(1901) Figures et caractères
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(1901) Figures et caractères

Préface

Voici un livre que j’aurais aussi bien pu, peut-être, ne pas écrire. J’entends par là que les poètes sont plus propres à imaginer qu’à quoique ce soit d’autre. Ils sont plutôt contemporains de ce qui n’est pas qu’observateurs de ce qui est ; or, il s’agit ici de personnages réels et de faits certains. De plus, on ne s’improvise pas critique si aisément qu’on le croit et sans un exercice particulier. Il y faut la patience de tout apprendre et la vivacité de tout sentir ; aussi ceux qui ont entrepris le labeur difficile et délicat de juger les œuvres et les ouvrier à de la pensée humaine trouveront-ils quelque outrecuidance à m’en voir tenter l’essai sans m’être soumis à la discipline intellectuelle où ils ont pris leur compétence et leur autorité.

Le pis à avouer ensuite, et au risque de décourager d’avance le lecteur, est qu’un assez bon nombre de ces pages sont des articles de journaux. Ce qu’on lit d’ordinaire dans les gazettes ne donne guère l’envie d’être relu et il y a quelque présomption à prétendre obtenir pour soi ce qu’on refuse si facilement aux autres. Mon excuse sera que plusieurs des livres notoires de notre temps n’ont point d’autre origine que d’avoir été écrits au jour le jour et pour ainsi dire à l’improviste et au gré du quotidien et de l’hebdomadaire. Sans nommer les Causeries du Lundi de Sainte-Beuve ou les Hommes et Dieux de l’admirable Paul de Saint-Victor, citerai-je plus près de nous la Vie Littéraire de M. Anatole France, ou les Mémoires d’aujourd’hui de M. Robert de Bonnières, ou la Critique des Mœurs de M. Paul Adam ? Je ne fais donc qu’obéir à un usage établi par de glorieux précédents et le seul tort de ce livre sera au plus de ne pouvoir à son tour servir d’exemple à personne.

I — Michelet

à Robert de Bonnières.

Ce fut pour avoir pris plaisir aux Mémoires de M. de Bestein qu’on appelait plutôt M. de Bassompierre, et par un certain goût de l’histoire en ses particularités, que Saint-Simon, au camp de Guidesheim, sur le vieux Rhin, à l’armée commandée par le maréchal duc de Lorges, commença, en juillet 1694, à écrire « ce qu’il verrait ». On sait ce que devint cette entreprise qui voulait être « un peu en général et superficiellement une espèce de relation des événements de ce temps et principalement des choses de la Cour », on sait où elle parvint à force de prodigieuse patience et d’inlassable curiosité, par l’acharnement minutieux de toute une vie, du fait d’un génie unique, en sa sorte, à saisir, dans ce qui passe, la réalité de ce qui se passe.

Pour solidifier toute cette vapeur humaine et l’animer de couleurs mouvantes, il fallut qu’on vît, pendant trente années, errer partout à la Cour ce petit homme hargneux et attentif, hautain en son importance, maniaque et probe, se faufilant à travers les vanités où la sienne se blessait par toutes ses pointes, écoutant les propos, étudiant les visages, à l’affût des intrigues, moins pour s’y mêler que pour les démêler, une oreille à toute porte, au courant des anecdotes d’alcôve comme des projets d’État, sachant tout et chacun, non point simple témoin, mais critique subtil, terrible aux personnes, dur aux faits, mécontent et content de l’être, raisonneur et perspicace, mêlé en coin à de grandes choses, s’usant tout entier à un seul souci, à une passion exclusive qui le répand et le concentre, fait de lui un courtisan assidu et un scribe secret, le courbe au travail de peindre le seul tableau qui lui semblât représenter un spectacle digne d’intérêt, la Cour.

Il n’y a rien de plus dans Saint-Simon. Il est l’historien de la Cour, en son Roi, ses Princes, ses deuils et ses fêtes, en son lieu, Versailles, qui en était comme la forme architecturale. Rien n’y manque, ni la mécanique de l’étiquette, ni les rouages des intrigues. Il en retrace les jours et les instants. Quiconque est ou fut de la Cour a droit à un portrait ou à une silhouette. Il retouche à la Tacite les caractères de La Bruyère.

Pour dire tout, il lui fallut un bloc de manuscrits. Un texte compact les occupe, sans chapitres ni divisions, qu’on croirait écrit d’une seule plume et qui, imprimé, donne en vingt volumes toute une époque.

Il ne fallut guère plus qu’à Saint-Simon pour raconter la Cour, à Michelet pour raconter la France, non seulement, à un instant de son histoire, mais dans la suite de ses événements, de ses hommes et de ses idées et jusque dans sa terre même, en ses racines et ses fruits, en ses saisons, en elle-même, identique et vivante.

Un pareil travail demandait plus que l’application tenace d’un Saint-Simon. Il ne s’agissait pas de fixer des contemporains en leurs actions et leurs motifs, de les prolonger en une survie immortelle. Il fallait faire revivre le passé de sa cendre, souffler la vie à des poussières inertes, je ne sais quoi de divinatoire et de divin. Nul n’est entré dans l’histoire avec plus d’amour, de désir, de respect et de foi que Michelet, d’une façon plus héroïque et plus filiale. Je l’entends exprimer ainsi cette grande vocation de justice et de vérité : « Où passa ma jeunesse, sinon dans la recherche sombre, jusqu’au jour où je vis, je pris ce rameau d’or dont j’évoquai les nations ?… C’est le prix de ma vie d’avoir ressuscité tant d’hommes… Mais le don d’évoquer le monde évanoui, l’ai-je obtenu pour rien ?

Comment l’ai-je atteint, ce rameau ? En aimant trop la Mort. » Et il ajoute : « J’ai fait beaucoup. Comme œuvres et labeurs, j’ai dépassé trois viesa.

A cette œuvre et à ce labeur il se donna tout entier. Il y voua ses forces, qui étaient immenses et s’augmentèrent à mesure. Il les nourrit de sa passion et les soutint de son ardeur. Prodigieuse aventure que des siècles à parcourir ! Quand il partit, la nature l’avait précocement déjà paré de cheveux tout blancs, comme si elle eût voulu signifier que sa vie à lui était vécue d’avance et qu’il allait maintenant vivre la vie du passé. Il se donnait à la France. Et, il me semble le voir, en sa jeune prédestination, entreprendre de raconter cette patrie qu’il aimait terrestrement et spirituellement et dont coulait en ses veines le sang héroïque, généreux et maternel.

 

Vraiment, il la possède, cette terre de France. Il en connaît la substance et l’esprit. Pour lui elle est « une personne ». Il l’a dit. Elle est à lui et en lui. Elle anime de sa matière et de sa vie les pages admirables où il célèbre sa vitalité superbe et sa diversité harmonieuse. Il lui voit un corps, des membres, un visage, une échine montagneuse, un sang fluvial, une chevelure forestière. Il sait sa musculature et son innervation, ses fécondités. Il la voit rugueuse et molle, sèche et moite, — en son ardeur ou sa fraîcheur, sa grâce ou son âpreté. La voici, région par région, province par province. On la touche et on la respire. Il la prend par sa Bretagne que bat la mer. Sol d’entêtement, de durée, avec ses landes grises où des pierres sont debout et ses quatre villes dont l’une garde la Loire venue à elle, de ses langueurs sablonneuses de Touraine. Suivez-le. Il passe le Poitou, « qui est lui-même, comme sa Mélusine, assemblage de natures diverses, moitié femme, moitié serpent. C’est le pays du mélange, le pays des mulets et des vipères ». Il laisse le Limousin froid et pluvieux, la Vendée, marais et bocage, la volcanique Auvergne, parcourue d’un vent éternel et contradictoire, avec sa race resserrée et durcie, son vin grossier, fromage amer et bétail rouge. De Montauban, on aperçoit déjà les Pyrénées. Le Languedoc est pierreux ou salin, aromatique à Montpellier, « qui a sous elle une terre malsaine et comme profondément médicamentée, ville de médecine, de parfums et de vert-de-gris ». Le voilà en Provence. Écoutez-le parler des « figues fiévreuses de Fréjus » ; il remonte vers le solide Dauphiné et, par Besançon et la Lorraine, gagne l’Ardenne… Et il n’a pas dit encore l’éloquente et vineuse Bourgogne, ni la satirique Champagne, ni la colérique Picardie. Il faut qu’il nous donne encore la Normandie et l’Ile-de-France pour qu’il puisse admirer l’harmonique assemblage, « la force résistante et guerrière, la vertu d’action aux extrémités, l’intelligence au centre, au centre qui se sait lui-même et sait tout le reste ».

Chacune de ces provinces, il l’aime pour sa beauté propre, pour sa nature et, impartialement, en la France qu’elles toutes constituent. Il se sent issu de leur ensemble, mais il en est une qui lui tient au cœur par un lien plus intime : il y a ses origines, ses souvenirs de famille et de jeunesse. Le hasard a fait que je connaisse fort bien ce pays des Ardennes. Je l’ai visité souvent. Je connais ce village de Renwez, — où Michelet écouta les histoires de sa tante Alexis, — Montcornet et Layfour, Notre-Dame-de-Liesse et les Dames de Meuse. Je connais Laon, sur sa montagne de sable, dominant une plaine verdoyante, avec ses escaliers, ses lacets, ses remparts, ses vieilles maisons échelonnées, sa haute cathédrale à tours carrées qui ont pour gargouilles des têtes de bœufs. Un oncle de Michelet était chanoine du chapitre, son grand-père, maître de chapelle. Celui qui devint son père eût sans doute succédé à l’un ou à l’autre sans la Révolution qui le poussa à Paris et fit de lui un imprimeur. L’église abandonnée des Dames de Saint-Chaumont abrita ses presses. Un fils lui naquit en 1798. Ce fut Michelet.

Je ne prêtées point raconter son enfance, il l’a fait lui-même à deux reprises. Il a mis pour préface à son livre du Peuple ce grand exemple de misère, de patience et de volonté. Il en a laissé la confidence familière en maints feuillets intimes qu’on nous a donnés.

J’y trouve l’exact tableau de ces dures années. Un père énergique et malheureux, une mère tendre et maladive, un enfant intelligent, fier, probe, ardent au travail et à l’étude, de corps chétif et d’âme fiévreuse, d’une sensibilité délicate. Les mélancolies de l’esprit se mêlèrent aux souffrances du corps. Dure jeunesse, qui eut faim ! tristes logis que ceux où l’infortune suivait la famille endettée, l’imprimeur ruiné par les lois de la presse ; sombre apprentissage qui fit d’un garçon de seize ans le jeune stoïcien de 1814, « frappant de sa main crevée d’engelures, sa table de chêne et qui, malgré tout, sentait déjà en lui une joie virile de jeunesse et d’avenirb ». Drame ordinaire et poignant, dont nous voyons le maigre personnage, comme il s’est peint lui-même, en son petit habit tête de nègre ou en son costume de ratine, avec son carrick vert, errant par les ruelles du Marais, touchant mélange d’apprenti et d’écolier, qui savait lever la lettre et lisait déjà Virgile.

Le souvenir de cette jeunesse est encore plus émouvant par le grand destin qui s’y préparait. Il s’y formait une ample et nombreuse nature. Une vocation lente, sourde et irrésistible y naissait peu à peu. « J’avais beaucoup d’idées au-dessus de mon âge (toutes fausses, naturellement), dit Michelet, j’étais l’être le plus bizarre et peut-être le plus ridicule… J’apprenais mal, mais j’apprenais seul… Mon imagination, surexcitée par la solitude, était prodigieuse. Je lisais un peu et j’imaginais beaucoup. Ne sachant rien, il fallait tout tirer de moi-même ; j’étais prodigieusement inventif. » Déjà s’annonce cette faculté qui fut la constante ressource de son génie. Elle est errante, vaporeuse, en suspens, si l’on peut dire, aérienne et informe. Elle l’entoure d’une sorte d’atmosphère spirituelle, orageuse et féconde, dont il ressent le trouble avant d’en recevoir l’ondée lumineuse. A un tel état d’esprit, les livres sont un secours ; ils servent de point d’appui ; ils provoquent la pensée. Incertaine, elle tâtonne, profite de tout avec une vivacité admirable. Michelet ne nous dit-il pas le plaisir qu’il prit à Dreux du Radier, à ses insipides Rois et Reines de France ?

Plus tard, au Musée des Monuments français, il vit les tombeaux qui avaient contenu leurs cendres. Savait-il que ces royales ombres le hanteraient à jamais et lui devraient de revivre ? Le lieu favorisait sa rêverie. Ces vieilles pierres intéressaient sa mélancolie. L’histoire est assise sur des tombes ; c’est là que Michelet la rencontra sans la reconnaître encore. Il fallait qu’elle prît à ses yeux une forme plus vivante, et c’est ainsi qu’elle lui apparut dans un voyage aux Ardennes, familière, parée des légendes de la terre paternelle, non plus portant en ses mains la poussière de ce qu’elle fut, mais foulant d’un pied fidèle le sol même d’où elle est née.

Il quittait Paris pour la première fois. Il habitait alors, avec son père, la maison de santé du Dr Duchemin, où ils avaient trouvé un gagne-pain et un lieu propice au travail, des amitiés, le voisinage du Jardin des Plantes, ses allées botaniques, ses ombrages. C’était tout ce que l’étudiant connaissait de la nature. Le voyage fut une surprise. Pour la première fois, l’aurore se leva à ses yeux sur les campagnes. La terre lui sembla belle, la forte terre ardennaise, pays de forges, d’étangs et d’ardoisières. Le village de Renwez se tenait près des bois. Toute la famille attendait au seuil de la maison. Un petit jardin entourait l’humble logis. L’oncle de Michelet y vivait avec sa femme et ses belles-sœurs. Chacun avait son rôle en cette communauté. Tante Hyacinthe était l’économe, tante Alexis l’historienne. Elle savait les parentés et les légendes, la chronique du foyer et de la terre. Vie très honnête et sérieuse, paysanne et forestière, assiettes de faïence peinte, beau linge dans les armoires, grand feu à l’âtre quand vint l’automne, longues causeries familiales, contes à la veillée.

Ce qu’un instinct obscur avait commencé en Michelet, ce que les livres et les promenades au Musée des Monuments français avaient ébauché en lui trouva là un aliment plus naturel et plus actif. L’histoire venait à lui, non plus figée en une page médiocre, desséchée en faits arides. Elle n’était plus couchée sous la pierre en quelque effigie funéraire, mais partout éparse, transmise de bouche en bouche, par une tradition ininterrompue, en légendes toujours neuves, locale et populaire.

« Partout ici, nous dit-il, l’histoire s’éveillait sous mes pas. » Elle s’éveillait en lui, au plus profond de son être. De là datent ce sens de la vie qui est tout Michelet, l’intimité mystérieuse où il vécut avec le passé. Il sut et devina. Il fut le contemporain de tous les temps.

L’humanité se fait elle-même, dit Vico. Comme elle, Michelet s’est fait lui-même. Jamais on ne fut moins aidé des circonstances. A une enfance misérable succéda une difficile jeunesse. Il fallait vivre. Il enseigna pour pouvoir apprendre. Répétiteur au collège Rollin, professeur de la duchesse de Berry, plus tard en sa chaire du Collège de France, il n’eut d’élève que lui-même. Son génie se prépara par une longue patience à la fougue extraordinaire qui l’emporta. Michelet ne négligea rien de ce qui pouvait accroître sa substance spirituelle. Sa dépense d’esprit est prodigieuse, si bien que, vers trente ans, le corps céda ; sa santé fléchit. Il était malade de ce terrible travail d’absorption ; il fallut partir ; il partit. L’Italie l’attirait ; il l’avait rêvée dans Virgile. Il alla vers elle pour reprendre des forces, la consulter en ses ruines. Il écrivait alors l’Histoire romaine.

Cette histoire romaine fut le grand début de Michelet. « J’avais traduit Vico et fait quelques brochures, dit-il plus tard en la réimprimant (1866) ; pour la première fois, je me vis devant le sphinx, l’histoire… »

Nous le suivons par ses notes de voyage. Il prend possession de la terre sacrée. Il en écoute le silence, en parcourt les paysages, en retient la couleur, note tout d’un trait précis, minutieux et magistral, il consulte les architectures et les sites, sensible à tout, à un bruissement d’eau dans un aqueduc rompu… Par une sorte de vision simultanée, il voit ce qui est et ce qui a été ; le présent et le passé se superposent en sa pensée avec leurs rapports et leurs différences, ce qui les lie et les sépare. Au Campo Vaccino il retrouve le Forum. Il pénètre la Cité éternelle en sa double grandeur, visible et souterraine ; il en comprend l’ossature gigantesque, les organes secrets, la beauté écroulée ; mais la mort ne lui suffit pas, et Rome renaît pour lui en sa vie historique, avec la terre qui l’entoure et sur laquelle elle repose, en son peuple guerrier et dur, formaliste et raisonneur, éloquent et brutal, mélange de Latins et de Sabins, d’Osques et de Samnites, et de ces bizarres Étrusques, race d’agriculteurs et d’augures, forgeronne et devineresse, soumise à des dieux obscurs et à des nombres mystérieux, qui, taciturne, ignora le chant et ne laissa d’elle que des sépultures de terre rouge où les cendres dorment en des urnes noires.

Cette Rome, il la prend au carré natal, à la Roma quadrata, à son origine incertaine, et la suit de colline en colline, grandie sept fois jusqu’à son apogée qui clôt l’ère païenne, de Romulus à Auguste, du sayon de poil des pâtres à la robe de pourpre des empereurs, des Sabines ramenées dans la ville sur la croupe des chevaux fougueux au prodigieux triomphe de César la remplissant de reines captives.

Cette domination conquérante de Rome à travers une histoire civile ensanglantée de luttes entre plébéiens et patriciens, cet envahissement méthodique du monde, il le raconte avec ses alternatives, ses arrêts ou ses reprises, Annibal menaçant ou Carthage renversée. Il semble qu’il se soit assis sur la borne d’or d’où partaient toutes les routes de l’Empire, qu’il ait entendu sur leurs dalles de pierres la sandale victorieuse des légionnaires, qu’il ait déterré, lui aussi, cette tête mystérieuse qu’on trouva jadis dans les fondements du Capitole et y ait vu le visage même de Rome.

L’Histoire romaine de Michelet est incomplète. Il s’arrête à Auguste, à la plénitude du siècle d’or, à ce moment d’expansion magnifique et d’équilibre où chanta Virgile. L’épopée virgilienne lui était chère. Sa jeunesse avait bu à l’harmonieuse limpidité de ce verbe magique ; mais il en préférait les fontaines champêtres, dont le murmure accompagne les flûtes bucoliques, aux ondes majestueuses qui coulent au bruit des trompettes guerrières et mêlent leur grave rumeur au choc des armes. Il préférait les eaux où s’abreuvent les brebis de Tityre à celles où boit la Louve romaine, les cygnes mantouans à l’aigle impériale, le Virgile mélancolique des Églogues au Virgile éloquent de l’Enéide, celui qui cueille le cytise à celui qui tresse le laurier.

Virgile fut avant tout, pour Michelet, la grande source de douceur. Il y rafraîchit sa jeunesse, sa « sombre enfance, comme il dit, nerveuse et défiante, précoce d’imagination, lente et très lente d’esprit, nouée d’un triple nœud… » Michelet garda tard cette incertitude, cette indécision.

Rome le ramena en Gaule avec César. Il y suivit l’Imperator chauve, y revint avec lui ; il foula ce vieux sol, respira l’air de la patrie future. La France lui apparut. La révolution de 1830 finissait ; un large pan du passé venait de crouler. Le grand soleil illuminait une poussière d’or ; une chaleur de liberté échauffait les esprits. La lumière se fit en lui. Il conçut « par un brillant matin, dans une vaste espérance ». Il était né à son œuvre.

 

L’Histoire de France de Michelet est sortie du dépôt des Archives nationales. Un amas énorme de documents gisait dans ces armoires closes. Il y avait là des preuves, des témoignages et des secrets. Les parchemins étalaient le grimoire de leurs écritures jaunies, leur signature ou leur paraphe.

Michelet a dit l’impression qu’il ressentit en pénétrant dans cette crypte, le frisson d’histoire qui lui courut par les os, la fièvre de passé qui le brûla. Plus d’un autre eût risqué de succomber à cette atmosphère ténébreuse. Combien se seraient perdus à travers ce dédale, prisonniers de leur curiosité, accaparés par ce détail immense ! Combien se seraient desséchés en ces catacombes ! Michelet s’y vivifia, s’y nourrit. Il y portait la lampe et la clef. Les portes du passé s’ouvrirent devant lui ; les ténèbres des anciens âges s’illuminèrent de sa propre clarté intérieure. La poussière des siècles lui monta à la tête en une sorte d’éblouissement lucide, d’hallucination précise, en une ivresse de vérité.

Car, il faut le dire, ce grand Imaginatif, ce visionnaire, ce poète„ eut le souci et la passion du vrai. Il n’aurait pas satisfait à moins le scrupule de sa pensée. Il voulut à son histoire des substructions solides, l’appui de la science la plus minutieuse. Jamais recherche ne fut plus profonde ni plus variée. Il tenta une « résurrection de la vie intégrale, de la vie en toutes ses voies, toutes ses forces, tous ses éléments, et de rétablir le jeu de tout cela, l’action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même ».

Il y réussit. Son évocation est à la fois magique et rationnelle, « intégrale ». Les esprits y sont dans les corps, les corps dans l’attitude de leurs passions, les passions dans leur origine terrestre et spirituelle. Michelet mit à son œuvre un génie et une patience admirables. Nul, avec plus de soin, n’interrogea le passé en ses mœurs, ses coutumes, ses monuments, ses faits et ses idées. Il le sut en son squelette pour mieux lui rendre sa chair même.

Je ne prétends pas qu’il ne se soit jamais trompé. Le résultat a pu trahir l’intention. Il y a de fausses routes en histoire. Ici, la bonne foi de l’historien reste intacte. Son honnêteté la garantit. Ses erreurs ne sont jamais des mensonges. Il a, comme l’a dit Taine, « l’instinct de la vérité ».

 

Il se sait vrai. Cela le soutient dans son travail, le réconforte devant l’œuvre faite. « On n’y peut toucher », dit-il, quarante ans après, en parlant de son Histoire du Moyen-Age. Il aime ce livre : « Sa candeur, sa passion, l’énorme quantité de vie qui l’anime plaident pour lui auprès de moi. La droiture de la jeunesse se sent dans les erreurs mêmes. » Il a raison, il a recréé le Moyen-Age, et c’est encore par ses yeux que nous en voyons le plus clairement le sens général, les grandes tentatives, les mouvements profonds, la contorsion douloureuse. Il a dit sa formation confuse et difficile, son établissement laborieux et brutal, ses terreurs, ses détresses, sa marche estropiée, le vaste effort des croisades, l’âpre époque des légistes, l’avènement des communes, la guerre de cent années, la délivrance miraculeuse de la patrie naissante. Fresque terrible qu’il écrit à mesure sur la muraille du temps : rois, princes, prêtres, soldats y figurent, chacun peint en sa réalité violente ou fourbe. Époque bruyante et morne. Le sceptre heurte le glaive, la mitre se cogne au casque ; cantiques et clameurs, abattement et frénésie, puis le sombre silence des pestes et des famines, et tout bas, au fond du drame dont se suivent les péripéties, le long soupir du grand acteur épars, du peuple courbé sur la glèbe et suant sur le sillon et qui, parfois, se redresse, veut être, vivre, s’agite et retombe. Acteur mystérieux, innombrable et taciturne, qui, parfois, emplit la tragédie du chœur lamentable de ses maux, du murmure éternel de sa houle humaine. Oui a mieux senti que Michelet cette sourde doléance séculaire ? Elle a vibré en lui fraternellement ; elle remplit son livre de sa rumeur, monte aux voûtes des cathédrales, suit les piliers avec qui elle jaillit et se fusèle, se noue aux entrecroisements des nervures, s’aiguise avec les flèches. Les nefs retentissent de sa voix suppliante, de son espoir céleste, de son désir d’outre-vie. Elle se mêla aux voix divines qu’entendait Jeanne d’Arc, et ce fut à elle peut-être qu’obéit la bergère héroïque.

