(1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309
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(1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Préfaces

Préface des Poèmes antiques 1

Ce livre est un recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues. Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces ; les passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. D’autre part, quelque vivantes que soient les passions politiques de ce temps, elles appartiennent au monde de l’action ; le travail spéculatif leur est étranger. Ceci explique l’impersonnalité et la neutralité de ces études. Il est du reste un fonds commun à l’homme et au poète, une somme de vérités morales et d’idées dont nul ne peut s’abstraire ; l’expression seule en est multiple et diverse. Il s’agit de l’apprécier en elle-même. Or, ces poèmes seront peut-être accusés d’archaïsme et d’allures érudites peu propres à exprimer la spontanéité des impressions et des sentiments ; mais si leur donnée particulière est admise, l’objection est annihilée. Exposer l’opportunité et la raison des idées qui ont présidé à leur conception, sera donc prouver la légitimité des formes qu’ils ont revêtues.

En ce temps de malaise et de recherches inquiètes, les esprits les plus avertis et les plus fermes s’arrêtent et se consultent. Le reste ne sait ni d’où il vient, ni où il va ; il cède aux agitations fébriles qui l’entraînent, peu soucieux d’attendre et de délibérer. Seuls, les premiers se rendent compte de leur époque transitoire et des exigences fatales qui les contraignent. Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable. La Poésie, réalisée dans l’art, n’enfantera plus d’actions héroïques ; elle n’inspirera plus de vertus sociales ; parce que la langue sacrée, même dans la prévision d’un germe latent d’héroïsme ou de vertu, réduite, comme à toutes les époques de décadence littéraire, à ne plus exprimer que de mesquines impressions personnelles, envahie par les néologismes arbitraires, morcelée et profanée, esclave des caprices et des goûts individuels, n’est plus apte à enseigner l’homme. La poésie ne consacrera même plus la mémoire des événements qu’elle n’aura ni prévus ni amenés, parce que le caractère à la fois spéculatif et pratique de ce temps est de n’accorder qu’une attention rapide et une estime accessoire à ce qui ne vient pas immédiatement en aide à son double effort, et qu’il ne se donne ni trêve ni repos. Des commentaires sur l’Évangile peuvent bien se transformer en pamphlets politiques ; c’est une marque du trouble des esprits et de la ruine théologique ; il y a ici agression et lutte sous figure d’enseignement ; mais de tels compromis sont interdits à la Poésie. Moins souple et moins accessible que les formes de polémique usuelle, son action serait nulle et sa déchéance plus complète.

Ô Poètes, éducateurs des âmes, étrangers aux premiers rudiments de la vie réelle, non moins que de la vie idéale ; en proie aux dédains instinctifs de la foule comme à l’indifférence des plus intelligents ; moralistes sans principes communs, philosophes sans doctrine, rêveurs d’imitation et de parti pris, écrivains de hasard qui vous complaisez dans une radicale ignorance de l’homme et du monde, et dans un mépris naturel de tout travail sérieux ; race inconsistante et fanfaronne, épris de vous-mêmes, dont la susceptibilité toujours éveillée ne s’irrite qu’au sujet d’une étroite personnalité et jamais au profit de principes éternels ; ô Poètes, que diriez-vous, qu’enseigneriez-vous ? Qui vous a conféré le caractère et le langage de l’autorité ? Quel dogme sanctionne votre apostolat ? Allez ! Vous vous épuisez dans le vide, et votre heure est venue. Vous n’êtes plus écoutés, parce que vous ne reproduisez qu’une somme d’idées désormais insuffisantes ; l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité. Instituteurs du genre humain, voici que votre disciple en sait instinctivement plus que vous. Il souffre d’un travail intérieur dont vous ne le guérirez pas, d’un désir religieux que vous n’exaucerez pas, si vous ne le guidez dans la recherche de ses traditions idéales. Aussi, êtes-vous destinés, sous peine d’effacement définitif, à vous isoler d’heure en heure du monde de l’action, pour vous réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification. Vous rentrerez ainsi, loin de vous en écarter, par le fait même de votre isolement apparent, dans la voie intelligente de l’époque.

Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakspeare et Milton n’ont prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares. La sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe ; Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert une voie désastreuse. Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce ? quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité. Et maintenant la science et l’art se retournent vers les origines communes. Ce mouvement sera bientôt unanime. Les idées et les faits, la vie intime et la vie extérieure, tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser, d’agir, des races anciennes appelle l’attention générale. Le génie et la tâche de ce siècle sont de retrouver et de réunir les titres de famille de l’intelligence humaine. Pour condamner sans appel ce retour des esprits, cette tendance à la reconstruction des époques passées et des formes multiples qu’elles ont réalisées, il faudrait logiquement tout rejeter, jusqu’aux travaux de géologie et d’ethnographie modernes ; mais le lien des intelligences ne se brise pas au gré des sympathies individuelles et des caprices irréfléchis. Cependant qu’on se rassure : l’étude du passé n’a rien d’exclusif ni d’absolu ; savoir n’est pas reculer ; donner la vie idéale à qui n’a plus la vie réelle n’est pas se complaire stérilement dans la mort. La pensée humaine est affirmative sans doute, mais elle a ses heures d’arrêt et de réflexions. Aussi, faut-il le dire hautement, il n’est rien de plus inintelligent et de plus triste que cette excitation vaine à l’originalité, propre aux mauvaises époques de l’art. Nous en sommes à ce point. Qui donc a signalé parmi nous le jet spontané et vigoureux d’une inspiration saine ? Personne. La source n’en est pas seulement troublée et souillée, elle est tarie jusqu’au fond. Il faut puiser ailleurs.

La Poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux. Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus. La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt. Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu de leurs œuvres infructueuses. Les derniers adeptes tentent une sorte de néo-romantisme désespéré, et poussent aux limites extrêmes le côté négatif de leurs devanciers. Jamais la pensée, surexcitée outre mesure, n’en était venue à un tel paroxisme de divagation. La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du cinquième siècle. En dehors de cette recrudescence finale de la poésie intime et lyrique, une École récente s’est élevée, restauratrice un peu niaise du bon sens public, mais qui n’est pas née viable, qui ne répond à rien et ne représente rien qu’une atonie peu inquiétante. Il est bien entendu que la rigueur de ce jugement n’atteint pas quelques hommes d’un talent réel qui, dans un sentiment très large de la nature, ont su revêtir leur pensée de formes sérieuses et justement estimées. Mais cette élite exceptionnelle n’infirme pas l’arrêt. Les poètes nouveaux enfantés dans la vieillesse précoce d’une esthétique inféconde, doivent sentir la nécessité de retremper aux sources éternellement pures l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux. Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l’attention ; l’indifférence s’en est suivie à juste titre ; mais s’il est indispensable d’abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s’engager en un chemin plus difficile et dangereux, que fortifié par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme, les passions du cœur, perdront-elles de leur vérité et de leur énergie, quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises ? Rien, certes, n’aura été délaissé ni oublié ; le fonds pensant et l’art auront recouvré la sève et la vigueur, l’harmonie et l’unité perdues. Et plus tard, quand les intelligences profondément agitées se seront apaisées, quand la méditation des principes négligés et la régénération des formes auront purifié l’esprit et la lettre, dans un siècle ou deux, si toutefois l’élaboration des temps nouveaux n’implique pas une gestation plus lente, peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immédiat de l’âme humaine. En attendant l’heure de la renaissance, il ne lui reste qu’à se recueillir et à s’étudier dans son passé glorieux.

L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. Au milieu du tumulte d’idées incohérentes qui se produit parmi nous, une tentative d’ordre et de travail régulier n’est certes pas à blâmer, s’il subsiste quelque parcelle de réflexion dans les esprits. Quant à la valeur spéciale d’art d’une œuvre conçue dans cette donnée, elle reste soumise à qui de droit, abstraction faite de toute théorie esthétique particulière à l’auteur.

Les Poèmes qui suivent ont été pensés et écrits sous l’influence de ces idées, inconscientes d’abord, réfléchies ensuite. Erronées, ils seront non avenus ; car le mérite ou l’insuffisance de la langue et du style dépend expressément de la conception première ; justes et opportunes, ils vaudront nécessairement quelque chose. Les essais divers qui se produisent dans le même sens autour de nous ne doivent rien entraver ; ils ne défloreront même pas, pour les esprits mieux renseignés, l’étude vraie du monde antique. L’ignorance des traditions mythiques et l’oubli des caractères spéciaux propres aux époques successives ont donné lieu à des méprises radicales. Les théogonies grecques et latines sont restées confondues ; le travestissement misérable infligé par Lebrun ou Bitaubé aux deux grands Poèmes ioniens a été reproduit et mal dissimulé à l’aide d’un parti pris de simplicité grossière aussi fausse que l’était la pompe pleine de vacuité des traditeurs officiels. Des idées et des sentiments étrangers au génie homérique, empruntés aux poètes postérieurs, à Euripide surtout, novateur de décadence, spéculant déjà sur l’expression outrée et déclamatoire des passions, ont été insérés dans une traduction dialoguée du dénouement de l’Odyssée ; tentative malheureuse, où l’abondance, la force, l’élévation, l’éclat d’une langue merveilleuse ont disparu sous des formes pénibles, traînantes et communes, et dont il faut faire justice dans un sentiment de respect pour Homère.

Trois poèmes, Hélène, Niobé et Khiron, sont ici spécialement consacrés à l’antiquité grecque et indiquent trois époques distinctes. Quelques études d’une étendue moindre, odes, hymnes et paysages, suivent ou précèdent.

Hélène est le développement dramatique et lyrique de la légende bien connue qui explique l’expédition des tribus guerrières de l’Hellade contre la ville sainte d’Ilos. Niobé symbolise une lutte fort ancienne entre les traditions doriques et une théogonie venue de Phrygie. Khiron est l’éducateur des chefs myniens. Depuis le déluge d’Ogygès jusqu’au périple d’Argo, il assiste au déroulement des faits héroïques. Un dernier poème, Bhagavat, indique une voie nouvelle. On a tenté d’y reproduire, au sein de la nature excessive et mystérieuse de l’Inde, le caractère métaphysique et mystique des Ascètes viçnuïtes, en insistant sur le lien étroit qui les rattache aux dogmes buddhistes.

Ces Poèmes, il faut s’y résigner, seront peu goûtés et peu appréciés. Ils porteront, dans un grand nombre d’esprits prévenus ou blessés, la peine des jugements trop sincères qui les précèdent. Des sympathies désirables leur feront défaut, celles des âmes impressionnables qui ne demandent à l’art que le souvenir ou le pressentiment des émotions regrettées ou rêvées. Un tel renoncement a bien ses amertumes secrètes ; mais la destinée de l’intelligence doit l’emporter, et si la poésie est souvent une expiation, le supplice est toujours sacré.

Préface des Poèmes et Poésies 2

Les pages qui précèdent les Poèmes antiques m’ont attiré de sévères admonestations, tempérées d’ailleurs, je le reconnais volontiers, par beaucoup de bienveillance pour mes vers, ce qui m’a surpris et touché. Les objections qui m’ont été faites peuvent se résumer en peu de mots. On m’avertissait qu’en haine de mon temps je me plaisais à repeupler de fantômes les nécropoles du passé, et que dans mon amour exclusif de la poésie grecque, j’en étais arrivé à nier tout l’art postérieur. Qu’il me soit permis de répondre brièvement à ces graves reproches.

Ranimer les ossuaires est un prodige qui ne s’était point représenté depuis Ézéchiel. Je ne me suis jamais illusionné sur la valeur de mes poèmes archaïques au point de leur attribuer cette puissance, aussi ne me reste-t-il qu’à remercier ceux qui la leur ont accordée. Plût aux dieux, en effet, que je me fusse retiré au fond des antres de Samothrace ou des sanctuaires de l’Inde, comme on l’a prétendu, en affirmant que nul ne me suivrait dans mon temple ou dans ma pagode. J’ai peu le goût du prosélytisme, et la solitude ne m’effraie pas ; mais je suis trop vieux de trois mille ans au moins, et je vis, bon gré mal gré, au dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne. J’ai beau tourner les yeux vers le passé, je ne l’aperçois qu’à travers la fumée de la houille, condensée en nuées épaisses dans le ciel ; j’ai beau tendre l’oreille aux premiers chants de la poésie humaine, les seuls qui méritent d’être écoutés, je les entends à peine, grâce aux clameurs barbares du Pandémonium industriel. Que les esprits amoureux du présent et convaincus des magnificences de l’avenir se réjouissent dans leur foi, je ne les envie ni ne les félicite, car nous n’avons ni les mêmes sympathies ni les mêmes espérances. Les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m’émeuvent médiocrement, et toutes ces périphrases didactiques, n’ayant rien de commun avec l’art, me démontreraient plutôt que les poètes deviennent d’heure en heure plus inutiles aux sociétés modernes. De tout temps, ils ont beaucoup souffert sans doute ; mais, dans leurs plus mauvais jours, au milieu des angoisses de l’exil, de la folie et de la faim, la légitime influence de leur génie était du moins incontestée et incontestable. Voici que le moment est proche où ils devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. Et c’est parce que je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception possible, la destinée inévitable de tous ceux qui refuseront d’annihiler leur nature au profit de je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie, c’est par suite de la répulsion naturelle que nous éprouvons pour ce qui nous tue, que je hais mon temps. Haine inoffensive, malheureusement, et qui n’attriste que moi. S’il arrive donc que nous ne devions plus rien produire qui soit dû à nos propres efforts, sachons garder le souvenir des œuvres vénérables qui nous ont initiés à la poésie, et puisons dans la certitude même de leur inaccessible beauté la consolation de les comprendre et de les admirer. Le reproche qui m’a été adressé de préférer les morts aux vivants est on ne peut plus motivé, et j’y réponds, par l’aveu le plus explicite. Quant à la seconde objection, elle n’est pas précisément aussi fondée.

