inspirât pas les sentiments tout contraires, car, loin de nous arracher à nos préoccupations momentanées, à nos dispositions physiques et morales, elle nous y enfonce au contraire. Elle reste indifférente entre le bien et le mal ; toutes les manifestations de la vie lui sont bonnes, et elle s’inquiète peu de distinguer entre elles. Avez-vous une disposition momentanée à être généreux, elle vous confirmera dans votre disposition, en même temps qu’elle flattera chez votre voisin les inclinations voluptueuses auxquelles il ne demande pas mieux que de se laisser aller pour le quart d’heure. Elle conseille le vice, la vertu, la passion, le devoir à la même minute, par la même phrase, dans la même onde sonore. Cette confusion de tous les sentiments, cette impartialité pour toutes les manifestations de la vie, quelles qu’elles soient, me révoltent et me
scandalisent. La musique est bien l’art qui convenait à une époque dont la principale philosophie n’a voulu voir dans le mal qu’une forme inférieure du bien, et dans nos vices que des vertus à leur plus bas degré de développement. Pour moi qui suis et resterai un dualiste déterminé, je ne puis aimer un art si complaisant, qui m’expose à rencontrer et à éprouver les sentiments justement contraires à ceux que je cherchais. Rien ne me paraît choquant comme d’entendre une parole légère et voluptueuse sortir de lèvres d’où je croyais que devaient tomber seulement des paroles de sagesse, et je suis presque scandalisé de rencontrer une exhortation à la vertu là où j’allais chercher une flatterie pour mes vices. Je sais que ce mélange de sentiments contraires, qui m’est odieux, ne déplaît pas à mes contemporains ; mais je persiste dans mon opinion, fussé-je seul à la partager. « Y a-t-il encore des manichéens ? dit Candide. — Il y a moi »
, dit Martin.
Et puis vous dirai-je ma pensée tout entière ? La musique me semble un art dépravant même dans ce qu’elle a de noble et d’élevé. Elle raffine et exalte la sensibilité, et c’est pourquoi je la hais ; elle attendrit et adoucit, et c’est pourquoi je la méprise. Ce fameux mot d’idéal, par lequel on a coutume de justifier les rêveries où elle vous plonge, me paraît un mot vide de sens, plus décevant que ne le furent jamais la fontaine de Jouvence, la pierre philosophale et l’élixir de longue vie. Si la sagesse consiste à tenir en équilibre la nature humaine et à l’empêcher de trop fortement pencher d’un seul côté, il serait prudent aux gouvernements de notre époque d’interdire pendant un demi-siècle, et peut-être davantage, toute exécution d’une œuvre musicale quelconque. Ce n’est pas de sensibilité que nous manquons, car après tout chacun de nous en possède plus qu’il n’en aurait fallu pour rendre malheureux dix hommes des générations précédentes ; c’est d’énergie et de volonté. Nous n’avons pas besoin de stimulants, mais de cordiaux et de toniques. Nos cœurs ne demandent pas à être surexcités et peuvent se contenter des sentiments qu’ils possèdent ; mais nos caractères auraient beaucoup à faire pour être aussi énergiques et aussi résolus que nos cœurs sont humains et doux. Pas plus que vous je ne suis aveugle aux grandes qualités qui distinguent nos contemporains : jamais les mœurs générales n’ont été, je crois, plus faciles et plus aimables, jamais l’humaine pitié n’a montré plus de promptitude et d’élan, jamais les âmes n’ont été chatouillées d’un tel divin frisson de sympathie ; mais, par un contraste étrange, jamais on ne vit plus de timidité, de pusillanimité et de faiblesse. Il manque à toutes nos qualités ce sel que donnent la fermeté et la véracité. Notre sensibilité, qui s’irrite si aisément, s’effarouche plus aisément encore. Une ombre l’intimide, un souffle la glace, une vaine imagination la paralyse et la tarit. Nous marchons à travers notre société comme dans une chambre de malade, sur la pointe du pied, silencieux comme des ombres, ou chuchotant à voix basse des paroles qui s’arrêtent à demi dans notre gosier, comme si elles avaient envie de demander s’il est bien prudent à elles de s’envoler. Il semble que la voix humaine soit en train de changer de nature, et que désormais elle se propose de rivaliser avec les murmures des esprits. La vérité prononcée à haute voix nous paraît dangereuse : nous demandons qu’on nous la fasse comprendre par signe télégraphique et par manège muet. Nous ne sommes courageux et vertueux que négativement pour ainsi dire ; nous nous abstenons du mal plus volontiers que nous ne faisons le bien. À cette timidité morale, joignez une fébrilité physique et une inquiétude sans égales jusqu’ici. L’homme moderne s’agite sans cesse, comme s’il était piqué d’un taon invisible. Le repos et le loisir lui sont inconnus, et cependant il est plus agité qu’actif et plus affairé que diligent. Et ce sont ces générations aux nerfs délicats et affaiblis que vous soumettez aux voluptés répétées de la musique !
Oui, la musique devrait être proscrite, non seulement comme un fléau moral, mais comme un art contraire à l’hygiène qui convient au tempérament des hommes modernes. Chaque époque a son tempérament comme elle a son génie, et devrait régler en conséquence son hygiène physique et morale sur les exigences de ce tempérament. Ah ! si nous possédions encore l’heureux tempérament sanguin de nos pères, je serais sans doute moins sévère. La musique n’est pas un danger pour les gens sanguins, et elle peut être même pour eux un moyen de perfectionnement
moral. C’est un utile stimulant pour mettre en mouvement leurs lourds esprits animaux, pour secouer leur âme opaque et même pour la faire repentir des joies grossières et bruyantes auxquelles elle se complaît. J’admettrais donc volontiers que, chez les hommes de ce tempérament trop terrestre, la musique peut être un instrument de salut. Elle peut éveiller en eux l’intuition de sentiments plus nobles que ceux qu’ils éprouvent, le regret d’une autre existence morale que celle qu’ils ont connue. Ces hommes, que leur sang trop chargé de sève pousse au rire bruyant et à la grosse bonne humeur, ils sentiront à leur grand étonnement une larme mouiller leur paupière. C’est pour les gens de tempérament sanguin qu’est bon surtout le
flebile nescio quid
. Or ce tempérament a presque entièrement disparu. Quel besoin nos nerveux contemporains, qui vibrent comme des lyres au moindre souffle, ont-ils d’être émus, attendris et raffinés ? Ils ne sont déjà que trop susceptibles, trop inquiets, trop faciles aux larmes, à l’irritation et à la mélancolie. Admettrez-vous que la musique soit un remède pour les maux dont ils souffrent ? Un psychologue homéopathea pourrait seul soutenir une chose semblable. Non, ce n’est pas un remède qu’ils y cherchent, mais une volupté qui flatte leurs nerfs affaiblis, prédisposés par la maladie à mieux en sentir toutes les douceurs. Vous croyez que le goût de la musique est un symptôme de progrès moral, voyez-y plutôt un signe d’affaissement général des caractères et de relâchement de la fibre
virile. Mieux trempés et de santé morale mieux assise, nos contemporains résisteraient davantage à cet art diabolique et en comprendraient plus difficilement le charme. Les vases poreux sont ceux qui absorbent les liquides avec le plus d’avidité ; les corps maladifs et débiles sont les plus pénétrables aux voluptés : les âmes entamées et affaiblies sont aussi les plus sensibles aux charmes du péché.
Le grand poète Shakespeare a peint sans y songer le spectacle que présentent les âmes de notre époque en proie à leur frénésie musicale dans les vers adorables qui ouvrent si poétiquement sa pièce de Ce que vous voudrez : « Si la musique est l’aliment de l’amour, continuez à jouer ; donnez-m’en à l’excès, donnez-m’en trop, afin que ma passion en ait une indigestion et meure. Cet air, encore cet air ! il avait une telle chute mourante ! Oh ! il a caressé mon oreille comme le doux vent du sud qui souffle sur un champ de violettes, dérobant et donnant des parfums… Assez, pas davantage ! cela n’est plus aussi doux maintenant que tout à l’heure. »
Entendez-vous cette voix doucement énervée ? Si vous savez la comprendre, elle vous expliquera tout le mystère de la musique et l’action qu’elle exerce sur les hommes. De quoi parle le personnage du poète ? Explique-t-il les effets de la musique, ou raconte-t-il les phases successives d’une sensation voluptueuse ? On pourrait s’y tromper, et vraiment on aurait raison de s’y tromper, car il serait impossible, pour exprimer la volupté, d’employer d’autres paroles et d’autres
accents que ceux par lesquels le véridique poète exprime très exactement les effets de la musique.
Vouloir ajouter quelque chose à la sensibilité nerveuse de nos contemporains, c’est vouloir donner de la vaillance à Achille, des infortunes à Job, des doutes à Hamlet et de la mélancolie à Werther. Telle est précisément l’action déraisonnable de la musique, et c’est pourquoi je n’hésite pas à charger cet art dépravant de cet affaiblissement des caractères qu’on peut observer de notre temps. Vous disiez trop justement tout à l’heure que, pour être insensible, l’influence de la musique n’en était pas moins puissante. Vous vous en applaudissiez, et moi je m’en afflige. Ce n’est pas indifféremment en effet qu’on laisse son âme se baigner dans cette mer de sons : une ou deux fois, elle tente l’expérience, et elle en sort toute joyeuse et tout épanouie ; la dixième fois, elle en sort languissante ou affolée. Mettez, mettez hardiment la musique moderne parmi les narcotiques d’importation récente ou d’usage nouveau si chers à nos contemporains, à côté du tabac, de l’opium et du haschisch. Elle n’est que le plus puissant de tous.
— Alors, selon vous, repris-je, la meilleure hygiène morale serait naturellement celle qui consisterait non à attendrir et à adoucir les âmes, mais à les rendre plus dures, moins accessibles à l’émotion, à la douleur et à l’amour, et à les rétablir dans cette antique opacité dont on les a délivrées avec tant de peine. Vous craignez la mollesse plus que la férocité, et vous prisez moins la sensibilité que l’énergie. Je crains à mon tour que votre choix, tout dicté qu’il est par les intentions les plus morales, ne soit un choix déplorable. Je me défie de l’énergie qui n’est pas unie à la sensibilité, je fais plus que m’en défier : je la repousse de toute mon antipathie. L’énergie qui n’est pas doublée de sensibilité me paraît ressembler à la brutalité, de même que la force qui n’est pas doublée de justice me paraît ressembler à l’inhumanité. S’il faut choisir à tout prix, j’aime mieux, je l’avoue, un voluptueux énervé, inquiet, languissant, mais doux et sensible, qu’une brute énergique, inique et sans pitié. S’il est vrai que la musique soit, comme vous le dites, un instrument de l’enfer, eh bien ! j’aime mieux les démons qu’elle nous envoie que ceux qui visitaient l’ancienne humanité ; j’aime mieux Astarté et Asmodée que Moloch et Bélial. Heureusement cette explosion toute moderne de la sensibilité dont vous vous plaignez est un fait non diabolique, mais providentiel et préparé par toute l’histoire de l’humanité. C’est une nouvelle phase dans l’histoire du perfectionnement de cette âme humaine pour laquelle vous tremblez. Au commencement en effet l’âme était, comme un diamant, enveloppée dans une gangue épaisse, opaque et sale ; il a fallu des siècles et des efforts héroïques pour la délivrer de cette ténébreuse prison. Mille lapidaires se sont attaqués tour à tour à cette enveloppe, et à la fin le diamant s’est montré, brillant mais froid, dur, rebelle aux instruments qui le taillaient. Il s’agit maintenant de rendre cette pierre sensible, d’en faire la perle vivante, le diamant qui chante, prie et soupire, le diamant taillé vraiment à l’image de cette eterna margherita que le grand poète de l’Italie contempla au centre des splendeurs célestes. Tout, à notre époque, travaille à cette fin sublime ; mais, parmi les influences qui sont à l’œuvre pour mener à bien cette grande entreprise, il n’en est pas de plus active que cette musique tant incriminée par vous.
Et puis est-il vrai, dites-moi, que l’âme humaine soit devenue si sensible, si irritable et si susceptible qu’il faut craindre pour son énergie ? Parlons pour nous, s’il vous plaît. Vous croyez donc qu’il n’y a plus dans ce monde ni brutalité, ni sauvage orgueil, ni cruauté stupide ? Je vous assure au contraire qu’on trouverait, sans beaucoup chercher, des spectateurs en nombre suffisant pour garnir l’enceinte du plus large des cirques, si l’on avait encore des chrétiens à jeter aux bêtes. Avez-vous compté tous les vices qui se cachent au fond des bouges où vous n’entrerez jamais, toutes les immondes voluptés qui se vautrent dans les antres obscurs de nos cités, toutes les lâchetés qui se méditent à l’abri de l’ombre et du silence ? Ce sont des lâchetés, des vices et des voluptés qui ne doivent rien, croyez-le, à l’influence amollissante de la musique. N’y a-t-il donc ni rixes sanglantes, ni colères bestiales, ni promptitude à l’injure parmi les classes inférieures ? Loin de trouver les âmes de nos contemporains trop molles, je les trouve trop fortes encore pour mon goût. Un peu d’émasculation bien entendue ne me déplairait point. Or quel art est plus propre à produire cette émasculation morale que la musique ? On a institué récemment des concerts populaires de musique classique, et on a constaté, contre l’attente générale, que le peuple prenait goût aux grandes œuvres musicales. C’est là un fait vraiment considérable. Qui peut dire quelle influence l’habitude de si nobles plaisirs aura au bout de quelques générations sur les masses populaires ? J’espère qu’elles y perdront ce qui leur reste encore de brutalité et de féroces instincts. Les mœurs fauves d’autrefois, déjà tant adoucies, disparaîtront, et les faits naguère encore d’occurrence journalière ne seront plus que de monstrueuses exceptions. Les mélodies de Rossini vous paraissent sans nul doute l’apothéose aussi brillante que scandaleuse des sensualités de la chair, mais cependant votre puritanisme est bien forcé d’admettre qu’elles seraient un véritable bienfait social, si elles parvenaient de plus en plus à remplacer les chants obscènes qui déshonorent encore nos carrefours et nos ateliers ! Quel est l’homme qui, ayant pris goût à la douce musique de Mozart, pourrait se complaire désormais dans l’habitude des blasphèmes stupides et persister dans l’usage d’un argot qui fait frémir ? La musique a malheureusement beaucoup à faire pour amener nos mœurs à ce point de raffinement que vous redoutez. Il y a encore dans notre société assez de férocité et de bas instincts à détruire pour retarder indéfiniment l’avènement de cette influence diabolique et malfaisante que vous dénoncez.
Il est possible que la musique soit en si grande faveur parmi nous, parce qu’elle flatte ce tempérament nerveux qui domine dans notre siècle ; mais ne serait-il pas plus vrai encore que sa puissance provient de ce qu’elle est de tous les arts celui qui répond le mieux au génie qui nous est propre ? La musique est par excellence l’art moderne, l’art du xixe siècle. Nous l’aimons, non parce qu’elle nous flatte et nous corrompt, mais parce qu’elle nous raconte à nous-mêmes nos sentiments, nos passions, notre histoire morale tout entière. Les autres arts s’épuisent en imitations stériles ou en innovations plus stériles encore. La peinture et la sculpture, par exemple, que nous disent-elles de la vie qui est en nous ? Rien ou à peu près rien. Elles nous parlent comme à des Grecs de l’excellence de la forme, ou comme aux enfants d’une société vingt fois séculaire de l’excellence et des vertus de la tradition. Elles répètent leurs vieilles leçons sans songer qu’il y a déjà bien longtemps que les hommes ne sont plus familiers avec les nobles nudités du gymnase, avec les combats de lutteurs adolescents et les courses de chars olympiques, sans songer que nous, enfants de ce siècle, nous sommes nés d’hier et ne pouvons demander à la tradition les secrets d’une vie morale qu’elle n’a pas connue. Autre circonstance qui fait de la musique une puissance véritable du xixe siècle ; elle est l’art démocratique par excellence et correspond merveilleusement, providentiellement, pour mieux dire, à l’avènement de la démocratie. La peinture et la sculpture sont des arts essentiellement aristocratiques, qui demandent, pour être compris, une longue familiarité avec tout ce qui est élevé et grand. Les secrets qu’elles contiennent sont refusés au pauvre, à l’ignorant et, pour prendre une expression plus générale, à tous les novices de la vie et de la sagesse. Il leur faut pour public des âmes vieillies, mûres, sérieuses et graves, des âmes qui connaissent les derniers résultats de la vie, car ces arts sont eux-mêmes des résultats de civilisation et de vie morale. Ils confirment l’expérience et la sagesse de ceux qui savent ; ils ne peuvent rien enseigner à celui qui ne sait pas. Au contraire, la musique est une initiatrice. Nul n’a besoin avec elle de longues préparations et d’éducation profonde et sévère, car elle ne demande pas pédantesquement à être comprise, elle ne demande qu’à être sentie et à être aimée. Vous pouvez vous présenter pour écouter ses accents avec une âme toute neuve, sans lien avec le passé, sans parenté avec l’histoire : elle ne vous fera pas rougir de votre ignorance et de votre condition d’orphelin ou de parvenu social, car elle vous parlera un langage que le temps n’a pas contribué à former et qui peut se comprendre sous toutes les latitudes. Les sentiments qu’elle exprime ont toujours la fraîcheur de l’heure présente et semblent s’écouler comme d’une région où les divisions du temps sont inconnues. Il est donc bien naturel que la musique soit si populaire et qu’elle exerce sur les hommes de notre temps une si grande influence. S’en étonner serait presque aussi puéril que de s’étonner de la puissance de la religion ; on peut faire ce rapprochement sans blasphème, car la musique a sur les autres arts précisément la même supériorité que la religion sur les philosophies. Comme la religion, elle est mystérieuse, voilée, disons même occulte ; ses secrets et ses principes sont impénétrables à d’autres yeux qu’à ceux des initiés, et cependant tous les hommes peuvent, sans distinction de caste, de nationalité, de patrie, d’éducation, et même de vertu et de moralité, participer à ses bienfaits. Elle ouvre les sources de la vie morale, comme la religion, sans expliquer comment et pourquoi elle les ouvre, et, pour ennoblir et émouvoir, elle n’a pas besoin de se faire comprendre. Elle nous fait entendre la voix de l’esprit sans nous dire d’où il vient ni où il va. Elle conseille de croire, d’aimer, d’espérer, et soudain ceux qui ne croyaient, n’aimaient ni n’espéraient sont fortifiés et comme gonflés d’une sève divine. Les autres arts font payer d’avance les leçons qu’ils donnent en efforts d’intelligence, en persévérance de travail, en patience, en application soutenue ; mais la musique, comme la religion, prête sans conditions toutes les vertus morales aux cœurs qu’elle visite, ces cœurs fussent-ils même les moins dignes de les recevoir.
Lorsque Dieu eut placé l’homme, créé libre, dans le monde sorti de ses mains, il vit qu’il serait vraiment trop malheureux, s’il restait livré à ses propres efforts, s’il ne devait découvrir et conquérir les destinées qui lui étaient réservées que par ses propres mérites. Alors il reprit son âme, en détacha une partie et la conserva dans son sein pour la lui rendre dans les occasions qu’il marquerait et lui porter de temps à autre des nouvelles du monde idéal. Il voulut qu’il y eût une partie de l’homme qui agît en lui sans participation de sa volonté, qui lui fût une richesse morale où les labeurs de son libre arbitre ne seraient pour rien. C’est ce mystère de la faveur divine que les philosophes expliquent par l’opposition entre les forces spontanées et les forces réfléchies de l’âme. Grâce à cette pitié divine, l’homme est donc visité par des forces qui lui sont inconnues et qui agissent en lui sans son concours. Brusque et soudaine est d’ordinaire l’apparition de ces visiteurs ; ils entrent dans l’âme sans s’annoncer, la remplissent de flammes, de splendeurs et de parfums, la font voyager à leur gré dans les plus merveilleux pays, et lui ouvrent les horizons les plus imprévus. Et tout cela s’accomplit à son insu, sans sa participation, si doucement que la plus légère pensée de lutte ne s’éveille pas même en elle, et si puissamment toutefois que toute résistance serait vaine. De ces visiteurs envoyés par la faveur divine, et qui visitent inégalement tous les hommes, les trois plus puissants sont la religion, l’amour et l’âme de la musique. Heureux, à jamais heureux, quelles que soient les fatigues de son pèlerinage, celui qui a reçu dans sa vie les visites de ces trois puissants esprits ! Malheureux, plus qu’on ne saurait l’exprimer, celui qui n’a connu aucun des trois ! Celui-là n’a d’espérance que dans un quatrième visiteur qui ne manque jamais à aucun homme, il est vrai, et qui est, lui aussi, un bel ange consolateur, au visage sérieux, doux et triste, et que l’on appelle la mort. Loin donc de voir, comme vous, dans la musique un artifice de la diplomatie diabolique, j’y reconnais plutôt un des présents de la pitié divine, un don gratuitement et spontanément accordé pour compenser les privations et les douleurs de la terre, pour suppléer à l’insuffisance de notre libre arbitre à nous conquérir la vie morale.
Types littéraires
I. — Don Quichotte2
On peut dire de la littérature de l’Espagne quelle a partagé exactement les destinées de cette grande monarchie, qui autrefois tint le monde sous la terreur de sa domination, en sorte que cette nation magnanime n’a pas moins souffert dans son âme que dans son corps. Ses sentiments ont sombré comme sa grandeur, ses pensées ont pâli comme sa puissance, ses visions se sont éteintes comme le feu de ses autodafés et le zèle de son fanatisme. Cependant il n’y a pas eu de littérature plus riche, plus variée, plus amusante que la sienne, et il n’y a guère eu d’esprit mieux doué pour la littérature que l’esprit espagnol. L’Espagne a possédé trois génies bien distincts, qui d’ordinaire se trouvent rarement unis ensemble, et dont un seul suffirait à la gloire d’un peuple et à la fortune d’une littérature : le génie mystique, le génie de la réalité et de l’observation, le génie héroïque. Et ces trois génies, elle les a possédés non partiellement, à l’état de mélange et de nuance, mais entiers, complets, et avec tout l’excès de développement qu’ils peuvent atteindre. Les hardiesses et les violences de ses mystiques n’ont jamais été égalées, les peintures que dans d’autres pays on a tracées de la réalité pâlissent devant la franchise et la fougue cyniques de ses romans de mœurs, et la noblesse de ses héros tragiques s’impose avec une fierté, une autorité et un accent dominateur qui n’ont jamais été connus chez les autres peuples. Les provinces de cette littérature sont aussi nombreuses et aussi riches que le furent les provinces de l’ancienne monarchie espagnole ; elle a ses récits picaresques comparables à de joyeuses Flandres, ses caprices et ses fantaisies, ses saynètes et ses comédies de cape et d’épée comparables à un brillant royaume de Naples, son théâtre tragique et religieux comparable à un nouveau monde aux riches mines d’or et d’argent, et enfin sa littérature mystique et sacrée comparable à cette domination religieuse qui fit connaître à Rome même les douleurs de l’asservissement, qui par Ignace de Loyola garrotta l’Église des liens de l’infaillibilité pontificale, et qui un moment plaça le roi Philippe II au-dessus du pape comme chef de la catholicité. Toutes ces richesses ne sont plus que des souvenirs et n’ont pas mieux profité à l’Espagne que les trésors du nouveau monde.
Qu’entendons-nous par là ? Voulons-nous dire qu’elles ont péri matériellement ? Non, mais nous voulons dire qu’elles ne sont jamais entrées dans la circulation générale des richesses de l’humanité. Elles sont restées enfouies en Espagne comme ces trésors de piastres et de ducats qu’avant leur expulsion les Morisques étaient accusés d’enterrer pour appauvrir les chrétiens. Il n’en a passé dans la circulation européenne que quelque menue monnaie, et cependant cette monnaie a été suffisante pour commencer la fortune d’un Corneille et pour fonder l’honnête aisance d’un Lesageb. Toutes ces œuvres si fortes, si énergiques, si originales, sont donc restées inconnues ou ont été oubliées après avoir brillé un instant, si bien inconnues et oubliées qu’un des titres de gloire de Guillaume Schlegel, et non le moins enviable, est d’avoir compris le génie de Calderon et de l’avoir révélé à l’Europe. Sa découverte parut dans son genre aussi surprenante que celle de la littérature sanscrite ou de la langue zend, et lui valut le même honneur. Et cependant il s’agissait d’un poète qui avait vécu en plein xviie siècle et qui était à peine séparé de nos pères par deux générations d’hommes. Mais cette admirable découverte de Schlegel elle-même n’a pas eu tous les résultats qu’on aurait pu en attendre et qu’ont eues d’autres grandes découvertes analogues, celle de Shakespearec par exemple. Le trésor de ces drames héroïques et mystiques n’a pas grossi le patrimoine moral du genre humain. La sublimité du Prince Constant, le fanatisme farouche de la Dévotion à la croix, l’orageux délire du Sorcier merveilleux, la haute et fière mélancolie de la Vie est un songe, ne sont sentis et ne peuvent être sentis que par les critiques, les érudits imaginatifs, les dilettanti qui ont l’instinct de la grandeur, les lecteurs éclairés dont la pensée peut replacer sans efforts de telles œuvres dans leur milieu naturel et ressusciter les flammes de ce foyer d’énergie et de religion dont elles furent la suprême lueur. Nous savons bien qu’en tête des œuvres de tout grand poète il faudrait écrire : terrain consacré, interdit aux profanes ; mais, dans le cas de Calderon, les profanes ne sont rien moins que la masse de l’humanité. Aussi, tandis que les œuvres de Shakespeare gagnent chaque jour plus de lecteurs capables de les comprendre et de les aimer, les œuvres du plus grand poète dramatique de l’Espagne deviennent d’heure en heure plus inaccessibles même à ce public restreint auquel elles s’adressent. Chaque tour de roue du temps, en nous éloignant davantage des hommes pour qui elles furent écrites, les rend plus difficiles à comprendre, si bien qu’on peut prévoir le jour où les inspirations du plus grand homme qu’ait eu l’Espagne après Cervantes ne seront plus que le partage d’une rare élite de privilégiés de l’imagination et de l’enthousiasme.
Cependant, parmi ces richesses qu’elle n’a jamais empruntées qu’un moment, et qu’elle a toujours rendues presque en même temps qu’elle les empruntait, comme un bien qui ne lui appartenait pas et dont elle se sentait scrupule de faire usage, l’humanité a distingué un livre, un seul, dont elle s’est emparée, et qu’elle a cette fois refusé de rendre. — Toutes les autres œuvres, a-t-elle semblé penser, étaient marquées au coin de l’Espagne seule ; mais celui-là était marqué à son coin à elle et lui appartenait légitimement. Ce livre s’appelle Don Quichotte de la Manche, et la popularité durable qu’il s’est acquise est à la fois la gloire et le châtiment du pays qui l’a produit.
Pourquoi en effet les œuvres de la littérature espagnole n’ont-elles jamais pu conserver au-delà d’une génération de lecteurs la faveur dont elles ont joui à plusieurs reprises ? Est-ce parce qu’elles sont trop exclusivement espagnoles, qu’elles nous ramènent trop obstinément à un passé disparu, qu’elles peignent trop partialement un certain homme particulier qui n’a été que d’un temps et d’un pays ? Sans doute ce sont là quelques-unes des causes qui ont contribué à les laisser dans l’ombre. Cependant il y a d’autres littératures qui sont aussi exclusivement nationales que la littérature espagnole et qui n’ont point rencontré les mêmes résistances au dehors, la littérature anglaise par exemple. Les grands poètes anglais, Shakespeare en tête, nous ramènent à une époque historique encore plus éloignée que celle que peint la littérature espagnole et nous présentent un homme particulier encore plus différent de nous s’il est possible. S’il est difficile de se faire Espagnol du xvie et du xviie siècle, il n’est guère moins difficile, ce semble, de se faire Écossais et Scandinave du xie siècle, ou Italien du xiiie , ou Anglais du xive avec Shakespeare. C’est donc dans les différences des sentiments qui animent les deux littératures qu’il faut chercher la raison des différences de leurs fortunes. Une robuste sympathie respire dans la littérature anglaise, quelque nationale et exclusive qu’elle soit. Cet homme du moyen âge que me présente Shakespeare ne m’est ni étranger ni hostile. Il se laisse aborder familièrement, il ne m’étonne ni ne me gêne. Un échange singulier de communications cordiales s’opère entre nous, il me ramène à lui, et, chose étrange, je le ramène à moi. Je découvre qu’il est autre que je ne suis et que pourtant il est le même que je suis. L’homme particulier qui est en lui, sans diminuer son individualité ni effacer son caractère, rejoint aisément l’homme éternel. Je puis vivre, combattre, aimer avec lui, et je n’aurais aucune aversion à le choisir pour mon compagnon, mon maître et mon seigneur. Mais combien sont différents les sentiments qu’inspirent les personnages de la littérature espagnole ! Ces personnages, quels qu’ils soient, depuis les héros jusqu’aux mendiants, repoussent toute familiarité et dédaignent toute sympathie qui ne vient pas de leurs égaux et de leurs proches. Ce sont les aristocrates les plus exclusifs qu’il y ait au monde. Ils ne semblent pas désirer que je les aborde, et je n’ose vraiment les aborder. Je suis contraint de m’avouer avec une certaine timidité humble que je ne suis rattaché à eux par aucun lien, et je me tiens à distance convenable, partagé entre la terreur et le respect. Non seulement ces hommes sont d’une autre époque que moi, mais ils sont d’une autre substance dame. Dans les héros de Shakespeare, je retrouve à la fois l’homme que je suis et l’homme que j’aimerais à être ; mais je n’ai pas la même ressource avec les héros de Calderon. Ils dédaigneraient d’être l’homme que je suis, et je ne puis avoir ni la prétention ni la sottise d’être jamais ce qu’ils sont. Je n’en ai pas la prétention, et même je n’en ai pas le désir. Oh ! que ce noble orgueil doit être un lourd fardeau ! Que cette hautaine susceptibilité doit être un poison corrosif ! Que les flammes de ce fanatisme doivent être dévorantes ! Vraiment, à mesure que je les contemple, je me sens presque pénétrer par le sentiment du bon Sancho Pança après qu’il eut goûté du gouvernement de l’île de Barataria : cette grandeur, cette noblesse, cette passion, loin de m’attirer, m’effrayent, et je m’estime heureux de ne pas les partager.
On sait qu’un vice affreux, la cruauté, a déparé les magnanimes qualités de cette Espagne héroïque du xvie siècle. Oserai-je dire qu’il y a dans sa littérature un vice analogue à celui-là, et qu’elle manqué de cette vertu qui s’appelle l’humanité ? Elle est noble, élevée, chevaleresque jusqu’à la folie, religieuse jusqu’à l’extase, franche jusqu’à la crudité, sincère jusqu’au cynisme ; elle n’est pas humaine, et par là j’entends qu’elle ne possède pas cette fibre que remuent en nous les douleurs et les joies de nos semblables. Les conteurs picaresques tracent des peintures qui font frémir par leur tranquille dureté ; ils secouent les guepilles avec une joie féroce et plaisantent sur la faim avec une bonne humeur qui épouvante. Dans cette canaille pittoresque qui grouille sous leurs yeux, ils ne voient que des haillons bariolés, des grimaces plaisantes, des groupes amusants à décrire. La même sécheresse envahit les mystiques Espagnols ; ils connaissent le nom de la charité, ils ne connaissent pas la chose, et on pourrait dire, en jouant sur les mots, que la charité est plutôt chez eux une vertu théologique que théologale. On me faisait remarquer un jour que sainte Thérèse n’avait à aucun degré l’amour des pauvres, et cette remarque, qui peut paraître étrange, est de la plus parfaite exactitude : cette âme chrétienne qui reçoit les visites du Sauveur semble ignorer l’existence de ceux que l’Église nomme les membres souffrants de Jésus-Christ. Si le zèle religieux des écrivains espagnols ignore la charité, leur passion ignore la tendresse. Dans tous les drames et dans tous les récits où l’amour joue un rôle, on chercherait en vain un de ces mots qui font jaillir la source des larmes. Les âmes sont de feu mais les cœurs semblent de bronze. Les orages de cette passion sont des orages secs et sans eau, tout à fait comparables aux tourbillons des plaines arides et brûlées, si bien que les sentiments de l’homme semblent s’être formés sur le modèle des phénomènes du climat. Un vent embrasé souffle en furieux et vole en soulevant des nuages de sable chaud qui entraînent et engloutissent tout sur leur passage, et, lorsque l’orage a cessé sans qu’une goutte de pluie soit tombée, on aperçoit des cadavres couchés à terre, ou des fous menaçants qui escaladent les rochers, ou des coupables qui fuient à toute bride devant la vengeance, au milieu d’un paysage sec, violent et austère.
Comprenez-vous maintenant pourquoi, par un privilège tout exceptionnel, Don Quichotte jouit d’une popularité universelle, pourquoi l’humanité a séparé ce livre de tous les autres livres de la littérature espagnole, et pourquoi nous avons pu dire qu’il était à la fois la gloire et le châtiment de l’Espagne ? Oh ! qu’on est bien plus à l’aise avec le bon chevalier qu’avec tous les Eusèbe, tous les Cyprien, tous les Sigismond, tous les Fernand de Calderon, et comme on aime mieux la compagnie de son écuyer que celle des Pablo de Ségovie, des Guzman d’Alfarache, des Lazarille de Tormes, des Rinconète et des Cortadillo. Vous pouvez sans crainte vous approcher du bon hidalgo, car il est fier sans morgue, bien appris sans orgueil, et pour peu que vous soyez malheureux, opprimé et souffrant, vous trouverez auprès de lui compassion et appui. Il est fou sans doute et il rêve ; mais il est à remarquer qu’il est fou des choses sur lesquelles l’ordre même du monde est établi, des choses que vous avez invoquées dans vos moments d’infortune comme le droit naturel de tout homme. Plût au ciel que son rêve fût une réalité et qu’il rendit en effet justice aussi bien qu’il se flatte de la rendre ! Tous tant que nous sommes, nous ne désirons pas autre chose que ce qu’il désire, nous n’aimons pas autre chose que ce qu’il aime, et si par hasard nos affections ont d’autres objets, nous nous taisons hypocritement et nous nous gardons bien d’en faire l’aveu. Don Quichotte est donc un des nôtres, c’est un frère en humanité, car nous pouvons pleurer sur lui, et, ce qui est plus cher encore à notre nature et le rapproche davantage encore de nous, nous pouvons rire et nous égayer de lui. Ah ! s’il forçait tyranniquement notre admiration, s’il nous imposait le respect, il nous fatiguerait peut-être ; mais il fournit à notre roture la ressource de nous moquer de lui, et il nous en devient d’autant plus cher. Sa générosité en fait notre champion, nos quolibets en font notre victime. Tout lecteur peut être pour lui, à sa volonté, un malicieux Samson Carrasco ou même un rustre Yangois. Si nous ne pouvons nous élever jusqu’à lui, nous pouvons au moins le rabaisser jusqu’à nous. Il touche donc à l’humanité par tous les points, car l’enthousiasme, l’admiration, la malice et la sottise peuvent également trouver leur compte avec lui.
Ce don Quichotte est cependant très Espagnol, et l’humanité l’a aimé encore à cause de ce titre même. Le chevalier de la Manche résume en effet toutes les qualités qui plaisent à l’humanité dans le caractère espagnol, sans aucun des défauts et des vices qu’elle a condamnés. Il a la vaillance, la fierté, la magnanimité, le désintéressement, une loyauté sans tache, une fidélité à toute épreuve, un honneur aussi intact que l’innocence d’une vierge. Il ignore l’arrogance, la haine, la cruauté ; son esprit est exempt de cette susceptibilité ombrageuse dans laquelle la vanité a trouvé sa forme la plus offensante et les désirs de la vengeance n’ont jamais tourmenté son cœur. Don Quichotte, c’est vraiment l’Espagnol sans reproche comme sans peur. Sa folie ne connaît pas les rêves malséants, et ses chimères, vertueuses comme son âme, sont, parmi toutes les chimères qui hantèrent la forte imagination de l’Espagne, les seules dont nos rêveries aiment encore à se bercer. Don Quichotte est exalté, il n’est pas superstitieux ; il est religieux, il n’est pas fanatique ; il est fou de chevalerie, mais il est exempt de préjugés ; ses visions nagent dans une belle lumière qui, en même temps qu’elle les rend plus distinctes à ses yeux et qu’elle lui fait croire davantage à leur existence, lui montre aussi dans leur plein jour les éternelles réalités qui sont le fondement du monde, la justice et l’amour. Don Quichotte, c’est donc l’Espagne qui est restée chère à l’humanité, celle que nos pères ont admirée et aimée, non celle qu’ils ont combattue et détestée ; c’est l’Espagne sans la fièvre de domination universelle, sans l’esprit de persécution, sans l’Inquisition, sans les bûchers. Ainsi ce don Quichotte ironiquement nommé par Cervantes la fleur des chevaliers errants de la Manche se trouve en réalité la fleur du génie espagnol ; il est le témoin de l’Espagne en face de la postérité, et il combat après sa mort pour son honneur et sa renommée mieux encore qu’il ne combattit de son vivant pour la délivrance des princesses enchantées et la vengeance des opprimés.
Ce livre a tenté la verve imaginative et fertile de M. Gustave Doré, l’heureux illustrateur de Dante, et nous le concevons sans peine. C’est un livre avec lequel tout artiste doit aimer à se mesurer, un livre qui se présente tout naturellement à la pensée comme un thème fécond d’inspirations pittoresques. Tout lecteur de Don Quichotte à qui un crayon obéit docilement doit sentir les doigts lui démanger plus d’une fois à mesure que se déroulent devant son imagination les aventures du chevaleresque hidalgo et de son ingénieux écuyer. Un exemplaire de Don Quichotte possédé par un artiste et dont les marges seraient restées vierges de dessins trahirait chez son propriétaire une étrange langueur d’imagination. On peut lire ou contempler les plus belles choses du monde sans être tenté de les reproduire ou de les interpréter ; mais don Quichotte et Sancho Pança sont plus heureux à cet égard que les plus belles choses du monde, car une sorte de désir irrésistible, et qu’eux seuls, parmi tous les personnages inventés par les grands poètes, ont, je crois, le privilège d’éveiller, excite notre imagination à se représenter matériellement les figures des deux héros de Cervantes. La sympathie railleuse qu’ils nous inspirent met en mouvement à la fois notre enthousiasme et notre sentiment du ridicule, et, du même aiguillon dont elle éveille la verve du peintre, pique la bonne humeur du caricaturiste. Les doigts poussent d’instinct le crayon moitié dans le désir de tracer un portrait fidèle, moitié par envie d’amusement et par obéissance à une pensée de satire. Nous ne sommes donc pas étonné que ce livre sollicite de préférence à tout autre la fantaisie de l’artiste et se présente à lui avec mille promesses d’inspirations pittoresques. Eh bien ! ces promesses sont en partie mensongères, et ce sujet qui semble se prêter si naturellement à l’interprétation cache plusieurs écueils contre lesquels tout illustrateur viendra donner, et que M. Doré n’a pu éviter entièrement.
Un de ces écueils est une inévitable uniformité. Quelles que soient en effet la souplesse et l’habileté de l’artiste, son sujet le ramènera toujours forcément à deux personnages qu’il lui faudra représenter dans des situations à peu près identiques. Le fond principal de ses dessins restera invariablement le même, les accessoires seuls différeront. J’ai dit que don Quichotte et Sancho donnaient irrésistiblement envie de les dessiner ; mais autre chose est de créer leurs portraits une fois pour toutes et autre chose de les suivre d’étape en étape dans leur longue et bizarre odyssée. Don Quichotte et Sancho, dans le roman de Cervantes, sont, on peut dire, presque toujours solitaires, en ce sens qu’ils concentrent sur eux seuls l’attention du lecteur. Ils ne rencontrent jamais leurs semblables qu’en passant, et tout juste le temps nécessaire pour recevoir la volée de coups de bâton obligée à laquelle est condamné don Quichotte en punition de son amour déréglé pour la justice. À quelques exceptions près, tous les personnages du roman ne sont que des comparses avec lesquels Cervantes ne nous donne pas le temps de nouer connaissance ; ils traversent le roman, ils n’y séjournent pas ; ils ne sont là que pour donner à la folie de don Quichotte l’occasion d’éclater et répondre à ses défis par quelques gourmades. Leurs fonctions accomplies, ils disparaissent, et nous n’entendons plus parler d’eux. Le dessinateur éprouvera donc une grande difficulté à éviter la monotonie, s’il s’attache obstinément aux pas des deux héros, et s’il prétend ne laisser passer sans la reproduire aucune de leurs aventures. Ce sera toujours don Quichotte et Sancho cheminant et devisant ensemble, don Quichotte et Sancho rossés et laissés sur place. Il n’y aura guère d’autres différences entre une scène et une autre que les divers paysages au milieu desquels elles se passent et le genre particulier d’étrivières que reçoit don Quichotte ; mais ces différences seront-elles suffisantes pour introduire la variété dans un sujet qui la repousse formellement ? M. Doré me montre don Quichotte et Sancho devisant ou cheminant sur une plaine sèche et nue au milieu des ardeurs du midi, puis le long d’un ruisseau plein d’ombre et de fraîcheur, puis entre des gorges de montagnes escarpées et sauvages. Je vois bien trois paysages différents, mais je ne vois qu’une seule et même action dans ces trois dessins. De même, que don Quichotte soit moulu à coups de poing, rossé à coups de bâton ou assommé à coups de pierres, le résultat de ces mésaventures ne donnera jamais à l’artiste qu’un unique sujet de composition. Quoique le livre de Cervantes soit un chef-d’œuvre, il n’est pas sans défaut, et il est permis de trouver des taches dans ce soleil. Les bastonnades infiniment trop multipliées de don Quichotte finissent par fatiguer le lecteur et par produire sur lui une réelle impression de monotonie. On peut défier qui que ce soit de lire Don Quichotte sans s’y reprendre à plusieurs fois. Comment donc le dessinateur, qui ne peut que nous faire voir don Quichotte et Sancho, échapperait-il au défaut que n’a pu éviter l’écrivain, qui a cependant la ressource non seulement de nous les faire voir, mais de nous les faire entendre ?
À la vérité, on peut dire que le Don Quichotte abonde en épisodes qui permettent à l’artiste de rompre cette monotonie ; l’histoire du captif, la nouvelle du curieux malavisé, le double épisode des amours de Lucinde et de Cardenio, de Dorothée et de Fernand, peuvent fournir des sujets de composition où don Quichotte et Sancho n’auront pas à figurer. Cela est vrai, et M. Doré s’est très habilement servi des ressources que lui offrait la composition décousue et légèrement défectueuse des derniers livres de la première partie de Don Quichotte. Qu’arrive-t-il cependant ? C’est qu’on est tenté de faire au dessinateur exactement le même reproche qu’on fait à l’écrivain, et de lui demander si c’est l’histoire du chevalier de la Manche qu’il illustre, ou un recueil de nouvelles amoureuses et romanesques. Tout à l’heure on se plaignait d’être ramené sans trêve et sans merci à don Quichotte et à Sancho Pança, maintenant on se plaint de ne plus les rencontrer. On cherche quel rapport ces images où sont représentés des hommes en turbans debout au bord de la mer et gesticulant avec passion, des cavaliers qui soutiennent dans leurs bras des dames pâmées d’effroi ou brisées de douleur, ont avec l’histoire de l’ingénieux hidalgo. Il y a mieux : dans les épisodes auxquels don Quichotte n’est mêlé que d’une manière indirecte, comme celui des noces de Gamache, on est désappointé de voir le chevalier figurer au second plan et réduit au rôle de comparse. Ce type est tellement caractérisé que l’imagination a peine à l’écarter, même momentanément, pour regarder agir ou écouter parler d’autres personnages. Cervantes a commis cependant, me dira-t-on, cette impertinence envers son héros. Les derniers livres de la première partie du roman nous entretiennent de tout autres aventures que des aventures de don Quichotte. Oui, Cervantes a commis cette impertinence envers son héros, mais au détriment de son livre. Le lecteur, qui accepte d’abord docilement la compagnie de Cardenio, de don Fernand, de Lucinde et de Dorothée, finit par trouver que ces nobles personnages lui prennent trop de temps et réclame don Quichotte avec impatience. Or le dessinateur qui suit pas à pas le romancier, et qui donne à ces épisodes un peu parasites une aussi grande importance qu’aux autres parties du récit, ne tombe-t-il pas dans la même erreur et dans la même injustice que Cervantes ?
Tels sont les deux écueils entre lesquels devra fatalement naviguer tout illustrateur de Don Quichotte. Si l’artiste ramène trop souvent sous nos yeux don Quichotte et Sancho, il fatiguera notre attention ; s’il écarte un instant les deux héros, aussitôt nous serons étonnés de ne plus les voir. Voilà une difficulté inextricable, à ce qu’il semble ! Peut-être la solution de cette difficulté consisterait-elle à ne pas épuiser le sujet et à ne pas trop multiplier les gravures. De cette façon, le dessinateur, restant libre de choisir tels épisodes qu’il lui plairait, pourrait satisfaire à la fois à ces deux conditions contraires. Peut-être la véritable illustration de Don Quichotte devrait-elle consister en deux portraits fortement conçus et longtemps médités du chevalier de la Manche et de son écuyer, et dans la reproduction de leurs aventures principales. Une dizaine de planches suffiraient à cet objet ; or les dessins, grands ou petits, de M. Doré, sont au nombre d’environ quatre cents. Don Quichotte est un personnage très considérable dans le monde de l’imagination, cela est vrai ; cependant ce nombre de dessins semble hors de proportion avec son importance.
Les observations qui précèdent ne portent que sur la manière dont M. Doré a compris l’interprétation générale de son sujet ; mais nous avons à lui faire une querelle plus particulière. Il a oublié de choisir parmi les représentations diverses que son imagination s’est créées de la personne de don Quichotte. Au lieu d’en prendre une et de s’y tenir, il a fait défiler la galerie entière des fantômes de sa rêverie. Son don Quichotte manque d’unité et d’identité : il varie d’une planche à l’autre et ne se ressemble jamais à lui-même : il n’a ni les mêmes traits, ni la même physionomie, ni le même âge, ni la même armure. Tantôt c’est le sec et long hidalgo qui a dépassé le méridien de la vie, celui-là même que nous présente Cervantes ; tantôt c’est un homme qui a dépassé à peine la première jeunesse et qui est encore éloigné d’au moins quinze années de l’époque où Cervantes prend son héros pour l’introduire devant le lecteur. Nous avons ainsi une série de portraits rétrospectifs de don Quichotte aux âges de sa vie antérieurs à sa folie chevaleresque, de don Quichotte à l’époque où il s’appelait simplement le seigneur Quijada, fort intéressante sans doute, mais qui ne répond plus à la personne présente de l’invincible chevalier de la Manche. Il y en a de plaisants et de comiques, il y en a de nobles et de sévères, et il y en a, ma foi, de très jolis et de tout à fait propres à toucher la dureté de la señora Dulcinée du Toboso, ou à changer en affection sincère l’hypocrisie amoureuse de l’artificieuse Altisidore. Parmi tous ces don Quichotte, l’imagination du lecteur choisira celui qu’elle voudra : le dessinateur semble avoir volontairement renoncé au privilège de lui en imposer un.
Nous avons dit les critiques qu’on peut élever contre l’œuvre de M. Doré ; mais ces défauts, qui portent principalement sur la partie humaine des dessins, sont amplement rachetés par la partie pittoresque, qui est la grande nouveauté de cette illustration.
On a là sous les jeux la topographie vivante, pour ainsi dire, du pays où vécut et combattit don Quichotte. Voici les vrais paysages de la Manche, la vraie plaine de Montiel, les vrais rochers de la Sierra Morena, les bois et les ruisseaux qui longent la route conduisant à Barcelone. Le crayon de M. Doré a reproduit vigoureusement cette âpre et chaude nature avec sa végétation rare d’arbres nains ou d’herbes grasses et piquantes, ses rochers nus et chauves, sans verdure et sans fleurs ; mais cette nature n’est pas toute âpreté et violence, elle a ses douceurs et ses sourires, et M. Doré sait les saisir au passage et les fixer avec autant de mollesse et de grâce qu’il met de vigueur à reproduire ses traits sévères. Les bois et les retraites où hommes et troupeaux fuient les ardeurs meurtrières de ce soleil voisin de l’Afrique lui ont livré tous les secrets de la transparence de leur atmosphère, de la fraîcheur de leurs eaux, du crépuscule de leurs ombres. On se lasserait de compter les délicieux paysages qui abondent dans cette illustration. Comme la lune qui éclaire cette nuit grotesquement célèbre où don Quichotte fit la veillée des armes jette une lumière à la fois malicieuse et sympathique ! Elle rit sous cape, cette bonne lune, pendant que des nuages qui
affectent vaguement la forme de dragons passent sur son disque, et qu’elle éclaire spirituellement tous les détails et tous les accessoires vulgaires qui nous font finement comprendre tout ce qu’a de comique la folie du chevalier. Le dessin qui représente don Quichotte et Sancho à leur première sortie, descendant un chemin en pente aux premières heures du jour, a toute la fraîcheur de l’aube. Quelle transparence et quelle légèreté d’atmosphère dans le délicieux paysage où la belle Dorothée vient chercher la solitude et le silence ! Quelle mélancolie sombre dans le dessin où don Quichotte, après sa défaite par le chevalier de la Blanche-Lune, contemple les flots et laisse échapper ces paroles navrantes : « Là tomba son bonheur pour ne plus se relever ! »
Je n’indique que quelques-uns de ces paysages ; il y en a bien d’autres non moins poétiques et beaux que ceux-là. Toutefois, en accordant nos éloges absolus à cette partie de l’œuvre, nous ne pouvons nous empêcher de faire une observation. L’auteur de ces dessins incline trop à sacrifier la partie humaine, qui devrait être l’essentielle, à la partie pittoresque, qui ne devrait être que l’accessoire. Il s’arrête à toute ligne du texte qui lui permet de dessiner non une action nette et déterminée, mais une plaine, une gorge de montagnes, une prairie, un effet de lumière. Cette préoccupation du paysage, parfaitement légitime dans des sujets tels que l’Atala, s’explique beaucoup moins dans des sujets tels que les Contes de Perrault et le Don Quichotte. Nous lui signalons cette
inclination de plus en plus prononcée de son esprit3. Et, maintenant que nous en avons fini avec la nouvelle illustration, tournons-nous un instant vers don Quichotte lui-même, et essayons par quelques interrogations discrètes d’apprendre de lui le secret de sa folie et de sa grandeur.
Les critiques modernes ont à diverses reprises découvert dans Don Quichotte bien des symboles ingénieux et bien des significations profondes. Quelques-unes de ces significations sont parfaitement fondées, d’autres restent plus douteuses. Il est très vrai par exemple que don Quichotte, chevalier à une époque où il n’y a plus de chevalerie, représente l’enthousiaste rétrospectif ; il est très vrai encore qu’il finit par symboliser le douloureux contraste qui existe entre les aspirations des âmes nobles et les platitudes de la réalité ; mais il est moins certain que ses aventures représentent la lutte des deux principes, ou qu’il faille prendre le chevalier pour le symbole de l’âme et son écuyer pour le symbole du corps. Nous écarterons donc toutes les significations arbitraires pour, nous en tenir aux plus apparentes, à celles qui frappent les yeux et s’offrent d’elles-mêmes à l’imagination la moins subtile. Elles sont encore très diverses, très nombreuses et très belles.
Don Quichotte est en effet le symbole de bien des choses, et d’abord il est la personnification même de son auteur. Nous ne voulons pas dire seulement par là que les déboires de Cervantes ont une grande analogie avec ceux de don Quichotte, et qu’on peut tirer de leurs deux existences la même triste et affligeante moralité. Ce mince gentilhomme, soldat du régiment de don Lope de Figueroa, estimé de don Juan d’Autriche et de ses supérieurs hiérarchiques à peu près de la même façon que don Quichotte par le duc et la duchesse, retenu par la pauvreté et la fatalité du sort dans les rangs inférieurs de l’armée et de l’administration, blessé à Lépante, captif chez les Maures, dévoué à ses compagnons d’infortune jusqu’à prendre leurs fautes à son compte et à détourner sur sa tête le châtiment qui les attend, bassement persécuté et recevant, pour prix de tant de grandeur d’âme, de courage et d’héroïsme, les bons témoignages de la calomnie et l’hospitalité des prisons, présente une ressemblance frappante, et qui dispense d’insister, avec ce maigre hidalgo si généreux, si courtois, qui sort de sa bourgade pour purger la terre de ses tyrans, et qui reçoit pour récompense les horions de toutes les victimes qu’il délivre, qui cherche partout des chevaliers félons et ne rencontre que des rustres pour adversaires, dont l’imagination vit familièrement avec les héros de tous les temps, et qui est réduit, pour unique société, à la compagnie de la canaille des hôtelleries et des grandes routes. La ressemblance, disons-nous, ne s’arrête pas aux aventures de l’auteur et du héros, elle est moins extérieure et plus intime. Don Quichotte est l’expression même de l’esprit de Cervantes, la figure de son talent, la forme visible de son imagination, une des plus étranges qu’il y ait eu au monde.