Michelet est l’historien du peuple. Il croit en lui ; il y sent des forces secrètes, un destin qui s’accomplira. Cela lui fît aimer Louis XI en sa lutte contre une aristocratie oppressive. Il lui passa ses moyens de renard, ses ruses sournoises. A la multiple tyrannie féodale allait s’en substituer une autre dont le poids pèserait aussi sur le peuple, mais de plus haut ; le maintiendrait au sol, non d’un filet inextricable, mais d’une seule chaîne ; entraverait le pied, mais laisserait au moins les bras libres. La monarchie absolue commençait. L’avenir du peuple restait lointain, confus. D’un brusque élan d’âme, Michelet le devança dans sa marche laborieuse, perça à travers siècles, rompit net son récit entrepris, courut au but. Il était las d’attendre, ses oreilles bourdonnaient de la grande marée populaire. Les cloches des cathédrales lui sonnaient déjà le tocsin de la fuite de Varennes et il trouva leur voix au bronze des canons de Sambre-et-Meuse.

Une histoire comme celle de Michelet a droit à ces écarts subits, à ces désertions inattendues. Elle est faite de trop d’éléments pour ne pas être sujette à des soubresauts, à des secousses. Elle est atmosphérique, si l’on peut dire ; elle a des saisons, des orages. Elle est presque autant l’homme qui la fait que les hommes dont elle est faite. Une même lumière peut l’éclairer, mais la flamme en vacille à tous les gestes d’une main violente et à tous les vents d’une âme passionnée.

 

Après avoir quitté Michelet à la fin du Moyen Age, nous le retrouvons à la Renaissance. Dix années de sa vie se sont écoulées. Certes, il est bien le même homme, avec des forces centuplées. « Quand je me retournai vers mon Moyen Age, cette mer superbe de sottises, une hilarité violente me prit, et au XVIe, au XVIIe siècle, je fis une terrible fêtec. » Je sens bien en lui cette sombre joie ; j’y sens aussi un malaise. Je ne sais quoi d’âcre l’a pénétré. Il a bu je ne sais quelle boisson âpre et corrosive. Sa langue en reste amère et éloquente ; son geste tendu et saccadé. Jamais il ne fut plus abondant ni plus brusque. Une sourde convulsion d’âme et de pensée l’agite encore. Elle est faite des colères révolutionnaires qu’il vient de traverser, des tressaillements de l’époque où il entre, faite aussi de son propre trouble intérieur, il voudrait s’arrêter et ne le peut pas. « L’histoire ne lâche pas son homme », dit-il mélancoliquement, et le voici reparti pour la « poursuite ardente ». Pas de repos. « L’absorption où me tenait ce terrible XVIe siècle ne me lâcha qu’au printemps de 1856. J’essayai de respirer un moment, je m’établis à Montreux, sur le lac de Genève. Mais ce lieu entre tous délicieux, en me ramenant à un vif sentiment de la nature, ne me rendait pas la sérénité. J’étais trop ému encore de cette sanglante histoire. Une flamme était en moi que rien ne pouvait éteindre. Je m’en allais le long des routes, avec mon verre de sapin, goûtant l’eau à chaque fontaine (toutes si fraîches, toutes si pures), leur demandant si quelqu’une aurait la vertu d’effacer tant de choses amères du passé et du présent, et laquelle de tant de sources serait pour moi l’eau du Léthé.d »

Et pourtant il circule à travers tout le XVIe siècle un souffle vivifiant. L’odeur vineuse de la Renaissance chasse l’encens ascétique du Moyen-Age. Sa maigreur décharnée s’engraisse ; son torse crucifié se gonfle de muscles nouveaux. Le bouc rouge de Pan heurte de ses cornes d’or le bouc noir du Sabbat aux cornes de feu. Le pampre païen enguirlande le Calvaire. Un noble mouvement de liberté et de raison exalte et réconforte les esprits. La pensée se libère. Les bornes de la terre sont reculées ; de son sein labouré, l’art antique sort, brisé mais vivant. La cathédrale s’affaisse sur ses arcs-boutants rompus. A l’architecture mystérieuse, succède l’architecture rationnelle par le calcul de Brunelieschi. On recherche et on découvre. Michelet a dit tout cela. Jamais sa verve ne fut plus surabondante, plus souple, plus colorée que pour raconter ce renouveau, ce qu’il appelle la « Jouvence du Monde ». Comme Pétrarque pleurait à Homère retrouvé, Michelet salue Virgile imprimé. Une forte douceur se répand en lui ; ses aspérités s’effacent un instant. On pourrait se tromper à cette accalmie ; regardez-y de près : il y a, dans cette âme, une inquiétude maladive, une irritabilité secrète, une colère sourde que rien n’apaise. Il reste bien toujours sincère et savant, préoccupé de donner à son histoire « la solide pierre où elle s’assoit », mais la vue de l’historien se fausse et s’exaspère. Il est arbitraire, inattendu, bizarre, plein de surprises. Ce que le récit perd en ampleur et en ordre, il le gagne en fougue, en clartés brusques, en saveur vigoureuse et âpre.

J’ai une prédilection pour ces volumes de Michelet vieillissant, soit qu’il raconte ce grand mouvement de la Réforme, venu des « profondes Allemagnes », qui s’insinue en France, s’y répand, s’y aigrit avec Calvin, s’y corrompt d’intrigues, s’y étale en flaques de sang, y bouillonne en guerres religieuses, parvient à s’y établir, à y séjourner, et plus tard, durement tari, finit aux dragonnades des Cévennes, aux galères de Marseille, aux exils de Hollande. Histoire furieuse et acariâtre, colérique et concentrée ; une bile de pamphlet et de satire passe en ses veines. Elle s’irrite et s’envenime, mord et piétine. Elle pénètre partout, se familiarise jusqu’à la crudité, bafoue un orgueil par une infirmité, subordonne une politique à un tempérament, explique un édit par une fistule.

 

À partir du XVIIIe siècle, après la bravade de la Régence et sa réaction exubérante contre l’oppression du dernier règne, l’histoire de Michelet est en pente. Elle se précipite et descend en casse-cou. Mis à part ce qui fit l’honneur de ce beau siècle, sa pensée, son libre esprit de critique, son effort lumineux, de saine raison et d’utopie généreuse, sa laborieuse tentative encyclopédique, sa philosophie, il le montre frivole et sec, craquant de partout, fêlé et caduc, entre un Louis XV égoïste et débauché et un Louis XVI bon et niais, avec sa noblesse ruinée, sa bourgeoisie corrompue, son peuple misérable sourdement agité. La France s’ossifie ; ses jointures grincent. Il ne veut rien voir de cette grâce d’esprit et de mœurs qui para ce déclin de tant d’élégance, rien de toute celle vie légère et délicieuse dont elle mourait. A travers son parfum musqué, il flaire une odeur redoutable, l’odeur populaire qui l’enivre et lui monte aux narines ; il a hâte de rentrer dans le grand tumulte révolutionnaire qui gronde déjà en son souvenir.

Michelet avait entrepris jadis son Histoire de la Révolution française dans un profond trouble d’âme. Il a dit lui-même les circonstances qui le déterminèrent à s’interrompre dans son œuvre. La suite des temps lui était apparue longue. Les grands jours du peuple tardaient. Il voulait les aborder dans toute la fougue et la puissance de son âge mûr, leur donner sa force complète. Il sentait que la vie est fourbe, pleine de surprises et d’imprévu. Un exigeant devoir lui commandait d’agir sans différer. Il obéit.

Nul comme lui n’a senti la Révolution en ses mouvements et ses personnages. Il s’y enivre d’espoir, de colère et de douleur. Le généreux élan des fédérations unit des mains fraternelles ; héroïque tension de la Convention crispe des poings vengeurs ; l’horrible délire de la Terreur aiguise des ongles meurtriers. L’haleine léonine de Danton se mêle à l’aigre souffle de Robespierre ; l’écume de Mirabeau à la bave de Marat, la bile au sang, le pus au caillot. L’histoire se fait shakespearienne : elle devient plus dramatique que narrative. Elle bout au chaudron des sorcières. Michelet est au centre de la ronde frénétique ; sa vue se brouille, une sorte de vertige le saisit. Il agit lui-même, comme en rêve ; il prend part à tout, et nous attire dans sa passion. On est à lui : j’ai porté les armes, gravi la tribune, voté au club. On s’enroue de le lire à voix basse. Le livre fermé, on est pris de fatigue. La pensée bourdonne de tant de voix discordantes, rauques ou fausses, avinées ou doucereuses, éloquentes et criardes, qui proposent une loi ou demandent une tête. On entend encore le piétinement des journées d’octobre, le tocsin de Varennes, le canon de Verdun, le tambour de Santerre, la charrette de Fouquier-Tinville, la huée des Chouans, le froissement des assignats, le Ça ira et la Marseillaise, toute la clameur immense de ces années tragiques. Le drame fini, on a des souvenirs de témoin oculaire, une courbature de vie forcenée. Il faut du temps pour se reprendre.

De tout cela résulte à la réflexion que l’histoire organique de la Révolution fut douloureuse et stérile en ses formes diverses, jacobine, hébertienne. Je ne vois que deux belles heures : la Déclaration des Droits, la Patrie en Danger ; un principe, un fait. L’effort civique qui créa, nourrit, maintint les armées, reste admirable. C’est cette tradition militaire que recueillit Bonaparte. La politique de la Révolution, la lutte de partis, fut odieuse, cruelle et tracassière ; ses fils furent tenus par des mains mesquines plus que par le poing populaire. Une bourgeoisie envieuse, sèche et déclamatoire se glissa partout. Michelet dut ressentir une tristesse à voir l’élan national se gâter ainsi, les fortes racines ne porter qu’un fruit malingre, toute cette sève n’aboutir qu’à une fleur entre les doigts de l’avocat d’Arras, la pourpre républicaine finir à l’habit bleu barbeau de Robespierre ou aux linges de baignoire de Marat.

Michelet sait tout cela ; c’est alors qu’il est héroïque en sa foi ; il ne sacrifie rien et ne cède pas. Il suffit, à ses jeux, d’avoir participé à la grande époque pour y gagner une sorte d’immunité, de privilège. Si misérables qu’aient été ces hommes, ils firent corps avec la nation et, à ce titre, sont sacrés. Il prévoit qu’on les repoussera, les sent le déchet désigné, les algues visqueuses de la tempête, les bêtes difformes de la marée dont le reflux les a laissés sur le sable. Il se doit à eux. De chacun il veut sauver au moins quelque chose. Il ne les abandonne pas. Il les sait liés à l’idée qu’on se fait de la Révolution, qu’ils la compromettent dans l’avenir, et c’est elle qu’il tient à sauvegarder en eux. Il en dut coûter à son cœur généreux, mais ces tristes ombres le hantent. Elles tendent vers lui leurs mains sanglantes et il les prend entre les siennes.

 

Cette histoire de la Révolution, commencée à Paris en 1843, Michelet l’acheva en 1855, près de Nantes, où il s’était retiré après le coup d’État. Le polémiste des Jésuites, l’auteur du Peuple était suspect au régime nouveau qui lui enleva sa chaire du Collège de France, lui ôta la direction des Archives. L’œuvre, entreprise avec de beaux espoirs, se terminait dans l’amertume des désillusions. Michelet était las des morts et des vivants et se tourna vers la nature. Elle l’accueillait en ce doux paysage des bords de l’Erdre qu’il a si délicieusement décrit, avec ce jardin aux gazons humides où il promenait sa fatigue, ce cèdre vert qu’il entendait gémir au vent pluvieux de Bretagne, cet oiseau qui chantait sous les feuilles, cet insecte qui courait sur l’herbe. Il la retrouva, plus âpre et plus dure, sur la côte ligurienne de Nervi, aux falaises normandes de la Hève, aux rives helvétiques de Clarens, dans la solitude rocheuse de Fontainebleau, au bord de la Gironde, partout grave ou plantureuse, riante ou aride, partout maternelle. Il pénétra, comme il le dit, dans son « unité sainte ». Cet amour de la nature est exalté et presque matériel. Écoutez-le aux eaux d’Acqui, dans le Montferrat, décrire les bains de boue qu’il y prend, plongé à mi-corps dans un « limon onctueux », le visage seul découvert. Il y sent une quiétude tiède, l’idée de la terre à laquelle il s’identifie : « J’étais terre, dit-il, et elle était homme. » Il goûte, à se dissoudre en elle, une sorte de bonheur voluptueux qui l’apaise et le fortifie, corporellement et mentalement. La nature répand en lui sa jeunesse éternelle, et elle le conduit par la main à ses secrets et à ses beautés.

Il les célébra par des livres charmants, profonds et admirables. L’imperceptible y vit à côté du gigantesque ; la science s’y mêle à la rêverie ; l’élément y explique l’animal. L’aile palpite, le bec déchire et construit, l’antenne pressent, la mandibule broie, la nageoire coupe l’eau. L’atome vibre, la matière s’organise ; on assiste aux migrations aériennes et marines, on voit les métamorphoses et les éclosions. L’air s’anime, les eaux se peuplent, transparentes jusqu’au fond à cet œil divinatoire, à ce mystérieux évocateur de toutes les vies en leurs circonstances minuscules, en leurs péripéties cachées, en leurs associations et leurs rivalités. La mer entrecroise ses courants, la montagne meut ses glaciers ; tout s’attire, s’unit et s’engendre. Ce sont des livres d’amour.

L’amour est répandu dans toute l’œuvre de Michelet ; il est partout. Tout s’y rapporte. L’exemple des insectes et des oiseaux instruit sur les fondements de la famille et de la citée. C’est l’amour qui fait les peuples. Michelet l’étudié en son principe et ses effets, dans le couple et dans la foule. Il le traite en des livres à la fois lyriques et précis, qui sont en même temps des évangiles et des méthodes, qui contiennent des conseils de vie morale et des recettes de santé. Il est légiste et médecin. Ses préceptes touchent l’âme et la chair en leurs rapports les plus intimes. Nul romanesque ; de la raison et de la prudence ; il se préoccupe moins de passion que d’entente conjugale. Il voit l’éducation de la femme par le mariage. Le mariage est pour lui le nœud vital de la famille, qu’il faut sauvegarder à tout prix, en sa durée et son resserrement.

Des ennemis de la femme et du mariage, il en est un que Michelet distingue entre tous, d’autant plus dangereux qu’il est l’instrument d’une doctrine. C’est le prêtre Michelet s’est expliqué à fond sur ce sujet, historiquement et pratiquementf.

Il y a mis tout un livre qui est une de ses œuvres les plus curieuses.

Le prêtre n’est point inerte ; il agit. Dépositaire de la vérité, il en est aussi l’outil ; il l’impose et l’insinue. Il est entre Dieu et le monde, et sert l’un au profit de l’autre. Il est une oreille et une bouche ; il écoute et il conseille ; il confesse et il dirige. Cette grande affaire de la confession et de la direction préoccupe Michelet ; il en étudie l’action occulte, la tactique séculaire.

C’est par là que le prêtre a une prise directe sur les âmes. La femme y risque plus que l’homme, parce que le prêtre est un homme. Il est le tiers, et il dédouble ce qui ne doit être qu’un. Il est l’ennemi. Je ne veux pas entrer dans ce détail du sombre et terrible tableau qu’a tracé Michelet. Tableau peut-être poussé au noir, mais saisissant, logique, impitoyable, où il y a de la vérité et de la rancune.

Rancune certes contre l’Église, rancune historique et sociale. Michelet rêva trop la Cité des hommes pour souffrir qu’on la subordonnât à la Cité de Dieu. L’œuvre ecclésiastique lui paraît mauvaise et dangereuse, dangereuse par son absorption de la volonté, dangereuse aux individus comme aux États. Il est contre elle avec les philosophes du XVIIIe siècle, avec les protestants des Cévennes, les calvinistes de Genève et les luthériens d’Allemagne, avec les Albigeois et les Vaudois, contre elle à cause des dragonnades, contre elle à cause du Moyen-Age, parce qu’« elle ne peut rien pour le monde, étouffe le libre Esprit ».

Sentiment très fort chez Michelet et qui le mène loin, à défendre la Sorcière contre l’Église comme il a défendu la Femme contre le Prêtre. La rôdeuse sinistre de la lande et de la fontaine, la sombre ouvrière de philtres et de maléfices, proscrite et poursuivie, furtive et frénétique, ce visage où le sourire originel grimace en rictus de haine, cette chair que trouble le péché, que mord la flamme des fagots, est, malgré tout, la chair maternelle. Celle qui danse nue au sabbat, célèbre le rite du crapaud et du bouc, baise la fesse du diable, cherche l’herbe suspecte et l’équivoque solanée, celle que pourchasse une justice stupide pour l’écraser du poids de son marteau, la livrer aux Sprenger et aux Lancre, la torturer d’exorcismes, est encore, et malgré tout, la femme et mérite la pitié. Le Moyen-Age lui-même n’est-il pas responsable de la Sorcière ? Elle est son produit et son legs, une pustule de sa chair malade ; elle est accroupie au bas de sa robe et le mord au talon.

C’est elle qui, par une voie détournée, nous ramène à l’œuvre capitale de Michelet. Elle est un rameau puant du grand arbre historique qu’il nourrit de toutes ses sèves, qui domina sa vie. L’histoire ne lâche pas son homme.

Michelet lui resta fidèle. La vieillesse était venue. Avant de mourir, il écrivit encore les trois volumes qui s’appellent l’Histoire du XIXe siècle. Il voyait la Révolution, soumise au dur génie d’un homme qu’elle avait produit, se prêter à une des plus extraordinaires aventures humaines, aboutir au despotisme impérial, à une stérile grandeur militaire, à la forme emblématique d’un aigle, à son vol brusque, rapide et bref. Napoléon tombé, les destinées nationales pouvaient sembler compromises ; elles entraient en pleine réaction monarchique et jésuite. Quelle amertume pour un Michelet, touché ainsi dans sa foi ! Si la vue de cette époque était affligeante, celle du présent était sombre aussi. Après 70, il vit la France vaincue et démembrée. Il en souffrait, car il avait souci des choses de la patrie. Il les avait aimées dans le passé et dans le présent. Oui retrouva sait prévoir. Une âme moins énergique et moins féconde se fût usée au spectacle de tant de siècles ; la sienne y puisa un infatigable espoir ; l’avenir lui apparaissait lumineux de paix et de justice. Il en cherche partout le gage ; n’est-il pas dans l’histoire même de l’humanité, dans les vieux mythes de l’Inde et de la Perse, dans les légendes helléniques, au fond de l’antique Égypte ? Michelet en suit la filiation séculaire, la clarté diffuse ou éclatante, la persévérance mystérieuse. Ce grand esprit a des ressources d’espérance infinies. C’est en la lumière de cette foi humaine que s’unissent les différences de sa nature prismatique ; toutes les couleurs s’y fondent en une blancheur totale ; et c’est vêtu de la pure tunique des prophètes qu’il écrit la Bible de l’Humanité, qu’il rompt le pain du Banquet. Il est alors au plus haut de sa pensée. Je vois un homme au sommet de lui-même.

 

J’ai le sentiment d’avoir suivi assez exactement en ces notes la pente de ce vaste esprit, son trajet, de l’avoir pris aux racines et conduit aux bifurcations où il se ramifie, maïs je ne sais si j’en ai rendu le bruissement orageux et tendre, le murmure sibyllin. J’ai donné sa mesure, mais non toute son ampleur ; sa sève, mais non tout son feuillage en ses nuances infinies ; et pourtant nulle mémoire n’est plus palpitante en nous que celle de Michelet ; lui qui évoqua tant de vies en est resté vivant à jamais. Jamais, aussi, pareille flamme de passion et d’amour ne brûla plus belle âme ; les cendres en sont chaudes encore ; la substance spirituelle qui les fournit était riche, variée, immense et forte. On pourrait en décomposer les éléments et en reconstituer le mélange. A quoi bon ? J’aurais quelque scrupule à diviser Michelet. J’aime mieux respecter sa diversité vertigineuse ; c’est mieux rester dans le caractère de cette grande figure. Elle semble mal faite pour l’immobilité. On hésite à en trop simplifier les traits, à faire avec elle de la sculpture critique. Il faut la suivre en tous ses visages, les noter d’un crayon rapide, d’une brève couleur. J’aimerais avoir son portrait par un Delacroix, comme lui changeant, orageux, mouvementé.

Il y a, en effet, dans cet esprit un mouvement qui mêle tout, y entrecroise les forces, les tresse en une seule qui se dédouble et se multiplie, se disperse et se refait une. Où le saisir autrement qu’au passage ? On l’entrevoit, il échappe. Que fut exactement Michelet ? On le sent plutôt qu’on ne le définirait. De là, l’attrait singulier de son œuvre. Nulle ne fut menée à un même but par des chemins plus secrets, plus inattendus.

Où le situer au point juste dans la littérature de son temps ? Il confond tous les genres en sa multiple unité. Il résume et devance. Il finit la vieille histoire et inaugure la moderne. Il est le dernier des Tite-Live et le premier des Goncourt. Il est un des centres du siècle ; sa spirale spirituelle est une des conques où l’époque s’entend le mieux en son propre murmure persistant et lointain. Sa pensée, battue de mille flots, en a retenu l’écho sonore. La vibration humaine s’y continue en ondes magiques. J’ai mis à mon oreille la prodigieuse haliotide. Son bruit m’a enivré. Qui serait insensible à une si vaste, si profonde, si belle rumeur d’âme ?

Une critique méticuleuse trouverait à dire de l’œuvre de Michelet. Son Histoire du Moyen-Age, si ferme dans son ensemble, pareille, par sa complexité vibrante et aiguë, à la structure des cathédrales dont il évoqua si magnifiquement la végétation populaire, son histoire n’a rien perdu de ses bases, mais les arcs ont fléchi çà et là, un pendentif s’est brisé, une dalle s’est fendue, une pierre est tombée. Nous admirons encore la ciselure du débris, mais il n’a plus sa place dans le monument. Michelet lui-même a senti ces fissures et en a signalé quelques-unes ; mais il savait ce qu’il y a en lui de durable et d’indestructible. On peut l’attaquer par maint endroit, par sa bizarrerie, ses partis pris, ses erreurs. Qu’on cesse, par exemple, de consulter sa Révolution française pour y chercher une vue exacte et impartiale des événements et des hommes ; la dramatique beauté du récit subsiste. Le réel s’y mêle à l’imaginaire. Bornons-nous à ne voir là qu’un heurt de masques tragiques, un formidable entrelacs de passions et de caractères, et, oubliant que ces masques furent moulés sur des visages vivants, n’en regardons que l’expression humaine et la signification éternelle. Souvenons-nous seulement que l’historien fut un poète.

 

Un grand poète ! il l’est par l’imagination évocatrice, par un don d’images infini, par l’abondance lyrique ; et, comme si cette force poétique secrète eût voulu se manifester, elle s’atteste, visible et furtive, mais continuelle, par d’innombrables alexandrins, épars en cette prose mouvante, qui la rythment de leur cadence soudaine, sont comme les algues harmonieuses des vastes remous de ce style ample, mobile, onduleux, enflé de houles, qui écume, se nacre, s’irise, se fonce, et, nourri d’un sel incorruptible, laisse aux oreilles un bruit de tempête et aux lèvres un goût d’énergie et d’ivresse.

Michelet écrit avec génie. Ses prodigieux écarts de pensée se résolvent par des rapprochements inattendus, avec des contacts de mots venus des confins de la langue pour un voisinage soudainement magnifique. Sa langue est classique, fortement constituée, bien en corps, solide au vieux sol latin. Son style use de sa substance naturelle, qui est abondante et saine, sans recourir au néologisme. Comparé aux grands styles français, il s’y égale et en diffère. Il y ajoute quelque chose de congénère et de surprenant. Ce n’est pas la virulence désordonnée d’un Rabelais, ses kyrielles ivres, sa verve plantureuse, sa joie dévergondée, ni la hardiesse magistrale de Ronsard, ni le raccourci dur de Pascal, ni la sobriété juste de La Bruyère, ni le jargon prodigieux de Saint-Simon, ni la monotonie grandiose de Bossuet. Il a passé par Voltaire et par Montesquieu, croisé Rousseau et Chateaubriand. Il a retrouvé Hugo, dont le gigantesque effort de prosateur boite d’une antithèse fatigante ; la prose de Michelet est mieux équilibrée, de marche plus ferme. Ses ressources sont infinies ; il est le plus varié des écrivains. A la plus riche matière verbale, il impose tous les mouvements et tous les rythmes. Il l’étend à la plus large ampleur et la restreint à la plus extrême concision. Il l’étiré et la concentre, la coupe en brusques phrases ou la développe en périodes nombreuses, avec un ordre merveilleux, une certitude incomparable, une propriété infaillible. C’est le miracle perpétuel d’une sève inépuisable. Il produit comme la nature, avec une variété savante, une diversité heureuse, une facilité divine.