En général, tout ce qui constitue l’art, la morale, et la science était mort avec le Polythéisme. Tout a revécu à sa renaissance. C’est alors seulement que l’idée de la beauté reparaît dans l’intelligence et l’idée du droit dans l’ordre politique. En même temps que l’Aphrodite Anadyomène du Corrège sort pour la seconde fois de la mer, le sentiment de la dignité humaine, véritable base de la morale antique, entre en lutte contre le principe hiératique et féodal. Il tente, après trois cents ans d’efforts, de réaliser l’idéal platonicien, et l’esclavage va disparaître enfin de la terre.

Ce n’est pas que je veuille insister ici sur la valeur morale du Polythéisme dans l’ordre social et religieux. L’étude de cette théogonie, l’examen des faits historiques et des institutions, l’analyse sérieuse des mœurs, suffisent à la démonstration d’une vérité admise par tout esprit libre d’idées reçues sans contrôle et de préventions aveugles. L’art antique, lui seul, en est une révélation permanente. Je me bornerai donc au monde de l’art.

La poésie est trois fois générée : par l’intelligence, par la passion, par la rêverie. L’intelligence et la passion créent les types qui expriment des idées complètes ; la rêverie répond au désir légitime qui entraîne vers le mystérieux et l’inconnu. Aussi l’Antiquité, libre de penser et de se passionner, a-t-elle réalisé et possédé l’idéal que le monde chrétien, soumis à une loi religieuse qui le réduisait à la rêverie, n’a fait que pressentir vaguement. C’est donc dans ses créations intellectuelles et morales qu’il faut constater la puissance de la poésie grecque. Or, les deux épopées ioniennes, le Prométhée, l’Œdipe, l’Antigone, la Phèdre, contiennent, à mon sens, ce qui sera éternellement donné à l’esprit humain de sentir et de rendre ; et il en serait de même des Itihaças hindoues, rattachées si étroitement à l’œuvre homérique par le lien des traditions communes, si elles réunissaient au même degré l’ordre, la clarté et, l’harmonie, ces trois qualités incomparables du génie hellénique.

Les figures idéales, typiques, que celui-ci a conçues, ne seront jamais ni surpassées ni oubliées. Elles ne pourront qu’être reproduites avec des atténuations nécessaires. Depuis, il n’y a rien d’égal. Le monde moderne, il est vrai, a créé la Vierge, symbole de pureté, de grâce et surtout de bonté, qui est la plus excellente des vertus ; mais cette protestation du sentiment féminin ne tient plus à la terre, et fait maintenant partie du dogme. Je l’appelle une protestation ; car, en effet, l’Éternel féminin dont Gœthe a parlé, chassé du vieil Olympe avec tous les types artistiques qu’il entraînait à sa suite, Pénélope, Antigone et tant d’autres, y retrouve en elle sa place et s’y assied définitivement, grâce au merveilleux instinct des races gréco-latines.

Quant aux créations des poètes postérieurs, elles ne présentent pas ce caractère un et général qui renferme dans une individualité vivante l’expression complète d’une vertu ou d’une passion idéalisée. Et l’on pourrait dire, du reste, que le monde moderne ne réussit à concevoir des types féminins, qu’à la condition d’altérer leur essence même, soit en leur attribuant un caractère viril, comme à lady Macbeth ou à Julie, soit en les reléguant dans une sphère nébuleuse et fantastique, comme pour Béatrice.

Celle-ci n’est qu’une idée très vague, revêtue de formes insaisissables. Qu’elle soit une personnification de la théologie ou l’ombre de celle qu’a aimée Dante, nous ne l’avons jamais vue, et c’est à peine si nous l’entendons. Elle n’est le symbole spécial d’aucune des forces féminines ; et, certes, il n’en est pas ainsi de l’Hélène d’Homère, à la fois si vivante et si idéale. En second lieu, la satire politique et la controverse théologique, continuées au-delà de ce monde, ne constituent pas une étude de l’homme. Aussi peut-on affirmer que l’homme est absent de la Divine Comédie, à laquelle devaient nécessairement manquer les formes précises et ordonnées, toujours dépendantes de la conception précises et de la langue. Or, ce cauchemar sublime ponte partout l’empreinte d’une grande confusion d’idées, de sentiments et d’impressions, et toute pleine qu’elle est d’énergie, de verve et de couleur, la langue de Dante est à peine faite.

Shakspeare a produit une série très variée de caractères féminins ou virils ; mais Ophélia, Desdemona, Juliette, Miranda, sont-elles des types dans le sens antique, c’est-à-dire dans le sens uniquement vrai du terme ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment et qui touchent, mais rien de plus. À l’exception d’Hamlet, qui échappe à toute définition par son extrême complexité, les caractères virils me semblent de beaucoup supérieurs aux figures féminines. Othello, Macbeth, Richard III, sont conçus avec une grande puissance.

Plus tard, si Milton eût emprunté à l’humanité le magnifique symbole de l’orgueil vaincu mais non humilié, il eut produit un type nouveau analogue au Prométhée. Si Byron, avec ses incontestables qualités de lyrisme et de passion, eût possédé comme Shakspeare quelque force objective, le Giaour, Manfred et Caïn ne fussent pas restés d’uniques épreuves de sa personnalité. Seuls, au dix-septième siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent plus étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision. Enfin, pour le compte de l’époque contemporaine, j’affirme qu’il y a aussi loin de Prométhée à Mercadet, que de la lutte contre les dieux aux débats de la police correctionnelle. Or, s’il y a décadence dans l’ordre des conceptions typiques, que dirais-je des grandes compositions elles-mêmes ?

Déjà transformée dans la Divine Comédie et dans le Paradis Perdu, l’épopée a cessé d’être possible. Faust en est la dernière et la plus éclatante preuve. Artiste admirablement doué, possédant une immense somme intellectuelle, Gœthe a moins créé qu’il n’a pensé ; et il s’est trouvé que cet esprit si clair et si maître de soi, sachant tout et disposant à son gré de sa force encyclopédique, n’a conçu, définitivement, qu’un poème plein d’abstractions et d’obscurités mystérieuses à travers lesquelles il est tellement difficile de saisir sa pensée, qu’il le nommait lui-même le livre aux sept sceaux.

Il faut bien reconnaître, en face de tels exemples, que les plus larges sources de la poésie se sont affaiblies graduellement ou taries, et ce n’est pas que je veuille en conclure à l’abaissement du niveau intellectuel dans les temps modernes ; mais les éléments de composition épiques n’existent plus. Ces nobles récits qui se déroulaient à travers la vie d’un peuple, qui exprimaient son génie, sa destinée humaine et son idéal religieux, n’ont plus eu de raison d’être du jour où les races ont perdu toute existence propre, tout caractère spécial. Que sera-ce donc si elles en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder ? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence. Je ne crois donc pas qu’il soit absolument impossible que l’épopée renaisse un jour de la reconstitution et du choc héroïque des nationalités oppressives et opprimés.

Je n’ai nié aucune des époques de l’art. J’admire et je respecte les grands poètes qui se sont succédés depuis Homère ; mais je ne puis me dissimuler que leurs travaux se sont produits à des conditions on ne peut plus défavorables. Je crois que les Ioniens et les Latins possédaient deux idiomes bien supérieurs aux langues modernes en richesse, en clarté et en précision. Je crois, enfin, qu’à génie égal, les œuvres qui nous retracent les origines historiques, qui s’inspirent des traditions anciennes, qui nous reportent au temps où l’homme et la terre étaient jeunes et dans l’éclosion de leur force et de leur beauté, exciteront toujours un intérêt plus profond et plus durable que le tableau daguerréotypé des mœurs et des faits contemporains.

Je souhaite, en finissant, que l’aveu sincère de mes prédilections et de mes regrets n’arrête pas le lecteur au seuil de mon livre. À l’exception des deux poèmes qu’il contient, de quelques pièces grecques et d’un certain nombre d’études d’art, il n’est cette fois que trop personnel. Çunacépa m’a été inspiré par un épisode à peine indiqué du Ramayana, et le Runoïa, par les dernières lignes d’une légende finnoise, qui symbolise l’introduction violente du Christianisme en Finlande.

Quelle que soit d’ailleurs la destinée de ce livre, qu’il mérite ou non le succès inespéré de mon premier recueil, il sera le dernier d’ici à quelques années. J’espère achever, dans cet intervalle, un poème plus étendu et plus sérieux, où je tenterai de renfermer, dans une suite d’actions et de récits épiques, l’histoire de l’ère sacerdotale et héroïque d’une de ces races mystérieuses venues de l’antique Orient pour peupler les déserts de l’Europe.

Les Poètes contemporains3

Avant-propos

Au moment d’entreprendre cette série d’études sur les poètes modernes, morts et vivants, il est indispensable, pour la plus grande clarté de mon travail, que j’expose brièvement ma théorie critique.

Qu’on veuille bien ne point s’irriter de la forme affirmative qui m’est habituelle et qui me permettra la concision et la netteté. Mon dessein n’est pas ambitieux. Je ne désire ni plaire ni déplaire. Je dirai ce que je pense, uniquement, et sans développements inutiles, convaincu, pour ce qui me concerne, qu’en fait de prose, tout est bien qui finit vite.

L’Art, dont la Poésie est l’expression éclatante, intense et complète, est un luxe intellectuel accessible à de très rares esprits.

Toute multitude, inculte ou lettrée, professe, on le sait, une passion sans frein pour la chimère inepte et envieuse de l’égalité absolue. Elle nie volontiers ou elle insulte ce qu’elle ne saurait posséder. De ce vice naturel de compréhensivité découle l’horreur instinctive qu’elle éprouve pour l’Art.

Le peuple français, particulièrement, est doué en ceci d’une façon incurable. Ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son intelligence, ne percevront jamais le monde divin du Beau.

Race d’orateurs éloquents, d’héroïques soldats, de pamphlétaires incisifs, soit ; mais rien de plus.

La réputation de curiosité et de mobilité intellectuelles qu’on lui a faite est assurément une étrange plaisanterie. Aucun peuple n’est plus esclave des idées reçues, plus amoureux de la routine, plus scandalisé par tout ce qui frappe pour la première fois son entendement.

Les grands poètes, les vrais artistes qui se sont manifestés dans son sein n’ont point vécu de sa vie, n’ont point parlé la langue qu’il comprend. Ils appartiennent à une famille spirituelle qu’il n’a jamais reconnue et qu’il a sans cesse maudite et persécutée.

Ceux, au contraire, qui, par infirmité naturelle ou par dépravation d’esprit, se sont faits les flatteurs, les échos serviles de son goût atrophié, les vulgarisateurs de ce qui ne doit jamais être vulgarisé, sous peine de décadence irrémédiable, ceux-là, il les a aimés et glorifiés. L’entente a été et sera toujours cordiale et parfaite entre eux et lui, grâce à l’intermédiaire continu de la critique.

Celle-ci, à peu d’exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l’heure de toutes les branches de l’art et de la littérature. Pleine de regrets stériles, de désirs impuissants et de rancunes inexorables, elle traduit au public indifférent et paresseux ce qu’elle ne comprend pas, elle explique gravement ce qu’elle ignore et n’ouvre le sanctuaire de sa bienveillance qu’à la cohue banale des pseudo-poètes.

Cette absence de principes esthétiques, ce dénûment déplorable de toute perception d’art, l’ont contrainte de choisir pour critérium d’examen la somme plus ou moins compacte d’enseignement moral contenu dans les œuvres qu’elle condamne ou qu’elle absout, et dont elle vit, si c’est là vivre. Or, cet enseignement consiste à répandre dans le vulgaire, à l’aide du rhythme et de la rime, un certain nombre de platitudes qu’elle affuble du nom d’idées. J’ose donc affirmer, pour ma part, que ses reproches et ses éloges n’ont aucun sens appréciable et qu’elle ne sait absolument ce qu’elle dit.

Les théories de la critique moderne ne sont pas les miennes. J’étudierai ce qu’elle dédaigne, j’applaudirai ce qu’elle blâme. Voici pourquoi.

Le monde du Beau, l’unique domaine de l’Art, est, en soi, un infini sans contact possible avec toute autre conception inférieure que ce soit.

Le Beau n’est pas le serviteur du Vrai, car il contient la vérité divine et humaine. Il est le sommet commun où aboutissent les voies de l’esprit. Le reste se meut dans le tourbillon illusoire des apparences.

Le poète, le créateur d’idées, c’est-à-dire de formes visibles ou invisibles, d’images vivantes ou conçues, doit réaliser le Beau, dans la mesure de ses forces et de sa vision interne, par la combinaison complexe, savante, harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et de la fantaisie ; car toute œuvre de l’esprit, dénuée de ces conditions nécessaires de beauté sensible, ne peut être une œuvre d’art. Il y a plus : c’est une mauvaise action, une lâcheté, un crime, quelque chose de honteusement et d’irrévocablement immoral.

La poésie a ses bas-fonds, ses bagnes particuliers, où beaucoup d’intelligences mal venues ou perverties riment perpétuellement, sous prétexte de cœur humain et de sincérité, toutes les inepties qui traînent dans les ruisseaux impurs de la banalité, tous les détritus depuis longtemps balayés dans les gémonies de l’Art. Par un renversement prodigieux du sens commun, c’est là que nos risibles éducateurs vont chercher les spécimens d’originalité et de vertu qu’ils nous offrent pour modèles.

De telles excitations au mal, une persévérance si caractérisée à vouloir séquestrer la poésie dans l’ergastule critique, afin de la ployer à la servitude et de l’abêtir sans retour, mériteraient un avertissement senti, si la sérénité des bons esprits pouvait être troublée par cela. N’en parlons plus.

La vertu d’un grand artiste, c’est son génie. La pensée surabonde nécessairement dans l’œuvre d’un vrai poète, maître de sa langue et de son instrument. Il voit du premier coup d’œil plus loin, plus haut, plus profondément que tous, parce qu’il contemple l’idéal à travers la beauté visible, et qu’il le concentre et l’enchâsse dans l’expression propre, précise, unique.

Il porte à la majesté de l’art un respect trop pur pour s’inquiéter du silence ou des clameurs du vulgaire et pour mettre la langue sacrée au service des conceptions viles. Le clairon de l’archange ne se laisse pas emboucher comme une trompette de carrefour.