Pour former cette imagination, le génie héroïque et le génie picaresque de l’Espagne se sont unis par un mariage extraordinaire et presque contre nature. Ces deux génies contraires ne conservent pas dans leur association leur personnalité distincte, ils sont fondus l’un dans l’autre, comme l’âme dans le corps, si bien qu’on ne peut les concevoir l’un sans l’autre, de même qu’on ne peut loger l’enthousiasme de don Quichotte ailleurs que dans un corps sec et long. C’est quelque chose de très noble et de très trivial, de très élevé et de très bas, de très sensé et de très fantasque, qui produit une impression unique de saisissante originalité. On admire ce mélange comme une merveille dont le modèle ne se rencontrerait pas dans le monde moral, et dont on chercherait vainement le secret dans la nature. On se dit que, pour former une telle combinaison, la nature en effet n’aurait pas suffi, et qu’il y a fallu encore l’action de la fortune et les jeux du hasard. Née forte, sensée et noble, cette imagination est sortie des mains de la fortune martelée, bossuée, mordue de rouille, toute semblable à l’armure de don Quichotte, qui est à la fois une armure de chevalier véritable et une défroque en ferraille propre à servir de travestissement dans une mascarade historique. Pour se figurer exactement cette forme d’imagination, il est nécessaire d’unir en un seul personnage les contrastes les plus baroques. Représentez-vous par exemple un grand seigneur en haillons, Alexandre roulant le tonneau de Diogène, le Cid parlant l’argot de Guzman d’Alfarache, un héros de Corneille qui porte l’habit des camarades de Gil Blasd. Ou bien encore figurez-vous les contrastes que présente le faubourg d’une vieille ville d’Espagne, loin des quartiers brillants et des palais des grands, à ce point où la ville rejoint la campagne, où l’œil peut contempler à la fois les aspects les plus abjects de la civilisation et les aspects les plus riants de la nature. Voici la sale posada où l’académie des thons tient ses séances. Voici l’hôpital de la Résurrection, où les deux chiens Scipion et Berganza dissertent la nuit si savamment sur l’espèce humaine. Ces deux enfants déguenillés qui se faufilent dans cette allée obscure ne sont-ils pas Rinconète et Cortadillo d’infâme mémoire, et cette vieille qui se traîne jetant un regard oblique et tendre sur tous les chiens qui passent, ne serait-ce pas la Canizarès qui poursuit la recherche du fils de son amie la sorcière, qu’elle sait enchanté sous cette forme abjecte ? Cependant, au milieu des vociférations et des propos obscènes de cette canaille, on peut distinguer la voix d’un poète famélique et enthousiaste invoquant les noms sacrés des Muses et d’Apollon, ou celle plus sympathique encore de quelque vétéran en loques qui parle des campagnes de Flandre, de la gloire de Lépante ou des splendeurs du nouveau monde. Quelle que soit la trivialité de ce spectacle, le cœur ne se sent ni avili ni abaissé. Une note héroïque a suffi pour le remettre au diapason normal de l’humanité et pour lui faire garder sa dignité et son rang. D’ailleurs un beau soleil, tombant d’aplomb sur toutes ces guenilles et toutes ces immondices, leur enlève une partie de leur laideur, entretient dans l’âme la joie, la liberté, l’enthousiasme de la beauté, l’amour de la vie, et la splendeur des horizons qui se déploient dans le lointain l’invite à prendre la clef des champs et à partir, comme don Quichotte, à la recherche des aventures. Voilà, décrite aussi exactement qu’il nous est possible, la forme d’imagination de Cervantes et l’impression qu’elle fait sur nous.
Si jamais héros de roman ou de poème fut le fils légitime de son auteur, ce fut bien ce don Quichotte que, dans le prologue de son livre, Cervantes présente si plaisamment au lecteur. « Ce fils maigre, rabougri, sec, fantasque, plein de pensées étranges, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans le silence d’une prison où tout bruit sinistre fait sa demeure »
, est bien la chair et le sang de Cervantes. Il est sorti de son cerveau à peu près comme Minerve du cerveau de Jupiter. Le génie fier, libre et joyeux de Cervantes a fini par s’ouvrir sous les coups d’une adversité continue, et l’étrange créature est venue au monde semblable de tout point à son père par la
tournure, le caractère et le tempérament. Sa maigreur et sa folie témoignent des longs jeûnes et de la misère prolongée de Cervantes, comme les scrofules des enfants témoignent du tempérament malsain de leurs parents. Il présente, comme son père, le spectacle touchant et risible d’une âme noble emprisonnée dans une condition misérable, dont toutes les pensées sont nécessairement des chimères et tous les désirs des rêves. Ses discours sont une fête pour l’intelligence et son accoutrement un scandale pour l’œil, et vraiment rien n’est plus déconcertant que l’aspect de cet homme qui parle si bien et qui porte une cuirasse grotesque raccordée par des ficelles, des chausses reprisées et un habit de gros drap de la Manche. L’ange de l’enthousiasme l’enlève par les cheveux, comme autrefois le prophète, pendant que le monde picaresque s’accroche à ses pieds, et, ainsi tiré en double sens, son maigre corps s’allonge encore et présente le tableau le plus comique qui se puisse concevoir. Ses vaillants patrons eux-mêmes, Amadis de Gaule, ou don Bélianis, ne pourraient s’empêcher de rire en le voyant ainsi tiraillé entre Merlin et Maritorne. Don Quichotte ne s’est jamais plaint de sa pauvreté ; mais Cervantes, on le voit, a durement ressenti à sa place l’odieuse vérité de cette parole du poète latin : « nil habet paupertas duriùs in se, quam quod ridiculos homines facit ; la pauvreté a cela de plus particulièrement dur qu’elle rend les hommes ridicules »
. Voilà bien l’enfant de la solitude, de la prison et du malheur, engendré sur un
grabat, dans les visions de la fièvre, par un esprit noble que la muse compatissante et sans hypocrisie a visité comme un succube bienfaisant. À mesure que l’on contemple ce corps baroque et cette physionomie vaillante et folle, on est en effet frappé de l’idée que ce personnage, comme certains de ces héros des romans de chevalerie qu’il aimait tant, le roi Arthur ou le sage Merlin, doit sa naissance non à l’accomplissement d’une loi de la nature, mais à une opération de la magie, tant il est excentrique et différent des autres humains, même fous et chimériques. On s’ingénie volontiers pour lui supposer des parents, et, le souvenir des vieilles allégories revenant à l’esprit, on s’arrête à l’hypothèse qu’un jour Chevalerie épousa Guignon, et que de cette union naquit le héros de la Manche. Dès lors tout s’explique, sa folie et sa noblesse, ses longues jambes et ses belles pensées, l’admiration qu’il inspire et les innombrables coups de bâton qu’il reçoit.
Ce don Quichotte, portrait de l’imagination de Cervantes, est aussi le miroir de son cœur. C’est un livre amer et doux où l’on peut lire les impressions que la vie a faites sur l’homme qui l’a écrit et le genre particulier de misanthropie qu’elle lui a inspiré. Il n’y en a guère eu de plus riante et de plus gaie. Les coups redoublés du malheur n’ont pu dompter la liberté ni éteindre la lumière de cette âme magnanime et joyeuse. Sa candeur hardie a traversé les pires marais du monde sans recevoir une éclaboussure de leurs fanges, pas plus sa santé n’a
reçu une atteinte de leurs exhalaisons. Il n’y a chez Cervantes ni fiel ni rancune, ni âpreté ni violence. À côté de ce grand homme qui connut toutes les duretés du destin, les misanthropes les plus modérés, Molière par exemple, paraissent presque sinistres. Une certaine tristesse le distingue, il est vrai, mais si lumineuse, si semblable à une belle journée de printemps, qu’elle fait épanouir le cœur au lieu de le contracter, et que les hommes, qui n’ont pas le temps d’y regarder de si près, l’ont toujours prise pour la bonne humeur. Pourtant une fibre sensible a été blessée et saigne aisément, celle que fait vibrer l’âpre parole du poète que nous avons déjà cité :
nil habet paupertas duriùs
, etc. Une sorte d’idée fixe est entrée en lui qui ne manque jamais de se montrer à la plus légère occasion : cette idée, c’est que sans doute la pauvreté n’est pas un malheur, mais un vice, à voir la manière dont les hommes en agissent avec elle. Il parlera d’un pauvre honorable et se hâtera de demander si un pauvre peut avoir de l’honneur. Il fait hardiment de pauvre le synonyme de vil et de bas, et ce qu’il y a de très particulier dans cette assimilation blessante, c’est qu’elle n’est pas une boutade, mais une sorte de conviction très arrêtée qui se retrouve dans tous ses écrits et notamment dans le Don Quichotte. De tout temps, les sages ont donné aux pauvres le conseil de n’avoir que des désirs en rapport avec leur situation et des besoins en rapport avec leur fortune. « Sois modeste, frugal, laborieux, disent-ils au pauvre, évite la
vanité, la sensualité et la paresse. » Cervantes va beaucoup plus loin, il conseille nettement au pauvre d’être franchement vil et bas. Un pauvre qui a des sentiments élevés et généreux est un insensé qui n’est pas en équilibre avec lui-même, puisque ses sentiments ne sont pas en accord avec ses moyens d’action. Quelle différence y a-t-il entre un pauvre qui est gourmand ou sensuel et un pauvre qui est généreux ? Aucune, si ce n’est que le premier est un vicieux et que le second est un fou. Une des conclusions qui sort naturellement du Don Quichotte et la plus attristante de toutes, c’est que des sentiments nobles sont pour un homme de condition inférieure non seulement un danger, mais un ridicule ineffable. Laissez, dit-il, laissez aux rois les pensées royales et aux grands les grandes pensées. Sois franchement ce que tu es, si tu veux éviter l’infortune. Tu es roturier de naissance, sois aussi roturier de cœur ; tu es plébéien sois franchement ignoble et butor. La hiérarchie des sentiments doit être réglée sur la hiérarchie des conditions. Joue donc le rôle que le sort t’a donné à jouer, et non celui d’un autre, et tu sortiras de ce monde avec la réputation d’un bon comédien, sans avoir à te repentir à ton lit de mort, comme le valeureux don Quichotte de la Manche, d’avoir manqué ta vie. Don Quichotte prête à rire ; pourquoi ? Est-ce que ses sentiments sont ridicules ? Non, c’est que ces sentiments, qui seraient parfaitement à leur place dans le cœur d’un Cid Campeador ou d’un don Juan d’Autriche, sont vraiment grotesques chez un mince
hidalgo qui soupe tous les soirs d’une vinaigrette et dîne le dimanche d’abatis de bœuf. Combien plus sages sont les muletiers qui le rouent de coups, les Maritornes qui le bernent et les aimables plaisants qui se jouent de lui !
On peut aussi considérer don Quichotte comme une personnification de l’Espagne du xvie
siècle, sans avoir besoin de trop torturer la lettre de ce livre. La tragique histoire de l’âme espagnole y est racontée tout au long avec une rage silencieuse et une amertume concentrée par un témoin, sympathique et sévère à la fois, qui a pénétré le néant de cette grandeur et la folie de cet héroïsme. Le Don Quichotte paraît juste à la fin de ces prodiges de vaillance et d’énergie qui avaient duré tout un siècle, au moment même où l’Espagne voit sa gloire s’éclipser et peut dire comme le chevalier de la Manche après son combat avec le chevalier de la Blanche-Lune, en regardant la mer pour la dernière fois et en retournant tristement à son logis : « Ici tomba mon bonheur pour ne se relever jamais. »
Les jours sont loin où cette noble nation avait fait sa première sortie, l’âme pleine d’espérances, et où elle s’était, élancée à la conquête du monde sur la parole d’un monarque ambitieux. Depuis ce jour, un siècle s’est écoulé ; la fortune, d’abord souriante, n’a pas tenu toutes ses promesses, les déceptions ordinaires de la vie qui atteignent les nations comme les simples individus ont lassé cette énergie qui avait fait trembler la terre et porté l’incrédulité dans ces cœurs que rien
ne semblait pouvoir ébranler. L’Espagne a éprouvé défaites sur défaites, et l’humiliation qu’elle en a ressenti a été en proportion de cet orgueil qui la portait à se croire invincible : quant au monde, il en a ri, de ce rire qui est d’autant plus insultant que l’adversaire a été plus longtemps victorieux.
Avez-vous remarqué que les déboires de don Quichotte s’expliquent en partie par sa manière de procéder, qui est une des plus irritantes qu’il y ait au monde et des plus propres à provoquer l’indignation ? D’ordinaire il jette un défi à un passant inoffensif qui ne sait ni quel il est ni ce qu’il demande, et puis immédiatement, sans crier gare, il se précipite sur lui la lance en avant. Le passant ainsi surpris par une attaque qu’il juge à bon droit brutale, et dont il n’a pas le loisir de rechercher le mobile, se rue sur le chevalier et le laisse moulu de coups sur place, à la grande hilarité des spectateurs, qui trouvent, non sans quelque raison, que cette volée est le juste châtiment de ses provocations. Cette manière de procéder fut à peu près celle de l’Espagne. Aussi les peuples ont-ils fini par s’indigner contre les assauts de cette nation, qui les défie sans qu’ils sachent pourquoi, se lance sur eux à tort et à travers, prend des moulins à vent pour des géants, des bourgeois paisibles pour des fils de Satan, et des différences d’opinion pour des crimes de lèse-divinité. Alors l’Espagne est rentrée chez elle comme don Quichotte, moulue de coups, harassée et malade. Non, il n’y a rien de plus navrant au monde et qui se ressemble
davantage que le retour de don Quichotte à son donjon de la Manche et la décadence de l’Espagne après la défaite de l’Armada et la perte des Provinces-Unies. Samson Carrasco, le neveu du barbier, a terrassé cette vaillance que des muletiers, des chevriers et des valets d’hôtellerie avaient déjà si fort ébranlée ; des roturiers huguenots, des rustres anglais, des maritornes flamandes, ont eu raison de la noble Espagne. En ce moment, tous les échos de l’Europe lui crient le mot cruel qui acheva le cœur de don Quichotte à son entrée dans son village : « Elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras plus ! »
L’esprit chevaleresque, avec don Quichotte, peut se mettre au lit et mourir.
Telle est la sombre histoire qui se laisse lire sans effort sous les voiles transparents de l’allégorie romanesque. Le Don Quichotte est l’œuvre d’un patriote attristé dont la raison est en lutte avec le cœur, et qui ne peut se défendre d’aimer ce qu’il maudit. Vous étonnez-vous qu’il n’y ait pas d’unité dans le caractère de don Quichotte, que ce fou soit si sage, que cet homme de tant d’intelligence ne soit cependant qu’un pauvre insensé ? C’est qu’il y a deux Cervantes comme il y a deux don Quichotte, et que l’un et l’autre prennent alternativement la parole. Il y a un chevalier fou de bravoure, de magnanimité, de générosité, celui qui donne la prédominance aux armes sur les lettres par la bouche de don Quichotte, et un homme de génie qui sent avec irritation les dangers de cet héroïsme absurde. Son cœur de Castillan et
de vieux chrétien triomphe et s’alarme en même temps, et il raille ce qu’applaudit son orgueil patriotique. À ce moment suprême où tournent les destinées de l’Espagne, Cervantes fut la voix qui exprima le touchant et douloureux mélange de sentiments du peuple espagnol à l’égard de ses maîtres, voix discrète et singulièrement respectueuse qui s’enveloppe d’allégories et que la postérité seule a pu entendre. Quel touchant symbole de la fidélité du peuple espagnol à ses rois que la personne de ce bon Sancho Pança, qui, malgré son peu d’amour pour les coups et les jeûnes inutiles, consent à suivre son maître par des chemins où, pour parler son langage populaire, il y a à rencontrer plus d’amandes de rivière, que de biscuits ! À la cour de la duchesse, après avoir raconté toutes les folies de son maître, il termina son discours par ces paroles admirables : « Eh bien ! tel qu’il est cependant, je l’aime, et jamais rien ne nous séparera jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. »
Voilà les sentiments politiques du peuple espagnol et sa fidélité monarchique. On lui dit, comme à Sancho, qu’il faut qu’il se donne trois mille coups de fouet pour désenchanter Dulcinée et quinze coups d’épingle pour ressusciter l’amoureuse Altisidore ; il demande ce que sa chair peut avoir de commun avec Dulcinée ou Altisidore, et il cède cependant par reconnaissance pour ce maître généreux dont il mange le pain sec et qui, ne pouvant lui donner encore l’île qu’il lui a promise, lui fait partager libéralement les coups de
bâton qu’il reçoit. Ce dévouement est fait pour surprendre ; mais, si vous connaissiez ce maître, si vous aviez vu comme il châtia l’audace du Biscaïen, avec quelle aisance il désarçonna le chevalier des Miroirs et avec quelle intrépidité il entra dans la cage des lions ! Par-dessus tout, si vous saviez quelle tranquillité il oppose à la mauvaise fortune, et quelle résignation il oppose au besoin ! Il n’a jamais envie de boire ni de manger, il peut se passer de dormir, et il est toujours prêt à donner sa bourse et son manteau. Il n’y a que le plat à barbe qui lui sert de casque et sa vieille rondache qu’on ne pourrait lui arracher, ni par force ni par prière. Parfois, il est vrai, on a bien envie de regimber contre ses lubies ; mais alors il tourne sur vous des regards si pleins de reproches et il vous dit d’une voix si sévère : « Quand donc, ami Sancho, te corrigeras-tu de ces sentiments de roturier ? »
qu’on se sent tout humilié et tout honteux. Que faire avec un tel maître ? Se taire, admirer et suivre. C’est ce que fait Sancho Pança, et c’est ce que fait aussi Cervantes.
Jamais homme de génie ne s’est trouvé dans une plus pénible situation d’âme et de cœur que Cervantes. Ses sentiments et ses facultés sont un amalgame d’éléments contraires qui s’arrangent comme ils peuvent et finissent par s’équilibrer dans une harmonie fantasque. Il y a en lui un patriote dont la clairvoyance contrarie l’enthousiasme. Il y a encore un libéral dont les préjugés nationaux contrarient le libéralisme. Libéral et libéralisme sont des mots bien modernes ; cependant je n’hésite pas à les employer pour caractériser le sentiment d’humanité qui est propre à Cervantes. Il est vraiment libéral, et il est même, je crois, le seul des Espagnols de la grande époque auquel on puisse donner ce titre. Le phénomène qu’il présente est comparable à celui de la coque verte de la rose qui se brise progressivement pour laisser épanouir le bourgeon. Figurez-vous un homme qui se fendrait comme une croûte sèche, comme une enveloppe qui bientôt sera hors d’usage, et dont les fissures laisseraient voir un autre homme encore replié sur lui-même. Cervantes est placé à ce point de transition où la chevalerie, qui n’est qu’une forme du libéralisme éternel, s’ouvre pour ainsi dire comme une écorce mûre pour laisser jaillir l’esprit des temps nouveaux qu’elle protège et contraint encore. Cervantes n’a possédé que deux des trois génies particuliers à l’Espagne, et les deux qui, par leur combinaison, pouvaient le mieux engendrer un homme des temps modernes, le génie héroïque et le génie picaresque. Le génie mystique n’a jamais pesé sur son esprit ; il n’y a pas dans ses écrits une seule ligne où l’on sente le visionnaire et le fanatique. Il laisse percer des sentiments religieux, mais qui s’arrêtent à un noble enthousiasme et qui aiment encore à revêtir les belles formes de l’esprit chevaleresque, comme dans cette scène où don Quichotte disserte si éloquemment sur les statuettes de plâtre de saint George, de saint Martin, de saint Jacques, de saint Paul et autres grands chevaliers des escadrons du Christ, ainsi qu’il les appelle lui-même. Une seule fois il a pris pour sujet d’une de ses pièces de théâtre un de ces thèmes théologiques qui ont fourni au génie violent de Calderon tant de chefs-d’œuvre ; mais l’inclination de son esprit est tellement chevaleresque et humaine que ce sombre sujet s’est transformé sous sa plume, et que la conception du Don Quichotte a trouvé moyen de se faire jour dans la seule œuvre mystique qu’il ait écrite. Il s’agit d’un vaurien favorisé du ciel qui se convertit et qui demande à Dieu de prendre à son compte les horribles maladies d’une pécheresse, à la condition que l’âme de cette pécheresse sera sauvée. Don Cristoval (c’est le nom de l’heureux vaurien), devenu le père de la Croix, est le don Quichotte de l’ascétisme : il donne tout dans ce troc sublime, les mérites de ses prières, de ses macérations, de ses jeûnes, pour devenir l’acquéreur d’infirmités repoussantes. Cependant l’humanité de Cervantes est garrottée par mille liens invisibles. Les préjugés de l’Espagnol, l’orgueil du sang et de la race pèsent sur lui d’un poids plus lourd que ne l’exigerait le patriotisme. Croirait-on qu’il partage pour tout ce qui n’est pas de pur sang de vieux chrétien, et spécialement pour les Morisques, l’aversion générale de ses contemporains ? Dans le dialogue des deux chiens Scipion et Berganza, il applaudit formellement par avance à leur future extermination. Rappelez-vous la manière, méprisante dont Sancho traite son ami le Morisque Ricote, lorsqu’il le rencontre après son départ de l’île de Barataria, et comme il lui fait sentir à mots couverts, mais nets, qu’ils n’appartiennent pas à la même franc-maçonnerie, et qu’ils doivent aller chacun de son côté. Rappelez-vous encore l’histoire du captif et les louanges prodiguées à la belle Zoraïde pour avoir trahi son pays, son père et sa religion. Ce malheureux père surtout est traité avec autant de dureté par le narrateur que par sa fille. Il n’y a pas une larme pour cette grande et légitime douleur, pas un accent d’humanité, et un silence impitoyable est la seule réponse qu’obtiennent ses sanglots et son désespoir.
Don Quichotte n’est pas seulement un symbole de l’Espagne ; il a été, et en plus d’un sens, un personnage historique et qui a réellement vécu. Il croit aux récits des romans de chevalerie ; mais a-t-il donc si grand tort d’y croire ? Non seulement tous ses contemporains aimaient ces récits, à commencer par son père Cervantes, qui en sauve le plus qu’il peut de l’autodafé du curé et du barbier, grands connaisseurs eux-mêmes, et à terminer par cet érudit licencié qui expose avec tant de vrai goût comment ces livres, tout absurdes qu’ils sont, seraient des cadres admirablement trouvés pour le poème épique ; mais beaucoup y croyaient aussi fermement que don Quichotte lui-même. Rappelez-vous l’incrédulité de l’hôtelier lorsqu’on veut lui prouver que ces récits sont faux. Il veut bien admettre que don Quichotte est fou, mais non pas que les chevaliers errants n’ont jamais existé. L’hôtelier et don Quichotte ont raison l’un et l’autre. Qu’est-ce donc que l’histoire de l’Espagne au xvie siècle, sinon l’histoire d’une multitude de don Quichotte sérieux ? La seule différence qu’il y ait entre eux et lui, c’est que la réalité de leur vie s’est trouvée d’accord avec leur rêve. Don Quichotte croit à l’existence d’Amadis de Gaule ; mais pourquoi, aurait-il pu répondre, n’y croirais-je pas, puisqu’aussi bien je suis obligé de croire à l’existence de Fernand Cortez ? En quoi l’un est-il plus merveilleux que l’autre ? Si Cortez est historique, pourquoi donc Amadis serait-il apocryphe ? Les romans de chevalerie sont pleins de cabrioles merveilleuses, de bonds prodigieux, de chevaliers qui se précipitent du haut des tours et touchent terre sans se faire le moindre mal. Eh bien ! pourquoi pas ? Rappelez-vous le saut d’Alvarado. Dans un combat contre les Mexicains, Alvarado se trouva seul en face des ennemis, séparé de ses compagnons par un fossé en apparence infranchissable ; alors, fixant sa lance en terre et s’en servant comme de point d’appui, il sauta le fossé d’un bond prodigieux, au grand ébahissement des Mexicains, et mérita ainsi de porter désormais dans l’histoire le nom d’Alvarado del Salto. Don Quichotte croit aux andriaques et autres monstres merveilleux sur la foi des romans de chevalerie ; mais demandez à sainte Thérèse si ces monstres n’existent pas. Elle les nomme autrement, voilà tout. Plusieurs fois elle fut assaillie du démon : un jour, elle l’aperçut à ses côtés sous la forme d’une énorme bête qui vomissait le feu ; une autre fois, comme elle le sentait rôder autour d’elle, elle se retourna et vit un petit nègre qui grimaçait en la regardant. Elle, d’un cœur intrépide, se mit à rire, et le petit nègre s’évanouit. Doutez-vous des enchanteurs, la même sainte vous apprendra ce qu’il faut en penser. Un jour, un prêtre en état de péché mortel lui ouvrit son âme ; sainte Thérèse se fit remettre une amulette magique qu’il portait sur lui, la jeta au fond d’un puits, et dès lors les obsessions du péché disparurent. Don Quichotte croit à la chevalerie errante ; Ignace de Loyola, chevalier errant lui-même, y croyait aussi. Que pensez-vous qu’il voulût fonder lorsqu’il alla faire la veillée des armes au pied des autels de la Vierge ? un ordre monastique ou un ordre de chevalerie ? L’esprit de la chevalerie fut non pas le moyen, comme on l’a dit, mais le principe de son institution, et il créa vraiment l’ordre des chevaliers errants de la Vierge et de Jésus. Un dernier exemple. Je demande laquelle des rêveries saugrenues de don Quichotte peut se comparer à la rêverie qui donna lieu à la première exploration de la Floride. Le capitaine Ponce de Léon, gouverneur d’une des provinces de l’Amérique espagnole, apprend que la fontaine de Jouvence existe en réalité et qu’elle se trouve dans le pays encore inexploré que nous connaissons sous le nom de Floride. Alors un irrésistible désir de découvrir la source merveilleuse s’empare de lui, il s’embarque, aborde en Floride, ne trouve rien et s’en retourne confus. Cependant la chimère romanesque survécut à cette première déception : dix ans plus tard, il s’embarque pour la seconde fois, et à son arrivée en Floride il est reçu par les sauvages à coups de flèches. Il tombe mortellement blessé et trouve vraiment cette fois le breuvage de l’immortalité. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Convenez que, si don Quichotte est crédule, cette crédulité est bien explicable, et qu’il était excusable d’être épris de chimères qui étaient si voisines de la très historique réalité.
Don Quichotte est un personnage historique non seulement pour l’Espagne, mais pour l’Europe entière. Les personnages qui faisaient les délices de son imagination avaient vécu pendant les générations qui avaient précédé la sienne ; mais lui-même vivait réellement en chair et en os au moment où parut le livre de Cervantes. Sa situation en face du monde est celle de toutes les aristocraties européennes d’alors en face de la monarchie grandissante et de l’esprit des temps nouveaux. Ces aristocraties turbulentes et entreprenantes ont maintenant à changer de mœurs. Elles se soumettent en résistant à ces écrasantes machines administratives qui commencent à remplacer l’action irrégulière de l’individu ; elles se voient forcées d’apprendre les vertus de la discipline. Ce n’était pas assez, paraît-il, de l’invention de cette artillerie, que Cervantes maudit par la bouche de don Quichotte, comme il y a un siècle Arioste par la bouche de Roland. Ce que l’artillerie a fait pour la valeur militaire, l’administration moderne va le faire pour l’indépendance sociale des puissants. Plus moyen de courir la plus petite aventure ; des saintes-hermandads sans nombre ferment partout les avenues. L’esprit de chevalerie ainsi cerné de toutes parts languit, mais ne se rend pas. Plutôt que de périr, il prendra les formes odieuses du duel et de la guerre civile. Les vieilles habitudes féodales persistent et se font jour à tort et à travers de la manière la plus capricieuse. Gentilshommes français, grands seigneurs anglais, cavaliers espagnols, sont tous soumis à cette époque d’une manière intermittente à la folie de don Quichotte. Subitement la chevalerie leur monte au cerveau, et alors malheur à ceux qui se trouvent en leur présence, car la plupart ont de meilleures armes que don Quichotte, de meilleures montures que Rossinante, et beaucoup n’ont pas la générosité et le cœur magnanime autant qu’intrépide du chevalier de la Manche.
Don Quichotte est-il fou, ne l’est-il pas ? Un mot sur cette question controversée. Don Quichotte n’est réellement fou que pendant les trois premiers livres de la première partie. Il n’est pas douteux que Cervantes n’ait eu d’abord l’intention de tracer le portrait d’un fou complet. La prison d’Argamasilla lui aura fait prendre pendant un moment la vie tout à fait au tragique, et il aura maudit cette chevalerie qui lui était chère. « Fou à lier, aura-t-il pensé, celui qui croit à de telles chimères décevantes ! »
et il a écrit comme il sentait ; puis, à mesure qu’il soulageait son cœur en punissant son héros de sa généreuse sottise, le repentir lui est venu, et
il a éprouvé un sentiment de pitié pour ce pauvre chevalier qu’il faisait bâtonner sans merci. « Après tout, aura-t-il dit, chimère pour chimère, mieux vaut encore celle de la chevalerie qu’une autre ; tous les hommes n’ont-ils pas la leur, ces rustres eux-mêmes et ces muletiers qui combattent avec le gourdin contre la lance de mon héros ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins fous ? Qu’est-ce que l’amour par exemple, et de quel nom appeler les excès auxquels il nous porte ? » Alors il a placé en face de la folie d’héroïsme la folie d’amour, représentée par Cardenio, et ce contraste se prolonge pendant la seconde moitié de la première partie du livre. À partir de ce moment, don Quichotte s’est relevé dans l’estime de Cervantes, et il devient le fou éloquent qui prononce le discours sur les armes et les lettres, le fou courtois et bien appris qui donne de si sages conseils à Sancho partant pour son gouvernement. Le premier don Quichotte a plus d’unité peut-être, mais il n’est que comique, et il est en outre le produit d’une boutade de misanthropie excessive ; le second est touchant et sublime, et représente mieux le vrai génie moral de Cervantes. Je crois qu’on peut indiquer l’apparition de Cardenio comme le point précis du roman où la conception de Cervantes s’est transformée dans son esprit.
Nous sommes tous plus ou moins fous, car tous nous caressons une certaine chimère : chimère de chevalerie comme don Quichotte, chimère d’amour comme Cardenio, chimère de cupidité comme Sancho Pança. Nous ressemblons tous à don Quichotte, en ce sens que nous sommes tous très sensés dans l’appréciation des choses qui ne nous touchent pas directement ou qui nous laissent indifférents ; mais, que la chimère secrète vienne à nous démanger, notre imagination la grattera avec frénésie, et alors adieu le bon sens ! Voyez Sancho Pança par exemple. On s’accorde généralement à reconnaître que dans le livre de Cervantes il représente le bon sens et la sagesse pratique ; cependant, en dépit de cette réputation si bien établie, l’écuyer vaut le maître, et il y a des moments où l’on se demande quel est le plus fou des deux. Ce personnage est le résultat d’une observation admirable et résume toute une loi de notre nature morale. Oui, Sancho est clairvoyant, madré et sournois ; touchez pourtant à sa chimère de cupidité, et le fou va soudain vous apparaître. Sancho sait parfaitement que son maître est insensé, il ne croit pas un mot des merveilles qu’il lui raconte ; mais don Quichotte lui a promis une île, et il s’accroche à cette promesse chimérique avec un acharnement des plus comiques. Toutes les billevesées chevaleresques de don Quichotte sont mensongères, excepté celle qui l’intéresse, lui, Sancho Pança. Il n’y a pas de géants, il n’y a pas d’enchanteurs, il n’y a pas de Dulcinée ; mais il y a quelque part une île qui l’attend. Ne sommes-nous pas tous comme le bon Sancho ? n’avons-nous pas tous une île qui nous attend ? Quel droit avons-nous donc de nous moquer de don Quichotte ? La seule différence qu’il y ait entre lui et nous n’est-elle pas tout à l’avantage du bon chevalier ? Ses chimères sont nobles, les nôtres pour la plupart sont vulgaires. Ce serait le cas d’enfiler, à l’imitation de Sancho Pança, la série des proverbes qui prouvent que tout le monde connaît son voisin, mais que nul ne se connaît, et de se rappeler l’opposition évangélique entre la paille qui est dans l’œil de notre frère et la poutre qui est dans le nôtre.
Le personnage de Sancho a, comme celui de don Quichotte, subi dans le cours du roman une transformation complète, et présente sous une autre forme le même admirable spectacle. Le Sancho de la première partie est un véritable rustre, cupide, avare, glouton, quelque peu voleur, avec une certaine inclination à la dureté et à la cruauté. Don Quichotte lui reproche à bon droit d’avoir des sentiments bas et des instincts de roturier. Si don Quichotte quitte l’hôtellerie qu’il a prise pour un château sans vouloir payer son écot, il a du moins une excuse dans sa folie, tandis que Sancho, qui l’imite, n’en a aucune. Il sait fort bien qu’on ne quitte pas une auberge sans payer sa dépense, et que les privilèges des écuyers de chevaliers errants qu’il met en avant pour s’en dispenser n’ont jamais été admis par les hôteliers. Lorsque don Quichotte a renversé de son cheval le pauvre moine qu’il prend pour un enchanteur, le premier mouvement de Sancho est de se précipiter sur la victime pour lui enlever son froc et ses chausses, sous ce beau prétexte que les dépouilles des vaincus appartiennent aux écuyers des chevaliers errants. Plus tard, quand Dorothée, travestie en princesse Micomicona, fait luire à ses yeux la perspective prochaine de l’île désirée, qu’il croit peuplée de noirs, il médite déjà de vendre ses sujets comme esclaves pour s’en faire de gros revenus. Pourtant ce rustre n’est pas soumis en vain à l’influence de la forte imagination et de la nature morale élevée de don Quichotte : peu à peu, au contact de son maître, Sancho prend une autre nature, il s’épure et s’ennoblit, et il devient enfin le gentil, ingénieux et subtil écuyer que nous admirons dans la seconde partie. Ce paysan, qui ne sait ni lire ni écrire, a fini, à force d’entendre parler son maître, par devenir aussi savant que lui en matière de romans de chevalerie et de lois chevaleresques. Il a raison, le bon Sancho, d’être dévoué et de ne pas trop tenir à ses gages, car don Quichotte a payé ses services d’un salaire inestimable : il lui a donné une âme, et il l’a initié aux vertus de l’humanité.
Quant à la folie de don Quichotte, elle m’a toujours donné envie de consulter un physiologiste. Il y a une notable différence entre la folie et l’hallucination, qui nous paraît la véritable maladie de don Quichotte. En tout cas, s’il est fou, l’ingénieux hidalgo constitue une exception remarquable dans le monde de la folie. Les physiologistes s’accordent à dire que la vanité est toujours au fond de toutes les variétés de cette maladie. Or la vanité est absolument absente de l’âme exaltée de don Quichotte. Jamais âme plus noble ne fut en même temps plus modeste. Les romans de chevalerie ont causé le désordre de son intelligence ; mais vous croyez peut-être que, ébloui par leurs splendeurs et leurs merveilles, il a rêvé les titres les plus éclatants et qu’il médite d’être empereur ou à tout le moins duc et grand d’Espagne. Pas du tout : il a choisi la plus pauvre de toutes les noblesses, la plus conforme à sa condition de simple hidalgo, celle de chevalier errant. Ni l’or ni les commodités du luxe ne l’attirent ; il se résigne joyeusement à la faim et à la soif, aux ardeurs du soleil et aux froides atteintes de la pluie, qui sont les misères habituelles de la vie du chevalier errant. Il ne demande qu’à se dévouer au service des faibles et des opprimés, à faire respecter la justice, à découvrir et à soulager l’infortune. Certes jamais folie ne fut moins exigeante et ne se rapprocha davantage de ce désintéressement que nous estimons chez les sages comme la parfaite vertu.
Oui, il y a en vérité une profonde sagesse dans la folie de don Quichotte, et les leçons de sa vie peuvent profiter à tous. Les grandeurs et la puissance sont le privilège de quelques-uns seulement, et don Quichotte ne les ambitionne pas ; mais il est une noblesse que tout homme peut justement ambitionner, celle du chevalier errant. C’est le droit de tout homme, et c’est même son devoir, que d’aspirer à cette noblesse. Chacun de nous en effet ne peut-il pas être, dans sa sphère d’action et d’influence, un véritable chevalier errant ? Pour cela, il ne faut ni grande fortune ni puissants moyens d’action ; le petit bien et les vieilles armes de don Quichotte y suffisent, et l’indigence même d’un Cervantes n’y est pas un obstacle. Qu’est-ce qui nous empêche de supporter patiemment le chaud et le froid, la faim et la soif, les déceptions de la vie et les rigueurs de la fortune, de chercher, chacun en ce qui nous concerne, le triomphe de la justice ? L’état de chevalier errant ne réclame rien qu’une âme et un cœur, et on s’accorde à penser que ces dons ont été libéralement octroyés par Dieu et la nature à chacun de nous. La chevalerie errante est donc en un sens toujours vivante, et don Quichotte a eu raison de croire à son existence. Sans doute il s’est trompé en prenant une des formes de cette éternelle chevalerie pour cette chevalerie elle-même ; pourtant son erreur n’est-elle pas excusable et ne se renouvelle-t-elle pas à chaque minute dans l’histoire ? Ne l’avons-nous pas vu commettre autour de nous ? ne l’avons-nous pas commise nous-mêmes ? Il naît toujours des âmes nobles ; mais le présent, qui nous écrase tous de ses exigences mesquines, leur fournit rarement l’occasion de se manifester comme elles le désiraient, et conquiert rarement leurs sympathies. Jamais elles n’y trouvent l’idéal de noblesse, de justice, de perfection morale, qu’elles poursuivent, et alors elles se tournent pour le chercher vers les lointains du passé ou les vagues perspectives de l’avenir. Nous sommes tous forcément des utopistes rétrogrades ou des utopistes chimériques, nous sommes tous les chevaliers d’une idée qui n’existe plus ou les chevaliers d’une idée qui n’existe pas encore. Nous n’avons qu’un moyen, un seul, d’éviter l’erreur de don Quichotte : c’est d’être persuadés de la vérité qui le frappa seulement à l’heure de sa mort. Illuminé par l’approche du ciel, le brave hidalgo reconnut, nous dit Cervantes, la folie de sa vie tout entière. Il vit qu’il aurait pu être un parfait chevalier sans sortir de son petit bourg de la Manche. Pour cela, il lui suffisait d’accomplir noblement la tâche de chaque jour, d’aimer ses proches plus qu’il ne l’avait fait, de redresser les torts de son village, d’aider ses voisins et de vivre chrétiennement en paix avec eux. Or il paraît que ce moyen d’échapper à l’erreur est bien difficile, car les hommes y songent fort rarement, et nous voyons que d’ordinaire ils aiment mieux se faire les chevaliers du passé ou de l’avenir que les chevaliers du présent. Ainsi notre propre conduite justifie celle du bon don Quichotte, et la leçon de sa vie trouve encore journellement son application dans la vie de chacun de nous.
II. — Hamlet et de quelques éléments du génie poétique
Il a été très bien dit que toute l’histoire n’était point dans les livres, que ses matériaux étaient épars sur toute la surface du globe, et que les hiéroglyphes écrits sur la pierre, que les sarcophages et les tombeaux, les haches de silex et les armes barbares, les dolmens gigantesques éternellement debout sur les bruyères druidiques, constituaient des lignes inachevées et incomplètes de longs chapitres qui ne seraient jamais écrits. Tous les personnages historiques ne sont point non plus ceux que mentionne l’histoire ; il est toute une classe de héros qui n’ont jamais existé officiellement, mais qui méritent ce titre de personnages historiques mieux que bien des capitaines et des hommes d’État, et qui sont bien moins qu’eux soumis aux vicissitudes du jugement humain et à l’oubli des générations. Ce sont les héros créés par l’imagination des grands poètes ; ils ont pris possession de la mémoire humaine, et ils ne
seront plus oubliés. Hamlet n’est pas moins réel que le comte d’Essex ou que Walter Raleigh. Alceste a vécu tout aussi bien que M. de Montausier ou le duc de Roannez. Tant qu’il y aura une Espagne, l’ingénieux hidalgo don Quichotte sera un personnage aussi incontestablement historique que le duc d’Albe, Philippe II et toute sa cour. L’excellent chevalier peut nous tenir très réellement lieu de tous les héros du xvie
siècle espagnol, car il résume avec une étonnante fidélité toutes leurs qualités, et il est plus intéressant, car il n’a pas leur insensible cruauté et leur implacable orgueil. Qui donc a pu dire que le Don Quichotte était la satire des romans de chevalerie ? Pourquoi est-on allé chercher cette ingénieuse et sophistique théorie d’après laquelle ce livre immortel serait la représentation de l’âme sous la forme de don Quichotte tramant après elle sa guenille corporelle sous la forme du bon Sancho ? Ce livre peut contenir toutes ces intentions et bien d’autres encore ; mais là n’est pas son sens vrai et profond. Le mérite éminent de la biographie de cet illustre et singulier personnage est d’être le document historique le plus incontestable et le plus fidèle que nous possédions sur la grande et misérable Espagne du xvie
siècle. Nous pouvons perdre tous les écrits qui racontent les guerres et les événements de cette époque tragique, il sera facile encore de les comprendre avec cet unique chef-d’œuvre, car l’Espagne est morte pour sa dame bien-aimée et en voulant faire confesser, comme don Quichotte, à tous les peuples de l’univers qu’elle était
la princesse la plus accomplie du monde ; car, ainsi que le bon chevalier, elle s’est couverte de gloire inutile, et elle a rêvé, comme le beau ténébreux, d’extases mystiques et de châteaux de la perfection ; car, après avoir couru tous les grands chemins de l’Europe à la recherche des chevaliers infidèles, elle est rentrée moulue de coups, bernée et rossée par tous les muletiers des routes, par des roturiers huguenots, par des maritornes flamandes, par de grossiers rustres anglais. Alors toutes les vulgaires pies bourgeoises de la terre ont salué son retour de ce cri fatidique qui porta le dernier coup à l’âme du héros de la Manche : « Elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras jamais plus ! »
Elle ne l’a en effet jamais revue4.
C’est cette tragique et douloureuse histoire de l’âme espagnole que raconte sous le voile de l’allégorie, mais avec une grande transparence, le Don Quichotte, le plus amusant et le plus triste des livres, œuvre d’un grand patriote attristé, et lui-même emblème vivant de l’Espagne d’alors, si fièrement drapée dans ses héroïques guenilles. D’un œil clairvoyant, il découvrit la misère profonde de toute cette grandeur et la folie de ce dévouement à des chimères, et il n’osa pas condamner son pays. Peut-être eut-il l’intention d’écrire une satire, mais pas un mot amer ne put s’échapper de sa plume, des torrents de compatissante admiration en coulèrent, et il écrivit une
apologie. Il haussa les épaules, rit des lèvres et resta Espagnol de cœur. À la cour de la duchesse, Sancho se conduisit de même : après avoir égayé ses illustres hôtes du récit des sottises de son maître, il conclut en protestant de son amour pour lui : « Tel qu’il est, fou, visionnaire, absurde, je l’aime cependant, et je ne lui tiens point rancune des coups de bâton qu’il m’a valus. Oui, j’ai jeûné bien souvent à son service, et pourtant je le suivrai fidèlement, jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. »
J’ai complaisamment parlé du Don Quichotte et de son auteur, parce qu’il n’est peut-être pas d’exemple qui justifie plus complètement cette remarque que les créations des poètes étaient souvent plus historiques que la plupart des faits et des documents. Les poètes en effet ne nous font-ils pas entrevoir et ne nous résument-ils pas en traits immortels, toute cette partie idéale de l’histoire qui se joua de leur temps, et que nous avons tant de peine à reconnaître sous le masque des événements et des grossiers intérêts. Grâce à eux, nous surprenons maintes fois le profond pourquoi de tel fait qui se présente à nous comme une énigme indéchiffrable et absurde : ils nous font saisir l’esprit de telle époque, ce qui fut l’âme de telle génération, ses désirs, ses rêves, ses espérances, ses chimères chéries, toutes choses fugitives, insaisissables, — délicates nuances, fumées colorées, frissons nerveux. Rien de tout cela n’a pu être fixé dans les poudreux papiers d’État ; les yeux grossiers des chroniqueurs, même lorsqu’ils en ont aperçu quelque rayon, ont été aussi peu réjouis de cette lumière que les yeux d’un paysan des beautés naturelles ; les mœurs du temps elles-mêmes ne nous en donnent pas une image fidèle. Mais si par hasard un vrai poète se présente, il prête l’oreille et surprend les murmures de tous ces sentiments secrets, et ce bourdonnement confus devient un langage musical et correct, compréhensible à toutes les intelligences. De tous ces atomes errants répandus partout dans l’air, il tire un monde enchanté ; il rapproche mille rêves épars dans les âmes et forme un type qui exprime d’une manière sensible aux plus obtus le tourment occulte, la pensée caressée avec amour qui les faisait agir presque à leur insu, et qu’elles ne pouvaient nettement exprimer. Il révèle les contemporains à eux-mêmes et transmet à la postérité l’insaisissable idéal de son temps. Tel est le genre de service historique que nous rendent les poètes.
Une opinion généralement répandue en France, c’est qu’aucun poète n’est grand s’il n’exprime les sentiments éternels de l’humanité, c’est-à-dire un certain homme abstrait enlevé aux conditions de temps et de lieu, privé pour ainsi dire d’atmosphère ambiante et se mouvant dans une espèce de vide métaphysique. Il y a certainement beaucoup à dire sur cette opinion, qui, exprimée comme elle l’a été souvent parmi nous, m’a toujours paru à la fois pédantesque et exclusive. Il est incontestable que le poète doit reproduire les sentiments éternels de l’humanité, car sans cela les hommes d’une autre génération que la sienne ne le comprendraient plus ; mais que sont ces sentiments séparés du milieu dans lequel ils se meuvent, des obstacles qui les limitent, des circonstances qui les sollicitent, et de ces mille accidents qui se mêlent à la vie, la pénètrent et la modifient ? Réduire le poète à se conformer à cette théorie, ce serait obliger un homme à conjuguer un verbe en restant toujours à l’infinitif. Le sentiment pur, en soi, n’existe pour ainsi dire pas, dans les conditions de notre charnelle et mortelle humanité ; il peut être saisi d’instinct ou par un effort de la logique : il n’est sensible, visible, compréhensible que par ses manifestations. Amour, ambition, piété, que sais-je encore ? sont comme les infinitifs d’un verbe qui demande à être conjugué. Ces infinitifs métaphysiques pourraient avoir leur charme comme personnages d’une allégorie ; mais, dans un poème ou dans un drame, ils n’ont de valeur que par le temps ou le mode qui leur imprime une personnalité. En poésie, comme en bien d’autres choses, on peut donc dire en toute vérité que la forme emporte le fond, et que la figure domine la substance. Les poètes n’expriment pas les sentiments ; ils en expriment les expressions, si nous pouvons nous servir de ce terme ; ils en racontent les changements, les situations, les aventures à travers le temps et l’espace, ces deux grands modes universels qui nous ferment l’éternité et nous parquent nous-mêmes dans le fini. La série des œuvres poétiques constitue ainsi toute une histoire, celle de l’âme humaine, qui, coulant sans cesse vers l’infini, réfléchit sans cesse de nouveaux cieux et de nouvelles rives. Ce qui fait donc la vie de la poésie, ce qui lui donne son charme et sa beauté, ce qui fournit sa matière au poète, ce n’est pas cet élément impersonnel et identique que les critiques retrouvent au moyen de l’analyse, ce sont précisément ces circonstances fugitives qui ne reviendront plus, ce sont ces visions poursuivies et chéries que les yeux d’aucune génération ne reverront, ce sont ces couleurs et ces formes que le temps créa et fit disparaître, ce sont ces allures et ces tournures qu’affecta l’âme, ces mille dialectes par lesquels elle s’exprima. Là est la poésie et pas ailleurs, et, s’il est vrai que le poète n’est grand que lorsqu’on retrouve au fond de ses œuvres l’humanité universelle, en revanche il n’est poète qu’autant qu’il sait exprimer cette humanité universelle par les circonstances et les particularités de sa nation et de son temps.
Je voudrais faire sentir par des exemples la vérité de ce paradoxe ; mon assertion peut passer pour telle parmi nous. Il est reconnu, par exemple, que l’ambition est une des passions qui font partie de l’essence de l’âme. La peinture la plus forte que je connaisse de l’ambition, c’est le Macbeth de Shakespeare. En quoi consiste la poésie du Macbeth ? Consiste-t-elle dans l’expression générale de l’ambition ? Personne n’oserait le dire. Nous sentons tous instinctivement à la lecture que l’âme de l’ambitieux peut ressembler à celle de Macbeth ; mais aucun de nous
ne se reconnaîtra dans ce portrait : il n’y a entre lui et nous aucun trait commun. Macbeth n’est donc point un type ; c’est un individu, c’est Macbeth. Où donc est le grand intérêt de ce personnage, puisqu’il n’a point de ressemblance sensible avec nous ? Oh ! dans mille circonstances. Macbeth est un chef de clan, un sauvage qui commande à d’autres sauvages : voilà son mode d’existence. Si dès la première scène il se présente à nous comme un personnage poétique, ce n’est pas parce qu’il est homme, c’est parce qu’il est thane de Glamis. Ardent et cruel, il prend la résolution de s’emparer de la couronne. C’est bien un fait d’ambitieux. Comment accomplit-il sa résolution ? Comme un homme sans doute, mais surtout comme un chef barbare. D’où vient le degré de terreur poétique qui accompagne cet acte ? De plusieurs circonstances : d’abord il tue Duncan de sa propre main, dans son sommeil, à l’heure des ténèbres, à l’heure « où la chauve-souris et la chouette sont les seuls êtres éveillés, où le loup hurle en attendant sa victime »
. En second lieu, ce sauvage, à qui le crime serait naturel en sa qualité de sauvage, a cependant reçu le baptême, et une faible aurore de christianisme a brillé sur ses bruyères stériles : — cela suffit pour faire hésiter sa main, quoiqu’il se vante de faire bon marché de la vie future. Au nombre des phénomènes moraux qui accompagnent l’ambition criminelle sont les avertissements, les tressaillements, les remords de la conscience : ils se retrouvent chez Macbeth ; mais comment ? De hideuses
apparitions viennent à sa rencontre et jettent dans son âme la pensée du mal. Des agents surnaturels et extérieurs le sollicitent, comblent ses désirs et le perdent. Où est la poésie, dans tout cela ? Est-ce dans le fait psychologique du remords, ou dans la forme que prend ce fait ? On voit quelle combinaison de circonstances il a fallu pour former la poésie du Macbeth. Macbeth n’est pas poétique parce qu’il est le type d’une âme ambitieuse ; il est poétique parce qu’il est Macbeth, c’est-à-dire chef de clan, barbare baptisé, mari d’une femme encore plus cruelle que lui, croyant aux sorcières, salué roi par elles, perdu par elles, et vaincu le jour où la forêt de Birnam marcha contre la montagne de Dunsinane.
Nous avons pris un caractère, prenons maintenant une idée abstraite. Une des croyances qui ont toujours été chères à l’homme est celle de la fatalité. Cette idée fait le fond de toute la littérature antique, et elle apparaît avec toute sa majesté terrible dans la ◀tragédie▶ d’Œdipe-Roi. Les musulmans ont été les plus fervents sectateurs de cette idée, et on a du calife Omar un mot qui vaut tout un poème : « Ta destinée cherche après toi, c’est pourquoi ne la cherche pas. »
Et dans ce mot, pour le dire en passant, ne voyez-vous pas apparaître la poésie de toute une civilisation ? Ne voyez-vous pas les peuples musulmans accroupis à terre, les jambes croisées, fumant, rêvant ou priant dans une attitude de soumission grave et raisonnée, de mutisme plein d’une religieuse réserve ? Cette idée, qui se déroba chez les
chrétiens sous la forme aimable et pieuse de la résignation à la volonté d’un Dieu d’amour, mort pour les hommes, a été reprise par les calvinistes sous le nom implacable de prédestination, qui est la forme la plus cruelle qu’elle puisse revêtir. Le grand Milton l’a chantée, John Bunyan l’a donnée pour guide austère à son fidèle chrétien dans son âpre pèlerinage à la cité éternelle. Nous pourrions demander déjà si la poésie de cette idée consiste dans l’idée même, ou dans les expressions diverses qu’elle a revêtues successivement ; mais un exemple se présente à notre mémoire, qui éclairera encore mieux notre pensée. Il existe un drame de Calderon que nous n’avons jamais pu lire sans frissonner. Tout ce que le fanatisme espagnol a de sombre et de violent a été mis à contribution pour enfanter cette œuvre terrible d’où les gracieuses allégories catholiques ont disparu, qu’enveloppe une nuit épaisse, éclairée seulement par en bas de reflets rouges comme les flammes de l’enfer qui font surgir du sein des ombres les formes d’un gigantesque crucifix. Le drame s’appelle La Dévotion à la Croix. Le héros est un jeune homme nommé Eusebio, qui à sa naissance a été placé sous la protection de la Croix et abandonné sur une route au pied du symbole sacré. Depuis lors il a grandi et s’est couvert de crimes. Il tue, il vole, il viole, enlève des religieuses de leur couvent, entraîne dans le mal hommes et femmes, et livre au diable des milliers de victimes. Certes, si quelqu’un mérite la damnation, c’est lui.