Ce grand homme fut un homme. Il fut de l’humanité, de son temps, de sa race, de son pays. Il souffrit des passions éternelles et des soucis contemporains. S’il vécut dans le passé, il vécut aussi dans le présent. Son âme, en sa fleur, eut ses racines au cœur même du peuple et de la patrie. Il aima la justice et la vérité, et, comme tout homme, il y mêla la violence et l’erreur. L’amour seul est resté. Ce qu’il y eut de terrestre en lui a disparu ; un pur rayonnement entoure sa mémoire. Il est comme ces glaciers des Alpes qui expulsent d’eux-mêmes les corps étrangers pour demeurer en leur pureté naturelle. Leur transparence nourrit des fleuves. Michelet est une des belles sources humaines. Buvons-y l’eau magique et qu’elle nous fasse entendre, comme à lui et par lui, la voix de l’amour, et distinguer, du haut de la montagne, dans l’air limpide et la terre vivante, le bruit que fait l’aile de l’oiseau ou l’antenne de l’insecte, et percevoir le secret de la vie, à travers le murmure des siècles et la rumeur de la mer.

[Une étude sur Michelet où le nom de Mme Michelet n’est point prononcé pourrait paraître incomplète. Les pages qui suivent aideront à réparer cette lacune, qui eût été regrettable.]

Mme Micheletg est morte à Paris, dans la maison même où habita longtemps le grand historien et où elle lui survécut durant les longues années d’un veuvage entièrement voué au culte d’une mémoire dont elle fut, il faut le dire, avec une piété acharnée, la servante enthousiaste et opiniâtre.

Tous les « michelettistes » connaissent cette demeure de la rue d’Assas, qu’une plaque de marbre recommande à leur vénération. Le quartier est calme et doucement provincial. Les grands arbres du Luxembourg dressent sous les fenêtres leurs feuillages ombreux ; mais ce coin de verdure au centre de Paris ne suffisait pas au goût champêtre de Mme Michelet ; elle habitait aussi une petite villa à Vélizy, tout près des bois de Chaville. Un buste de Michelet, si je me souviens bien, ornait la façade. J’ai passé là, un jour d’été. Les fleurs embaumaient par-dessus le mur ; des hirondelles volaient en criant et éventaient de leurs ailes promptes et familières le visage sculpté de celui qui les avait chantées en poète et en ami.

Lorsque MlIe Mialaret connut M. Michelet, l’aima et l’épousa, elle était jeune encore et lui déjà vieux, de plus homme d’étude et de bibliothèque. Sa jeunesse, il l’a écrit, avait été pauvre, âpre et triste ; son adolescence orageuse et tourmentée, mais chaste, mais sévère. L’histoire avait pris pour elle, intactes, toutes les forces de ce cœur et de cet esprit. Il fut l’esclave de son œuvre. Elle l’enferma, parmi les livres, sous la lampe. Pour elle, il remua la poussière des siècles. Un autre se fût desséché à ce labeur ; lui, y garda toute sa flamme intérieure, par qui il vit clair dans ces ténèbres du passé. Il se réchauffa à la lumière même qu’il y portait.

Il sortit de ce dur voyage à travers les temps, alerte et robuste, mais l’esprit irrité et violent, les nerfs tendus, l’âme toute contractée encore de colère et de méditation douloureuse, avec, au front, ce pli d’amertume particulier à quiconque a trop étudié les hommes et les a vus de trop près, dans le présent ou dans le passé, en imagination comme en pratique. Ce sublime Diogène avait aux épaules le manteau sanglant de l’histoire, à son poing la lanterne implacable dont il éclairait la face convulsée des siècles, mais il lui manquait l’humble chien dont la fidèle présence abaisse la pensée altière à un niveau plus indulgent et plus familier.

 

Michelet jeune avait été tendre et sensible, virgilien, comme il le disait volontiers. Il avait aimé la nature : Mme Michelet l’y ramena par les voies de l’amour. En cela son influence fut précieuse et salutaire. Michelet la suivit en sa douce passion pour les animaux et les plantes, les fleurs et les insectes, pour cette vie légère, imperceptible et lente qui anime les paysages amis. Elle lui communiqua un amour patient et attentif des choses, le courba sur la marche d’une fourmi dans le chemin, sur le caillou de la route, sur les mousses du sentier. Elle lui apprit les oiseaux et les abeilles. D’elle date un Michelet plus attendri et comme féminisé. Il se mêle à sa fougue native, à sa violence naturelle je ne sais quoi de flexible et de gracieux. Son esprit orageux lui doit ses éclaircies. J’imagine qu’à ce beau livre de la Mer, qu’ils écrivirent ensemble, elle apporta les algues délicates et les coquilles nuancées. Il y mit l’écho des houles, le mouvement des marées, le grand murmure des eaux marines.

Mme Michelet fut la collaboratrice de son mari. Soit par des pages intercalées, soit par d’autres confondues à celles du maître dont on sent au labeur commun la retouche puissante et définitive. C’est à cette communauté que Mme Michelet prit le droit, dont elle abusa dans la suite, en nous donnant des œuvres posthumes de Michelet trop visiblement faites de notes éparses, qu’elle raccordait et liait entre elles avec plus de zèle que de discrétionh.

Mme Michelet malgré tout fit haute et bonne garde à la mémoire publique et privée de son mari. Elle se résigna mal à la période d’oubli qui suit la mort de tout grand homme. Elle était impatiente et tenta de hâter l’heure où les œuvres, d’elles-mêmes, renaissent pour ne plus mourir, s’établissent définitivement à leur place d’admiration. Elle talonna par tous les moyens cette sorte d’indifférence momentanée. Sa vie se passa à cette pieuse besogne, mais, avant de disparaître, elle a pu voir s’accomplir ce qu’elle désirait. Michelet a reconquis son rang littéraire, et, si sa valeur d’historien reste discutée, son génie d’écrivain est reconnu. Avec Balzac et Saint-Simon, il est notre Shakespeare. On a fêté son centenaire au Panthéon. Belle fête, mais officielle, et à laquelle manqua cet élan populaire si cher à l’auteur du Peuple.

 

Michelet, il faut l’avouer, est plus célèbre que populaire. La démocratie, sur qui il comptait tant, lui fut ingrate. J’ai le sentiment qu’il n’est guère lu que par les lettrés. Il eût voulu plus. Il rêva d’être un auteur national. Il ne l’est pas. Son portrait n’est nulle part ; sa figure est presque inconnue. Sa statue n’orne aucune place. Comparez avec Hugo, dont le masque est partout familier. Le grand poète l’a emporté sur le grand historien. L’un est entré dans la gloire universelle, l’autre est resté sur les confins de cette adoption par tous qui fait d’une œuvre une sorte de propriété publique. Michelet compte encore des adversaires, qui l’admirent mais lui en veulent.

On lui reprochera toujours son irritante partialité, ses injustices, ses rancunes, d’autant plus que l’idée qu’on se fait d’un historien implique au contraire des qualités de mesure, de vérité, de balance qu’il n’a point. J’en sais qui ne lui pardonnent pas, par exemple, son Louis XIV si injurieux, si vindicatif, si volontairement caricatural et les moyens qu’il emploie pour rabaisser la plus étonnante figure de notre histoire monarchique. Auprès de beaucoup son Histoire de la Révolution, si inique et si montrueuse en bien des parties, lui nuira toujours ; mais il est un point où tous s’accorderont et une vertu que personne ne pourra refuser à cet esprit si plein de contradictions, de bourrasques et de remous : son amour sincère et passionné de la patrie, cet amour qui est la force même de son œuvre, la soutient, l’anime, la vivifie, la nourrit, en est le principe et le fondement, en fait non seulement une Histoire de France, mais une Histoire de la France.

 

Michel et aima la France. Son patriotisme n’est ni intolérant ni étroit. Il a un haut sens des intérêts communs à l’humanité tout entière. Nul ne rêva, avec plus de passion et de mysticisme même, la fraternité des peuples, mais dans cette union théorique dont il imaginait l’avenir de lumière et de paix, il respectait l’existence propre des nations et n’entendait nullement confondre les patries.

La sienne lui semblait grande et belle entre toutes. Il avait assisté en esprit à sa formation laborieuse à travers les âges et suivi pas à pas ses destinées diverses. Il l’avait vue, de siècle en siècle, se renforcer et se parfaire, se créer ses institutions, ses mœurs et son génie, se constituer son territoire, se bâtir ses villes, tour à tour prospère ou misérable, conquérante ou envahie, victorieuse ou vaincue, toujours inépuisable en ressources appropriées, en renaissances inattendues, en énergies fécondes, et ce grand spectacle lui avait rempli l’âme de douleur et de joie, d’un amour infini pour cette France dont il avait ressenti si profondément la vie intime et historique.

« La France est une personne », a dit quelque part Michelet, et comme telle, au seuil de l’œuvre où il va retracer, dans un langage enflammé, son aventure séculaire, il place son portrait. Tout le monde a lu ces pages fameuses où Michelet a exprimé ce qu’on pourrait appeler la stature et le visage de la patrie. Il nous fait voir le mélange heureux de races et de contrées qui l’ont formée et la rendent en même temps diverse et une. Il nous fait parcourir ses provinces et caractérise d’un trait profond la nature de chacune d’elles et sa place dans l’ensemble harmonieux qu’elles constituent. Suivez page par page ce merveilleux Tableau de la France. Elle y est tout entière, avec ses fleuves, ses montagnes et ses forêts, sa Bretagne rose et grise, sa verte Normandie, sa plantureuse Bourgogne, sa Provence lumineuse, son Auvergne et sa Picardie, avec sa terre et son ciel, avec ses fruits et ses hommes.

Le sentiment de la patrie chez Michelet n’est pas seulement abstrait et philosophique, il n’est pas seulement non plus historique ou politique ; il est sentimental et, si on peut dire, amoureux, et c’est justement ce qui fait sa force et sa grâce. Il aime la terre de France pour sa saveur particulière et sa vertu native. Lorsqu’il nous raconte Jeanne d’Arc chassant l’Anglais de la pointe de son épée victorieuse, il est joyeux de sa victoire. Il y voit le royaume enfin libre de l’étranger et pouvant reprendre sa vie nationale, mais j’y sens aussi le soupir de la terre délivrée. S’il salue le Roi de Bourges enfin Roi de Paris, il salue aussi le sol reconquis où les moissons pousseront désormais leurs épis sans être foulées aux talons des archers de Bedford ou de Talbot.

J’aime en Michelet ce sentiment de la patrie uni au sentiment de l’humanité. Il est beau d’avoir écrit le Tableau de la France et d’avoir écrit les pages de haute fraternité universelle éparses çà et là dans son œuvre. Mais, croyez-le, à l’occasion, Michelet eût subordonné ses rêves d’apôtre à ses devoirs de citoyen. Il ressemble à ces oiseaux que leurs fortes ailes mènent haut et loin et dont le vol traverse les continents et les mers, mais qu’un instinct fidèle ramène chaque année à la terre natale et au vieux mur où pend leur nid.

II — Alfred de Vigny

Les cloches des anniversaires romantiques commencent à sonner pour nous, une à une. Elles recommandent à notre piété, après cent ans, le souvenir de glorieuses naissances. D’abord ce fut l’angelus matinal de Lamartine ; puis, la Ville saluera de tous ses bronzes aériens la venue en Balzac, de celui qui recréa, en son œuvre universelle, la rue et la maison, avec l’aspect des visages, le secret des âmes et tous les masques innombrables du désir, de la passion et de la douleur.

La grande époque a commencé. Voici la fine clochette de sacristie, sournoise et vert-de-grisée, que fut Sainte-Beuve. Hugo la couvre de son bourdon assourdissant, balancé par les forces de la vie et du vent, au sommet de quelque gigantesque et délicate cathédrale dont l’artiste lui-même établit les assises, fusela les piliers, arc-bouta les voûtes, épanouit les rosaces, sculpta toutes les pierres et dressa la tour d’où son âme sonore chante toujours au métal éloquent qu’elle anime, vivifie et tourmente. On entend dans la rumeur les sonnailles rustiques de George Sand se mêler au grelot grêle d’Alfred de Musset. Une volée retentissante précède Théophile Gautier, comme d’une église construite des restes d’un temple païen. Des clochettes d’argent, pareilles à celles que la Chimère de Flaubert suspendit au tombeau de Porsenna, personnifient Gérard de Nerval. Aujourd’hui écoutons la cloche de cristal, fragile en sa limpidité mélodieuse, qui commémore en nous la naissance d’Alfred de Vigny.

 

Alfred de Vigny naquit en 1797, à Loches, où ses parents habitaient par suite des hasards de l’époque. Elle ne leur ménagea pas les terreurs communes, mais les circonstances leur évitèrent pourtant d’émigrer. S’ils subirent la suspicion jacobine, la confiscation nationale et même la geôle révolutionnaire, ils ne connurent pas du moins les misères et les attentes de l’exil royaliste, la fuite, la solitude étrangère, le vagabondage inquiet, la petite place de la petite ville d’Allemagne, les dédales faméliques d’un Londres, les auberges rhénanes ou les galetas anglais. La vieille ville tourangelle de Loches, qui les tint en ses prisons, les abrita ensuite en sa paix hospitalière. C’est là qu’ils demeurèrent, loin des manoirs beaucerons et des terroirs de la race, et trouvèrent le gîte où passer inaperçus. La pauvreté qui assimile à presque tout et confond dans son égalité les y aida. Monsieur et madame de Vigny vécurent pauvrement, mais ils vécurent. J’ai eu entre les mains une assez fine petite miniature, un portrait d’une femme de ce temps ; madame de Vigny l’avait peinte et vendue. Ce ne fut pas la seule, sans doute, mais celle-là me parut touchante d’avoir été coloriée, peut-être au chevet du berceau où dormait un enfant illustre.

Ensuite, quand la contrainte où les avaient tenus les années révolutionnaires cessa, les Vigny vinrent s’installer à Paris. Madame de Vigny était fille d’un marin, ancien chef d’escadre, le marquis de Baraudin. M. de Vigny, de bonne souche, était un gentilhomme spirituel et lettré. Le sentiment d’un passé encore proche, mais si différent déjà, persistait fortement en lui avec la mélancolie naturelle que donne au souvenir le regret de ce qui n’est plus. Il avait connu la cour et les camps, la vie plantureuse de l’ancienne province, la pompe du royal Versailles ; il en conservait la mémoire et la transmit à son fils qui ne la perdit jamais. Alfred de Vigny revécut dans les récits paternels l’existence d’autrefois, la guerre et la chasse. Il sut les grandes meutes à loups et les beaux exploits de vénerie, les aventures maritimes et militaires des aïeux, connut les généalogies et les parentés, les anecdotes de famille, toute une tradition intime dont il reçut le dépôt avec respect, mais sans se méprendre sur sa valeur réelle. Sa qualité de gentilhomme ne le rehaussa point tant à ses propres yeux qu’il ne lui en préférât une autre :

J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe ? il n’aura de mémoire
Que du jour seulement que mon front l’a porté !

Par cette éducation du foyer, rétrospective et conteuse, Alfred de Vigny risquait de s’attarder à des rancunes légitimes et à des retours superflus. Le séjour du lycée nourrit ses rêveries d’images plus violentes. Les contre-coups de la grande époque napoléonienne retentissaient profondément en ces jeunes âmes aux écoutes. Le tambour scolaire leur évoquait la vaste rumeur belliqueuse du dehors. Les innombrables ruches des tentes essaimaient le bourdonnement des abeilles impériales. L’antique Iliade, dont ces enfants déchiffraient le texte guerrier, recommençait avec d’autres héros et d’autres dieux. Tout semblait rapprocher les deux épopées. Mille détails familiers favorisaient l’équivoque. Les courts glaives, les casques, les boucliers ronds, le martial laurier reparaissaient aux cuivres des consoles et décoraient les frises des salons. Paris et Hélène en or moulu s’enlaçaient aux socles des pendules où Achille courbé renouait la sandale à son talon vulnérable. Le désir de l’action hantait les cerveaux adolescents. Comme tous les jeunes gens de la cité, Alfred de Vigny rêva la gloire des armes, mais l’Empire tomba. La Restauration lui offrit l’uniforme. Il le porta pendant quatorze ans. L’ère des batailles était close. La pratique du devoir remplaçait la chance du haut fait.

Par une sorte de malicieuse coquetterie, la fortune lui permit le plaisir juvénile d’endosser la brillante casaque des mousquetaires rouges. Il connut l’épaulette d’or, l’éperon qui sonne, le cheval qui caracole, l’ample manteau blanc où l’on se drape avec élégance, juste assez de temps pour escorter, sur la pluvieuse route de Flandre, le roi Louis XVIII en fuite vers Gand ; mais après les Cent Jours, au licenciement de la Maison du Roi, il se trouva lieutenant dans l’infanterie. Rien ne rompit la monotonie de ces quatorze années de pacifique service. Elles durent lui paraître longues en leur inaction méthodique. Nul n’a mieux senti que Vigny la duperie de cette existence. Résigné à la subir, il voulait au moins l’endurer consciemment, non avec l’apathie d’un mercenaire, mais avec la clairvoyance d’un philosophe. Il a scruté à fond le métier qu’il exerçait. Il en étudia, en lui et autour de lui, les déboires et les mélancolies ; mais il en comprit la grandeur, s’il en connut la servitude, et la conscience de l’une le rendit stoïque envers l’autre. Son caractère en garda une dignité singulière. L’étude et la rêverie furent le double refuge et le recours de son âme passionnée. La discipline a cet effet que, n’ayant pas à disposer de soi-même, on peut mieux vivre en soi-même, et il y vécut. Il traversa des garnisons diverses. Pau et Dieppe l’hébergèrent. Vincennes l’abrita. Son sabre d’officier raya la poussière des routes. L’étape et la parade le lassèrent également. Si isolé qu’on se veuille, cette vie en commun impose des camaraderies. Il s’y instruisit et y trouva les exemples de la vraie Vertu militaire, dont il nous a laissé le portrait entre les graves figures de l’Obéissance et de la Responsabilité. Son beau livre de Servitude et Grandeur est né de cette méditation. Il est d’un homme qui a vu et d’un homme qui a pensé, le chef-d’œuvre simultané d’un conteur et d’un philosophe, et ces deux qualités se renforcent l’une par l’autre. On sent, aux épisodes du récit, la forte réalité de l’expérience, non pas peut-être, la réalité des événements et des personnages, mais, certes, la vérité des sentiments et des caractères.

Il y a dans cette œuvre de Vigny une double beauté, beauté dramatique et beauté didactique. Personne, même Mérimée, n’a conté avec plus de sobriété et de mouvement. Nul n’a disserté avec plus de logique et d’ampleur, et n’a su être en même temps lapidaire et vivant. Un bas-relief semble là, sculpté au revers d’une table de la loi. Deux arts y adossent, l’un son émotion laconique, l’autre sa sécheresse démonstrative.

Les quatorze aimées où Vigny vécut et pensa ce livre qu’il n’écrivit que plus tard prirent fin en 1827 par son mariage. Le capitaine de Vigny redevint le comte Alfred de Vigny. Il lui restait de ses longs services un sentiment de justice et de pitié, le culte de l’honneur, une sorte de stoïcisme hautain, le goût de la solitude et de la retraite. Il lui restait aussi une forte nourriture intellectuelle faite de lectures, d’expérience et de rêverie, tout ce qui alimente et soutient l’inspiration, seconde les forces intimes du génie ; et il pouvait s’enorgueillir, mieux que d’un stérile laurier de batailles, du rameau d’or sibyllin où s’épanouissaient, premières fleurs odorantes et sombres du printemps romantique, Moïse, les Poèmes anciens et modernes et la divine Éloa.

 

Le Cénaclei qui, pendant dix ans à peu près, de 1825 à 1835, groupa les disciples d’une même foi, se composa, comme il arrive toujours en pareil cas, des personnalités les plus disparates. Si une école proprement dite ne s’y forma point, des amitiés y naquirent de sympathies réciproques. Il serait curieux et piquant d’écrire l’histoire des amitiés romantiques, mais je me bornerai à rechercher quels pouvaient être, pour Alfred de Vigny, les points d’entente avec ses plus jeunes compagnons. Certes, il existait entre eux un goût simultané pour la poésie et un même sens fondamental de ses nécessités actuelles. Le classicisme était la cible commune de toutes les flèches. Toutes visaient le hibou déplumé de la Minerve boiteuse ; mais, malgré l’unanimité du but, le poète d’Éloa devait se sentir déjà isolé parmi les nouveaux prétendants. Il avait tendu l’arc avant eux. Vigny n’est point de l’heure juste, il est d’avant et d’après ; il devance et il survient. Il ne faut pas oublier qu’il écrivait le « Moïse sur l’Horeb » quand Hugo balbutiait encore le « Moïse sur le Nil » des Odes et Ballades. Néanmoins, des liaisons s’établirent entre les écrivains du groupe ; celle d’Alfred et de Victor fut intimej. Hugo, à son mariage, prit Vigny pour témoin. Les deux poètes s’aimèrent, mais il y avait en Hugo un désir de suprématie qui augmenta à mesure qu’il le satisfaisait. Ses visées de chef d’école durent mal s’accommoder d’un rival gênant. Si Hernani fut plus tard la journée décisive du romantisme, la représentation du More de Venise reste un bon combat d’avant-garde, et l’honneur lui revient d’avoir précisé le conflit. Hugo n’aimait pas qu’on le prévînt. Aussi, peu à peu, l’amitié des deux poètes se refroidit. Plus tard, aux premières tentatives académiques de Hugo, quelques-uns lui opposèrent Vigny. La rupture fut complète. Rien, ni le temps, ni la gloire ne calma jamais l’irritation rancunière de Hugo, qui, trente ans plus tard, disait de l’auteur d’Éloa, de Chatterton et des Destinées : « J’ai connu autrefois M. de Vigny. C’était un gentilhomme fort distingué. Il avait composé un beau poème espagnol Dolorida. A-t-il écrit autre chose ? » Les hommes sont oublieux ou se souviennent trop. Sainte-Beuve, lui, se souvint. Comment passa-t-il envers Vigny de l’amitié la plus exaltée à l’antipathie la plus acrimonieuse ? Sainte-Beuve n’aimait pas les poètes. Poète manqué, il ne garda de la lyre que les cordes pour les faire servir de fouet à ses rancunes, dont la principale et la plus cuisante était sans doute contre lui-même. Il lui arriva, en effet, que sa maigre veine poétique se tarit à mi-chemin et, en se retournant, il pouvait voir le mince méandre qu’elle traçait à distance. Vigny aussi, plus tard, n’écrivait presque plus de vers, mais il entendait derrière lui l’écho d’une voix immortelle. Ceci apaise, cela aigrit. Sainte-Beuve détestait non moins le hautain silence de Vigny que l’abondance prodigieuse de Hugo, grandi d’années en années, emporté dans le tournoyant vertige de son verbe inépuisable.