J’étudierai dans cet esprit l’œuvre des poètes contemporains. Je demanderai avant tout à chacun d’eux ses titres d’artiste, certain de rencontrer un penseur et une haute nature morale, mais non comme l’entend la plèbe intellectuelle, là où j’admirerai la puissance, la passion, la grâce, la fantaisie, le sentiment de la nature et la compréhension métaphysique et historique, le tout réalisé par une facture parfaite, sans laquelle il n’y a rien.

Un écueil très périlleux me menace, je le sais, dans le cours de ces études. Il est à craindre qu’un poète ne puisse juger un autre poète avec une équité constante. Ma conscience me rassure. Les manifestations diverses du Beau sont en nombre infini. Je sais admirer, et, si peu que je sois, j’ai trop d’orgueil pour être injuste.

I. Béranger

Aux époques vivaces où les rêves, les terreurs, les espérances, les passions vigoureuses des races jeunes et naïves jaillissent de toute part en légendes pleines d’amour ou de haine, d’exaltation mystique ou d’héroïsme, récits charmants ou terribles, joyeux comme l’éclat de rire de l’enfance, sombres comme une colère de barbare, et, flottant, sans formes précises, de génération en génération, d’âme en âme et de bouche en bouche ; dans ces temps de floraison merveilleuse de poésie primitive, il arrive que certains hommes, doués de facultés créatrices, vastes esprits venus pour s’assimiler les germes épars du génie commun, en font sortir des théogonies, des épopées, des drames, des chants lyriques impérissables. Ce sont les révélateurs antiques du Beau, ceux qui poussent à travers les siècles les premiers cris sublimes de l’âme humaine, les grands poètes populaires et nationaux.

Quand les races ont vécu, lutté, souffert, vieilli ; quand elles ont usé leurs angles et leurs aspérités par un long frottement et courbé la tête sous le niveau pesant des civilisations, il arrive encore que de libres esprits, rebelles à l’aplatissement général, passionnément épris de la beauté naturelle des horizons, des montagnes et des vallées natales, des ruines célèbres endormies au bord des fleuves, écoutent et savent comprendre les voix mystérieuses qui montent du passé ou qui murmurent autour d’eux. Sans trop de culture littéraire, mais habiles à exprimer, dans une langue spontanément éloquente et colorée, les traditions qui survivent, les tristesses vagues, les rêveries confuses, les dures misères et les joies rapides de la foule, ce sont encore de vrais poètes populaires et nationaux, dignes de sympathie et d’admiration.

Enfin, au moment néfaste où les imaginations s’éteignent, où les suprêmes pressentiments du Beau se dissipent, où la fièvre de l’Utile, les convoitises d’argent, l’indifférence et le mépris de l’Idéal s’installent victorieusement dans les intelligences même lettrées, et, à plus forte raison, dans la masse inculte, il n’y a plus de poètes populaires, il est insensé de supposer qu’il puisse en exister. Les seules voix qui chantent ne montent plus de la multitude ; elles tombent de hauteurs inaccessibles au vulgaire et viennent se perdre sans échos dans le bruit des locomotives et le hurlement de la Bourse. Désormais l’Art est forcément désintéressé des préoccupations contemporaines ; la rupture est définitive entre la foule et lui.

La civilisation moderne tout entière en est là. Rien de plus naturel et de plus inévitable. Les âmes ne sont plus mises en relation, directe ou indirecte, ni par les passions morales qui se heurtaient à la terreur du châtiment ou à l’espérance du salut ; passions d’autant plus fortes, plus ardentes et plus vivantes, que cette terreur et cette espérance étaient imposées par la Foi. Or, la tolérance moderne, à peu près universelle, née d’une indifférence profonde, est un dissolvant plus sûr que l’oppression. D’un autre côté, le mouvement formidable de la Révolution française, trop foudroyant et trop promptement enrayé, n’a rien produit dans l’Art. Nous n’aimons pas assez la liberté pour que le goût capricieux qu’elle nous inspire puisse nous relier énergiquement dans une exaltation commune et durable.

Cependant, voici que la France du dix-neuvième siècle possède, affirme-t-on, un grand poète populaire et national, mort hier, en qui revit l’âme de tout un peuple. C’est le chansonnier de Lisette, de Margot, de Catin et du Dieu des bonnes gens. Si cette affirmation incroyable est fondée, non seulement les réflexions qui précèdent sont fausses, mais encore, ce qui est plus grave, l’âme du peuple français contient en vérité peu de chose. Rassurons-nous. Rien ne revit dans ces maigres pamphlets à refrains, pauvrement conçus, pauvrement écrits, si ce n’est l’inutile souvenir de vieilles et puériles polémiques étrangères à la poésie.

Le génie de Béranger est à coup sûr la plus complète des illusions innombrables de ce temps-ci, et celle à laquelle il tient le plus ; aussi ne sera-ce pas un des moindres étonnements de l’avenir, si toutefois l’avenir se préoccupe de questions littéraires, que ce curieux enthousiasme attendri qu’excitent ces odes-chansons qui ne sont ni des odes ni des chansons. L’homme était bon, généreux, honnête. Il est mort plein de jours, en possession d’une immense sympathie publique, et je ne veux, certes, contester aucune de ses vertus domestiques ; mais je nie radicalement le poète aux divers points de vue de la puissance intellectuelle, du sentiment de la nature, de la langue, du style et de l’entente spéciale du vers, dons précieux, nécessaires, que lui avaient refusés tous les dieux, y compris le dieu des bonnes gens qui, du reste, n’est qu’une divinité de cabaret philanthropique.

Où réside donc le secret de cette gloire populaire incontestable et incontestée ? Dans le manque absolu d’originalité non moins que dans l’absence de poésie qui caractérisent l’homme et l’œuvre.

Je m’explique.

Les marques constitutives de l’originalité d’esprit sont diamétralement différentes, en France, de celles admises par les autres nations, sauf la race chinoise peut-être. Les aperçus ingénieux, les formes nouvelles, les conceptions individuelles qui demandent à la pensée comme un labeur quelconque, sont autant de vices intellectuels que nous stigmatisons volontiers, et d’une façon unanime, du nom injurieux d’excentricités, c’est-à-dire de monstrueuses échappées hors de l’orbite connue, fatale.

Pour me servir, avec quelque pudeur offensée, d’une locution très française et très significative, rien n’est écouté, n’est regardé, n’est accepté, n’est compris, qui ne soit, après mille négations, mille angoisses, mille misères, irrévocablement tombé dans le domaine public. Alors, mais seulement alors, nous avons conquis nos titres à l’originalité. Plus on creuse cet horrible non-sens, plus l’abîme est noir et profond. L’auteur du Roi d’Yvetot n’est pas tombé dans le domaine public, il y est né, il y a vécu, il y triomphe.

Esprit médiocre, rusé sans finesse, malicieux sans verve et sans gaieté, sous le couvert d’une sorte de bonhomie sentimentale, et mené en laisse parce bon sens bourgeois qui l’a toujours guidé, dans le cours d’une longue vie, avec l’infaillibilité de l’instinct ; conformant sans efforts, et en tout point, les parties successives de son œuvre à l’opinion moyenne ; dénué d’études historiques, métaphysiques, religieuses ; très hostile, de nature et de parti pris, à la grande poésie anglaise, allemande, orientale, ainsi qu’à notre propre renaissance littéraire, Béranger, on peut l’affirmer, n’a jamais pensé, rêvé, jamais entrevu l’Art dans sa pure splendeur, jamais écrit que sous l’obsession permanente des étroites exigence de sa popularité.

Manquant de souffle et d’élan, parlant une langue sénile, terne et prosaïque, se servant avec une incertitude pénible d’un instrument imparfait, emprisonné dans un pauvre et grossier déisme sans lumière et sans issue, aucun homme ne devait charmer, et n’a charmé en effet, à un égal degré, la multitude des intelligences paresseuses, ennemies de la réflexion et des recherches spéculatives ; aucun homme, enfin, n’a été moins original dans le vrai sens du terme. Et c’est pour cela que, de Canton à Lima, d’Arkangel au cap de Bonne-Espérance, sur la face du globe, partout où la langue française est comprise ou traduite, il n’est qu’une seule gloire qui puisse balancer la sienne, celle de l’illustre Scribe. On le voit, nous n’avons même pas le privilège d’un goût inférieur au goût général ; nous sommes au niveau de l’inintelligence universelle.

Une telle célébrité, débordant nos frontières et acclamée par des peuples dont pas un ne nous aime et dont plusieurs nous détestent cordialement, démontre assez, ce me semble, que le patriotisme de Béranger n’entre pour rien dans l’admiration incompréhensible qu’on lui voue. Les raisons de cette admiration sont de trois sortes : les idées appartiennent au fonds commun ; la langue dans laquelle elles sont exprimées n’a point de caractère propre ; les vers différent peu de la prose courante et sont incolores, sourds et mal construits. Il n’en faut pas davantage pour n’irriter personne et se faire comprendre de tous.

Je me résume donc. Béranger n’est ni un poète national ni un grand artiste. Il avait les qualités solides et modérées d’un « honnête homme qui aime son pays » ; mais les sentiments patriotiques, très vénérables en eux-mêmes, sont impuissants à créer un poète, impuissants à enseigner le génie de l’Art, qui ne se communique ni ne s’acquiert. L’amour de la patrie, le dévouement à la liberté, ont produit des actes héroïques dans toutes les races et dans tous les siècles ; qui en doute et qui ne s’en émeut ? Mais outre que le célèbre chansonnier n’a commis, que je sache, aucune action héroïque, l’Esprit souffle où il veut, et les mystérieux trésors de la Poésie ne sont pas le salaire obligé des vertus morales.

II. Lamartine

Nous passons du néant à la vie, de Béranger à l’auteur des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, des Recueillements et de la Chute d’un Ange. Entre ces deux esprits, il y a l’inexprimable distance qui sépare un sens commun très vulgaire, très étroit, au niveau du sol, une nature essentiellement bornée et anti-lyrique, d’une imagination noble, élevée, flottante, marquée de quelques traits saisissants de génie et touchant à la superficie des choses avec éclat.

Mon sincère respect pour certaines parties de l’œuvre de M. de Lamartine, et la certitude où je suis de ne méconnaître aucune de ses remarquables facultés, me permettraient une franchise entière, même dans l’hypothèse toute gratuite que j’eusse le dessein d’être moins sincère que prudent. Mes réserves, d’ailleurs, n’exerceront point d’influence sur les nombreux admirateurs de ces inspirations incomplètes, mais presque toujours hautes et pures. Je n’oublie pas que la critique d’art est vaine en soi, qu’elle n’enseigne rien et ne modifie rien. Il ne s’agit ici que de penser librement.

C’est ce que je vais faire.

M. de Lamartine est arrivé à la gloire sans lutte, sans fatigue, par des voies largement ouvertes. Ses premières paroles ont ému les âmes attentives et bienveillantes au moment propice, ni trop tôt ni trop tard, à l’heure précise où il leur a plu de s’attendrir sur elles-mêmes, où la phtisie intellectuelle, les vagues langueurs et le goût dépravé d’une sorte de mysticisme mondain attendaient leur poète. Il vint, chanta et fut adoré. Les germes épidémiques de mélancolie bâtarde qu’avait répandus çà et là la Chute des feuilles se reprenaient à la vie et s’épanouissaient au soleil factice du Génie du Christianisme. Le grand Byron, mille fois plus religieux et plus tourmenté de toutes les inquiétudes sublimes, achevait alors d’écrire ses poèmes immortels au milieu des huées et des anathèmes imbéciles. Le jeune et indifférent auteur des Méditations eut l’irréparable malheur de réprimander avec une sévérité quelque peu puérile le poète de Caïn et de Manfred, aux applaudissements injurieux des niais et des hypocrites.

Il n’est pas bon de plaire ainsi à une foule quelconque. Un vrai poète n’est jamais l’écho systématique ou involontaire de l’esprit public. C’est aux autres hommes à sentir et à penser comme lui. Le culte de l’Art a ses initiateurs et ses prêtres qui mènent la multitude au temple et ne l’y suivent pas. J’en prends à témoin le plus énergique lutteur de ce temps-ci, la plus vigoureuse nature d’artiste que je sache, l’homme qui a soutenu pendant trente ans l’assaut incessant de la critique sans recul, sans arrêt, et qui assiste encore à son propre triomphe, plus fort qu’aux heures orageuses de sa jeunesse littéraire, maniant avec une certitude puissante l’instrument magnifique qu’il s’est forgé. Victor Hugo a conquis la gloire qui s’est offerte à l’auteur des Méditations. Je l’affirme donc résolument : la marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et unanimes sympathies. Que de noms à l’appui ! Béranger, Scribe, Delavigne, Paul Delaroche, Horace Vernet et tant d’autres. Aussi, M. de Lamartine, malgré ses brillantes qualités d’écrivain, n’est-il pas un artiste. Il n’en possède ni les dons créateurs ni le sens objectif. Les incroyables jugements qu’il a portés sur André Chénier et sur La Fontaine témoigneraient seuls, au besoin, de l’exactitude du fait, si son œuvre propre ne le démontrait surabondamment.

Le vers des Méditations, ample et mou, n’a ni ressort ni flamme. La lymphe en gonfle les contours onctueux. Son énervement le contraint de s’en remettre au vers qui le suit du soin de le soutenir, et tous fondent l’un dans l’autre, à pleine strophe. La pensée qu’ils expriment participe nécessairement de leur vague confusion. Le poète se demande à satiété ce que peuvent être le temps, le passé, Dieu et l’éternité ; mais il ne se répond jamais, par l’excellente raison qu’il s’en inquiète assez peu. Ce sont des lieux communs propices à des développements indéterminés. Il en résulte que la mélopée lyrique en elle-même n’est plus qu’une longue lamentation musicale non rhythmée qui se noie finalement dans les larmes. On sait que les larmes sont d’un usage constant et obligé dans l’école Lamartinienne. Mais qu’on ne s’attendrisse pas trop. Le cœur est dur si l’esprit est tendre. L’héroïque bataillon des élégiaques verse moins de pleurs réels que de rimes insuffisantes. Le goût public les encourage dans l’exercice de cette profession immorale dont le premier mérite est d’être à la portée de tous.