Cependant, quelque mauvais usage qu’il fasse de son libre arbitre, il défie tout jugement humain et divin, car Dieu lui-même est enchaîné par la puissance de la Croix, Dieu ne peut lancer son arrêt contre le scélérat sur lequel l’arbre sacré a étendu son ombre protectrice. Vingt fois il a été pris, condamné, vingt fois il a vu la mort en face, et toujours il a échappé, la protection de la Croix le poursuit partout et le couvre d’une invulnérable égide. Enfin le bandit tombe frappé d’une balle au coin d’un bois et meurt sans confession ; mais la protection divine qui l’a accompagné pendant sa vie criminelle le sauve de la damnation éternelle et fait un miracle en sa faveur. Un prêtre passe le long du chemin, et on entend un bruit dans les feuilles ; c’est le mort qui ressuscite un instant afin de faire une dernière confession et recevoir l’absolution avant d’être jugé. Il est impossible de se rendre compte sans l’avoir éprouvé de l’effet terrible que produit sur vous, incrédule, tiède croyant, catholique éclairé, cette donnée bizarre et cette absurde et sinistre interprétation de l’idée de prédestination. Qu’est-ce qui est saisissant et poétique dans ce drame ? Est-ce l’idée de destinée en elle-même ou la forme qu’elle revêt ? Vous le comprenez bien, ce drame est poétique par l’élément historique qu’il contient, il est poétique parce qu’il est violent, bourré de fanatisme et de superstition, d’orgueil et de passion, parce qu’il est espagnol dans la pire acception du mot.
Je pourrais multiplier les exemples ; en voici un dernier. Qu’est-ce qui fait le charme des comédies pastorales de Shakespeare ? Les sentiments éternels de l’homme, ou l’expression, aimable et passagère comme une mode de l’âme, comme un gracieux engouement de l’esprit, qu’ont revêtu ces sentiments ? Me dira-t-on qu’Orlando, Célie, Rosalinde, le philosophe Jacques nous plaisent et nous séduisent parce que sous leurs déguisements de bergers nous sentons battre des cœurs pareils aux nôtres ? Eh non ! tout leur charme poétique vient de leurs déguisements mêmes. En lisant ces œuvres adorables, je vois défiler devant moi toute une légion ailée de rêves et de chimères qui autrefois furent la consolation et l’amusement de deux ou trois générations successives au milieu des grandes guerres, au lendemain des massacres, à la veille des échafauds. Rêves d’innocence pastorale, chimères de bonheur tranquille, ingénieuses combinaisons de gouvernements paternels et débonnaires, amalgame factice et aimable de la politesse des cours et de la simplicité rustique, utopies construites dans les longues heures de désenchantement et de tristesse, tout cela fut vivant jadis, toutes ces rêveries firent doucement battre le cœur et chatouillèrent finement les sens des contemporains de Shakespeare. Ce fut leur idéal de bonheur terrestre, leur songe mille fois interrompu et mille fois repris, leur tour favori d’imagination, leur disposition d’âme habituelle. Le grand poète saisit ces chimères et les fixa sur la trame immortelle où elles vivent éternellement. C’est donc une chose très passagère et jusqu’à un certain point factice qui fait le charme des comédies pastorales de Shakespeare ; le poète n’y a peint rien d’éternel ; au contraire, il a donné l’immortalité aux choses les plus fugitives qui existent, les modes de l’imagination.
Toutes les œuvres poétiques peuvent ainsi être considérées en même temps comme des œuvres historiques, et il y aurait fort à craindre pour le génie du poète dont les créations ne seraient, aux yeux de la postérité, que de pures entités métaphysiques. Si la vie n’éclate pas dans ses créations, si ses personnages ne sont pas de chair et d’os, s’ils sont d’une simplicité si grande, qu’on pourrait les prendre pour des allégories, et qu’ils se présentent aussitôt à l’esprit avec leurs étiquettes, — ambitieux, amoureux, jaloux, menteur, intrigant, — ils auront beau faire les discours les plus éloquents, exposer les axiomes les plus philosophiques : ils n’auront jamais droit de cité dans les domaines de la poésie. Une des choses qui ont perdu la littérature dramatique française, c’est la manie de vouloir peindre des caractères abstraits et tout d’une pièce. Nous péchons par amour de la simplicité, et il a fallu à notre Molière toute la force de son génie pour ne pas échouer dans la fausse voie où l’esprit français s’est toujours complu et fourvoyé. Le poète doit peindre des caractères, cela est vrai, mais ces caractères ne doivent pas être artificiellement, conçus : ils doivent être le résultat même de la vie. Il n’y a pas de caractères, à proprement parler, dans le monde ; il n’y a que des individus, c’est-à-dire des combinaisons, extrêmement compliquées et subtiles, de passions, de pensées, de vices et de vertus. Un individu qui représenterait ce qu’en langage dramatique on appelle un caractère serait un véritable monstre, et, par-dessus le marché, un monstre monotone. Je ne connais pas de caractères ; je n’ai jamais vu l’ambitieux, le menteur, l’avare, le débauché, mais j’ai connu des individus qui étaient affligés de ces différentes passions, et je puis affirmer que, quelque prépondérantes qu’elles fussent en eux, elles n’y étaient cependant encore qu’à l’état de nuance, de fraction, d’ingrédient. Tels qu’ils étaient, ils étaient originaux ou intéressants, ou dignes d’observation ; s’ils avaient été des caractères, ils auraient été insupportables. J’ai déjà remarqué que Macbeth, le personnage le plus accusé de Shakespeare, ne nous intéressait pas comme type d’ambitieux, mais comme individu portant le nom de Macbeth. Le poète, s’il veut nous plaire et surtout s’il veut être vrai, doit donc rester fidèle à la vie ; il doit peindre, non des personnages, mais des personnes, non des êtres généraux, mais des individus.
Je faisais toutes ces réflexions sur ces éléments, encore mal analysés, du moins en France, du génie poétique, en relisant l’Hamlet de Shakespeare, source inépuisable de sentiments et de pensées, et vers lequel un invincible attrait nous ramène toujours. Nous pouvons vérifier par ce chef-d’œuvre quelques-unes des observations que nous avons exprimées sur le génie poétique. Il est généralement reconnu qu’Hamlet est la plus philosophique des ◀tragédies▶ de Shakespeare, la plus abstraite, si l’on peut se servir de ce mot. Voyez cependant comme la vie éclate de toutes parts, comme l’écheveau de la destinée est hardiment embrouillé sous nos yeux par le poète, avec un audacieux dédain de la simplicité artificielle et une insouciance apparente de la composition et de l’unité ! Le poète sait bien que tous ces incidents confus et multipliés finiront par converger vers un but fatal, et qu’ils s’harmoniseront dans une unité souveraine comme le destin qui se charge de dénouer le drame. Chacune de ces scènes est un pas vers le dénouement inévitable ; mais ce pas est fait par des êtres vivants qui s’arrêtent pour se reposer, respirer, causer ou contempler le paysage qui les entoure. C’est l’image même de la vie ; l’action en a tour à tour la lenteur majestueuse et la précipitation convulsive ; les personnages marchent sans connaître le but vers lequel ils se dirigent ; le temps accumule les incidents et goutte à goutte remplit le vase ; les épisodes succèdent aux épisodes, sans amener aucun résultat sensible à l’instant même, comme dans notre existence les mois succèdent aux mois, et les années aux années, si bien que l’incertitude règne dans l’âme du lecteur au moins autant que dans l’âme du prince Hamlet. Pendant trois longs actes, la vie ordinaire suit son cours, et le drame est pour ainsi dire abandonné à l’action humaine. C’est Hamlet seul qui est chargé d’accomplir la terrible mission du fantôme, et, comme Hamlet n’est qu’un homme, ces trois premiers actes sont remplis de réflexions, d’irrésolutions, de projets et de rêves, de plans ébauchés et abandonnés, de sorte qu’on peut dire que dans cette première partie du drame l’inaction est l’action même ; mais lorsqu’une fois il est bien démontré qu’Hamlet ne peut pas exécuter le message du fantôme, la destinée se charge de ce soin, et alors l’action marche avec une effrayante rapidité. Cette vie humaine, si molle et si lente, la voilà qui disparaît comme un tourbillon ; tous ces individus qui marchaient d’un pas si mesuré et si timide, les voilà, feuilles arrachées, tiges brisées, qui vont joncher le sol. Aucun des acteurs n’a accompli son projet ou sa vengeance, et la destinée les également accomplis pour tous. Laërte est vengé d’Hamlet par Hamlet lui-même, et Hamlet est vengé du roi par le roi lui-même. Leurs vœux à tous sont également accomplis, mais aucun d’eux ne peut jouir de son succès ; la même ombre les enveloppe tous ; ils ont tous fait plus qu’ils ne voulaient et moins qu’ils ne voulaient faire, et tous ils ont fait autre chose. L’honnête fantôme lui-même s’est trompé, car il ne voulait certainement pas la destruction de son royaume. Quand le drame est joué et que la mort semble triompher, vous croyez peut-être que tout est fini ; non : aussitôt la vie reprend impitoyablement son cours, et le poète nous en avertit. Les cadavres sont encore chauds, que déjà s’avancent les acteurs d’un nouveau drame ; sonnez, fanfares ; avancez, cavaliers du jeune Fortinbras !
Quel drame ! Jamais, je crois, on n’a mieux démontré les deux conditions qui dominent notre vie terrestre : d’une part, la lenteur de mouvement et l’impuissance de l’homme, les difficultés innombrables qui l’empêchent d’agir, cette masse d’obstacles, d’attraits, de hasards qui entravent notre marche et la poursuite de nos projets ; de l’autre, cette impatience presque cruelle des lois éternelles qui semblent s’irriter de nos délais et ont hâte de débarrasser la terre des générations qui la couvrent pour la peupler de nouveaux acteurs. Mais si c’est là une donnée abstraite, comme elle est recouverte de couleurs brillantes, comme elle est bien cachée sous le sang et la chair ! Quelle profusion de détails, et en même temps comme ces détails sont bien en harmonie avec le lieu de l’action, la nature des personnages et l’esprit du temps ! Tout porte le cachet du Nord dans cette pièce merveilleuse, depuis les passions et les superstitions des acteurs jusqu’à la décoration de la scène. Les superstitions sont sinistres, sérieuses, viriles, et ne s’égarent pas en frayeurs fantasques et puériles comme les superstitions du Midi ; les fantômes sortent de la tombe pour raconter gravement des secrets que leurs auditeurs écoutent d’une oreille recueillie. Les passions, d’une intensité étonnante, n’ont rien d’extérieur ; elles semblent prendre plaisir à s’enfoncer toujours plus profondément dans l’âme, au lieu de chercher à se répandre au dehors comme ces passions exubérantes de climats plus heureux que le poète a peintes lui-même dans Othello et dans Roméo. Le paysage qu’il nous semble voir, tant est grande la magie du poète, est tout septentrional, et ce n’est pas une métaphore de dire que dès la première scène on frissonne sous l’âpre vent du nord avec les soldats de garde sur l’esplanade du château d’Elseneur. Une triste et tendre lumière boréale éclaire également toutes les parties du drame, et il semble qu’à sa clarté sans chaleur on voie apparaître les sapins et les chênes du Nord. Le ruisseau où s’est noyée Ophélia est décrit avec une précision particulière. Vous l’avez vu quelque part en Angleterre coulant limpide et transparent au milieu d’une oasis de verdure. Le cimetière apparaît aussi très facilement à l’imagination : un terrain argileux, stérile, une pauvre lande où les fougères ont peine à pousser ; pas très loin de l’église et des habitations de l’homme, assez loin cependant pour que les fossoyeurs puissent s’y livrer à toute leur gaieté sans avoir à craindre les importuns et les passants. C’est au milieu de ce paysage que se meuvent ou plutôt glissent les acteurs, car, si violemment qu’ils s’agitent, on n’entend jamais le bruit de leurs pas, amortis, dirait-on, par une fine couche de neige.
Voilà la scène et la couleur générale du drame ; toute la poésie du Nord y est répandue. Quant aux personnages, jamais, je crois, le mélange confus qu’on appelle non pas l’homme, mais des hommes, n’a été présenté avec une telle hardiesse. Ces personnages ne ressemblent à rien qu’à eux-mêmes, ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. On ne les a jamais vus auparavant, et on ne les retrouvera jamais plus. Si vous avez des règles d’esthétique pédantesque, n’abordez pas cette pièce, elle met au défi toutes les règles. Il n’y a pas possibilité d’étiqueter et de classer ces personnages et de dire à quel genre ils appartiennent ; ce sont des individus qui composent à eux seuls leur famille, leur tribu et leur genre. Il a fallu pour les tonner des combinaisons toutes particulières de la vie, des rencontres imprévues, des chocs d’atomes moraux uniques, et que toute la science du monde ne pourrait pas retrouver. C’est ici qu’éclate le merveilleux génie de Shakespeare. Son procédé pour créer des hommes ressemble à celui de la nature. Ses héros ont des aspects infiniment changeants, ils sont soumis à d’innombrables variations d’humeur et de tempérament, ils n’ont pas une particularité caractéristique, ils en ont cent. En un mut, ils ont tous les signes distinctifs de l’individualité, et ils nous restent dans le souvenir non comme des types, mais comme des personnes connues. Que représente Polonius par exemple, sinon Polonius lui-même ? Il n’y a jamais eu qu’un Polonius dans le monde, et la nature qui le créa dans une de ses heures de fantaisie confuse ne retrouvera jamais cette bizarre et incomplète inspiration. Quel singulier mélange de bon sens et de sottise que l’âme de cet honnête chambellan, qui est réellement expérimenté, mais qui n’en tombe pas moins en enfance, qui vous donne les meilleurs conseils du monde, mais des conseils qui ne répondent en rien à la question posée, — qui est fin et qui manque lourdement de tact ! Sa sagesse radote, ses radotages sont sentences dorées. Il est véritablement fort respectable, mais il n’en est pas moins ridicule. Shakespeare a-t-il connu Polonius ? Cela est probable ; il l’aura fidèlement reproduit, car il est impossible que l’imagination arrive d’elle seule à cette perfection dans l’inachevé ; l’imagination, comme la logique, veut conclure, et le personnage de Polonius n’a ni commencement ni fin. Quant à sa fille, la charmante Ophelia, son caractère consiste à n’en pas avoir, ce qu’on n’a pas assez remarqué. Ici, la nature a été copiée avec une fidélité surprenante. Ophelia est une simple jeune fille ; rien n’est accusé en elle, ni penchants, ni passions, ni sentiments ; elle n’a pas d’individualité morale, et sa naïveté même tient à la jeunesse et à la nature plutôt qu’à l’âme. Ne cherchez pas en elle l’étincelle passionnée de Juliette, la distinction de cœur de Desdemona, la splendeur virginale de Miranda. C’est un gracieux faon. Hamlet a fort raison de l’aimer, car, si elle devenait sa femme, elle serait capable d’un inaltérable dévouement, précisément par ce qui lui manque en élévation, — et de son côté Polonius a fort raison de la rudoyer et de prendre le soin de veiller sur elle, car, si Hamlet n’était pas tant occupé avec le fantôme, on ne voit pas comment Ophelia trouverait dans son ignorance confiante et dans sa naïveté toute physique des ressources Suffisantes pour résister au prince de Danemark.
Hamlet passe généralement pour un type, celui du rêveur métaphysique incapable d’action. Il l’est en effet, mais c’est aussi un homme en chair et en os, un homme très compliqué, très ondoyant et très divers, comme disait Montaigne. C’est si bien un individu, — le prince Hamlet, — qu’on peut donner sur sa personne les renseignements les plus précis et les plus exacts : Goethee l’a fait en partie. Hamlet porte le deuil de son père ; il est à peine sorti de l’adolescence. Au moment où commence l’action, il a de vingt-quatre à vingt-six ans. Il a étudié à Wittenberg. Son amusement favori est l’escrime ; mais il ne peut s’y livrer peut-être autant qu’il le voudrait, car il est un peu gras et s’essouffle facilement. Il est blond comme un enfant du Nord ; son visage, jeune, cela va sans dire, est cependant prématurément fatigué, noble plutôt que beau. Ses manières sont froides, franches et discrètes, souvent aussi pleines de laisser-aller et de sans-façon. Pareil contraste dans son costume, qui est à la fois noblement sévère et négligé. Dans ses relations avec ses semblables, son caractère est un mélange de hauteur et de bonhomie, de candeur et de défiance. Il craint toujours d’être dupe ; de là une certaine duplicité toute superficielle qu’il donne pour masque à sa franchise. Il est ordinairement muet, mais devant le monde et par contrainte, car il est plein d’effusions, et il aime à s’épancher. Quand il parle, il parle beaucoup et longtemps, comme un homme à qui l’on n’a jamais coupé la parole et que son rang place au-dessus de la contradiction. Parler est même son faible, et, quoiqu’il soit exempt de vanité, il n’est pas sûr qu’il n’ait pas aimé le dilettantisme de la parole et le brillant déploiement de ses belles facultés. Dans ses relations avec lui-même, il est singulièrement irrésolu à force de scrupules, et singulièrement scrupuleux à force d’honnêteté. L’habitude de l’analyse à outrance et de l’observation intime, en éclairant les abîmes de sa conscience, paralyse les forces de sa volonté. Cette méditation trop continue dérange l’équilibre de ses facultés et le fait incliner vers un certain scepticisme élevé et découragé qui le rend incapable de choses que le plus vulgaire des hommes mènerait à bonne fin. Son âme est celle d’un vrai prince ; il en a la condition essentielle, qui est d’être à son aise partout, et de savoir causer avec des soldats dans leurs casernes ou de vulgaires fossoyeurs dans un cimetière, comme avec des courtisans dans son palais.
On a fortement calomnié Hamlet. Son caractère irrésolu, son langage mélancolique, l’ont fait accuser de manquer d’énergie : c’est une erreur. Hamlet est un des caractères les plus mâles qu’il soit possible d’imaginer ; sa bravoure est à toute épreuve, sa loyauté ne se dément jamais, ses promesses sont sûres ; toutes les qualités de l’homme viril, il les possède. Il a le courage de suivre le fantôme sans hésiter un seul instant, et avec un tel sang-froid et un calme si parfait de jugement, malgré le trouble inséparable d’une pareille aventure, qu’il commande
presque à l’ombre : « Parle maintenant, je ne te suivrai pas plus loin ! »
Je tiens surtout à faire remarquer qu’Hamlet n’a absolument aucune sentimentalité, comme on l’imagine généralement ; personne ne foule mieux aux pieds, au contraire, tous les masques hypocrites de la passion. Bien loin d’être sentimental, il est très dur et même brutal. Il a semblé du reste prévoir que cette accusation serait portée contre lui, car il fait tout son possible pour la détourner, et il affectionne une certaine vulgarité d’expression très forte, très poétique, mais très peu galante et aimable. Une certaine grossièreté bourrue ne lui déplaît pas. Je connais peu de scènes plus passionnées, mais en même temps moins sentimentales, que la scène de feinte folie où il se montre si dur pour la pauvre Ophélia : go to a nunnery. La violence de la race féodale se sent partout d’ailleurs chez ce noble personnage, et il crache son mépris à la face des gens avec une hauteur qui n’épargne même pas les personnes de son sang. Dans la scène avec sa mère, il va si loin, que l’honnête fantôme sent la cendre de son cœur se remuer dans le tombeau, et qu’il vient avec une tendresse exquise commander au jeune homme d’épargner celle qu’il aima tant et qui, malgré ses fautes, est toujours reine, femme et mère. Il y a donc un type de faux Hamlet qui hante nos imaginations ; nous avons fait un Hamlet à notre image, un Hamlet sentimental parce qu’il est mélancolique, mou parce qu’il est irrésolu, presque féminin parce qu’il est méditatif et subtil de pensée ;
mais le véritable Hamlet est à la fois méditatif et énergique, mâle et irrésolu, mélancolique et brutal. C’est une âme noble et élevée, mais c’est aussi une âme féodale et dure.
Oui, une âme féodale, et c’est là un de ses traits les plus accusés. Ce personnage, en qui nous sentons palpiter l’esprit moderne, qui a parcouru les mêmes séries de pensées que nous, dans lequel nous nous reconnaissons et qui parle notre langage, il sort cependant du moyen âge, et l’ombre de cette époque plane au-dessus de lui. C’est en cela qu’Hamlet est réellement historique ; il marque une heure et une date, le moment remarquable où les hommes de race noble, réveillés comme en sursaut par la Réforme et la Renaissance, se frottent les yeux, regardent ébahis la disparition des vieux symboles et sentent un nouvel esprit s’abattre en eux. Cette heure d’étonnement, d’incertitude, d’hésitation, est admirablement marquée dans Hamlet. Le mélange des deux esprits, qui fait l’originalité du xvie siècle, qui prête à ses personnages je ne sais quoi de grandiose et d’énorme comme la société du moyen âge, et en même temps de raffiné et de subtil comme l’esprit moderne, est très visible dans le drame de Shakespeare. La disposition d’âme d’Hamlet n’est point un fait d’imagination ; elle fut à un certain moment celle de tous les membres les plus nobles de la société européenne. Shakespeare n’a pas eu besoin d’inventer Hamlet, il existait de son temps, et il est facile de retrouver en sa personne bien des traits des gentilshommes anglais de l’époque. Ne les reconnaissez-vous pas ? Ils sont soucieux, inquiets, sollicités par un esprit nouveau qu’ils adoptent avec une ardeur grave et une certaine tristesse noble, et qu’ils servent avec dévouement et jusqu’à la mort. Autour d’eux brillent encore des symboles que la vie commence à déserter ; les formes du moyen âge, entamées déjà par la mort, se dressent encore à leurs côtés ; les fantômes du passé hantent encore leur imagination, leur donnent de funèbres messages, et arment leurs mains du poignard pour la vengeance personnelle, pour la politique ou la religion. L’esprit est converti, mais la chair s’obstine ; les vieilles habitudes résistent, et le sang bouillonne avec sa vieille vivacité : bouillonnements solitaires cependant, passions à demi vaincues, réduites à l’impuissance. Un scrupule ou un obstacle retient souvent leur bras prêt à frapper ; ils ont sucé le lait de la tendre humanité, comme dit Macbeth. Éclairés, ils le sont ; superstitieux, ils le sont aussi. Ils ont la générosité qui tient à une grande existence, et la bonté qui doit toujours accompagner le privilège et la puissance ; mais il leur manque je ne sais quelle douceur familière et d’un usage journalier et commun, comme aurait dit Montaigne. J’imagine que Shakespeare n’a eu qu’à prendre les traits épars que ses contemporains lui fournissaient pour former ce personnage d’Hamlet. Essex et Leicester, sir Walter Raleigh et sir Philip Sidney ont pu lui fournir chacun un détail, et, quoiqu’ils n’aient aucune ressemblance générale avec Hamlet, cependant il est reconnaissable en eux. Ils ont, les uns sa tournure d’âme, son inquiétude secrète et sa tristesse grave ; les autres sa subtilité métaphysique aisément chimérique, et son élévation de pensée mêlée de superstition ; ceux-ci, sa fière allure, unie à ces boutades de dureté et à cette rudesse de ton qui lui étaient si habituelles ; ceux-là enfin, son esprit mâle et son irrésolution. Ce ne sont là toutefois que des traits particuliers ; le fait essentiel, considérable, historique, est celui que nous avons indiqué. La situation dans laquelle se trouvèrent les héritiers du moyen âge lorsque sonna le xvie siècle est exprimée dans Hamlet avec une étonnante fidélité ; il réunit deux natures d’homme en lui : c’est le dernier des féodaux, et c’est le premier des hommes modernes.
Mais le personnage d’Hamlet, s’il doit son individualité à ce cachet historique, doit sa beauté et sa grandeur à une cause plus élevée : il dépasse l’histoire, enjambe le temps. Nous avons vu le féodal, l’homme du xvie siècle, d’une parcelle infiniment petite du temps ; voyons l’autre nature qui est en lui, elle est admirable.
La grande vertu d’Hamlet, c’est un amour inaltérable, ardent pour la vérité. Il ne comprend réellement pas le mensonge : cela dépasse son intelligence et le frappe littéralement de stupidité. Quand il essaye de mentir, de paraître ce qu’il n’est pas, il est d’une inconcevable maladresse ; à chaque instant, il laisse soupçonner la vérité ; à chaque instant, sous la peau d’âne dont il s’est affublé, passe la griffe du lion. Il
ne comprend pas mieux les mensonges du cœur que les mensonges de l’esprit ; que dis-je, les mensonges ? il n’en comprend pas même les oublis, et il appelle hypocrisie ce qui est sécheresse naturelle et égoïsme fatal. Ainsi, avant que le fantôme lui ait confié aucun secret, il trouve sa mère coupable, parce qu’elle a trop vite oublié son père. Comment peut-on ne pas aimer toujours ce qu’on a aimé une fois ? comment les sources du cœur peuvent-elles se tarir si vite ? comment pouvons-nous être infidèles à notre âme, mentir à nos affections, ou même seulement à nos plaisirs ? Un courtisan, un homme à surface, lui inspire une horreur profonde et en même temps une sorte de gaieté exubérante. Un menteur pour Hamlet, dont l’élément de vie est la vérité, est une caricature, un être grotesque et surprenant, exactement comme pour l’homme antique, dont l’élément de vie était la liberté, pour le Dion, pour le Pélopidas, le tyran était une espèce de monstre ridicule en dehors de toutes les règles naturelles. Il s’amuse du menteur et du flatteur, il les bafoue, il les humilie ; il les force à s’avilir et à se donner en spectacle comme dans la scène du courtisan. Les semblants en toute chose lui sont odieux. « Il me semble, dites-vous, madame !… je ne connais pas les semblants »
, répond-il à je ne sais quel argument captieux de sa mère. Comme tous les amants de la vérité, il sait reconnaître la réalité sous l’apparence et distinguer les cœurs qui battent fortement sous l’enveloppe charnelle qui les recouvre. Son meilleur ami est un gentilhomme de
rang inférieur, Horatio, qu’il a choisi parce qu’il a reconnu en lui un esprit libre. « Donne-moi un homme qui ne soit pas l’esclave de ses passions, et je le porterai comme toi dans mon cœur, dans le sanctuaire de mes affections intimes »
, dit-il à Horatio. Pour connaître la vérité, il ne reculera devant aucune terreur ; il suivra sans hésiter les fantômes, il traversera avec joie les régions ténébreuses de la mort ; il renoncera à ses habitudes chéries, fera taire les émotions de la piété filiale et de la tendresse naturelle, brisera son propre cœur, et en rejettera Ophelia et toutes ses espérances de bonheur. Ne croyez pas qu’il aime la vérité par curiosité passionnée, comme nous l’aimons trop souvent ; non, elle est pour lui une affaire de vie ou de mort ; il l’aime avec cette intrépidité philosophique qui pousse une grande âme à contempler son redoutable aspect, dût-elle mourir ensuite du secret pénétré, comme on mourait chez les Juifs, lorsque l’oreille avait reçu le son des syllabes du nom mystérieux d’Adonaï.
C’est en cela qu’Hamlet est profondément moderne. Quelque féodal qu’il soit, le moyen âge, ses terreurs, ses superstitions disparaissent de notre esprit, et il ne reste devant nous qu’un homme tourmenté de la soif de connaître et qui aspire de toutes les forces de son âme à la vérité. La vertu d’Hamlet, c’est aussi, je crois, le signe élevé et glorieux, le caractère dominant de l’homme moderne, dont nous parlons beaucoup, mais qui est fort difficile à définir : c’est-à-dire l’amour de la vérité pure, de la vérité en elle-même et pour elle-même, de la vérité contemplée sans voiles, dépouillée de toute enveloppe et de tout symbole matériel, nue comme lorsqu’elle sortit des puits de l’antique Grèce. C’est là le principe immuable au milieu de toutes les vicissitudes historiques, résistant au milieu de toutes les oscillations et incertitudes de la pensée, qui soutient l’âme humaine depuis trois siècles, et auquel nous devons l’accélération du mouvement d’activité infinie imprimé par le christianisme à l’âme humaine. Dans Hamlet, nous avons pour ainsi dire le point de départ de cette accélération, ralentie par la nuit et les obstacles pendant tant de siècles. De là l’agitation fébrile, les incertitudes, les appréhensions de ce personnage, dont l’âme est entraînée par un mouvement qu’elle ne peut modérer ni guider. Il est le premier de cette chaîne électrique qui relie les hommes des derniers siècles ; il a ressenti la secousse imprimée par l’étincelle avec la même force que nous, qui sommes nés d’hier. Tout à l’heure, nous avons vu qu’il marquait une date, un moment de la vie d’un siècle ; maintenant il marque aussi une date, mais c’est celle d’une nouvelle ère de l’histoire humaine, de la plus récente et de la dernière peut-être.
Cet amour de la vérité pure et nue, cette ardeur à briser les enveloppes et les symboles, à chercher les réalités qu’ils cachent, cette haine de l’apparence ne sont pas seulement les qualités philosophiques et scientifiques des temps modernes. Ces sentiments constituent une manière de vivre, non pas, il est vrai, pour le vulgaire troupeau humain, mais pour l’élite humaine, — non pas encore pour les nations, mais pour les individus. Ils constituent une manière de vivre, car ils raffinent la conscience, la remplissent de scrupules, et donnent à la pensée plus d’élan et plus d’amour, sinon plus de force qu’autrefois. Ils créent un langage subtil, inquiet, tourmenté, mais plein de ressources, et qui partout devient plus capable de saisir les nuances les plus ondoyantes de la pensée. Ils affectent la vie idéale et matérielle à la fois, et rendent naturellement le bonheur plus difficile et la satisfaction de l’âme moins paisible. Ils multiplient nos chimères et nos rêves, en nous dégoûtant successivement de chacune et en augmentant les exigences de nos imaginations. Ils affectent même jusqu’au tempérament, et donnent à l’élément nerveux la prédominance sur l’élément sanguin et bilieux, qui fut tout-puissant à une autre époque. Il y a donc toute une manière de vivre moderne qui n’existait pas autrefois et qui est due à cet amour singulier de la vérité. Ce qui m’étonne, c’est que les poètes n’aient pas remarqué plus souvent ce fait considérable. Ils copient les vulgarités de la vie ; ils créent des personnages dont le type et le mode d’existence sont depuis longtemps épuisés, et ils négligent l’élément vraiment poétique qu’ils ont sous les yeux, ou, pour mieux dire, ils ne l’aperçoivent pas.
Trois héros poétiques seuls nous frappent par leur tournure moderne et nous semblent parler un langage approprié aux temps nouveaux. Oui, quoique cette réunion semble bizarre, Hamlet, Alceste et Werther seuls, sont à peu près affranchis d’une vie qui n’est plus. Ils n’ont leur origine morale dans aucune autre époque que l’époque moderne ; ils sont contemporains pour ainsi dire et ne doivent rien à leurs époques respectives que leur costume et leur tournure éphémère, — Hamlet son titre et son ton de prince, Alceste ses rubans verts et son dédain de gentilhomme, Werther sa sentimentalité et son air d’étudiant d’université allemande. Sous des formes diverses, et avec des nuances particulières, ils représentent tous trois, et ils représentent seuls, dans la littérature des derniers siècles, cette grande vertu, l’amour de la vérité.
Ces trois personnages furent pour ainsi dire l’œuvre personnelle des trois poètes qui les créèrent. Hamlet était la pièce favorite de Shakespeare ; Molière, qui d’ordinaire n’aime pas à s’élever au-dessus d’un certain niveau moral, a mis dans Alceste tout ce que son âme pouvait concevoir de noble ; Goethe se reprochait trop vivement Werther pour n’avoir pas un faible pour lui, et peut-être le dédain de ses dernières années venait-il des reproches intérieurs que sa conscience lui adressait. Chacun des trois poètes a tracé son idéal d’homme, et il est remarquable qu’ils soient arrivés tous trois à rencontrer le même, à certaines différences près, et à donner tous trois l’héroïsme de la franchise comme le signe suprême de l’élévation. Une telle rencontre n’est pas fortuite et fait rêver. Trois poètes qui cherchent quel est l’idéal humain et qui le placent également dans l’amour de la vérité, cela n’indique-t-il pas que cet idéal est une réalité en puissance, un fait qui demande à venir à l’existence ?
III. — Werther
J’ai lu Werther bien des fois, et je ne l’ai jamais lu sans être ému profondément. Je l’ai lu à l’âge où l’on pressent tout sans avoir encore rien éprouvé. Je l’ai lu à l’âge où l’on a déjà trop senti pour être facilement ému, et toujours le héros à l’habit bleu et à la culotte nankin a exercé sur moi la même séduction. J’ai raffolé de bien des héros de poèmes et de romans qui sont maintenant effacés de mon esprit comme les affections oubliées. Je puis avouer aujourd’hui que j’ai été dupe de bien des inventions de poète et rire d’anciennes admirations ; mais il n’en est pas ainsi pour Werther, et, toutes les fois que je reprends le récit de sa lamentable destinée, je sens renaître ma sympathie pour lui. J’éprouve même une recrudescence d’affection pareille à celle que l’on ressent au retour d’un ami absent depuis longues années et qu’on retrouve tel qu’on l’avait aimé autrefois. Non, Werther n’a rien perdu pour moi. J’ai eu avec lui une
récente entrevue, il est bien encore tel que je l’ai connu jadis : éloquent, romanesque, exalté, si fiévreux et pourtant si doux, si naïf et d’habitudes si simples et cependant d’une intelligence si subtile et si raffinée, si timide dans ses relations avec le monde et si hardi avec lui-même, si gauche dans ses manières et pourtant si gracieux. Sur son intéressant et mélancolique visage, l’étrangeté de ces contrastes répand quelque chose de douloureux. On sent qu’il voudrait vivre et qu’il ne le peut pas, qu’il ne le pourra pas. Pauvre Werther ! toute sa personne exprime d’une manière muette ces mots fiévreux qu’il laissa échapper dans sa dernière entrevue avec Charlotte : « Cela ne peut pas durer, non, cela ne se peut pas ! »
J’ai lutté contre mon affection pour lui et je me suis mainte fois reproché, comme un sentiment coupable, la sympathie qu’il m’inspirait. À l’âge où l’on se défie volontiers de son jugement, on me dit un jour que ce personnage était immoral et que sa fréquentation était dangereuse ; comme cet argument mérite considération, je fis tout au monde pour me persuader qu’il était vrai. J’appris à confondre Werther avec les héros de lord Byron, avec René et je ne sais quels autres personnages, tous pleins de désirs, plus criminels les uns que les autres, en quoi je lui faisais certainement tort. Le pauvre Werther, qui est la candeur même, n’a rien de commun avec ces personnages. Il est trop honnête pour s’être jamais complu dans des pensées incestueuses, trop bourgeois pour avoir jamais en la pensée d’attenter à la vie d’autrui. J’ai toujours été étonné de la filiation qu’on essayait d’établir entre Werther et les héros de Byron. Ce qui caractérise Werther, c’est l’impuissance d’agir, et ce qui caractérise les héros de Byron, c’est précisément l’action poussée jusqu’à ses dernières limites ; non seulement ils se tuent, mais ils tuent autrui, et quelquefois après l’avoir détroussé. De tels moyens d’action peuvent convenir peut-être aux aristocratiques Lara, Manfred, Conrad et tutti quanti ; mais ils ne sont pas à la portée de Werther, le jeune, timide et honnête bourgeois.
Comme mon admiration pour Werther a persisté en dépit de toutes les leçons de morale que j’ai lues à son sujet et de toutes les suppositions calomnieuses que j’avais inventées moi-même à son égard, je m’en suis demandé la cause, et j’ai fini par la trouver précisément dans la comparaison du roman de Goethe avec les poèmes de Byron. Les héros de Byron n’ont jamais plu qu’à mon imagination. Il m’est impossible de reconnaître en eux des types humains, ni même des types du temps présent ; je ne consentirai jamais à calomnier à ce point la nature humaine, ni même notre époque, qui n’a pas besoin qu’on la calomnie ; je ne puis voir dans les héros de Byron que des conceptions toutes personnelles, enfants d’une puissante nature devenue dépravée, mais conservant encore des restes de noblesse première et remplaçant au moins les vertus qu’elle n’a plus par la haine de la vulgarité. Dans Byron éclate en paroles enflammées le mépris des vices mesquins et de la vulgaire corruption sociale. Par malheur pour lui, il aime la dépravation, mais son âme est trop ardente pour se contenter de celle qui l’entoure, et il invente un monde baroque et impossible où ses désirs puissent trouver leur satisfaction. Qu’avez-vous à m’offrir ? dit Byron à la société ; d’ennuyeuses orgies, d’ignobles fourberies, de prosaïques adultères et des courtisanes médiocrement attrayantes. J’ai connu, j’ai senti, j’ai rêvé des choses beaucoup plus belles. Votre corruption ne me satisfait point. Chez vous, tout respire le mensonge, le calcul et les parfums rancis. Vous êtes avares, économes, rangés dans le vice, et vos passions les plus folles obéissent à je ne sais quels calculs de boutiquiers. Venez, je vais vous montrer un monde merveilleux, plein de péchés, mais exempt de souillures et de malpropretés. Là, des rivaux s’entre-tuent avec rage sous les frais rayons de l’aurore qui étincellent sur leurs épées, de sauvages amants mêlent leurs adieux au retentissement des cascades, ou échangent leurs serments au bord des précipices ; des barques de pirates fuient sur les flots illuminés par la pourpre du couchant. Là, la passion, le meurtre, le brigandage même sont nobles et séduisent par leur air de grandeur. On y tue, mais on n’y ment jamais. Tel est le caractère des héros de Byron ; ils n’appartiennent à aucune classe ni à aucun pays, et ne veulent rien dire, sinon que leur père, nature essentiellement aristocratique, trouve la société moderne beaucoup trop bourgeoise pour lui, qu’il souffre, non pas des douleurs de cette société, mais d’être lui-même condamné à y vivre, qu’il n’a que du mépris pour elle, et qu’il ne veut pas plus de ses vices que de ses vertus.
Les personnages de Byron sont donc des créations tout individuelles qui n’expriment rien que lord Byron lui-même. En faisant un effort d’esprit, je parviens à les comprendre, mais ils n’excitent en moi aucune sympathie ; il n’y a rien en eux qui corresponde à ma nature ; je ne les ai jamais connus, et j’espère bien ne les connaître jamais. Quant à Werther, nous l’avons connu, celui-là ; il est du même sang que nous, il appartient à la même classe sociale. Son père était un honnête bourgeois de notre voisinage ; sa mère et la nôtre étaient amies. Enfants, nous avons joué ensemble ; ensemble nous avons été élevés dans le même collège, ensemble nous avons passé la saison de l’adolescence. Je le connais donc depuis longues années ; je sais les causes de son ennui, car je les ai observées jour par jour. Son grand malheur, c’est d’avoir été éprouvé plutôt par des souffrances mesquines que par de grandes douleurs. Tracasseries de la destinée, circonstances déplaisantes, médiocrité de fortune et de condition, solitude forcée, légers froissements d’un susceptible amour-propre, petites souffrances incessamment renouvelées, petites humiliations durement senties, sourd mécontentement de la destinée et des hommes, dépendance impatiemment supportée, j’ai vu tous ces chagrins vulgaires ruiner comme des mites cet arbuste gracieux, sucer sa sève et piquer ses fleurs. N’est-ce pas que nous l’avons tous connu ? Nous savons quel dépit a imprimé sur son front cette ride imperceptible, et à quelle illusion déçue il doit cet air mélancolique. L’ambassadeur dont il nous parle l’a beaucoup tourmenté ; il a eu beaucoup à souffrir de ses emportements calculés, de ses sourires de fat satisfait, de ses froides réprimandes, de sa supériorité usurpée. Il ne pouvait s’empêcher de comparer sa nature à celle de son supérieur officiel, et de faire la réflexion que, s’il y avait inégalité entre elles, cette inégalité était à son avantage, et que lui, Werther, était le réel supérieur. Cette réflexion le torturait d’autant plus à chaque humiliation nouvelle, qu’il se rappelait avec quelle douceur, lui, le pauvre employé, traitait ses inférieurs, et qu’il osait à peine leur faire une observation lorsqu’ils avaient mal ciré ses bottes ou brossé ses habits. La brutalité des puissants, la froide cruauté mondaine blessaient toujours à coup sûr cette nature délicate et sensible à l’excès. Aucune piqûre, si légère qu’elle fût, ne manquait son effet. Aussi, lorsqu’éclata l’orage qui devait l’emporter, était-il mûr pour la mort. Il ne fallait qu’une occasion pour terminer ce martyre, et elle se présenta heureusement. Nous disons heureusement, et en effet concevez-vous Werther vieillissant au milieu de ces tracasseries et de ces ennuis, sa mélancolie poétique se changeant en humeur chagrine, Werther devenant aigre, grognon, insociable ? Il vaut mieux qu’il soit mort jeune, car il reste fixé dans notre souvenir avec son attitude juvénile, avec sa grâce et son éloquence, avant qu’aucun défaut trop prononcé nous ait appris à moins l’aimer et à parler de lui avec un sourire ironique. Un vieux Werther, quelle déplaisante image s’éveille en nous à ces mots ! Un vieux Werther ! cela ressemble presque à un paradoxe.
Oui, Werther est bien un type vrai et vivant. Il n’est pas vrai d’une vérité éternelle, comme les créations de tel autre grand poète ; mais il est vrai d’une vérité temporaire et relative. Il est un type de transition, et il ne cessera d’être vrai que lorsque la transition elle-même aura cessé.
Werther est un bourgeois, un enfant des classes moyennes. Avec lui commence dans la littérature une nouvelle série de héros ; il est le premier d’une longue liste de personnages nouveaux dont la littérature ancienne n’avait fait aucune mention. C’est lui qui met réellement fin à la littérature chevaleresque et aristocratique. Avec lui s’éteignent les sentiments du moyen âge ; avec lui, la vie moderne entre en scène. Il représente bien le moment précis où les classes moyennes, qui avaient croupi si longtemps dans des mœurs grossières et plébéiennes, qui pour toute littérature n’avaient eu si longtemps que d’obscènes fabliaux et des contes grivois, sont arrivées à cette culture d’esprit, à ce raffinement de pensée, à cette délicatesse de sentiments qui font l’orgueil et le charme de la vie. La vie bourgeoise prend, à partir de Werther, droit de cité dans la littérature. C’est encore à Goethe qu’on doit cette innovation, beaucoup plus qu’aux tentatives dramatiques de Diderot et de Lessing, beaucoup plus qu’à Jean-Jacques et à son Saint-Preux, personnage équivoque, fiévreux et bas, fier et servile, image de Jean-Jacques lui-même, et qui n’est pas, plus que les héros de Byron, un type général. Adieu maintenant pour toujours aux personnages et aux types d’autrefois ; adieu à ces passions et à ces sentiments dont le dernier accent expire avec le xviie siècle, et qui, de la féodalité au xviiie siècle, avaient régné sous des formes diverses, dans tous les pays de l’Europe ! Adieu à Tristram et à Yseult, à Chimène et au Cid, à Titus et à Bérénice, à Louis XIV et à Madame ! Charlotte et Werther, deux personnages très modestes, deux jeunes bourgeois, vont se faire une réputation qui égalera celle de tous ces chevaleresques et royaux amants ; ils vont exprimer des sentiments passionnés qui enflammeront des millions de cœurs5.
L’idéalité dans la passion et dans le sentiment, a délicatesse d’âme dans l’amour, la perception fine et subtile de la beauté morale, cette chose enviable qui éclate dans l’amour de Tristram et d’Yseult, de Roméo et de Juliette, et qui était le privilège bien réel des classes élevées par la féodalité, cette idéalité de sentiment, plus précieuse que la grandeur et les couronnes, ce cher Werther l’a conquise pour nous. Comme tout cet intérieur bourgeois décrit par Goethe est plein d’idéal ! L’ameublement est bien modeste, les personnages n’empruntent aucun éclat à leurs aïeux, leur condition ne leur sert pas de piédestal ; mais, aussitôt qu’ils parlent et qu’ils agissent, la noblesse des sentiments exprimés, l’élégance de l’allure et du geste, la profondeur de la passion, vous font demander si ce sont bien de simples bourgeois que vous contemplez. Les trois personnages de Werther sont également nobles. Quelle belle et remarquable nature est celle d’Albert : prudent, froid, réservé, indulgent, voyant d’un œil clair et net tout le péril de sa situation sans s’étonner ni s’emporter, et faisant face à tous les dangers au moyen de cette faculté si délicate et si rare, le tact ! Et Charlotte ! n’est-elle pas l’idéal de la femme bourgeoise ? La pauvre Charlotte est à l’antipode des sentiments chevaleresques et de la vie chevaleresque. Il y a et il doit y avoir une contradiction entre sa vie morale et sa vie matérielle. Ses désirs, ses passions, doivent rester chez elle à l’état latent. Intelligente, sensible, bien élevée, son unique devoir est de distribuer à ses petits frères les tartines beurrées et de compter la lessive. Ce devoir, elle l’accomplit sans dépit et sans croire qu’elle est capable de choses plus élevées. Elle peut pleurer sur les héroïnes de Goethe et de Schiller sans se croire le droit de sentir comme elles. Sa poitrine se soulèvera d’enthousiasme et son cœur débordera de tendresse aux sons de la musique de Mozart et de Haydn ; mais ces émotions fortes et dangereuses cesseront avec la magie des sons. Lorsqu’elle s’écriera : Oh ! Klopstock ! à la vue de l’arc-en-ciel, ne croyez pas que cette exclamation soit autre chose qu’une exclamation littéraire. La vie de Charlotte restera paisible et monotone comme un village de province, tandis que son esprit sera peuplé de sentiments, de passions et de rêves. Elle représente bien, la bonne Charlotte, cette invention des classes moyennes, la vertu des femmes, idéal essentiellement bourgeois, et dont aucune autre classe de la société ne s’est, à tout prendre, jamais beaucoup soucié.
Mais des trois personnages, le plus intéressant, c’est le plus malheureux, c’est Werther. Supposez que son amour contrarié n’existe point, qu’il n’ait jamais connu Charlotte, et la ◀tragédie▶ sera la même. Charlotte n’est dans sa vie qu’un accident qui sert à précipiter le dénouement ; voilà tout. Le fâcheux destin de Werther, c’est qu’il existe chez lui la même contradiction entre la condition et les sentiments que nous venons de remarquer chez Charlotte, et que moins heureux que sa bien-aimée, il ne lui est ni possible, ni même permis d’en réconcilier les termes ennemis. Werther pourra penser comme un prince, il ne sera jamais qu’un bourgeois ; il pourra sentir comme la nature la plus fine et la plus exquise, il ne sera jamais qu’un employé. Grâce à cette contradiction, l’action lui est interdite, et il devra rester forcément oisif. Comment agir en effet ? Pour cela, il lui faudrait une nature plus grossière et moins noble, il lui faudrait une nature capable, comme dit Shakespeare, de manger des crapauds et d’avaler des couleuvres. Ah ! s’il avait seulement un levain de bassesse, si léger qu’il fût, quel chemin il ferait dans le monde ! Malheureusement Werther en est absolument dépourvu. Pour agir, combien il lui faudrait nouer d’intrigues, accepter d’humiliations, faire de courbettes, débiter de mensonges, inventer de flatteries ! Werther est incapable de tout cela et il préfère rester oisif ; mais cette oisiveté forcée ne convient pas à sa nature fiévreuse qui a besoin du dérivatif de l’action. Il va donc se dévorer lui-même et se nourrir de son propre cœur. Werther a d’ailleurs commis un calcul faux et tout à fait irrémédiable : enfant d’un siècle nouveau, animé de sentiments nouveaux, dépourvu de tout préjugé, Werther a cru que tout le monde était aussi franchement dégagé que lui des superstitions du passé. Il n’a pas vu que l’ombre du passé s’étendait sur lui, absolument comme l’ombre du moyen âge s’étend sur Hamlet. Il pense comme un homme moderne, et il ne voit pas que le spectre de l’ancien régime le poursuit. À chaque pas qu’il va faire, il lui arrivera quelque mésaventure. Ici, il se heurtera contre une vieille ruine remplie de corbeaux effarouchés qui s’envoleront en croassant contre lui ; là, un fantôme se dressera sous ses pas et le regardera d’un air menaçant ; plus loin, un préjugé impitoyable, sous la forme de quelque ambassadeur ou de quelque ministre, lui adressera mille impertinences. Werther n’appartient plus à ce passé, mais il en souffre, et, malgré ses souffrances, il ne peut se résigner ni à l’accepter ni à lutter contre lui.
Werther souffre aussi de lui-même. Il sent tout ce qu’il y a d’imparfait et d’incomplet en lui, et cette pensée le tourmente. Il a un sentiment très vif de ses défauts et de ses ridicules, et il se reproche durement chacune de ses étourderies ou de ses faiblesses. Il n’a pas, comme tant d’autres, la ressource de pouvoir s’abuser sur son compte, car l’esprit d’analyse est chez lui très éveillé et lui tient toujours l’œil ouvert sur lui-même. Sa terrible imagination complique encore la douleur de cette situation, en lui présentant sans cesse des choses plus belles que celles que la réalité lui offre. Ses désirs ont des ailes, mais sa puissance d’action porte des chaînes. Son amour de la vie est énergique, car Werther aime la vie autant qu’on peut l’attendre d’une nature aussi riche, mais il ne peut en jouir. Toutes les choses de la terre se présentent à lui décolorées. Il n’aime plus rien que Charlotte ; c’est elle seule qui peut encore lui faire éprouver quelques-unes de ces émotions naïves et puissantes qu’il trouvait autrefois dans une promenade au fond des bois, dans la conversation d’un ami, dans la lecture de son Homère. S’il se résigne à ne plus aimer Charlotte, il devra se résigner aussi à ne plus rien aimer dans sa vie. Elle possède encore le secret magique qui peut faire battre son cœur. Si la magicienne disparaît, ce cœur se taira pour toujours. Terrible situation que celle-là ! Qui se résignerait à vivre comme un fantôme, sans espérance, sans illusion, sans amour et sans haine, avec les ombres d’un passé douloureux, à s’entretenir avec des souvenirs cruels sans espoir de renaître un jour à la vie ? Peut-être vaut-il mieux mourir. Werther se tue.