La partie fringante et turbulente du Cénacle devait plaire médiocrement à Vigny, pas plus le bon Gautier, alors dans la truculence de sa verve et qui n’avait pas encore atteint la sérénité où se pacifia sa maturité, que le dandy Musset, libertin, coquet et capricieux, ou l’exubérant Dumas, promenant à travers l’histoire de France sa fantaisie de feuilletoniste dont le sans-façon pouvait paraître singulièrement hardi et malappris à Invocateur élégant et discret de Cinq-Mars. Alfred de Vigny, d’autre part, avec sa réserve polie, sa froideur aristocratique, et ce que Sainte-Beuve a appelé méchamment « sa perpétuelle hallucination séraphique », devait déconcerter ses contemporains. Dumas s’étonne quelque part du peu de place que tenaient chez son ami les matérialités de la vie. « Personne de nous ne l’a jamais surpris à table », et cela dut en effet laisser rêveur le futur auteur d’ouvrages gastronomiques. De plus, Vigny, créateur d’une poésie transparente, diamantaire, sonore sans bruit, écrivain d’une prose flexible et sobre, devait peu estimer le maquillage historique de Dumas, le vestiaire colorié de Gautier, les mascarades byroniennes de Musset. Comment celui qui rêvait d’être, comme il l’a dit, « un Raphaël noir » se fût-il pris à des fresques peinturlurées, à des vitraux trop vifs, à des vignettes à la Johannotk ? Je ne vois guère, parmi tout le Cénacle, qu’un esprit avec lequel il aurait pu sympathiser, quelqu’un situé comme lui un peu à l’écart du romantisme, poète charmant qui ne laissa que quelques vers, conteur délicieux de brèves histoires, le doux, l’insaisissable, le vagabond Gérard de Nerval. Tous deux ils aimaient la netteté brillante du style dans la tradition du XVIIIe siècle, de Voltaire et de Diderot, tradition très française que Vigny fit plus laconique et plus grave, que Nerval rendit plus souple et plus intime. L’un semble conter pour le roi Salomon, l’autre pour la reine de Saba.

Ces sourdes hostilités, provenant de différences de nature, persistèrent, s’accrurent et finirent par séparer les unes des autres ces personnalités diverses. Il dut, certes, y avoir en tout cela de la faute de Vigny. Les torts de son orgueil et de sa hauteur sont probables. Imaginons-le, d’après le souvenir qui est resté de lui, avec sa figure belle et froide, la correction de ses manières polies non sans affectation ; son souci aristocratique de ne point se commettre et un peu, comme l’a dit l’aigre Sainte-Beuve, son sourire de « bel ange qui a bu du vinaigre ». Ajoutons qu’il eut l’esprit mordant et aiguisé. Il savait descendre, quand il le fallait, de la solitude taciturne de sa pensée aune appréciation très caustique des hommes et des choses. Vigny était fort spirituel. Cela aurait pu lui concilier au moins les bonnes grâces des survivants d’une époque où cette façon d’être prévalut ; c’est à l’un d’eux pourtant qu’il dut sa célèbre mésaventure académique. M. le comte Molé, qui l’y reçut, se trouva l’instrument de la coterie sénile de l’Illustre Assemblée. La maladresse du récipiendaire favorisa l’attentat à coups d’épingles dont souffrit vivement le poète. Ses anciens amis du Cénacle se divertirent à ses dépens.

Sainte-Beuve dressa, dans un article célèbre, le procès-verbal de l’affaire, qui fit du bruit et dont Vigny ressentit toujours la mortification. Il faut croire qu’il en garda quelque rancune contre la Compagnie, où d’ailleurs il ne s’acclimata jamais bien. On raconte qu’à une séance où l’on s’occupait d’attribuer le prix de poésie et où l’on discutait les candidats, un académicien fit remarquer la méchante qualité des envois.

  • — Pourquoi donc, ajoutait le digne homme, nous adresse-t-on toujours des choses médiocres ?
  • — Mais, Monsieur, lui répondit Vigny avec son plus beau sourire, mais, Messieurs, pour vous plaire.

 

Alfred de Vigny était un homme grave et fréquentant de hautes pensées, familier des grandes rêveries humaines et soucieux d’y égaler la sienne. Il ne fut, à proprement parler, ni un philosophe, ni un moraliste, ni un sociologue, mais il avait des vues personnelles sur la philosophie, la morale et la société, sans pour cela créer des systèmes, écrire des traités ou préconiser des formules. Tout cela se fondait en une forte intelligence générale. Il pratiqua la noble habitude de la méditation et, poète, il médita sur la vie sociale du poète, de même que, soldat, il avait médité sur la vie sociale du soldat. De là naquirent Servitude et Grandeur militaires et Stello. Des trois récits qui composent ce dernier livre et qui veulent exposer le sort du poète sous trois formes gouvernementales diverses, l’un est un chef-d’œuvre d’émotion dramatique et historique ; mais venons-en tout de suite aux conclusions que tire Vigny de la triple fatalité que subirent Gilbert, Chatterton et André Chénier.

Voici, sommairement : Le Poète est victime d’un ostracisme perpétuel. Aucun pouvoir politique ne l’accepte. Donc séparer la vie politique de la vie poétique. Vivre solitaire, car la solitude est sainte. Il faut admirer l’éloquente magnificence avec laquelle Vigny commente le précepte, mais il ne l’admet pas en son obligation, sans un arrière-regret. Au fond, pour lui, le poète n’est pas seulement un solitaire créateur de beauté, c’est aussi un missionnaire d’idées, non seulement d’idées esthétiques, mais encore d’idées morales, religieuses et philosophiques. De là un droit latent de participer à l’ensemble de la cité d’une façon effective au lieu de ne s’y voir admis qu’en superflu. Vigny se trompe. Cet ostracisme est la sauvegarde du poète. Il l’exile en lui-même au lieu de le mêler à tous. Le poète n’a besoin que de solitude et de liberté. Il ne porte à la main ni un sceptre, ni un glaive, ni une balance, mais un miroir, non pour que chaque homme s’y voie soi-même tour à tour, mais pour que la Beauté s’y mire et y sourie à son visage surnaturel.

Il existe pourtant une autre conséquence de cet ostracisme, dont l’effet est plus humblement tragique que la sanglante péripétie d’un André Chénier aux prises avec la brutalité d’une démocratie sanguinaire. Chatterton nous en offre un exemple pathétique. C’est de lui que se sert Vigny pour attribuer au poète un droit, indépendant de toute politique et simplement humain, un droit qui est le droit de vivre, le droit au « temps et au pain ». Ce droit, naturel en toute circonstance, est ici sacré. Il existe en vertu de l’utilité mystérieuse du poète, utilité supérieure dont la société devrait admettre au moins le principe si elle n’en sait pas comprendre la légitimité secrète. Le nier, en certains cas, aboutit à la mort, au suicide total ou partiel de l’être doué du céleste don miraculeux où il est nu. Suicide physique ou mental, car, en face du déni, le poète doit choisir. Disparaître tout entier, corps et âme, ou ruser, et ruser avec lui-même, c’est-à-dire trouver dans les parties les moins essentielles de son être intellectuel des ressources utilitaires, dont l’usage est une déperdition inévitable de sa supériorité par l’obligation où il se trouve d’en suspendre ou d’en réduire l’exercice. C’est ce qui se produit fréquemment en pratique, où le poète se trouve forcé de disposer à deux fins de sa vie et de sa pensée. Puisque sa personnalité réelle n’obtient pas dans la société sa place due, il se voit forcé à l’emploi de ses facultés secondaires pour nourrir la principale, mais cette vertueuse hypocrisie n’a pas heu sans risques graves et sans dommages qui, si minimes qu’ils paraissent jour par jour, laissent au total un déchet dont la somme peut être incalculable. Encore faut-il que le poète soit capable d’accomplir ce dangereux dédoublement, et il est des cas où un être touché de génie est en proie à un démon exigeant qui ne se laisse pas distraire et fasse d’une incapacité sublime la condition même de son sortilège. C’est un esclavage de ce genre qu’expose, en Chatterton, le beau drame d’Alfred de Vigny. Dans l’éloquente préface de la pièce, il pose les conditions abstraites de son héros, et il faut lire le portrait qu’il trace du Poète par rapport à ce qu’il nomme le Grand Écrivain. Il suppose l’un inapte à tout sauf à « l’œuvre divine », tandis que l’autre, par l’équilibre d’une force souveraine, domine son temps « et marche le pas qu’il veut ». L’un est un être d’imagination et de sensibilité, l’autre un être de haut bon sens et de raison ; il résiste aux circonstances et les maîtrise, tandis que son frère malheureux en dépend et y succombe si la société refuse à sa mystérieuse destinée le crédit qu’il réclame et l’acte de foi qu’il exige. Chatterton meurt de la place de laquais dont vécut Rousseau.

Ce drame de Chatterton reste peut-être le plus beau de tout le théâtre romantique, par sa passion nerveuse, son sobre décor, sa portée et ses conséquences, — par ce qu’il est et par ce qu’il prépare. Vigny l’a caractérisé d’un mot qui eut dans le siècle un retentissement profond, celui de Drame de la Pensée, Vigny devance son temps.

 

Alfred de Vigny fut un initiateur. Il fut, et je vois là son principal titre de gloire, un des ouvriers de la refonte de la poésie française au commencement du siècle, refonte où elle se purifia et s’enrichit à jamais et dont survécurent les médailles durables et immortellement laurées,

La poésie française, au cours du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, en était venue, par décharnement et par atrophie, à la plus misérable décrépitude.

D’une langue parcimonieuse, elle monnoyait une somme d’idées restreinte. Jeux d’esprit, madrigaux, platitude descriptive, didactisme, enflure ! Elle avait perdu à des coquetteries le sens de la beauté. Fardée à la fois et rachitique, elle se ratatinait en des grâces vieillottes ou se gonflait de déclamations vaines. Les flûtes même de Virgile devenaient un pipeau de bergerade aux lèvres essoufflées du bon abbé Delille. Au théâtre, une parodie involontaire grimaçait au masque ridé d’une Melpomène anémique. Le vaste mouvement des esprits contemporains évitait la vieille idole qui, au fond de son temple à la mode, rabâchait ses oracles. André Chénier, un instant et en secret, enguirlanda l’urne où reposaient les cendres précieuses. La Muse vivante souffla au visage du fantôme ridicule. Mais les dieux, impitoyables même à ceux qu’ils chérissent, infligèrent au nouvel Orphée une mort ménadienne. Sa tête mélodieuse tomba ; mais la Lyre avait frémi ; des mains pieuses la recueillirent et Vigny le premier, ensuite, en fit vibrer les grandes cordes.

Il ne faudra pas croire, pourtant, que l’esprit poétique eût disparu entièrement de l’âme du XVIIIe siècle ; mais le hasard et le caprice des destinées en dotèrent des hommes dénués du pouvoir d’en produire la manifestation essentielle. Certains le possédèrent instinctivement, le mêlèrent à leurs écrits qu’il pénétra d’une grâce particulière. Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand furent des poètes, mais la prose seule bénéficia de leur génie. Ils la rafraîchirent et la vivifièrent et c’est en elle qu’il fallait reprendre pour le vers la nourriture qui lui manquait. Il fallait lui redonner la substance vitale et incorporer à son squelette les éléments de poésie dispersés dans la pensée et dans la langue, lui restituer la domination souveraine qui est la sienne aux belles époques. Vigny contribua hautement à cette restauration.

Les Poèmes anciens et modernes et l’Éloa renouvelèrent l’inspiration de la poésie française en remontant aux sources antiques et bibliques, en revenant au sentiment et à la nature. Le Moïse est une grande date littéraire. La langue y retrouva une ampleur perdue ; des couleurs effacées depuis longtemps réapparurent. Une sonore souplesse anima le vers. Avec Éloa la poésie recouvra des grâces désapprises, une force oubliée, une transparence délicieuse, une irisation fluide, un charme secret, le sens de l’ombre et du mystère. Non que ce beau poème soit néanmoins parfait dans toutes ses parties, mais il vaut par la nouveauté d’imagination, par une sorte de moiteur brumeuse et étincelante qui pénètre sa mélancolique beauté. Certes il conserve encore des traces du déplorable goût poétique qui sévit au XVIIIe siècle. On y retrouve des procédés de composition qui rappellent les Saisons de Saint-Lambert ou le Printemps d’un Proscrit du pauvre Michaud. Modes de composition chers à la littérature épique et didactique et dont l’origine, sans doute virgilienne, n’excuse pas le malencontreux artifice. On rencontre par endroits dans Éloa de ces longues comparaisons qui, au lieu d’éclaircir la pensée par une métaphore qui s’y ajoute, se développent pour elles-mêmes en virtuosité. Ainsi l’essor angélique d’Éloa, au premier chant, motive l’étonnant couplet comparatif sur le vol du colibri de la Louisiane dont la précision exotique et le didactisme s’ajustent mal au tissu lumineux et opalin du poème. Et encore le curieux paragraphe :

Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse

étonne comme un plaid écossais dans un tableau de Gustave Moreau ou comme une cornemuse mêlée aux harpes de Sion.

Mais, hors ces singulières erreurs, que de beautés réelles ! Comme le vers chante, caresse, murmure et supplie ! Éloa est la naissance même de la poésie moderne. Une eau lustrale a touché au front la muse païenne d’André Chénier et c’est le pur diamant d’Éloa que nous retrouverons, noir comme la nuit, aux diadèmes bizarres des anges dont Lamartine chanta la chute, et qui étincellera, bleu comme le ciel, à la couronne du Satan dont Hugo chantera la fin lumineuse.

 

Alfred de Vigny est un grand poète et la beauté de ses poèmes a ceci de surnaturel qu’elle se dégage parfois de la forme la plus embarrassée et la plus maladroite. On y sent la pensée aux prises avec une difficulté d’expression où elle succombe parfois, mais d’où elle sort souvent radieuse et résumée aux plus beaux vers qu’un homme ait jamais écrits. Cette beauté suprême, victorieuse de l’épreuve à laquelle la soumet une sorte d’infirmité native, répand sur ce qui l’entoure son rayonnement divin où disparaissent les imperfections voisines. Qu’importent les labyrinthes de périphrases alambiquées, les détours des inversions pénibles, les traverses d’images confuses, quand on arrive au sommet d’où tout se coordonne et s’unifie en un paysage transparent et pur !

Il ne s’agit pas là seulement des tout à fait mauvais poèmes de Vigny. Chaque poète en a de tels dans son œuvre. S’il les y garde, c’est qu’il voit en eux le fantôme qui y rôde sans avoir pu se réaliser. Non, je veux parler de poèmes justement célèbres et ceux-là même ne sont pas exempts de ces vers où l’expression s’estropie, où la pensée bifurque, où la langue défaille. La sublime Maison du Berger elle-même contient quelques-unes de ces strophes douteuses, mais qu’on oublie en les lisant, pour ne ressentir que la beauté supérieure où s’achève cette harmonieuse lamentation du plus hautainement mélancolique et du plus gravement douloureux de nos poètes.

Ce n’est qu’après la mort d’Alfred de Vigny que parut le recueil qui contient, avec quelques autres chefs-d’œuvre, comme la Colère de Samson, la Mort du Loup, le Mont des Oliviers et l’Esprit pur, cette Maison du Berger. Ce petit volume des Destinées est doublement pathétique, du long silence qui le précéda, du silence éternel qui le suivit. C’est un testament. Vigny y a révélé le secret suprême de sa certitude. Il y a dit son dernier mot d’homme, de poète et de philosophe. Il y a avoué sa triple amertume contre le temps, l’amour et la foi, sa rancune humaine, amoureuse et divine. Un triple sceau de cire noire semble pendre au bas du parchemin funèbre. Vigny fut d’âme passionnée et mélancolique ; son désespoir spirituel se mêla aux angoisses toujours vives de sa sensibilité. Il restera parmi les grands tragiques de la pensée, et ce furent de douloureuses rêveries celles où son long silence consuma intérieurement les forces méditatives de son actif esprit. Cette vie taciturne où il se renferma presque durant vingt-cinq années laisse inquiet du drame de solitude et d’orgueil qu’on y pressent. Sa noire silhouette passe et repasse, en notre imagination, derrière les fenêtres tard éclairées de ce château du Maine-Giraud qu’il aima. Promenade silencieuse d’un homme en soi-même, nuits amères et exaltées où s’épuisa la stérilité apparente de sa retraite. Paris lui plaisait moins que ce domaine dont il décrit l’horizon et les chênaies dans ses belles lettres à la vicomtesse du Plessis. Vie stoïque et triste. Les maux du corps se joignirent à ceux de l’esprit. Le docteur Noir aurait eu deux malades à guérir en un seul. La Tour d’ivoire semblait déjà muette comme un tombeau.

Durant ces années, Vigny écrivit peu. J’entends par là qu’il donna rarement à sa pensée sa forme définitive. Les poèmes des Destinées naquirent à de longs intervalles. Il se contentait de se noter sur des carnets. On a mis au jour quelques-uns de ces précieux feuillets intimes. Une grande âme y souffre, un vigoureux et subtil esprit s’y affirme, un cœur délicat et attentif s’y révèle. On pourrait sans doute compléter la publication de ces reliques. Pourquoi ? Hélas ! il manquera toujours à ces fragments la magie ordonnatrice qu’il n’a pas voulu leur donner. Nous aurions, certes, le sens de sa méditation, ses indices, mais sommairement, sans la rêverie qui l’entourait et la nuançait, sans les images où elle vivait. De l’édifice poétique qu’habitait cette imagination, il ne nous resterait que la ruine disjointe. Nous aurions l’infinitésimale poussière du diamant secret. Lui seul pouvait nous le donner intact, avec sa structure, sa réfraction, ses angles, ses facettes, sa cristallisation exacte. Il l’a fait assez souvent pour que notre reconnaissance le tienne quitte de notre curiosité. Il l’aurait certes fait plus souvent s’il avait moins ressenti cette difficulté d’expression qui est sensible en lui et dont il dut se rendre compte en voyant la déperdition que subissait sa rêverie à se réaliser.

Alfred de Vigny eut d’ailleurs davantage l’amour des idées que l’amour des mots. Il les aima pour elles-mêmes et finit par n’aimer qu’elles. C’est en elles qu’il vécut. Elles le possédèrent au point qu’il dédaigna souvent de les asservir, même aux subtiles lois de l’incantation poétique qui les incarne en leur beauté. Il les préféra en leur essence. Il regarda croître en lui leurs fleurs invisibles, et au-dessus du jardin fermé de son âme douloureuse et odorante, nous voyons voltiger, épars des corolles cachées dont nous respirons le parfum et dont ils portent sur les ailes les couleurs divines, quelques-uns des papillons immortels que la Psyché intérieure envoie jusqu’à nous porter le message de sa mystérieuse présence.

 

Chaque auteur conseille lui-même la façon de l’étudier. Il faut s’y soumettre. Chaque vie de poète a ses intentions secrètes auxquelles il ne sied pas de contrevenir. Vigny eut le respect de lui-même et l’imposa aux autres. Les plus divers subirent cet ascendant. Que M. Ferdinand Brunetière lui applique sa méthode rigoureuse et savante, que M. Anatole France le toise de son scepticisme souriant, c’est avec une certaine émotion que l’un le juge et que l’autre le raconte. M. Maurice Paléologue parle de lui avec délicatesse et réserve. M. Paul Bourget sait l’admirer en nobles termes. J’aurais voulu, pour ma part, mieux fixer sur cette humble médaille commémorative le profil de son souvenir et l’y frapper d’un coin plus net pour que chaque lecteur en emportât dans sa mémoire une image précise.

Il est juste de penser parfois aux grands poètes et d’y faire penser. J’ai pris cette occasion pour rendre hommage à l’un des plus grands. Les hommes de cette sorte ont quelque chose de divin et méritent des temples. Je vois le sien fait de marbre et de nuées, solide et transparent, et je dépose au seuil l’obole prescrite qui, si elle ne vaut guère par le métal qui la forme, empruntera au moins quelque valeur de l’effigie qui l’empreint.

III — Hugo

Il est, à coup sûr, intéressant et légitime de voir derrière une œuvre, de près, l’homme qui la conçut. La critique a droit à des intimités illustres, mais elle doit s’en montrer digne. La mort est indiscrète, mais le voile qu’elle soulève exige, pour le manier, des mains scrupuleuses.

Toutes ne le furent pas. Nous avons vu M. Biré scruter à la loupe la grande vie d’un Hugo avec un minutieux acharnement, pour y surprendre des contradictions, des fautes, des vétilles. Il espionne le génie, pèse l’homme avec des balances d’apothicaire, chicane ses amitiés, suspecte ses haines, en cherche les raisons vilaines et les égoïsmes secrets.

Cependant, si la critique eut envers Hugo cette lippe qu’est M. Biré, je lui connais aussi de plus nobles visages. Je vois M. Renouvier pencher sur cette grande mémoire un front grave et des yeux clairvoyants. Son étude restera un des beaux travaux de ce noble esprit. M. Mabilleau montra du soin, de la perspicacité et de la méthode. Et Paul de Saint-Victor, dont les articles admirables de netteté forment tout un livre sommaire, mais brillantl. Le plus illustre des poètes anglais, Swinburne, n’a-t-il pas écrit sur le Maître des pages dignes de celui qu’elles célébraient et qu’il égala souvent par l’abondance des images, la grandeur des pensées et la flamme des mots ?

De plus, outre ces travaux et bien d’autres, une sorte de commentaire universel de l’œuvre hugolienne gît épars dans les journaux et les revues du temps et de notre temps. Guère d’écrivain, du plus humble au plus célèbre, qui n’ait contribué en quelque façon à cette glose, à la fois nationale et européenne.

Si l’œuvre du poète est connue, sa vie non plus n’est pas ignorée. Privée ou publique, on la sait. Les événements principaux en sont célèbres, littérairement et historiquement. La sympathie de ceux qui l’admirent crée autour d’un grand homme une curiosité à laquelle il échappe difficilement. Chacun veut participer à son intimité. Ce sentiment a trouvé, de nos jours, un appui merveilleux dans la presse et tout ce qu’elle comporte de moyens d’information, hâtifs, parfois, mais serviables à ce goût qu’elle développe à mesure qu’elle le satisfait. Grâce à elle, la postérité connaîtra mieux en son détail l’existence de M. Zola que nous ne connaissons celle de Dante. Celle de Hugo est populaire presque. Il s’y mêle de l’anecdote et de la légende, assez encore pour qu’il soit curieux d’y chercher la vérité. Elle s’édifie peu à peu. Les racontars font place aux documents… En voici un, qui fut célèbre, auquel je veux m’arrêter un peu, avant d’en examiner un autre plus récent.

Il semble évident, pour quelqu’un soucieux de biographie et de psychologie ou plus simplement d’exactitude, que le Victor Hugo raconté par un témoin m de sa vie demeure insuffisant ; ce singulier livre prétend à être la bible des Hugolâtres. Il vaut moins et mieux, car il renseigne sur l’état d’esprit qui régnait parmi les proches du grand homme. Le génie est despotique ; il décrète l’admiration. On lui obéit.

Une simplicité laconique remplit les pages de l’apologiste. L’admiration a des complaisances ; ici elle les a toutes. Cela nuit à maint détail, précieux autrement. L’attitude humaine décrite là ne laisse pas d’être fort belle, mais on sent que le Maître regarde par-dessus l’épaule du scribe. Sa présence auguste ne se contente pas d’inspirer, elle intervient et semble dicter le témoignage. La plume qui écrivait certains récits impersonnels des Choses vues a trempé au même encrier où s’alimenta le roseau qui rédigea l’évangile hugolien. Il y a des documents qui sont un peu trop, tout de même, de première main.

Celui qu’on nous offre aujourd’hui paraît plus intéressant et semble plus véridique. Nous avons le premier volume de la Correspondance du poète.

Cette cérémonie posthume de la Correspondance devient de rigueur pour toute gloire. Nulle n’y échappe ; quelques-unes y gagnent. Le stoïque et discret Flaubert nous a appris par la sienne avec quel labeur on écrit un chef-d’œuvre. Nous savons par elle l’angoisse méritoire où vécut pendant trente années l’illustre romancier. Les traits de sa physionomie s’y renforcent et notre respect s’en augmente. Balzac aussi nous initie en ses lettres à ses veilles et à ses romanesques amours. Il nous y apprend les soucis du génie. Madame Sand, dans les siennes, explique son cœur et ses sens. Chacun y raconte sa mélancolie et ses peines de vivre. On est quelquefois à la source des pensées. Il y a aussi je ne sais quoi de mystérieux et de fatal dans la façon dont ces feuillets épars se réunissent de si loin et se retrouvent pour constituer le dossier où l’avenir les compulsera.