Dans les Harmonies, le souffle grandit, le vers est d’une trempe meilleure, mieux construit, plus sonore, moins sacrifié à l’ensemble de la strophe, la pensée s’élève et s’accentue. Il y a ici un éclat et un mouvement lyriques très supérieurs à tour ce qu’on admire dans les Méditations. C’est pour cela sans doute que les lecteurs enthousiastes mettent le Lac fort au-dessus de Novissima Verba. Ceci était inévitable. Le succès moins retentissant des Harmonies explique leur plus haute valeur d’art. L’assentiment général va d’instinct aux choses dont le relief ne dépasse pas le niveau commun. J’entends parler ici d’un public choisi, lettré, et qui, plus est, doué d’une certaine compréhension du Beau ; car les Méditations ne sont pas moins inaccessibles que les Harmonies elles-mêmes aux adorateurs du Dieu des bonnes gens. La célébrité de M. de Lamartine n’est point de la popularité. Un poète ne saurait être populaire, en France, qu’à cette inexorable condition de rimer des chansons à boire ou de combiner les palpitantes péripéties de quelque complainte immonde. L’espace où se meut l’imagination de M. de Lamartine s’étend bien au-delà des perceptions de la foule ; mais, en revanche, il est familier à cet autre vulgaire mondain, pour qui la sphère de l’Art est fermée et qui a retrouvé, dans Jocelyn, les émotions débilitantes qui lui conviennent.

Ce poème est la révélation complète d’une nature d’esprit qui, je l’avoue, me blesse et m’irrite dans toutes mes fibres sensibles. Sauf de rares morceaux pleinement venus, il y a dans ce gémissement continu une telle absence de virilité et d’ardeur réelle, cette langue est tellement molle, efféminée et incorrecte, le vers manque à ce point de muscles, de sang et de nerfs, qu’il est impossible d’en poursuivre la lecture et l’étude sans un intolérable malaise. Jocelyn n’aime ni son Dieu ni sa maîtresse ; ses actes ne sont déterminés ni par la volonté ni par la passion ; il cède à tous les souffles qui l’atteignent et flotte perpétuellement du désespoir à la résignation, sans se résoudre à rien. Laurence est plus nulle encore que son déplorable amant. L’immense succès de ce roman donne, en dernier lieu, la mesure de ce qu’il vaut. Mais je n’insiste pas. M. de Lamartine a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies ; il a écrit la Chute d’un Ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du très petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d’un Ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas toujours à la tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier ordre.

En relisant ces vers, oubliés de l’auteur lui-même, aujourd’hui absorbé par un travail effréné de prose hâtive, je cherche à me rendre compte du dédain singulier qu’il professe pour la Poésie, à laquelle il doit toute sa renommée. Est-ce un excès de fatuité, est-ce une perturbation mentale ? Est-ce le désir de plaire à la race impure des Philistins modernes ? Rien de cela. La sincérité de ce dédain est entière. M. de Lamartine n’est pas né croyant : c’est un esprit radicalement sceptique. La foi, l’amour, la poésie n’ont été pour lui que des matières d’amplifications brillantes. S’il n’en était pas ainsi, jamais ces tristes blasphèmes ne seraient tombés de ses lèvres. On peut brûler, on peut maudire ce qu’on a adoré, mais on ne l’avilit qu’en s’avilissant soi-même. Aucun, s’il n’est frappé de démence, ne peut nier la lumière que ses yeux ont une fois contemplée. Or, M. de Lamartine est en pleine possession de sa raison ; s’il dédaigne, s’il nie, c’est qu’il ne voit ni ne croit. Son irresponsabilité ne fait pas doute.

Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles, mais changeants, plutôt que d’aptitudes réelles ; nature d’élite, destinée heureuse, éclatante, qui s’est levée dans un ciel pur et beau comme elle-même, et qui se dissipe maintenant dans une nuée sombre avant de descendre sous l’horizon ; homme rare assurément, poète souvent très admirable, M. de Lamartine laissera derrière lui, comme une expiation, cette multitude d’esprits avortés, loquaces et stériles, qu’il a engendrés et conçus, pleureurs selon la formule, cervelles liquéfiées et cœurs de pierre, misérable famille d’un père illustre.

Qu’est-ce donc que l’auteur des Harmonies et de la Chute d’un Ange ? Que lui a-t-il manqué pour être un très grand poète, l’égal des plus grands ? Il lui a manqué l’amour et le respect religieux de l’Art. C’est le plus fécond, le plus éloquent, le plus lyrique, le plus extraordinaire des amateurs poétiques du dix-neuvième siècle ; mais le goût ardent, le désir puissant du Beau n’en valent point la passion absolue et satisfaite, et nul ne possède la Poésie, s’il n’est exclusivement possédé par elle.

III. Victor Hugo

Les professeurs de rhétorique enseignent qu’il y a, dans l’histoire intellectuelle de chaque peuple, un temps de plénitude et de repos où l’esprit national goûte une entière satisfaction de soi-même. Toute sa puissance génératrice s’est manifestée en des œuvres qu’il estime parfaites ; il possède l’idéal et ne peut plus que décroître. En France, à ce qu’il semble, cette époque maîtresse, cet âge d’or littéraire embrasse deux siècles, le dix-septième et le dix-huitième.

Ceci est une vérité de foi, une conviction profondément enracinée, aussi inébranlable de nos jours qu’elle était intacte il y a soixante ans. Il est faux que le dogme de la liberté dans l’art ait triomphé, et qu’une réconciliation sincère ait apaisé les haines récentes. L’éclectisme actuel, représenté par la critique, n’est dû qu’à l’indifférence publique et à l’énervement des caractères. En réalité, l’influence de notre renaissance moderne a été nulle sur l’esprit français, et les professeurs de rhétorique disent vrai. Les deux siècles qui viennent de s’écouler offrent en effet le complet épanouissement du génie littéraire de notre nation. Ne suffit-il pas, pour s’en convaincre, de remarquer que ces deux cents années n’ont produit aucun poète lyrique digne de ce nom ? L’admirable auteur de l’Aveugle n’appartient à son temps ni par l’inspiration ni par la facture et la qualité du vers. Après Malherbe, les merveilleux artistes de la Pléiade ont été oubliés ; après J.-B. Rousseau et Le Franc de Pompignan, Victor Hugo ne sera jamais un poète national.

Certes, je l’en glorifie pour ma part. Le titre est beau, porté par Shakspeare et par Dante, mais l’ambition légitime du génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, ou pis encore, à des ménétriers d’occasion. Le prince des lyriques contemporains n’a-t-il pas pour fonction supérieure de sonner victorieusement, dans son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux si chers aux oreilles obstruées de refrains de guinguette.

L’œuvre de cet homme, à qui nous devons tant, nous tous qui possédons l’amour du beau et la haine solide de la platitude et de la banalité, œuvre immense déjà et sans cesse en voie d’accroissement, nous offre le spectacle d’un esprit très mâle et très individuel, se dégageant de haute lutte, et par bonds, des entraves communes, toujours plus certain du but marqué, embrassant d’année en année une plus large sphère par le débordement magnifique de ses qualités natives et de ses défauts aussi extraordinaires, mais qui, par leur nature même, commandent encore une sorte de vénération. On se sent en présence d’une volonté puissante conforme à une destinée, ce qui est la marque du génie. Dans le monde de l’art, en effet, la recherche latente ou consciente de cet accord définitif constitue le travail interne, nécessaire, de tout esprit bien doué. Quand la conformité s’accomplit, l’artiste est complet.

Tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’admirons dans l’ensemble de ses poèmes, des Orientales à la Légende des Siècles, Victor Hugo s’impose à toute intelligence compréhensive comme une force vivante, à la fois volontaire et fatale. Il est donc inévitable qu’il s’affirme et que le sens des objections puériles de la critique lui échappe. Le bourdonnement de ces mouches l’irrite à bon droit. Il est ce qu’il est. Les piqûres envenimées, les insultes, les négations, ses propres efforts au besoin, ne le transformeront pas. On ne fera pas de cet aigle un volatile de basse-cour ; on n’attellera pas ce lion à l’omnibus littéraire. Le prétendu orgueil du grand poète n’est autre chose, au fond, que l’aveu pur et simple qu’il est Victor Hugo. Ce qui est incontestable.

L’auteur des seuls chefs-d’œuvre lyriques que la poésie française puisse opposer avec la certitude du triomphe aux littératures étrangères, l’écrivain qui a rendu à notre langue rhythmée la vigueur, la souplesse et l’éclat dont elle était destituée depuis deux siècles, mérite toute la gratitude des poètes et tout le respect des rares intelligences qui aiment et comprennent encore le Beau. C’est un esprit excessif, qui le nie ? Il se déclare tel lui-même. Ce sont de véritables excès que les Rayons et les Ombres, les Contemplations, la Légende des Siècles, et quels excès ! J’avoue volontiers que les saines doctrines académiques s’en accommodent peu. Les jets d’eau de nos jardins publics ont aussi plus de retenue et de mesure que les éruptions volcaniques ; mais j’ose avancer, avec la timidité convenable, que celles-ci ont un caractère plus saisissant que ceux-là. Nous habitons un climat tempéré, nous sommes honnêtes et modérés, nous ne sommes ni grands ni petits, nous sommes doués du bon sens gaulois ; mais, hélas ! la poésie est un excès dont nous ne nous rendrons jamais coupables. La virtuosité du peuple français est et sera toujours une chimère éternelle, car, dans le monde de l’art, le peuple français est aveugle et sourd.

Victor Hugo voit et entend. Le regard qu’il jette sur la nature est large et profond ; son œil saisit le détail infini et l’ensemble des formes, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des sons particuliers dans le chœur général. Ces perceptions diverses, qui affluent incessamment en lui, s’animent et jaillissent en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, toujours justes dans leur accumulation formidable ou dans leur charme irrésistible. Qu’importent les scories qui se mêlent à cette lave ! Elles s’y consument et s’y engloutissent.

Gardons-nous de croire, comme la multitude des esprits superficiels, que le grand artiste ne possède cette vision complète de la beauté objective qu’au détriment de la réflexion. Ce serait, en vérité, quelque chose d’inexplicable. Avoir des idées et mal écrire sont, en France, deux termes corrélatifs. Si la faculté intuitive est prédominante chez le poète, il ne perçoit, ne compare et ne juge qu’avec plus de promptitude et d’intensité. L’antithèse et l’ellipse donnent à l’expression de sa pensée une profondeur concise qui trouble les intelligences peu averties ; il ne leur manque guère, pour être équitables, que de bien connaître le génie de la langue qu’elles entendent parler.

Il faut réduire à ce qu’elle vaut cette prétention comique, propre aux Français, de penser et d’exiger qu’on pense. Le bon sens national, ce fonds inaliénable, contient une certaine somme de notions stéréotypées dont le nombre s’accroît en raison inverse d’une déperdition de sagacité. Nous sommes de ceux qui étudieraient volontiers le soleil, en plein midi, à la lueur d’une lanterne. Descartes et Malebranche, Kant et Schelling, ces penseurs abstraits, sont-ils mieux compris et goûtés que les grands poètes ? Si nous avouons sans peine notre inaptitude à saisir les vérités métaphysiques, comment se fait-il que personne n’hésite à juger sans appel l’œuvre poétique, infiniment plus spéciale encore ? On répond : Les grandes pensées viennent du cœur, la vraie poésie est un cri du cœur, le génie réside tout entier dans l’émotion cordiale ressentie et communiquée. Soit, mais la difficulté subsiste, puisque cette émotion s’exprime dans la langue sacrée qui ne vous est ni sympathique ni familière.

Les sentiments tendres, les délicatesses même subtiles, acquièrent en passant par une âme forte une expression souveraine, parce qu’elle est plus juste. C’est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Je n’ai nul besoin de rappeler les preuves multipliées que Victor Hugo nous a données de cette richesse particulière de son génie. Ceux qui l’ignorent et ceux qui la méconnaissent, s’ils existent, ne valent pas qu’on se préoccupe de leur incurie ou de leur obstruction mentale. Le vers plein d’éclat et de sonorité, habituel au grand lyrique, s’empreint ici d’une grâce et d’un charme inattendus. En dernier lieu, non seulement l’artiste sans pareil vivifie ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il touche, mais, par surcroît, il excelle à exprimer avec précision ce qui est vague dans l’âme et confus dans la nature. Comme dans la légende orphique, l’herbe, l’arbre, la pierre, souffrent, pleurent, parlent, chantent ou rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé. Toutes les cordes de cette lyre vibrent à l’unisson.

Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de l’île où je suis né, les brises de l’Est vannent au large l’avalanche des nuées qui se dissipent au soleil, et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent. Çà et là, à l’abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes se baignent dans de petits bassins de lave moussue, diamantés de lumière. Tout auprès, les eaux roulent, tantôt livides, tantôt enflammées par le soleil, emportant les îlettes, les tamariniers déracinés qui agitent leurs chevelures noires et les troupeaux de bœufs qui beuglent. Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées.

Il y a quelque chose de cela dans le génie et dans l’œuvre de Victor Hugo.

IV. Alfred de Vigny

La tâche que je me suis donnée exige quelque courage et plus de désintéressement qu’on ne pense. Il me sera désormais prouvé qu’il ne faut point heurter de front l’armée compacte des dupes littéraires, et que c’est une aventure dangereuse que de troubler, dans les mares stagnantes, la quiétude des grenouilles, jeunes et vieilles. À vrai dire, peu m’importait, et j’eusse mieux fait de garder le silence ; mais ce qui est commencé sera achevé. Me voici débarrassé, non sans peine, des renommées populaires et des gloires admises dans les institutions de petites filles. Je suis entré, par l’hommage rendu au génie de Victor Hugo, dans le monde des vrais poètes, et je n’en sortirai plus. Quant aux insultes imbéciles qui se sont soulevées autour de moi comme une infecte poussière, elles n’ont fait que saturer de dégoût la profondeur tranquille de mon mépris. Cela dit une fois pour toutes, j’aborde l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny.