Le suicide de Werther n’est donc pas un suicide ordinaire ; ce n’est pas un de ces actes de folie inspirés par un égarement momentané ou une passion insensée : c’est un acte de froid calcul inspiré par la perception très nette de l’impossibilité de vivre plus longtemps dans le sens réel du mot. Oui, Werther pourrait continuer à vivre, si l’on entend par là déjeuner et dîner, dormir et bâiller, marcher ou parcourir d’un œil ennuyé les pages d’un livre qui ne dit plus rien à l’esprit ; mais si par vivre l’on entend aimer, sentir, s’émouvoir, désirer, Werther ne le peut plus. Lorsque quelqu’un d’entre nous a éprouvé quelque grande douleur, il peut trouver autour de lui des agents de consolation. La bonne nature
nous ouvre ses bras, nous berce et nous endort en nous chantant ses vagues complaintes de nourrice ; elle nous fait oublier nos douleurs à force de nous en entretenir, et, par une alchimie particulière et bienfaisante, transforme ces douleurs en joies radieuses et en souvenirs affectueux. Ces peines et ces chagrins, qui nous mordaient le cœur comme des lutins malicieux, deviennent nos bons anges. Sous ces influences bienfaisantes de la nature, s’ouvrent bientôt en nous de nouvelles sources, plus fécondes, plus larges, moins avares que les anciennes, et alors nos sentiments qui coulaient d’abord, semblables à de petits ruisseaux aux faibles murmures, capables de réfléchir à peine notre propre image, jaillissent comme des cascades à la voix sonore, ou roulent comme de beaux fleuves au cours tranquille, réfléchissant dans leurs claires ondes le paysage entier de leurs rives et le ciel qui les recouvre avec son lumineux soleil et ses myriades d’étoiles. Puis, à la magie de la nature s’ajoute la toute-puissance du temps, qui sait si bien cacher nos chagrins sous d’épaisses couches d’oubli et qui, sur les ruines de nos affections, sait faire germer et éclore tant de fleurs que nous n’espérions plus. L’étude est là aussi avec ses ressources sévères, et le travail, précepteur indulgent qui nous réprimande avec douceur malgré son aspect austère. Grâce à lui, nous pouvons nous oublier et nous distraire de nous-mêmes dans la contemplation des douleurs d’autrui et de la vie universelle. Puis enfin, si tout cela ne réussit pas, il reste encore pour quelques-uns la religion, avec
ses perspectives infinies et ses opiniâtres espérances. Mais pour Werther toutes ces sources de consolation sont desséchées. Pour lui, la nature est vide et décolorée, elle a été son premier amour, et, maintenant oubliée pour une passion ardente, elle se vengera en rivale dédaignée. Ses chansons enfantines, sa physionomie gracieuse ou sévère, mais toujours naïve, son innocence et sa paix, n’auront plus de charmes qui agissent sur Werther. L’étude n’a plus d’attrait pour lui, il a épuisé à peu près tout l’esprit de ses livres favoris, et il n’y trouve plus que des mots stériles. Il a eu assez à se plaindre de ses semblables pour ne pas essayer de chercher des consolations dans leur société, et quant à la religion, hélas ! Werther est un enfant du xviiie
siècle, il ne peut pas se donner le conseil qu’Hamlet donne à Ophelia :
Go to a nunnery !
Comment ce personnage ne serait-il pas intéressant ? Il est jeune, noble, bien doué, et il lui est défendu de vivre. Les malheurs de Werther ne sont pas imaginaires pour être en grande partie abstraits. Il y a d’autres situations intolérables qu’une mauvaise situation matérielle, Il y a des situations d’âme qui sont plus terribles que la gêne pécuniaire, qu’une vie précaire, que les angoisses même de la faim, par exemple celle-ci : être obligé de marcher seul, n’avoir aucun appui dans le passé ni dans le présent, être à la fois le levier et la masse, et se consumer en efforts désespérés pour soulever le poids de la destinée. C’est la situation de Werther, et n’est-ce pas beaucoup la nôtre à tous, enfants d’un siècle nouveau, sans tradition, sans passé, qui bégayons des paroles que nos pères ne comprennent plus, que nos aînés même ne comprennent pas toujours sans peine, qui sentons plus que nous n’agissons et dont les sentiments sont encore si nouveaux même pour nous, qu’ils nous étonnent souvent et nous effrayent ? Nous sommes en effet des êtres pour ainsi dire en croissance ; notre cœur et notre cerveau sont comme les habitations où est venu loger tout un peuple de pensées et de sentiments avec lesquels nous ne sommes pas encore familiers et qui sont pour nous-mêmes pleins de mystères. De là souvent le vague de notre langage et l’indécision de notre caractère. De là vient aussi la disproportion qui existe entre nos sentiments et l’expression que nous leur donnons. Le sentiment est vigoureux et profond, l’expression est incomplète et faible. Il y a chez nous tous, comme chez Werther, une contradiction entre notre vie intérieure et notre vie extérieure ; nos aspirations morales sont singulièrement hardies, élevées et nobles ; mais notre vie extérieure, nos manières et nos mœurs ont forcément quelque chose de vulgaire et de gauche qui causera toujours je ne sais quel dépit amer et quelle honte à une âme bien née. Oui, Werther, encore une fois, c’est bien nous, enfants des classes moyennes, avec nos habitudes d’esprit, notre tournure de pensée, notre excessif raffinement intellectuel, notre fatale intelligence des choses les plus subtiles et notre condition équivoque, flottante comme Délos, la patrie du dieu qui fit cesser sur la terre le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. En vérité, si nous écrivions notre histoire, nous pourrions tous inscrire en tête le titre du roman de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther. — Et, dites-moi, ces simples mots ne contiennent-ils pas pour vous tout un monde de rêveries autrement éloquentes que celles qu’éveillaient chez Mme de Staël les orangers du royaume de Grenade et les citronniers des rois maures ?
Je viens incidemment de nommer le dieu qui fit cesser le règne des Titans et inaugura le règne des hommes. Dans notre xixe siècle, le règne des Titans a aussi cessé pour toujours, et nous essayons d’inaugurer le règne des hommes. Ne nous y trompons pas cependant, cette société moderne qu’on se vante d’avoir établie n’existe pas en réalité, elle existe en nous, chez les quelques milliers d’hommes cultivés et moralisés qui foulent le sol de notre planète ; mais que de temps s’écoulera encore avant que cette abstraction soit devenue un fait, cet idéal une réalité, et combien de Werthers auront eu l’occasion de se suicider ! Oh ! quand je pense à la société moderne, je pense inévitablement à la position de Werther à la soirée du comte de G…, et je vois défiler devant lui Mme de S… et son époux, et leur grand oison de fille, le baron de F…, couvert de toute la défroque du couronnement de François Ier, et le ridicule J…, homme habile à unir les contraires et qui mêle dans tout son habillement le gothique à la mode la plus nouvelle. Pauvre Werther, qui n’as pour te défendre que beaucoup de noblesse dont on ne te tiendra pas compte et beaucoup de dédain dont tu ne pourras pas user ! Pauvre société moderne, assaillie d’ennemis, qui n’a pour te soutenir que la bonne volonté et le ferme espoir de quelques nobles cœurs ! L’une après l’autre se dressent contre toi des armées d’ennemis qui prétendent tous que tu leur appartiens et qui travaillent tous à te tuer en germe, souvent même en croyant te servir ; brillants escadrons de cavaliers, restaurateurs de l’art gothique et de la monarchie légendaire, importants parvenus bouffis de pédantisme, prolétaires socialistes, enfiévrés et impatients, saint-simonisme pratique, proclamant la prédominance absolue de l’industrie, et introduisant parmi nous la superstition mosaïque du fait, de la richesse, de la matière. Ah ! pauvre esprit moderne, pauvre Werther !
Pour toutes les raisons que je viens d’énumérer, je donnerai donc à toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe qui ne sont pas honteuses d’avoir une âme, et qui ont encore l’audace de le laisser voir, le conseil de ne jamais dire de mal du bon, gracieux, aimant, candide Werther ; de garder en secret à sa mémoire la sympathie qu’il mérite, et de le défendre bravement en public lorsqu’il sera méchamment attaqué. Âmes scrupuleuses et pieuses, ne craignez pas de vous charger de ce devoir ; on défend tous les jours bien des gens qui ne valent pas Werther, et on les défend à juste titre. Il ne faut jamais laisser attaquer les hommes qui, au milieu même de beaucoup de défauts, ont une vertu, quelle qu’elle soit. Faites donc pour Werther, ce que vous feriez volontiers pour des hommes plus dangereux qu’il ne le fut et ne le sera jamais : vous serez récompensés de votre bonne action, et son ombre vous remerciera en vous envoyant de beaux songes pleins de grâce, de mélancolie et d’amour qui dissiperont quelques-uns des préjugés qui vous restent et vous gagneront par sympathie à la cause que les âmes nobles essaient avec tant de peine depuis un siècle de faire triompher.
Pour moi, si je l’ai défendu, c’est par un goût tout particulier, qui n’a, je le crois, aucune raison puérile, goût fondé sur les qualités nobles et sérieuses qui sont l’apanage de Werther. Ce que j’aime en lui, ce n’est pas sa fièvre, c’est son tourment ; ce n’est pas sa susceptibilité, c’est sa délicatesse d’âme ; ce n’est pas son inertie passive, c’est cette fière indépendance qui lui fait préférer l’inaction à une action accomplie par des moyens honteux ; ce n’est pas sa sentimentalité rêveuse, c’est la véhémence et la profondeur de sa passion. Ce que j’aime, bien plus, ce que je respecte et ce que je salue chez ce jeune fou, amoureux d’une femme qui ne lui appartient pas et qui se débarrasse par le suicide d’une passion sans issue, c’est une âme ardente, ouverte, sympathique, et en dépit de sa fièvre et de sa sentimentalité indépendante, fière, mâle, incapable de se courber sous les fourches caudines du monde, incapable de rendre ses armes, que ses ennemis pourront s’ils le veulent venir prendre sur son cadavre, mais pas auparavant ni autrement. Voilà le vrai Werther que l’on découvre aisément sous le nuage de rêverie dont il s’enveloppe. C’est le personnage de la littérature moderne que j’aime le mieux ; il n’est pas le plus grand, mais il est le plus touchant. À vrai dire, dans la littérature des trois derniers siècles, il y a trois personnages qui m’inspirent à peu près une égale sympathie, le prince Hamlet, le gentilhomme Alceste et le bourgeois Werther. Tous les autres héros de drame ou de roman me touchent beaucoup moins et me paraissent tous un peu des Polonius ou des Philinte. Cependant, malgré toute ma sympathie pour le prince Hamlet et l’illustre Alceste, j’ai un penchant plus grand encore pour Werther, d’abord parce qu’il est plus récent et pour ainsi dire notre contemporain, ensuite parce qu’il est moins séparé de moi par le rang et la naissance. Il m’est plus familier, je le tutoie, j’ai joué aux barres avec lui dans mon enfance, et, à mesure qu’il a grandi, il m’a fait part de ses douleurs.
Un mot encore. Si par hasard dans les pages qui précèdent j’ai heurté les sentiments de quelques âmes sincères hostiles à Werther (il y en a beaucoup), je leur demande pardon de cette offense involontaire ; mais quant aux partisans d’une certaine morale conventionnelle, ennemie par cela même de la vraie morale, qui seraient tentés de répéter pour la millième fois le plaidoyer de Rousseau contre le
suicide ou de renouveler contre Werther les vieilles accusations connues, je leur dirai que Werther leur a répondu d’avance le jour de cette immortelle entrevue avec Charlotte, alors qu’il parcourait d’un pas convulsif l’appartement de sa bien-aimée : « On pourrait imprimer cela, Charlotte, et le recommander à tous les instituteurs. »
IV. — Wilhelm Meister
I. Difficultés de l’interprétation de « Wilhelm Meister ».
Goethe, dans une de ses conversations avec Eckermann, nous a prévenus lui-même loyalement du danger qu’il y aurait à vouloir fouiller trop profondément les arcanes de sa pensée et les mystères de ses conceptions. « Les lettres que Schiller m’a écrites sur Wilhelm Meister, disait-il, contiennent des vues et des idées de la plus haute importance ; mais cet ouvrage est au nombre des productions qui échappent à toute mesure ; moi-même, je n’en ai pas la clef. On y cherche un point central ; or il est difficile qu’il y en ait un, et même cela ne serait pas bon. Une existence riche et variée qui se déroulerait devant nos yeux serait aussi un tout, un ensemble, une œuvre naturelle, sans aucune tendance exprimée, car une tendance n’est pas quelque chose de réel, ce n’est qu’une conception de notre esprit. »
Il en est en effet d’une grande œuvre d’art comme
des productions de la nature : la vie envahissante recouvre bientôt les principes sur lesquels cette œuvre repose, la végétation de la pensée met à néant la semence première, la forme prend possession de l’idée, la recouvre et la voile, et l’artiste lui-même, entraîné par cette tyrannie de la vie, perd de vue son point de départ et ne le reconnaît plus dans les résultats de son travail. Il pourrait presque dire en face de sa propre œuvre ce que disait l’architecte sir Christophe Wren en face de je ne sais quelle église gothique d’Angleterre : « Je vous en bâtirai une semblable, si vous pouvez me découvrir où la première pierre a été posée. »
Où la première pierre a-t-elle été posée ? Il l’a oublié ; ce qui est certain, c’est qu’un merveilleux édifice s’est élevé avec son chœur mystérieux, son jubé, ses vitraux peints et sa rosace en pierre brodée. D’où qu’il soit sorti, l’édifice est là, devant nos yeux, attestant son existence par l’admiration qu’il nous inspire et par la curiosité même qui nous pousse à chercher sur quels fondements il repose.
Il semble à beaucoup de gens, surtout en France, que l’artiste et l’écrivain doivent être aussi pleinement maîtres de leur pensée qu’un habile cavalier est maître de son cheval, qu’ils peuvent la mener à leur gré et lui faire exécuter toutes les voltiges qu’il leur plaît, que les plus grandes œuvres d’art sont celles où l’artiste est resté jusqu’à la fin fidèle à son point de départ, où sa pensée s’est développée avec la rigueur d’un syllogisme et où l’on retrouve ses prémisses dans ses conclusions. Cette opinion cependant a le grand tort d’assimiler les œuvres de l’art aux œuvres de la dialectique et de la logique. Un traité de morale, un sermon, un discours politique peuvent et doivent présenter cet enchaînement artificiel de pensées ; mais la nature ne connaît pas ces liens rigoureux et étroits, et l’art est fils de la nature. L’opinion vraie en telle matière est donc l’opinion contraire à celle qui domine encore aujourd’hui. Le véritable artiste est presque toujours involontairement infidèle à sa pensée première ; il fait autre chose que ce qu’il voulait faire, ou il fait autrement qu’il ne voulait faire. Sa conception, d’abord précise et limitée comme une figure géométrique, brise bientôt ces lignes rigides et prend un caractère indéfini et indéterminé. Elle l’entraîne là où il n’avait jamais compté aller ; elle se montre à lui sous un visage nouveau, elle lui révèle, à sa grande surprise, qu’il ne savait pas quelle elle était et ce quelle pouvait donner lorsqu’il l’a adoptée. Peu à peu, elle s’est transformée ; elle est la même, et pourtant elle est autre. Il est vraiment curieux de voir comment à l’origine les plus grandes conceptions de l’art sont voisines du lieu commun le plus banal : elles en sont si voisines qu’elles ne dépassent pas la portée de l’intelligence la plus vulgaire, et que le premier venu pourrait les comprendre sous cette première forme ; mais, lorsqu’une fois elles sont complètement traduites par l’art, l’intelligence la plus profonde ne suffirait plus pour en épuiser les significations multiples. Si l’on y regardait bien, on verrait que l’ambition de l’homme de génie est d’ordinaire des plus modestes : il veut tout simplement prononcer sur un sujet donné quelques paroles de bon sens, mais la nature est ambitieuse pour lui et lui révèle des richesses morales auxquelles il n’avait pas songé. Prenons un exemple à jamais mémorable, un des plus beaux livres des temps modernes, le Don Quichotte. Il a été longtemps admis que Cervantes avait voulu faire tout simplement la satire des romans de chevalerie. Voilà un bien maigre point de départ, et on peut dire en toute vérité que, si telle a été la pensée de Cervantes, son œuvre est trop magnifique pour un but après tout aussi mesquin. Et cependant je crois bien que cette pensée fut à l’origine le vrai et unique point de départ de Cervantes ; seulement, chemin faisant, elle s’est métamorphosée, les mésaventures du fou ridicule ont fait place aux infortunes d’un chevalier déclassé venu au monde à une époque où il n’y a plus de chevalerie, et, grandissant toujours à mesure qu’on l’observe mieux, ce chevalier déclassé est devenu le représentant de l’enthousiasme et le patron des âmes idéales. De là la différence si tranchée qui sépare les deux parties du Don Quichotte, différence qui pourtant n’a pas créé de contradiction. La conception de Cervantes, en se révélant à lui par de lentes et successives évolutions, a respecté l’harmonie de son œuvre. Aucune des parties n’y donne de démenti à l’autre, si bien qu’on peut dire que Cervantes a fait exactement ce qu’il voulait faire d’abord, tout en faisant une tout autre chose. Un illustre homme d’action disait que l’on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va ; l’artiste et le poète ne pourraient-ils pas, mieux encore que l’homme d’action, faire un pareil aveu ?
Voilà la première leçon ou, pour mieux dire, la préface des leçons nombreuses que nous pouvons tirer du Wilhelm Meister de Goethe. Avant même que nous l’ayons abordé directement, il nous révèle que l’inconscience de l’artiste est la première et la plus indispensable des conditions de toute grande œuvre d’art ; il nous prévient que nous ne devons pas mesurer avec trop de précision la pensée de l’auteur, et il nous instruit déjà en nous recommandant la prudence. Ainsi l’homme le plus maître de sa pensée qui ait jamais été nous déclare qu’il ne peut répondre de n’avoir pas succombé à son insu à cette inconscience de l’artiste et du poète qui semble une des lois mêmes du génie. Il ne nous est pas prouvé en effet qu’il n’ait pas suivi un autre plan que celui qu’il s’était tracé, et que sa conception ne se soit pas métamorphosée progressivement. Il ne nous est pas prouvé qu’il n’ait pas voulu d’abord faire punir le téméraire Wilhelm Meister par la nature, au lieu de le faire instruire, corriger et ennoblir par elle. S’il y a une idée qui domine dans le livre, c’est que la route choisie au début par le héros est absolument fausse et ne peut le conduire que dans des fondrières de plus en plus dangereuses. Goethe blâme ouvertement la tentative de son héros ; selon lui, Wilhelm, en sa qualité d’enfant des classes moyennes, est coupable de chercher cette harmonie, ce parfait équilibre de son être qui semble n’appartenir de droit qu’aux classes nobles, au lieu de s’enfermer dans une spécialité pratique et de s’y fortifier comme dans une citadelle, ce qui est le devoir de tout bourgeois. Cependant ce Wilhelm si ouvertement blâmé finit par arracher l’approbation de Goethe. Il semble qu’il ait éprouvé pour son héros le même sentiment que Cervantes pour le sien. Chemin faisant, il a de même changé d’opinion à son égard ; sans renoncer à sa première idée, il a incliné du côté du héros qu’il avait créé, si bien que les conclusions du livre relativement à Wilhelm semblent être celles-ci : « Mon héros a triomphé là où il aurait dû échouer, mais il méritait de réussir. Les entreprises semblables à la sienne seront toujours téméraires et dangereuses ; cependant il sera toujours noble de les avoir tentées. » La pensée de Goethe a donc aussi ses oscillations, et le lecteur par conséquent doit se tenir en garde contre toute interprétation trop absolue et tout jugement qui serait trop d’une seule pièce. Une grande œuvre est un produit libre de la vie, et son interprétation doit être libre comme elle.
L’intelligence merveilleusement compréhensive et conciliatrice que Goethe a déployée dans le Wilhelm Meister fait de cette œuvre une mine inépuisable d’explications arbitraires et d’hypothèses fantasques pour la critique imaginative. On peut y découvrir cent opinions qui sont restées chez Goethe à l’état d’intention ou à l’état de nuance : aussi est-ce un des livres qui se prêtent le mieux à une interprétation fausse ou calomnieuse de l’esprit de l’auteur. Il s’y trouve telle pensée qui, poussée logiquement, conduirait à des conséquences que Goethe aurait réprouvées. La pensée s’y trouve, voilà qui est certain ; mais il serait téméraire d’affirmer qu’il l’acceptait dans toute sa mesure. Les idées dans Goethe ne se développent pas solitairement, mais simultanément, de telle sorte qu’aucune n’existe jamais sans son contrepoids et son contraire, et que de ce développement simultané naît cet équilibre parfait qui s’appelle l’harmonie. Harmonie d’une délicatesse singulière et qu’il faut craindre de détruire en poussant quelques-unes de ces idées plus loin que Goethe ne voulait les mener ! La brutalité de la logique ordinaire n’est donc pas de mise dans l’étude et l’examen d’une telle œuvre, et il y faut porter au contraire de la discrétion, du respect et de la prudence. Combien il est facile de renverser cet équilibre et de faire pencher du côté de nos opinions particulières l’exacte balance des idées du maître ! À certaines pages, on pourrait prendre le livre pour une apologie de la liberté humaine et de la souveraineté individuelle, s’il ne semblait pencher dans les pages suivantes du côté de la fatalité et de la souveraineté de la nature. Ses conclusions seront épicuriennes si vous le voulez, stoïciennes si vous le voulez encore, mystiques même si vous avez un penchant prononcé pour le mysticisme. En règle générale, Goethe croit à l’expérience comme base de la morale et à l’affranchissement de l’homme par la nature ; cependant il montre, dans le plus long chapitre de Wilhelm Meister, comment l’idée vivante du Dieu chrétien, en prenant progressivement possession d’une âme pieuse, arrive à la délivrer de toute sujétion. La recommandation principale de Goethe, celle qui revient à chaque page du livre et sous toutes les formes, c’est de vivre et de songer à vivre, et pourtant, lorsque la mystérieuse société de Lothaire et de l’abbé a déclaré Wilhelm affranchi par la nature, que lui impose-t-elle, sinon le renoncement de soi, le sacrifice de son individualité au profit de l’ordre général ? Ainsi notre liberté n’arrive à son point culminant que pour se détruire, et l’homme ne cherche la sagesse que pour apprendre à s’oublier. Les conclusions du livre semblent donc démentir ses prémisses.
Dans aucune de ses œuvres, Goethe n’a appliqué d’une manière plus complète sa vaste et complexe méthode. On sait en effet qu’il déclarait qu’il avait besoin de tous les systèmes pour expliquer sa pensée, et qu’il n’aurait pu se passer d’un seul. Panthéiste dans l’observation de la nature, parce que l’unité est le principe et la fin de la science et que le panthéisme est d’ailleurs la seule doctrine qui laisse à la nature sa vie et sa poésie, polythéiste dans l’art, parce que l’art a besoin de limites et se compose de démembrements de la vérité, il était dualiste et monothéiste dans la partie de la morale qui regarde la société générale, et tour à tour chrétien ou empirique dans la partie de la morale qui regarde l’individu. Tel système qu’il proscrivait absolument d’une province, il l’acceptait dans une autre, comme par exemple cette méthode si célèbre et si longtemps triomphante des causes finales qu’il repoussait de la science et qu’il acceptait comme utile et même comme vraie dans la sphère du pur sentiment religieux. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est que cet emploi des systèmes et des méthodes les plus contraires n’aboutissait pas chez lui à un éclectisme ou à un syncrétisme. Il ne prenait pas de chaque système ce qui lui convenait, comme l’éclectique, en rejetant les autres parties ; non, il savait qu’un système est un tout harmonieux qui ne peut être scindé, et il l’acceptait et l’appliquait tout entier. Il n’essayait pas davantage de cet amalgame qu’on appelle syncrétisme, car chacun de ces systèmes n’était valable, selon lui, que pour un certain ordre de vérités et non pour un certain autre. Les divers systèmes n’étaient donc pas pour lui des expressions de la vérité, mais ils constituaient une échelle de méthodes toutes excellentes pour atteindre le vrai et le rendre sensible aux hommes. Avec quelle sagesse le maître emploie tour à tour ces divers systèmes transformés en méthodes, avec quel sentiment exact de la valeur et de la mesure, avec quel tact délicat du point où l’un ou l’autre cesse d’être applicable, c’est ce que savent tous ceux qui l’ont lu avec le respect et l’attention qu’il réclame. Comment a-t-il réussi à rendre obéissantes toutes ces opinions contradictoires, d’ordinaire récalcitrantes et tyranniques ? Par quel art a-t-il dompté toutes ces forces intellectuelles, de manière à en faire les serviteurs dociles de son esprit ? Cela est le secret de son génie et du long effort de sa vie, et ne s’est vu que cette seule fois dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Tous les systèmes de morale sociale et de morale individuelle se rencontrent donc à la fois dans le Wilhelm Meister ; mais ils ne sont les uns et les autres que les instruments et les outils de la pensée de l’auteur, et il n’en est aucun qui pourrait élever la prétention d’être l’exact interprète de cette pensée souveraine. De là une nouvelle difficulté pour le commentateur ; il lui est interdit de choisir entre ces divers systèmes de morale, puisque le maître n’a montré de préférence marquée pour aucun.
Pour toute sorte de raisons, il sera donc sage de résister à la dangereuse tentation qui pousserait à interroger d’une manière trop pressante les détails et les épisodes particuliers du livre, et de s’en tenir à son ensemble et aux conclusions qui en sortent tout naturellement. Une des singularités du Wilhelm Meister, c’est que les détails en sont aussi inquiétants et aussi irritants que les conclusions en sont sages, rassurantes et calmantes. Tenons-nous-en donc à ces conclusions et à ces leçons générales ; la matière est encore assez vaste pour qu’il soit difficile de l’épuiser en quelques pages.
II. Esthétique de « Wilhelm Meister ».
La composition littéraire de ce livre est de la plus grande importance. Un jour que Mme de Staël interrogeait le philosophe Fichte sur sa morale, il répondit très justement : « Prenez ma métaphysique, et vous saurez quelle est ma morale. »
Il en est ainsi pour Goethe : quiconque veut connaître sa morale doit avant tout connaître son esthétique, car l’une dépend de l’autre. Cela est vrai de toutes ses œuvres en général, mais cela n’est vrai d’aucune autant que de Wilhelm Meister. C’est là qu’il s’est le plus clairement et le plus crûment dévoilé. Partout ailleurs, le choix habile de ses sujets et la perfection de son art ont dissimulé ses véritables principes et ont donné le change à ses lecteurs sur ce qu’il pensait réellement ; mais là il étale ces principes avec une indifférence impérieuse et une sorte de cynisme souverain. Aussi le livre fit-il scandale à son apparition, même parmi les admirateurs les plus fervents de Goethe. Ils refusèrent d’y reconnaître l’auteur de tant d’œuvres
admirées pour leur perfection et leur pureté ; c’était pourtant le même : seulement tout masque était tombé, et le vrai visage se montrait pleinement à découvert pour la première fois.
Quelle est donc cette terrible esthétique ? J’étonnerai peut-être encore bien des personnes en disant que Goethe était un grand contempteur de ce que nous appelons l’idéal, et qu’il resta toute sa vie, depuis les jours où il écrivit Werther, dans l’enthousiasme de ses jeunes années, jusqu’à ceux où il écrivit le second Faust au milieu des glaces de l’âge, un amant fidèle et loyal de la réalité. La réalité, scrupuleusement, amoureusement, religieusement interrogée, fut sa muse et son inspiratrice. Courtisan respectueux et discret dans le domaine de l’art comme dans celui de la vie, il acceptait avec déférence toutes les traditions d’académie et d’école ; mais, ce devoir de politesse une fois rempli, il déposait paisiblement ces traditions dans les recoins les plus obscurs de son intelligence et ne demandait de leçons et de conseils qu’à son expérience et à ses souvenirs personnels. Il était convaincu que toute tentative poétique est vaine lorsqu’elle n’a pas ses racines dans la vie présente de l’artiste ou qu’elle ne se rapporte pas à quelque circonstance de son passé. Toute poésie, pour être éternelle ou seulement pour mériter de vivre, devait avoir son origine dans un moment du temps et dans un coin du monde extérieur, et non sortir de l’effort laborieux et abstrait d’une intelligence solitaire. Tout artiste véritable devait pour ainsi dire recommencer l’histoire de l’art dans sa personne et se servir des mêmes éléments dont s’était servi le premier artiste ou le premier poète. Or où donc ces éléments avaient-ils été pris, sinon dans la réalité la plus humble et même la plus vulgaire ? Un peu de boue et de cendre animé par le souffle de l’esprit, voilà l’origine de tout art. D’où était sortie par exemple cette littérature héroïque de la Grèce, si justement classique, si justement offerte à l’admiration de chaque génération nouvelle ? Des crimes, des vices et des brutalités de quelques sauvages familles primitives. Un inceste monstrueux, un adultère, un parricide, une vengeance de barbare anthropophage, voilà les éléments nobles et délicats qui se sont transformés en œuvres héroïques. Le modèle le plus parfait de l’idéal classique a été créé avec ce limon primitif. Rien ne remplace cette communication première avec la réalité. La tradition est excellente et peut nous apprendre beaucoup, si nous savons l’interroger comme elle doit être interrogée ; mais elle a deux défauts : le premier, c’est que sa tendance est de nous éloigner de la source de l’art, au lieu de nous en rapprocher ; le second, c’est qu’elle ne présente à l’artiste que les produits de l’art, au lieu de lui présenter les éléments de la nature ; ou, si vous aimez mieux, elle lui présente non pas la nature vraie, mais une nature de seconde main, celle qui a été déjà transformée par les artistes antérieurs. Elle lui donne des modèles à imiter, plutôt que des matériaux à mettre en œuvre.
L’idéal ! voilà le mot peut-être dont les hommes ont le plus usé depuis un demi-siècle, sans chercher à se rendre compte de ce qu’ils entendent par là. Ils approuvent ou condamnent les œuvres littéraires de la manière la plus arbitraire en vertu de ce mot, dont ils seraient souvent fort embarrassés de donner une définition. Il est vraiment curieux de remarquer combien il est facile à un artiste ou à un poète de créer une illusion qui leur arrache cette louange et de leur faire déclarer idéale une œuvre qui est prise dans la réalité la plus concrète. Le choix habile du sujet y suffit, ou encore la perfection du travail. Qu’une figure prise dans la nature soit menée à perfection, les amateurs et les dilettanti la déclareront idéale ; qu’un artiste ou un poète choisisse un sujet consacré par la religion et la tradition et le ramène habilement aux conditions de la réalité, l’œuvre protégée par l’étiquette de ce sujet échappera au reproche de vulgarité. Personne n’a mieux connu que Goethe cette magie par laquelle on crée l’illusion de l’idéal ; il a passé toute sa vie à transporter dans le royaume du plus grand art les réalités les plus humbles. Lui qui avait eu la puissance de se faire proclamer le maître classique par excellence, lui devant qui les pédants les plus revêches avaient dû se prosterner comme devant un dieu antique ressuscité, il a dû sourire bien des fois des fausses opinions par lesquelles les hommes sont gouvernés, il a dû bien des fois être tenté de leur dire : Ce que je vous fais applaudir, c’est cela même que vos préjugés d’école vous font considérer comme indigne de l’art ; ces personnages qui arrachent votre admiration et vos larmes, c’est votre fille et votre frère, votre voisine et votre ami.
Goethe accepte donc la réalité non seulement comme la matière indispensable à l’artiste pour que son œuvre ait un corps, mais comme le germe et le principe de toute beauté, de toute noblesse et de toute vertu. Pour lui, l’idéal est non pas le contraire, mais l’épanouissement de la réalité : il sort de la réalité comme la fleur sort de la plante, pour la couronner, ou comme le gazon sort de la terre, pour jeter un manteau vert sur sa nudité. L’idéal tel que Goethe le comprend n’est pas autre chose que le résultat des forces de la nature et de l’esprit sur la matière et sur l’âme de l’homme. Une chose est toujours poétique lorsqu’elle est arrivée à son entier développement sous l’action de ces forces toutes-puissantes. Il n’y a de personnages vulgaires que ceux que la vie n’agite pas ou n’a pas encore touchés, car les grandes forces morales du monde possèdent le même privilège que le fatum antique, celui d’ennoblir ceux qu’elles prennent pour victimes ou pour interprètes. Il ne vous appartient pas de déclarer que tel personnage est vulgaire, si la passion, la douleur et la tendresse qui l’ont visité déclarent le contraire. Prenons un exemple. Parmi les personnages de Goethe, il n’en est pas de plus familier à l’imagination de la foule que le personnage de Marguerite. C’est l’héroïne favorite de tout lecteur de Faust, le type de prédilection, l’enfant gâté des plus sévères amants de l’idéal. Certes ce n’est pas à elle qu’on ménage les épithètes flatteuses et poétiques. Regardez bien cependant au fond de son histoire : qu’est-ce autre chose qu’une histoire d’occurrence journalière, et si vulgaire qu’on ne sait comment la raconter sans brutalité ? Une pauvre fille du peuple séduite et abandonnée met au monde un enfant, le tue pour cacher son déshonneur et se voit condamnée à mort pour ce crime. Voilà qui est aussi peu idéal que possible ; mais cette réalité fangeuse et sanglante s’épanouit sous l’action des forces morales qui ont fait leur proie de Marguerite. Comment cette histoire serait-elle vulgaire lorsque nous voyons le démon peser de tout son poids sur cette pauvre âme que cherchent à lui arracher la piété et l’amour ? La réalité n’est donc antipoétique que pour celui qui ne sait pas qu’elle contient toujours, soit latente, soit active, une force morale divine ou diabolique ; mais celui qui connaît ce secret n’a plus envie de se détourner de cette source féconde pour suivre les pauvres chimères sans corps enfantées laborieusement par son imagination.
Tous les personnages les plus vrais, les plus sympathiques, les mieux réussis en un mot des œuvres de Goethe sont pris comme Marguerite dans la réalité la plus modeste et quelquefois la plus basse. Élargissant à l’infini le sens du fameux vers d’André Chénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,
Goethe fait des types classiques avec des bourgeois et des gens du peuple. Que sont donc ce Werther et cette Charlotte si célèbres qui ont ému tous les cœurs et conquis leur place à côté des plus illustres amants de l’ancienne littérature chevaleresque ? Deux jeunes bourgeois à qui Goethe a donné pour l’éternité le pouvoir de représenter les passions et les égarements d’une certaine période de la jeunesse, ainsi qu’il le faisait remarquer lui-même avec une juste estime pour son œuvre. Qu’est-ce au fond que leur histoire, sinon l’histoire très ordinaire d’une jeune bourgeoise qui se désole d’être obligée d’être vertueuse et d’un jeune bourgeois qui se désespère de ne pouvoir être coupable ? Mais, tant qu’il y aura des cœurs de vingt-cinq ans assez engagés déjà dans la vie pour comprendre l’importance sacrée des lois sociales et encore assez près de l’adolescence pour ressentir avec une impatience fiévreuse les entraves que ces lois apportent à leur liberté ou à leur passion, leur histoire restera vraie. Qu’est-ce que cette Claire si sympathique du drame d’Egmont, sinon une simple grisette qui professe pour le noble comte juste les mêmes sentiments que vous pourrez observer chaque jour chez la première grisette venue pour un jeune amant d’une condition supérieure à la sienne ? L’éblouissement causé par la splendeur du rang, voilà le principe de l’amour de Claire pour Egmont ; mais ce sentiment, d’ordre assez peu élevé, suffit pour mettre en jeu son âme entière, et si violent est son effort pour aimer au-dessus d’elle, qu’il l’arrache à sa condition, où elle ne redescendra plus. Voilà l’aimable grisette devenue classique par la force de son désir ! Il semble quelquefois, en lisant Goethe, qu’on assiste à l’origine d’une nouvelle aristocratie de l’idéal. Ses personnages sont les premiers de leur famille. Poétiques par droit de nature, prosaïques par fatalité de naissance et de condition, ils apparaissent devant nous avec leur mélange de noblesse innée et de robuste solidité bourgeoise ou populaire. Personne des leurs ne fut poétique avant eux, leur valeur intrinsèque seule a tout fait pour eux. Vrais fondateurs, il ne leur fut rien légué, et c’est eux au contraire qui légueront leur noblesse à la longue lignée de personnages qui leur succédera.
Dans la plupart de ses œuvres cependant, Goethe a introduit cette réalité avec mesure et ménagement ; mais dans Wilhelm Meister elle opère une véritable invasion, si bien qu’on pourrait tirer du livre cette conclusion morale très pratique, mais de délicate application : les gens bien nés et bien doués doivent apprendre à vivre au milieu de la mauvaise compagnie, savoir s’y plaire au besoin et tirer profit de ce qu’ils y voient et de ce qu’ils y entendent pour leur perfectionnement individuel. Quelle société ! Jamais, depuis qu’Apollon fut contraint de garder les troupeaux d’Admète, les muses n’avaient entretenu commerce avec pareilles créatures. Les coulisses ont fourni leur peuple, les comptoirs ont député leurs sages, et, pour représenter dignement l’idéal, les petites maisons et les baraques foraines ont laissé échapper leurs hôtes. La réalité la plus crue s’étale devant nous avec ses misères, ses amertumes, ses joies sensuelles et bruyantes. C’est dans cette société que l’enthousiaste Wilhelm doit voyager à la poursuite de l’art, de la sagesse et du bonheur. À côté de cette société Goethe, il est vrai, en a placé une seconde de nature plus noble dont les personnages sont chargés d’initier Wilhelm à une vie nouvelle ; mais les personnages de cette société, Jarno, Lothaire, l’abbé, n’ont jamais cherché le vrai et le beau en dehors ou au-delà de la réalité. Tous ils marchent les yeux baissés vers la terre, attentifs à des soins de ménage ou de culture. La noblesse de ces hommes consiste dans leur parfaite prudence, dans la justice avec laquelle ils gouvernent le coin de terre qu’ils possèdent, dans la destination utile qu’ils ont su donner à leur vie. Le charme des femmes consiste dans leurs vertus pratiques innées et dans la bonne grâce qui ne leur manque jamais pour accepter et accomplir les fonctions auxquelles leurs instincts les appellent. Cette jeune Thérèse est née ménagère, cette jeune comtesse Nathalie est née sœur de charité. Voilà qui est bien peu romanesque, sans doute. Cependant ces instincts terrestres ne pourraient-ils pas s’épanouir en vertus poétiques ? Le bien contient en germe l’utile ; mais l’inverse ne serait-il pas vrai aussi, et de l’utile le beau et le bien ne pourraient-ils sortir ? Le point de départ de tous ces personnages, c’est donc l’utile et le réel. Un philosophe antique comparaît l’homme à un arbre dont la tête serait la racine et qui croîtrait de haut en bas au lieu de croître de bas en haut, voulant faire entendre par là que l’origine de l’homme est céleste. Les racines des personnages de Wilhelm Meister sont au contraire fixées dans la terre ; c’est en elle qu’ils puisent la sève morale qui éclate en actes généreux et en belles maximes.
L’idéal et la poésie sont toutefois représentés dans ce livre par deux personnages : le harpiste et Mignon ; du moins ces deux figures sont les seules que les habitudes contractées par notre imagination et pour ainsi dire les mœurs contractées par notre goût littéraire nous permettent d’appeler poétiques. Nous éloignent-elles beaucoup de la réalité ? Non ; au contraire, elles nous en rapprochent en un sens peut-être plus que toutes les autres. Il semble que Goethe ait voulu montrer par cet exemple combien l’idéal pouvait être acquis à meilleur compte que nous ne le pensons. La plupart des poètes font des efforts extraordinaires pour le conquérir : ils fouillent les terres et les mers, interrogent les oracles du passé, inventent des îles inconnues et des combinaisons fantastiques, et tout cela souvent sans grand résultat. Goethe n’a pas besoin d’aller si loin pour trouver l’idéal : à l’instar de Wilhelm, il le ramasse sur la grande route ou l’achète à une foire de village. Une petite créature équivoque et bizarre élevée parmi des saltimbanques, un vieux vagabond mélomane autour duquel on flaire une vague odeur de crime, suffisent pour ouvrir à l’imagination l’empire des rêves. C’est le hasard qui a mis ces deux créatures dans les mains de Wilhelm ; mais ce hasard est si peu extraordinaire que pareille fortune pourrait échoir au premier venu, et qu’il n’est aucun de nous qui n’ait eu peut-être dix fois l’occasion de faire l’emplette de l’idéal à aussi bon marché.
Et pourtant, quoiqu’il soit ramassé au milieu des fanges du chemin et parmi les broussailles les plus sauvages de la vie réelle, c’est bien ce que nous appelons l’idéal poétique ; on le reconnaît à son impuissance à se conformer aux exigences normales de la vie. L’idéal sort de la réalité ; mais, une fois qu’il en est sorti, il ne peut plus y rentrer, de même que la fleur ne peut plus rentrer dans la tige sur laquelle elle s’est épanouie. Mignon et le harpiste, l’un par instinct, l’autre par fatalité, ne peuvent vivre que d’une manière poétique. Mignon est un enfant qui n’a d’intelligence que par la poésie et la passion ; son état d’âme normal est poétique, en ce sens qu’il est toujours occupé par un sentiment extrême ; elle craint, elle pressent, elle regrette, elle désire, ou s’abandonne à l’heure présente avec une joie folle. Taciturne et silencieuse dans les occupations ordinaires de la vie, une âme extraordinaire éclate en elle au contraire dans toutes les occasions qui exigent une dépense de sève poétique, lorsqu’elle chante, lorsqu’elle danse, lorsqu’elle presse son ami dans ses bras. La douleur, qui, trop prolongée, finit par apporter la mort aux autres hommes, est au contraire l’élément vital du harpiste vagabond. Elle a créé en lui un état d’âme qui est devenu constant et sans lequel le malheureux ne pourrait plus vivre. Comme cet état est excessif, il est nécessairement poétique ; le harpiste ne vit donc que de poésie. La souffrance lui a donné l’inspiration, le don de l’harmonie, le pouvoir de l’expression ; qu’on l’en délivre, il ne restera plus qu’un maniaque qui, comprenant seul l’irréparable tort qu’on lui fait, se hâtera de mettre fin à ses jours. Mignon et le harpiste symbolisent une vérité esthétique des plus importantes, qu’on peut résumer dans cette formule : la réalité seule a le pouvoir de créer la poésie ; mais elle ne peut la ressaisir une fois qu’elle l’a créée, et, quoique leur parenté soit aussi étroite que celle d’une mère et d’une fille, leur séparation est cependant absolue et irrévocable. Cette vérité nous est démontrée par ces deux exemples non seulement moralement, mais scientifiquement, physiologiquement pour ainsi dire.
Ces deux personnages ont en outre une importance historique. En face de la réalité contemporaine qui remplit tout le roman, ils représentent l’ancien idéal, la poésie du vieux monde en train de disparaître. Ces deux vagabonds sont les seuls liens qui rattachent les autres personnages au passé et à la tradition. En eux, nous contemplons le romantisme du moyen âge déclassé, déchu, dans les affres de l’agonie, dans les mélancolies ou les désespoirs du suprême adieu. La poésie rêveuse, imaginative, la poésie qui ne vivait que d’âme et de passion, celle du visionnaire, de l’extatique, dit avec eux son dernier mot et exhale son dernier souffle. Heureusement, dans ce monde renouvelé, il restait encore un enthousiaste, un déclassé volontaire, pour les recueillir et les héberger ; mais que ce jeune Wilhelm eût laissé sa vie suivre son cours normal au lieu de la faire dévier par inexpérience, et il y avait grande apparence qu’ils seraient morts l’un et l’autre sur le grand chemin. Les autres acteurs du livre n’ont pas d’oreilles ou d’intelligence pour eux. Est-ce par insensibilité prosaïque ? est-ce parce que cette réalité, à laquelle ils s’attachent avec tant d’énergie, les rend sourds et aveugles à la poésie ? Non, la noble société à laquelle Wilhelm se trouve mêlé lorsqu’il a quitté sa bande de comédiens errants vit au contraire dans une atmosphère essentiellement poétique, mais cette atmosphère elle se la crée à elle-même par ses vertus à mesure qu’elle la respire ; ce qui équivaut à dire que les personnes qui composent cette société ne comprennent pas la poésie à la manière de Mignon et du harpiste. De quoi parlent les deux compagnons de Wilhelm ? De souffrances solitaires, de regrets et de rêves ; leur poésie est essentiellement passive. Elle est pour eux une dépense et une déperdition de forces, leur vie s’écoule avec chacun de leurs lieder, chacune de leurs inspirations les conduit un peu plus près de la mort. Les nobles associés de Wilhelm au contraire n’estiment que la poésie du fait, ne cherchent la poésie que dans l’action. Ils la créent par leur volonté et leur labeur pratique. Au lieu d’aller de l’intérieur à l’extérieur, leur poésie va de l’extérieur à l’intérieur. Elle entre en eux comme un aliment au lieu d’en sortir comme une perte d’âme ; elle vient de la vie et les conduit à la vie. Tel est le rôle historique de Mignon et du harpiste. Le passé, par leurs yeux songeurs et hagards, regarde avec indifférence, et sans y rien comprendre, le présent, qui de son côté le contemple avec compassion, mais sans se détourner de sa tâche. Partout le triomphe de la réalité, de l’action, de la vie présente.
Beaucoup ont défini la poésie une aspiration, un désir ; Goethe n’accepterait cette définition que sous bénéfice de commentaire. Goethe est par excellence le poète de l’ordre et de l’harmonie, et l’anarchie ne lui déplaît pas moins dans l’art que dans la nature : or toute aspiration qui n’est pas exactement en rapport avec la nature et les forces de notre âme produit le désordre et crée un état violent et morbide qui fait sur beaucoup d’esprits l’illusion de la poésie, mais qui en est la plupart du temps le contraire. Selon Goethe, un être, quel qu’il soit, est toujours poétique lorsqu’il est en parfait équilibre avec lui-même, lorsque ses aspirations ne démentent pas ses facultés, et ses désirs ses instincts. Ce personnage, fût-il le plus prosaïque du monde, s’il se tient droit et ferme, s’il a bien trouvé son vrai centre de gravité, s’il est bien lui-même en un mot, présentera un spectacle harmonieux, sur lequel l’imagination se reposera avec plaisir. Voyez Philine par exemple. Est-il un caractère plus sympathique à l’imagination du lecteur ? en est-il un qui reste mieux gravé dans sa pensée et dont il garde plus fidèlement le souvenir ? On ne peut la voir agir sans l’aimer, et l’oublier est
impossible. Cependant Philine n’a pas d’aspirations sublimes ni de désirs élevés, elle n’a aucune prétention à nous faire rêver ou à nous inspirer l’enthousiasme : ce n’est qu’une coquette, qu’une espiègle ; mais elle est franchement, nettement ce qu’elle est, et cette sincérité de sa personnalité conquiert à la folle créature la sécurité à travers les périls de l’existence, et la sympathie, j’allais dire l’estime de tous ceux qu’elle rencontre. Voyez la comédienne Aurélie au contraire, la sœur du directeur Serlo. Certes c’est, à tout prendre, une créature autrement noble que Philine, et peut-être croit-elle être dans son droit en regardant cette dernière de haut en bas et en la traitant avec un demi-mépris. Elle peut dire avec raison qu’elle est une intelligence, tandis que Philine appartient à l’ordre des simples esprits élémentaires ; — qu’elle est une comédienne, tandis que Philine n’est qu’une actrice ; — qu’elle a réellement aimé, tandis que Philine n’a jamais connu que la sensualité et le caprice ; — qu’elle a senti la vie et en a été traversée de part en part, tandis que l’épiderme de Philine n’en a même pas été effleuré. Et pourtant combien son mépris est mal fondé ! Philine est poétique, Aurélie n’est tout au plus que romanesque. Est-il spectacle plus pénible que celui qu’elle présente avec ses passions désordonnées, ses violences, ses égarements et sa phraséologie mélodramatique ? La passion, au lieu de développer harmonieusement son être, y jette le désordre et le mutile, la rend antipathique et même répulsive, au lieu de la rendre sympathique.
« Aurélie avait un grand défaut, dit le noble Lothaire : c’est qu’en aimant elle ne savait pas être aimable »
, et ce mot dit tout. Elle a beau se démener, elle n’excite pas l’intérêt, et, après avoir péniblement ému l’imagination, elle ne lui laisse aucun souvenir. Son épisode tient une assez grande place dans le Wilhelm Meister, et cependant combien y a-t-il de lecteurs qui se souviennent de ce personnage ? Malgré ses aspirations et ses fièvres, elle est reléguée dans la mémoire parmi la foule banale des Mélina, des Laërtes et des Serlo. Ainsi, par ce double exemple de Philine et d’Aurélie, il nous est démontré qu’une prose sincère est plus près du véritable idéal qu’une poésie incomplète.
Il est vraiment curieux de voir combien ce livre est pénétré de réalité et de vérité jusque dans ses plus petits détails. De quelque façon qu’on le commente, sur quelque épisode qu’on s’arrête, sur quelque sentence qu’on médite, on se trouve toujours en face de la même grande pensée, l’excellence du vrai. Il semble par exemple à beaucoup de personnes qu’il y ait une différence très tranchée entre la première et la seconde partie de Wilhelm Meister ; mais cette différence n’existe que dans la forme : les principes et le but restent les mêmes. Dans la seconde partie, les tableaux sont plus calmes et plus doux, la société équivoque et suspecte des années d’apprentissage a disparu, on respire un air plus pur, et la sagesse fait entendre sa voix sur un ton plus soutenu et plus grave. On peut se croire dans une sorte de pas enchanté et non plus sur notre fangeuse planète, et c’est avec juste raison qu’un célèbre critique anglais a pu dire que cette seconde partie présentait plus de rapports avec la Reine des fées de Spenser, le type par excellence des œuvres idéalistes, qu’avec le Tom Jones de Fielding ou telle autre œuvre réaliste ; mais cet idéalisme des années de voyage n’implique pas un changement de système. Au fond, que veut dire Goethe dans cette seconde partie, sinon ccci : La réalité vaut la féerie ? Vous ne savez pas combien de contes arabes et persans, combien de fables grecques, combien d’idylles allemandes et de romans français contient la vie de vos contemporains. Vous ignorez combien il faudrait peu de chose pour donner l’aspect de l’idéal à ces anecdotes que chaque jour voit éclore et que vous racontez vous-même sans réfléchir à ce qu’elles contiennent. Vous vous plaignez que tout ce qui vous entoure soit prosaïque ; mais si vous aviez soin de recueillir toute la poésie que vous rencontrez sur votre route, après chacune de vos promenades, vous reviendriez chargés de gerbes de fleurs. Vous cherchez l’idéal à la lumière de la tradition et à la lumière de l’art : que ne le cherchez-vous aussi à la lumière de la nature ? Parmi ses combinaisons infinies et toujours changeantes, la réalité, si vous savez bien l’observer, vous présentera telle association de personnes et de circonstances qui vous fera comprendre les splendeurs historiques du passé et les œuvres les plus merveilleuses de l’art. Les surprises les plus instructives et les plus émouvantes vous attendent à chaque détour de votre route. Vous comprendrez comment ce qui est aujourd’hui nommé l’idéal a pu sortir de la nature en voyant la réalité le reproduire trait pour trait dans telle combinaison de faits et tel groupe de personnages. Voilà le sens de ces ingénieux, et audacieux chapitres intitulés Saint Joseph II, l’Annonciation, où l’on voit les scènes de l’enfance du Sauveur reproduites presque exactement par une famille de simples gens des montagnes, moitié par suite d’un hasard fortuit, moitié par suite de la pieuse émulation que cette découverte a excitée en eux.
Telle est l’esthétique de Goethe en général, telle est particulièrement celle de Wilhelm Meister. Une semblable doctrine, je le sais, est faite pour déplaire à beaucoup de personnes, et certainement plus d’un lecteur répétera sous une forme ou sous une autre le jugement sévère de Novalis, qui pourtant relisait, dit-on, Wilhelm Meister une fois tous les ans : « Un athéisme littéraire est l’âme de ce livre, complètement antipoétique en esprit, quoique le corps et le vêtement en soient poétiques. »
Mais, qu’on blâme ou qu’on approuve, l’essentiel est de blâmer et d’approuver avec justesse, et de ne pas se méprendre sur la véritable pensée de l’auteur. Les noms consacrés prennent vite une signification académique, surtout en France, et, lorsque la mort a soustrait les hommes illustres aux disputes de chaque jour, l’admiration qu’ils inspirent devient aveugle et sourde, de trop clairvoyante qu’elle était auparavant. Il est dès lors
admis que leurs opinions sont irréprochables, et qu’il n’y a plus qu’à s’incliner. Une prévention respectueuse protège désormais leur nom contre la discussion, si bien que ceux qui auraient été de leur vivant les adversaires les plus acharnés de leurs doctrines en viennent à citer leurs paroles comme autorité le plus naïvement du monde, sans songer le plus souvent que, si un de leurs contemporains professait les mêmes opinions, ils n’auraient pas assez de colères contre de semblables audaces. Très certainement plus d’un amant de l’idéal, plus d’un partisan des traditions académiques se figure que Goethe devait nécessairement penser comme lui et se fait gloire à l’occasion de le citer. Eh bien ! voilà ce que Goethe pensait réellement sur la nature de la poésie et de l’art ; bonne ou mauvaise, voilà sa doctrine littéraire.
Il y a quelque chose d’admirable dans la foi profonde et presque invincible que la réalité inspire à Goethe. Les autres hommes se plaignent sans cesse de la réalité : ils la trouvent trop maigre et trop étroite pour incarner et contenir leurs rêves, ils parlent des déceptions et du désenchantement qu’elle leur a fait subir ; ils découvrent en elle des imperfections, des lacunes, des intervalles. Goethe, lui, ne découvre en elle ni imperfections ni lacunes d’aucun genre. La nature se présente devant lui comme un tout harmonieux et parfait, dont les parties sont étroitement liées les unes aux autres et où l’on ne remarque pas un vide, pas même une simple fêlure. Il n’a jamais été ni trahi, ni déçu, ni désenchanté par elle : au lieu de l’en éloigner, l’expérience n’a fait que l’en rapprocher toujours davantage ; son amour, son respect, sa vénération, j’allais dire son culte pour elle, ont grandi toujours davantage à mesure que l’âge avançait. Loin de la trouver trop parcimonieuse, il la trouvait trop prodigue et se déclarait embarrassé des ressources qu’elle lui fournissait. Les hommes, même les plus grands, sont en général ingrats envers la vie, médisants envers le monde, puérilement exigeants envers la nature ; mais il y en aura eu au moins un qui aura été tout reconnaissance, tout respect et tout admiration ; il y en aura eu au moins un qui n’aura jamais connu le désenchantement et qui aura traversé la vie l’âme pleine d’un mâle bonheur.