Elles sont du passé solidifié et irrémédiable, et leur survie étonne et dément l’oubli que semblait leur assurer leur fragilité. Une correspondance reste toujours intéressante. Toute lettre pourtant est relative, et, ainsi isolées des réponses qu’elles suscitèrent ou des questions auxquelles elles répondirent, elles perdent l’appoint de leur prétexte et de leur suite. Toute lettre est jumelle, et le médailIier qu’on nous offre ne présente le plus souvent qu’une face de ses médailles. L’effigie pourtant y demeure. C’est à nous d’en deviner le revers. Sa correspondance donne sur un homme une certaine vérité. Une lettre si brève, écrite pour l’utilité du moment, en vue d’une affaire, d’un rendez-vous, d’un fait minime, nous fournit au moins son renseignement exact sur la vie, au jour le jour, du personnage, ses occupations et préoccupations. De là un premier bénéfice, le plus mince et de simple détail. À mesure qu’elles deviennent plus étendues, plus explicatives, leur apport documentaire augmente. Le hasard nous en livre parfois de confidentielles. Il faut les écouter de près, à l’oreille, discrètement. L’autographe vaudrait mieux, car la vie palpite dans les formes diverses de l’écriture, et la passion morte, aussi bien que le temps, semble avoir jauni de son feu les papiers d’autrefois.

Comme aux autres on ne parle guère que de soi, directement ou indirectement, il y a chance de trouver dans les lettres qu’on leur adresse des traits de caractère et de nature. Les hommes se connaissent fort bien entre eux d’après ce qu’ils se disent réciproquement. La lettre est de la parole à distance ; elle en garde le charme et l’imprudence, et si nous y goûtons l’un, nous y profitons de l’autre.

D’ailleurs, la garantie de sincérité d’une correspondance se trouve dans le procédé naturel de sa composition. Les impressions les plus diverses la motivent, et on ne peut guère supposer qu’une intention générale unifie, en les faussant dans un sens prémédité, les parcelles de cette mosaïque aux arabesques involontaires. Cela dépasserait le calcul humain et cette supercherie nécessiterait une prévoyance et une hypocrisie à bien longue portée ; l’épistolier le plus précautionneux ne pourrait pas se rendre compte de l’aspect exact du tissu final. Il risquerait des surprises, car, à vrai dire, il ne livre guère là que les cartes éparses d’une sorte de tarot dont il dessine les figures, mais que d’autres interpréteront.

Je crains de trouver pourtant un peu de ce calcul dans une portion des lettres de Hugo postérieures à celles-ci. Arrivé à un certain point culminant de sa vie, il adopta une attitude qu’il voulut définitive, et dont il ne se départit plus. Il s’y conforma à un certain idéal de lui-même, et ne négligea rien pour en bien inculquer le sentiment. Ses portraits marquent ce soin. Le laconisme de ses préfaces, jadis dogmatiques, les lapidifie. Sa correspondance devient mandataire ; à mesure qu’il sent grandir en lui la statue qu’il veut être et qu’il sera, chaque parole tourne à l’oracle. Il prédit et vaticine. Il est l’homme qui écoute sa pensée et regarde la mer. On a conservé le souvenir de ce Hugo théâtralement sublime. On entend le Jungamus dextras dont il salue la gloire naissante d’un rivaln. Il est le « Victor Hugo, Océan » de la lettre de Dumas. La bouche d’ombre parle. De cette époque datent ces billets, connus et souvent parodiés, qui tombaient comme des versets du haut du roc de l’exil.

Le premier volume de la Correspondance o présente pas heureusement encore ce caractère. Ce sont les lettres d’un homme à des hommes. Un seul sentiment ne les remplit pas ; les plus divers les animent. Les circonstances sont là, en leur minutie ou leur petitesse, qui forcent à s’occuper d’elles. Plus tard, une circonstance unique absorba tout le poète, ici il se prête à chacune. Avant de tout voir du haut de l’époque qu’il domine, il se mêle à son temps et y participe au jour le jour.

De là le charme de cette correspondance, surtout familiale et familière, amicale aussi. Il s’occupe de ses amis, un peu, on le sent, dans la mesure où ils sont les amis de sa gloire. Il montre pour les jeunes gens qui l’admirent des complaisances avisées ; il a pour ses aînés qui le secondent des exigences. Voyez les charmantes lettres au jeune Victor Pavie, en qui il a trouvé un chaud partisan de son génie. Comme il soigne cette sympathie humble et lointaine ! Comme il l’encourage et la soutient d’attentions délicates ! Il est tour à tour fraternel et paternel, et que ce jeune Pavie, poète et angevin, devait donc être enchanté ! Si Hugo savait caresser, il savait aussi avertir. On trouve, adressée à Charles Nodier, une lettre bien curieuse. Hugo sent son ami se détacher sourdement de lui. Aussi, à la première apparence favorable, il écrit. C’est admirable de tact, d’habileté, de sentiment. Jamais on n’a mieux prévenu ni intimidé la défection.

Il ne suffit pas, dans la pratique de l’amitié, de savoir amener à soi et y retenir. Elle compte des cas plus délicats et plus compliqués. Si l’on rencontre parfois des gens simples comme Victor Pavie et d’excellents bonshommes comme Charles Nodier, on tombe aussi parfois sur un Sainte-Beuve. Les Goncourt racontent qu’à un dîner à Magny quelqu’un lança dans la causerie le nom de Hugo, et qu’à ce nom Sainte-Beuve bondit « comme si une bête l’avait mordu sous la table ». Cela renseigne sur les sentiments que le vindicatif critique gardait pour son illustre ami, car les deux hommes furent liés d’amitié. Elle prit fin. Le billet de rupture est éloquent en sa brièveté. D’autres lettres le précèdent, de dates diverses. Certaines touchent au fond du dissentiment. Je n’y insisterai pas. Quelle fut exactement la conduite de Sainte-Beuve ? L’apparence en reste louche et la supériorité demeure au poète. On entend le bruit d’une porte qui se ferme, mais on n’a pas encore la clef de la serrure.

Si les amis tiennent une grande place dans ce premier volume de la Correspondance, la famille en occupe une plus grande encore. Le général Hugo y a d’abord la sienne. On voit un fils respectueux non seulement des hauts faits militaires, mais aussi de la littérature paternelle. Le général publia ses Mémoires ; il rima même et son fils lui écrit aimablement de ces vers tout le bien qu’il n’en peut penser. Les lettres assez nombreuses à madame Victor Hugo racontent le voyage à Reims à l’occasion du Sacre. Il n’y faudrait pas chercher une description des fêtes. On n’y trouvera guère que des détails de route et de vêtement et d’aimables souhaits de se revoir.

Madame de Sévigné sut écrire à sa fille ; Hugo sut écrire à ses enfants, il leur envoie de belles lettres doucement enjouées, d’une paternité amicale. La petite Léopoldine en reçut de charmantes.

 

Puis la jeune fille grandit et devient femme, et les lettres continuent de lui apporter leurs tendresses délicates. Parmi toutes, il en est une particulièrement touchante et triste. Elle est écrite de Biarritz et adressée à Villequier. On n’y répondit jamais. La mort et la mer avaient fait leur œuvre et le doux billet, comme un oiseau égaré, heurta de l’aile à une tombe.

Ceux qui le connurent vantent l’extrême politesse de Victor Hugo. Elle est visible dans ces lettres, ingénieuse, souple, variée. Elle enguirlande. Le compliment se parachève en madrigal.

Vous voyez là un Victor Hugo qui a tous les sentiments ordinaires des autres hommes : bon fils, bon père, bon époux, ami attentif, et il faut regarder d’assez près pour discerner peu à peu certains indices plus particuliers qui deviendront distinctifs. L’orgueil démesuré perce la modestie des formules. On distingue au fond l’habile homme, adroit aux ménagements de la vie, circonspect aux entours de son existence, subtil à manier les circonstances, très d’aplomb, infatigable aux minuties comme aux plus grandes choses, et décidé à tirer tout de la gloire : — rien d’ailleurs qu’on ne sût déjà et qui ne fasse que confirmer un ouï-dire universel.

Cette Correspondance est un choix. Que retrancha-t-on ? Je ne sais. On y pourrait souhaiter peut-être des pièces plus confidentielles et, sinon plus intimes, au moins plus indiscrètes. La curiosité sera déçue et je ne pense pas qu’elle puisse jamais être satisfaite.

Comme tous les hommes de son époque, Hugo eut le sentiment du théâtral, mais le manteau où il se drape le recouvre tout entier de ses plis grandioses. Il ne porte pas de fleurs à sa boutonnière, fleurs amoureuses dont nous aimons à respirer l’odeur, ni le lys brisé de Lamartine, ni la rose rouge de George Sand, ni le brin de saule de Musset. Ses amours ne connurent pas la publicité littéraire ; elles furent, comme celles des dieux, innombrables. Ce qu’il emprunte à la vie, il le rend à l’art agrandi, modelé, anonyme. L’œuvre garde le frisson de son origine, mais la terre s’émiette aux sabots du faune. Il ne promut jamais à l’apothéose le scandale de ses passions, et le décor orgueilleux de sa vie n’admit pas d’autre femme que la Muse éternelle.

Le mérite littéraire des lettres de Hugo n’a rien de révélateur. Il écrit avec aisance, justesse et netteté. Il sait fort bien ce qu’il veut dire et le dit sans y mettre rien déplus. Peu d’ornements, que ceux d’un bon langage, ni de littérature plus qu’il n’en faut pour être clair et correct. On n’y trouve pas de matière perdue. Hugo semble s’y garder soigneusement de tout ce qui l’y dépenserait. On sent qu’il a des livres à faire et des lettres à écrire, deux travaux parallèles qu’il ne mélange jamais. Prodigue pour l’un, il économise sur l’autre. Ce n’est point que d’agréables détails manquent çà et là, ni des inventions charmantes de sentiment et de tour, mais cela l’ennuie et, une fois même, dans un de ces suspens de pensée où l’esprit s’échappe de sa tâche, il dessine, en marge, machinalement, l’ombre des feuilles qui caresse son papier et il contourne à l’encre les formes mobiles qui amusent ses yeux et distraient sa besogne.

 

Cette ombre de feuilles éparses sur un papier blanc, c’est un peu ce que je voudrais fixer de Hugo. Je ne puis pas analyser, fibre à fibre, l’arbre immense qu’il est. Je me suis assis comme tant d’autres à son pied, et j’ai vu se dessiner sur le sable ensoleillé certains jeux de branches et de feuilles, et j’ai entendu murmurer au vent le vaste ombrage vénéré.

La mort de tout grand homme surexcite l’admiration qui l’entoura. Elle l’exprime d’ordinaire par plusieurs marques apparentes. Les fleurs se nouent en couronnes ; le défilé des funérailles encombre la rue. La presse, si elle le taquina son vivant, s’excuse ; si elle le méconnut, elle le découvre. Puis la question du monument se pose. Le comité se constitue ; on souscrit. Pour certains on en précipite l’exécution comme si l’on voulait profiter de l’opinion surchauffée du moment et donner à la gloire l’appui immédiat du bronze, sa matérialité visible, sa consécration indestructible. Il y a dans cette hâte généreuse moins un engouement qu’une crainte secrète. L’offrande versée, la libation monétaire accomplie, advienne que pourra, la dette est payée. Le silence se fera peut-être, mais l’Ombre oubliée aura au moins son effigie, et si elle n’occupe plus les mémoires, elle subsistera aux yeux des passants.

D’autres grandes morts ont une suite différente ; elles créent après elles ce premier silence où l’œuvre semble se dissoudre dans les esprits épars. Sa substance se morcelle et s’émiette dans la pensée de chacun et de tous. Cet abandon apparent est fructueux. Cette gloire latente est belle. L’œuvre dispersée à tous les cœurs et à tous les cerveaux ensemence l’oubli provisoire où elle feint de s’être éparpillée. La graine mystérieuse germe, grandit, s’élève, se ramifie. Elle pousse, et fleurit un jour le bosquet de lauriers et de roses qui abritera, marbre ou bronze, en sa survie définitive, solidifiée à jamais par le consentement unanime, l’Ombre ressuscitée en sa forme mortelle pour n’être jamais morte en sa forme spirituelle. La gloire est hâtive ou léthargique.

Balzac meurt, son œuvre immense végète sourdement. Nulle ne dormit d’une vie souterraine plus nourricière et plus féconde. Pendant vingt ans, elle s’infiltre partout, façonne des êtres à son image et se crée sa vérité ; elle aboutit de toutes parts. Aussi ce grand homme, qui ne mourut que célèbre, renaît glorieux vingt-cinq ans après, mûr pour cette gloire qu’il appela tristement et magnifiquement « le soleil des morts ». Pour lui, la statue manque peut-être parce qu’elle est inévitable.

D’ordinaire, ces attentes vis-à-vis de la postérité semblent les indices d’une durée perpétuelle. Baudelaire attendit et attend ; mais son œuvre, embaumée aux parfums précieux dont il l’imprégna, défie le temps et sommeille, odorante et intacte.

Hugo, qui connut toutes les gloires, connaît aussi les vertus de ce sommeil préalable. Toute belle œuvre y a droit. Il faut qu’elle perde sa première vie pour en conquérir une seconde, il faut qu’elle se décharné et s’ossifie ; elle a besoin de silence. C’est l’instant, d’ailleurs, où une première postérité la fréquente. Après la grande rumeur des funérailles, c’est le pas discret du passant qui tourne autour de la tombe solitaire.

Une sorte de critique anonyme et universelle soupèse et crible la cendre enchantée. Chaque main qui feuillette le livre palpe la page ; chaque oreille en ausculte l’écho intérieur. Un tri mystérieux s’opère peu à peu, minutieusement. L’œuvre se polit de mains en mains. On en échange les secrets à voix basse. Une alchimie invisible en transmute les métaux refroidis. Une beauté suprême y apparaît. Les parties caduques qui la voilaient tombent d’elles-mêmes ; la pierre s’effrite ; elle se dentelle ou s’écroule, l’édifice s’ajoure en ruine, il prend son attitude séculaire ; ce qui s’en effondre dégage ce qui en subsiste. Le crépuscule travaille la pierre, la nuit la sculpte, l’aube l’enjolive de ses rosées, l’aurore la peint et le soleil se lève, et la ruine tout entière, lumineuse, chante.

Aucune œuvre plus que celle de Hugo ne passa par cette pénombre et cette métamorphose. Nulle, plus que la sienne, ne risqua l’écroulement par la superficie même de sa construction. L’amplitude démesurée qu’il lui voulut trompa maintes fois l’entente miraculeuse de l’architecte. Plus d’une colonie chancela ; le mur bâilla de fissures énormes. Une ornementation parasite en dénaturait souvent l’aspect vrai. En elles-mêmes, les aventures de Ruy Blas, de Quasimodo ou même d’Eviradnus pouvaient cesser d’intéresser. Le pathétique des drames sonnait faux, les combinaisons des romans nous menaient à travers des labyrinthes inutiles, la philosophie des épopées tournait à l’absurde. Des clefs grossières ouvraient des portes derrière lesquelles il n’y avait rien, Hugo n’est pas de ces hommes qui se survivent par les idées. Les siennes présentent le mélange le plus singulier d’enfantillage et de profondeur. La prophétie y voisine avec la calembredaine et s’achève en calembours ; il est forain et sibyllin. Voltaire ou Rousseau, qu’on ne lit guère, vivent en nous, malgré nous, à dose infinitésimale. La transfusion est faite. Ils s’assimilent. Hugo s’admire, se sent ; il communique ce qu’il a senti, mais n’infuse pas ce qu’il a pensé. Seul le prodige de sa nature a triomphé des désavantages de son esprit ; une force unique soutient l’édifice de son œuvre, force vitale qu’il posséda plus que nul homme au monde, qui est sa vertu efficace, par laquelle il subjugue tout, la force verbale en lui souveraine, intarissable et éternelle.

 

Il y a de grands écrivains pour qui les mots ont le sens exact de ce qu’ils signifient. Ils en usent en leur précision sans leur demander autre chose que ce qu’ils contiennent. Ils ne voient guère en eux que des moyens de communication spirituelle. Chaque mot a sa valeur fixe, unique et chaque fois la même. Ils en considèrent l’effigie exacte, la pèsent scrupuleusement, la mettent en place juste où il faut exprimer ce qu‘elle représente. Le bon choix du vocable profite à la pensée, la rend claire. Le style tire tout son agrément de cet usage du terme dont ils se servent avec précaution et dextérité. Une intention générale anime la chaîne des mots, la tend ou la relâche. Cette façon d’écrire, toute française, solide et superficielle à la fois, nous valut nombre de bons écrivains. D’autres ne se contentent pas de ce procédé rigoureux, et Hugo donne un exemple célèbre du surplus évocatoire qu’on peut exiger des mots.

Il va sans dire que Hugo possède d’abord, et au plus haut point, ce sens premier et fondamental du mot sans lequel il n’y a pas d’écrivain durable et qui est la base commune de tout beau style. Le mérite en est si nécessaire et si varié qu’à lui seul il suffit à beaucoup et que beaucoup se bornent à ses seules ressources. Le style classique tout entier repose sur cette donnée. Ajoutez-y la force et vous aurez Corneille ; la grâce en fait Racine ; l’ampleur oratoire, Bossuet ; la fougue tortueuse, Saint-Simon. Pascal en est le raccourci. Ce soin de choix et d’exactitude profite à maints auteurs de second ordre jusqu’à prêter l’apparence d’être du premier. Il étend son bénéfice à toute une époque qui en vit. Il a ses fanatiques qui voient là la seule façon raisonnable de s’exprimer. Nul ne connaît mieux que Hugo cette portée classique d’un mot, sa valeur étymologique ou conventionnelle ; mais il joint à cette science un don particulier, impérieux, vivifiant. Pour lui, les mots ne sont pas seulement des signes ; ils contiennent en eux l’image même de ce qu’ils représentent. Ils ont une couleur, une densité, un parfum, un bruit. Ils sont.

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivantp.

Cette vie latente des mots exista toujours ; mais Hugo la provoque, la surexcite et la gouverne. Il la rend palpable et audible. On la touche et on l’entend. Le poème tout entier l’exalte. Il est magicien et nulle sorcellerie verbale n’égala jamais la sienne.

Cette sorcellerie, il l’a apprise aux autres. Il l’a rendue presque inévitable. L’obligation s’en relâche à peine de nos jours où l’ancienne tradition réapparaît. C’est en cela, je crois, que consistèrent surtout le génie de Hugo et l’influence qu’il exerça. Il mit cette vertu extraordinaire de son cerveau au service des idées contemporaines. Il n’inventa pas, à proprement parler, le Romantisme qui existait en maintes tentatives éparses. Venu d’Allemagne et d’Angleterre, il avait déjà pénétré les imaginations avisées. La source bruissait, mais Hugo en épanouit en gerbes et en jets prodigieux le murmure fluide. Le succès fut d’autant plus grand que toutes les préparations antérieures le secondèrent. Toutes les forces réunies se précipitèrent par l’issue ouverte. Un grand mouvement des esprits trouva en Hugo son grand poète. Il l’était par ce don unique qui paraît presque au début de son œuvre et l’anime toute. D’année en année cette verve verbale devient plus magnifique, elle augmente de livre en livre, et, en son excès et sa splendeur, la vieillesse même ne l’éteint pas et semble plutôt la renforcer encore ; elle finit par donner au néant de la pensée une sorte de vie hagarde et fantastique, et, autour de l’idole chenue et vide, tourne toujours, comme une inépuisable couronne, sans cesse renouée et refleurie, la danse flexible du verbe. Jamais plus magnifique abondance. La richesse de l’image vaut le nombre de la langue. Hugo est singulier par cette progression continue. Il semble qu’il s’agrège peu à peu toute l’époque, puisant en chacun des forces qu’il centralise et décuple en sa puissante cervelle. Il reflète tout et rend agrandie l’image qu’il répète. A vrai dire, il doit beaucoup à ses contemporains et le spectacle qu’il leur donna fut souvent à leurs dépens. Un indice épars çà et là, une intention au coin d’une page, lui servent de point de départ. Il utilise, et tout fructifie en lui. Il rend ce qu’il a pris avec une générosité inconsciente et magnifique. Qui sait si peut-être le Moïse d’Alfred de Vigny n’est pas devenu la Légende des siècles ? Toute la rumeur du temps s’amasse en sa conque redondante et en ressort à son souffle de dieu. Il est, ainsi qu’il l’a dit lui-même, « au centre de tout comme un écho sonoreq ».

 

Pendant vingt-cinq ans, on le voit vivre la plus belle vie que poète ne vécut jamais. Il se développe méthodiquement. Chaque jour apporte sa pensée, sa trouvaille.

Les œuvres se suivent tâtonnantes, puis vite magistrales. Les cloches royalistes du sacre de Reims saluent les Odes et Ballades ; la fusillade libérale de Juillet acclame Hernani. Chaque livre est une émeute ou une victoire. Le renom du poète grandit sans cesse. Il touche à tout. Il élargit le roman, renouvelle le théâtre. Une jeune fille compose sur des paroles de lui la musique d’un opéra plusieurs fois représenté. La gloire lui vient, les honneurs l’appellent, l’argent arrive. Il fut pair de France. L’Académie l’accueille. Il prononce l’éloge de Népomucène Lemercier et écrit les Burgraves. Les sculpteurs modèlent son buste. Le renom turbulent de sa jeunesse se pacifie en une admiration glorieuse. Il se porte bien ; il va avoir cinquante ans. Il peut vieillir, laisser s’éteindre peu à peu le don magnifique qui l’a porté si haut. Il est incontestable, immortel, riche. Il est Victor Hugo.

C’est alors que lui advint la plus extraordinaire aventure qui arriva à un vivant. Une Révolution populaire amena une Restauration césarienne qui lui valut l’exil, et d’un seul coup le destin l’arrache à tous comme pour mieux le mêler à tout. Il se passa alors dans cet homme, brusquement contrecarré juste au milieu de sa vie, un fait sans exemple. La colère, la rancune, l’orgueil et l’isolement déchaînèrent en lui des forces mystérieuses et irritées. Les profondeurs de son être vibrèrent d’une crise profonde. Le pas était dangereux. La catastrophe politique crée plutôt des énergumènes et des récalcitrants ; cette fois elle fit un exilé. L’exil est solitaire. La solitude concentre. Le grand remous qui bouleversa cette grande âme y agita ce qui y dormait encore. L’île du naufrage contenait un trésor.

La transformation de Hugo date de là. Cet homme changeant se fixa dans une obstination de vingt années. Le travail remplaça tout. Il se satisfit de lui-même.

L’histoire mentale de Hugo à Jersey se trouve dans ses œuvres de cette époque, nulles ne sont mieux explicatives de son génie. Il s’y montre à nu. Dans la solitude, les songeries sociales, historiques, philosophiques ou religieuses qui le hantaient prirent leur forme la plus expressive. C’est l’époque féconde et splendide.

Vraiment cette petite île où bat la mer doit nous rester sacrée à jamais. Victor Hugo l’a décrite, les a décrites, plutôt, car l’asile du poète fut double, Jersey la gracieuse et l’âpre Guernesey. Il a parlé de leurs falaises et de leurs grèves, de leurs verdures et de leurs ruisseaux ; il a laissé le nom des lieux qu’il aimait. Sa vie est mêlée à cette terre de bon accueil, qui fut non seulement pour lui un refuge mais un instrument de travail. C’est d’elle qu’il semble avoir appris le printemps et l’automne, la beauté des étoiles, les remous du vent, les sursauts de la tempête, la délicatesse des fleurs. Elle lui a enseigné le bruit de la mer. Certes, le poète savait déjà tout cela, mais dans l’île révélatrice il en subit un contact plus intime et plus direct, journalier, minutieux. C’est là qu’il a senti le plus profondément la nature. Par l’île terrible et charmante, une seconde jeunesse entra en lui et se greffa à la force de sa puissante maturité. La rude secousse de la destinée avertit sa pensée et ses sens. Il reçut en lui les infiltrations du vent et du silence ; il s’y est revivifié. Nourri de toutes ses forces antérieures, il en retrouve là de presque printanières. Ce renouveau apparaît sensible dans ses Contemplations. Les pièces qui datent d’avant l’exil sont belles, mais les autres sont plus belles encore.