S’il n’existe qu’un seul moyen de conquérir la sympathie générale, il en est plusieurs de rester ignoré de la foule. On atteint aisément, avec une certitude mathématique, ce but peu envié, en se gardant de flatter jamais les goûts grossiers et les caprices du jour, de complaire aux vanités stériles et de feindre pour le jugement du public un respect dérisoire. Or, il n’y a de respectable, en fait de poésie, que le Beau, et ce qu’on nomme le public n’a point qualité pour en juger. Il ne mérite ni respect ni dédain, n’ayant point de droits à exercer, mais un devoir strict à remplir, qui est d’écouter et de comprendre. Comme le labeur intellectuel lui est odieux et qu’il n’est avide que de distractions rapides et superficielles, toute conception supérieure lui reste inaccessible. Cela est ainsi et s’est toujours produit. Il en résulte qu’Alfred de Vigny, particulièrement, est inconnu au plus grand nombre.

La nature de ce rare talent le circonscrit dans une sphère chastement lumineuse et hantée par une élite spirituelle très restreinte, non de disciples, mais d’admirateurs persuadés. C’est ce qu’un critique célèbre qui, lui aussi, a été un poète autrefois, entendait par la tour d’ivoire où vivait l’auteur d’Éloa. De ce sanctuaire sont sortis, avec une discrétion un peu hautaine à laquelle j’applaudis, ces poèmes d’une beauté pâle et pure, toujours élevés, graves et polis comme l’homme lui-même, et qui ne se sont empreints d’une amertume et d’un trouble contenus que dans les Destinées. Il ne faut pas demander sans doute à ces belles inspirations les grands aspects de mouvement et de couleur qui sont la marque des génies profonds et virils par excellence, ni même la certitude constante de la langue, la solidité du vers et la précision vigoureuse de l’image. Ce sont là des vertus d’art souvent refusées au poète ; mais celles qui lui sont propres et qui ne lui font jamais défaut, l’élévation, la candeur généreuse, la dignité de soi-même et le dévouement religieux à l’art, suffisent à l’immortalité de son nom. Entre le grand prêtre qui sacrifie au maître-autel et l’orateur sacré dont l’éloquence véhémente alterne avec les plaintes majestueuses de l’orgue, il y a place, au fond du chœur réservé, pour la voix solitaire qui chante l’hymne mystique.

Le recueil des Poèmes antiques et modernes et celui des Destinées forment l’œuvre spécial d’Alfred de Vigny. En lui, le romancier, le moraliste et l’écrivain dramatique n’ont guère été que les échos affaiblis du poète, plus rapprochés de la foule, très remarquables sans doute, mais que je n’ai point à examiner. Moïse, Éloa, le Déluge, la Colère de Samson, la Mort du Loup, sont d’un ordre incontestablement supérieur à la prose du maître, quelque belle et sympathique qu’elle soit, non qu’il n’y ait ici peut-être une plus grande liberté d’allure, mais parce que la langue rhythmée, bien que moins assurée, appelle un sentiment plus exquis des choses et s’en empreint forcément. Le poème de Moïse, écrit en 1822, est un précurseur admirable déjà de la Renaissance moderne, par la largeur de la composition autant que par l’abandon complet des formes surannées.

C’est une étude de l’âme dans une situation donnée, il faut l’avouer, plutôt qu’une page vraie, intuitivement reconstruite, de l’époque légendaire à laquelle appartient la figure de Moïse ; mais nous sommes encore, sur ce point, en présence de deux théories esthétiques opposées, entre lesquelles, pour cause personnelle, il ne m’appartient pas de décider ici. L’une veut que le poète n’emprunte à l’histoire ou à la légende que des cadres plus intéressants en eux-mêmes, où il développera les passions et les espérances de son temps. C’est ce que fait Victor Hugo dans la Légende des Siècles. L’autre, au contraire, exige que le créateur se transporte tout entier à l’époque choisie et y revive exclusivement. À ce dernier point de vue, rien ne rappelle dans le Moise du poète le chef sacerdotal et autocratique de six cent mille nomades féroces errant dans le désert de Sinaï, convaincu de la sainteté de sa mission et de la légitimité des implacables châtiments qu’il inflige. La mélancolie du prophète et son attendrissement sur lui-même ne rappellent pas l’homme qui fait égorger en un seul jour vingt-quatre mille Israélites par la tribu de Lévi. La création du poète est donc toute moderne sous un nom historique ou légendaire, et, par suite, elle est factice ; mais elle est humaine aussi, puisque rien n’est humain qui n’appartienne au dix-neuvième siècle, disent les personnes autorisées en matière de critique. Peu importe, après tout, si les vers sont beaux, et ils sont parfois magnifiques.

La gloire d’Alfred de Vigny est communément attachée au poème d’Éloa. On sait l’histoire mystique conçue par le poète. Éloa est une Ange née d’une larme du Christ. Les confidences mystérieuses et inachevées qui lui sont faites sur la chute et l’exil éternel du plus puissant des Archanges l’émeuvent d’une immense pitié. Elle va chercher, au fond des sphères inférieures, Celui qui souffre et qu’elle veut consoler, et qui l’entraîne dans l’abîme. Cette conception est très indécise ; l’exécution en est d’une élégance un peu molle et onctueuse. Éloa rappelle de trop près certaines vignettes britanniques, et Satan joue, dans cette aventure céleste, un des rôles familiers à Don Juan. Une sorte de vapeur rose et lactée enveloppe, du premier vers au dernier, les péripéties gracieuses du poème, car la grâce perpétuelle est partout ; elle s’exhale de l’idée primitive, se répand sur le Tentateur lui-même, et ne l’abandonne point quand il se révèle tout entier à sa victime. Il était indispensable cependant de donner à cette conception flottante une armature de vigueur et de passion contenues. L’esprit se noie dans l’adorable monotonie de ces vers, charmants sans doute, mais d’un charme un peu fade. Ici l’extrême bienveillance et l’exquise politesse de l’homme ont nui au poète. Moïse est de beaucoup supérieur à Éloa.

On retrouve dans le Déluge la plupart des nobles qualités de ce premier poème et quelques-unes des faiblesses du second. Il ne faut pas relire Caïn et Ciel et Terre après les mystères bibliques d’Alfred de Vigny. La profondeur, l’éloquence, la passion, des élans lyriques d’une beauté suprême éclatent à chaque page du poète anglais, tandis qu’une incurable élégance énerve bien souvent les créations du poète français ; car il est visible que la timidité de l’expression ne rend pas, très fréquemment, la virilité de la pensée. On sent que l’artiste n’est point le maître despotique de son instrument. C’est la même main cependant qui avait écrit la Dryade et Symétha, deux idylles qui, par la facture savante du vers et par la composition générale, se rapprochent beaucoup des études antiques de Chénier, mais dont le sentiment est tout moderne, comme d’habitude. La Dryade, quoi qu’en dise l’auteur, ne rappelle en aucune façon Théocrite. En fait de tendresse et de mélancolie, le poète syracusain ne saurait lutter contre Alfred de Vigny ; il est rude et passionné ; ses paysages sont des études de nature vigoureuses et vraies, et quand il touche aux choses épiques, c’est avec une force et une hauteur peu communes. L’auteur de la Dryade et de Symétha, dont il faut reconnaître tout d’abord l’habileté rhythmique, serait plutôt un Florian sublime qui atteint presque Chénier et procède de Virgile, mais non de Théocrite.

Des trois livres qui composent ce premier recueil, le Livre mystique est le plus remarquable, sans contredit. Je me refuse absolument à comprendre le titre général donné aux cinq morceaux qui suivent. L’Antiquité homérique n’a rien de commun avec la Dryade, Symétha, la Somnambule et le Bain d’une Dame romaine. En admettant que le sentiment humain, c’est-à-dire moderne, doive prédominer sans cesse, à quoi bon se mettre sous l’invocation d’Homère, ici plutôt qu’ailleurs ? Je l’ignore et renonce à le deviner jamais. C’est un pur caprice sans raison d’être. Alfred de Vigny, semblable en ceci au plus grand nombre des poètes contemporains, n’avait aucun sens intuitif du caractère particulier des diverses antiquités. Il ne lui était pas donné de dégager nettement l’artiste de l’homme, et de se pénétrer à son gré des sentiments et des passions propres aux époques et aux races disparues. Si poète veut dire créateur, celui-là seul est un vrai poète qui donne à ses créations la diversité multiple de la vie, et devient, selon qu’il le veut, une Force impersonnelle. Shakspeare était ainsi. Qu’on veuille bien ne pas se hâter de conclure de ce qui précède que je nie l’arc individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme.

L’auteur d’Éloa, après de longues années de silence, nous a laissé le recueil posthume des Destinées. Ces dernières compositions révèlent, dans leur ensemble, un affaiblissement notable, une décoloration marquée de ce beau talent, si pur et si élevé ; mais on y rencontre deux poèmes superbes, les plus saisissants qui soient tombés d’une âme noble et généreuse, secrètement blessée de l’inévitable impopularité qui s’attache, en France, à toute aristocratie intellectuelle. La Mort du Loup est un cri de douleur autrement fier et viril que les lamentations élégiaques acclamées par la foule contemporaine, et la Colère de Samson est une pièce sans égale dans l’œuvre du poète. C’est très beau et très complet. De tels vers rendent plus vifs, par l’admiration qu’ils inspirent, les regrets dont nous saluons la mémoire respectée d’Alfred de Vigny. Ceux de ses jeunes confrères qui ont eu l’honneur de le connaître n’oublieront jamais ni sa bienveillance charmante et inépuisable, ni son amour sans bornes de la Poésie, cette vertu d’heure en heure plus dédaignée.

Il faut, enfin, estimer pleine et heureuse la destinée d’un homme riche de facultés exquises, qui a vécu dans une retraite studieuse et volontaire, absorbé par la contemplation des choses impérissables, et qui s’est endormi fidèle à la religion du Beau. Son nom et son œuvre n’auront point de retentissement vulgaire, mais ils survivront parmi cette élite future d’esprits fraternels qui auraient aimé l’homme et qui consacreront la gloire sans tache de l’artiste.

V. Auguste Barbier

On stigmatise volontiers la théorie de l’art pour l’art, dans cette heureuse époque de l’industrie littéraire en pleine culture, de succès bouffons, de prédications utilitaires et de recettes destinées à l’amélioration des espèces bovine, ovine, chevaline et humaine. Il faut espérer que les derniers poètes seront bientôt morts et qu’il leur sera épargné du moins d’assister au triomphe définitif des cuistres de la rime et de la prose qui, d’ailleurs, usurpent impudemment le titre de moralistes, à défaut de tout autre, sans doute.

Le vrai moraliste applique à l’étude des mœurs, dans leur noblesse et dans leur dépravation, des facultés diversement compréhensives, fines, énergiques, profondes. Son œuvre est un miroir dont la netteté fait le prix. Que chacun s’y regarde et s’y reconnaisse, pour peu qu’il y tienne. Mais le moraliste ne corrige point les mœurs, et, par suite, il ne prêche point, parce qu’il n’appartient à qui que ce soit d’enseigner l’héroïsme aux lâches et la générosité aux âmes viles, non plus que l’esprit aux niais et le génie aux imbéciles. Il serait aussi facile aux chimpanzés de donner des leçons de zend et de sanscrit à leurs petits, « Maître de l’éducation, maître du genre humain », a dit Leibnitz. Rien de plus communément accepté, rien de plus faux. Les hommes ne se pétrissent pas entre eux comme des morceaux de terre glaise.

Le poète satirique est un moraliste par excellence, pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau des excitateurs à la vertu par l’appât des mauvaises rimes, lesquelles manquent rarement leur effet fascinateur sur les natures vicieuses. Dès qu’il cède à cette tentation déplorable et qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui, sans profit pour personne ; car il n’existe d’enseignement efficace que dans l’art qui n’a d’autre but que lui-même. Hors la création du beau, point de salut. Les impuissants seuls professent au lieu de créer. Ils ignorent, ou feignent d’ignorer que la beauté d’un vers est indépendante du sentiment moral ou immoral, selon le monde, que ce vers exprime, et qu’elle exige des qualités spéciales, extra-humaines en quelque sorte.

Mettre en relief et en lumière, avec vigueur, justesse et précision, les vices et les ridicules individuels ou sociaux, voilà l’unique mission du satirique. Du reste, qu’il use en pleine et absolue liberté de toutes ses ressources ; qu’il soit, à son gré, grave, éloquent, bouffon, brutal, spirituel, passionné : l’espace sans frontières de la poésie est à lui. S’il se garde d’attacher son nom aux faits étroitement contemporains et de le laisser clouer, en guise d’écriteau, sur un événement quelconque, souvent insignifiant et même ridicule à certains égards, tel que la révolution de 1830, par exemple ; s’il possède les vertus propres à la poésie, c’est-à-dire la puissance de généraliser, l’emportement lyrique et la certitude de la langue ; si le vers est de trempe solide, habile, voulu, non sermonneur et vierge de plates maximes à l’usage du troupeau banal, tout est bien. On ne peut assez louer l’indignation qui fait des vers irréprochables ; sinon, non. L’enfer catholique est, dit-on, pavé de bonnes intentions ; la géhenne des poètes aussi.

Il est entendu que ceci s’adresse infiniment moins à Auguste Barbier, que nul n’admire plus que moi, là où il est admirable, qu’aux juges ordinaires, et peu informés, de la poésie contemporaine.

Entre toutes les passions qui sont autant de foyers intérieurs d’où jaillit la satire, la passion politique est une des plus âpres et des plus fécondes. Haine de la tyrannie, amour de la liberté, goût de la lutte, ambition de la victoire ou du martyre, tout s’y donne rendez-vous et s’y rencontre. Les forces de l’âme s’y retrempent et l’ardeur du combat s’y ravive. Je ne pense pas que ceci soit contestable. Cependant, l’auteur des Iambes n’a jamais témoigné, que je sache, de convictions politiques accusées. Cette source lui fait donc défaut, et l’estampille démocratique dont on l’affuble lui va fort mal, malgré la Liberté de la Curée, cette forte femme qui ne prend ses amours que dans la populace. On pourrait même affirmer, d’après certain passage du très vieil anathème de l’Idole, que les monarchies débonnaires satisfont complètement son idéal. Je n’en blâme l’homme en aucune façon, mais le satirique en souffre. Avec le goût honnête et louable de l’ordre dans la liberté, il n’a forcément ni colère, ni fanatisme, ni amertume profonde. Ce don terrible de la raillerie ne lui a point été accordé. Juvénal était moins raisonnable.