III. Morale du « Wilhelm Meister ».
Telle esthétique, telle morale. Les sources de la sagesse sont pour Goethe les mêmes que celles de l’art, ses opinions philosophiques sur la conduite de la vie ont la même solidité substantielle et concrète que ses opinions sur la poésie.
Goethe est un olympien, il appartient à la race des dieux, c’est une chose convenue depuis longtemps et sur laquelle il n’y a pas à revenir ; mais les dieux, quoique égaux entre eux, ne sont pas tous de même origine et ne siègent pas tous aux mêmes titres dans l’olympe. Goethe y est entré de plain-pied comme dans sa demeure naturelle, non en vertu d’un titre chevaleresque ou mystique, mais comme le représentant le plus accompli des classes moyennes et de leur manière de penser et d’agir. Lorsqu’il y a quelque trente années tel pauvre démocrate allemand, emporté par l’effervescence équivoque de son enthousiasme révolutionnaire, appelait Goethe un philistin et le roi des philistins, il ne savait pas si bien dire, ni qu’il était aussi près de la vérité. Il croyait proférer une injure mortelle, il ne faisait que constater le titre le plus glorieux de Goethe et ce qui fait sa véritable originalité. Goethe en effet peut être dit le bourgeois idéal, s’il nous est permis de créer cette formule pour le caractériser. Il est bourgeois dans l’art comme dans la vie, dans le domaine des faits comme dans le domaine des idées. En lui, nous contemplons toutes les facultés particulières aux hommes des classes moyennes portées à leur plus haut point de développement, la prudence, la modération, l’impartialité, l’esprit de justice, le sens pratique, la foi au travail. En lui, nous admirons ce mélange d’indépendance et de respect, d’équité et de fermeté, qui compose la véritable attitude des bourgeois vis-à-vis des classes nobles d’une part, vis-à-vis des classes populaires de l’autre. Comme les sages de ce collège idéal dont il nous parle dans la seconde partie de Wilhelm Meister, il professe à la fois le respect de ce qui est au-dessus et de ce qui est au-dessous de lui. Ni dans sa vie, ni dans son caractère, ni dans sa tournure d’esprit, vous ne surprendrez de chimère vaniteuse, de fatuité de poète enivré de son succès et ébloui de la société à laquelle il est mêlé. À aucun moment il ne se pose comme le poète particulier de la vie aristocratique ; mais il ne se met jamais en opposition avec l’esprit des classes nobles, et il lui paye scrupuleusement ce qui lui est dû d’hommages et de considération. Il s’incline non seulement par déférence pour les personnes, mais encore par respect pour les choses qu’elles représentent, et, lorsqu’il salue un prince ou un grand, il salue en même temps une de ces lois de l’ordre moral vers lesquelles l’attention de son vaste esprit est toujours tournée. Son attitude vis-à-vis du peuple est aussi prudente et aussi mesurée : il est plein d’équité et de judicieuse sollicitude pour les classes inférieures ; mais il impose un frein à sa sensibilité et ne se laisse pas ramener jusqu’à elles par les mouvements d’une sympathie fiévreuse. L’irritation de la sensibilité ne l’égare pas plus dans ses rapports avec les classes inférieures que le chatouillement de la vanité ne l’égare dans ses rapports avec les classes nobles. Le bon sens et le jugement sont dans un équilibre parfait. Autre particularité très caractéristique : Goethe a rarement de l’enthousiasme, mais il n’a jamais de mépris, car sa principale préoccupation est de connaître la valeur et le prix exact de chaque chose. Or, avec une telle préoccupation, l’enthousiasme est aussi difficile que le mépris, parce que, s’il est rare de rencontrer une chose qui vaille la peine qu’on s’échauffe outre mesure l’imagination et qu’on embouche en son honneur la trompette lyrique, il est tout aussi rare d’en rencontrer une qui soit absolument sans valeur. Goethe admire donc très peu, mais en revanche il estime beaucoup. C’est encore un trait qu’il a de commun avec les classes moyennes. L’homme des classes aristocratiques aime volontiers à mépriser, parce que le mépris est pour lui une arme de défense qui lui sert à protéger son rang et à maintenir la distance qui le sépare des autres hommes ; mais l’homme des classes moyennes n’a pas de tels droits, il ne lui est pas permis de mépriser, il ne lui est permis que d’estimer. Son mépris est absolument sans portée et ne fait aucun mal à la personne ou à la chose sur laquelle il tombe ; au contraire, son estime est singulièrement précieuse et honore tous ceux auxquels elle s’adresse. Chaque fois qu’il estime, l’homme des classes moyennes croît en considération et en puissance ; chaque fois qu’il méprise, il se rabaisse et se diminue. À tous ces titres, Goethe est donc par excellence l’homme des classes moyennes. Personne ne les a jamais incarnées avec plus de puissance, plus d’éclat et plus d’autorité ; personne n’a formulé leur esprit avec plus de netteté et plus de correction.
Nulle part ces qualités ne se montrent mieux que dans le Wilhelm Meister, livre écrit tout entier à l’adresse de la jeunesse des classes moyennes et qu’on pourrait appeler le guide moral du jeune bourgeois au xixe siècle. C’est à l’enfant des classes moyennes, et non à l’enfant de famille aristocratique ou à l’enfant du peuple, que s’adressent ses conseils, et c’est à lui seul qu’ils peuvent servir. Goethe lui apprend ce qu’il doit fuir ou rechercher dans la vie, sur quels principes il doit s’appuyer, vers quel but il doit tendre de préférence. Il a pour lui la plus haute ambition, et il tient pour lui école de manières nobles et polies. Il est intéressant de voir quelle importance donne Goethe à cette question des manières et à quels détails minutieux il descend. Sous ce rapport, Wilhelm Meister est une véritable école d’initiation à l’usage des classes moyennes. Précisément parce qu’il est né dans une condition intermédiaire l’individu issu de ces classes ne doit admettre rien de mesquin, rien de commun ni de trivial. Qu’il soit modeste, mais non pas au prix d’une gaucherie sans excuse ; qu’il soit pratique, mais non pas au prix de la vulgarité ; qu’il aime l’ordre et la régularité, mais qu’il évite les vices sordides qui envahissent si vite les existences laborieuses. Cette condition intermédiaire, que lui a faite le hasard de la naissance, est à la fois un avantage et un désavantage : un désavantage, car il n’a pas d’assiette fixe, de centre de gravité, comme l’individu des autres classes ; — un avantage, car il n’est pas l’esclave de son rang, comme l’homme des classes nobles, ou la victime du hasard, comme l’homme du peuple. Il est vraiment libre, ses égaux n’ont aucun pouvoir sur lui, tandis que le noble porte le fardeau de sa caste et l’homme du peuple le fardeau de la société tout entière. Cette liberté lui ouvre deux routes entre lesquelles il doit faire son choix : l’une sûre et qui respectera son indépendance, l’autre plus glorieuse, mais pleine de périls. Qu’il se crée une spécialité, une profession, et qu’il y devienne habile ; alors tous les autres hommes dépendront de lui, et lui ne dépendra de personne ; ou bien qu’il sache profiter de cette liberté que lui fait sa condition pour être vraiment un homme, dépouillé de tout préjugé de caste, de toute servilité de fonction, de toute convention sociale ; que par un effort persévérant il parvienne à l’harmonieux développement de son être, et qu’il réalise un beau type de perfection morale qui le mettra au niveau de toutes les conditions de la vie.
Le candide Wilhelm a fait son choix : de ces deux routes, il prend la plus périlleuse. Goethe, sans oser le blâmer, le conseille cependant longtemps par la voix du sage Werner et lui présente la route du métier, de la profession, de la spécialité, comme la plus sûre et celle qui convient le mieux à un bourgeois ; mais, une fois que le héros a pris décidément son parti, il l’accompagne avec une sage sollicitude jusqu’à ce qu’il soit enfin arrivé à bon port. Goethe, quelle que soit son estime pour les spécialités, qu’il recommande à chaque instant dans son livre et dont il prophétise le futur triomphe social, qui est aujourd’hui un fait accompli, ne peut se défendre d’une certaine faiblesse pour ceux qui aspirent au développement harmonique de leur être. Tout en blâmant Wilhelm et en le traitant d’étourdi, il est pour lui plein de sympathie, et maintes fois on ne peut s’empêcher de penser qu’il prêche un peu pour son propre compte et qu’il fait un retour sur lui-même. Lui aussi, il avait aspiré au développement harmonique de son être ; lui aussi, il n’avait pas voulu s’enfermer dans une de ces spécialités étroites qu’il recommande si sagement et par l’organe de Werner, et par celui de Jarno, et par celui de Wilhelm même. Il avait réussi à force de génie, de surveillance sur lui-même, au prix des quelques
légères épreuves et des quelques péchés moins légers dont son livre de Poésie et vérité nous entretient, à réaliser l’équilibre parfait de son individu ; il avait fait de lui, par le travail et la volonté, ce que la naissance fait si facilement du noble, un beau type d’homme qui paye et récompense de tout par sa seule présence. Cependant, en dépit de son heureuse expérience, la ligne de démarcation lui paraît tranchée de telle sorte qu’il est dangereux de la franchir. Rappelez-vous l’admirable parallèle que trace Wilhelm du noble et du bourgeois : « Le noble vaut par ce qu’il est, le bourgeois par ce qu’il a. Le noble donne tout en présentant sa personne ; le bourgeois ne donne quelque chose que par sa fortune, ses aptitudes et son intelligence : il doit donc développer des aptitudes uniques afin d’être utile, et c’est par conséquent une chose prévue d’avance qu’il n’y aura pas d’harmonie dans son être, parce que, pour se rendre utile dans une branche de connaissances, il faut abandonner tout le reste. »
Chercher la perfection morale semblerait être le droit de tout homme ; cependant pour le bourgeois une pareille ambition est presque le contraire du devoir, et quiconque voudra tenter l’entreprise de Goethe et de Wilhelm doit savoir cela d’avance.
La morale du livre n’est pas plus héroïque que la composition n’en est romantique. Les idées et les sentiments chers aux instincts des classes moyennes en font tous les frais, et c’est à peine si en quelques passages on rencontre quelques faibles traces des sentiments et des idées particuliers aux anciennes aristocraties. Ce que Goethe semble le plus envier et le plus apprécier chez les classes aristocratiques, c’est l’adresse physique, l’habileté aux exercices du corps, la tenue et le parfait aplomb du maintien. Il n’a pas dit un mot de la valeur militaire, et je ne crois pas que la vertu de l’honneur soit mentionnée dans Wilhelm Meister, au milieu de cette foule de fortes et pratiques idées, trois notions morales se détachent particulièrement, trois notions qui composent, pourrait-on dire, l’idéal de la sagesse chez les classes moyennes : l’expérience, le bonheur, l’action ; cherchez bien, et au fond de la morale qui est propre aux classes moyennes vous ne trouverez pas autre chose que ces trois notions.
Il semble que les hommes aient dû toujours accepter l’expérience comme principe de la sagesse, et cependant il n’en est rien. Notre éducation exclut l’expérience, en ce sens qu’elle est essentiellement préventive et qu’elle nie à priori que l’exercice de la liberté individuelle puisse jamais être bienfaisant. Elle considère toute erreur comme mortelle, toute méprise comme irrémédiable. Elle n’avoue pas explicitement, mais elle admet tacitement que l’expérience pervertit l’homme au lieu de le corriger. Elle établit donc à priori des catégories de choses défendues et de choses permises ; elle dresse un tracé géométrique de la vie et s’efforce de diriger mécaniquement la volonté de l’individu dans cette voie déterminée d’avance. Une pareille éducation réalise trop souvent la fable : Le fils de roi et l’Horoscope. L’individu ainsi élevé n’évite l’erreur que par
ignorance ; mais plus son ignorance est grande, plus sa chute sera profonde, s’il lui arrive de tomber dans cette erreur qu’on lui a soigneusement cachée. C’est donc une idée beaucoup plus nouvelle et beaucoup plus hardie qu’on ne pense que de présenter l’expérience comme le principe de la sagesse, car cette idée contient en elle cette proposition que beaucoup jugeront téméraire : l’homme n’est instruit que par ses fautes ; l’erreur est donc par conséquent le vrai commencement de la sagesse. Selon Goethe, l’individu n’étant jamais corrigé que par lui-même, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de le laisser se débattre avec la vie en suivant de l’œil ses mouvements. C’est là ce qu’il appelle l’affranchissement de l’individu par la nature. « Le devoir de celui qui instruit les hommes, dit-il dans une de ses belles sentences qui ont la gravité solennelle des sentences antiques, n’est pas de les préserver de l’erreur, mais de guider celui qui s’égare ; lui laisser vider la coupe de l’erreur, c’est la sagesse du maître. Celui qui ne fait que goûter à l’erreur la garde longtemps avec lui : il la regarde comme un rare trésor ; mais celui qui a une fois épuisé la coupe connaît l’erreur, s’il n’est pas un insensé. »
Ainsi l’homme doit faire par lui-même l’apprentissage de la vie, comme l’ouvrier fait l’apprentissage de son métier. Quelqu’un pourrait-il se mettre à la place de l’apprenti sous prétexte que celui-ci est gauche et maladroit, et qu’avant de devenir habile dans son métier il lui faudra gâter un certain nombre de pièces ?
Cependant une très forte objection se présente : qui garantira la santé morale de l’individu contre les conséquences si souvent funestes de l’erreur ? On peut être désabusé sur le compte de l’erreur, et cependant en rester empoisonné. Quel contrepoison donnerez-vous à l’individu avant de le lancer dans l’apprentissage de la vie ? Le seul contrepoison, répond Goethe, que la nature ne donne pas, c’est-à-dire le respect. « La nature a donné à chacun tout ce qui lui est nécessaire pour le préserver dans l’avenir ; mais il est une chose que personne n’apporte avec lui en venant au monde, et c’est précisément cette chose qui permet à l’homme de devenir un homme à tous égards, à savoir le respect… L’homme se résout à regret au respect, ou plutôt il ne s’y résout jamais ; c’est un sens supérieur qu’il faut ajouter à sa nature… »
L’homme naturel ne connaît pas le respect, mais la crainte, et, chose singulière, notre éducation habituelle fortifie cette disposition instinctive au lieu de la corriger. Elle agit par la crainte, jamais par le respect. Dotez l’individu de cette vertu supérieure, la seule que l’éducation ait pour mission de développer, puisque toutes les autres sont innées, et puis lancez-le hardiment dans la vie : le respect le guérira de toutes les conséquences funestes de l’erreur. Rarement la sagesse humaine s’est approchée plus près de la vérité sur ce point de l’éducation.
L’expérience, en affranchissant l’individu du mensonge involontaire, le conduira à la vérité et par là
au bonheur, qui est le but véritable de la vie et qui réside dans l’accord parfait de l’homme avec la nature, l’ordre social et les lois morales. Le bonheur, tous le désirent, mais combien peu connaissent son vrai visage ! Tous le poursuivent sous un nom qui n’est pas le sien, gloire, volupté, richesse, et Goethe nous présente dans le miroir des erreurs de son Wilhelm la série entière de ces images trompeuses, ce qui a fait croire à beaucoup de lecteurs trop peu attentifs et à quelques critiques à trop courte vue que Goethe avait voulu préconiser une morale vulgairement épicurienne. Non, le bonheur tel que Goethe le comprend n’a pas cet aspect riant et enivré que lui prêtent la plupart des hommes ; c’est une chose grave, sérieuse et austère, et qui s’acquiert par le sacrifice douloureux de nos illusions. Comparez Wilhelm à son début dans la vie à Wilhelm au terme de son apprentissage, et vous comprendrez ce que Goethe entend par le bonheur. Wilhelm est parti plein d’enthousiasme pour la conquête de la gloire ; il s’est enrôlé sous la bannière de l’art, et, pour mieux atteindre son but et le serrer de plus près, il s’est fait entrepreneur dramatique. Il vit dans la fièvre et l’agitation, sa tête est pleine de rêves, et son faible cœur, mal défendu par le souvenir douloureux de Marianne, est à qui veut le prendre. Il satisfait à ses désirs et n’obéit qu’à son caprice, il est son maître : est-il heureux ? Oui, si l’on peut appeler heureux un homme qui vit dans l’illusion et l’erreur, qui ne connaît pas la mesure de ses forces et la valeur de
ceux qui l’entourent. Voyez-le maintenant au terme de son pèlerinage, lorsque la formule sacramentelle a été prononcée sur lui : « Va, la nature t’a affranchi »
: est-il désabusé, désenchanté, blasé ? Non, cette fois il est heureux. Comment ne le serait-il pas ? Il est en paix avec lui-même et avec les lois morales ; il connaît la mesure de ses forces et de ses aptitudes, ce qui équivaut à la pleine possession de soi-même. Ses erreurs l’ont quitté l’une après l’autre, et le monde n’a plus de pièges pour lui, ce qui équivaut à la pleine possession de la vie. Sa volonté n’a plus aucun de ces caprices qui créent la douleur et le danger, parce qu’ils sont en désaccord avec l’ordre moral, ce qui équivaut à la complète sécurité. Il a courbé l’orgueil indiscipliné de son moi individuel devant la sagesse des lois générales, ce qui équivaut à la perfection morale. À ce moment, cet humble fils de bourgeois pourrait dire comme l’empereur Marc-Aurèle : « Ô univers ! je veux ce que tu veux. »
Ce développement harmonique de son être, il l’a enfin trouvé, mais par une méthode bien différente de celle qu’il avait rêvée de suivre. Sérénité, sécurité, domination de soi-même, claire intelligence des lois du monde et du but de l’existence, voilà le vrai bonheur, celui qui nous rend maîtres ès arts de la vie. Nous le payons cher la plupart du temps ; il y a toujours quelque souvenir importun ou douloureux, quelque méprise fatale, quelque erreur homicide au fond de ce bonheur. Le doux Wilhelm ne compte-t-il pas deux victimes dans sa vie d’apprentissage, la
charmante et passionnée Marianne, la sensible et poétique Mignon ? Et Goethe ne traîne-t-il pas après lui le souvenir de Frédérique Brion ? Heureux cependant celui qui peut s’en tirer à aussi bon compte que Wilhelm et que Goethe !
L’âme étant arrivée à cet état de rassérènement et à cette réconciliation avec le monde et la vie, alors commence pour l’individu la véritable période de l’action. Jusque-là, l’action s’était confondue avec la passion, dont elle pouvait justement porter le nom. Incertaine, fiévreuse, turbulente comme la jeunesse, pleine des maladresses de l’apprentissage, elle était aussi puissante pour l’erreur que pour la vérité, et détruisait plus qu’elle ne créait. Maintenant, l’individu peut la diriger à son gré comme un bon ouvrier dirige son outil, d’une volonté ferme, froide et sûre d’elle-même. Agir, et non rêver ou contempler, voilà désormais sa joie. Jusqu’alors et tant qu’a duré la période de la jeunesse, il a vécu des bienfaits de l’éducation et du fonds acquis par les innombrables générations qui l’ont précédé. Maintenant il va par l’action ajouter quelque chose à ce fonds social et rendre tout ce qu’il en a reçu. Le voilà créateur à son tour, il fait partie intégrante de ce vaste système d’activité universelle qui entretient et renouvelle la vie générale. C’est là son suprême titre de noblesse, car par l’action il fait deux choses : il affirme son individualité et en même temps il l’abdique, il pose son moi en face de l’univers et en même temps il le place dans un acte qui lui échappe, il se concentre en lui-même et en même temps il fuit hors de lui-même, il fait don aux autres hommes de cette personnalité qu’il leur impose. Son abdication le fait roi. Ainsi par l’action sont réconciliées toutes les contradictions ; l’harmonie embrasse maintenant l’être vivant tout entier. Du sommet où il est arrivé, l’individu n’aperçoit plus aucun désaccord dans les choses ; il voit clairement et il proclame hautement que tout est bien dans l’univers.
Tout est bien, voilà la conclusion dernière de Goethe. Wilhelm Meister est le vrai poème de l’optimisme, et je ne sais vraiment comment un des esprits les plus fins de ce temps-ci a pu découvrir qu’il contenait la morale du désenchantement, qu’il n’était qu’une manière de Candide plus serein et plus calme. Goethe nous enseigne au contraire que la vie ne trompe jamais celui qui agit loyalement avec elle et qui est assez fort pour ne pas désespérer. Il est vrai qu’il met cet optimisme à un haut prix. Pour y parvenir, il faut traverser bien des erreurs, subir bien des déceptions ; mais celui qui persévère trouve à la fin la récompense de ses efforts. Sans doute nous assistons dans ce livre à bien des découragements, et, si nous nous en tenons aux premiers compagnons de Wilhelm, il est évident que le livre paraîtra entaché de pessimisme. Aurélie, Serlo, Laërtes, Mélina, toute cette foule morose, cynique ou désabusée nous fait goûter la lie amère de l’expérience ; mais est-ce que ce sont eux qui sont les véritables héros du livre et qui lui donnent sa signification ? Voyez plutôt dans le
fond du tableau ce groupe de personnages qui fait contraste avec ceux qui occupent le premier plan : la belle sainte, l’oncle, l’abbé, Lothaire, Jarno, Thérèse, Nathalie, voilà les personnages, pour ne rien dire de ceux des années de voyage, qui donnent la clef du livre et qui sont chargés d’en exposer la morale et d’en tirer les conclusions. Certes, ceux-là ne représentent pas le dégoût de la vie, le désenchantement et le désespoir ; leur expérience n’a rien d’amer, leur sagesse n’a rien de triste. On dira peut-être que Wilhelm a obtenu peu de chose en comparaison de ce qu’il espérait, et que son bonheur ressemble beaucoup à la résignation ; mais ceux qui concluraient de là que le livre contient une morale ironique et pessimiste obéiraient à l’illusion qui nous fait considérer notre vie individuelle comme mesquine lorsque nous la comparons à la vie générale qui nous entoure. C’est précisément cette opposition entre la vie individuelle et la vie générale qui est symbolisée d’une manière admirable par l’antithèse de Wilhelm et de l’association maçonnique formée dans la maison de Lothaire. Notre vie individuelle est toujours pauvre et dénuée quand nous la comparons à ce monde extérieur, qui est si plein et si riche. Qu’est-ce cependant que cette richesse générale ? C’est l’œuvre d’efforts individuels sans nombre. Chacun y contribue pour sa part et en profite pour quelque chose ; seulement, comme ce quelque chose est nécessairement peu de chose, nous sommes toujours portés à nous considérer comme lésés et déshérités. En quoi cependant Wilhelm
aurait-il le droit de se plaindre ? Sans doute il a vu tomber ses espérances l’une après l’autre ; mais n’a-t-il pas obtenu plus et mieux que ce qu’il avait désiré ? Il avait souhaité le succès, il a obtenu la sagesse ; il avait souhaité la gloire, il a obtenu le bonheur. C’est donc très justement que Frédéric peut lui dire : « Je te compare à Saül, fils de Cis, qui était sorti pour trouver les ânesses de son père et qui rencontra un royaume. »
Cette plaisanterie de Frédéric n’implique certes pas que Wilhelm ait le droit d’être bien désenchanté. D’ailleurs nous avons la garantie de Goethe lui-même, qui, après avoir cité cette phrase de Frédéric, ajoutait : « Que l’on s’en tienne à cette conclusion, car au fond tout cet ensemble nous enseigne simplement que, malgré toutes ses sottises et tous ses égarements, l’homme conduit par une main supérieure arrive heureusement au but. »
Ce livre, loin de contenir une morale de désenchantement et de dégoût, est au contraire tellement optimiste que nous en recommanderions volontiers la lecture à tous ceux qui se trouvent en lutte avec la vie ou en désaccord avec elle, à tous ceux que l’expérience a mécontentés et que la fortune a maltraités, sans les briser ni les pervertir. Nous n’oserions aussi hardiment le recommander à ceux qui ont absolument désespéré et qui sont arrivés à l’incrédulité radicale ; nous craindrions que cette lecture ne fût pour eux d’aucun secours. C’est à une autre morale que ceux-là devront recourir. En dépit de la phrase célèbre : « Celui qui n’a jamais baigné son lit de larmes
solitaires, celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes ! »
les encouragements de Wilhelm Meister sont sans efficacité contre le désespoir, sa sagesse est sans puissance contre l’incrédulité absolue. Ce livre n’a pas le don divin des miracles et ne peut ni ressusciter les morts ni rappeler les agonisants à la santé. En revanche, tous ceux qui ne sont encore qu’au commencement de la maladie, tous ceux qui ne sont que débilités et qui ne souffrent encore que d’une anémie morale, ne le liront pas sans ressentir un soulagement véritable, car c’est un des calmants les plus efficaces et les plus salutaires qu’on puisse recommander. C’est le livre qu’il faut mettre aux mains des hypocondriaques, des spleenétiques, des languissants atteints des fièvres du siècle, des mélancoliques et des irrités. Cette lecture apaisera leurs nerfs, dissipera leurs chimères, développera et nourrira les muscles de leur esprit, assagira leur imagination. Il est une autre classe de personnes qui liront aussi Wilhelm Meister avec fruit : ce sont ceux qui, au contraire des premiers, regorgent de santé, qui abondent en esprits animaux et en activité physique, ceux que cette vie pratique et active tant recommandée par Goethe entraîne dans son tourbillon sans loi et sans frein, et qui marchent en aveugles à la conquête de la matière avec une sorte d’élan farouche. Ceux-là apprendront dans le livre de Goethe par quels moyens cette activité qui leur est chère peut être ennoblie, comment l’esprit double le prix de la matière, et comment le beau et le
bon sont les proches parents de l’utile. La société est aujourd’hui divisée en deux grandes classes d’hommes : les dégoûtés et les entreprenants. Wilhelm Meister s’adresse également aux uns et aux autres ; c’est donc le livre de la société moderne tout entière.
Et pourtant cette belle œuvre, si pleine de calme, de sérénité et de sagesse, ne nous laisse pas entièrement satisfaits. Il y a je ne sais quoi qui nous froisse dans cette morale trop conforme à l’intérêt bien entendu de l’individu : les gages de cette sagesse nous apparaissent trop nettement, nous calculons avec trop de certitude les bénéfices de cette activité pratique ; la récompense suit l’acte de trop près, le salaire est trop près de la main de l’ouvrier. On se dit qu’un pareil livre pourra bien communiquer la sagesse à ceux qui ne la possèdent pas, et l’augmenter chez ceux qui la possèdent, mais qu’il ne créera jamais une âme et qu’il ne suscitera jamais un grand homme. Il formera des Franklin transcendants, des Bentham idéalistes, il ramènera de l’utopie chimérique à la saine science économique quelque Saint-Simon trop absolu ou quelque Owen trop rêveur, il enseignera à quelques natures d’élite les arts qui ornent et décorent la vie, il sauvera de l’amertume de l’expérience quelques jeunes imprudents trop altérés de gloire ; mais là s’arrêtera malgré tout la sphère de son action. Que manque-t-il donc à ce livre pour nous laisser entièrement satisfaits ? Peut-être la chose même qu’il blâme et condamne, une folie, une chimère, mais plus certainement encore une parcelle d’héroïsme,
une étincelle du feu divin, un reflet de l’épée de l’archange. Il éclaire, il n’échauffe pas. Or il y a longtemps qu’il a été dit : « Éclairer est bien, brûler est mieux ; éclairer et brûler à la fois est le comble de la perfection. »
Cette perfection sera-t-elle jamais atteinte ? Viendra-t-il jamais, le poète qui à la lumineuse intelligence d’un Goethe joindra le feu ardent d’un Shakespeare et d’un Dante, qui sera à la fois le souverain des esprits et des cœurs, le maître de toute sagesse comme de tout héroïsme ?
Dante et Goethe6
I
Quelle fut l’attitude de la guerrière Hippolyte lorsqu’elle eut été vaincue par Thésée ? Oh ! sans doute elle n’implora pas son vainqueur à la manière des suppliantes et des captives, d’une Polyxène ou d’une Andromaque ; sans doute elle ne démentit pas par les larmes, les prières ou toute autre faiblesse féminine son caractère d’Amazone et ne laissa pas trahir par la nature son orgueil déjà trahi par le destin. L’imagination se la représente bien plus volontiers s’avançant vers Thésée, la tête haute, l’œil fier et sec, couverte de ses armes qu’elle n’a pas rendues, la cuirasse au sein, le carquois à l’épaule et toutes les flèches au carquois, mettant dans la main du héros la main d’une égale, et, par sa ferme attitude, laissant le vainqueur lui-même incertain de savoir de quel côté est la victoire. Cette attitude de la guerrière Hippolyte en face de Thésée, c’est l’attitude de certaines âmes nobles en face de la vérité, dont l’évidence les a vaincues, et vers laquelle les a conduites la force logique de la raison. Celles-là n’ont pas de vains regrets ni de stériles larmes, elles ne se dépensent pas en lamentations inutiles sur les illusions qu’elles ont perdues, ou en accusations plus inutiles encore sur les préjugés qui ne les ont pas défendues ; elles ne déplorent pas leur défaite, mais au contraire l’acceptent résolument, sachant bien que cette défaite est une victoire, et qu’être vaincu par la vérité, c’est perdre une province pour gagner un royaume. De cette classe d’âmes nobles il n’est pas de notre temps de type mieux frappé ni mieux accusé que le remarquable écrivain à la plume élégante et mâle à la fois qui signe Daniel Stern, car il n’est personne qui ait jamais mieux et plus bravement pris son parti de la victoire de la vérité. Élevé sous la tutelle de l’esprit des temps anciens, il s’est un jour rencontré face à face avec l’esprit moderne, il a cru que la vie et la justice étaient en lui, et, sans user d’une temporisation poltronne ou d’un hypocrite compromis, il a marché à sa rencontre avec une décision pleine d’assurance et lui a donné son adhésion avec une entière loyauté. L’esprit moderne aime les cœurs qui ne tremblent pas devant lui ; aussi ne s’est-il pas montré avare envers sa noble conquête et l’a-t-il récompensée de sa franchise en donnant à sa pensée autant d’indépendance que son caractère avait montré de décision, et à l’expression de ses sentiments autant de fermeté que son cœur avait montré de résolution.
Les Dialogues sur Dante et Goethe sont le fruit le plus récent de cette alliance, celui peut-être de tous ses livres où nous pouvons le mieux apprécier ces qualités distinctives de l’auteur, que nous nommions tout à l’heure : la virilité et l’indépendance. Quoi de plus viril que le choix de ce sujet, où nous sont présentées les deux plus mâles figures du monde poétique moderne, et que d’indépendance d’esprit révèle le hardi rapprochement de ces deux noms ! Évidemment il ne prend pas ses sentiments à une source banale, l’écrivain qui a pu confondre deux tels hommes dans un même respectueux amour ; il ne met pas ses jugements au pas de ceux du vulgaire, l’écrivain qui, dédaignant les objections frivoles qui naissent de la diversité des formes et de la diversité des doctrines, a su découvrir l’identité de nature, de désir, de tendance et de but qui assigne aux deux poètes la même place dans le monde des génies. Rien que dans ce rapprochement, qui aura causé sans doute à plus d’un lecteur un tressaillement de surprise, se révèle un esprit fait pour reconnaître la vérité en dépit de tous les déguisements qui la recouvrent et pour marcher droit à elle en dépit de tous les obstacles qui l’en séparent. Comptez en effet, si vous pouvez, tous les sots préjugés, toutes les fausses idées, toutes les opinions accréditées, toutes les erreurs de l’esprit de parti et tous les mensonges du parti pris, qu’il a fallu traverser à notre auteur avant d’arriver à ce sentiment simple, hardi et vrai : Dante et Goethe sont deux génies de même substance, qui ont poursuivi un même but et édifié à la même éternelle vérité morale deux édifices divers de forme, mais semblables de destination. Certes, la forêt obscure dans laquelle Dante s’égare au début de son poème est à peine aussi épouvantable qu’un tel inextricable fourré de jugements préconçus, floraison stérile de la paresse d’esprit et floraison malfaisante de l’esprit de système ou de secte. Les vers célèbres du poète peuvent sans peine s’appliquer en toute vérité à ce fourré de broussailles morales :
O quanto a dir qual era, è cosa dura,Questa selva selvaggia, ed aspra, e forteChe nel pensier rinnuova la paura ;Tanto é arnara, che poco é piu morte.
Qui donc ayant connu la vie intellectuelle n’a pas vu mille fois cette forêt d’opinions accréditées se dresser devant lui pour lui cacher l’intelligence véritable d’esprits moins grands que ceux dont nous entretient Daniel Stern ? Par exemple, que d’erreurs opiniâtres règnent encore aujourd’hui, malgré tout ce qu’on a pu faire pour expliquer leur vraie pensée, sur des hommes tels que Machiavel, Pascal ou Jean-Jacques Rousseau ! Pourtant ces hommes ont donné des gages certains à l’esprit de secte ou de parti ; leur intelligence, quelque puissante qu’elle fut, s’est mue dans un cercle relativement étroit ; l’arène dans laquelle ils ont combattu est rigoureusement circonscrite, et l’on peut dire sans blasphème aucun qu’il est facile de compter les idées qu’ils ont soulevées. Que sera-ce donc lorsqu’il s’agira de ces intelligences harmoniques à qui il a été donné d’aimer la vérité d’un plus large et plus impartial amour, et qui, des hauteurs où elles se sont élevées, ont pu contempler dans son intégrité l’ordre universel des choses, embrasser sous leur regard le spectacle infiniment varié des destinées humaines, surprendre dans sa simplicité et à son principe même le jeu des lois du monde, ramasser tous les temps dans la minute passagère où elles ont vécu, et commenter, pour ainsi dire, leur époque par l’éternité !
Ces intelligences-là, le pauvre esprit de système, qui est déjà mal à son aise, avec des génies d’ordre inférieur, ne sachant par où les saisir, les défigure à plaisir, les diminue pour les mesurer à sa taille, leur prête ses vulgarités, ses petitesses, ses vues bornées, par-dessus tout sa partialité. Quelle bonne aubaine pour telle ou telle secte, si elle pouvait ramener la pensée de Dante aux proportions d’une hérésie, ou faire du poète l’interprète docile d’une orthodoxie timide ! Quel triomphe pour tel ou tel parti s’il parvenait à découvrir en Goethe un jacobin caché, ou un philosophe négateur, ou un apologiste d’un statu quo éternel qui proclame vaines et frivoles les agitations de la vie humaine, parce qu’il connaît les limites entre lesquelles ces agitations sont renfermées et contre lesquelles elles viendront infailliblement se briser un jour ! Mais la pensée de ces grands hommes résiste obstinément à ces chétives interprétations, et chaque secte qui s’approche pour l’embrasser réalise à son tour la fable d’Ixion qui, croyant étreindre Junon, n’étreignit qu’un nuage. Aussi quelles colères succèdent soudainement aux adulations de l’heure précédente, et quels jugements hostiles sortent de la rancune de ces âmes désappointées ! Dante sera orthodoxe ou hétérodoxe, obscur ou sublime, selon le courant religieux et littéraire qui régnera ; et c’était hier seulement que nous avons pu entendre tel pauvre jacobin allemand déclarer Goethe un philistin, et le dieu des philistins, tandis que d’autres, mieux inspirés, le regardaient comme l’expression de la patrie allemande, le roi des temps nouveaux et le pontife du nouvel esprit. En quelques pages très nettes, Daniel Stern, à la fin de son livre, a exposé ces vicissitudes étranges de la gloire des deux grands poètes.
Voilà donc le premier point de ressemblance entre ces deux hommes si différents par la physionomie extérieure : la pensée de l’un et de l’autre échappe également à toute interprétation partiale. Dante et Goethe excluent l’esprit de secte et de parti, qui les exclut à son tour. Cherchons un instant les causes de ce double et singulier ostracisme ; elles nous livreront peut-être le secret de cette ressemblance profonde et cachée que nous reconnaissons avec Daniel Stern et qu’il s’agit pour nous de faire apercevoir au lecteur. Ces causes se résument toutes en une seule : l’extraordinaire faculté de compréhension de ces deux hommes, et cette faculté de compréhension s’explique à son tour par ce fait qu’ils ont tous deux même forme de génie. Si la physionomie extérieure est différente, la structure intérieure est la même.
Certains rêveurs théologiques cherchant à expliquer la nature des esprits célestes nous parlent d’anges androgynes, c’est-à-dire réunissant dans leur personne les deux sexes qui se partagent la race humaine. Mais la dualité n’existe pas dans cette androgénéité ; l’ange n’est pas composé de deux personnes, il n’est qu’un seul et même être ; il n’a pas non plus de doubles attributs s’exerçant successivement ; il a virtuellement en lui les puissances de deux sortes d’attributs, et ces puissances coopèrent simultanément aux mêmes actes. Cet ange androgyne est la comparaison la plus heureuse que nous puissions trouver pour expliquer la nature des génies de Dante et de Goethe, qui consiste dans l’union la plus intime et, si nous osions nous servir de cette expression, dans l’harmonie la plus fraternelle qui fut jamais entre l’esprit métaphysique et l’esprit poétique. Et cette union intime, cette harmonie fraternelle ne subit pas de vicissitudes et d’éclipses ; ces deux esprits ne règnent pas chez eux successivement, à la manière des antiques Dioscures, l’un chantant pendant que l’autre dort, l’un pensant pendant que l’autre se tait ; non, ils sont tous deux présents en même temps dans la même pensée, contenus tous deux dans la même inspiration, vivants tous deux dans le même battement du cœur. Il n’y a pas une pensée, si abstraite soit-elle en apparence, de Dante et de Goethe, d’où ne résulte pour le lecteur une sensation poétique ; il n’y a pas une image de Dante ou de Goethe qui ne découvre une pensée ; le mot qui chez eux veut enseigner enchante, et la parole qui veut séduire arrête la réflexion au passage et sert de point de départ à la méditation. Voilà à quel degré d’intime concorde vivent ces deux esprits, partout ailleurs frères rivaux ou soumis à ces lois ordinaires de la primogéniture, qui séparent les frères en aînés et cadets. Rien de pareil chez Dante et Goethe, car, des deux esprits qu’ils portent en eux, on ne saurait dire lequel est l’aîné de l’autre, ni lequel sert de moteur à l’autre. Leur philosophie est la raison de leur poésie et leur poésie la raison de leur philosophie.
L’harmonie fraternelle de l’esprit métaphysique et de l’esprit poétique ! Réfléchissez un instant et vous cesserez de vous étonner que des hommes en qui cette alliance existe au degré où elle existe chez Dante et Goethe échappent à toute classification de secte et de parti. En effet, la faculté de compréhension d’hommes ainsi doués doit nécessairement embrasser l’univers entier. Qu’est-ce que l’esprit métaphysique séparé de tout mélange ? C’est l’esprit qui, pour trouver la raison des choses, dédaignant leurs effets multiples et changeants, va droit à leurs racines et à leurs principes, c’est-à-dire à ces causes premières inaccessibles aux sens sous le voile d’abstractions où elles s’enveloppent. Et qu’est-ce que l’esprit poétique, considéré pur également de tout mélange et réduit à son domaine propre, sinon l’esprit à qui suffit ce monde secondaire des effets que dédaigne l’esprit métaphysique ? L’homme qui possède ces deux esprits doit donc nécessairement connaître et comprendre les choses dans leur intégrité absolue, puisqu’il peut contempler à la fois leur vérité dans leurs causes premières et leur beauté dans la floraison extérieure de ces causes. Maintenant, si nous parvenons à concevoir que ces deux contemplations très distinctes n’en font cependant qu’une seule, parce qu’elles ont lieu simultanément et non successivement, parce que la minute même où le poète admire les lois des choses est aussi celle où il s’enivre de leurs couleurs et de leurs parfums, nous concevrons que cette faculté de compréhension doit être doublée d’une faculté de sympathie aussi profonde qu’elle est elle-même étendue, en d’autres termes, que la possession des choses, par le poète, doit être aussi complète que possible, les conditions humaines étant données.
Or c’est là précisément ce qui a lieu chez Dante et Goethe : comme la vérité et la beauté des choses sont toujours également présentes à leur esprit, elles sont senties amoureusement dans leurs effets en même temps que comprises pieusement dans leurs principes. L’ivresse de la volupté poétique est inséparable chez eux de l’austérité de la méditation ; c’est comme un double courant de sève qui circule dans leur œuvre, la contemplation tempérant de respect la volupté poétique, qui à son tour l’avive et réchauffe de ses émotions. Ainsi le second trait de ressemblance entre Dante et Goethe, — et il ne saurait y en avoir de plus grand, — c’est la forme même de leurs génies, qui consiste dans une alliance fraternellement indissoluble de l’esprit métaphysique et de l’esprit poétique.
Un troisième trait de ressemblance résulte de cette forme commune de leurs deux génies. Je veux parler de ce caractère religieux, sacerdotal, hiérophantique, prophétique, qui les sépare de tous les autres poètes modernes et les rattache directement à cette race de chanteurs antiques qui portèrent le nom de vates, les inspirés et les voyants. D’où résulte en effet le véritable esprit religieux, sinon d’une alliance pareille à celle que nous découvrions tout à l’heure chez Dante et Goethe, entre l’esprit métaphysique et l’esprit poétique ? Et qu’y a-t-il au fond du sentiment religieux, sinon une contemplation métaphysique de la vérité rendue vivante par l’excès de l’émotion du contemplateur. Tout saint a porté en lui les deux sortes de dons qui distinguent Dante et Goethe. Tout saint a été comme eux métaphysicien par le choix et la nature de l’objet de son amour, et poète par l’ardeur de son amour. Dans tous les actes qui ont composé sa vie morale, la contemplation, la prière, l’adoration, ces deux sortes de dons ont agi avec la concorde et la simultanéité que nous avons remarquées chez les deux poètes. Au fond, toute prière, toute contemplation est un poème vivant, et tout poème est d’autant plus beau et plus parfait qu’il se rapproche davantage de la prière et de la contemplation. L’esprit métaphysique et l’esprit poétique coopèrent donc simultanément à tout acte vraiment religieux, et c’est par suite de l’intuition obscure de cette vérité que les sociétés antiques n’établissaient aucune différence entre la poésie et la religion, et identifiaient le prophète avec le poète.
Mais les jours de cette antique alliance sont à jamais passés, car, longtemps avant que la division des fonctions fût établie dans les sociétés, l’analyse, la trop souvent mortelle analyse, l’avait établie dans l’âme humaine, et c’est ainsi que depuis de longs siècles les hommes se sont habitués à attacher un sens tout profane à l’idée de poésie. Prenez les plus grands, les plus illustres des poètes modernes, et cherchez si leur caractère n’est pas tout profane, si leur contemplation va plus loin que le monde des causes secondes et si elle remonte jamais jusqu’aux racines de cette floraison qui les captive et les enchante ! Ceux-là mêmes qui sont le plus justement réputés divins ne sont rien moins cependant que rapprochés de Dieu. Le roi des poètes, celui qui les domine tous sans exception, y compris Dante et Goethe, si l’on ne tient compte que de la variété de l’invention et de la fertilité de l’imagination, Shakespeare, ne sort jamais du monde des contingences et des passions humaines. Qu’est-il, sinon une sorte de soleil central de la poésie, résultat de toutes les énergies de notre planète, formé, comme voulaient que le fussent les idées Démocrite et Épicure, de millions d’atomes émanés des choses vivantes ; une montagne d’aimant poétique pareille à celle de Sindbad le Marin, susceptible d’attirer à elle toute parcelle de poésie existant entre la terre et le ciel ; une manière de Demiourgos alexandrin qui communique avec le monde par l’intermédiaire des génies et des démons ? D’autres au-dessous de lui, un Arioste, par exemple, ou un Tasse, appartiennent à la race des esprits élémentaires ; leurs vies se passent dans les flots d’ombre et de lumière, de parfums et de sons qui enveloppent la terre d’un océan magique ; tout finit pour eux avec le flot où ils se baignent, avec le parfum qu’ils respirent, avec les chants d’oiseaux qu’ils écoutent. Les vérités éternelles leur sont à jamais cachées, ou, si parfois ils tournent les yeux vers le ciel, c’est pour le regarder de très loin, comme le Tasse, exhaler un soupir de regret ou de passagers désirs, et revenir bien vite à leurs brillantes et profanes frivolités. Qui citerons-nous encore ? un Milton, un Byron ? Si par hasard Byron a souvenir de cette antique alliance et conscience du caractère sacré du poète, c’est à peu près comme le Satan de Milton a souvenir de son alliance avec Dieu et l’Abadonna de Klopstock conscience de son origine céleste. Milton peut, à la rigueur, constituer une exception ; mais que d’efforts, que de labeurs pour gravir seulement jusqu’à mi-côte de ces régions inaccessibles et invisibles où Dante et Goethe marchent si posément, d’un pas si régulier et si ferme ! Comme chez lui l’équilibre entre l’esprit métaphysique et l’esprit poétique est peu naïf, peu instinctif, et qu’il est facile à rompre ! Dante et Goethe sont chez eux dans ce monde des causes premières et de l’idéal invisible qui leur appartient non seulement par droit de désir et de conquête, mais par droit de nature ; Milton au contraire n’y est, pour ainsi dire, qu’un parvenu sublime. C’est avec une autre aisance que la sienne que Dante parcourt les régions du monde surnaturel, et que Faust accomplit son voyage chez les mères, à travers les royaumes des ombres et des abstractions.
Il nous serait donc impossible de comprendre autrement que par la tradition cette antique alliance de la religion et de la poésie, si Dante et Goethe n’en avaient été, dans les temps modernes, les représentants et les témoins vivants. Par eux, nous pouvons comprendre ce qui fut sans avoir recours aux efforts laborieux et incertains de l’induction logique ou aux visions confuses de l’imagination, car non seulement leur génie reproduit les conditions de cette alliance, mais leur poésie pourrait servir aux mêmes usages que l’antique poésie, c’est-à-dire servir d’hymnes et de prières. Aujourd’hui, par suite du long et irrévocable divorce dont je viens de parler, nous établissons une telle différence entre la prière et la poésie que, lorsque nous entrons dans une église, c’est à peine si l’idée nous vient que ce qui nous sert aujourd’hui de prières fut la poésie des temps anciens, que lorsque nous remercions Dieu, nous lui récitons une ode, ou que lorsque nous l’implorons, nous lui récitons une élégie de quelque vieux poète. Nous avons beau savoir que c’est là un fait certain, il ne nous en semble pas moins bizarre et incompréhensible, tant nous sommes habitués à attacher des sentiments profanes à l’idée de poésie. Vous figurez-vous en effet les odes et les élégies de nos poètes modernes servant de moyen de recueillement ou d’édification aux fidèles assemblés, ou récitées comme expressions de repentir et de reconnaissance en face de la toute-puissance divine ? Or cet office religieux, les poésies de Dante et de Goethe pourraient le remplir sans aucune difficulté. Pour Dante, le fait n’a pas besoin d’être prouvé ; on n’a presque qu’à couper au hasard dans la Divine Comédie ; ses tercets sont des prières toutes formées. Quels hymnes radieux pour la Fête-Dieu ou la Trinité on tirerait des beaux passages du Paradis ! Quelles touchantes prières pour la Toussaint et le jour des Morts on tirerait du Purgatoire ! Quels admirables cantiques de triomphe pour les fêtes de saint François d’Assise et de saint Dominique on détacherait des discours de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure ! Daniel Stern raconte dans son livre un fait curieux qui est au plus grand honneur de l’Église catholique. Parmi les légendes qui au moyen âge avaient cours sur Virgile, il en est une, inspirée peut-être par le caractère de piété et de tendresse presque chrétiennes qui distingue sa poésie, selon laquelle saint Paul aurait visité à Naples le tombeau de Virgile, et l’Église avait permis qu’à Mantoue, le jour de la fête du saint, on chantât une hymne où le souvenir de l’apôtre était associé au souvenir du poète. Ce qu’elle a permis pour Virgile, combien elle pourrait mieux encore le permettre pour Dante, dont la poésie tour à tour si radieuse et si sombre s’accorde si bien avec le double caractère de ses fêtes tour à tour si tristes et si pleines d’allégresse !
Ce qu’on accordera sans peine pour Dante, on le contestera peut-être pour Goethe, qui n’a pas, comme le Florentin, le bonheur de s’inspirer de la foi commune à la civilisation européenne, et dont la religion purement individuelle n’a pas à sa disposition les symboles familiers à toutes les imaginations. Goethe n’est religieux que pour les hommes d’une culture morale accomplie ; en revanche l’impression qui résulte de la lecture de ses œuvres sur les hommes de cet ordre est une des plus sincèrement et des plus fortement édifiantes qu’il soit donné de recevoir. Pour notre part, nous ne connaissons pas de lecture qui porte davantage au recueillement, dont on sorte l’âme plus remplie de cette paix sacrée que donne la religion, le cœur plus disposé à la sagesse et plus touché de l’amour de Dieu. Goethe ne permet jamais que l’esprit de son lecteur perde un seul instant, pendant qu’il s’entretient avec lui, le souvenir de sa divine origine et de sa haute destination, ni qu’il ait d’autres pensées que des pensées de respectueux amour et de pieuse admiration. Oh ! comme alors on se sent convaincu que cet univers où nous vivons est divin et repose sur un fondement divin ! Comme la marque sacrée imprimée par Dieu sur toutes ses créatures apparaît visible ! Comme nous sentons l’éternité de notre âme, comme notre être tout entier, de plus en plus sollicité et comme lentement soulevé par un enthousiasme paisible, tend vers la vérité ! Si la véritable attitude de l’homme est de tenir la tête droite et de regarder vers le ciel, je ne connais pas de poète qui impose cette attitude à ses lecteurs plus naturellement que Goethe. Si Dante rappelle les fougueux prophètes et les frémissantes sibylles, il y a dans Goethe du patriarche par la majestueuse simplicité, et du hiérophante par l’enthousiasme grave et soutenu. Il a été très bien dit de lui que, depuis les anciens Hébreux, personne n’avait su donner une tournure aussi religieuse aux sentences de la sagesse, et, quand on lit certains passages de Faust et de Wilhelm Meister, on ne se figure pas les hiérophantes des temples sacrés de l’Égypte et de la Grèce dévoilant les mystères d’un son de voix plus solennel et avec une éloquence plus pénétrée de gravité sacerdotale. Telle de ses petites pièces lyriques est une vraie prière, et il y a telles des pages de son Wilhelm Meister, l’Histoire d’une belle âme par exemple, qui pourraient tenir lieu d’un prêche ou qu’on pourrait recommander au nombre des lectures édifiantes par excellence. Même dans ses moments les plus profanes, lorsqu’il promène l’imagination de son lecteur sur des tableaux voluptueux, son génie garde encore quelque chose de religieux, et, alors que se déploie l’essaim de ses images colorées et de ses souriantes pensées, on songe irrésistiblement aux danses sacrées des bayadères dans les temples indiens.
Vous souriez peut-être de ce caractère religieux que j’attribue à Goethe, à ce Goethe qui, par suite d’un de ces faux jugements qui calomnient pendant des siècles la pensée des grands hommes, a été au contraire compté jusqu’à présent parmi les négateurs par excellence de la religion. Voilà plus de cinquante ans qu’il est mort, voilà plus de quatre-vingts ans qu’il est célèbre, et c’est aujourd’hui seulement que nous commençons à distinguer la vraie nature de son génie. Combien Goethe est religieux, cela ne sera profondément senti que dans deux ou trois générations ; mais alors on s’étonnera de la longue erreur qui a transformé en un dilettante transcendant et en un négateur vulgaire et immoral l’homme le plus sage qui fut jamais. Souvent en contemplant les agitations et l’activité sans frein de notre trop pratique âge moderne, et en pensant à toutes les âmes nobles qu’il lasse ou qu’il blesse, je me suis plu à rêver pour ces âmes quelqu’une de ces ingénieuses combinaisons sociales, de ces aimables colonies dont le grand homme a donné le modèle dans Wilhelm Meister. Eh bien, supposez que cette colonie existe en effet ; quel sera pour toutes ces âmes, venues de tous les points de l’horizon, séparées par des éducations différentes, imbues de doctrines contraires, mais ayant toutes, sans exception, respiré l’air de leur siècle, le lien moral qui les rattachera les unes aux autres par le respect et l’amour, le terrain moral sur lequel elles se rencontreront, le miroir moral dans lequel elles reconnaîtront leur ressemblance fraternelle ? Ce lien, ce terrain, ce miroir commun, ce sera Goethe. En lui elles vivront, en lui toutes leurs discordes seront apaisées, et, lorsqu’elles se réuniront avant leur travail de chaque matin ou leur repos de chaque soir, elles pourront vraiment s’édifier en commun par la lecture de ses mystiques pages et tirer leurs prières du livre de ses poésies.