Le procédé de composition reste le même, mais l’usage en diffère. L’expression se consolide, la maîtrise augmente, l’abondance croît. L’arabesque du poème s’entrelace plus flexible, se noue, se dénoue et contourne sa fantaisie robuste ou sa délicatesse savante. On y reconnaît toujours la présence d’un certain nombre de vers conducteurs entre lesquels les autres s’intercalent. Tout cela se ramifie sur la pensée première, la complète, la transforme, y revient. La vérification des manuscrits confirme cette hypothèse. C’est bien ainsi que travaillait le Maître. Les sutures sont visibles sur le papier. La composition est généalogique : une racine engendre un feuillage. La faculté d’amplifier se contrebalance par celle de raccourcir. La pensée tour à tour se dilate ou se solidifie, elle s’écartèle ou se tasse ; le vers est une aile ou une griffe. Hugo procède de même en tout. Ses épopées se composent de poèmes juxtaposés. On a pu reclasser la Légende des Siècles. Parfois, l’amalgame est moins visible. D’adroites soudures créent un ensemble à des parties hybrides. La Fin de Satan ou Dieu font illusion à distance ; de près, on ne s’y trompe pas.

De même pour les romans. Prenez, par exemple, les Misérables. Les deux flambeaux volés par Jean Valjean à l’évêque Myriel illuminent des faces nombreuses et inattendues. Les personnages naissent à mesure du récit qui, parfois, les tient en réserve pour s’en servir au bon moment ; ils apparaissent juste à point pour incarner les rêveries humanitaires, pathétiques ou sociales qui, par eux, se mêlent au mélodrame central. Un vaste pot-pourri de morale, de philosophie, d’histoire grouille en sa fièvre et sa beauté.

Voyez encore. Un sourire permanent sur une bouche difforme, et voici que surgit autour de cette vision la complication d’une fable adjacente. Un labyrinthe d’aventures s’ouvre au fantôme entrevu qui se précise, se met à vivre, et avec lui toute une Angleterre pompeuse, féodale et foraine, de la lande à la prison, du palais de Josiane à la cabane d’Ursus, de la Manche à la Tamise, monde bizarre peuplé de pirates basques, de potences, de bateleurs, d’engastrimythes, de chiens philosophes et de philosophes cyniques, de tortionnaires et de juges en perruques qui tiennent une rose à la main.

Les Travailleurs de la Mer présentent un autre exemple du même procédé d’amplification. Qu’est ce, sinon, autour du roc qui retient entre ses pinces la carcasse éventrée de la Durande, l’effort d’un homme ? Giliatt aime, lutte et meurt à travers des circonstances et des péripéties ; mais cette fois le livre a une étrange grandeur, car il contient autour d’un homme toute la mer avec ses flots, ses algues, ses vents et ses marées.

J’ai souvent rêvé à ce qu’aurait été Notre-Dame de Paris écrite par Hugo à cette époque de sa vie. La cathédrale, qui emplit le livre romantique de son ombre grandiose et du bruit de ses cloches, serait devenue formidable et éloquente. Une vie surnaturelle animerait la pierre distendue et elle apparaîtrait comme un de ces édifices de fumée et de nue que le grand poète griffonne d’une main visionnaire aux marges illustrées de ses cahiers, dessins bizarres qui dressent sur le papier leur silhouette corrosive, saumâtre et sulfureuse.

 

Prosateur ou poète, Victor Hugo reste toujours le même homme. Dans ses romans, c’est moins le récit qu’il faut suivre qu’en considérer les grands arrêts. Eugène Sue aurait pu, à la rigueur, composer les Misérables et la Landelle imaginer les Travailleurs de la Mer. Leur beauté leur vient du style. Parfois l’action s’interrompt, stagne et laisse place aux digressions. On en trouve de célèbres, le Waterloo des Misérables, la grotte sous-marine des Travailleurs. Hugo y resplendit de toute sa force descriptive. Il immobilise le roman et le suspend à sa guise pour donner cours à sa faculté presque surhumaine de manieur de mots et d’images.

Certes, le siècle compte de grands prosateurs. Balzac et Michelet sont grands ; Flaubert parfait. Hugo les dépasse tous par l’inépuisable richesse de son vocabulaire. L’Homme qui rit émerveille à cet égard. L’arrière-fond du langage y trouve son emploi. Des mots usuels épuisés il passé aux plus rares et aux plus surprenants. Le mot pullule sous sa plume. Il faut cela pour accomplir des tours de force pareils aux siens. Nul ne décrivit jamais comme lui les grands phénomènes naturels, la marée, le vent, les nues. Sa phrase, courte d’ordinaire se presse, déferle. L’une suit l’autre, sur laquelle elle redouble. La page moutonne ou écume, jusqu’à ce qu’elle roule dans sa volute le galet poli d’une formule définitive, la coquille nacrée de quelque étonnante trouvaille. C’est du style à la fois brut et délicat ; chacun y ramasse ce qui lui plaît ; il y a à rejeter, car les algues les plus fines se mêlent aux cailloux les plus grossiers. Hugo ne connaît guère en prose la longue période classique qui s’ordonne et se balance, faite d’équilibre réfléchi, de pesées égales ; il ignore les soudures qui unifient le style et le fondent en un amalgame indissoluble, et ces grands effets primordiaux de la langue il ne les rencontre guère que dans la mécanique du vers. Il est le plus grand faiseur de vers de tous les temps.

 

C’est Pierre de Ronsard qui fit le vers français et, à travers une lacune séculaire, le légua à André Chénier à qui Hugo le reprit après avoir puisé, en arrière, dans tous les grands auteurs du XVIe siècle qui le pratiquèrent.

Comme dans le célèbre poème du Satyre où l’humble chèvre-pied devient Pan, Hugo fit de la douce flûte retrouvée un instrument prodigieux. Il semble jouer dans une forêt sonore. Les arbres en échos renforcent de leur murmure le souffle qui les anime. C’est toute une forêt qui chante avec les feuillages, le vent, les sources, et par la voix d’un dieu.

Le vers de Hugo est universel. Il va de la délicatesse à l’emphase ; il est naïf ou sibyllin, éloquent comme un fleuve ou laconique comme un éclair. Tous ces mots s’y enchâssent ou y fluent, et la rime le surplombe, surprenante chaque fois, exacte, inattendue. De ce vers qu’il multiplie, de ces vers qu’il accole, entrelace, distance, rapproche, il use avec un art incomparable ; il les groupe, les unit, les isole. Ils se suivent, modelant l’idée par l’image, la façonnant, tournant autour d’elle, la diamantant d’un diadème subit ; puis dans un élan dernier il domine ces préparations et ces préambules et surgit seul, concentrant en lui l’essence du poème qu’il devient un instant tout entier. Ce procédé d’annulation du poème par le vers final est fréquent chez Hugo ; parfois aussi il se sert de l’inverse : le poème commence en pleine lumière, s’achève en crépuscule et semble s’effacer peu à peu, retourner au silence où il se disperse.

Hugo est le grand ressasseur. Il s’acharne à sa pensée, la fortifie d’analogies, la répercute d’image en image, la renforce de circuits qui la ramènent sur elle-même, jusqu’à ce que, épurée ou opime, elle apparaisse, scintillante ou ténébreuse.

 

J’aurais pu accumuler des exemples et des distinctions, prendre un mot dans ce peuple de mots et suivre sa présence. On pourrait écrire l’histoire du mot ombre chez Hugo, il y revient perpétuellement, y prend maints sens divers, y a une vie particulière ; il s’ouvre comme un antre ou passe comme un fantôme, gronde comme un écho ou caresse comme une aile. Les mots deviennent des êtres ; le poète les aime pour eux-mêmes. Il en a inventés pour leur sonorité et leur pittoresque. Il oppose Spartibor à Borivorus. Certains noms propres sont des portraits et Hugo crée des êtres à la ressemblance des mots : Gavroche.

Rien du métier de ce grand homme, qui reconstitua le vers français, ne saurait nous rester indifférent. C’est lui qui nous donna l’instrument poétique actuel. Les modifications postérieures furent souvent la conséquence des siennes. Il représente une époque du vers.

C’est ce que je voulais indiquer dans ces notes sommaires. J’ai tenté de fixer un aspect de Hugo. Il faudrait, en outre, entrer plus à fond dans les diversités de ce vaste esprit ; dire le crieur d’invectives qui retrouva la grande satire avec sa bave et son clairon, le créateur de types épiques et caricaturaux, le rêveur social, le philosophe, peser la somme de ses idées, discuter leur qualité, suivre le chemin, qu’elles ont fait, ce qu’elles engendrèrent, ce qui en périt, mais je n’ai voulu voir en lui que le Pasteur des Mots. Il les a conviés dans son œuvre à une grande fête retentissante dont la rumeur vibre en nous.

Certes, la nature vécut en lui, comme en Wagner, une de ses formes sonores ; elle a imprégné son génie poreux de son ambiance ; il en répète tous les échos.

On fit au grand homme des funérailles nationales. Il dort dans la crypte d’un triste Panthéon. Il méritait, comme Chateaubriand, et autant que lui, quelque tombe marine entre le ciel et l’eau, parce que la mer, comme le ciel, est multiforme innombrable, et qu’elle chante.

IV — Stéphane Mallarmé

à Paul Valéry.

Les figures familières à notre admiration disparaissent une à une. Ces morts nous affligent, chacune selon qu’une parenté intellectuelle plus ou moins proche nous lie à ceux qui ne sont plus. Il y a des pertes directes ou collatérales en art comme dans la vie. Hugo, qui tenait en poésie la place d’un aïeul, y laisse à jamais un vide ancestral. La paternité sévère de Leconte de Lisle ne fit-elle pas sentir son autorité à toute une époque des lettres françaises ? Avec Verlaine, plus fraternel, nous manque une sorte de camarade ; nous entendons encore, sur les routes du souvenir, le bruit de son bâton de pèlerin et de ses sandales franciscaines. Certains ont passé plus loin de nous ; Barbey d’Aurevilly et Villiers de L’Isle-Adam reposent côte à côte dans nos mémoires sous leurs dalles blasonnées. Saluons leurs monuments romantiques. Une autre tombe inattendue nous appelle à un deuil nouveau.

Aujourd’hui, disparaît, par surprise, un des hommes dont la pensée est le plus intimement mêlée à nos rêveries juvéniles, et dont la présence charmante était chère à notre tendresse, en qui se résumait d’une façon unique la double merveille du poète et l’ami à la fois vénérable à l’esprit et précieux au cœur.

Je voudrais essayer de tracer de lui sinon un portrait, du moins une esquisse ; c’est le seul témoignage que je puisse improviser au service d’une mémoire si belle et si pure. Je craindrais de manquer envers elle à mon intime devoir si je faisais autre chose que de fixer l’émotion immédiate que son fantôme brusquement définitif donne à ceux qui ont connu le cher vivantr. L’attitude mentale qui lui fut propre apparaît désormais clairement en sa subite immortalité.

Je tente donc ici une évocation pieuse. Voici brièvement les lignes principales du masque et le port général de la stature spirituelle. Et comme il est impossible de parler d’un magicien sans faire allusion à son œuvre, je dirai quelque chose de son alchimie particulière et de sa recette philosophale. Il est certains cas où la critique strictement littéraire est incompétente, la grandeur exacte d’un homme n’étant pas toujours contenue dans ce qu’il écrit, mais éparse dans ce qu’il est.

 

A quelqu’un soucieux de savoir ce qu’était Stéphane Mallarmé et curieux de voir comment il était, j’aurais conseillé d’aller, un dimanche, au Concert Lamoureux. Là, il n’aurait pas manqué de remarquer, assis invariablement sur la banquette du promenoir, lin monsieur, de taille presque petite, au visage maigre et coloré, terminé par la pointe d’une barbe grisonnante et surmonté de cheveux pareils, en mèches drues et volontaires. Le nez parfait, un beau front, et surtout des yeux admirables animaient sa physionomie sérieuse, mobile et charmante. Toute sa personne avait un air singulier de finesse et de dignité. Auditeur attentif, il interrogeait les rythmes, de son beau regard pensif et voluptueux. Il suivait, le crayon levé, l’arabesque multiple de la symphonie et notait, sur un papier, sa réponse peut-être à la voix universelle qu’est la Musique. Puis le morceau fini, le feuillet s’éclipsait jusqu’à ce que la reprise du concert autorisât ce même usage mystérieux.

Stéphane Mallarmé aimait passionnément la musique, qu’il appelait le « plaisir sacré ». Il l’aimait en son appareil orchestral et son triple principe sonore de bois, de cordes et de cuivres. Il y trouvait une secrète analogie avec la nature et, comme il disait, le » dernier et plénier culte humain ». Aussi ne manquait-il jamais à cette cérémonie musicale du dimanche dont le sens pour lui était clair, mais il se demandait comment cette « sourde puissance » attirait à elle ainsi cette foule unanime ; comment il se faisait que cette multitude, « satisfaite du menu jeu de l’existence, eût besoin de se trouver face à face avec l’Indicible et le Pur, — la Poésie sans les mots », quel rapport il y a entre « une assemblée contenue et sobre » et ce qu’il nommait « les bouffées infinies » de l’orchestre. Parfois il en augurait de radieuses possibilités poétiques à moins qu’il ne se contentât de voir en cet engouement « le lavage dominical de la banalité »s.

C’est ainsi qu’il dissertait quand, sorti du temple sonore à un bras ami, il s’attardait en longues causeries péripatéticiennes et confidentielles. La matière de la causerie était presque naturellement ce qu’on venait d’entendre, le plaisir en était une parole précise et imagée, l’imprévu délicieux des rapports qu’il trouvait entre toutes choses, une façon inattendue d’être ingénieux ou profond à propos de quoi que ce fût, car tout venait se mêler à l’entretien, le fait du jour ou quelque débat éternel, ce qui occupe un instant ou accapare à jamais, ce que l’on coudoyait et ce que l’on songeait.

La promenade à travers les idées durait, en conduites et reconduites réelles, jusqu’à l’angle d’une rue ou le seuil d’un logis, avec la poignée de main d’adieu qui semblait figurer tout ce que venait de vous donner en esprit ce dispensateur merveilleux de lui-même.

Et cela recommençait à chaque rencontre ; mais le désir de réentendre, avant la faveur du hasard, cette voix insinuante et délicate vous amenait vite à sonner à la porte du Maître.

C’était, d’ordinaire, le mardi soir. Il fallait, pour que l’hôte manquât d’être là, une occasion imprévue ; que dans quelque coin de Paris un fait inusité intéressât l’esprit, quelque représentation unique, quelque danse ou quelque quatuor supérieurement accordé ; sinon pendant vingt ans, Stéphane Mallarmé est fidèlement exact au rendez-vous donné une fois pour toutes par une invitation verbale ou par un de ces billets comme il savait en écrire, coquets, délicieux et sommaires, et qui portaient sur l’enveloppe votre adresse dans un quatrain.

On était là peu ou beaucoup, souvent tout ce que la petite salle pouvait contenir entre les murs ornés de tableaux de choix, le long d’un haut buffet ciselé de sculptures paysannes où brillaient des étains et des poteries, autour de la table que dominait la douce lumière d’une lampe et sur laquelle gisaient un livre, un encrier de laque rouge, un bol de porcelaine de Chine ou du tabac.

Les cigares allumés unissaient vite leurs fumées aériennes en un subtil tissu arachnéen dont chacun semblait avoir tissé un des fils. Parfois, le timbre annonçait un arrivant qui venait prendre sa part de l’enchantement commun.

Peu à peu, l’échange préparatoire des propos se taisait à la parole attendue, et on écoutait la souple et fine voix dessiner le contour de l’Idée. La phrase parlée restait comme visible dans l’air, en suspens et phosphorescente des images qui l’éclairaient. Puis la fusée, à sa hauteur parfaite et calculée, épanouissait sa poussière multicolore, et chacun recueillait en esprit comme une des parcelles lumineuses de sa féerie.

C’est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête spirituelle, que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur la vie, l’art, et la poésie qui est leur rencontre réciproque. Nous y entendîmes se formuler de paroles précieuses, en ses thèmes fondamentaux et ses arabesques accessoires, pour quelques auditeurs qui en entrevirent la merveille, une des plus hautes, des plus belles et des plus extraordinaires rêveries humaines. Instants, hélas ! sans retour, que n’oublieront pas ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne, à cette auguste consultation d’un homme par lui-même, aux débats de son anxiété on a l’extase de sa certitude.

Un silence ; puis le geste hiératique redevenait familier ; l’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers, la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre.

Si Stéphane Mallarmé aimait l’entretien de ses amis, il détestait la curiosité des indifférents, la badauderie parisienne qui se presse et moutonne à l’entour d’un nom célèbre. Envers tout ce qu’on appelle reportage, mondanité, snobisme, il usait d’une politesse à dessein cérémonieuse ; mais, malgré la réserve où il se tenait quant à sa véritable singularité, il ne laissait pas moins de lui-même, au passage, l’idée de quelqu’un d’insolite et de rare. J’ai surpris bien souvent chez beaucoup comme un regret involontaire ou un blâme inavoué qu’un homme comme lui, spirituel et charmant, riche de pensées originales et subtiles, tout écrites déjà, comme d’avance, par la perfection passagère de sa parole, ne consentît pas à utiliser ce don unique de causeur en conférences achalandées, par exemple, ou même, renonçant à des pratiques superstitieuses qui le tenaient en hérétique à l’écart des lettres orthodoxes, ne voulût pas concourir, par des volumes répandus ou des articles de journaux largement rétribués, an divertissement annuel, hebdomadaire ou quotidien de ses contemporains. N’était-ce point négliger de se faire, bon an mal an, par des moyens qui, en somme, de nos jours, donnent la gloire, trente ou quarante bonnes mille livres de revenu, dédaigner le petit hôtel qu’on achète avec le produit d’un roman ou la villa au bord de la mer que procure une pièce de théâtre ? Comment, quand on aurait pu avoir, dans quelque port de la Côte d’Azur, un fin yacht à l’ancre, se contenter de la petite barque fluviale où ce grand voyageur, qui avait touché aux terres les plus lointaines du rêve, s’amusait à courir d’humbles bordées, sur la lieue de Seine qui va de Samois à Valvins, au gré de la voile mobile, rectangulaire et blanche qui lui rappelait, comme il disait avec un sourire et le doigt levé vers elle, « la page sur quoi on écrit » ?

 

Si l’œuvre de Stéphane Mallarmé ne lui procura aucun des avantages matériels que se croient dus ceux qui impriment, elle lui valut une haute compensation intellectuelle. Il fut, en nos temps, la représentation exacte et parfaite du Poète, si son caractère consiste à la recherche exclusive de la Beauté et de la Vérité. Certes, une pareille gloire n’intéresse pas directement le public ; elle est faite de la satisfaction de peu et reste indifférente à beaucoup. Logiquement, il en doit être ainsi. L’isolement, à une hauteur lumineuse, de ce grand esprit eût dû lui mériter la paix qu’obtient d’ordinaire toute recherche strictement désintéressée et purement spéculative dont les résultats concernent l’honneur général de l’humanité sans attirer son attention immédiate. Il serait juste de concéder, à qui se propose cette fonction, la sécurité d’un privilège inviolable. On l’admettrait, une fois pour toutes, l’indépendance de la solitude et on s’engagerait à l’y oublier, quitte à apprécier plus tard la valeur intrinsèque et absolue de la trouvaille qui exigea pour avoir lieu qu’on s’abstint de tout le reste. Ne doit-on pas, au moins, la dispense de toute clameur à qui renonça, de son plein gré, à l’acclamation ?

Il n’en fut pas ainsi pour Stéphane Mallarmé. Son œuvre, toute de rareté, exceptionnelle, située au point le plus aigu de la littérature, faite pour l’attention critique la plus délicate et pour l’examen le plus minutieux, échut, par un singulier hasard, à l’appréciation hâtive et fortuite, à l’incompétence de la presse et du commun. L’opinion mit au plateau de la balance, pour y faire contrepoids à cette pensée complexe, les arguments d’un sommaire bon sens. Les industriels du feuilleton expertisèrent la mystérieuse denrée. Il eût fallu, tout au contraire, à un tel poète et à une telle œuvre, des circonstances, si l’on peut dire, presque byzantines, les entours d’une culture raffinée jusqu’à l’argutie et méticuleuse jusqu’au scrupule. On pouvait supposer au moins qu’un cercle curieux regarderait un instant l’aérolithe bizarre, noir et gravé d’aucun caractère lisible, tombé là on ne sait d’où, puis que le rassemblement se disperserait. Non ; l’étonnement se fit colère. Quelqu’un, puis tous presque ramassèrent la pierre inconnue pour en lapider le poète.

Je crois que cela est presque sans exemple, cette irritation, pendant vingt années, contre un homme isolé dans son rêve. Il y eut des arrêts, puis des reprises, des sourdines et des éclats. L’injure, sans compter la négation stupide et le mauvais rire, assaillit, à cause du mystère qu’ils contenaient, des écrits de haute beauté. Leurs approches difficiles, leur cryptographie intentionnelle excitèrent, chez ceux mêmes qui n’auraient rien fait pour en tenter l’accès ou en deviner l’arcane, une hostilité continue et hargneuse. Ce poète le plus abstrait, le plus spéculatif, connut le fracas qui accompagne les renommées les plus populaires. Ces purs et discrets chefs-d’œuvre, comme s’ils eussent été de ces pamphlets qui cinglent l’opinion de ces drames violents qui la passionnent, subirent une polémique acharnée. Ce rêveur connut le bruit importun d’une gloire de dramaturge à succès, de pamphlétaire ou de romancier à gros tirage, tout ce qui éclate aux gestes d’un Dumas, d’un Drumont et d’un Zola, la parodie, la caricature et le quolibet. Il arriva que quelques pages énigmatiques, quelques strophes compliquées, un sonnet elliptique, un vers obscur, eurent le sort tumultueux de volumes qui, provenus de l’actualité, y retournent et redeviennent ce d’où ils sortent.

Cette sorte de bruit, dont l’écho est partout, semble l’apanage des écrivains qui reproduisent la vie en images concrètes et dont la fiction se modèle le plus exactement possible sur la réalité et recrée, sans plus, la figure tangible des passions. Leur œuvre abonde en personnages dont chacun pourrait être l’un de nous. Écrire n’est alors qu’augmenter le nombre des vivants par d’autres à peine imaginaires qui semblent s’adjoindre au spectacle quotidien de la vie. Ils la continuent au livre en ses faits, ses aventures, ses péripéties et ses catastrophes. Cet échange réciproque entre la fiction et la réalité, qui se rendent continuellement leur prêt, ravit, depuis des siècles, le public qui réserve naïvement son admiration aux réussites en ce genre d’équivoque, car il ne s’émeut guère qu’à sa propre ressemblance, et encore ne la veut-il pas trop générale et, tout au plus, typique. On ne passe à Balzac son abstraite science de l’homme qu’à cause des masques innombrables où il l’a diversifiée. Le public demande moins à un écrivain de lui expliquer le mystère du monde que de lui continuer l’illusion de la vie. Stéphane Mallarmé, par le caractère métaphysique de sa poésie, semblait à l’abri de la rumeur hostile qui bourdonna autour de sa méditation solitaire, de ce bruit de gazettes, de bavards et surtout du verbiage des faux lettrés qui, sous le nom de dilettantes et d’amateurs, infestent de leur jargon et troublent de leur incompétence la discussion impartiale et méthodique à laquelle a droit toute œuvre, même celle dont la visée véritable les dépasse.

Quoi qu’il en soit, l’événement n’en reste pas moins rare et curieux qu’un poète, par la vertu seule du vers, ait ému l’inattention habituelle d’une époque indifférente à ce qui n’est pas sa représentation directe et authentique, et cela sans se servir du spectacle du monde autrement que comme d’un moyen allégorique.

Il est entendu, certes, que la matière commune de toute œuvre d’art est : la Vie. La condition reste inévitable, mais, pour la plupart, l’univers consiste en personnages, sentiments, passions, lieux, mœurs et autres particularités qui ne sont, pour un Stéphane Mallarmé, que des signes à interpréter et n’ont de sens qu’en leurs rapports et leur hiérarchie. L’ensemble, pour celui qui en prend conscience, constitue la vérité.