Il n’est donc pas impossible de démêler, dans l’œuvre générale du poète, sous la violence et la crudité des termes, un esprit timide et un caractère indécis. Les Odelettes et les Sylves indiquent peut-être moins une décadence qu’un retour au vrai tempérament de l’auteur. Au fond, et en réalité, c’est un homme de concorde et de paix, revêtu de la Peau de Némée. Il est vrai que les poils du lion l’enveloppent souvent de telle sorte qu’on s’y trompe. Mais l’iniquité serait grande de juger Auguste Barbier sur ses dernières poésies. Certes, les Iambes et surtout Il Pianto renferment d’admirables choses. Il y a là une éruption de jeunesse pleine parfois d’énergie et d’éclat, bien que de trop fréquentes défaillances en rompent le jet vigoureux. Que de vers superbes, spacieux, animés d’un mâle sentiment de nature et se ruant à l’assaut des hautes périodes ! Mais aussi que de vers asthmatiques, blêmes, épuisés, n’en pouvant plus !

On a particulièrement loué Barbier, et c’était inévitable, de cette spontanéité inconstante et de ce détachement naïf de toute préoccupation d’art qui caractérisent, prétend-on, les poètes sincères. Point de système, point de métier, une pure éloquence naturelle ; des rimes imparfaites, des négligences, des incorrections, rien du versificateur. Je doute que l’auteur de ce vers magnifique sur Gœthe :

Artiste au front paisible avec des mains en feu,

soit très flatté de ces louanges ineptes. Mais ici, comme toujours, la critique courante parle de ce qu’elle ignore. La haine, l’envie et l’outrecuidance perturbent ce qui lui reste d’entendement. Si le poète est avant tout une nature riche de dons extraordinaires, il est aussi une volonté intelligente qui doit exercer une domination absolue et constante sur l’expression des idées et des sentiments, ne rien laisser au hasard et se posséder soi-même dans la mesure de ses forces. C’est à ce prix qu’on sauvegarde la dignité de l’art et la sienne propre. Quant à ceux qui s’enorgueillissent de n’être que de simples machines à vers, et dont l’ambition consiste à devenir quelque trompette publique, pendue à l’angle des rues, et dans laquelle soufflent le vent et la multitude, je les abandonne de grand cœur aux applaudissements de la critique. Auguste Barbier n’a rien de commun, assurément, avec cette lie des poètes. Ce n’est point un quêteur de réclames et de popularité.

Nul, j’en suis convaincu, n’est plus religieusement épris du beau et de la perfection ; nul n’y tend avec plus de sincérité. Mais on ne réalise pas toujours ses meilleures espérances. L’auteur d’Il Pianto blâmerait tout le premier, dans son œuvre, s’il les y découvrait, ces vers incorrects et incolores, ces rimes impossibles, ces maladresses d’exécution dont on lui fait un si étrange mérite, et qui, par malheur, abondent plus que jamais dans les poésies récemment publiées. Je n’en veux pour preuve que la sûreté de son goût critique en tout ce qui ne le concerne pas. Il sait qu’une œuvre d’art complète n’est jamais le produit d’une inspiration irréfléchie, et que tout vrai poète est doublé d’un ouvrier irréprochable, en ce sens du moins qu’il travaille de son mieux. Ses plus beaux poèmes ne sont donc pas involontaires. L’unique cause des chutes fréquentes de ce très remarquable talent, et qui n’en reste pas moins hors ligne, réside tout entière dans la préoccupation inféconde, générale, toujours aisément satisfaite, de l’enseignement moral. C’est la plaie secrète qui énerve et qui ronge les natures les plus mâles.

Auguste Barbier n’est donc pas un satirique complet et sans alliage. Sa modération native souffre des excès apparents de ses premières poésies. Il n’était pas homme à faire siffler longtemps, sur l’épaule des pervers et des sots, le fouet sanglant des Érinnyes ; il n’a ni le souffle haletant ni la fureur de l’âpre et fougueux poète des Tragiques, qu’il rappelle parfois ; mais il possède, à l’égal souvent de ses plus illustres confrères de la Renaissance moderne, le regard qui saisit du premier coup les magnificences naturelles et s’en pénètre. Les paysages empruntés de l’Italie en reproduisent avec ampleur les nobles horizons et la chaude lumière. Il voit les choses par les masses plus que par les détails, et il les voit bien, ce qui est un rare mérite. Malgré le parti pris exclusif qui assigne aux Iambes le premier rang parmi ses compositions, Il Pianto restera certainement son vrai titre de gloire. C’est là que le poète a renfermé les meilleurs vers qu’il ait dus à son amour sincère et désintéressé du Beau.

VI. Charles Baudelaire4.
Les Fleurs du Mal, 2e édition, Paris, Poulet-Malassis

Il y a un nombre prodigieux de natures perverses et imbéciles en ce monde. C’est une vérité lumineuse que nul n’a jamais niée, je présume, sauf les honorables personnes qui sont intéressées à n’en rien croire. Mais les prescriptions hygiéniques et thérapeutiques à l’usage de cette multitude malade sont du ressort de l’enseignement religieux. L’art n’a pas mission de changer en or fin le plomb vil des âmes inférieures, de même que toutes les vertus imaginables sont impuissantes à mettre en relief le côté pittoresque, idéal et réel, mystérieux et saisissant des choses extérieures, de la grandeur et de la misère humaines. L’art est donc l’unique révélateur du beau, et il le révèle uniquement. Par suite, le royaume du beau n’ayant d’autres limites que celles qui lui sont assignées par l’étendue même de la vision poétique, que celle-ci pénètre dans les sereines régions du bien ou descende dans les abîmes du mal, elle est toujours vraie et légitime, exprimant pour tous ce que chacun n’est apte à connaître que par elle, et ne montrant rien à qui ne sait point voir. Aussi est-ce une démence inexprimable que de vouloir obstinément transformer les libres créations du génie individuel en une plate série de lieux communs, de maximes, de sentences, de préceptes, ou pis encore, de descriptions enthousiastes de mécaniques. Cette ardeur indécente et ridicule de prosélytisme moral, propre aux vertueuses générations parmi lesquelles la nôtre tient assurément la première place, non moins que cette étrange manie d’affubler de mauvaises rimes les découvertes industrielles modernes, sont des signes flagrants que le sens du beau, si profondément altéré déjà, tend à disparaître absolument.

Au milieu de l’affreuse confusion où les esprits s’agitent et se heurtent en face de l’indifférence publique, on distingue encore un groupe restreint de poètes fort paisibles qui poursuivent leur route, contre vent et marée, parfaitement sourds aux imprécations des uns et peu surpris du silence ahuri de la foule. Ce sont de vrais artistes, sans vanité misérable et sans rancunes puériles, convaincus et patients, patients à rompre le mutisme des imbéciles et à exténuer les poumons robustes des insulteurs. Un des mieux doués, également remarquable par l’originalité de ses conceptions et par la langue précise, neuve et brillante qu’il s’est faite, bien connu de ceux dont l’estime sérieuse ne fait jamais défaut aux fermes défenseurs de la vérité littéraire, M. Charles Baudelaire possède une personnalité nette et arrêtée qu’il affirme et qu’il prouve.

Doué d’un esprit très lucide, d’un tact très fin et d’une rare compréhensivité intellectuelle, l’auteur des Fleurs du Mal, des Paradis artificiels et de la traduction des œuvres d’Edgard Poe, a blessé violemment, tout d’abord, le sentiment public, non seulement dans celles de ses poésies qui touchaient à l’excès, mais aussi dans ses conceptions les plus réfléchies et revêtues des meilleures formes. Rien que de fort simple dans les deux cas. Nous sommes une nation routinière et prude, ennemie née de l’art et de la poésie, déiste, grivoise et moraliste, fort ignare et vaniteuse au suprême degré. Ce fait est malheureusement incontesté. À la vue de ce poète sinistre — le moins offensif et le plus poli des hommes, d’ailleurs — qui venait à nous, tel qu’un guerrier chinois, avec des tigres et des dragons écarlates peints sur le ventre, nous nous sommes irrités, non de l’ironie amère et méritée, mais du dessein que nous lui prêtions de nous épouvanter. La horde cruelle et inexorable des élégiaques échappés de la barque d’Elvire et les austères conservateurs de la pudeur critique ont poussé le même cri de détresse et d’horreur. Si l’irritation est une preuve d’action, M. Baudelaire, avouons-le, a pleinement atteint son but. La seconde raison de l’hostilité qu’il a soulevée autour de lui est non moins facile à donner : c’est un artiste fort original et fort habile, et ceci, au besoin, eût suffi, car nous n’aimons pas les habiles. Nous nous sommes fait, grâce à notre extrême paresse d’esprit qui n’a d’égale que notre inaptitude spéciale à comprendre le beau, un type immuable de versification en tout genre, quelque chose de fluide et de fade, d’une harmonie flasque et banale. Dès qu’un vers bien construit, bien rhythmé, d’une riche sonorité, viril, net et solide, nous frappe l’oreille, il est jugé et condamné, en vertu de ce principe miraculeux que nul ne possède toutes les puissances de l’expression poétique qu’au préjudice des idées, et qu’il ne faut pas sacrifier le fond à la forme. Nous ignorons, il est vrai, que les idées, en étymologie exacte et en strict bon sens, ne peuvent être que des formes et que les formes sont l’unique manifestation de la pensée ; mais une fois plongé dans l’abîme de l’absurde, s’il est aisé de s’y enfoncer toujours plus avant, à l’infini, il est à peu près impossible de remonter. Les poètes dignes de ce titre, ceux que nous aimons, se gardent bien d’être d’habiles artistes. Ils y parviendraient sans peine et sur l’heure, disent-ils, mais leur ambition est d’un ordre infiniment plus élevé. Ils puisent leur génie dans leur cœur, et s’ils daignent sacrifier au rhythme et à la rime, ils ne dissimulent point le mépris que ces petites nécessités leur inspirent, en composant, d’inspiration, des vers d’autant plus sublimes qu’ils sont plus mauvais. Nous les lisons peu cependant, car ce sont dessers, bien que mal faits, payant ainsi d’ingratitude ces chastes poètes qui consacrent à ce labeur infécond plus de veilles et d’huile qu’ils ne l’avouent. M. Charles Baudelaire n’est pas de cette force, assurément. Il tend sans cesse à la perfection tant dédaignée par l’élire poétique dont je viens de parler, et il y atteint le plus souvent.

Les Fleurs du Mal ne sont donc point une œuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’œil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants extatiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et la joie idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs. L’œuvre entière offre un aspect étrange et puissant, conception neuve, une dans sa riche et sombre diversité, marquée du sceau énergique d’une longue méditation.

En dernier lieu, si l’on constate que l’auteur de ces poésies originales transporte aisément dans sa prose, avec une nouvelle intensité de finesse et de clairvoyance, la plupart des qualités qu’il déploie dans le maniement de la langue poétique, on reconnaîtra que beaucoup de choses excessives devront lui être pardonnées, parce qu’il aura exclusivement aimé le beau, tel qu’il le conçoit et l’exprime en maître.

Discours sur Victor Hugo,
prononcé à l’Académie Française le 31 mars 1887

Messieurs,

En m’appelant à succéder parmi vous au Poète immortel dont le génie doit illustrer à jamais la France et le dix-neuvième siècle, vous m’avez fait un honneur aussi grand qu’il était inattendu. Cependant, au sentiment de vive gratitude que j’éprouve se mêle une appréhension légitime en face de la tâche redoutable que vos bienveillants suffrages m’ont imposée. Il me faut vous parler d’un homme, unique entre tous, qui, pendant soixante années, a ébloui, irrité, enthousiasmé, passionné les intelligences, dont l’œuvre immense, de jour en jour plus abondante et plus éclatante, n’a d’égale, en ce qui la caractérise, dans aucune littérature ancienne ou moderne, et qui a rendu à la poésie française, avec plus de richesse, de vigueur et de certitude, les vertus lyriques dont elle était destituée depuis deux siècles. Ma profonde admiration suppléera, je l’espère, à la faiblesse de mes paroles.

Messieurs, l’avènement d’un homme de génie, d’un grand poète surtout, n’est jamais un fait spontané sans rapports avec le travail intellectuel antérieur ; et s’il arrive parfois que la Poésie, cette révélation du Beau dans la nature et dans les conceptions humaines, se manifeste plus soudaine, plus haute et plus magnifique chez quelques hommes très rares et d’autant vénérables, une communion latente n’en relie pas moins, à travers les âges, les esprits en apparence les plus divers, tout en respectant le caractère original de chacun d’eux. Si la nature obéit aux lois inviolables qui la régissent, l’intelligence a aussi les siennes qui l’ordonnent et la dirigent. L’histoire de la Poésie répond à celle des phases sociales, des événements politiques et des idées religieuses ; elle en exprime le fonds mystérieux et la vie supérieure ; elle est, à vrai dire, l’histoire sacrée de la pensée humaine dans son épanouissement de lumière et d’harmonie.

Aux époques lointaines où les rêves, les terreurs, les passions vigoureuses des races jeunes et naïves jaillissent confusément en légendes pleines d’amour et de haine, d’exaltation mystique ou héroïque, en récits terribles ou charmants, joyeux comme l’éclat de rire de l’enfance ou sombres comme une colère de barbare, et flottant, sans formes précises encore, de génération en génération, d’âme en âme et de bouche en bouche ; dans ces temps de floraison merveilleuse, des hommes symboliques sont créés par l’imagination de tout un peuple, vastes esprits où les germes épars du génie commun se réunissent et se condensent en théogonies et en épopées. L’humanité les tient pour les révélateurs antiques du Beau et immortalise les noms d’Homère et de Valmiki. Et l’humanité a raison, car tous les éléments de la Poésie universelle sont contenus dans ces poèmes sublimes qui ne seront jamais oubliés.