De cette vaste contemplation qui n’embrasse pas moins que l’univers entier et qui met en action toutes les forces de l’être, naît un quatrième point de ressemblance. Dante et Goethe sont à la fois maîtres et rois des deux grands royaumes que se partagent les artistes et les poètes : l’idéal et la réalité. Eux seuls réunissent cette double royauté. D’ordinaire, ceux qui sont princes sur un de ces vastes territoires sont à peine citoyens dans l’autre : les idéalistes sont gauches ou timides lorsqu’ils s’aventurent sur le terrain de la réalité ; les réalistes sont grossiers et maladroits lorsqu’ils pénètrent sur le terrain de l’idéal. L’étreinte des premiers manque de puissance pour saisir et reproduire les objets de la matière ; l’œil des seconds manque de force pour soutenir l’éclat des vérités premières et plonger dans les profondeurs des idées abstraites. Aussi les premiers ont-ils d’ordinaire de la répugnance pour le spectacle des choses sensibles que dans leur impuissance ils traitent de vulgarités, et les seconds de la colère contre le monde moral pour eux inaccessible, qu’ils blasphèment et nient, ne pouvant y pénétrer. Rien de pareil chez Dante et Goethe. Avec quelle profondeur ils pensent, mais aussi avec quelle puissance ils peignent ! Lorsque Dante veut faire apparaître un objet aux yeux de l’imagination, la réalité même de cet objet n’ajouterait rien à la force de sa description, et qui ne sait à quel point Goethe s’entend à nous faire sentir la vie des phénomènes naturels et à nous révéler l’âme de la nature ? Chez eux, nulle étroitesse de goût, aucune de ces intolérances qu’on remarque dans les esprits dont les facultés sont limitées, aucune de ces répugnances et de ces mièvreries qui se rencontrent chez les intelligences aptes seulement à saisir un certain ordre de faits. Les spectacles les plus vulgaires, les plus scandaleux, les plus impurs même ne repoussent pas l’âme sage et sereine de Goethe, l’âme hautaine et pure de Dante. L’homme si tendre et si noble qui vient de causer avec Francesca ou Farinata s’arrête sans dégoût pour contempler un hideux symbole de vices, un monstre difforme, ou écouter une querelle de chenapans damnés dans un carrefour infernal ; l’homme qui vient de s’entretenir avec les caractères les plus héroïques de l’histoire et d’écrire les monologues de Faust peut sans vergogne se complaire à écouter de sales propos de taverne, ou pénétrer dans l’antre grouillant de la sorcière ; et s’asseoir près du feu où ses singes surveillent l’abominable potage qui bouillonne dans la marmite diabolique.
Vous comprenez sans doute maintenant comment des hommes doués de tels dons échappent à toute interprétation partielle, et pourquoi il ne se rencontrera jamais une secte ou une doctrine qui puisse les réclamer comme siens, à moins que cette secte ou cette doctrine n’ait pour objet l’univers entier.
II
Il s’en faut de beaucoup que dans les pages précédentes nous ayons épuisé tous les traits qu’ont en commun les deux physionomies morales de Dante et de Goethe. Nous n’avons mis à découvert qu’une partie de leur être intime, celle qu’on peut appeler leur génie proprement dit. Mais la ressemblance va plus loin encore ; car leurs sentiments sont de même nature que leurs facultés, et leurs cœurs ont, comme leurs génies, forme et structure pareilles.
Chose curieuse, les sentiments de ces deux grands hommes ont donné lieu à autant d’interprétations que leurs pensées, et leurs cœurs ont semblé aussi difficiles à comprendre que leurs génies. Chacun leur a fait un cœur étroit, dur ou égoïste, à l’usage de ses rancunes, de ses haines et de ses préventions, en sorte qu’il n’est pas une partie d’eux-mêmes qui ait échappé à une interprétation partiale et qui n’ait été atteinte par l’ostracisme de l’esprit de secte. Encore aujourd’hui, pour combien le cœur de Dante n’est-il pas synonyme de colère et de vengeance ? et, quant à Goethe, il faudra probablement plusieurs siècles avant que les hommes se rangent à cette opinion du mystique Jung Stilling, qui l’avait beaucoup aimé : « Le cœur de Goethe, que peu connaissaient, était aussi grand que son génie, que tous connaissaient. »
Cependant ce faux jugement peut à la rigueur se comprendre pour Goethe, puisque, n’ayant dans aucun de ses grands ouvrages poétiques ou romanesques exprimé directement ses sentiments personnels et pris la parole en son nom, nous en sommes réduits pour juger son cœur à interroger les actes de sa vie ; mais, pour Dante, il est absolument incompréhensible. En effet, Dante n’a jamais exprimé que sa personne, et une des raisons pour lesquelles il est si grand est précisément que, en n’exprimant rien d’autre que sa propre personnalité, il a trouvé moyen d’exprimer, et cela sans le moindre effort, son temps, sa nation et l’ordre entier de civilisation auquel il appartenait.
Dante ne nous a rien caché de son moi, pas même ses écarts et ses faiblesses. Nous connaissons, par sa confession même, les ombres et les lumières de sa vie, cet amour mystique pour lequel il est resté célèbre et ces accès de caprices sensuels ou de fantaisies érotiques pour lesquels Boccace, auteur du Décaméron, a cru devoir gourmander sa mémoire, on ne sait en vertu de quel droit et pour quelles raisons, si ce n’est par l’effet de cet incroyable aveuglement dont parle l’Évangile, qui nous fait voir une paille dans l’œil de notre voisin et nous empêche de voir une poutre dans le nôtre. Nous savons, par les reproches que lui fait Béatrice et qu’il écoute les yeux baissés, quel genre de sentiment il avait pour sa femme Gemma Donati, et comment son âme pleine du souvenir de la fille de Portinari regardait ce mariage comme une trahison ou une déchéance spirituelle. Quoique le Lucquois Buonagiunta soit obligé de parler de la gorge à cause de la soif ardente qui punit sa gourmandise dans le purgatoire, il parle encore assez distinctement pour que Dante, et après lui toute la postérité, puisse l’entendre prononcer le nom de Gentucca de Lucques :
Ei mormorava ; e non so che GentuccaSentiva io là ov’el sentia la piagaDella giustizia che si gli pilucca.
Nous savons exactement quelle opinion il avait des grands citoyens de Florence et des autres parties de l’Italie ; quels étaient ses sentiments pour ses maîtres, ses amis, ses ennemis, ses précurseurs poétiques, ses rivaux en célébrité. Il nous a lui-même donné toutes les pièces pouvant nous permettre d’instruire le procès de son cœur. Eh bien, que répond cette enquête facile même faite sommairement et à vol d’oiseau ?
L’enquête répond qu’il n’est pas un seul des grands sentiments humains que n’ait porté le cœur de Dante : l’amour, l’amitié, le respect, la piété religieuse, la piété patriotique, l’héroïsme, la pitié. Ne croyez pas que ces sentiments si divers soient chez lui à l’état de nuance ou de mélange, ni qu’il y en ait un qui domine tous les autres, comme on peut l’observer chez presque tous les grands cœurs ; non, ils sont en lui entiers, avec toute leur plénitude, dans toute leur intensité, et revêtus d’expressions si poignantes et si tendres, que les cœurs les plus exigeants sont obligés de se déclarer satisfaits et d’avouer qu’ils ont touché l’extrême limite où peuvent atteindre les puissances de l’amour et de la compassion. Mais ce ne sont pas seulement les grands sentiments de notre nature que l’on rencontre chez Dante, ce sont aussi les plus petits, ceux que l’on exige du commun des hommes et dont on se sert comme de pierre de touche pour éprouver le degré de bonté des cœurs ordinaires, en sorte que l’humanité tout entière vit chez Dante, dans ce qu’elle a de plus sublime comme dans ce qu’elle a de plus familier. Il nous plaît particulièrement de rencontrer chez cet homme si grand l’expression des sentiments que l’on demande aux faibles et aux humbles, aux enfants, aux écoliers, aux serviteurs, aux inférieurs de tout genre. Comme il va aux entrailles par exemple, le discours par lequel, sous la pluie de feu, il salue son vieux maître Brunetto Latini ! Brunetto est un damné, un réprouvé de Dieu, et cela pour le plus vilain péché qui se puisse imaginer ; mais cette déchéance irrémédiable ne peut rien contre la reconnaissance de Dante ; la victime de la justice divine n’en reste pas moins son maître, celui qui a formé sa jeune intelligence, et il lui parle avec la même déférence courtoise qu’il montrera tout à l’heure au juge Nino, dans le premier cercle du purgatoire, ou à sa cousine Piccarda, dans le ciel de la lune :
Che in la mente m’é fitta ed or m’accuoraLa buona cara immagine paternaDi voi, quando nel mondo, ad ora ad ora,M’insegnavate come l’uom s’eterna.
Ce qu’il y a d’attendrissement dans ce salut où le souvenir des jeunes années disparues sans retour se mêle à la reconnaissance, ceux-là seuls peuvent bien le sentir qui approchent du méridien de la vie ; mais, pour ceux-là, une irrésistible émotion naîtra de ces simples paroles. Tel est, du reste, en général, le cas pour tous les sentiments de Dante ; ils demandent pour être compris un cœur qui non seulement ait connu les passions, mais qui en ait laissé bon nombre derrière lui. Voilà pourquoi Dante trouve si peu de lecteurs enthousiastes parmi les jeunes gens. Ce n’est guère qu’à partir de trente ans qu’on commence à le comprendre ; alors, il est vrai, l’admiration ne cesse de grandir avec chaque année qui s’écoule, jusqu’aux approches de la vieillesse, qui, je le crois, ne s’accommode pas mieux de Dante que l’extrême jeunesse et réclame une lecture moins forte et plus calmante. Le vrai public de Dante, ce sont les hommes qui sont entre trente et soixante ans ; or ce public lui fait en grande partie défaut, et c’est là une des causes principales des faux jugements qui sont encore accrédités sur le compte du poète. Ces faux jugements n’auraient pas tant de ténacité si tous ceux à qui s’adressent véritablement ses paroles avaient le loisir de les entendre. Mais quoi ! à ces âges-là, la vie active dévore l’âme et le temps ; on ne lit plus autant que par le passé, ou, si on lit encore, on revient, poussé par la force de l’habitude, aux livres favoris de la jeunesse ; en sorte que ceux qui n’ont pas eu étant jeunes un commencement d’affection pour Dante ne renouent jamais connaissance avec lui plus tard. Sa gloire ne peut compter non plus sur ces chances d’admiration tardive que rencontrent de moins grands poètes par la grâce des souvenirs de l’éducation classique ; on ne revient pas à lui comme on revient parfois à ces auteurs qui ont servi à ouvrir notre intelligence. Oh ! quelle gloire serait la sienne, et que son public serait grand, si Dante, à l’instar de son maître Virgile, avait quelque peu ennuyé et assombri notre enfance !
Si donc le cœur de Dante a été si mal compris, ce n’est pas à cause de ce qui lui manque, mais à cause de ce qu’il a en excès. Il semblerait en effet qu’un grand cœur dût exposer le jugement humain à moins d’erreurs qu’une grande intelligence ; il n’en est rien. Trop de sentiments l’offusquent et l’embarrassent, aussi bien que trop de facultés ; il croit malaisément à une telle richesse, sa malignité s’en indigne, et il nie volontiers ce qu’il ne peut ni égaler ni embrasser. Et puis de tels phénomènes sont si rares ! On rencontre aussi difficilement un cœur qui soit sensible dans toutes ses parties, qu’une intelligence qui soit lumineuse dans toute son étendue, car d’ordinaire le cœur ne peut porter sans fléchir plus d’un grand sentiment à la fois. Un grand amour, un grand désir de gloire, ou une vive amitié, ou un ardent enthousiasme religieux, suffit pour absorber et épuiser toutes les forces de notre être et suspendre en nous toutes les autres manifestations de la vie. Rarement il est donné aux hommes de connaître plus d’une de ces puissances morales, car, lorsqu’ils en ont connu une seule dans toute sa plénitude, leur âme est ou bien trop remplie ou bien trop épuisée pour trouver de la place ou de la force pour un autre sentiment. Il faut être amant, ou ami, ou patriote, ou fanatique religieux ; difficilement, celui qui a donné tout son amour à son Dieu aura le désir de dresser un autel à une idole vivante, et les sentiments naturels n’ont qu’une faible prise sur les cœurs dont s’est emparé le patriotisme. Mais que faire d’une âme qui porte tous ces sentiments à la fois ? Junius Brutus, par amour de sa ville, immole ses deux fils : nous frémissons, mais nous comprenons ; le citoyen veut que nous l’admirions au détriment du père. Comment, au contraire, ne pas être embarrassés devant l’amitié si tendre de Dante pour son ami Guido Cavalcanti, quand nous savons que lui-même l’avait exilé et qu’il fut tant soit peu son meurtrier, Guido ayant pris dans son exil la maladie dont il mourut ? Dante exige que nous admirions en lui le plus implacable des justiciers et le plus tendre des hommes, le plus inexorable des patriotes et le plus affectueux des amis. Il jette aux flammes ceux qu’il adore, et il respecte ceux qu’il damne. L’effet ordinaire du sentiment de la justice est de suspendre en nous le respect et l’amour ; Dante renverse cette loi ordinaire de notre nature. Lorsque, dans la sublime ◀tragédie▶ d’Eschyle, Apollon vient relever Oreste prosterné sous le fouet des Furies, et décréter les lois clémentes d’une nouvelle justice, il annonce leur déchéance aux anciennes déesses, mais il ne les installe pas sur l’autel de Minerve en compagnie des nouveaux dieux. Dante réalise le miracle que le dieu lui-même n’aurait pas songé à faire, et son cœur peut porter en même temps tout ce que la justice naturelle a d’implacable sévérité et tout ce que la loi chrétienne a de mansuétude et d’amour.
C’est ainsi que sont harmonieusement unies chez Dante toutes ces contradictions de sentiments que nos faibles cœurs s’épuisent à réconcilier, et que le plus souvent ils acceptent sans résistance. En voulez-vous un nouvel exemple ? Dante n’est pas le seul poète qui ait connu l’amour mystique. Ce que Béatrix fut pour lui, Laure de Sade le fut pour Pétrarque. Mais que la différence est grande entre les effets de cet amour sur les deux poètes ! Le souvenir de Laure a suffi pour remplir toute l’âme de Pétrarque, et tous ses autres sentiments ont été réduits à devenir les satellites et les servants de son amour. La religion elle-même, dont Pétrarque est un des ministres, n’apparaîtra qu’à la suite de ce souvenir, pour lui donner plus de consécration, pour dire combien il est éternel et combien infini. Si Pétrarque tourne les yeux vers le ciel, c’est que là habite Laure ; s’il espère le paradis, c’est qu’il y retrouvera Laure ; si la terre n’a plus de charmes, c’est que Laure n’est plus ; s’il reçoit des messages d’en haut, c’est pour lui parler de Laure ; s’il échappe aux embûches du monde, c’est par la protection de Laure ; s’il lui arrive quelque pieuse et sainte pensée, c’est par la grâce de Laure plutôt que par celle de Dieu ; s’il a encore une patrie, ce n’est plus le natal Arezzo, ni Florence, patrie des ancêtres, ni Rome, ni Parme, ni Naples, c’est Avignon, ce sont les lieux où a respiré Laure. Laure, toujours Laure, l’univers entier, visible et invisible, est suspendu à ce nom et concentré dans ce souvenir. Comme l’âme de Dante nous présente un autre spectacle ! Certes l’amour de Pétrarque est bien noble, et cependant on hésite à le qualifier de cette épithète lorsqu’on le compare à celui de Dante. Cet amour choque alors comme une manière d’idolâtrie, pleine de pratiques superstitieuses, de mièvreries dévotieuses, et il prend envie de le ranger, non parmi les plus nobles produits qu’ait enfantés le christianisme uni à l’idéalisme platonicien, mais parmi les fétichismes les plus mortels que l’âme humaine se soit créés pour la satisfaction de son égoïsme ou l’apaisement de ses convoitises. Au contraire, l’amour de Dante pour Béatrix ne nuit à aucun autre de ses sentiments et ne trouble en rien l’équilibre de son être. Il est pourtant bien grand, cet amour ; si grand, qu’il remplit l’âme entière du poète : comment se fait-il donc qu’il la laisse libre pour d’autres sentiments ? C’est que ce souvenir, pénétrant son âme à la manière d’une lumière radieuse, la remplit ainsi sans y tenir aucune place, augmente de tout son éclat la clairvoyance déjà si forte de son intelligence, et éclaire les objets de ses autres amours, au lieu de les lui cacher. Plus cette lumière brille en lui, mieux il découvre les lois de l’ordre du monde entier, mieux il lit les décrets de l’éternelle justice et de l’éternel amour.
Nous avons accordé que, pour Goethe, cette question des sentiments était plus sujette à controverse, parce que son impersonnalité comme poète est trop grande pour qu’on puisse lui attribuer absolument le bénéfice des nobles sentiments exprimés par ses personnages. Nous ne pouvons juger par ses œuvres que son intelligence et son imagination, tandis que par la Divine Comédie nous pouvons juger de Dante tout entier : esprit, âme et cœur. Nous devons donc nous arrêter, pour connaître Goethe, à ce qu’il nous apprend de lui-même dans ses lettres et dans ses mémoires, si judicieusement intitulés Poésie et vérité, et aux récits que nous ont faits de lui ceux qui l’ont approché. Eh bien ! tous ces récits loyalement lus révèlent un homme fier et hautain sans doute, mais né singulièrement bon, humain et confiant.
Je regrette que Daniel Stern, qui a si bien compris l’intelligence de Goethe, n’ait pas insisté plus qu’il n’a fait sur cette question de ses sentiments. Le cœur de Goethe ! quel bel essai il y aurait à faire sous ce titre ; après tout ce qu’on a écrit sur le poète, le sujet est encore presque neuf. Pour qui sait bien lire, l’énigme de cette froideur marmoréenne et de cette attitude de statue antique qu’on lui a tant reprochées est pleinement expliquée par cette sentence grecque placée en tête de Poésie et vérité :
L’homme a besoin d’être éprouvé pour être élevé
, et cette phrase elle-même est le résumé de toute sa vie. Goethe eût été parfait s’il avait su davantage aimer : voilà sous sa forme la plus douce le reproche que tous lui adressent, même ses plus fervents admirateurs : voyons un peu ce qui en est. Loin de ne pas
savoir aimer, il n’était que trop accessible aux dangereuses émotions de l’amour, et il n’a dû d’échapper aux périls vers lesquels le portaient ses penchants qu’à une des victoires les plus remarquables qu’un homme ait jamais remportées sur lui-même. Il était né avec un cœur riche, chaud, facile à séduire, mais aussi avec une intelligence ferme, sage et grave. C’est dans cette intelligence qu’il trouva son salut. À quoi a-t-il tenu en effet qu’on n’ait vu se reproduire chez lui cette ◀tragédie lamentable qui a si souvent attristé et terni la vie des hommes supérieurs ? Oserai-je dire qu’il n’y a pas de grand homme dont la jeunesse présente plus d’exemples d’étourderie que celle de ce Goethe, si grave, si digne, que nous voyons toujours avec l’auréole que la gloire a mise à son front et sous le masque sévère des dernières années. Ce n’est pas ce qu’on appelle un bon et sage jeune homme que Goethe dans sa jeunesse ; ce n’est pas davantage un épicurien adroit et retors, habile à sauver les apparences, à concilier son amour du plaisir avec le décorum mondain et à satisfaire ses passions sans engager son cœur ; non, c’est un véritable étudiant allemand, confiant, candide, sans souci du qu’en dira-t-on, capable de se fourvoyer, sans y prendre garde, dans les pires compagnies, adoptant le premier compagnon venu, pourvu que ce compagnon l’amuse ou lui présente un sujet d’intérêt, et donnant son amour à la première fillette qui passe, pour peu qu’elle lui apparaisse sous un rayon propice, ou que son cœur saute ce jour-là
dans sa poitrine un peu plus fort qu’à l’ordinaire. Et cette fillette, ainsi rencontrée par hasard, il l’aime tout de bon, avec des larmes, des sanglots, des insomnies, des déchirements ; il l’aime jusqu’au point de compromettre sa santé, comme dans l’histoire d’Annette ; il l’aime jusqu’au point de côtoyer les abîmes, comme dans l’histoire de Marguerite. Que ces aventures de jeunesse n’aient rien coûté à sa réputation et n’aient pas déchaîné contre ses mœurs toutes les langues de la calomnie, je ne connais pas pour ma part de fait qui fasse plus d’honneur à la moralité de l’Allemagne. La véritable marque des cœurs qui sont nés fatalement pour l’amour, c’est d’aimer sans choix et sans discernement, sans préméditation et sans arrière-pensée, et telle me paraît avoir été à l’origine la marque du cœur de Goethe. On demeure véritablement étonné devant l’incroyable distance que l’on découvre entre le poète et les personnes sur lesquelles s’est portée son affection : Marguerite, Annette, Lili, même la charmante Frédérique. Leurs pauvres ombres demeurent comme écrasées sous le souvenir de l’homme puissant qui les approcha. Voit-on cependant qu’il se soit jamais embarrassé de la distance qui le séparait d’elles, qu’il se soit jamais posé la question de savoir si celle-ci ou celle-là était plus ou moins digne de son amour, ou que dans aucun de ces amours il ait séparé dédaigneusement son âme de ses sens comme il arrive si fréquemment entre personnes de condition ou d’intelligence inégale ? Non, je ne connais pas de grand
homme qui ait été en amour plus démocrate que Goethe, et qui ait jamais moins compliqué ses affections de sentiments étrangers à ce qui constitue proprement la passion de l’amour.
Un cœur riche et chaud, une intelligence grave et sage, telle était donc la vivante antithèse que Goethe portait en lui. Cette antithèse pleine de périls, Goethe sut l’abolir, ou plutôt il sut changer en un noble état de paix l’état de guerre intérieur et d’anarchie passionnée dont elle le menaçait. D’une nature qui pouvait être facilement discordante, il fit une nature harmonieuse et pleine d’équilibre. Comment donc y parvint-il ? En tuant son cœur par des mutilations volontaires et répétées à la façon des ascètes ? Non, Goethe sentait trop profondément la nature dans son intégrité pour vouloir l’outrager ou la mutiler dans une de ses parties. En endurcissant son cœur, comme on l’a dit, en en exilant par un calcul égoïste toutes les préoccupations qui auraient pu le détourner de sa voie de poète et de philosophe ? Pas davantage. Jamais homme sage n’employa moins la contrainte envers ses sentiments et ne se montra moins tyrannique envers sa nature. Son intelligence laissa toujours son cœur libre de courir les aventures ; seulement elle refusa toujours de se laisser duper par les sophismes et les excuses dont il aurait pu couvrir ses erreurs et ses fautes. L’art de la vie tel que le comprenait Goethe, et jamais personne ne l’a compris aussi bien que lui, consistait dans l’application constante de cette maxime : faire servir notre expérience à notre perfectionnement individuel, et accepter toute épreuve non comme une humiliation ou un châtiment, mais comme un nouveau moyen d’éducation et comme une initiation à un degré supérieur de vérité. C’est parce qu’il n’a jamais manqué un seul jour à l’application de cette maxime qu’il nous paraît froid et insensible. Mais, parce qu’elles étaient employées comme moyen de sagesse, les épreuves en existaient-elles moins, et avant d’être des instruments de perfection en avaient-elles été moins douloureuses ? Son cœur en avait-il moins saigné parce que son intelligence profitait de ses erreurs, et ses passions en avaient-elles été moins ardentes parce que, une fois refroidies, elles servaient de matière à des œuvres d’art ? Pour nous, l’infériorité qu’on lui découvre est tout simplement son plus légitime titre de supériorité ; car, tandis que la plupart des hommes ne savent rien faire de leurs épreuves, ou qu’ils les acceptent avec révolte, ou qu’ils les laissent opérer en eux une œuvre de corruption malfaisante, lui, il s’en servait comme de moyen de purification, d’excitation à la sagesse, et les transformait en mobiles de perfectionnement moral.
Et maintenant, si nous interrogeons ceux de ses chefs-d’œuvre où il a mis le plus de sa personnalité, ceux qu’on peut regarder à la rigueur comme des miroirs de lui-même, comme nous y verrons bien se refléter l’histoire de son cœur telle que nous l’avons esquissée ! Nous laisserons de côté, si vous le voulez bien, ce Werther qui n’a été que l’expression d’une très courte période de sa vie, en faisant remarquer cependant de quelles fièvres ardentes témoigne ce livre tragique et à quel point celui qui l’a écrit a vu de près l’abîme. Bornons-nous à Faust et à Wilhelm Meister. Que voyons-nous dans Faust, sinon l’histoire d’un homme doué, comme le Goethe que nous venons de présenter à notre lecteur, à la fois d’un cœur riche et chaud et d’une intelligence grave et sage, qui finit par triompher des entraînements de sa nature et par se reposer dans l’équilibre péniblement reconquis de son âme. Quelle anarchie il y a dans le premier Faust ! Quels tumultes des instincts, quelles révoltes des sens ! Comme les deux parties de l’homme sont en guerre acharnée l’une contre l’autre ! Quel congé amer le cœur lassé et malade donne à l’intelligence, et avec quelle inexorable sévérité l’intelligence, ainsi congédiée, refuse de reconnaître la légitimité de cette révolte du cœur ! Ce que le cœur décore des noms de passion, d’entraînement, d’amour, l’intelligence l’appelle ici de son vrai nom : désordre, aveuglement, crime. Faust condamne son amour ; mais cet amour en a-t-il été moins profond et l’épreuve a-t-elle été moins cruelle parce que le héros en est sorti en portant sentence contre lui-même ? Est-il un lecteur qui, après avoir assisté aux scènes du Brocken et au sombre dénouement du drame, oserait accuser Faust de manquer de cœur, s’il refusait de courir une seconde fois pareille aventure ? J’imagine qu’il l’estimerait sage de mettre à profit une si cruelle expérience ; ainsi pense Faust, qui, sachant à quoi s’en tenir désormais sur la valeur des passions, se sert de l’expérience acquise pour s’élever d’un degré de plus dans l’idéal. Il mettra désormais son cœur plus près de son intelligence, et, dans Hélène ressuscitée, il aimera par l’esprit ce qu’il aima par la chair dans Marguerite. Est-ce sécheresse ou noblesse, est-ce égoïsme ou vertu qu’il faut nommer une telle détermination ?
Cependant Faust n’est malgré tout que le Goethe idéal ; le vrai Goethe, le Goethe de la réalité, c’est Wilhelm Meister. Entre le jeune bourgeois allemand qui court le monde plein d’un bel enthousiasme à la poursuite de l’idéal et de l’art et le Goethe que nous présente le livre de Poésie et vérité, le parallélisme s’établit comme de lui-même et sans aucun effort. Pendant toute sa jeunesse, Goethe fut un véritable Wilhelm Meister, donnant dans toutes les doctrines qui présentaient quelque amorce à son enthousiasme, s’associant à tous les compagnons qui offraient quelque attrait à sa curiosité, se donnant des entorses à tous les détours du chemin et présentant courageusement ses divines épaules aux étrivières de l’expérience. Quelle société mélangée que celle où Goethe passa ses jeunes années ; mystiques en dehors de l’orthodoxie protestante, piétistes, moraves, réformateurs excentriques, classiques obstinés, novateurs téméraires et prématurés, chrétiens et athées, peintres, comédiens, âmes vertueuses et caractères équivoques, ses compagnons et ses amis sont de toute provenance. À Dieu ne plaise que je veuille pédantesquement reprocher à Goethe le vagabondage des premières années ! Je crois ce vagabondage la meilleure école de sagesse pour un esprit aussi robuste que le sien, et, puisque Apollon garda les troupeaux d’Admète, Goethe pouvait bien courir les grandes routes en compagnie de qui lui plaisait ; mais enfin rien n’est moins régulier que sa jeunesse, et, pour lui donner son véritable nom, on peut l’appeler, comme celle de Wilhelm Meister, un cabotinage transcendant. Toutes les fois qu’il m’arrive de relire Poésie et vérité, je ne puis m’empêcher de songer que les réputations, comme les livres, ont leurs destinées. Le reproche de froideur et de sécheresse implique chez la plupart de ceux qui le formulent l’idée d’un homme incapable d’incartades, de folies et d’erreurs. Or, de son propre aveu, Goethe en a commis de très nombreuses. D’autre part, l’idée de gravité, de tenue austère et de noble maintien exclut, dans l’esprit de la plupart des hommes, l’idée du genre d’expériences que Goethe avait traversées. Ceux qui l’accusent de manquer de cœur, parce qu’il était incapable de folies, et ceux qui attribuent sa dignité à je ne sais quelle sagesse ignorante de l’erreur, se trompent également. S’il ne faut que payer son tribut à l’humaine faiblesse pour prouver qu’on a un cœur, Goethe en avait un, et des plus larges, et, si la gravité ne peut s’accorder avec certaines expériences, il faut conclure que Goethe n’en posséda jamais aucune.
Puisque Goethe a connu la jeunesse de Wilhelm Meister, pourquoi n’aurait-il pas éprouvé les mêmes sentiments que lui ? Est-il un de nous qui oserait accuser ce Wilhelm, si candide, si cordial, si bon camarade, de si facile composition, de manquer de cœur ? Est-il sec et froid le compagnon dont le désenchantement même n’arrête pas l’obligeance, qui sauve ses amis les comédiens de la ruine, supporte sans ressentiment les reproches de l’aigre Mélina, pleure comme un enfant après sa séparation d’avec Marianne, ramasse Mignon et le harpiste sur le bord des fossés des grands chemins, traîne partout à sa suite, sans vergogne aucune, ces deux poétiques mais équivoques créatures, et adopte si spontanément son fils naturel lorsque le hasard le met sur sa route ? Eh bien, nous croyons à l’amour, aux remords, au dévouement de Goethe, comme à l’amour, aux remords et au dévouement de Wilhelm. Pourquoi donc ne croirions-nous pas qu’il a connu lui aussi, par le pouvoir des larmes et des nuits sans sommeil, la présence des puissances célestes, puisque nous savons par l’histoire de toute sa vie qu’il a conquis la sagesse par les mêmes moyens que Wilhelm. Wilhelm, comme Goethe, a fait tourner chacune de ses nombreuses erreurs au profit de son perfectionnement individuel ; chacune de ses fautes lui a servi d’échelon pour gravir à un plus haut degré de vie morale, d’initiation pour atteindre à une vérité supérieure. Puisqu’ils ont même sagesse, ils doivent avoir eu même cœur, et tous nos lecteurs savent certainement combien celui de Wilhelm est charmant, sensible et affectueux. Mais quoi ! ce cœur avait le respect de lui-même, et il n’y avait pas de folie, si chère lui fût-elle, capable de lui faire oublier longtemps ce qu’il se devait. Peut-être est-ce là une des causes du reproche de froideur qu’on lui adresse ; il faudrait se demander cependant si ce respect de soi-même n’est pas un indice plus sûr d’un grand cœur qu’une trop facile indulgence.
Si nous avions plus de temps pour parcourir cette longue et féconde vie de Goethe, nous montrerions aisément qu’il a su ne rester étranger à aucun des sentiments de notre nature. Il en est un au moins que ses détracteurs les plus obstinés ne peuvent lui reprocher de n’avoir pas connu et pratiqué, celui de l’amitié. Certes cette amitié n’était ni facile ni indulgente, elle ne se portait pas sur le premier venu, mais qu’elle était précieuse et rare ! Comme elle était exempte de ces vulgaires manèges, de ces empiétements hypocrites et indiscrets, de ces oscillations d’humeur qui se rencontrent dans les amitiés les mieux établies ! Avec lui, nulle variation dans la température de l’affection : son cœur était au beau fixe perpétuel. Aucun de ces écarts d’esprit que la familiarité peut bien absoudre, puisqu’elle les engendre, mais qui n’en sont pas moins des manières d’impolitesses par lesquelles un ami rompt au profit de son égoïsme l’égalité qui fait l’essence de ce sentiment. Pas un mot discourtois, pas une insistance pédantesque. Son amitié pour Schiller tient presque de la grandeur d’âme. Quel désintéressement ! quelle absence complète de vanité littéraire et de rivalité de métier ! Quel oubli de lui-même dans cette admiration que lui inspirent les dons de l’homme qu’il appelle royalement un Être magnifique ! Comme il est reconnaissant à Schiller d’avoir bien voulu venir au monde en même temps que lui, pour lui permettre de se rendre compte autrement que par son propre génie de la nature du poète ! Il ne pense pas un seul instant que Schiller diminue sa gloire en la partageant avec lui ; il songe que son intelligence aurait été moins éclairée, sans le service que lui rend Schiller, en déployant sous ses yeux le spectacle de ses dons. Ses relations d’amitié ne furent pas toujours aussi heureuses, nous le savons ; sa liaison avec Lavater, par exemple, eut un fâcheux dénouement ; mais nous partageons complètement l’opinion de Samuel Johnson sur les querelles si fréquentes des hommes supérieurs avec leurs amis, et nous pensons que les torts sont d’habitude du côté de ces derniers. Dans le cas de Lavater, par exemple, n’est-il pas clair que la froideur finale de Goethe se trouve amplement justifiée par le christianisme intempérant, le prosélytisme agressif, la pieuse indiscrétion et le manque incroyable de tact de cet homme éloquent et borné qui crut pouvoir enchaîner à ses marottes religieuses une telle intelligence ? Mais, pendant les premières années de leurs relations, quelle cordialité de la part de Goethe et quelle sincère admiration !
La bonté de Goethe ne frappe pas, parce qu’elle n’est pas voyante et ne se manifeste pas par de banales effusions de sensibilité ; pour que les hommes croient à la bonté, il faut qu’ils lui voient une certaine vulgarité apte à émouvoir les entrailles comme la prose d’un mélodrame, et celle de Goethe, élevée comme son âme, n’a en effet aucun caractère de ce genre. Un des traits de cette bonté est le sentiment profond du respect que l’homme doit à l’homme, sentiment que personne n’a eu au même degré que lui. Il abhorrait à l’égal d’une mauvaise action tout ce qui porte atteinte à la dignité de l’âme, plaisanteries agressives, quolibets, moqueries discourtoises, facéties et mystifications. Il attachait à ce sujet une telle importance que, dans Wilhelm Meister, il a consacré toute une nouvelle à montrer les conséquences fâcheuses des mauvaises plaisanteries, et, parmi les épisodes de sa vie, il n’en est pas qui me touche plus, peut-être, que ce dîner de table d’hôte où il sut arrêter avec tant d’autorité les railleries qu’avait soulevées la malencontreuse perruque de Jung Stilling. Il n’y a pas de trait de caractère qui soit un plus sûr indice de bonté que celui-là, surtout quand on le rencontre chez un homme qui peut si facilement abuser de ses grands dons. Que de témoignages d’humanité durant sa longue carrière ! La bonté a-t-elle jamais pris une forme plus ingénieuse, plus spirituelle et plus charmante que cette visite qu’il fit pendant le voyage d’Italie à la mère de Cagliostro ? Et comme il s’entendait à faire descendre sur ceux qu’il aimait et protégeait quelques rayons de ce respect qui l’environnait ! quelle déférence dans toute sa conduite avec cette bonne Christiane Vulpius, qu’il avait élevée de la condition de ménagère à celle d’épouse ! quel souci constant de rendre à ceux qui l’approchaient l’hommage qui était le plus particulièrement dû à leur nature ! Si l’excellence du tact est la marque de la vraie bonté, il est impossible de mettre en question celle de Goethe, car jamais tact ne fut plus exquis que le sien.
Un pèlerinage édifiant
On peut avoir maintes fois visité les bords du Rhin sans avoir entendu parler de Neuwied, et il est probable que, si quelque voyageur français a retenu par hasard ce nom, il ne lui représente pas autre chose que le nom d’une des stations des bateaux à vapeur qui font le service du Rhin. Il y a longtemps que la fameuse méthode d’autorité a été abolie dans les sciences et la philosophie ; mais il est une province de l’activité humaine où elle conserve toujours son empire : je veux dire les voyages. Le touriste moderne est bien d’ordinaire le personnage le plus banal et le plus servile qu’il y ait au monde. Il voyage superstitieusement, aveuglément, sur la foi de la tradition et l’autorité de ses devanciers. On dirait que le premier touriste qui a parcouru l’Europe a tracé une fois pour toutes l’itinéraire que devraient suivre tous ses successeurs. Chaque nouveau voyageur pose scrupuleusement son pied sur l’empreinte laissée par le pied de son prédécesseur, qui semble aussi sacrée pour lui que l’empreinte du pied de Bouddha pour les naturels de Ceylan. Il court visiter quelque entassement maussade de pierres décoré du nom d’édifice, ou quelque interminable boutique de bric-à-brac décorée du nom de musée, sans se soucier de savoir s’il ne laisse pas derrière lui les paysages les plus charmants et les mœurs les plus intéressantes. Sa grande ambition paraît être de parcourir le plus vaste espace possible dans le plus court laps de temps ; il ne s’est pas dit qu’il n’est pas une localité qui, sympathiquement observée, ne possède son attrait et où l’on ne puisse s’arrêter avec intérêt, au moins pour vingt-quatre heures.
Le touriste banal n’a certes jamais visité Neuwied. Pourquoi aurait-il visité cette ville ? Il n’y a là rien pour lui, ni église somptueuse, ni musée, ni monuments historiques. Un pareil voyageur ne marche pas sans son Guide ; si ce Guide était bien informé voici à peu près en quels termes il le renseignerait sur cette ville :
« Neuwied, sur le Rhin, à quelque distance de Coblentz, est une petite ville de la Prusse rhénane, qui fut autrefois le siège d’une principauté, maintenant médiatisée, appartenant à l’antique famille de Wied. Neuwied (la nouvelle Wied), comme son nom l’indique d’ailleurs, est d’origine moderne ; elle ne remonte pas plus haut que 1735. Les de Wied, princes tolérants et éclairés, firent au dernier siècle de leur petite principauté l’asile de toutes les sectes persécutées dans les États voisins par la tyrannie du culte officiel et le fanatisme de princes trop partisans de la religion d’État. Juifs, catholiques, calvinistes, piétistes disciples de Spener, frères moraves disciples du comte Zinzendorff, y affluèrent de toutes les provinces de l’Allemagne et formèrent bientôt la plus grande partie de la population de cette ville de Neuwied, qui conserve encore aujourd’hui le cachet de son origine. Ainsi la principauté de Wied fut, au dernier siècle, une sorte de petite Pennsylvanieg allemande, et sa capitale une miniature de la pacifique Philadelphie.
« L’oublieuse et ingrate postérité ne se souvient guère de cette principauté minuscule, non plus que des princes qui l’ont gouvernée, et cependant ce coin de terre fut un refuge où la conscience humaine violée trouva hospitalité et protection, et ces princes furent des princes selon le cœur du xviiie siècle et du siècle présent. Si leur domaine fut petit, en revanche leurs services eurent leur importance. L’immense liberté académique moderne de l’Allemagne abuse notre jugement sur un passé encore bien récent. Nous nous figurons volontiers que l’Allemagne a été de tout temps le pays de la liberté intellectuelle et religieuse, et nous oublions que, pendant plus de cent années, l’orthodoxie luthérienne a pesé d’un poids singulièrement lourd sur la conscience du peuple allemand. Il y a eu dans d’autres temps et d’autres pays des intolérances religieuses plus violentes, plus cruelles, plus meurtrières, il n’y en a pas eu de plus maussade, de plus pédantesque et de plus étouffante que celle que le luthéranisme officiel fît peser sur l’Allemagne durant la seconde moitié du xviie et la première moitié du xviiie siècle. Le pouvoir protecteur dont Luther avait jadis armé les princes au nom de la liberté se retournait maintenant contre la liberté, et l’oppression politique secondait l’intolérance religieuse. Pour faire cesser cet insupportable état de choses, il ne fallut pas moins que les gigantesques efforts d’un Lessing, d’un Goethe et des autres grands esprits qui apparurent en Allemagne à la fin du dernier siècle, et l’exemple donné aux princes allemands par le roi Frédéric II. Les princes de Wied eurent l’insigne honneur de devancer la pensée de Frédéric et d’appliquer à leur manière la parole par laquelle le grand roi imposa silence à l’Église officielle et annonça l’avènement de la tolérance religieuse. En ouvrant un refuge à tous les persécutés, eux aussi déclarèrent que dans leur État chacun de leurs sujets se sauverait comme il l’entendrait. Or, comme il faut que la vertu soit toujours récompensée en ce monde, leur principauté a été médiatisée ; le pouvoir politique dont ils avaient si bien usé a été enlevé à leurs descendants. Le représentant actuel de cette famille a profité pour son perfectionnement intellectuel des loisirs que lui faisait le progrès des temps. Il a beaucoup voyagé, il est lettré et savant. Son prénom est Hermann7 ; il a l’air spirituel, affable et bon. Le voyageur qui voudrait faire connaissance avec son image trouvera son portrait, ainsi que celui de la princesse sa femme, dans une conditorei qui est en même temps un gasthaus et un café, et qui est située près du quartier des frères moraves. Cette maison peut être recommandée au voyageur en toute confiance, car elle est tenue par le plus honnête pâtissier du monde, et on peut y dîner à trois pour la modeste somme d’un thaler. »
C’est ainsi à peu près, j’imagine, que parlerait le Guide, joignant ingénieusement l’utile à l’agréable. Notre touriste moderne est trop pressé pour s’arrêter pour si peu. Il est évident qu’il n’y a rien à voir à Neuwied, si ce n’est des hommes et des femmes. Vaut-il la peine de se déranger pour contempler quelques visages de bigots fanatiques de diverses dénominations ? Il continue donc son chemin, et il a raison s’il est ignorant et d’esprit léger ; mais s’il appartient à un degré quelconque à cette grande Église invisible où se rencontrent les hommes religieux de toute provenance, s’il éprouve un plaisir sympathique à contempler sur les visages humains la noble empreinte qu’y laisse le souci constant de la moralité et la dignité que l’habitude de la religion donne aux plus humbles individus, ah ! qu’il a tort de passer !
Toute localité, et spécialement une ville célèbre, possède une âme qui se révèle au voyageur, après un séjour plus ou moins long, un génie qui l’enlève à son époque, lui rend le passé présent, ou plutôt le pousse à reculons dans le passé en l’arrêtant, avec une précision admirable, juste au point de la durée où il veut le conduire. Qui donc, par exemple, après un séjour de quelques heures à Cologne, la ville des miracles et des reliques, ne s’est pas senti pousser graduellement jusqu’au xve siècle. Vous êtes saisi par un esprit d’une incroyable puissance qui vous dépouille en un instant de votre personnalité d’homme moderne, qui vous plonge dans un crépuscule sombre et cependant coloré où toutes les réalités de votre vie actuelle disparaissent une à une. Vous sentez votre éducation vous abandonner insensiblement et votre scepticisme philosophique s’écouler hors de vous comme le blessé sent la vie s’écouler hors de lui avec chaque goutte de son sang. Vous appartenez corps et âme à ce christianisme légendaire qui fut la religion populaire du moyen âge. C’est en vain que vous demanderiez secours contre ce passé qui vous étreint à un passé plus ancien. Les souvenirs et les vestiges romains que vous rencontrez à Cologne n’y semblent exister que pour confirmer le triomphe de ce christianisme poétique. La légende y a mis le pied sur l’histoire, à peu près comme saint Georges sur la tête du dragon, et l’ancien monde y apparaît humilié, vaincu, dégradé, dans un état de vasselage et d’infériorité. Que viennent faire là les souvenirs d’Agrippine et de la colonie militaire romaine ? Les vrais commencements de cette histoire, on le sent à n’en pouvoir douter, c’est saint Géryon et la légion thébaine, c’est Ursule et les onze mille vierges ; comme son dernier chapitre est la légende de la cathédrale.
La bonne petite ville de Neuwied ne pouvait certainement pas nous donner une impression aussi forte et aussi poétique, elle ne pouvait pas nous faire reculer jusqu’à un passé aussi lointain, mais elle nous a révélé un fait fort curieux dont nous aurions douté avant notre propre expérience : c’est que cette âme des localités avait la puissance non seulement de ressusciter le passé, pour celui qui en connaît l’histoire, mais encore de le faire deviner à celui qui l’ignore complètement. Si Cologne a fait sur nous l’impression que nous avons essayé de rendre, c’est à tout prendre que nous connaissions l’histoire de cette ville, et que par conséquent l’esprit du passé avait prise sur nous. Au contraire, nous nous sommes mis en roule pour Neuwied avec un jeune protestant français de nos amis, sans rien savoir, ou à peu près rien de son histoire ; nous ignorions qu’elle fût d’origine aussi récente, nous ignorions qu’elle eût servi d’asile aux sectaires allemands persécutés, et notre excursion n’avait d’autre but que de visiter une communauté de frères moraves qui se trouve dans cette ville. Cependant nous n’étions pas depuis un quart d’heure dans Neuwied, que nous savions à quoi nous en tenir sur son origine et le caractère de sa population. Nous reconstruisîmes à nous deux, par hypothèse, l’histoire de cette petite cité, et notre amour-propre ne fut pas médiocrement flatté, lorsque, après informations prises, nous reconnûmes que nos suppositions s’accordaient exactement avec les faits réels et que nous avions fidèlement traduit le langage du génie de la localité.
Le schloss, ou résidence du prince, est bâti sur les bords mêmes du Rhin, à l’entrée de la ville. Le château n’est pas une merveille d’architecture, et il y a dans le monde de plus beaux parcs ; mais je ne sais quelle atmosphère de bienveillance, de douceur et de paix flotte autour de cette demeure et au-dessus de ces allées soigneusement ratissées. Si l’on n’était prévenu, on aurait quelque peine à dire à qui peut appartenir une pareille demeure. Elle n’a rien de seigneurial, et cependant il ne viendrait pas à l’esprit de l’attribuer à un simple bourgeois. Cela ressemble plutôt à la résidence d’un gentilhomme aisé ou au siège d’une municipalité aristocratique dont le maire serait un personnage titré. Les souvenirs littéraires aidant, l’imagination doucement sollicitée fait passer devant les yeux de l’esprit mille petits tableaux à la fois plaisants et nobles, gais et décents, innocemment comiques. On pense à l’existence d’une cour minuscule où le principal office du grand chambellan serait d’ordonner d’atteler pour la promenade journalière du prince, où les principales affaires du premier ministre seraient la destitution d’un jardinier négligent ou la promulgation d’ordonnances pour l’éclairage des réverbères. On pense aux romans d’Auguste Lafontaine, aux comédies de Kotzebue, aux fantaisies de Jean Paul ; on cherche des yeux l’endroit où l’on aurait pu placer une de ces harpes éoliennes si à la mode en Allemagne à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, et l’on se dit que par les belles soirées d’automne on serait bien sur cette terrasse pour jouer de cet harmonica dont les vibrations maladives retentissent d’une manière si sentimentale dans les cœurs des héroïnes des romans allemands. Comme nous nous entretenions de ces rêveries pacifiques, nous fîmes la rencontre de quelques objets qui en tout autre lieu auraient singulièrement dérangé le cours de nos pensées. Ces objets étaient trois canons en fort bon état, confortablement adossés à la terrasse qui regarde le Rhin, très étroitement rapprochés les uns des autres et entourés d’une grille de fer. Mon compagnon de voyage me fit spirituellement remarquer qu’ainsi parqués ils avaient l’air de bêtes féroces encagées de peur qu’elles ne mordent, et exposées à la curiosité du public. Oh ! qu’ils avaient un aspect honnête et pacifique, ces trois canons ! On voyait bien qu’ils n’avaient jamais fait de mal à personne. Loin de contraster avec le caractère paisible de la petite ville, ces trois engins de meurtre emprisonnés semblaient placés là, au contraire, pour figurer allégoriquement le triomphe de la tolérance et de la concorde8.
Un philosophe a prétendu que c’était l’homme qui créait la nature, en d’autres termes, que la nature était toujours ce que l’imagination voulait qu’elle fût. Je ne sais jusqu’à quel point cette opinion est vraie. Ce qui est certain, c’est que les choses physiques, même les plus inertes, s’arrangent toujours de manière à s’accorder étroitement avec le caractère moral de l’homme. Ainsi, dans cette ville de Neuwied, tout est en parfaite harmonie avec les habitants. Les maisons ont un extérieur décent et pour ainsi dire du maintien et de la réserve ; il est évident que ces rues ont des échos chastes qui n’ont jamais retenu les syllabes d’un juron ou d’une parole obscène ; les pavés eux-mêmes ont l’air innocent. Il faisait très beau le jour où nous visitions la ville, et rien n’empêchait le soleil de prodiguer sa lumière à flots ; mais il semblait sentir qu’il ne le devait pas, et il se contentait de faire courir dans les rues et sur les façades des maisons un sourire gai, affable et discret ; cependant il n’y avait pas un nuage au ciel, et partout ailleurs il devait rayonner avec l’effronterie de l’opulence.
J’engagerais volontiers ceux qui doutent que les manières soient l’œuvre des croyances à aller faire à Neuwied le même pèlerinage que nous. Si l’on ne savait que Neuwied est une ville religieuse, la tenue, la démarche et la physionomie de ses habitants suffiraient pour vous le révéler. J’ignore quels sont les défauts de caractère des habitants de cette ville, mais je réponds qu’il y a deux classes d’animaux humains qu’ils ne nourrissent pas parmi eux : je veux dire les badauds et les niais. Tout voyageur a pu remarquer la déplaisante curiosité dont il est l’objet lorsqu’il s’arrête dans une petite ville. Les diverses manifestations de cette curiosité composent un vrai tableau d’Hogarth. Les uns vous regardent passer bouche béante dans l’attitude de la stupéfaction ; les autres vous inspectent de loin, incertains de savoir s’ils doivent avancer ou reculer, avec une curiosité craintive ; quelques-uns, plus hardis et moins respectueux, vous regardent ironiquement, comme si vous leur aviez donné occasion de rire de vous ou que votre qualité d’étranger fût un titre au ridicule. Vous n’observez sur les visages des habitants de Neuwied aucun de ces tics bêtes qui dénotent beaucoup plus qu’on ne saurait le croire l’inéducation et la sauvagerie. Aucun n’a l’air de vous dire en passant près de vous : Vous êtes étranger, je le sais bien. Hommes et femmes, à quelque condition qu’ils appartiennent, circulent dans les rues avec une gravité exempte de toute raideur ; pas de bouche béante, pas de sourires narquois, pas de regards indiscrètement interrogateurs : jamais provinciaux n’ont eu l’air moins provincial.
Cette honnêteté de maintien frappe naturellement davantage chez les hommes de condition inférieure. Quelle excellente tournure avait ce pâtissier qui nous donna à dîner à trois pour un thaler et quelques groschen ! Avec sa forte moustache blonde, il ressemblait à un soldat prussien qui aurait été humanisé et ennobli par la fréquentation assidue du prêche et la lecture de la Bible, et en réalité il en était à peu près ainsi. Pendant les préparatifs du dîner, j’avais examiné curieusement sa bibliothèque. Elle se composait de la Bible de Luther, d’un volume de commentaires sur le Nouveau Testament, des œuvres complètes de Schiller et d’un pamphlet assez volumineux intitulé les Mystères du Vatican. J’aurais autant aimé ne pas trouver ce dernier article, car on éprouve toujours une impression pénible quand on rencontre entre les mains des personnes instinctives et naïves ces productions stériles d’esprits batailleurs, ces fruits de cendre de la mer Morte des disputes humaines. Mais que voulez-vous ? il faut bien que l’esprit de secte se fasse jour par quelque endroit. Ce qui était plus important, c’est que la Bible et les œuvres de Schiller avaient été évidemment beaucoup lues. Je ne fus donc pas étonné du prix modique de notre dîner ; il était trop évident qu’un pâtissier qui avait nourri son âme du livre de la conscience et des écrits du poète de l’enthousiasme ne pouvait pas avoir la tentation de nous réclamer plus que ce qu’il croyait lui être strictement dû.
Tout cela est bien peu de chose, n’est-ce pas ? Qui sait cependant si cette petite ville ne tient pas dans l’ordre général de l’univers une plus grande place que d’autres matériellement plus considérables ? Combien à notre retour elle m’apparut plus importante que Coblentz, sa voisine, par exemple, avec sa forteresse, ses casernes prussiennes et ses larges et belles rues ! Les nobles et bonnes âmes ne sont-elles pas le sel de la terre ? Cette secte des frères moraves dont nous allions visiter l’établissement tient une bien faible place dans la chrétienté ; cependant n’avait-elle pas été un des moyens par lesquels les âmes allemandes avaient pu se dilater et respirer avant le grand essor de la littérature de leur pays ?