Stéphane Mallarmé a publié divers écrits qui autorisent à énoncer ce qui précède. On en pourrait vérifier l’exactitude par l’examen des poèmes en vers ou en prose et des fragments didactiques qui composent l’essai que fit, sur le papier, ce rare esprit, d’exposer les données de sa certitude spéculative et littéraire. Nous gagnerions à ce travail le plaisir de relire un auteur qui veut qu’on le relise et vaut d’être relu, et dont j’admire toujours davantage, en même temps que le souverain don poétique, la logique hardiesse qui le conduisit à une façon d’écrire dont il s’inventa, par génie, le droit exclusif. Une divination savante le dirigea en cette extraordinaire recherche d’un langage distinctif ; car il ne parvint que par degrés à épurer son style de toute accointance avec ce qu’il nommait « l’état de la parole, brut ou immédiat ».

Son vers juvénile a ses origines chez Banville et chez Baudelaire ; à l’un il emprunte d’abord son élasticité lyrique, à l’autre sa concise solennité ; il s’apparente à Gérard de Nerval par son accent sibyllin. Plus tard, il atteint dans certains poèmes à une maturité délicieuse. Lisez l’Après-midi d’un Faune. Écoutez l’églogue moduler sur sa flûte un songe d’ivresse et de soleil. Le roseau a encore la fraîcheur de la source natale où il fut cueilli avant que, durci au vent qui le dessèche, il devienne la pointe aiguë qui trace sur les tablettes l’arabesque sonore qui sera comme la ligne musicale de l’idée. Sa prose se transforme aussi. Peu à peu, la phrase se décharné de sa substance colorée pour ne plus conserver dans sa transparence que le relief délicat de sa structure. Des motifs secrets et une intention supérieure voulaient que le poète se façonnât ainsi le parfait instrument évocatoire d’un pouvoir suggestif intense et neuf et vraiment à lui propre. Cette réforme ne fut pas un jeu littéraire, mais un moyen d’exiger des mots, par le vers, un usage nouveau et surprenant que je trouve, par l’ouvrier même, formulé à peu près ainsi : « Le vers, qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, nie, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphèret. » Il y aurait lieu d’approfondir l’avantage ou le défaut d’une méthode aussi personnelle et de définir exactement le parti qu’en a tiré Stéphane Mallarmé ; mais je suis ici sans autre but que de faire assister le lecteur au spectacle de cet esprit lucide et audacieux. Libre à quiconque de préférer des poèmes comme l’Hérodiade toute scintillante de pierreries verbales à tel sonnet plus rigoureux et d’une si exacte mathématique de pensée. Quelqu’un, je le sais, m’objectera qu’avec Stéphane Mallarmé le choix n’est pas libre, qu’il a souvent caché le sens de ses poèmes au centre d’un lacis musical impénétrable, qu’on se décourage à dérouler les bandelettes de l’énigmatique momie, dût-elle montrer à nu, après l’opération, une chair magique et souvent vivifiée. Qu’il s’abstienne donc. Stéphane Mallarmé a eu trop de commentateurs pour que je m’avise d’en augmenter le nombre. D’ailleurs, peut-on prétendre expliquer quoi que ce : soit à qui que ce soit, surtout des vers ? Comme ; disait malicieusement Stéphane Mallarmé : « Cela tendrait à faire croire qu’ils sont obscurs. » L’obscurité fut le grief principal dont on poursuivit Stéphane Mallarmé. On fit, à son égard, de la clarté, une condition indispensable à la poésie. Étrange exigence. Les Anciens ont admis Lycophron, et les Anglais honorent M. Georges Meredith. Ici on se rebiffa parce qu’un homme, à l’écart, et suivant son génie, s’adonnait silencieusement à un jeu mystérieux, que joue, au fond, tout écrivain. Seulement, pour sa satisfaction particulière et pour son intime contentement, celui-là, partenaire de soi-même, avait modifié les couleurs de l’échiquier et la forme des pièces, selon une fantaisie solitaire et individuelle.

En somme, et pour en finir, qu’est-ce que l’obscurité ?

Dante est obscur par l’allusion et le symbole, par les sens superposés de son poème. Le lecteur choisit à son gré, simplifie à sa mesure. Rabelais est obscur ainsi et, de plus, par sa langue composite, abondante, inextricable en la diversité de ses provenances. On ne le pénètre que par degrés. L’étude du vocabulaire permet la lecture du texte, puis on en démêle l’allégorie pour parvenir au sens humain et général du livre. Tout écrivain, Dante ou Rabelais ou tel autre, est obscur qui n’use point de la réalité directe et recourt à l’emblème ou au symbole. Ceux mêmes qui s’en passent et puisent à même la vie n’y gagnent rien. Le sens des mots est variable, relatif, transitoire ; il est, de plus, personnel. Il faut une entente entre le lecteur et l’écrivain. Elle se fait peu à peu. On a chance d’être compris par ses contemporains ; ensuite on ne l’est plus que par tradition, et, pour dire vrai, on ne l’a jamais été, après tout, que par soi-même.

Certes, Stéphane Mallarmé est un auteur obscur. Il le serait par la nature même de son génie, qui est tout de transposition et de symboles, s’il ne l’était par le style hautement rationnel qu’il s’est créé en dehors et au-dessus de l’usage ambiant. L’entente avec lui est longue, difficile et délicate. Il y a dans une page ou dans un vers de Stéphane Mallarmé tous les éléments nécessaires à sa clarté ; seulement ils s’y trouvent épars, situés au lieu exact de leur utilité pour l’élégance graphique de la phrase. Il faut apprendre Stéphane Mallarmé aux dépens de certaines habitudes dont il exige qu’on se départisse envers lui. Cette docilité et ce soin sont la loi commune en face de tout aspect dénaturé et de pensée. Tout être a sa mimique individuelle comme tout esprit ses gestes alphabétiques dont il faut saisir la convention. Tout livre contient une langue à épeler. Qu’on lise Racine ou Shakespeare, il en est ainsi. Tout obélisque ou toute stèle littéraire porte ses hiéroglyphes particuliers et ses abréviations spéciales. Il n’est rien d’illisible à qui veut lire. Edgar Poe tenait tout cryptogramme pour soluble, disant qu’un homme ne pense rien qu’un autre ne puisse repenser, et je crois que pour comprendre Stéphane Mallarmé on n’aura pas besoin d’avoir été l’étonnant M. Dupin, du Crime de la rue Morgue ou du Mystère de Marie Roget, ni, pour savoir où gît le sens de ses beaux vers, de faire pendre au bout d’un fil un scarabée à travers l’orbite d’une tête de mort, comme cela fut nécessaire pour découvrir le mystérieux trésor de l’illustre capitaine Kid.

 

La conversation de Stéphane Mallarmé aidait singulièrement à l’intelligence de son œuvre écrite. On entendait sous une forme familière maint propos qu’on retrouvait célèbre sur la page imprimée. Non seulement on tirait de ces heures intimes de précieuses données sur les intentions de tel poème, mais aussi on y apprenait vite le respect pour cet homme charmant et bon, d’une exquise simplicité de cœur et sympathique à toutes les anxiétés de ceux qui venaient consulter en lui un arbitre infaillible et bienveillant de tout débat littéraire, de toute inquiétude juvénile. Nul ne fut plus attentif que lui aux tentatives où il trouvait un souci quelconque de beauté. Personne n’en fut jamais plus indulgent appréciateur et plus amical conseiller. Il avait la vue la plus nette et la plus claire de tous les efforts contemporains en leur diversité disparate. Il les jugeait avec une impartialité parfaite, une prescience divinatoire de leur avortement ou de leur réussite. La plus admirable politesse tempérait l’expression de son avis. Rien en lui du chef d’école qui régente, attire, exclut. Son influence fut toute involontaire et il ne provoqua jamais envers lui à la servilité littéraire. Son seul soin fut d’éveiller en chacun ce qui était latent et d’avertir les pensées. S’il indiquait une voie à une hésitation, c’était discrètement et comme du geste. La seule leçon qu’il donna jamais fut l’exemple de sa noble attitude et de sa continuelle activité d’esprit. Nul ne sut, plus minutieusement et plus amplement, soi-même et l’univers.

« Le monde, disait Stéphane Mallarmé, est fait pour aboutir à un beau livreu. » Il travaillait certes en secret à cet aboutissement. Depuis de longues années le sublime projet s’amassait sur sa table de travail en notes innombrables. Le poète faisait de fréquentes allusions à cette œuvre où devait se résumer la pensée suprême de sa méditation universelle. La mort l’aura-t-elle interrompue ? Existe-t-elle à l’état de fragments ou n’en reste-t-il que l’intention merveilleuse avec, çà et là, quelque indication ? Est-elle sortie de ces feuillets épars où s’inscrit à mesure la trouvaille quotidienne et qui forment comme le terreau natal de la fleur définitive, ou aurons-nous à en chercher les indices aux pages déjà connues qui sont le legs partiel de ce grand et profond esprit ?

Il sied de s’expliquer ici sur la portée exacte de ce que Stéphane Mallarmé aimait à désigner de ce nom de « pages ». Certes il prétendait que ces brefs morceaux de vers ou de prose fussent considérés d’une certaine façon, que l’on ne regardait pas seulement leur valeur intrinsèque, mais encore et surtout leur valeur relative. Il voulait qu’on leur gardât leur sens vrai de pronostic intellectuel, plutôt que de leur assigner dans sa hiérarchie mentale une place qu’ils n’avaient pas. Aussi prend-il soin, en les réimprimant, de dire, par précaution : « Le sort exagéré fait à des riens m’oblige à ne pas les omettre. » Il faudrait donc considérer ces « riens » comme les jeux occasionnels de quelqu’un qui essaie son instrument, le sent d’accord, et le rejette après avoir modulé un motif passager, originaire certes du thème fondamental, mais qui n’en est qu’une fioriture, un rappel ou un écho.

Hautaine coquetterie, mais dont je me refuse à admettre tout à fait le paradoxe, préférant voir dans ces fragments d’une sculpture si précieuse ce « cloître qui, même brisé, exhalerait, au promeneur, sa doctrine ».

 

Je ne puis pas entreprendre de présumer ici une œuvre si considérable, je voudrais seulement, en son attente ou à son défaut, indiquer d’un mot cette doctrine éparse en ces « pages », où elle existe. Stéphane Mallarmé y apparaît en sa véritable et juste stature, debout, le pied posé sur le sol imaginaire d’une terre d’art nouvelle dont il entre vit, en lui-même, l’éblouissant mirage et d’où il nous rapportait, à sa sandale hardie, une parcelle lumineuse.

Comme Richard Wagner réalisa l’alliance du Drame et de la Musique, Stéphane Mallarmé poursuivit l’identification de la Musique à la Poésie. C’est pourquoi, chaque dimanche, parmi la foule attentive au programme musical, il allait surprendre, chez elle, la mystérieuse rivale dont il rêvait d’assujettir l’harmonieuse profusion à la loi définitive du Verbe. Il voulut faire du Livre « l’instrument spirituel ».

« Certainement, je ne m’assieds jamais aux gradins des concerts sans percevoir parmi l’obscure sublimité telle ébauche de quelqu’un des poèmes immanents à l’humanité en leur originel état. Je me figure, par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré ; que nous en sommes là, précisément, à rechercher la transposition, au livre, de la symphonie on uniment reprendre notre bien, car ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit, avec plénitude et évidence, résulter en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musiquev.

 

Quel que soit le sort de cette haute visée de donner à la poésie des moyens nouveaux d’exprimer l’homme, non plus dans son individualité égoïste, mais dans sa réciprocité avec tout, il restera à Stéphane Mallarmé la gloire d’avoir imaginé cette union de deux arts en un seul pour en créer un délice unique et double. Il faut, pour se proposer une telle entreprise, un singulier héroïsme mental, car l’échec en est presque inévitable, par les limites mêmes de la vie et la défaillance des forces humaines. C’est assumer à soi seul une tâche séculaire. On ne se hasarde point en cette voie sans avoir mesuré l’escarpement du but et sans se résoudre d’avance à ne le point atteindre. L’aurore seule y annonce en le rougissant le glacier inaccessible qu’on y avait prévu. Il suffît à de tels hommes de la certitude d’une possibilité éventuelle, et d’être pour eux-mêmes « celui qui porte un lot d’une splendeur secrète » ou dont « la scintillation mentale désigne le buste à jamais du diamant d’un ordre solitaire ».

C’est sous ce glorieux aspect qu’apparaissait Stéphane Mallarmé à ceux qui n’ont pas vu seulement de lui l’homme aimable et discret qu’il savait être quand, la porte fermée sur ses songes, il entrait dans la vie de son pas bref et aisé, comme quelqu’un qui vient de loin, avec un sourire, la main tendue pour l’accueil. Ainsi beaucoup l’ont-ils aimé et admiré, pour la fidélité scrupuleuse de son amitié et la grâce unique de sa causerie. Il s’amusait lui-même de cette méprise ingénue ou de ce parti pris restrictif et il ne lui déplaisait pas de se laisser croire un passant comme un autre, épris de musique et de vers, sensible à la beauté des femmes, au charme des paysages, des bois et des eaux, car il mettait la gloire non dans l’hommage extérieur qu’elle comporte, mais dans l’assentiment intime qu’elle est, et c’est à cette conscience véridique de soi-même qu’il faisait allusion par cette hautaine et suprême parole : « La gloire ! je ne la sus qu’hier et rien ne m’intéressera d’appelé par quelqu’un ainsi ! »

Souvenir de Valvinsi

Dans la rumeur universelle des bruyantes semaines que nous venons de traverser, je crois bien qu’aucun journal n’a signalé le retour anniversaire de la mort de Stéphane Mallarmé. Ce fut en effet l’an dernier, à cette même époque de la mi-septembre, qu’une maladie brusque et imprévue emporta le cher et délicieux poète. Personne n’a rappelé ce triste événement qui, l’autre année, endeuilla cette douce courbe de Seine qui longe, à Valvins, la forêt de Fontainebleau, d’un cortège silencieux et ému d’admirateurs et d’amis.

Je les vois encore réunis dans le petit jardin ensoleillé de la maison rustique où Stéphane Mallarmé, dès le printemps et jusqu’aux premiers frimas, fuyait Parisw. Je les vois encore suivant le cercueil chargé de fleurs. Il y avait là des visages empreints de vraie tristesse et j’ai senti ce jour-là que dans la mémoire de chacun des assistants vivrait durable, sûr et pieux, le souvenir de celui qu’ils étaient venus saluer une dernière fois, et que le poète laissait en eux, de lui-même, une image à jamais vivante. Certes je crois qu’aucun des visiteurs de cette heure solennelle n’a manqué d’en ressentir de nouveau, à sa date, le fidèle chagrin. Plus d’un a refait, en pensée au moins, la route de naguère, mais j’aurais aimé qu’au public, plus distrait et plus oublieux, on rappelât cette tombe récente dont la pierre porte un nom glorieux.

Je sais bien que Stéphane Mallarmé chercha plutôt la gloire dans la satisfaction intérieure que dans ses marques humaines et qu’il la plaça davantage dans l’estime de soi que dans la louange des autres. Aussi fut-il dans la mort ce qu’il avait été dans sa vie, discret et hautain. Le respect des siens lui épargna pieusement les tracas d’outre-tombe qu’on impose trop souvent d’ordinaire aux ombres illustres. Il n’y eut ni publication de correspondances, ni étalage de petits papiers. Tout se passa dignement et simplement. L’œuvre du poète existant aux livres où il l’avait lui-même enfermée, la postérité pourra la feuilleter à son gré ; quant à sa mémoire, elle est un dépôt commun à tous ceux qui l’ont aimé et connu, et qui ont admiré en lui, en même temps qu’un homme délicat et bon, un des écrivains les plus originaux et les plus inventifs de notre temps, quelqu’un, en un mot, d’exceptionnel.

 

Il y a beaucoup de portraits de Stéphane Mallarmé. Je crois me souvenir qu’il ne les aimait pas tous, car ce qu’il prisait avant tout était moins la vérité physique que la ressemblance spirituelle. Parmi ces nombreuses effigies, il s’en trouvait deux qu’il chérissait également et dont il se montrait fier. L’une était son portrait à l’huile par Manet, l’autre la lithographie qu’avait tracée de lui Whistler, le premier datant de sa jeunesse, le second plus récent ; l’un tourmenté, douloureux presque, où il semble attentif à l’avenir ; l’autre résigné, presque souriant, où il semble déjà attentif au passé. Il aimait ce double chef-d’œuvre, et se plaisait à revivre ainsi deux fois par le pinceau hardi et par le subtil crayon de deux ; grands artistes qui tous deux furent ses amis. L’amitié fut en effet un des grands plaisirs de sa vie. Personne ne la pratiqua mieux que lui, avec plus de délicatesse et de grâce. Je ne sais s’il ne mettait pas quelque coquetterie à y être parfait et impeccable.

Il y avait en lui une force d’attraction singulière qui ; tenait peut-être bien à ce qu’il savait donner beaucoup de lui-même sans rien demander en échange. On ne l’approchait guère sans éprouver cette générosité d’esprit et de cœur, et il était de ceux qu’il est très difficile de ne point souhaiter voir tous les jours. Ce don personnel ; d’attirer à lui et de retenir autour de lui fut une des raisons de sa grande influence sur les esprits de notre génération. Stéphane Mallarmé était né malgré lui chef ; d’école, et il le devint involontairement, non seulement pour des motifs, d’esthétique littéraire, mais pour des causes que je pourrais presque qualifier de mondaines.

S’il offrait à ses familiers l’exemple respecté d’un art difficile, très haut, mystérieux, il leur donnait en surplus le plaisir d’une conversation charmante et forte, infiniment diverse, mais toujours ramenée, par les détours les plus ingénieux, aux questions les plus nécessaires de la Poésie. Stéphane Mallarmé fut un des maîtres de la parole, non point en orateur qui discourt ou en professeur qui enseigne, mais sous sa forme la plus vivante et la plus animée, celle de l’entretien qui va, s’arrête, repart, s’interrompt et mêle ses circuits aux cercles ailés de la fantaisie et aux famées aériennes des cigarettes.

 

Stéphane Mallarmé n’aimait guère qu’on fît allusion à ses dons extraordinaires de causeur. Il ne les considérait que comme le déchet usuel de son talent d’écrivain et il s’irritait qu’on s’obstinât à apprécier sa pensée sous sa forme courante et orale quand on se refusait trop souvent à la suivre sous sa forme écrite et définitive. Il souffrait de cette différence qu’on faisait trop souvent entre le causeur et l’écrivain, et qui servait à rabaisser l’un aux dépens de l’autre. Il s’interdisait d’user de la grâce aisée et naturelle de sa parole, qui lui eût facilité les moyens de communiquer directement, si on peut dire, avec le public ordinaire. Il voulait être compris tout entier et avec le purisme minutieux qui est la marque particulière de son style.

Aussi, en des conférences qu’il fit en Angleterre et en Belgique, se garda-t-il de toute concession de cette sorte. Il parla dans une prose magnifique, mais curieusement travaillée. Il préféra peut-être étonner ses auditeurs et conserver son renom d’écrivain obscur, qu’il eût pu changer aisément en celui du causeur le plus clair et le plus simplement éloquent, celui qu’ont connu ceux qui fréquentaient avec délice l’hôte amical du petit salon de la rue de Rome ou de la maison riveraine de Valvins et qui aimaient à l’entendre s’exprimer avec une perfection discrète en phrases légères et, hélas fugitives.

J’ai toujours regretté que Stéphane Mallarmé, parmi ses amis, n’ait pas rencontré, comme Goethe, un Eckermann. Peut-être nous resterait-il de ces propos un livre où nous en retrouverions, sinon la voix, au moins le sens précieux et exact, mais ces hommes sont négligents et vains !

L’œuvre de Stéphane Mallarmé restera privée du commentaire oral que le poète en faisait, non pas doctoralement, mais en laissant deviner les pensées errantes avant qu’il en sculptât dans l’ébène les chimères captives et tordues.

 

Dans ces conversations amicales, Stéphane Mallarmé parlait souvent de ce qui était le but secret de sa vie et auquel il travaillait eu silence depuis de longues années. C’était une monarable et grandiose qui devait résumer d’une façon éclatante et complète la doctrine du poète. Elle était le résultat des méditations en tous sens de sa pensée. C’est à ce monument de sa solitude que Stéphane Mallarmé apportait, jour par jour, une pierre ou un grain de poussière. Il en avait rassemblé les matériaux divers et il ne restait plus qu’à les joindre et à les unir, et le poète voyait avec joie venir le jour où, les études préparatoires terminées, il allait pouvoir se mettre à l’ouvrage et tenter la réussite suprême. Il en parlait avec une certitude communicative, et ce fut le sujet de notre dernier entretien.

C’était au printemps de 1898. Stéphane Mallarmé allait partir pour Valvins. Il comptait sur ce tranquille séjour, sur la paix de sa petite maison, sur la douceur du paysage, sur la beauté de la forêt. Il voyait déjà son œuvre achevée et par avance, comme un homme délivré d’un labeur redoutable, il se souvenait des longues anxiétés de son esprit, des angoisses et des doutes qui l’avaient assailli, des tâtonnements et des désespoirs, des milliers de notes couvrant des milliers de feuillets d’où il allait faire jaillir l’étincelle définitive.

« Oui, me disait-il, j’ai livré une des grandes batailles de l’esprit », et il ajoutait avec son fin sourire : « après la victoire il faudra enterrer mes morts. Vous viendrez à Valvins, nous creuserons un grand trou en plein champ, et nous y enfouirons tout ce passé douloureux. Nous ferons une tombe à tout ce papier qui contient tant de ma vie ! »

Nous sommes allés à Valvins. Il y eut en effet un trou ouvert dans la terre chaude, mais ce fut un cercueil qu’on y descendit. L’œuvre interrompue y disparaissait avec le Poète même ou du moins avec sa dépouille terrestre, car il subsiste de Stéphane Mallarmé une guirlande de poèmes qui, s’ils ne sont point la gerbe même des épis mûrs qu’il s’apprêtait à moissonner de sa faucille, hélas ! brisée, n’en forment pas moins à son tombeau une couronne de fleurs odorantes, dont plus d’une ne passera pas.

V

à M. Le Docteur A. Florand.

Le sommeil de M. de Chateaubriand

Une dame qui l’avait connu et qu’on interrogeait sur l’impression que lui avait faite le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur à Londres, à Berlin et à Rome, l’un des restaurateurs du Trône et de la Religion, l’un des plus grands écrivains du siècle, dont la renommée avait porté le nom en tout pays, lu en toutes les langues et jusque dans le sérail du Sultan, répondit très sincèrement : « M. de Chateaubriand… oui, il s’endormait après dîner pour qu’on fît attention à luix. »

Je crois que ce mot, s’il eût touché l’illustre vicomte dans son orgueil et sa vanité, l’eut satisfait en sa philosophie. Il y aurait constaté une fois de plus le néant de toute gloire humaine. Il en eût renforcé le mépris où il tenait chrétiennement les biens de ce monde et en particulier ce qui dépend de l’opinion des hommes. Nul ne proclama mieux que lui et plus éloquemment de sévères et dures vérités. La beauté, l’amour et la gloire se confondent à ses yeux en une même cendre, qu’emporte et disperse aux quatre horizons de la mort le vent de l’éternité.

Mais ce qu’il y eut de piquant en ce grand caractère, fut qu’un si vigoureux sentiment de la vanité des choses ne l’empêcha pas d’en accepter l’usage. Il fut ambitieux avec le dédain de ce qu’il ambitionnait ; il rechercha ce qu’il savait vain en son essence même ; il agit pour de l’inutile. Situation d’esprit singulière, qui n’est point unique, mais qu’il illustra d’un exemple éclatant où le peu d’état qu’il faisait de tout rend plus surprenante encore la passion qu’il mit à tout. Il voulut le bonheur, comme pour bien se prouver qu’il n’existait pas et qu’on n’en saisissait jamais que le fantôme éphémère, et la gloire, comme pour s’attester qu’elle n’est rien. Il voulut dominer son temps pour que le souvenir passât à la postérité du peu de joie qu’il y a d’être sûr d’elle, et il mit à ce morne désir une persévérance et une énergie admirables.