Les grands hommes de race homérique, Eschyle, Sophocle, Euripide, inaugurent bientôt, à l’éternel honneur de la Hellas, le règne des génies individuels ; Aristophane écrit ses comédies où la satire politique, sociale et littéraire, l’esprit le plus aigu, le plus souple, le plus original et souvent le plus cynique, s’illuminent de chœurs étincelants ; les purs lyriques abondent, et l’inspiration hellénique devient l’éducatrice du monde intellectuel latin. Puis, les races vivent, luttent, vieillissent ; les langues se modifient, se corrompent, se désagrègent ; d’autres idiomes naissent d’elles, informes encore, et finissent par se constituer lentement.

Après les noires années du moyen âge, années d’abominable barbarie, qui avaient amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’antiquité, avilissant les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des mœurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux, notre pléiade française, au seizième siècle de l’ère moderne, tente avec éclat un renouvellement des formes poétiques. Elle s’inquiète des chefs-d’œuvre anciens, les étudie et les imite ; elle invente des rythmes charmants ; mais sa langue n’est pas faite, le temps d’accomplir sa tâche lui manque, et il arrive que les esprits, avides d’une discipline commune, s’imposent bientôt d’étroites règles, souvent arbitraires, qu’ils tiennent à honneur de ne plus enfreindre. L’époque organique de notre littérature s’ouvre alors, très remarquable assurément par l’ordre et la clarté, mais réfractaire en beaucoup de points à l’indépendance légitime de l’intelligence comme aux formes nouvelles qui sont l’expression nécessaire des conceptions originales. Il semble que tout a été pensé et dit, et qu’il ne reste aux poètes futurs qu’à répéter incessamment le même ensemble d’idées et de sentiments dans une langue de plus en plus affaiblie, banale et décolorée. Enfin, messieurs, à cette léthargie lyrique de deux siècles succède un retour irrésistible vers les sources de toute vraie poésie, vers le sentiment de la nature oubliée, dédaignée ou incomprise, vers la parfaite concordance de l’expression et de la pensée qui n’est elle-même qu’une parole intérieure, et la renaissance intellectuelle éclate et rend la vie à l’art suprême. C’est pourquoi la rénovation enthousiaste, dont Victor Hugo a été, sinon le seul initiateur, du moins le plus puissant et le plus fécond, était inévitable et dû à bien des causes diverses.

En effet, les grands écrivains du dix-huitième siècle avaient déjà répandu en Europe notre langue et leurs idées émancipatrices ; ils nous avaient révélé le génie des peuples voisins, bien qu’ils n’en eussent compris entièrement ni toute la beauté, ni toute la profondeur ; ils avaient surtout préparé et amené ce soulèvement magnifique des âmes, ce combat héroïque et terrible de l’esprit de justice et de liberté contre le vieux despotisme et le vieux fanatisme ; ils avaient précipité l’heure de la Révolution française dont un célèbre philosophe étranger a dit, dans un noble sentiment de solidarité humaine : « Ce fut une glorieuse aurore ! Tous les êtres pensants prirent part à la fête. Une émotion sublime s’empara de toutes les consciences, et l’enthousiasme fit vibrer le monde, comme si l’on eût vu pour la première fois la réconciliation du ciel et de la terre ! »

Victor Hugo naissait, messieurs, au moment où notre pays, qui venait de proclamer l’affranchissement du monde, s’abandonnait, dans sa lassitude, à l’homme extraordinaire et néfaste couché aujourd’hui sous le dôme des Invalides, et qui allait répandre à son tour, qu’il le voulût ou non, les idées révolutionnaires à travers l’Europe doublement conquise. Le Poète, de qui l’âme contenait virtuellement tant de symphonies multiples et toujours superbes, grandit au bruit retentissant des batailles épiques et des victoires dont le souvenir l’a hanté toute sa vie, en lui inspirant d’admirables vers ; tandis que le réveil des idées religieuses, sous la forme d’une résurrection pittoresque du catholicisme, d’une part, et, d’autre part, d’une poésie plutôt sentimentale que dogmatique, suscitait en lui l’admiration des merveilles architecturales du moyen âge et le goût inconscient de la Monarchie restaurée.

À vingt ans, Victor Hugo se crut donc royaliste et catholique ; mais la nature même de son génie ne devait point tarder à dissiper ces illusions de sa jeunesse. L’ardent défenseur des aspirations modernes, l’évocateur de la République universelle couvait déjà dans l’enfant qui anathématisait à la fois, en 1822, la Révolution et l’Empire, et chantait la race royale revenue derrière l’étranger victorieux. Destiné qu’il était à incarner en quelque sorte la conscience agitée de son siècle, à être comme le symbole vivant, comme le clairon d’or des idées ondoyantes, des espérances, des passions, des transformations successives de l’esprit contemporain, il devait, avec la même sincérité et la même ardeur, développer ses merveilleux dons lyriques, de ses premières odes à ses derniers poèmes, par une ascension toujours plus haute et plus éclatante. Il devait moins changer, comme on le lui a reproché tant de fois, qu’il ne devait grandir sans cesse, dans l’ampleur de sa puissante imagination et dans la certitude d’un art sans défaillance.

Quelles que soient, d’ailleurs, les causes, les raisons, les influences qui ont modifié sa pensée, bien qu’il se soit mêlé ardemment aux luttes politiques et aux revendications sociales, Victor Hugo est, avant tout, et surtout, un grand et sublime poète, c’est-à-dire un irréprochable artiste, car les deux termes sont nécessairement identiques. Il a su transmuter la substance de tout en substance poétique, ce qui est la condition expresse et première de l’art, l’unique moyen d’échapper au didactisme rimé, cette négation absolue de toute poésie ; il a forgé, soixante années durant, des vers d’or sur une enclume d’airain ; sa vie entière a été un chant multiple et sonore où toutes les passions, toutes les tendresses, toutes les sensations, toutes les colères généreuses qui ont agité, ému, traversé l’âme humaine dans le cours de ce siècle, ont trouvé une expression souveraine. Il est de la race, désormais éteinte sans doute, des génies universels, de ceux qui n’ont point de mesure, parce qu’ils voient tout plus grand que nature ; de ceux qui, se dégageant de haute lutte et par bonds des entraves communes, embrassent de jour en jour une plus large sphère par le débordement de leurs qualités natives et de leurs défauts non moins extraordinaires ; de ceux qui cessent parfois d’être aisément compréhensibles, parce que l’envolée de leur imagination les emporte jusqu’à l’inconnaissable, et qu’ils sont possédés par elle plus qu’ils ne la possèdent et ne la dirigent ; parce que leur âme contient une part de toutes les âmes ; parce que les choses, enfin, n’existent et ne valent que par le cerveau qui les conçoit et par les yeux qui les contemplent.

Soumis encore aux formules pseudo-classiques dans ses premiers essais datés de 1822, Victor Hugo transforma complètement sa langue, son style et la facture de son vers dans ses secondes odes et surtout dans les Orientales. Sans doute, c’était là l’Orient tel qu’il pouvait être conçu à cette époque, et moins l’Orient lui-même que l’Espagne ou la Grèce luttant héroïquement pour son indépendance ; mais ces beaux vers, si nouveaux et si éclatants, furent pour toute une génération prochaine une révélation de la vraie Poésie. Je ne puis me rappeler, pour ma part, sans un profond sentiment de reconnaissance, l’impression soudaine que je ressentis, tout jeune encore, quand ce livre me fut donné autrefois sur les montagnes de mon île natale, quand j’eus cette vision d’un monde plein de lumière, quand j’admirai cette richesse d’images si neuves et si hardies, ce mouvement lyrique irrésistible, cette langue précise et sonore. Ce fut comme une immense et brusque clarté illuminant la mer, les montagnes, les bois, la nature de mon pays dont, jusqu’alors, je n’avais entrevu la beauté et le charme étrange que dans les sensations confuses et inconscientes de l’enfance.

Cependant, messieurs, l’impression produite sur l’imagination vierge d’un jeune sauvage vivant au milieu des splendeurs de la poésie naturelle ne pouvait être unanimement ressentie à une époque et dans un pays où les vieilles traditions d’une rhétorique épuisée dominaient encore. La préface de Cromwell, ce manifeste célèbre de l’École romantique, avait excité déjà de violentes hostilités que les Orientales ne désarmèrent pas ; car nul poète n’a été plus attaqué, plus insulté, plus nié que Victor Hugo. Il est vrai que ces diatribes et ces négations ne l’ont jamais fait dévier ni reculer d’un pas. C’était un esprit entier et résolu, de ceux, très rares, qui se font une destinée conforme à leur volonté, et que les objections étonnent ou laissent indifférents, impuissantes qu’elles sont à rien enseigner et à rien modifier. Aussi, l’applaudissement qui salua l’apparition des Feuilles d’Automne s’explique-t-il, moins par la beauté de l’œuvre que par le caractère intime, familial, élégiaque, d’une poésie aisément accessible au public et à la critique. De leur côté, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres furent accueillis tour à tour avec un mélange d’éloges chaleureux décernés, comme d’habitude, aux parties sentimentales de ces beaux livres, et de reproches adressés à celles où l’émotion intellectuelle l’emportait sur l’impression cordiale. Rien de plus inévitable ; car, si nous admettons volontiers en France, pour articles de foi, et sans trop nous inquiéter de ce qu’ils signifient, certains apophtegmes, décisifs en raison même de leur banalité, tels que : la poésie est un cri du cœur, le génie réside tout entier dans le cœur ; nous oublions plus volontiers encore que l’usage professionnel et immodéré des larmes offense la pudeur des sentiments les plus sacrés. Mais Victor Hugo est un génie mâle qui n’a jamais sacrifié la dignité de l’art à la sensiblerie du vulgaire. L’émotion qu’il nous donne pénètre l’âme et ne l’énerve pas. Pour mieux nous en convaincre, les Châtiments, les Contemplations, la Légende des Siècles nous vinrent du fond de l’exil.

Les Châtiments, messieurs, sont et resteront une œuvre extraordinaire où la colère, l’attendrissement, l’indignation, l’élégie et l’épopée se déroulent avec une éloquence inouïe ; où l’accumulation incessamment variée des images, le luxe des formules, donnent à l’invective une force multipliée et au poème de l’Expiation, en particulier, un souffle terrible. Ni les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, ni les Iambes de Chénier et de Barbier n’ont atteint une telle énergie. Le livre des Contemplations, d’autre part, grave, spirituel, philosophique, rêveur, d’une inspiration complexe, mêle les voix sans nombre de la nature aux douleurs et aux joies humaines ; car, si Victor Hugo sait faire vibrer toutes les cordes de l’âme, il sait, par surcroît, voir et entendre, ce qui est plus rare qu’on ne pense. Aussi, le grand Poète saisit-il d’un œil infaillible le détail infini et l’ensemble des formes, des jeux d’ombre et de lumière. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des sons particuliers dans le chœur général. Ces perceptions diverses, qui affluent incessamment en lui, s’animent et jaillissent en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, et qui constatent la communion profonde de l’homme et de la nature.

Les sentiments tendres, les délicatesses, même subtiles, acquièrent, en passant par une âme forte, leur expression définitive ; et c’est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Ai-je besoin, messieurs, de rappeler les preuves sans nombre que Victor Hugo, nous a données de cette richesse particulière de son génie ? Le vers plein de force et d’éclat du plus grand des Lyriques s’empreint, quand il le veut, d’une grâce et d’un charme irrésistibles. Non seulement il vivifie ce qu’il conçoit, ce qu’il voit, ce qu’il entend, mais il excelle à rendre saisissant ce qui est obscur dans l’âme et vague dans la nature. L’herbe, l’arbre, la source, le vent, la mer, chantent, parlent, souffrent, pleurent et rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé.

La Légende des Siècles parut et consacra pour toujours, à l’applaudissement unanime et enthousiaste, le génie et la gloire incontestée du grand Poète. Ce sont, en effet, d’admirables vers, d’une solidité et d’une puissance sans égales, d’une langue à la fois éblouissante et correcte, comme tout ce qu’a écrit Victor Hugo qui est aussi un grammairien infaillible. Il n’appartenait qu’à lui d’entreprendre une telle œuvre, de vouloir, comme il le dit, « exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement vers la lumière ». Certes, c’était là une entreprise digne de son génie, quelque colossale qu’elle fût. Pour qu’un seul homme, toutefois, pût réaliser complètement un dessein aussi formidable, il fallait qu’il se fût assimilé tout d’abord l’histoire, la religion, la philosophie de chacune des races et des civilisations disparues ; qu’il se fit tour à tour, par un miracle d’intuition, une sorte de contemporain de chaque époque et qu’il y revécût exclusivement, au lieu d’y choisir des thèmes propres au développement des idées et des aspirations du temps où il vit en réalité.

Bien qu’aucun siècle n’ait été à l’égal du nôtre celui de la science universelle, bien que l’histoire, les langues, les mœurs, les théogonies des peuples anciens nous soient révélées d’année en année par tant de savants illustres ; que les faits et les idées, la vie intime et la vie extérieure, que tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser des hommes disparus appelle l’attention des intelligences élevées, nos grands poètes ont rarement tenté de rendre intellectuellement la vie au Passé. Ainsi, quand un très noble esprit, un profond penseur, un précurseur de notre Renaissance littéraire, Alfred de Vigny, conçut et écrivit le beau poème de Moïse, il ne fit point du libérateur d’Israël le vrai personnage légendaire qui nous apparaît aujourd’hui, le chef théocratique de six cent mille nomades idolâtres et féroces errant affamés dans le désert, le Prophète inexorable qui fait égorger en un jour vingt-quatre mille hommes par la tribu de Lévi. Le poème de Moïse n’est qu’une étude de l’âme dans une situation donnée, n’appartient à aucune époque nettement définie et ne met en lumière aucun caractère individuel original. Mais, si la Légende des Siècles, bien supérieure comme conception et comme exécution, est plutôt, çà et là, l’écho superbe de sentiments modernes attribués aux hommes des époques passées qu’une résurrection historique ou légendaire, il faut reconnaître que la foi déiste et spiritualiste de Victor Hugo, son attachement exclusif à certaines traditions, lui interdisaient d’accorder Une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui, toutes, ont été vraies à leur heure, puisqu’elles étaient les formes idéales de ses rêves et de ses espérances. « L’homme, a dit un illustre écrivain, fait la sainteté de ce qu’il croit comme la beauté de ce qu’il aime. » Quoi qu’il en soit, la Légende des Siècles, cette série de magnifiques compositions épiques, restera la preuve éclatante d’une puissance verbale inouïe mise au service d’une imagination incomparable.