Il y a dans l’histoire de toute secte victorieuse, de toute doctrine établie, un moment particulièrement périlleux et odieux : c’est celui où non seulement elle se montre intolérante envers ses adversaires, mais où elle paraît insupportable à ses propres fidèles, qui cherchent alors par quels moyens ils pourraient lui échapper sans se séparer d’elle. La première moitié du xviiie siècle fut cette époque critique pour le protestantisme luthérien. Les âmes, opprimées par la sécheresse d’une théologie abstraite dans laquelle elles ne retrouvaient ni la vie de l’histoire, ni la vie du sentiment, mirent tout leur espoir dans le chef invisible de l’Église, le Christ. Elles ne sortirent pas précisément de l’Église, mais elles se résignèrent à ne plus rien en attendre ; elles cherchèrent l’aliment spirituel qui leur manquait, non pas en dehors d’elle, mais au-dessus d’elle. On demanda à la vie du cœur ce que le dogme théologique ne savait pas donner, c’est-à-dire de diminuer l’éloignement où Dieu était de ses créatures, de le leur faire sentir plus visible, plus présent. Les deux plus remarquables de ces protestations furent le piétisme de Spener et la doctrine du comte Zinzendorf, pieux gentilhomme, d’une âme élevée et pleine de belles chimères. La tentative de Zinzendorf prouve une fois de plus que la nouveauté des choses est moins dans leur substance que dans la forme qu’on sait leur donner, car elle consiste simplement dans cet éternel retour à l’Église primitive que tout réformateur chrétien semble condamné à recommander, et dans la pratique de la vertu chrétienne de la résignation. Mais ce retour à l’Église primitive prit une forme originale, et cette vieille vertu de la résignation devint une vertu toute nouvelle chez ces âmes rajeunies par un ravivement de ferveur religieuse. Une vertu est toujours nouvelle, en effet, lorsque nous l’exerçons dans de nouvelles conditions et sous un nouveau maître, parce qu’alors nous y portons un degré de zèle que nous n’aurions pu avoir sous l’ancien maître et dans les anciennes conditions.
L’union intime avec Dieu par la prière, par l’exercice des pratiques pieuses ; l’association des âmes animées des mêmes sentiments religieux, conçue comme un moyen de faciliter cette union ; la soumission constante à la volonté de Dieu dans les détails quotidiens de la vie : voilà les principaux points de cette doctrine qui pourrait se résumer à peu près par cette formule : vivre en sorte qu’on ne soit jamais loin de Dieu. Certes, cela a sa poésie, sa beauté et sa vérité. Rarement on a mieux exprimé de quelle façon la soumission à la volonté de Dieu doit être comprise par le chrétien. C’est cette soumission parfaite dans la pratique quotidienne de la vie qui a fait comparer les associations de moraves aux couvents catholiques, avec lesquels elles n’ont cependant aucun point de ressemblance. Les communautés de moraves sont faites tout simplement à l’image de la société ; chacun y exerce son métier, y vit selon les inclinations de son esprit, s’y marie ou y reste célibataire selon son plaisir : ce sont donc de petites sociétés, mais des sociétés où tous les liens qui rassemblent les hommes sont ramenés à un seul, et où tous les mobiles d’action et d’obéissance sont réduits à un seul. L’homme, dans notre société, obéit chaque jour à vingt maîtres différents, selon les affaires qu’il doit traiter ou les devoirs qu’il doit remplir ; le morave n’obéit jamais qu’à un seul, ou plutôt dans tous les maîtres il n’en voit qu’un seul, et c’est cette simplification qui fait de sa vie une vie absolument religieuse et qui lui donne une ressemblance trompeuse avec la vie des sociétés monastiques.
La ressemblance est trompeuse, mais elle existe cependant ; il y a là une nuance délicate que nous voudrions faire bien saisir au lecteur. La pratique des mêmes vertus crée à peu près partout les mêmes habitudes, et des habitudes analogues engendrent des formes analogues. Les associations moraves ne sont pas des couvents, et cependant tout y a un air à demi conventuel. Cela est frappant, surtout chez les femmes, qu’on prendrait facilement non pour des religieuses cloîtrées de nos couvents catholiques, mais pour celles de ces religieuses auxquelles l’exercice de leurs fonctions laisse une demi-liberté et permet une certaine communication avec le monde extérieur, les sœurs tourières, par exemple. Plusieurs avaient sur le visage cette blancheur lisse comme celle des images de cire, qui semble comme le doux stigmate dont la piété aime à marquer ses nobles victimes. Mais il est aisé de voir que la vie mystique est incomplète et que le sentiment pratique conserve encore une grande part dans la conduite de ces existences. Pendant que nous visitions la partie de l’établissement qui est réservée aux femmes célibataires et à l’école des filles, j’observai un bien curieux et bien touchant exemple de ce mélange de mysticité et de sagesse pratique sur le visage d’une très vieille femme, un des plus respectables, assurément, que j’aie vu de ma vie. Toute la paix religieuse de l’Évangile rayonnait sur ce visage, et cependant ce n’était que celui d’une bonne et diligente ménagère. Certes, ce n’était point le visage qu’on aimerait à prêter à la mystique Marie devenue vieille, mais c’est bien ainsi qu’on pourrait se représenter la pratique Marthe à soixante-dix ans. Un Holbein, s’il eût voulu représenter les visites du Christ chez ses amis de Béthanie, l’aurait insérée toute vive dans sa toile, avec l’anachronisme de son costume moderne. Évidemment il n’y avait jamais eu dans cette existence de torrents mystiques ni de violences de la grâce ; il y avait eu un régime bien entendu et bien observé d’homéopathieh religieuse. Chaque jour cette âme avait absorbé un globule évangélique, et à la fin elle avait été saturée de paix religieuse et radicalement transformée. La contemplation de ce respectable visage populaire me jeta dans des rêveries de plus d’une sorte. Je songeai, par exemple, que nous étions souvent bien insensés dans notre amour des œuvres de l’art. Aurais-je fait le pèlerinage de Neuwied si l’on m’eût dit qu’il s’y trouvait un visage de vieille femme digne d’attirer l’attention ? Non, probablement. Cependant, j’aurais fait ce même pèlerinage et un plus long encore pour voir une tête de vieille peinte par Holbein, ou simplement par Gérard Doui. Nous courons après les musées et nous avons en tout lieu un musée vivant auquel nous ne prêtons aucune attention.
Le caractère doux et inoffensif de la secte du comte Zinzendorf ne la protégea pas contre la persécution. L’Église établie fut mécontente de voir s’élever une secte où les fidèles les plus vénérables usurpaient les fonctions de ministres et où l’on pouvait être pieux sans son secours. Dans plusieurs États, elle arracha aux princes des ordonnances vexatoires. Défense fut faite aux fidèles de s’assembler pour chanter des cantiques, défense de propager les écrits du comte Zinzendorf. C’est pour échapper à quelqu’une de ces persécutions que les moraves, établis dans un État voisin9, vinrent chercher un refuge à Neuwied, où ils ont prospéré en paix dans le voisinage d’autres communions persécutées comme elle et instruites par l’adversité à comprendre les bienfaits de la tolérance. Ils forment tout un quartier de la ville et sont composés de gens de tout état au nombre d’environ quatre cents. Je n’ai pas osé interroger, mais j’ai bien cru m’apercevoir que les fidèles étaient pour la plupart de bonnes gens du simple peuple ou des gens de condition moyenne inférieure. À l’origine, cependant, ce fut l’aristocratie qui prit la tête du mouvement et qui forma d’abord le noyau de fidèles réunis autour du comte Zinzendorf. Pendant longtemps, nobles et lettrés tinrent à honneur d’être affiliés à la secte. Pour prendre un exemple, beaucoup de nos lecteurs connaissent certainement Mlle de Klettenberg, cette pieuse amie de Goethe, dont le grand poète a tracé le portrait moral dans le célèbre chapitre de Wilhelm Meister, intitulé : La Confession d’une belle sainte. Goethe lui-même, on le sait, eut dans sa jeunesse un moment de tendresse et de vénération pour les frères moraves, et fut en relation avec quelques-uns de leurs chefs. Mais les aristocraties sont volontiers oublieuses, et, s’il n’y avait qu’elles au monde, les traditions humaines seraient bien vite rompues. D’autres doctrines sont venues plus larges, plus séduisantes, et la pieuse doctrine, qui n’avait pour se recommander que son bon vouloir et sa piété, a été oubliée et délaissée. Le peuple est plus vraiment conservateur que les aristocraties, parce qu’il ne perd pas si vite le pli qu’on lui donne, et je crois bien que c’est lui seul qui maintient encore aujourd’hui la secte du comte Zinzendorf.
Le directeur de l’école des garçons, M. Bülow, nous fit visiter avec une bonne grâce parfaite la partie de l’établissement où la secte élève non seulement les jeunes gens des familles de la communauté de Neuwied, mais les enfants des familles moraves étrangères que leurs parents envoient en Allemagne pour apprendre la langue du pays. Dortoir, réfectoire, salle d’études, tout reluisait d’une propreté remarquable. Nous n’avons pas vu le cimetière, et nous n’avons pu y lire cette inscription, qui est tout simplement la plus belle qu’on ait trouvée depuis l’inscription grecque : il a vécu ; cette inscription, qui résume d’une manière si touchante la foi du morave et qui voile d’une manière si chrétienne l’idée de la mort : il est retourné chez lui. Le temple nous laissa quelque désappointement. Nous fûmes étonnés de sa rigide nudité protestante et de n’y trouver aucun de ces ornements que tolère la piété des moraves, pas même cette grande croix dorée qui brille dans nos temples calvinistes. Comme je manifestais mon étonnement, notre guide parut s’alarmer et penser que peut-être nous les prenions pour une secte d’athées. « Ce n’est pas que nous repoussions ce signe… », nous dit-il, et déjà il cherchait sa Bible. Nous le rassurâmes aussitôt en affirmant que nous n’avions jamais pensé qu’ils pussent avoir quelque éloignement pour l’instrument de la rédemption et le signe du salut.
Deux petits incidents vinrent clore ce pèlerinage et compléter les impressions qu’il m’avait données. En passant devant une boutique de jouets d’enfants, j’aperçus un jouet si extraordinaire que je ne pus résister au désir de l’acheter. C’est un vrai joujou piétiste et biblique. Je n’ai pas encore pu déterminer quel est l’animal qu’il représente. Je crois que c’est un lion, mais on m’affirme que c’est un chien. On dirait un des animaux des visions d’Ézéchiel ou de l’Apocalypse traduit d’une manière enfantine par une imagination enfantine.
Comme nous revenions, nous aperçûmes sur les bords du Rhin une troupe de petites filles et une troupe de petits garçons dont quelques-uns portaient des couronnes en papier doré sur la tête et tenaient à la main des arcs et des flèches d’une forme étrange. C’étaient deux pensionnats qui attendaient comme nous le bateau à vapeur pour s’en retourner à Coblentz. Un bon ordre parfait régnait parmi toute cette marmaille, qui s’agitait d’une manière pour ainsi dire paisible et au milieu de laquelle un homme d’un âge mûr circulait en distribuant des fruits, du pain et des gâteaux. Je pensai, je ne sais pourquoi, à cet épisode des Rêveries d’un promeneur solitaire, où Jean-Jacques raconte comment il avait pris plaisir à distribuer des oublies à un pensionnat de petites demoiselles qu’il avait fait approcher de lui. Le misanthrope avait voulu reposer son âme inquiète et aigrie par la vue de cette innocence et de cette candeur auxquelles il avait si souvent donné des louanges éloquentes où le regret avait tant de part. C’était à peu près le même spectacle que j’avais sous les yeux, avec cette différence que le bonhomme qui distribuait les friandises n’était pas un Rousseau, et qu’il n’avait ni son génie, ni sa misanthropie, ni son amertume. Cette rencontre et ce rapprochement d’une scène évanouie et d’une scène présente me parurent comme le symbole de la vie qui venait de nous apparaître. Cette vie, c’était celle du xviiie siècle, mais du xviiie siècle encore innocent et candide, encore irréprochable dans ses doctrines et ses actes, encore protégé par ses vrais bons génies, les anges de la bienveillance et de la tolérance.
Visions du passé
Nous nous plaignons quelquefois de la monotonie de notre existence moderne, nous nous surprenons à regretter le temps où le monde était traversé par des apparitions merveilleuses, où la nature était peuplée d’êtres surnaturels et où les hommes étaient visités par de si beaux songes qu’ils ne voulaient pas en laisser perdre le souvenir et qu’ils les transmettaient aux races futures sous la forme de poèmes et de légendes. Nous accusons le sort de nous avoir envoyés trop tard sur la terre, et nous nous écrions volontiers avec le poète sceptique :
Ô l’heureux temps que celui de ces fables.
Nous ferions mieux, la plupart du temps, de n’accuser que nous-mêmes, notre distraction ou notre pauvreté d’imagination. Le monde n’a pas cessé d’être merveilleux, la vie n’a pas cessé d’être poétique. Si les esprits ne nous visitent plus en songe et ne nous apparaissent plus, ce n’est pas qu’ils soient morts ou qu’ils aient quitté la terre ; si nous n’avons plus d’aventures comparables à celles des rêveurs d’Orient et des chevaliers du moyen âge, c’est peut-être que nous ne les méritons pas, ou, plus simplement encore, que nous ne savons pas reconnaître les occasions qui s’offrent à nous et qui ne demandaient qu’à être transformées en aventures. Personne n’a de visions parmi nous ; mais la faute n’en est qu’à nous seuls en vérité. Le monde est plein de fantômes et d’apparitions qui passent auprès de nous sans attirer notre attention. Nous ne les voyons pas, mais notre aveuglement n’empêche en rien leur existence, et ils continuent leurs promenades dans nos rues ou leurs visites dans nos maisons sans se soucier de savoir s’ils sont remarqués. La nature étalait ses splendeurs alors qu’il n’y avait pas encore un seul homme pour la contempler ; elle n’a pas fait une dépense de plus le jour où la terre a été peuplée ; elle ne changerait rien à son luxe le jour où la race humaine disparaîtrait. Il en est ainsi du monde poétique et merveilleux ; il existait nécessairement avant qu’aucun poète eût apparu dans le monde ; il existerait encore alors même que la race des poètes s’éteindrait. Qui veut le voir peut le voir : complaisant à ceux qui le désirent ou qui sont assez clairvoyants et assez sagaces pour le découvrir, il est indifférent aux plaintes des myopes ou aux négations des esprits frivoles et sceptiques.
Est-il rien de plus étonnant, par exemple, et qui soit cependant d’occurrence plus journalière, que ces singulières visions du passé qui se dressent subitement devant nos yeux sous la forme d’une physionomie contemporaine, qui se révèlent par la lumière d’un regard, par une attitude, par une démarche ? Ces aventures nous arrivent chaque jour, et c’est à peine si nous les remarquons une fois sur mille. La vision ne nous frappe que lorsqu’elle atteste sa réalité par quelque forme excessive ou exceptionnelle. De loin en loin, quelque chef arabe à la grave démarche, quelque Espagnol de pure et antique race, au parler à la fois âpre et caressant, quelque prince étranger au visage asiatique, imposent à notre imagination la croyance à ce miracle devant lequel nous passons à toute heure sans le voir, c’est-à-dire : l’immortalité du passé, l’indestructibilité des formes que l’âme a revêtues ne fût-ce qu’un moment, la présence invisible des siècles écoulés, la persistance silencieuse des sentiments et des pensées des hommes d’autrefois. Tout ce qui vécut vit parmi nous, et vivra encore alors que depuis longtemps nous ne serons plus ; car tout ce qui vit prit naissance dans l’âme et y puisa, en même temps que la vie, l’immortalité. Nous nous plaignons quelquefois de ne plus rencontrer de sylphes au bord des lacs, de fées au bord des fontaines et d’ondines sur les rivages des fleuves ; ces esprits sont toujours à leur ancienne place cependant, et nous les y trouverions si nous les cherchions bien ; mais, en admettant qu’ils aient disparu et que la nature soit veuve de ses anciens amants, est-ce que notre société humaine ne contient pas des apparitions mille fois plus merveilleuses, plus poétiques et de formes plus variées que celles de ces esprits élémentaires, dans ces images des choses disparues qui passent et flottent devant nos yeux comme des frissons de lumière, dans ces voix du passé qui nous jettent à l’improviste quelques mots révélateurs d’une présence invisible, et cela sans mystère, en plein soleil, à toute heure du jour, au milieu des foules les plus compactes, sur nos places publiques les plus fréquentées et en quelque compagnie que nous nous trouvions, la plus vulgaire comme la plus noble ?
Il serait trop facile de démontrer par les exemples de l’histoire, et par le spectacle même que présente le siècle le plus dédaigneux de la tradition qui ait encore existé, cette vitalité du passé, cette indestructibilité des formes de l’âme ; mais je laisserai de côté, comme trop pédantesque pour l’objet que je me propose, toute question politique ou philosophique, et je ne prendrai de ce fait singulier que ce qu’il a de tout à fait aimable et poétique, et même, si vous voulez, de tout à fait léger et frivole, c’est-à-dire ces féeries du visage et du corps par lesquelles l’âme universelle, poète divinement inspiré, se plaît à nous faire apparaître tout un siècle dans un sourire et à nous résumer toute une civilisation dans un geste ou une démarche.
Le passé ne réveille chez la plupart des hommes que des idées de tristesse, de néant et de grandeur austère. Toute la poésie du passé n’est pas dans des ruines cependant, ni dans le sentiment de majestueuse mélancolie qu’elles inspirent. Le passé pourrait aisément trouver d’autres chantres qu’un Chateaubriand ou un Byron, et il m’est souvent arrivé de rêver pour lui un poète animé des plus chaudes, des plus mobiles, des plus capricieuses émotions de la vie, un poète plein de l’enivrement de l’heure présente, tout entier aux joies actuelles qu’il éprouve, et ne se souciant en rien de la mélancolie des tombeaux, non plus que des menaces et des orages de l’avenir. Il ne donnerait pas aux choses du passé ce morose et blafard aspect de spectres silencieux que leur donnent la plupart des poètes ; le passé vivrait dans ses chants comme il vit dans la réalité, d’une vie turbulente, amusante, tour à tour joyeuse ou triste, selon la condition morale des personnes qu’il anime et dont il est une partie intégrante ; il sourirait sur des lèvres jeunes et charmantes, il étincellerait dans des yeux pleins de la passion du commandement, il palpiterait avec des cœurs pleins de fièvre ; il respirerait par des poitrines chargées de feu ou lourdes de soupirs. C’est ainsi qu’il existe en réalité, car il ne vit pas seulement d’une vie de fantôme, il est mêlé et confondu avec notre vie actuelle qu’il augmente et qu’il grossit sans que nous en sachions rien.
Il en est des phénomènes de notre vie morale comme des phénomènes de la beauté physique et de la santé ; leur origine est toujours plus ou moins lointaine et cachée. Ne vous est-il jamais arrivé, lorsque vous admiriez l’agilité d’un jeune homme ou l’incarnat d’une jeune femme, d’avoir envie de leur dire : Je sais, monsieur, d’où vous vient ce surcroît de souplesse ; c’est le résultat de la longue course à cheval que vous fîtes il y a trois jours. Je sais, madame, d’où vous viennent ces belles couleurs ; c’est la récompense de cette longue promenade hygiénique que vous fîtes il y a un mois, ou de cette sagesse qui vous fit préférer tel soir le repos et le sommeil aux fatigues du monde. Il en est de même pour notre âme. Notre voix ne s’élève à certains jours avec tant d’éclat, nos yeux ne rayonnent avec tant d’audace ou tant de tendresse, que parce qu’il s’est passé, il y a mille années peut-être, tel fait que nous ignorons parfaitement. Nous ne sommes que les instruments de nos actions ; mais leur véritable auteur est souvent mort depuis des siècles. Il est mort, et cependant n’est-il pas plus vivant que nous, lui qui agit par nous, qui dispose de nous ? C’est lui qui commande et nous qui obéissons. Sont-ils à lui ou à nous ces actes que nous expliquons et que nous justifions par les mêmes paroles qu’il employa pour justifier et expliquer les siens ? Pour prendre le plus grand et le plus saint des exemples, nous pardonnons aujourd’hui les offenses commises contre nous, parce qu’il y a dix-huit cents ans Jésus de Nazareth pardonna à ses bourreaux, et nous pardonnons dans les mêmes termes. Qui pardonne, cependant ? Est-ce nous, ou n’est-ce pas plutôt cet être divin qui nous donna le premier cette formule du pardon qu’il nous suffit de répéter avec un cœur sincère pour en faire une parole éternellement vivante ? Nous avons été braves tel jour ; devons-nous nous attribuer le mérite de cette bravoure ? Peut-être aurions-nous reculé si nous n’avions senti, il y a des années, par l’admiration que nous causa la lecture d’un certain acte héroïque, qu’il était lâche d’avoir peur. Nous ne songions certainement pas à cette ancienne émotion lorsque nous avons été braves, mais si forte elle avait été que notre âme en avait été ébranlée et avait, à notre insu, contracté depuis ce jour une habitude, une nouvelle manière d’être d’où a surgi, à un moment donné, ce courage que nous regardons comme notre propriété personnelle et qui appartient en réalité à quelque vieux héros ou à quelque vieux sage.
Notre vie tout entière baigne dans ce mystique élément du passé, et y fleurit à la manière de ces larges plantes qui s’épanouissent à la surface des fleuves et trempent leurs racines dans la fraîcheur des eaux toujours mobiles. Il est merveilleux de voir combien les plus petits détails de notre existence, les plus insignifiants en apparence ont une origine lointaine et se rattachent sans effort aux plus grands événements du monde. Telle frivolité est quelquefois d’origine austère et presque divine, et les choses que nous considérons comme secondaires, nos manières, par exemple, nos inflexions de voix, notre maintien, notre mode de salut, nous ramènent souvent tout près des sources mêmes de la vie morale. J’étais assis un jour en face d’un chef arabe que je considérais avec la curiosité que devait naturellement exciter en moi un homme séparé de notre civilisation par les abîmes presque infranchissables de la race, de la religion, et d’une manière de vivre séculaire. Il écarta légèrement son burnous et laissa voir les manches de sa veste brodée dans laquelle il était facile de reconnaître l’origine de la veste andalouse. Je pensai que le costume de ce grand seigneur du désert était à peu près celui sous lequel nous avons coutume de nous représenter le sémillant barbier de Séville, et ce détail, qui rapprochait ce représentant d’une des plus vieilles races du monde du type le plus parfait qu’on ait créé du parvenu, de l’homme nouveau-né à la vie, me fit sourire par sa bizarrerie. Ainsi l’homme sans lien avec le passé, ce Figaro sans traditions et qui se vante de ne rien devoir qu’à lui-même, devait cependant le costume qu’il portait aux descendants de l’enfant d’Agar et d’Abraham. Figaro avait des rapports éloignés avec les patriarches. Quelle piquante satire de la vanité des prétentions de notre moderne civilisation que ce petit détail insignifiant que j’étais libre de négliger, qui pourtant me ramenait aux âges les plus lointains et qui unissait de la manière la plus inattendue l’intrigant spirituel de Beaumarchais aux austères personnages de la Bible !
Mais la rêverie me détourna bientôt de ce détail et fixa mon attention sur le caractère le plus saillant et le plus général que présentât la personne physique du chef arabe : je veux dire sur la gravité de sa tenue et la morne noblesse de son maintien. Quelque haute que fût l’origine de la race dont il était issu, cette noblesse de maintien en avait une plus haute encore,
car elle n’existait qu’en vertu des paroles d’un prophète et d’un homme inspiré. Ce chef du désert n’avait une telle dignité silencieuse et une assurance si parfaitement tranquille que parce qu’il y a bien des siècles un jeune conducteur de chameaux, d’une âme violente et éloquente, était venu proclamer qu’Allah était le souverain maître du monde et que les hommes étaient soumis aux décisions aussi sages qu’irrévocables de sa divine providence. Les arrêts de Dieu, avait-il dit, sont souverainement justes, souverainement bons, et la loi suprême de l’homme, c’est de les attendre en silence et de les accepter religieusement. Dieu choisira pour chaque homme ce qui lui est véritablement le plus utile et le meilleur ; tout ce qu’il nous est permis de faire, c’est de bénir son nom, de nous prosterner devant sa grandeur, et nous ne devons relever la tête que pour faire face à ses ennemis. Voilà l’origine de cette gravité et de cette assurance nobles qui font l’admiration des mondains et des dilettanti en matière de bonne tenue et de bon ton. Ces manières arabes n’ont pas leur origine dans un futile besoin d’élégance et dans des principes arbitraires de convenances mondaines ; elles sont le résultat des habitudes que l’âme, noblement préoccupée du grand dogme de la fatalité, a fini par imposer au corps. La ferveur religieuse a tout naturellement engendré le principe sur lequel reposent les nobles manières, à savoir, l’harmonie entre la dignité que l’on se doit à soi-même et la déférence qu’on doit aux autres. Ce qui est aujourd’hui courtoisie et politesse fut à l’origine
soumission et résignation. Ce calme et cette discrétion silencieuse ont été donnés aux musulmans par la volonté fixe et arrêtée d’accepter les arrêts de Dieu quels qu’ils fussent ; cette assurance leur vient de la confiance que Dieu ne peut vouloir que ce qu’il y a de plus sage. Leur taciturnité n’est que l’expression de la tristesse secrète de l’homme qui sait que son sort n’est pas entre ses mains. Lorsqu’un homme attend une visite auguste, il prépare son maintien afin de recevoir son visiteur selon toutes les lois de la déférence et du respect ; les peuples soumis à la croyance fataliste ont adopté, une fois pour toutes, ce maintien exceptionnel parce que la visite qu’ils attendent est toujours imminente et ne peut manquer. Ainsi ce simple détail des manières arabes nous ramène à la loi même du Prophète, et toute l’histoire de l’islamisme peut revivre dans un salut ou dans une attitude orientale. Ces saluts, ces attitudes, ces manières varient à l’infini, selon les individus, le beau mot du calife Omar : « Ta destinée cherche après toi, c’est pourquoi ne la cherche pas. »
Maintes fois il nous est arrivé de regretter de ne pouvoir renouveler pour tel ou tel grand personnage du passé l’opération magique que Faust accomplit pour la belle Hélène. Nous aurions voulu aborder et contempler ce personnage qui pique notre curiosité. Il nous semblait que nous l’aurions mieux compris si nous avions pu le voir un instant, et que toutes les obscurités qui nous dérobent en partie son caractère ou son génie auraient été dissipées par cette entrevue rapide. Mais le hasard accomplit souvent pour nous à l’improviste le prodige que nous demanderions en vain à la trompeuse magie. Ces visions du passé, qui d’ordinaire ont un caractère général et flottant et se contentent de nous reporter vers tel ou tel siècle, sans indication précise d’individu, prennent tout à coup une exactitude bien définie et appellent sur nos lèvres un nom propre bien distinct. C’est ainsi qu’en plein Paris, au grand jour de notre civilisation moderne, nous avons eu une fois l’honneur de contempler un instant ce sultan Timour Lencj, qui, pendant plus de cinquante ans, épouvanta le monde et promena sa course sanglante des rives du Gange aux steppes de la Hongrie, sous la forme d’un prince étranger dont le visage accusait une origine mongolique des plus authentiques. Fatigué par la maladie plus que par l’âge, immobile sur son fauteuil, Timour ressuscité promenait autour de lui ces petits yeux pleins de finesse et de douceur sournoise dont l’expression étonne et fait rêver si singulièrement l’imagination. Pas un trait ne manquait à ce visage, pas une nuance à cette physionomie pour présenter le parfait modèle du portrait si précieux qu’un artiste hindou inconnu a légué à la postérité ; même tranquillité railleuse, même bonhomie narquoise, même sourire sarcastique et froid. Seulement le modèle avait un peu plus vieilli que le portrait ; ce n’était plus Timour vainqueur de l’Inde, c’était Timour tel qu’il dut être lorsqu’à l’âge de soixante-dix ans il partit de Samarcande pour cette lointaine conquête de la Chine, que l’ange Azraël ne voulut pas lui permettre d’accomplir. La ressemblance était tellement extraordinaire que je fus sur le point de lui demander indiscrètement de dissiper mes doutes sur certains points de son histoire, de me dire, par exemple, s’il était bien vrai qu’il fût entré à Moscou et qu’il eût incendié cette ville, et s’il fallait croire à l’anecdote de la fameuse cage de fer dans laquelle il aurait fait enfermer Bajazet après la bataille d’Ancyre. Timour remarqua ma curiosité et chercha sans doute à s’en rendre compte, car il y répondit par un sourire pénétrant comme une lame d’acier qui me ramena aux sentiments de timidité qu’un tel personnage est bien fait pour inspirer. Je me rappelai les cent mille prisonniers de guerre égorgés devant Delhi en moins de deux heures, la Perse ravagée, Damas et Bagdad mises à sac ; une vague terreur s’empara de moi, et je détournai les yeux de cette redoutable apparition.
De toutes ces visions par lesquelles le passé se révèle à nous, les plus ordinaires sont celles qui sont dues à la persistance des caractères physiques de la race. Néanmoins le passé a là encore des manières bien subtiles, bien délicates, bien poétiques de révéler sa présence. Que certaines formes du visage et du corps se conservent à travers les siècles, il n’y a là rien d’étonnant ; mais n’est-il pas étrange que des choses aussi fugitives qu’un frisson de lumière, aussi impalpables qu’une ondulation musicale, aussi incorporelles que la chaleur et l’électricité, puissent survivre aux générations qu’elles ont animées. Ces phénomènes sont tellement insaisissables, que nous n’en connaissons qu’un très petit nombre : ceux-là seulement que la peinture et la gravure ont été assez habiles pour fixer et ceux que nous pouvons deviner plutôt encore que retrouver dans le langage expressif mais mystérieux et indéterminé des œuvres musicales du passé. Nous savons par les œuvres des arts du dessin comment marchaient les hommes d’autrefois, comment ils saluaient, comment ils s’accoudaient pour converser ou pour penser ; nous soupçonnons par la musique comment ils rêvaient, comment ils soupiraient, quelle était la lenteur ou la précipitation avec laquelle battait leur cœur, et nous disons : Tout cela a fini avec eux, les hommes d’aujourd’hui ne marchent plus, ne saluent plus, ne rêvent plus comme les hommes de cette époque. Voici un Allemand, un Anglais, un Français, un Italien ; je reconnais bien la persistance du type général, mais où est cette nuance de physionomie que leurs peintres de telle ou telle époque nous ont transmise ? où est cette nuance d’âme que leurs anciens poètes et leurs anciens musiciens nous font comprendre ou soupçonner ? C’est bien toujours la même argile, mais ce n’est plus le même feu qui l’anime. Nous disons cela et nous nous trompons grossièrement. Qu’il se présente parmi des hommes d’une même origine un de ces groupes, une de ces combinaisons que les anciens artistes ont reproduites, qu’il nous arrive de voir ces hommes accomplir un de ces actes qui furent autrefois un thème familier de composition pittoresque, et immédiatement nous verrons reparaître ces phénomènes fugitifs qui nous semblaient ne plus exister que dans les œuvres de l’art du passé.
J’assistais à un concert donné par un virtuose belge d’un admirable talent. À le prendre au repos, mon virtuose était tout simplement un honnête Wallon nuancé de Flamand, qui ne présentait rien de bien particulièrement caractéristique : jamais homme ne fut moins fait en apparence pour vous reporter vers le passé et pour émouvoir votre imagination autrement que par son incomparable exécution, qui ressemble au génie à force de probité et de correction. Cependant il saisit son violoncelle, il joue, et voilà que, peu à peu, le corps prend certaines attitudes, certaines inclinaisons qui semblaient perdues depuis les œuvres des peintres de la Flandre et de la Hollande. Les jambes saisissent l’instrument avec une fermeté sans raideur, le torse se rejette en arrière avec la nonchalance robuste des vieux bourgeois flamands, la tête se penche légèrement sur l’épaule avec une expression de commandement paternellement impérieuse : c’est l’air d’autorité d’un vieux bourgmestre, d’un magistrat municipal ; l’antique bourgeoisie des Pays-Bas revit tout entière dans la personne de ce virtuose qui semble à ce moment échappé d’une vieille gravure. Les musiciens de Terburg et de Mieris n’ont pas d’autres attitudes. Le plaisir de la représentation historique que donne à son insu le célèbre virtuose, s’ajoutant au plaisir que donne son talent, inspirerait presque le désir de l’applaudir deux fois à ceux qui le contemplent et l’écoutent : une fois en l’honneur de la musique et une fois en l’honneur de l’histoire.
Ainsi donc, ce qu’il y a de plus immatériel, de plus insaisissable, de plus fugitif au monde, un sourire, une attitude, une manière de saluer, peut traverser les siècles et durer plus longtemps qu’un empire et qu’une civilisation. Ce qui est venu jusqu’à nous des hommes d’autrefois est précisément ce qu’ils estimaient le moins et qui semblait devoir périr avec eux. Leurs corps sont épars dans la poussière, leur gloire est éclipsée, leurs actes sont en partie inconnus, et leur souvenir sombrera bientôt dans l’oublieuse mémoire humaine ; il ne reste d’eux que ces rayons fugitifs par lesquels ils attestent qu’ils vivent encore. Ces choses, qui paraissent si mobiles et si légères, étaient au fond plus solides que leurs œuvres les plus massives, et plus vivaces que leurs actions les plus éclatantes, car elles tenaient de plus près à l’essence de leur âme et pouvaient en être moins aisément détachées. Nos actions se séparent de nous dès que nous les avons accomplies, nos paroles s’envolent loin de nous dès que nous les avons prononcées ; mais il n’en est pas ainsi de ces choses que nous appelons légères et frivoles, elles sont inhérentes à notre âme même, dont elles ne sont que les mouvements, et ne peuvent en conséquence être atteintes par la destruction. Est-ce que ce fait, petit en apparence, ne révèle pas le plus grand des faits, à savoir l’éternité de l’âme et son absolue domination sur le monde ? L’âme existe et existe seule, puisque les rayons par lesquels elle se manifesta brillent encore aujourd’hui avec le même éclat qu’autrefois, puisque tout ce qui lui a appartenu une fois d’une manière intime est assuré de ne pas mourir, puisqu’elle n’a oublié aucune de ses formes et qu’elle se plaît à les montrer à l’improviste à ceux qui savent et veulent les voir. Il nous plaît en vérité que ce soient les choses les plus fugitives, celles qui ne sont que grâce, caprice et mouvement, qui conservent le plus longtemps parmi les hommes l’existence du passé, qui l’unissent avec le plus d’aisance à la vie du présent et qui proclament le mieux ce qu’il eut de sagesse, de grandeur et de beauté.
Les confidences d’un hypocondriaque
Je voudrais décrire un fort singulier état de l’âme que j’ai vu de très près et que je crois connaître parfaitement. Ce n’est pas autre chose que la vieille maladie connue depuis longtemps sous le nom d’ennui, mais l’ennui arrivé jusqu’à ses dernières limites et pénétrant l’être physique tout entier de ses poisons subtils et de ses énervantes léthargies. À celui qui posséderait la plume du violent Swift, il serait facile, avec ce sujet, de faire un de ces pamphlets comme il savait les faire, un de ces pamphlets où il concentrait en quelques pages toute l’énergie de cette haine qui aurait pu suffire à une génération entière de cœurs haineux ; mais je ne possède pas la plume de l’illustre misanthrope, et, n’ayant d’ailleurs aucun sentiment personnel à mêler à cette description, je dois me borner à transcrire le plus exactement possible les confessions qui m’ont été faites un certain jour. Je voudrais les transcrire sans aucune mise en scène littéraire, comme un naturaliste décrit une plante inconnue ou comme un médecin décrit une maladie, sèchement, avec méthode et précision. Un pareil travail, s’il était accompli par un esprit attentif et pénétrant, ne serait inutile, je le crois, ni au moraliste, ni au médecin, ni à l’historien futur des mœurs contemporaines. Le premier y trouverait la preuve que la nature humaine a des ressources infinies, même lorsqu’elle est placée dans les conditions les plus déplorables ; le second y trouverait des indications certaines sur le tempérament des hommes d’aujourd’hui et sur les causes de leurs bizarres maladies, qui se concentrent de plus en plus sur la substance pensante et l’appareil de la sensibilité ; le dernier enfin pourrait s’en servir pour mesurer les progrès de la grande infirmité du siècle. Pour moi, mon ambition serait satisfaite, si le lecteur, après avoir achevé ces quelques pages, leur donnait lui-même pour titre : Mémoire pour servir à l’histoire de l’ennui au dix-neuvième siècle.
Comme très peu de personnes ont connu l’auteur de ces confidences, je crois fort inutile de vous faire ici son portrait et de vous raconter son histoire en détail. Il était, comme nous tous, composé de bonnes et de mauvaises qualités : très impérieux et très faible en même temps, très sensible à toute chose et très indifférent à toute chose, très facile à tromper et très difficile à retenir dans l’erreur où on l’avait engagé. Prompt à s’abandonner, il se passionnait en un instant pour un système, pour un principe moral, pour une œuvre d’art nouvelle, pour un ami de la veille ; mais il pénétrait rapidement au fond des choses et voyait vite le peu que cela était. J’oubliais cependant que je ne dois tracer de lui aucun portrait. Contentez-vous donc de savoir que, pour des causes très complexes, dont quelques-unes trop légitimes, il avait de bonne heure respiré ce mortel poison de l’ennui. Les ravages de cette maladie, lents et sourds d’abord, s’accrurent, à mesure que les années s’écoulèrent, avec la progression de vitesse des corps qui approchent du terme de leur chute, si bien que ce fut à l’époque où l’on supposait qu’il était près de la guérison que la maladie prit une marche plus rapide et un caractère plus incurable. Quoi qu’il se soit ennuyé obscurément et qu’il ait été un mélancolique sans aucune célébrité, je crois pouvoir avancer que depuis les deux grands désenchantés de notre siècle, Chateaubriand et Benjamin Constant, le fardeau de la vie n’avait semblé plus lourd à personne. Il n’avait fait, il est vrai, ni René ni Adolphe ; mais je doute que René ait plus bâillé sa vie, et qu’Adolphe ait senti plus que lui l’ennui descendre de son cerveau dans son cœur. Il était une preuve vivante que cet ennui dont tous les grands poètes de notre âge ont accusé l’existence chez les générations modernes était bien une maladie réelle, et n’était pas un jeu de l’imagination, une attitude choisie pour attirer les regards du vulgaire, une pose savante pour appeler les sympathies des âmes romanesques. Il est permis en effet d’avoir quelques soupçons quand le malade s’appelle Byron, Chateaubriand ou Benjamin Constant ; on peut supposer qu’il tient à sa maladie comme à une partie de sa gloire. Malheureusement, ici il n’y avait à faire aucune supposition semblable : le malade était un homme sans nom. Perdu dans la foule confuse de ses contemporains, il n’avait aucune gloire à espérer, n’en désirait aucune, et vivait seul, loin des hommes, sous l’œil maternel de la fatalité. Mais, inconnu ou non, il avait plus qu’aucun poète été favorisé de l’amitié assidue de ces deux divinités redoutées des heureux, le spleen et la mort. Elles l’aimaient, parce qu’elles savaient qu’il n’avait à leur opposer aucune formule de conjuration, aucune résistance, et qu’il leur obéirait docilement, sans appeler à son secours l’aide des joies bruyantes et conservatrices de la vie. Que de services il leur avait rendus d’ailleurs ! Quand la ville était trop gaie, elles savaient qu’il y avait toujours dans Paris un asile qui ne leur serait pas fermé. Elles entraient donc comme des amis familiers, s’asseyaient au coin du feu, à la place qu’elles connaissaient si bien, et alors, par reconnaissance pour l’hospitalité reçue, l’ennui faisait pleuvoir autour de son hôte l’épais brouillard de ses malsaines rêveries, et la mort ouvrait devant ses yeux les riantes perspectives qui mènent au bienheureux royaume de l’anéantissement.
Je l’ai vu passer successivement par toutes les phases de ce mal redoutable, je l’ai vu renoncer tour à tour à toutes les chimères que les hommes poursuivent sous le nom de bonheur, éclat, renom, amour, amitié, opinion du monde, orgueil de soi-même, et je lui dois cette justice que jamais homme n’a dit adieu à toutes ces choses qui sont si chères à notre nature avec plus d’égalité d’âme et plus de sérénité. Chaque fois qu’il a dû renoncer à quelqu’une de ces vaines illusions, il l’a fait avec une bonne grâce parfaite, sans contorsions et sans déclamations, en prenant respectueusement congé de l’idole qui s’enfuyait. Oh ! que le destin est bon ! Cet être, qui semblait condamné à devenir le plus malheureux des hommes, avait trouvé dans son malheur même la source d’une joie infinie et d’une paix profonde. Religieusement soumis aux inexorables décrets qui avaient été prononcés sur lui, il savait qu’il lui était défendu d’espérer, et il se résignait humblement. Il savait que nulle amitié n’est aussi assidue que celle de l’ennui, nul amour aussi fort que celui de la mort, et il s’estimait heureux d’avoir conquis une amitié qui devait durer toute la vie, un amour qui le suivrait pendant toute l’éternité.
Rien cependant dans sa personne n’indiquait au premier abord qu’il fût en rapport avec d’aussi grandes puissances, ni qu’il lut honoré d’aussi illustres amitiés, rien si ce n’est une certaine tendance à s’isoler, qui pouvait faire supposer un mystère dans sa vie. Cet isolement lui avait été souvent reproché par les rares personnes dont il supportait la rare société, et il avait été interprété de diverses façons ; mais aucune de ces interprétations n’était la vraie.
Il s’isolait, parce qu’une sévère expérience lui avait révélé plusieurs fois que la solitude était sa condition naturelle, que, s’il tentait d’en sortir, il le ferait à ses risques et périls, et que l’ennui était, à tout prendre, préférable au ridicule et à la lâcheté. D’ailleurs cet ennui si funeste avait fini par lui devenir nécessaire, il était devenu une habitude comme l’opium et le tabac. Lorsqu’il s’abandonnait à un élan de gaieté, on le voyait s’arrêter subitement, comme s’il eût reçu à l’oreille quelque sévère avertissement, ou que la pensée qu’il mentait à sa véritable nature lui eût traversé l’esprit. « Que fais-tu, misérable présomptueux ? tu t’avises d’être gai, comme si tu avais quelque motif de l’être ;
memento quia pulvis es
, souviens-toi que tu dois être le fidèle serviteur de l’ennui ; bâille en son honneur, et ne recommence pas tes impertinentes incartades. » Telles étaient les paroles qu’il lui semblait entendre prononcer par sa conscience et qui le ramenaient modeste et soumis aux conditions pour lesquelles il était créé. Jamais homme, depuis le philosophe de Pascal, ne s’est montré acteur si docile et n’a joué avec plus de scrupule le personnage que les dieux lui avaient confié dans la vaste comédie dont ils s’amusent.
Grâce à ces heureuses dispositions, il tomba enfin dans cette sombre maladie qui renferme toutes les autres, l’hypocondrie, et ce qui n’avait été jusque-là qu’une rêverie malsaine devint une sinistre réalité. Il eut dès lors toujours présent à ses côtés un spectre invisible pour tout le monde, visible pour lui seulement, et la pensée du néant, qui ne se présente à l’esprit des autres hommes que pour en être chassée par les préoccupations des plaisirs et des affaires, lui devint familière et chère entre toutes. Toutes ces légères velléités de bonheur qui de loin en loin agitaient encore son cœur cessèrent de le tourmenter, et le désir même de vivre mourut en lui. Dans cette stérilité, dans ce silence de toutes les voix de la nature, il trouva pourtant, ai-je dit, paix et douceur. Cette quiétude au sein d’un ennui aussi profond devint enfin tellement effrayante, que ses meilleurs amis ne virent d’autre remède qu’une réaction violente, de quelque genre qu’elle fût ; ils le supplièrent de s’arracher à ce bonheur sinistre, de secouer cette paix plus mortelle qu’une eau marécageuse et dormante, d’essayer de vivre en un mot. Ils tentèrent une dernière fois de le bercer de vains rêves, ils essayèrent d’attiser en lui les flammes des espérances. Inutiles tourments ! les flammes étaient éteintes, et le foyer où elles s’alimentaient refroidi depuis longtemps.
C’est alors qu’un soir, après avoir fait tous les efforts qu’il était en mon pouvoir de faire pour l’engager à rebrousser chemin dans la voie où il était engagé et à rentrer brusquement dans la vie, je reçus en réponse à mes conseils ces tristes confidences, que j’essayerai de reproduire telles qu’elles me furent faites, sans amplification ni développement inutile, et dans leur concision cruelle et ironique.
« Vous me plaignez, mon ami ; vous me jugez malheureux et désespéré ! Si vos conseils ressemblaient à ceux que je reçois chaque jour d’amis indifférents ou d’indifférents trop officieux, je vous répondrais tranquillement ce que j’ai répondu si souvent déjà : “Oui… sans doute… j’essayerai ; merci, en attendant, de vos excellents conseils.” Mais, comme je vois en vous plus de sincérité que chez la plupart de ceux qui m’entourent, je vous répondrai franchement : Ne me plaignez pas. Si j’ai souffert, toutes les blessures sont maintenant cicatrisées ; si j’ai été malheureux, je ne le suis plus ; le sort compatissant, ne trouvant plus rien à ronger en moi, a bien voulu me rendre la paix et chercher ailleurs une autre proie. Maintenant je jouis d’un bonheur inaltérable que rien, je crois, ne pourra troubler désormais, car j’ai conquis dès ce monde le repos de l’éternité. Ah ! mon ami, les sentiers par lesquels vous fait passer l’ennui ressemblent aux sentiers pénibles que préfère, dit-on, la vertu ; mais au terme du désagréable voyage on trouve bien, je vous assure, la récompense de ses fatigues. Je voudrais vous faire comprendre le bonheur dont je jouis, et en vérité c’est une tâche difficile. Je chercherai donc dans l’histoire morale de l’homme un fait historique qui puisse vous servir de point de comparaison pour juger de l’état de mon âme.
« Vous savez ce que les bouddhistes appellent le nirvana k. C’est une des plus singulières méthodes de perfectionnement mystique que l’enthousiasme religieux ait encore inventées, comme le bouddhisme même me semble une des atmosphères morales les plus étranges que l’âme humaine ait traversées jusqu’à présent. De quel immense ennui, de quelle lassitude ne témoigne pas cette doctrine, qui a fait de l’athéisme une religion, qui a donné à l’homme la promesse du néant comme récompense de la vertu et de la piété ! L’âme humaine, qui partout ailleurs a reculé d’effroi devant la pensée du néant, s’est sentie un jour dans l’Inde saisie de terreur devant la pensée qu’elle ne mourrait jamais ; elle a eu, pour ainsi dire, la panique de l’immortalité. Alors elle a embrassé l’idée du néant comme sa plus chère espérance, et, n’osant y croire cependant, elle s’est creusée elle-même, elle s’est épuisée à trouver des méthodes ingénieuses de mériter cette récompense. De là un système de métaphysique extrêmement subtil et profond, où le rien est considéré comme l’essence divine elle-même, où la raison humaine est considérée comme d’autant plus parfaite qu’elle se rapproche davantage du néant. Le but suprême de la sagesse consiste à trouver le moyen de ne plus revivre. Qu’est-ce qui constitue la vie ? demande le bouddhiste. Le désir, l’espérance, la passion, voilà les racines qui rattachent l’âme à la vie ; lorsqu’elle veut quitter son enveloppe mortelle, ces liens la retiennent et l’emprisonnent encore dans une nouvelle chair, l’empêchent d’aller se perdre au sein de l’éternel rien. Mourons donc dès cette vie, si nous voulons mériter ce bienheureux anéantissement ; coupons ces tyranniques racines qui entravent notre perfection et retardent notre bonheur ; travaillons à ne plus espérer, à ne plus aimer, à ne plus désirer, à ne plus penser, et ainsi nous monterons successivement les degrés de l’échelle mystique qui conduit au vide infini.
« Que de peines se donnent les pieux talapoins, les bonzes mystiques, les vertueux ascètes, sectateurs de Bouddha, pour arriver à cet état qu’on pourrait définir la mort dans la vie ! Il n’est pas de moyens absurdes devant lesquels ils aient reculé, pas d’expédient ridicule dont ils aient eu honte, pas d’attitude obscène ou grotesque qu’ils aient hésité à prendre. Quels labeurs pour s’abêtir, quelles ruses ingénieuses pour se mutiler ! Mais en vérité tout cela me paraît bien enfantin. Dans leurs rituels d’abêtissement, les pauvres gens ont oublié l’ennui, qui les eût dispensés de tant d’expédients ridicules ; l’ennui, plus puissant pour sécher le cœur et tarir les sources de la pensée que tous les exercices monastiques, que tous les tours de force inventés par les stylites orientaux. J’en sais plus long qu’eux sur la perfection suprême sans avoir eu besoin de recourir à leurs méthodes, et, avec le seul ennui pour auxiliaire, j’ai franchi rapidement tous les degrés du nirvana.
« Vous qui jugez mon sort si malheureux, vous ignorez tout le bonheur que l’ennui peut procurer à ceux qu’il a choisis pour ses victimes. Jamais tyran italien n’a fait mourir ses ennemis avec plus de grâce et en les couvrant de plus de fleurs. Ses premières visites, par exemple, sont charmantes, pleines de douces rêveries, de tendres entretiens, d’affectueuses larmes. Il s’assied à vos côtés, le perfide, et, en même temps qu’il vous insinue ses poisons, il vous conseille d’espérer, de prendre goût à la vie, de l’oublier même. Conseils hypocrites ! il sait bien que l’on ne peut guérir de ses poisons. Il s’insinue auprès de vous comme un ami, et un long temps s’écoule avant que vous ayez aperçu qu’en lui vous avez un maître. Et les heures coulent rapidement en sa compagnie, quoi qu’en dise l’opinion vulgaire ! Il peuple votre solitude d’une foule de génies et d’esprits malfaisants, et des essaims de mélancolies légères viennent par son ordre, comme les océanides de Prométhée, vous prodiguer leurs impuissantes consolations. Cette première période du spleen est donc pleine de charme et de dangereux attrait ; l’âme s’y laisse doucement aller et apprend à tirer de son infortune même un funeste plaisir. Cependant un rayon de véritable bonheur pourrait faire fondre en un instant tous ces enchantements malsains, toute cette magie vaporeuse ; mais il refuse de briller, et le brouillard s’épaissit de plus en plus.
« Le bonheur seul en effet, le bonheur réel, non les vaines chimères auxquelles nous donnons ce titre, peut lutter avec avantage contre cet ennemi terrible, lorsqu’il n’a pas pris depuis trop longtemps possession de notre âme. Toutes les autres armes sont vaines, quoi qu’on dise, et l’énergie d’un Hercule faiblirait dans une pareille lutte. Que veulent dire les pédagogues qui n’ont jamais subi les atteintes de ce mal, les mondains à la vie bruyante, lorsqu’ils nous prêchent qu’il est de notre devoir de lutter ou qu’ils nous proposent leurs plaisirs comme moyens de défense ? Pensent-ils donc que la lutte n’ait pas eu lieu ? Il y a toujours un moment où la réaction arrive, où l’âme s’agite avec une fiévreuse impatience pour secouer son engourdissement, où nous nous indignons contre cet asservissement que nous n’avions pas prévu, où nous essayons de reconquérir notre liberté. C’est l’heure des vaines colères et des inutiles violences, l’heure des blasphèmes lancés dans le vide, des cris auxquels nul écho ne répond, des larmes que nul souffle du ciel ne vient sécher ; mais, pareille à un peuple révolté qui de lui-même se remet sous le joug d’un tyran, l’âme se lasse de ces stériles combats. Oh ! comme elle revient domptée, soumise et châtiée de sa tentative d’indépendance ! Avec quelle muette servilité et quel obéissant empressement elle reprend le collier de son ancienne servitude ! Désormais elle ne fera plus un mouvement : elle comprend qu’elle est une victime marquée par la fatalité, et, pleine de repentir pour ses hardiesses impies, elle courbe religieusement la tête devant cette éternelle puissance qui régissait les anciens dieux et qui régit toujours les hommes.