Les Chansons des rues et des bois, l’Année terrible, les deux dernières Légendes, l’Art d’être grand-père, le Pape, la Pitié suprême, Religion et religions, l’Âne, Torquemada, les Quatre Vents de l’Esprit se succédèrent à de courts intervalles. Il est assurément impossible, messieurs, d’analyser et de louer ici comme il conviendrait, ces œuvres multipliées où l’intarissable génie du Poète se déploie avec la même force démesurée. Torquemada, cependant, moins un drame scénique qu’un poème dialogué, offre une conception particulière qui, pour n’être pas d’une exacte théologie, n’en est que plus originale. Certes, en brûlant par milliers ses misérables victimes, le vrai Torquemada, le grand inquisiteur du quinzième siècle, ne pensait en aucune façon les mener à la béatitude céleste. Il tenait uniquement à les exterminer, en leur donnant sur la terre un avant-goût des flammes éternelles. Mais Victor Hugo a développé son étrange conception avec tant de verve, d’éloquence et de couleur, qu’il faut le remercier, au nom de la Poésie, d’avoir prêté cette charité terrible à cet insensé féroce qui puisait la haine de l’humanité dans l’imbécillité d’une foi monstrueuse.

Dès les brillantes années de sa jeunesse, et concurremment avec ses poèmes et ses romans qui sont aussi des poèmes, doué qu’il était déjà d’une activité intellectuelle que le temps devait accroître encore, Victor Hugo avait révélé dans ses drames une action et une langue théâtrales nouvelles. Quand ces vers d’or sonnèrent pour la première fois sur la scène, quand ces explosions d’héroïsme, de tendresse, de passion, éclatèrent soudainement, enthousiasmant les uns, irritant la critique peu accoutumée à de telles audaces, et soulevant même des haines personnelles, les esprits les plus avertis parmi les contradicteurs du jeune Maître saluèrent cependant, malgré beaucoup de réserves, cet avènement indiscutable de la haute poésie lyrique dans le drame, bien que de longues années dussent s’écouler encore avant le triomphe définitif.

En effet, messieurs, Hernani, Marion de Lorme, le Roi s’amuse, Ruy Blas, les Burgraves, ont suscité longtemps de singulières objections. L’éclat du style et l’éloquence lyrique des personnages semblaient aux adversaires du Poète l’unique mérite et à la fois le défaut fondamental de ces œuvres si pleines pourtant de situations dramatiques. Le reproche de sacrifier l’étude des caractères et la vérité historique aux fantaisies de l’imagination, est-il donc juste ? N’a-t-il pas été toujours permis aux poètes tragiques d’emprunter à l’histoire de larges cadres où leur inspiration personnelle pût se déployer librement ? La foule enthousiaste qui se presse aujourd’hui aux représentations de ces beaux drames n’est-elle ni émue ni charmée ? Et quant à leur substance même, ne consiste-t-elle pas, selon la remarque d’un éminent critique, dans le développement scénique de tous les nobles motifs qui déterminent l’action : l’honneur, l’héroïsme, le dévouement, la loyauté chevaleresque ? En outre, si Victor Hugo, ayant toujours voulu que son théâtre fût une tribune, une sorte de chaire d’où l’enseignement moral pût être donné au plus grand nombre, semblait méconnaître ainsi la nature essentielle de l’art qui est son propre but à lui-même, du moins n’a-t-il jamais oublié que si le juste et le vrai ont droit de cité en poésie, ils ne doivent y être perçus et sentis qu’à travers le beau.

Les Burgraves, dont l’insuccès fit prendre au grand Poète la résolution de renoncer pour toujours au théâtre, sont d’un tout autre ordre, et d’un ordre supérieur. Nous sommes ici en face d’une trilogie Eschylienne, d’une tragédie épique dont les principaux personnages sont plus grands que nature et se meuvent dans un monde titanique. Jamais Victor Hugo n’avait fait entendre sur la scène de plus majestueuses et de plus hautes paroles. Ce sont des vers spacieux et marmoréens, d’une facture souveraine, dignes d’exprimer les passions farouches de ces vieux chevaliers géants du Rhin. La grandeur et la beauté de cette légende tragique ne furent pas comprises. Une réaction passagère, insignifiante en elle-même et quant à ses résultats prochains, sévissait à cette époque et pervertissait le goût public. Toutes les pièces du Maître avaient été discutées, applaudies, combattues, mais elles devaient finir par triompher de toutes les résistances. Seuls, les Burgraves sont encore écartés de la scène, bien que l’auteur n’ait jamais fait preuve au théâtre de plus puissantes facultés créatives. D’autres raisons, d’une nature étrangère à l’art, peuvent, il est vrai, s’opposer légitimement à la reprise de cette tragédie légendaire dans laquelle le sublime poète de l’Orestie eût reconnu un génie de sa famille. « On ne surpassera pas Eschyle, a dit Victor Hugo, mais on peut l’égaler. » Et il l’a prouvé.

J’ai dit, messieurs, que ses romans étaient aussi des poèmes ; et, en effet, si la magie du vers leur manque, l’ampleur de la composition, la richesse d’une langue originale, énergique et brillante, la création des types plutôt que l’analyse des caractères individuels, leur donnent droit à ce titre. Il était, du reste, impossible que Victor Hugo cessât un moment d’être poète, l’eût-il voulu. Ne sont-ce pas deux épopées que Notre-Dame de Paris et les Misérables, l’une plus régulièrement composée, plus condensée ; l’autre, touffue, complexe, excessive, entrecoupée d’admirables épisodes ? Notre-Dame de Paris, injustement critiquée par Gœthe, restera une vivante reconstruction archéologique et historique, telle que Victor Hugo l’a conçue et voulue, et quelles que soient les différentes façons de concevoir et de reproduire, dans une invention romanesque, les mœurs, les caractères, la vie des hommes du quinzième siècle, au moment de leur histoire choisi par l’auteur. Peut-on oublier désormais tant de pages éclatantes, tant de scènes terribles ou touchantes, tant de figures à jamais vivantes, Claude Frollo, Quasimodo, la Sachette, Esmeralda, Louis XI, la fourmillante Cour des Miracles, l’assaut épique de la vieille cathédrale par les Truands ? Cette langue si neuve, si riche et si précise, ces figures, ces péripéties dramatiques, ces noms ne sortiront plus de notre mémoire ; la vision du Poète est devenu la nôtre.

L’autre épopée, les Misérables, fut écrite à une époque plus avancée de sa vie, durant les années de l’exil, années immortelles qui ont produit tant de chefs-d’œuvre, où sa pensée se dirigea plus spécialement vers la destinée faite aux déshérités et aux victimes de la civilisation ; où, du haut du rocher de Guernesey, illustre désormais, il répandit sur le monde, en paroles enflammées, ses protestations indignées, ses appels multipliés au droit, à la justice, à la liberté ; où il stigmatisa, dans le présent et dans l’avenir, tous les attentats, toutes les tyrannies, toutes les iniquités. Un immense succès accueillit ce livre puissant, sorte d’encyclopédie où les questions sociales, la psychologie, l’histoire, la politique, concourent au développement de la fable romanesque et s’y mêlent en l’interrompant par de fréquentes digressions et de formidables évocations. La bataille de Waterloo y revit dans son horreur sublime. Nous assistons à cet écroulement sinistre d’une multitude qui se rue, tourbillonne et se heurte avec une clameur désespérée contre les carrés de la Vieille Garde immobile au milieu de la flamme et de l’averse des balles et des boulets. Rien de plus foudroyant de beauté épique. Et que de scènes encore d’une réalité saisissante : une tempête sous un crâne, le couvent de Picpus ! Que de types originaux et vivants : l’évêque Myriel, Valjean, Javert, Gillenormand, Champmathieu et l’immortel Gavroche !

Traduit dans toutes les langues, répandu dans le monde entier, si plein, si complexe, tantôt haletant, tantôt calme et grave, œuvre de revendication sociale, de polémique ardente et de lyrisme, le livre des Misérables est assurément une des plus larges conceptions d’un grand esprit, si ce n’est une des plus pondérées. Mais, qui ne le sait ? Le génie de Victor Hugo brise invinciblement tous les moules, et ce serait en vérité une prétention quelque peu insensée que de vouloir endiguer cette lave et proportionner cette tempête.

Les Travailleurs de la Mer, l’Homme qui rit, Quatre-vingt-treize parurent successivement. Les mêmes beautés d’imagination, d’originalité et de style s’y retrouvent à chaque ligne. Qui ne se souvient de la caverne sous-marine où Gilliatt rencontre la pieuvre, de cette merveilleuse vision du grand Poète ? L’infinie richesse de la langue, le charme exquis, la délicatesse féerique des nuances et des sensations perçues font de ces pages un enchantement mystérieux et idéal. Et, dans l’Homme qui rit, que de tableaux étranges, effrayants, magnifiques : les convulsions du pendu secoué, tourmenté par le vent de la nuit lugubre, assailli par les corbeaux affamés qu’il épouvante de ses bonds furieux ; la tempête de neige, Gwynplaine errant dans le palais désert, et la scène admirable et monstrueuse du supplice dans la prison ! Quatre-vingt-treize, enfin, n’est-il pas un poème dont les héros sont des types du devoir accompli, du sacrifice sublime, des figures symboliques plutôt que des hommes, tant elles sont grandes ?

De telles œuvres, messieurs, toujours lues et toujours admirées, quelque permises que soient certaines réserves respectueuses, consolent, s’il est possible, de l’épidémie qui sévit de nos jours sur une portion de notre littérature et contamine les dernières années d’un siècle qui s’ouvrait avec tant d’éclat et proclamait si ardemment son amour du beau ; alors que d’illustres poètes, d’éloquents et profonds romanciers, de puissants auteurs dramatiques, auxquels je ne saurais oublier de rendre l’hommage qui leur est dû, secondaient l’activité glorieuse de Victor Hugo. Mais si le dédain de l’imagination et de l’idéal s’installe impudemment dans beaucoup d’esprits obstrués de théories grossières et malsaines, la sève intellectuelle n’est pas épuisée sans doute ; bien des œuvres contemporaines, hautes et fortes, le prouvent. Le public lettré ne tardera pas à rejeter avec mépris ce qu’il acclame aujourd’hui dans son aveugle engouement. Les épidémies de cette nature passent et le génie demeure.

Victor Hugo ne nous a pas seulement laissé le travail prodigieux offert de son vivant à notre admiration. Le déroulement des chefs-d’œuvre posthumes transforme cette admiration en une sorte d’effroi sacré, en face d’une telle puissance de création. On dirait qu’il veut nous donner la preuve de l’immortalité toujours féconde de son génie au-delà de ce monde, comme il aimait à l’affirmer d’après la conviction philosophique qu’il s’était faite. Car toute vraie et haute poésie contient en effet une philosophie, quelle qu’elle soit, aspiration, espérance, foi, certitude, ou renoncement réfléchi et définitif au sentiment de notre identité survivant à l’existence terrestre. Mais ce renoncement ne pouvait être admis par Victor Hugo qui, lui aussi, comme il a été dit du grand orateur de la Constituante, était si fortement en possession de la vie.

Sa philosophie, celle qui se retrouve au fond de tous ses poèmes, tient à la fois du panthéisme et du déisme. Dieu, pour lui, est tantôt l’Être infini, indéterminé, le monde intellectuel et le monde moral, la nature tout entière, la vie universelle avec ses maux et ses biens ; tantôt Dieu se distingue des êtres et des choses, affirme sa personnalité, veut, agit, détermine les pensées, les actes, amène les catastrophes physiques, relève les faibles et punit les oppresseurs en les incarnant de nouveau dans les formes les plus abjectes de l’animalité ou dans celles de la matière inerte. Or, Dieu, selon le Poète, étant toute justice et toute bonté, et les âmes qu’il crée n’étant déchues et corrompues que par l’ignorance de la vérité, ignorance où elles se complaisent ou qui leur est infligée, a voulu que toutes fussent appelées, si elles le désirent, à la réhabilitation définitive ; mais leur immortalité est conditionnelle, et beaucoup d’entre elles, sont condamnées à l’anéantissement total.

Telle est la foi de Victor Hugo. Il a été toute sa vie l’évocateur du rêve surnaturel et des visions apocalyptiques. Il est enivré du mystère éternel. Il dédaigne la science qui prétend expliquer les origines de la vie ; il ne lui accorde même pas le droit de le tenter, et il se rattache en ceci, plus qu’il ne se l’avoue à lui-même, aux dogmes arbitraires des religions révélées. Il croit puiser dans sa foi profonde en une puissance infinie, rémunératrice et clémente, la généreuse compassion qui l’anime pour les faibles, les déshérités, les misérables, les proscrits auxquels il offre si noblement un asile ; il lui doit, pense-t-il, de chanter en paroles sublimes la beauté, la grandeur et l’harmonie du monde visible, comme les splendeurs pacifiques de l’humanité future, et il ne veut pas reconnaître qu’il ne doit sa magnifique conception du beau qu’à son propre génie, comme ses élans de bonté et de vaste indulgence qu’à son propre cœur. Mais qu’importe ! Cette foi, faite d’éblouissements, a ouvert au grand Poète l’horizon illimité où son imagination plonge sans fin. Elle a été la génératrice et la raison de ses chefs-d’œuvre.

Que pourrais-je ajouter, messieurs ? Dans le cours de sa longue vie, traversée pourtant d’ardentes luttes littéraires et politiques et de grandes douleurs, et surtout dans sa vieillesse vénérable, apaisée et souriante, Victor Hugo a reçu la récompense due au plus éclatant génie lyrique qu’il ait été donné aux hommes d’applaudir. Le monde civilisé tout entier lui a rendu un hommage unanime. La profonde et lugubre pensée d’Alfred de Vigny : « La vie est un accident sombre entre deux sommeils infinis », si vraie qu’elle puisse être, n’a point troublé ses derniers moments. Il est mort plein de jours, plein de gloire, entouré du respect universel, auréolé de l’illusion suprême, conduit triomphalement au Panthéon par un million d’hommes et léguant aux âges futurs une œuvre et un nom immortels.