« C’est alors que cet ancien ami, cet aimable compagnon de vos longues journées solitaires et de vos veilles silencieuses, l’ennui, se présente à vous avec son véritable visage, imposant, solennel, despotique. Désormais docile et revenu à jamais de vos incartades d’écolier, vous prêtez attentivement l’oreille à ses graves leçons, vous n’en perdez plus une syllabe. L’amour de ce maître austère vous vient, vous comprenez enfin que son dessein est de vous donner, malgré vous, le bonheur. Il veut vider votre âme et votre cœur de tout cet assemblage profane d’idées, de sentiments, de passions, sources d’erreurs et de mensonges que les sages ont toujours fuies. Il veut y faire régner un désert solennel qui soit un tabernacle digne de recevoir l’idée du rien éternel. Une telle opération vous semble dépasser de beaucoup, n’est-il pas vrai, les opérations chirurgicales les plus douloureuses que nous connaissions ! Cependant il n’en est rien. L’ennui procède dans son œuvre de destruction comme la nature, comme le temps, comme toutes les forces éternelles qui ne sont pas de l’homme, qui n’ont pas de fiévreuses impatiences et de puériles précipitations : il procède avec lenteur et avec mesure. Oh ! comme le cœur de l’homme, ce fragile organe qui semblerait devoir être brisé en quelques minutes, peut résister longtemps ! Quelles solides et subtiles racines l’attachent à la vie ! Quelle force il a pour souffrir ! Avec quelle élasticité et quelle souplesse il rebondit contre l’adversité ! Quelle source inépuisable d’amour, quels mystérieux trésors d’affection et de bonté sont cachés en lui ! Pour dessécher cette source, pour dissiper ces trésors, il faut des années. C’est un grand martyre, pensez-vous sans doute, d’assister chaque jour, à toute heure, sans intervalle de repos, à la destruction de son propre cœur, que de le voir s’en aller par imperceptibles lambeaux comme une étoffe rongée des vers. Lorsqu’il nous est infligé par une main humaine, celle d’un tyran domestique par exemple, ou celle d’une femme aimée, ce martyre nous paraît insupportable. Eh bien, avec l’ennui, je vous assure, un tel supplice est tolérable après tout ; l’ennui n’a pas ces lourdeurs et ces maladresses de main, cette ignorance grossière, cette rudesse cruelle qui distinguent nos bourreaux humains : lui, il panse en même temps qu’il blesse, il endort en même temps qu’il tue. Sa puissance narcotique est telle que dans mes rares heures de libre fantaisie, lorsque, pareil à l’esclave, je raillais mon maître absent, j’ai souvent pensé que les savants devraient chercher le moyen d’utiliser l’ennui dans les opérations chirurgicales qui réclament l’emploi de l’éther.
« Il a deux baumes pour apaiser l’irritation des plaies qu’il creuse dans l’âme, le mépris et l’oubli. On se console de bien des choses, je vous assure, en méprisant et en oubliant. Je vous recommande surtout le mépris comme une volupté que très peu d’hommes connaissent, et qui est une des plus délicieuses qu’on puisse goûter sui-cette terre. Si un jour vous en prenez le goût, usez-en largement : c’est une volupté dont il est nécessaire d’abuser pour la sentir, et qui perd toute sa saveur lorsqu’elle est prise à petites doses. C’est, après l’amour, la plus grande volupté dont l’âme humaine soit capable ; seulement je la crois plus délicate que l’amour, plus exquise, plus distinguée, comme on dit aujourd’hui, moins à la portée de la foule grossière, moins conforme aux instincts du vulgaire. On dit que ceux qui ont aimé une fois cherchent à aimer jusqu’à leur mort ; ceux qui ont méprisé ne se guérissent aussi que par la mort de cet aimable poison. Le mépris est l’auxiliaire le plus actif de la mort ; c’est celui de tous nos sentiments qui nous fait le mieux prendre la vie en dégoût et l’humanité en pitié. Essayez-en, et vous me direz plus tard si vous pensez qu’il soit un cœur qui puisse vivre longtemps, s’il est soumis à cette volupté violente. Et c’est à ce régime que j’ai été soumis. Non seulement j’ai cessé de croire à la possibilité de vivre, mais j’ai cessé de sentir même le désir de la vie.
« Pendant longtemps, à mesure que je sentais mon cœur se fermer et mon âme se dépouiller, comme un arbre aux approches de l’hiver, il me semblait que j’éprouvais comme une lassitude vague qui se traduisait par un immense besoin de repos ; mais aujourd’hui j’ai conquis ce repos : le vide est maintenant complet. Si le bonheur existe, je n’en veux rien savoir ; si la vérité existe, elle ne m’est plus nécessaire. Que la vérité reste entre les mains jalouses des dieux, qui rient de nos efforts pour l’atteindre, je ne les divertirai pas plus longtemps de mes souffrances et de mes travaux : je n’ai jamais eu aucun goût pour les rôles ridicules. Que le bonheur aille où il le voudra chercher ses élus, je ne l’appellerai plus, car j’ai une certaine fierté, et je n’ai jamais poursuivi longtemps ce qui s’obstinait à me fuir. Pour parler un langage poétique : non, je ne serai plus la dupe des olympiens et des mortels. L’ennui, le bienfaisant ennui m’a enfin délivré de tous ces soucis qui nous causent de si cruelles souffrances et qui pourtant nous sont si chers, tant que nous n’avons pas dominé notre nature charnelle et dompté l’ancien Adam qui est en nous, comme disent les théologiens. Moi, j’ai dompté l’ancien Adam, je m’en flatte, à l’aide du tout-puissant spleen, et je suis entré dans le royaume de l’ataraxie la plus stoïque. Le calme règne en moi et autour de moi ; je suis comme plongé dans l’infini du vide. Comment pourrais-je vous dépeindre les joies que j’éprouve ? Une bouche mortelle n’a pas de mots pour décrire à une oreille mortelle des voluptés qui dépassent notre nature. Comment exprimer ce bonheur de l’insensibilité absolue, cette plénitude du néant ? Il faudrait pour une telle œuvre la plume des grands poètes qui ont entrepris de chanter les joies célestes et les voluptés séraphiques. Je suis donc heureux, très heureux, et en même temps que j’ai trouvé le bonheur, j’ai travaillé à mon perfectionnement moral, s’il faut en croire les docteurs bouddhistes. Je me suis dépouillé successivement de tout ce qui pouvait m’attacher à la vie et qui me rendait indigne d’entrer dans le néant éternel. Maintenant j’attends ma récompense, que le sort, malgré ses rigueurs, ne peut me refuser sans une iniquité trop criante, c’est-à-dire ce néant éternel, que j’aurai bien gagné à la sueur de mon front, je vous assure, et que je vous souhaite lorsque vous aurez atteint l’état de perfection auquel je suis arrivé. »
Je n’eus pas le courage de remercier mon pauvre ami de l’aimable vœu qu’il faisait pour moi ; ce souhait d’anéantissement, étant une formule de politesse fort inusitée jusqu’à présent, me frappa de surprise et me laissa sans réponse. Quelques années se sont écoulées depuis le soir où cette navrante confession me fut faite, et celui qui la fit jouit maintenant, il faut l’espérer, d’une immortalité plus douce que cet anéantissement qu’il attendait avec un calme si religieux ; mais ses paroles me sont restées dans la mémoire comme la meilleure expression de la tournure qu’a prise, vers le milieu de notre siècle, ce sentiment de l’ennui, qui depuis tantôt cent ans a joué un si grand rôle dans le monde. Tout ce que j’ai vu de caractères mélancoliques et entendu de discours splénétiques portaient le même cachet d’ironie amère, calme, méprisante et un peu brutale. L’ennui a subi une transformation, comme toute chose autour de nous ; il eût été fort singulier en effet que lui seul n’eût pas changé, et que dans notre société matérialiste il eût gardé ses délicatesses de dilettante, de touriste grand seigneur et de poète allemand. Au commencement de notre siècle, l’ennui fut presque une religion ; il se confondit avec une noble préoccupation des choses éternelles ; il cherchait, il rêvait ; que dis-je ? il osait même espérer. Aujourd’hui, l’ennui règne plus qu’autrefois ; mais ce n’est plus un noble tourment, c’est une maladie, lourde, fatigante, monotone ; il ne se contente plus d’attrister l’âme, il la tue. L’ennui n’est plus une inquiétude, comme au temps de Goethe et de Rousseau, c’est une négation ; ce n’est plus ce scepticisme qui rougissait de lui-même et osait à peine s’avouer, c’est l’athéisme qui s’avoue sans fausse honte, froidement et franchement. Nous allons vite en vérité, dans le siècle où nous vivons, vite comme la cavalcade sinistre de la ballade de Bürger. Nous marchons d’un pas rapide et hardi dans le chemin de la mort. Tout s’en va, tout se décolore et s’abâtardit, même le désespoir, même l’ennui. On dirait que l’âme humaine a atteint la limite de volupté, de pensée, de curiosité qu’elle ne peut franchir sans se paralyser ou s’hébéter. Lasse d’espérer, fatiguée d’attendre, veuve depuis trop longtemps des sentiments qui donnaient un but à son activité, elle se tient accroupie au fond de l’organe que les philosophes lui ont assigné pour séjour et contemple d’un air hagard les sens qui simulent encore les grimaces de la vie. Comme mon ami l’hypocondriaque, elle tire maintenant son bonheur de son impuissance, et place dans le néant son suprême espoir et sa dernière récompense.
Les petits secrets du cœur. — Une conversion excentrique
Je ne crois pas que beaucoup de Parisiens aient connu Henri Néville, car il évitait le monde avec autant de soin que d’autres le recherchent. La société qu’il fréquentait d’habitude se composait tout au plus d’une demi-douzaine de personnes, et peut-être ce chiffre est-il encore exagéré. Quand il perdait un ami, ce qui lui arrivait quelquefois, il ne songeait pas à le remplacer, malgré la lacune que cette perte faisait dans sa vie habituelle, et il attendait avec patience que le temps lui fournît l’occasion de remplir les places laissées vides dans ses affections. Il avait coutume de dire en effet qu’on doit supporter ses amis jusqu’à ce que le fardeau devienne intolérable, et que, pour l’agrément des relations et la satisfaction de cet instinct social qui entraîne l’homme vers l’homme, le plus aimable des indifférents ne vaut pas le plus détestable des camarades. Une fraîche connaissance, disait-il encore, lui faisait toujours l’effet de ces gibiers exquis qu’il faut laisser attendre quelque temps avant de s’en régaler, l’amitié ou même la simple camaraderie n’ayant tout son prix que lorsqu’elle était, comme le gibier rare, un peu faisandée. Cette opinion, qui vous paraîtra peut-être excentrique, était appuyée cependant sur une série de raisonnements qui ne manquaient ni de finesse ni de moralité.
Selon lui, les lois qui régissent l’amitié étaient absolument contraires à celles qui gouvernent l’amour. Dame nature, ne voulant pas être calomniée, avait donné à l’homme dans le sentiment de l’amitié le moyen de contempler avec calme et bienveillance, sans dégoût et sans fureur, les expériences de chimie morale souvent douloureuses, le plus souvent nauséabondes, mais toujours nécessaires qu’il lui faut accomplir. Un ami était donc un miroir, ou mieux encore un exemplaire vivant du livre de la nature. Il y avait des exemplaires de tous les formats, de toutes les reliures ; mais peu importait l’apparence du livre, c’était le contenu qui était intéressant. Pour apprécier le livre, il fallait l’ouvrir souvent et le lire avec attention ; le parcourir n’était pas assez : il fallait en savoir par cœur les beaux passages, en souligner les endroits défectueux, connaître la filiation logique des idées qu’il contenait, et tout cela n’était pas l’œuvre d’un jour. L’amitié, contrairement à l’amour, n’avait donc tout son charme et tout son prix que lorsque les âmes s’étaient pénétrées et qu’elles connaissaient à fond tous leurs secrets. Comme c’est le seul de nos sentiments qui ne naisse pas de l’illusion, le seul qui nous soit conseillé et non imposé par la nature, la connaissance des vices, des travers et même des défauts de ceux qui nous l’ont une fois inspiré ne lui nuit en rien. Au contraire, un travers, s’il est ridicule, nous attache en nous amusant ; un vice, s’il est irrémédiable, excite notre sympathie et notre compassion, et, s’il est léger, il nous fournit l’occasion de jouer le rôle de moraliste et de mentor, rôle très apprécié du pédantesque sexe masculin, qui n’a pas de plus grand plaisir que de réprimander, d’avertir et de conseiller, afin d’avoir la joie de pouvoir dire : « Admirez comme je suis sage, et imitez-moi, si vous pouvez ! » Pour toutes ces raisons, Henri Néville ne changeait jamais d’amis et de camarades, et cinq ou six personnes composaient pour lui l’humanité tout entière.
Et ces cinq ou six personnes représentaient en effet pour lui l’humanité, car il avait fait le tour de leur âme. Elles étaient pour lui des personnifications vivantes, des emblèmes animés non seulement des différents types humains, mais encore de quelques-unes des plus délicates nuances morales et sociales. L’un représentait à ses yeux toutes les qualités et toutes les généreuses illusions de l’homme élevé selon les doctrines du xviiie siècle ; l’autre lui résumait tout l’esprit des ateliers, tout le spirituel charlatanisme et toute la manière de penser paradoxale des artistes ; celui-ci lui avait offert le spectacle d’une nature spontanée et instinctive, livrée en pâture à toutes les furies de l’orgueil ; celui-là lui avait révélé l’accommodant scepticisme du monde et les faciles compromis qu’il autorise. La fréquentation de ces quelques amis ne lui avait pas seulement dévoilé tous les secrets des différentes natures d’hommes qu’ils exprimaient ; elle lui avait aussi dévoilé tous les secrets des doctrines qu’ils professaient, quelquefois à leur insu, car tout homme, qu’il le sache ou non, possède une philosophie, une doctrine en vertu de laquelle il dirige sa vie et règle sa conduite. Ainsi il y en avait un qui lui avait démontré par expérience que les doctrines d’Helvétius méritaient d’être moins anathématisées qu’elles ne l’ont été, et qu’à tout prendre l’égoïsme avait du bon, car l’égoïsme, consistant dans le désir de n’être pas gêné, évite, autant qu’il le peut, d’être gênant. Un enthousiaste lui avait appris, à sa grande stupéfaction d’abord, que les idées réputées les plus nobles n’étaient pas toujours proches parentes de la charité, et qu’il n’y a pas de tyrannie plus dangereuse que celle de l’enthousiasme quand il n’est pas réglé par la modestie et la douceur, tandis qu’il avait trouvé des trésors de bienveillance intelligente chez un aimable matérialiste dont toute la doctrine pratique consistait à penser que l’homme est naturellement, sinon l’ami, au moins le camarade de l’homme. Quoiqu’il sortît rarement de chez lui, il en savait donc plus long sur la nature humaine que la plupart de ceux qui sont lancés dans le tourbillon le plus épais du monde et qui ont parcouru tous les grands chemins du globe, car il avait largement fouillé dans cette mine d’observations que lui offrait la société restreinte au milieu de laquelle il vivait, et chaque jour il recommençait ses fouilles avec une curiosité toujours aussi ardente. Une expérience incessamment renouvelée lui avait appris en effet qu’une âme humaine est une mine inépuisable en métaux mêlés de toute espèce, or et argent précieux, cuivre vulgaire, plomb terne et vil étain.
Il avait aussi en lui-même certaines facultés et certaines tendances qui lui avaient singulièrement facilité son métier d’observateur et qui portaient chez lui jusqu’à l’ivresse et à la frénésie les voluptés de la contemplation. Il agissait comme il pensait, selon ses doctrines de l’heure présente et ses préoccupations morales du moment. Contrairement à la plupart des hommes qui ont les doctrines de leurs passions, lui il avait les passions de ses doctrines, c’est-à-dire que toute sa conduite, à tel ou tel moment de son existence, était la conséquence des doctrines qu’il avait passagèrement embrassées. Les modernes ont rarement connu cette manière de philosopher qui était celle de l’antiquité. Alors chaque philosophe était réellement le personnage de sa doctrine et, par sa conduite et ses mœurs, en révélait à tous les yeux les conséquences pratiques. Antisthène portant sa besace, Diogène roulant son tonneau, Zénon vaincu par le mal et refusant de croire à la douleur, Démocrite qui riait sans cesse et Héraclite
qui pleurait toujours, vivaient réellement de leur doctrine, corps et âme à la fois. Les doctrines étaient alors incarnées dans des personnes vivantes ; nous, modernes, nous avons trouvé plus commode de les pétrifier dans des églises et des institutions. L’existence est ainsi distincte et séparée de la morale ; l’originalité de l’esprit y perd, mais la facilité de la vie y gagne. Personne n’est tenu de se conformer aux doctrines qu’il professe : vous pouvez être, si cela vous plaît, stoïcien et assister aux banquets d’Aristippe, cynique et porter le costume de Brummell, platonicien et ne pas vous soucier d’autre chose que de la prime et du report. Tel n’était pas Henri Néville. Il aurait pu dire, comme Vauvenargues : « Il fut un temps où j’étais stoïcien forcené. »
Il changeait fréquemment de doctrines, mais elles conservaient un empire absolu sur lui jusqu’au moment où il les avait pleinement abjurées. Il avait été stoïcien forcené, mystique exalté, chrétien résigné, sceptique à outrance. Comme il laissait les doctrines qu’il avait embrassées produire en lui leurs conséquences pratiques, il connaissait à fond les vices et les vertus qu’elles engendrent, les passions qui les distinguent, les modifications qu’elles font subir à l’âme ; il avait donc par cela seul vécu la vie de plusieurs hommes et connu les secrets de plusieurs types humains.
Des nécessités impérieuses le forcèrent à quitter la France ; il alla en Amérique solliciter la bienveillance du hasard et essayer d’attendrir la fortune. Quelques lettres écrites à de longs intervalles nous ont appris que ces toutes-puissantes divinités, sans se montrer trop prodigues, avaient été cependant compatissantes, et qu’il leur devait par reconnaissance, sinon un temple, au moins une chapelle. Il connaissait assez la vie pour savoir que le proverbe qui sert de titre à l’une des comédies de Shakespeare, Tout est bien qui finit bien, trouve rarement son application, et qu’on doit s’estimer fort heureux quand le proverbe peut être ainsi transformé : Tout est bien qui continue médiocrement. Il ne s’est donc ni étonné ni scandalisé que la fortune ne lui ait accordé qu’une demi-protection, et que le hasard ait eu des distractions en s’occupant de lui. En tout cas, il nous est agréable de songer qu’il aura assez prospéré pour qu’à son retour ses amis puissent espérer qu’il leur rapportera en témoignage de son affection quelques objets rares et précieux du pays des Yankees, ne fût-ce que des mocassins et des armes de sauvage, car à son départ il était trop déshérité du ciel et de la terre pour leur laisser le moindre souvenir. Je fus plus favorisé que les autres, et il me légua en partant le plus précieux gage d’amitié qu’il pût me donner, cinq ou six cahiers grossièrement reliés, où jour par jour il avait écrit les mémoires de sa vie, ses observations, ses expériences psychologiques, ses souffrances morales et physiques, ses caprices et ses rêveries. « Prends ces cahiers, me dit-il avant de me quitter, de ce ton ironique qui lui était habituel. Peut-être pourront-ils un jour ou l’autre te rendre quelques services ; je connais les nécessités du sinistre, maussade et avant tout ridicule métier de dupe que tu exerces, car j’imagine que tu n’es pas assez sot pour ignorer que ton concierge présente une surface sociale que tu ne présenteras jamais, et qu’il offre à nos semblables des garanties sérieuses que tu ne peux pas offrir. Je ne te conseille pas d’y renoncer : là où la chèvre est attachée une fois, il faut qu’elle broute ; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que tu aies pu croire, comme beaucoup de tes confrères, qu’amuser ou instruire les hommes soit un des buts de la vie. En admettant la vérité de cette très contestable opinion, qui indique plus d’honnête imbécillité que de pratique de bon sens, il faudrait encore reconnaître que le métier d’homme de lettres est le pire moyen d’atteindre le but aussi inutile que peu glorieux que toi et tes confrères vous proposez. Si tu voulais amuser tes semblables, il valait mieux te faire comédien, et, si tu voulais les instruire, il était plus sensé de te faire instituteur primaire. Quelle drôle d’idée que de s’inquiéter de gens que l’on ne connaît pas, que l’on ne connaîtra jamais, au point de vider en leur honneur son cœur et son cerveau ! C’est une vraie dépravation, car, si tu as en toi quelques bonnes pensées et quelques bons sentiments, il me semble que ce n’est pas au public, mais à tes amis, qu’ils devraient être réservés. Enfin heureux encore ceux dont l’esprit et le cœur sont assez riches pour mener longtemps cette existence de dupe ! Tu dois donc prévoir les cas de défaillances subites, les fatigues morales ou physiques, les loisirs forcés : c’est alors que tu reconnaîtras l’utilité des informes manuscrits que je t’abandonne. Je te permets d’en disposer à ton gré, et sans scrupule. Si je restais à Paris, et que je te visse aux prises avec des nécessités urgentes, je n’hésiterais pas à mettre ma montre en gage pour toi, ou à faire les démarches les plus ennuyeuses auprès des usuriers de ma connaissance. Eh bien ! ces manuscrits représentent ma personne : retire d’eux tout ce qu’ils pourront te donner. Tu trouveras dans ces cahiers peu de choses complètes, mais quantité de germes qui, échauffés par la réflexion, pourront peut-être se développer et s’épanouir, des rêveries, des anecdotes, des souvenirs, des esquisses de caractère, des silhouettes, quantité de combinaisons d’idées et de formules de chimie morale. Si le temps ne te manque pas, peut-être pourras-tu faire sortir de ce fatras quelque œuvre d’imagination, drame ou roman ; si le temps te manque, tu pourras encore, malgré tout, rencontrer çà et là cinq ou six pages formant un ensemble par elles-mêmes, qui ne te coûteront aucune peine, si ce n’est celle de les transcrire ; je t’autorise même à les couper brutalement avec des ciseaux, si le métier de copiste te répugne. Ne crains pas que je veuille jamais revendiquer la propriété des billevesées de ma façon qu’il te fera plaisir de publier, et que la gloire que tu en retireras puisse jamais me faire envie. Tu ne me dois donc aucune reconnaissance, et je te dispense de me remercier. »
Je n’ai jamais fait usage de la liberté qui me fut ainsi octroyée, et en vérité j’hésite encore au moment de l’exercer pour la première fois. Il serait très facile de détacher de ces cahiers volumineux une série de paragraphes éloquents ou un chapelet de pensées profondes, mais c’est à peine si l’on pourrait y rencontrer dix pages qui répondissent aux besoins d’ordre, de méthode et de logique qui caractérisent l’esprit français. Ceux qui connaissent parmi nous le Doctor de Southey et la Biographia litteraria de Coleridge pourront se faire une idée approximative de ce capharnaüm intellectuel ; encore les livres de Southey et de Coleridge se bornent-ils en général au monde des idées et n’empiètent-ils pas à chaque instant sur les domaines de l’imagination et de la vie comme ces excentriques manuscrits. J’y trouve des souvenirs d’enfance à côté de réflexions sur le Coranl, et une dissertation sur le caractère de la musique de Donizetti à côté d’un fragment sur les femmes du Nouveau Testament, que je détacherai peut-être un jour, dans une heure d’audace. Cependant çà et là Henri Néville a essayé d’introduire un peu d’ordre au milieu de ce chaos, et certains groupes de pensées et de sentiments réunis par les simples liens de l’affinité naturelle attirent violemment les yeux par les titres bizarres dont il les a affublés. Les impressions nées exclusivement de la lecture portent pour titre le Monde des livres. Certains portraits, dessins de caractère, souvenirs, anecdotes ont été rassemblés sous ce nom : Images objectives et impressions du monde extérieur.
Quelques réflexions morales et quelques rêveries d’une nature poétique et romanesque ont été baptisées Images des rêves et fantômes subjectifs ; mais, de tous ces groupes de rêveries et de pensées, celui qui m’a paru le plus nouveau et le plus original est un ensemble de récits et de souvenirs réunis sous ce titre alléchant pour le moraliste et le psychologue : les Petits Secrets du cœur. Ce sont des réflexions sur les subtils mobiles qui déterminent les actions humaines, continuées par des anecdotes d’un genre tout à fait excentrique et singulier, qui feraient dire à plus d’un lecteur ce que Voltaire disait de Marivaux : « Voilà un auteur qui connaît tous les sentiers du cœur humain, mais qui n’en a jamais connu la grande route. »
L’auteur, je crois, accepterait volontiers ce reproche, car il est très évident que pour lui il n’y a pas de règle générale dans les déterminations de la volonté, et que tout est exception dans le prétendu domaine de la liberté. Du reste, écoutons-le parler lui-même ; les pages qu’on va lire sont extraites d’un chapitre intitulé Après une lecture de Sterne.
« J’ai connu beaucoup d’esprits ingénieux et de fins connaisseurs en littérature qui regardaient Sterne comme un auteur trop vanté. Sans doute, disaient-ils, il y a dans ses œuvres quelques pensées profondes et quelques pages remarquables, mais comme il peut et comme il doit naturellement s’en rencontrer dans les œuvres d’un écrivain qui parle sans jamais s’arrêter et bavarde à bouche-que-veux-tu. Il sait rire, dit le vulgaire, toujours disposé à accepter les réputations faites et les préjugés établis. Eh bien, c’est une question très discutable. Ce n’est pas tout que de rire, il faut encore ne pas rire à contretemps. Or la gaieté de Sterne nous semble presque toujours intempestive ; il montre ses trente-deux dents alors qu’il faudrait se contenter de sourire, souvent même alors qu’il n’a aucune raison sérieuse de déployer tant de gaieté. Il a le rire facile et intarissable des enfants, cela est vrai, et cependant ce rire n’a aucune innocence ni aucune naïveté ; il est cynique autant que puéril. Sa sensibilité si vantée est remplie d’égoïsme et manque entièrement de tendresse et de sympathie ; il jouit de la douleur qu’il contemple et pleure non de compassion, mais de plaisir. On dirait qu’il pleure non pour vous émouvoir, mais pour vous donner une excellente idée de son cœur ou pour vous duper plus sûrement par ce vain étalage de larmes. Est-il d’ailleurs assez affecté, alambiqué, obscur, énigmatique, assez rempli d’hypocrisie et de charlatanisme ? Toutes ces critiques sont parfaitement justes, mais Sterne a un mérite qui rachète amplement ses défauts : on peut dire qu’il a découvert d’instinct une branche très importante des sciences morales, encore peu cultivée, mais qui le deviendra de plus en plus à mesure que la société deviendra plus raffinée et plus compliquée : l’entomologie morale. Nul mieux que Sterne n’a pour ainsi dire vu l’invisible et saisi l’insaisissable, nul n’a mieux compris les mobiles bizarres et occultes des actions humaines et les mystérieux secrets du cœur humain. Malheureusement, Sterne n’était pas un homme de génie ; il a ignoré lui-même la découverte qu’il avait faite, il a exploité cette science des petits secrets du cœur humain non comme un philosophe ou un grand artiste, mais comme un sceptique et un charlatan spirituel. Et cependant je pense bien souvent à lui lorsque je contemple le spectacle de la vie et que j’observe les infimes accidents qui dirigent nos destinées. Bien souvent j’ai pensé au nez gigantesque de Diegom en assistant à certains succès, et au fétu de paille de la veuve Wadmann, en observant les relations sympathiques entre les deux sexes. Que serait-il advenu si les populations émerveillées avaient pu constater de quelle substance était ce nez de Diego qui leur inspirait tant d’admiration, et si l’oncle Toby n’avait pas soufflé dans l’œil de la veuve Wadman ? Que serait-il advenu si M. Shandy lui-même, se levant précipitamment, eût refroidi la conversation commencée pour aller remonter sa pendule ? Il est possible que ce fait insignifiant nous eût privés de l’existence et par suite des remarquables opinions de l’excentrique Tristram Shandy.
« Je ne sais, mais il me semble quelquefois que la science du cœur humain est encore aujourd’hui dans l’état où était la philosophie au temps de la scolastique. Nous nous vantons beaucoup de notre culture morale raffinée ; raffinée n’est pas le mot juste, c’est quintessenciée qu’il faudrait dire. Nous avons créé certains êtres impersonnels nommés amour, ambition, orgueil, qui sont chargés de rendre compte de toutes nos actions et qui me semblent parfois avoir un certain air de parenté avec les entités des réalistes du moyen âge. Nous nous rangerions plus volontiers du côté des nominalistes, et nous dirions de tous ces êtres impersonnels nommés passions ce qu’ils disaient des entités, que ce sont des mots et du vent : verba et flatus. Nous nous abusons nous-mêmes en prenant pour les principes de nos actions les passions qui n’en sont que les agents, agents qui sont susceptibles des modifications et des métamorphoses les plus extraordinaires. Nous ne savons rien ou à peu près rien de nos semblables ; nous croyons avoir tout dit lorsqu’en contemplant leurs actions nous avons dit : Il est ambitieux, ou amoureux, ou orgueilleux ; vaines paroles qui ne rendent compte de rien et ne répondent à aucune réalité. Nous ne savons rien de nos semblables, et nous ne savons presque rien de nous-mêmes, car heureusement les hommes n’ont pas la vue assez perçante et assez attentive pour se pénétrer et s’observer sérieusement. Nous nous oublions nous-mêmes en quelque sorte, nous oublions les jours à mesure qu’ils se succèdent, nous oublions les causes à mesure que les conséquences se déroulent. Les sensations, se confondant par leur multiplicité même, égarent et troublent notre jugement, si bien que nous ne savons plus rapporter aucune de nos actions à son véritable principe. Nous nous oublions nous-mêmes, et il en résulte que nous nous étonnons de nous-mêmes, et que nous sommes à nos propres yeux des monstres incompréhensibles et des énigmes indéchiffrables. Cet étonnement qui nous fait répéter sans cesse cette phrase qui sert depuis si longtemps : « Ah ! l’étrange créature que l’homme ! » ne vient que de notre ignorance ; mais, si nous savions nous pénétrer, il augmenterait, bien loin de diminuer. Nous rougirions de nous-mêmes, en même temps que nous serions émerveillés en voyant les indignes objets auxquels nous sacrifions et les mystérieux trésors qui sont renfermés dans notre cœur, que nous ignorons et que nous négligeons.
« Il a été vraiment très bien dit que l’expression est toujours inférieure à la pensée, la pensée déterminée à la pensée vague et latente, et que nous n’exprimons que la plus mauvaise partie de nous-mêmes. À cette vérité incontestable j’ajouterais volontiers ce corollaire, que nous n’exprimons jamais que la partie superficielle de nous-mêmes. De là vient qu’en apparence les hommes semblent se répéter à l’envi les uns des autres, et que toutes leurs actions nous paraissent autant de lieux communs. En réalité cependant, il n’en est rien, et le monde moral qui vit invisible sous tous ces crânes épais et sous toutes ces poitrines fermées est d’une étonnante variété. Je voudrais avoir la plume de Sterne pour vous faire apercevoir quelques-unes des bizarres figures de ce monde singulier, et pour vous faire pénétrer quelques-uns de ses mystères occultes. Il est reconnu par exemple que l’orgueil est une des passions de l’âme ; mais savez-vous dans combien de choses l’homme peut placer son orgueil ? Quand les journaux vous apportent la nouvelle de quelque résolution désespérée, une conversion inattendue ou un suicide inexplicable, votre première pensée est d’attribuer cette résolution à quelque grande cause. Vous vous dites que la vie n’a pas tenu toutes les promesses qu’elle avait faites, que le cœur a été meurtri par une dure expérience, que quelque grand remords appelait une grande expiation, et vous ne songez pas que vos hypothèses supposent à cet inconnu une belle âme, vous ne songez pas que les hommes auxquels la vie a fait des promesses sont extrêmement rares, et plus rares encore les grands coupables dont les fautes valent la peine d’être expiées. Hélas ! vous jugez la vie comme un classique juge l’art dramatique ; votre pensée refuse d’admettre que le ridicule puisse s’allier au désespoir, et qu’une cause absurde puisse engendrer un chagrin profond. Votre imagination dans ses excentricités les plus hardies n’oserait jamais inviter la folie à faire résonner ses grelots sur le cadavre d’un suicidé, ou sous les voûtes sonores d’un monastère. Eh bien ! écoutez l’histoire d’une conversion religieuse, que je crois avoir été très sincère, exécutée avec enthousiasme et ferveur, nécessitée par un désespoir incurable, et qui n’en porte pas moins les marques de la folie la plus bouffonne. Certainement le génie qui est chargé de tenir les archives dans l’olympe du rire a dû inscrire cette conversion sur ses tablettes ; tous les dieux qui président aux joies bruyantes ont dû se pâmer d’aise en écoutant le récit de ce désespoir saugrenu, et cependant des larmes d’un repentir sincère et d’un regret amer ont probablement coulé des yeux de ce misérable pénitent. Supposez un instant, je vous en prie, que c’est Lawrence Sterne avec sa sentimentalité bouffonne qui vous raconte cette histoire si bien faite pour réjouir ses mânes, et il vous sera facile de suppléer par l’imagination à l’inexpérience et à l’insuffisance de mon récit.
« Je n’ai jamais ressenti de plus grande surprise que celle qui me laissa muet et confondu le jour où j’appris qu’Adolphe C… était entré au monastère de la Trappe. De tous les êtres humains que j’ai connus, celui-là était certainement le moins disposé par la nature à recevoir les visites de la grâce divine. J’eus beau me répéter pendant plusieurs jours la parole de l’Écriture :
L’esprit souffle où il veut, je ne pus parvenir à comprendre pourquoi il avait eu la volonté de souffler à travers cette absurde cervelle. Sans doute un miracle avait été nécessaire à un moment donné, et lui, indigne, avait été choisi pour être l’instrument de ce miracle ? Certainement cette conversion inattendue était une preuve nouvelle et irrécusable que la clémence de Dieu est aussi infinie que sa puissance ; mais cette explication étant admise, il m’était encore fort difficile de comprendre comment l’esprit avait pu pénétrer dans cette âme, par quel coin, par quelle fente, par quelle fissure, tant elle était bien matelassée de ses vices. Il n’avait aucun de ces défauts ardents et de ces mouvements pleins de violence qui, par leur excès, sont quelquefois l’instrument de rédemption des âmes perverses qu’ils tyrannisent, et c’est précisément par cela même que sa damnation semblait irrévocable. Il n’avait que des vices mous, plats, abjects, horribles à contempler comme les organes visqueux des créatures inférieures. De notre vie nous n’avons connu quelqu’un qui nous ait fait aussi clairement comprendre la vérité de cet axiome ferme et attristant d’Aristote, contre lequel le cœur se révolte, mais que la froide raison est obligée d’admettre : il y a deux sortes de natures, la nature libre et la nature esclave, et toutes les constitutions du monde ne peuvent rien changer à cet inexorable fait. Lui, il appartenait essentiellement à la nature esclave ; il était né serf, parasite et bouffon. Au bout d’un commerce d’une demi-heure avec lui, on songeait inévitablement au grand fouet des planteurs, à la chaîne servile et aux carcans de fer. Oh ! l’aimable et l’intéressant personnage ! avec quelles amusantes grimaces il vous remerciait des cigares que vous vouliez bien lui jeter ! De quelles inepties bouffonnes il payait son écot aux déjeuners et aux soupers auxquels il était invité ! Et comme il était à son aise dans le rôle que la nature lui avait donné à jouer ! Sa bassesse était véritablement exquise, car elle était exempte de ces fausses hontes, de cette humilité timide ou de cette arrogance effrontée qui distingue les âmes viles et qui se sentent telles. Il était vil comme le rossignol est mélodieux, naïvement, et cette naïveté prêtait à ses vices un attrait bouffon qui faisait tout excuser. Il était impossible de songer à se scandaliser en le voyant si sur et si satisfait de lui-même, si tranquille et de si heureuse humeur. Comme il était adroit et savait bien se faire accepter ! Flatteur, sans être rampant, familier sans être importun, il savait respecter vos bonnes qualités et ne caressait jamais que vos défauts. Un instinct secret semblait l’avertir que les qualités supérieures de l’hypocrisie et de la fourberie lui manquaient pour exploiter ce qu’il y avait en vous de bonnes qualités, et qu’il devait se borner à être le flatteur de vos travers et pour ainsi dire le camarade de vos plaisirs. C’est aussi à cela qu’il bornait son rôle, et il s’en acquittait si merveilleusement qu’on l’eût chargé de messages amoureux pour les membres féminins de sa famille, qu’il n’eût ressenti, je crois, aucun scrupule embarrassant.« Tel qu’il était cependant, on ne pouvait ni le haïr ni le mépriser complètement. Pour ma part, si je cherche à me rendre compte du sentiment qu’il m’inspirait, je suis obligé d’avouer que je le méprisais avec affection, et je crois que c’est là le sentiment qu’il inspirait à la plupart de ses camarades. Il était si inoffensif, si désarmé dans sa bassesse, qu’on ne pouvait lui en vouloir de son abjection. C’était pour votre plaisir d’ailleurs qu’il étalait cette abjection avec tant de complaisance. Cependant l’espèce de mépris affectueux qu’il inspirait avait des causes plus profondes, qu’il avait pénétrées parfaitement, et dont la connaissance lui rendait facile son rôle de parasite et de bouffon. Il possédait une force de sympathie incontestable, et ici, lecteur, admirez par quels subtils moyens la toute-puissante nature sait subjuguer le cœur des hommes. Cette force de sympathie consistait dans sa laideur, qui était une des plus réjouissantes, des plus burlesques, des plus exhilarantes que j’aie jamais vues. Vous le regardiez, et vous sentiez la gaieté monter en vous comme une douce ivresse ; il parlait, et le rire venait spontanément s’épanouir sur vos lèvres. En vérité, le rire semblait lui obéir comme un esclave affectueux, tant il était empressé de l’accueillir dès qu’il paraissait. Ce n’était pas seulement chez ses amis et ses camarades qu’il soulevait cette gaieté irrésistible, c’était chez tous ceux qui avaient le bonheur de le contempler une minute. Ceux-là, quels que fussent leurs soucis et leurs peines, s’en retournaient heureux et délivrés de leurs tristesses au moins pour une journée entière. Cent fois, au coin des rues, j’ai vu les grisettes s’arrêter avec un étonnement joyeux qui se manifestait par quelque bruyant éclat de rire, et les femmes plus réservées se détourner pour cacher à demi leur sourire. S’il entrait dans un bal public ou dans une réunion de jeunes gens, il était assuré d’avance de soulever des tempêtes d’hilarité et d’être le lion de la soirée. Il n’avait qu’à paraître, et pour un moment tous les cœurs lui étaient conquis, toutes les coupes lui étaient tendues.
« Je n’essayerai pas de faire un portrait de sa personne physique, une pareille tâche est au-dessus de mes forces ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il méritait son succès. On eût dit la production de quelque artiste de génie qui est tellement habitué à créer la beauté, que dans ses fantaisies les plus bouffonnes il ne peut s’empêcher de songer encore à elle. D’ordinaire, la laideur est une négation de la beauté ; ici, elle n’en était que la joyeuse et amusante parodie. Cette parodie spirituelle, attique, qui fait irrésistiblement rêver à la beauté qu’elle veut railler, cette parodie que le génie des Grecs réalisa si heureusement dans les dieux aux pieds de chèvre et à la barbe de bouc, la nature l’avait en quelque sorte incarnée dans la personne d’Adolphe C… Sa laideur semblait ajoutée après coup comme par une main qui s’amuse et qui suit les indications d’un esprit en belle humeur ; elle semblait entée sur une beauté primitive, qu’elle avait détruite en l’exagérant. Ses belles joues de chérubin bouffon, lisses, roses, rebondies, auraient tenté le pinceau de Rubens par l’éclat de leur chair et l’incarnat de leur couleur. Au milieu de ces grasses et florissantes étendues de matière s’élevait, comme une citadelle, un nez charnu, gigantesque, un nez comme l’imagination n’en a jamais rêvé dans ses caprices les plus hardis, que surveillaient, pareils à de vigilantes sentinelles, deux yeux énormes, fixes et cyniques, d’un bleu charmant, dont l’azur du ciel peut seul donner une idée.
« Cette laideur, divertissante et comique, faisait sa force ; en elle était le secret de la sympathie méprisante qu’il inspirait. Il le savait ; aussi aimait-il sa laideur comme on aime les instruments qui vous ont rendu victorieux. Il n’aurait pas changé son visage grotesque pour celui de l’Antinoüs ou de l’Apollon Pythien. Il aimait ce nez baroque qui lui avait valu tant de soupers, tant de succès de fou rire, qui avait fait retourner tant de visages épanouis, qui lui avait fait pardonner tant d’actions et de paroles incongrues qu’on n’aurait jamais passées à tout autre que lui. Il aimait ces yeux démesurés, dont l’expression relevait si bien les platitudes bouffonnes qu’il débitait. Ces heureuses difformités lui avaient aplani tant de petites difficultés ! Plus d’une grisette à l’esprit bizarre et pervers, fascinée par ce visage étrange, avait été vaincue sans combat ; plus d’une démarche où tout autre aurait échoué avait été accueillie favorablement en vertu de cet axiome incontestable : quiconque a ri est désarmé. Cette laideur était son gagne-pain, son génie, son moyen d’action sur les hommes ; c’est par là qu’il avait conquis leur complaisance, sinon leur estime, et leur étonnement, sinon leur amour. Ainsi il marchait dans la vie avec cette superbe assurance, qui est la conséquence des triomphes mérités, des situations nettes et inexpugnables, et que donnent également une grande richesse, un succès incontesté et un honneur sans tache. Comme tous les triomphateurs insolents, il n’avait pas songé que l’heure des revers pourrait sonner et qu’il pourrait venir un jour où le burlesque moyeu de succès dont il avait abusé lui serait retiré. Ce jour vint, et la vengeance de la Providence s’étendit sur lui comme pour prouver qu’elle se chargeait de châtier d’autres insolences que celles des Nabuchodonosor et des Antiochus. Un beau soir de printemps, un frisson le saisit. Il se coucha, et se releva deux mois après défiguré par la petite vérole. Défiguré n’est pas tout à fait le mot propre, et je désespère de trouver une expression convenable pour peindre les ravages particuliers que la maladie avait faits sur lui. Son visage cependant portait peu de traces des affreux stigmates de la petite vérole : on n’y distinguait point de crevasses ni de coutures. Quelques marques légères attestaient seulement çà et là le passage de la terrible maladie ; mais ces marques avaient suffi pour altérer complètement sa physionomie et pour enlever tout caractère à sa piquante laideur. Le charme bouffon que nous avons essayé de décrire avait complètement disparu de son visage. Lorsqu’il put sortir et qu’il voulut tenter de recommencer sa vie passée, il s’aperçut de l’énorme et irrémédiable changement que la maladie avait opéré en lui. D’ordinaire, un éclat de rire franc et cordial accueillait son arrivée, et ceux même qui le voyaient familièrement ne pouvaient retenir un sourire dès qu’ils l’abordaient. Maintenant tout était changé. Les amis qu’il rencontrait le regardèrent avec étonnement, et, après l’avoir félicité de son retour à la santé, se détournaient avec indifférence. Il n’éveillait plus comme autrefois l’attention des inconnus, et il pouvait passer au milieu de la foule sans crainte d’être remarqué. Il avait perdu avec la maladie la puissance de sympathie comique qui l’avait soutenu jusqu’alors. Il sentit qu’il ne se relèverait jamais du coup qui le frappait, se regarda à bon droit comme perdu, et tomba dans un morne désespoir. Un jour que je me promenais avec un de mes amis à travers les rues de Paris, nous le rencontrâmes mélancoliquement assis sur le boulevard ; il n’osa point nous aborder ni même nous saluer, mais je n’oublierai jamais le regard triste et désolé qu’il me jeta. Je compris toute la portée de ce regard qui, pour s’échapper de deux yeux jadis cyniques et effrontés à outrance, n’en contenait pas moins toutes les tristesses qu’ont ressenties tant d’âmes nobles et grandes. Dans son muet langage, il disait, ce regard, tout ce que peut dire le regard d’un héros qui sent la gloire lui échapper, ou celui d’une jolie femme qui vient d’apercevoir les premières marques irrécusables de la vieillesse. Il disait distinctement : “Ils sont finis les jours de fête ! Adieu maintenant pour toujours aux joyeux éclats de rire et aux bruyants lazzis ! J’ai perdu ce qui me faisait, sinon aimer, au moins rechercher et supporter. Maintenant le papillon qui vous avait diverti par ses couleurs bizarres est mort, et il n’en reste plus qu’un ver méprisable à côté duquel vous passez en vous détournant.” Je fus saisi de pitié en rencontrant ce regard dont j’essaye d’interpréter le langage, et je fis un pas en avant pour aller serrer la main du malheureux. Je ne sais quel vilain sentiment de mépris me retint et me fit détourner la tête ; j’ai toujours regretté depuis cette minute de dureté.
« Quelque temps après, on m’apprit qu’Adolphe C… était entré au monastère de la Trappe. Cette nouvelle inattendue me plongea dans la stupéfaction la plus profonde. Mon esprit avait bâti pour lui une tout autre destinée. Je m’étais plu à imaginer pour ce divertissant bouffon une décadence croissante ; je le voyais descendant vers l’ignominie avec cette force de gravitation irrésistible qui entraîne vers la misère l’homme opulent atteint dans sa fortune, et vers le crime l’homme une fois atteint dans son honneur. — Il descendra, pensais-je, tous les degrés du parasitisme ; après avoir flatté les vices et les travers des brillants jeunes gens parmi lesquels les faveurs du hasard lui avaient permis de vivre, il flattera les vices de drôles interlopes et de débauchés de bas étage, jusqu’à ce qu’enfin il tombe sur la boue infecte des chemins pour ne se relever jamais. Certes, si le calcul des probabilités n’est point menteur, mon hypothèse approchait aussi près que possible de la vérité, et voilà qu’une résolution soudaine, inespérée, venait la reléguer dans la région des mensonges ! Un coup de la grâce avait touché ce malheureux, qui n’avait certainement jamais eu souci des choses éternelles et qui n’avait peut-être jamais prononcé le nom de Dieu, excepté pour blasphémer ou pour relever ses lazzis impurs par le sel de l’impiété cynique. Cette conversion était-elle sincère ? J’en doutai un instant ; puis, quand je me rappelai le long et triste regard qu’il m’avait jeté quelques mois auparavant, toute incertitude s’évanouit de mon esprit. Je remontai sans effort tout le cours des pensées qui l’avaient agité, et je vis clair dans son âme. Ah ! quel spectacle attristant et absurde ! D’abord l’abattement s’était emparé de lui, puis le désespoir, lorsqu’il s’était aperçu qu’il n’était plus grotesque, et qu’il avait perdu la puissance d’amuser. D’autres se lamentent lorsque le ridicule les atteint ; lui s’était désespéré parce que le ridicule l’avait fui. Alors ces yeux cyniques qui n’avaient jamais eu une larme de pitié et de sympathie humaine étaient devenus humides, puis il les avait relevés vers le ciel, et il avait prié.
« Il pleura et il pria. — Larmes ridicules, direz-vous peut-être, aussi ridicules que la cause qui les fit couler, prières grotesques et qui durent certainement scandaliser les anges assis autour du trône de Dieu ! — Ne soyez pas aussi sévères, honnêtes pharisiens. Les larmes de ce malheureux étaient ridicules, mais j’en ai tant vu couler d’indignes ! J’en ai tant vu couler où le repentir n’entrait pour rien ! Il pleura comme vous avez pleuré, enfant, le jour où vous avez été trahi par votre première maîtresse, quelque plate créature qui ne valait peut-être pas une seule des larmes d’un honnête garçon, — comme vous avez pleuré, vieille coquette, le jour où vous avez vu s’enfuir ce dernier amant auquel vous vous accrochiez avec désespoir, — comme vous avez pleuré, beau dandy, le jour où, la face livide et les traits bouleversés, vous avez senti les larmes monter dans vos yeux, secs jusqu’alors, en contemplant votre dernier billet de mille francs. Il y avait du regret, de la vanité et de l’égoïsme dans ces larmes ; mais, dites-moi, y avait-il un atome de repentir ? Ce n’était pas le regret d’avoir péché qui vous animait, convenez-en ; c’était le désespoir de ne pas pouvoir pécher encore. Lui au moins eut le mérite de mêler un repentir sincère à ses ridicules regrets. Ses prières vous semblent bouffonnes ; mais songez un peu qu’elles n’ont point paru telles à Dieu, puisqu’il les a entendues et qu’il les a exaucées. Que les philistins et les pharisiens rient s’ils veulent de cette conversion ; vous n’en rirez pas, vous, créatures d’élite, qui avez commencé par désirer tout le bonheur de la terre et qui avez fini par ambitionner toutes les félicités du ciel. Si l’humilité a fait taire en vous la voix de l’orgueil, vous aimerez à vous abaisser, j’en suis sûr, et à vous trouver une sorte de fraternité avec ce misérable ; vous vous avouerez noblement que, pour être plus belles et plus grandes, plus dignes de désir et d’envie, les choses que vous avez possédées et regrettées, n’étaient pas moins fragiles, pas moins périssables que les choses infectes et grotesques auxquelles il bornait son ambition. Ne ris pas de cette conversion, toi surtout que je connais si bien, jeune homme au cœur empoisonné d’orgueil et gonflé de passion. Sais-tu vers quel port te conduiront les orages de l’existence, et de quels moyens la providence se servira pour te guérir de ces blessures que tu regardes aujourd’hui avec tant de complaisance, et pour calmer les ardentes fièvres qui te consument et dont tu es si fier ?
« Et maintenant tirons directement la morale de cette histoire à la manière des fabulistes antiques ; elle prouve clairement deux faits moraux : le premier, c’est que l’homme place parfois son orgueil dans d’étranges choses ; le second, c’est que le cœur humain est mené par des mobiles plus singuliers qu’on n’oserait l’imaginer. »
Telle est généralement la manière dont ces fragments sont écrits. Nets et rapides, dépourvus de toute recherche dramatique et de toute prétention à l’art, ils trahissent, par leur forme même et leur peu de souci des agréments extérieurs, la nature méditative et rêveuse de l’auteur. Sa pensée semble affectionner une nuance particulière, qu’à défaut d’une meilleure expression j’appellerai le gris lumineux. Sur ce fond clair et brillant, un peu uniforme, une image se détache quelquefois comme un accident de couleur. L’expression des sentiments est rarement tapageuse et bruyante ; mais, au milieu de cette tranquillité abstraite, une phrase éclate tout à coup comme une bombe, ou vibre comme une ondulation musicale. L’auteur se parle généralement à lui seul et cependant on dirait par moments que le milieu dans lequel s’échappent ses paroles est plein d’échos qui veulent bien lui servir d’interlocuteurs. Il a le dédain le plus prononcé pour les apparences extérieures et n’aime pas à sortir des domaines de la réalité abstraite, qu’il considère comme la seule vraie. Pour lui, toute chose a une âme qu’il faut savoir saisir ; une fois que son âme a été surprise, cette chose n’a plus rien à vous apprendre. Comme on le voit, il regarde le monde plutôt avez des yeux de contemplateur et de curieux qu’avec des yeux d’artiste. Aussi s’inquiète-t-il fort peu en général de donner forme aux nombreux matériaux que la réalité lui offre, et ne se met-il pas en frais d’imagination pour exploiter les secrets qu’il a surpris. Par sa tournure de pensée et sa manière de sentir et de juger, il s’éloigne donc considérablement des tendances qui entraînent la littérature moderne et des goûts du public actuel. Aujourd’hui, toute pensée, pour se faire accepter, doit revêtir une forme dramatique ou romanesque, cette forme dût-elle étouffer la pensée et l’absorber au point de la rendre introuvable ; lui, il croyait au contraire qu’une pensée ne vaut rien que par elle-même, qu’elle perd la moitié de son prix lorsqu’elle revêt un habit d’emprunt, et que d’ailleurs les pensées qui exigent impérieusement une forme dramatique ou romanesque sont extrêmement rares. Si vous lui aviez dit que la conversion excentrique racontée plus haut pouvait être, pour un conteur doué du génie comique, le germe d’une nouvelle amusante, il vous aurait répondu que vous étiez dans la plus grande des erreurs, et qu’il n’y avait dans une telle histoire que deux points intéressants : un caractère excentrique assez amusant pour être esquissé, un fait moral assez important pour être noté. Nos pères, qui se plaisaient presque exclusivement à la peinture abstraite des sentiments, auraient peut-être approuvé cette manière de penser : aujourd’hui, ce n’est qu’en tremblant que j’ai détaché les pages qu’on a lues, Encore ai-je pris la précaution de choisir le fragment le plus court, l’épisode le plus acceptable parmi les nombreux fragments et épisodes que m’offraient ces manuscrits, afin que, si le public me jugeait coupable pour avoir osé lui présenter de telles bizarreries, ma faute me fût plus aisément pardonnée. J’ai donc lancé ce fragment comme préface ou pour mieux dire comme prospectus de chapitres que j’aimerais à détacher successivement, si mon audace pouvait être excusée.