 

Ce désespéré travaillait quatorze heures de suite ; ce gentilhomme recommençait, raturait la page ; il pratiquait l’art d’écrire dans son détail le plus patient et sa minutie la plus scrupuleuse, soupesant les mots, cadençant la phrase, ajustant les images, organisant la beauté d’un style dont la solidité et l’harmonie ne laissent pas de doute sur la laborieuse ténacité qui l’amenait à sa magnifique perfection. C’est ainsi qu’il a fixé, en termes sonores, ses pensées sur la nature, la religion et l’histoire.

M. de Chateaubriand sentait qu’il faisait partie de celle de son temps et il n’était pas indifférent à la figure qu’il y ferait ; aussi mit-il tous ses soins à imposer l’opinion qu’on aurait à avoir de lui. Il y consacra une longue autobiographie, dans le but que son jugement sur lui-même fît autorité. Non content de raconter pour l’avenir les extraordinaires circonstances de sa vie, il en dispose les faits avec un sens merveilleux du décor et de la perspective, et, non seulement il en donne le drame public, mais il en dévoile les péripéties secrètes. Il initie chacun à lui-même et, afin qu’on sache mieux quel homme il a été, il peint les autres hommes et les événements qui leur furent communs, à eux et à lui, et les y rapetisse de toute sa hauteur.

Il n’est pas, d’ailleurs, à proprement parler, un écrivain de Mémoires. Il ne raconte pas son temps qui, sans lui, ne serait rien à ses yeux, car il se subordonne tout. Rien en lui d’un Saint-Simon qui n’apparaît que par intervalle dans les interstices de son œuvre, furtivement. Chateaubriand a du romancier. Il est le romancier d’un seul personnage, le sien. Il est l’envers d’un Balzac qui crée un monde et n’y figure guère et se répand dans les mille fantômes de son imagination, vivant en tous par la parcelle de génie dont il les anime, content d’être l’âme universelle de ce monde imaginaire.

Je connais d’autres romanciers moins discrets qui donnent leur ressemblance à tel ou tel de leurs héros. Les exemples de cette coutume ne manquent guère. Oui doutera que le Sperelli ou le Tullio Hermil de L’Enfant de volupté et de l’Intrus ne soient plus qu’un peu M. Gabriel d’Annunzio lui-même ; qu’il n’y ait quelque chose du scepticisme délicieux de M. Anatole France aux lèvres éloquentes et judicieuses du M. Bergeret du Mannequin d’osier ; que les Frères Zemganno ne soient une mélancolique et brillante allégorie du talent double des deux Goncourt.

Chateaubriand s’est servi aussi de ce moyen, de se dire. Jeune, il a mis beaucoup de lui-même dans René. Il lui a prêté son paysage natal, sa passion mélancolique ; il en a fait une image immortelle de sa tristesse et de ses désirs.

Il s’est confondu avec lui au point qu’on croit assez communément que François-Auguste de Chateaubriand s’appela René, comme son héros.

Mais cette presque identification ne lui a pas suffi, et puisqu’il était entré en cette voie de confidences à lui-même, puisqu’il s’était rendu public par une fiction, il a voulu survivre dans sa vente et apparaître à jamais debout, pour l’avenu, dans la stature même de sa vie.

 

Il va bientôt y avoir cinquante ans qu’a pris fin cette grande destinée. L’anniversaire est proche et les fêtes en auront lieu à Saint-Malo. Il y est né. A Paris, j’irai revoir la maison où il mourut le 4 juillet 1838y. Certes, la ville malouine et les chambres du château de Combourg contiennent pins de son souvenir que la façade de l’hôtel de la rue du Bac, mais il y a ici une autre maison qui est liée à sa mémoire. C’est l’Abbaye-au-Bois. Le lieu n’a pas dû beaucoup changer. Cette vieille demeure est restée la même qu’autrefois. Il a traversé jadis de son pas fatigué la large cour pavée qu’on voit de ta rue/à travers la grille. C’est là qu’habitait Mme Recamier.

On trouve dans la première livraison du tome 1 de la Revue du midi, de 1834, un curieux article de M. Léonce de Lavergne, qui raconte les lectures que Chateaubriand fit, chez son amie, des Mémoires d’Outre-tombe. M. de Lavergne, jeune provincial, y assistait et s’en excuse presque sur son obscurité qui ne méritait point pareille faveur. Aussi, heureux d’être là, fut-il attentif à tout. Il nous donne un croquis du salon célèbre. Il a vu au mur le tableau de Corinne, par Gérard, « la cheminée avec une glace, des girandoles et des fleurs, sur la table le dessin d’un bas-relief d’Eudore et de Cymodocée, dans un des coins, la porte qui s’entr’ouvre, et dans l’autre, une harpe qui attend ». Il a vu entrer le dieu. « Il portait à la main, comme un pèlerin ou un soldat, un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. » Ce paquet, c’étaient les Mémoires !

Cette lecture ne fut pas la seule indiscrétion que M. de Chateaubriand commit envers lui-même. Il donna des fragments aux journaux, devançant ainsi la grande confidence posthume dont quelques années après on connut toute l’étendue et dont on admira la beauté. C’est là, en effet, qu’il faut lire Chateaubriand. Le Génie du Christianisme et les Martyrs sont, certes, des livres de bibliothèque, et ils n’en sortent guère. Atala et René ont mieux duré. Les Mémoires d’outre-tombe sont à part. Chateaubriand avait un certain goût pompeux et affecté qui gâte en maint endroit ses nobles ouvrages. Je ne veux pas dire que les Mémoires soient exempts de ce défaut. Chateaubriand n’est pas un bonhomme. C’est un homme grave ; il a le ton haut et garde dans la familiarité une dignité singulière.

 

Il reste toujours « superbe », comme on disait au dix-septième siècle. Il a un vif sentiment de sa grandeur et s’y voit vivre, mais il n’a pas la vanité bavarde et plate ; il a l’orgueil éloquent et amer. D’ailleurs il est véridique et se raconte exactement ; seulement il soigne l’attitude, amplifie le geste, renforce la voix, impose à tout je ne sais quoi de définitif et d’absolu. S’il est un grand peintre de nature, il a, en plus, le sens du portrait et aucun ne l’intéresse plus que le sien.

A tout instant, il se sent vu par lui-même. La circonstance lui importe assez peu pourvu qu’il s’y trouve toujours noble et historique, si l’on peut dire II parlera aussi aisément de son taudis d’émigré à Londres que de son palais d’ambassadeur à Rome.

Il ne craint pas les contrastes. Sa vie, de sa naissance à sa mort, fut tissée de fils inattendus. Il a vu vraiment bien des choses. Que de changements, d’aventures ! Que de lieux et que de gens ! Son enfance même fut extraordinaire et romanesque.

Combourg renfermait des êtres singuliers dont le plus singulier fut encore lui-même. Sa jeunesse fut étrange et solitaire, mondaine et vagabonde. Il monta dans les carrosses du Roi et descendit dans la barque de Chactas. Il chassa le cerf à Saint-Germain et le buffle dans la prairie. Il voyagea, parcourut des terres lointaines et visita des lieux vénérables. Il vit les Muscogulges sacrifier au Grand Esprit et les pèlerins baiser la pierre du Sépulcre. Il but au Meschacebé et au Jourdain. Entre temps, il avait manqué mourir de faim, fait la guerre. Washington le reçut. Napoléon lui parla. Des femmes charmantes et tristes l’aimèrent ; il sentit mourir en ses bras la délicieuse, la tendre Beaumont, et s’il ne souleva jamais la robe de Mme Récamier, il dénoua le turban de Mme de Staël.

Pour lui les destins se contredirent. Il fut ambassadeur où il avait erré proscrit. Le portefeuille qui avait contenu le manuscrit des Natchez s’enfla des pièces du Congrès de Vérone. Ministre des affaires étrangères, il ne fit jamais les siennes et mourut pauvre. Il ne posséda jamais ce Combourg où il est né. Son seul bien fut la Vallée-aux-Loups, petite maison et petit jardin, un arpent d’indépendance et de solitude. Mêlé aux choses les plus passionnantes de la vie et l’âme, il se montra égal à toutes. Tout travailla à faire de lui une figure unique. Les destinées l’y aidèrent à plaisir avec une complaisance respectueuse. Il les seconda et laissa en lui la médaille d’une des plus hautes effigies humaines qui aient jamais existé.

 

Si on regarde un portrait peint ou gravé de M. de Chateaubriand, on l’y voit de taille moyenne, avec un visage long et osseux, les yeux beaux, la chevelure abondante et bouclée. Les épaules hautes semblent porter le poids d’une lourde fatigue. Un air d’ennui assombrit la physionomie. Rien n’a pu distraire M. de Chateaubriand de ce malaise originel. Ni l’amitié, ni l’amour, ni la gloire n’ont eu raison en lui de ce mal du siècle dont il a tracé un si éloquent tableau et laissé un si illustre exemple. La contagion en dure encore. On cherche toujours des remèdes. Quelques-uns croient en avoir trouvé un dans l’action et on nous propose la vie pour nous guérir d’elle.

Vraiment le remède n’est pas neuf. Chateaubriand l’a tenté. Quelle existence fut plus diversement active que la sienne ! Il a rempli de grandes places, touché à de grandes choses. Si son action fut petite sur les événements, elle fut considérable sur les pensées. Il put en voir les effets et en suivre les conséquences. Il pouvait se satisfaire doublement, puisqu’il connut le plaisir d’agir et la conscience d’avoir agi. Et pourtant il s’ennuya. Il « bâilla sa vie » et quelle vie ! qui eût comblé le plus exigeant par sa durée, ses circonstances. Il s’ennuya.

Et s’il s’endormait après dîner, c’était moins peut-être pour qu’on prît garde à lui que pour oublier, dans un rêve plus glorieux encore, la prodigieuse réalité qui n’avait point su satisfaire son âme orgueilleuse, repue et insatiable.

Beaumarchais

Il le faut dire : Nous fêtons assez petitement nos grands hommes et notre admiration n’est, à leur égard, ni très ingénieuse ni très inventive. J’attendais pourtant beaucoup du centenaire de Balzac. C’était le cas d’imaginer quelque commémoration grandiose. Voilà un écrivain national s’il en fut, puisqu’en son œuvre la France retrouve le tableau mouvant et coloré d’un demi-siècle d’elle-même, avec ses mœurs, ses usages, ses idées, tout le détail de sa vie sociale et individuelle, avec tout le mécanisme de ses forces privées et publiques et la plus clairvoyante conscience de ses principes vitaux.

Certes, l’œuvre de Balzac est maintenant à son rang dans les esprits. Le nom du grand romancier de la Comédie humaine remplit, depuis quinze jours, les gazettes ; mais, hors cet unanime hommage de la presse, je ne vois rien s’annoncer qui doive marquer, d’une façon éclatante, l’avènement de Balzac à la gloire séculaire. On parle bien de Panthéon ; la statue traditionnelle est prête ; mais tout cela n’est point ce que j’imaginais. Il y avait là, pourtant, un beau prétexte à nous distraire un instant de nos discordes ; mais l’interminable roman judiciaire et politique dont nous suivons chaque jour les péripéties nouvelles semble nous détourner de nos devoirs envers le génie et, de même que nous avons peine à nous souvenir qu’il y a cent ans que Balzac est né, nous sommes presque en train d’oublier qu’il y a cent ans que Beaumarchais est mort, car c’est le 18 mai 1799 que l’auteur du Mariage de Figaro disparut de la scène du monde où il tint un si étrange, curieux et brillant personnage.

 

Ce fut, en effet, un homme singulier que ce Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, et sa mémoire est, de nos jours, d’une toute particulière actualité. Dans une époque comme la nôtre, de polémiques acharnées, il semble assez naturel de penser à ce devancier, qui fut un des plus spirituels et des plus hardis pamphlétaires qui existât jamais, et d’admirer quelqu’un qui, avec quelques opuscules et quelques brochures, à force d’esprit, de verve et d’audace, créa à son profit un universel mouvement d’opinion. Le plus curieux encore est que Beaumarchais, au début, était seul de son parti ; personne avec lui, ni coreligionnaires puissants, ni alliés d’aucune sorte.

L’injustice même dont il se plaignait lui était toute particulière et conforme aux usages du temps, c’est-à-dire qu’elle provenait d’un état de choses accepté de tous et dont Beaumarchais lui-même aurait été le premier à s’autoriser envers autrui. Il n’attaquait point un de ces abus dont souffre sourdement une société sans se rendre un compte exact du malaise qu’elle éprouve et qu’une mise en vue subite rend tout à coup odieux à tous. Non. Le point de départ de la plainte de Beaumarchais était tout égoïste. Supposez Goezman ou Baculard à sa place, il se fût moins démené pour eux et n’eut guère pensé à interrompre en leur faveur ses travaux et ses plaisirs pour se faire leur avocat volontaire. La cause lui paraissait excellente, surtout parce que c’était la sienne.

C’est en cela qu’éclate mieux encore son génie de plaideur improvisé. Il est assez facile d’intéresser les hommes chacun à lui-même, mais il est certes moins commode de les passionner pour l’un d’entre eux. Le cas de Beaumarchais était assez spécial pour que chacun imaginât peu de chances de s’y trouver jamais. Il y avait donc là une sorte de prodige à opérer. Il fallait changer l’indifférence en sympathie et la sympathie en engouement. C’est ce qu’il fit avec un art et une habileté singuliers ; d’une affaire personnelle il fit une affaire publique. Il amusa, il émut, il passionna, et il accomplit ce tour de force unique avec les seules ressources de l’esprit, avec ce que la plaisanterie a de plus fin, avec ce que la dialectique a de plus persuasif, tellement que Beaumarchais, à être une fois l’homme le plus spirituel de son temps, n’y gagna pas seulement une réputation méritée, mais y dut de sortir heureusement sain et sauf de la plus difficile péripétie de sa vie aventureuse.

 

Cette vie de Beaumarchais est curieuse et pittoresque. J’en ai relu le récit dans l’excellent livre que M. André Hallays a écrit sur l’auteur du Barbier de Séville z.

Nous l’y voyons apprenti horloger dans la boutique paternelle ; dès sa jeunesse, inventif et remuant, il s’insinue et se pousse. Le voici à la Cour. Il joue de la harpe avec Mesdames, filles du Roi, car il est bon musicien ; il fait des affaires avec Pâris-Duverney, car il songe à sa fortune. Il réussit assez vite à être riche, aussi le voilà du monde. Il est secrétaire du Roi et devient gentilhomme. On lui confie des missions délicates. Il va en Angleterre traiter de la destruction d’un libelle contre Mme du Barry et arrêter en Allemagne la publication d’un pamphlet contre la Reine. Il est diplomate et policier, auteur dramatique et négociant. Il fait jouer de gaies comédies et des drames larmoyants. Il fournit des armes aux insurgents d’Amérique et fonde à Paris la Compagnie des Eaux. Il imprime à Kehl les œuvres de Voltaire. Il a de l’argent, aime le faste, se loge et se meuble magnifiquement. Partout et en tout il se montre hardi et actif, et cependant tout change autour de lui et il change avec ce qui l’entoure. L’horloger de Louis XV vend des fusils à la République. Il se prête à toutes les circonstances. En 1756, il achète la noblesse ; en 1793, il se fait décerner des certificats de civisme. Le défaut des meilleures biographies est que tout y paraît naturel, aisé, facile. Il y faut toujours ajouter ce qu’elles ne disent point, et, en celle d’un Beaumarchais, imaginer ce qu’une vie diverse, mouvementée, aventureuse comme la sienne suppose, pour avoir eu lieu telle qu’elle nous apparaît, d’adresse secrète, d’habileté journalière, de manœuvres et de calculs. Quelle dépense d’ingéniosité quotidienne, quelle vaste et fine expérience des hommes et des choses, et qu’il serait amusant de la savoir en ses moyens et en ses ressorts !

D’autant plus qu’elle n’a pas seulement un intérêt romanesque ; elle a un sens philosophique. Beaumarchais représente excellemment le type éternel de l’arriviste, de l’homme qui tire tout de lui-même et épuise jusqu’au bout les chances de sa fortune, il n’est pas le parvenu qui se satisfait. Il y joint de l’ambitieux qui recule son but à mesure qu’il en approche. Remarquez de plus qu’il ne s’évertue pas dans une société comme la nôtre, ouverte en principe à tous. Il a à lutter non seulement contre les difficultés communes, mais contre des entraves particulières. La hiérarchie sociale de son temps conserve les préjugés de caste, de naissance et de métier, et il se joue à l’aise au milieu d’eux. Il va, non pas en aventurier vulgaire, ne comptant que sur le hasard, mais en raisonneur et presque en dilettante, mêlant à son flair d’intrigant et d’homme d’affaires une clairvoyance de moraliste et de philosophe, et assez au fait de son propre personnage pour en donner, dans Figaro, la figure ironique, ressemblante et à peine déguisée.

Le théâtre de Beaumarchais se compose pour nous de deux pièces qui, à tout prendre, n’en font qu’une. Que ses contemporains aient applaudi ou sifflé les autres, cela nous importe assez peu, car elles sont lettres mortes. Seuls le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro ont survécu. Il faut croire qu’elles contenaient une vertu particulière.

Satiriques et bouffonnes en apparence, elles sont parmi les rares comédies poétiques du dix-huitième siècle. Il y a dans leur espagnolerie romanesque je ne sais quoi de léger et de gracieux qui s’apparente de loin à la fantaisie shakespearienne. Je retrouve dans la Folle Journée et la Précaution inutile comme un peu de Beaucoup de bruit pour rien et de Peines d’amour perdues. Aussi sa comédie s’approprie-t-elle à la musique. La guitare d’Alma-viva et le clavecin de Rosine y annoncent déjà l’orchestre de Mozart et de Rossini. Si le théâtre de Beaumarchais n’a qu’une pièce, il n’a aussi, à vrai dire, qu’un seul personnage.

Otez Figaro. La gaieté tombe, l’intrigue languit, le dénouement manque. Il est l’âme alerte, ironique, endiablée de toute cette comédie. Il la conduit, la mène, en tient les fils, les débrouille, les joint, les casse et les renoue. Il rit et l’on rit ; il raisonne et l’on pense. Il a beaucoup à faire et beaucoup à dire, car il est tout à la fois acteur et public, juge et partie, mais jamais il ne perd la tête, car il l’a bonne et voit clair dans les autres comme en lui-même. Le dialogue, encore qu’il l’ait net, juste, abondant de traits et de répliques, ne lui suffit pas. Quand il est seul, il s’épanche en longs monologues. Il y est profond ou léger, car il ne juge pas seulement la situation qu’il a créée, mais la vie en général. C’est un philosophe pratique. Il a surtout des maximes, des axiomes et des sentences. Il en a sur la politique, la religion, l’argent, sur l’amour. Il les lui faut, car, en sa position, il n’est pas en état de se payer de mots. N’ayant rien, il a besoin de savoir l’exacte valeur de tout. N’étant rien, il a trop à devenir pour ne point se préoccuper exactement de ce qu’il veut être. Il est valet, mais en passant, par occasion ; par nature, il est intrigant et il ne sert les autres que pour lui-même. Il excelle à profiter, mais il préfère utiliser les événements que les provoquer.

Figaro n’est point méchant homme. Venu au terme de son siècle où il représente l’esprit d’intrigue et d’entregent, si l’on fait une révolution, il ne la fera pas. Il laissera faire. Il n’aiguisera pas son rasoir au couteau de la guillotine. Non, il attendra que le comte Almaviva soit en exil, que la Comtesse ait émigré, que Chérubin soit aux armées, que Bartholo soit au diable, que le château d’Aguas-Frescas soit vendu comme bien national, et, quand il en sera dûment propriétaire, il constatera que ces grands changements n’ont eu que peu de résultats et que, si la fortune des hommes, à en juger par la sienne, est variable, leur nature reste la même, quelles que soient les lois qui les régissent ; et il verra, en lisant la gazette sous les marronniers de la terrasse où le Comte embrassait Suzanne, que, comme autrefois, en toutes choses, quand c’est un calculateur qu’il faudrait, c’est un danseur qu’on choisit.

18 mai 1899.

Chénier

Il a fallu un peu plus de cent ans avant que nous eussions enfin les œuvres complètes d’André Chénier, car ce n’est qu’au mois de mai 1898 que furent communiqués au public les précieux portefeuilles légués à la Bibliothèque nationale par feu Mme Gabriel de Chénier, et qui contenaient les derniers inédits du poète, mort le 7 thermidor de l’an IIaa.

M. Abel Lefranc, qui a dépouillé avec soin ces liasses, en a publié une partie dans la Revue de Paris. Le reste suivra bientôt. Désormais, nous aurons donc tout ce qu’a écrit l’auteur des Bucoliques françaises, tout ce qu’il a formulé de sa pensée, en vers ou en prose. Rien n’en est indifférent, car les hommes comme Chénier, épris de perfection et de beauté, ne confient leurs songes au papier que quand ils ont pris une forme, inachevée peut-être, mais déjà harmonieuse. Ils veulent que la moindre esquisse de leurs idées en rende déjà visibles les traits et en ébauchent au moins la figure encore confuse et incertaine.

Pauvre et cher et noble André, je sais peu d’hommes envers qui la mort fut plus fourbe qu’envers lui. Non seulement elle brisa sa vie en pleine fleur et interrompit sa pensée en pleine sève, mais elle manqua même lui escamoter la gloire véritable et réduire la sienne à la célébrité d’un fait divers de l’histoire. Il s’en fallut de peu que Chénier n’ait été qu’une victime révolutionnaire. Quand il périt, il était presque inconnu des lettres poétiques de son temps. Il avait tout juste un tout petit commencement de renommée. Il était poète de circonstance, de circonstances tragiques je veux bien. Quoi ! quelques élégies dans quelque almanach du jour ! Le Serment du Jeu de Paume ou l’Entrée des Suisses de Chateauvieux, célébrés en vers plus civiques que vraiment beaux !

Toute son œuvre véritable restait secrète, manuscrite, livrée aux hasards de toutes sortes, non même point telle qu’il l’aurait voulue, mais à peine comme il l’avait entrevue, faite de fleurs éparses et que ne reliait point entre elles le souple et fort lien de la guirlande, fleurs diverses et charmantes, jetées sans ordre aux pieds de la statue et qui devaient composer une couronne odorante au front rajeuni de la Muse française.

André Chénier a ceci de touchant et de mélancolique qu’il ne put rien lui-même pour sa propre gloire. Elle appartint à des mains étrangères. Heureusement qu’il s’en trouva de pieuses et de patientes, qui rassemblèrent la gerbe dispersée par l’orage et réunirent ses fleurs en un bouquet, tige par tige, pétale par pétale. L’offrande à la Déesse eut lieu et elle accueillit bien ces narcisses parfumés, ces fragiles anémones, ces safrans et ces jonquilles, toute la flore de l’anthologie, et ce roseau rompu et ces roses plus rouges d’être teintes de sang.

 

Il semble néanmoins que la Destinée ait voulu réparer envers Chénier l’attentat commis par elle contre lui. Dure au vivant, elle fut douce au mort. Il y a parfois de ces repentirs du sort, de ces pénitences de la fortune. Nulle mémoire, en effet, plus que celle de Chénier, n’est chère à ses admirateurs. Peu de poètes sont lus, si l’on peut dire, plus tendrement. Son œuvre est familière aux âmes sensibles et précieuse aux esprits difficiles. Il est en même temps le dernier des classiques et le premier des modernes sans que ce conflit détruise son harmonieuse unité. Avant tout, il est Chénier, c’est-à-dire un mélange délicieux de force et de grâce. Cette grâce naturelle lui est aussi héréditaire. Elle vient de loin. A demi Grec par une mère grecque, il l’est tout entier par son génie. L’antiquité revit en ses pensées mélodieuses. A un temps qui ne savait plus guère qu’une sèche mythologie, il rapporta les Fables éternelles qui enchantèrent l’Hellade et la Sicile et ravirent Rome et auxquelles il rêvait de rendre leur vrai sens et leur noble figure.

C’est cette haute tâche de restituer à son époque l’antiquité rajeunie et vivante qu’avait entreprise en silence ce jeune homme tendre et farouche dont un stupide couperet trancha la tête féconde et sage. Il travaillait lentement et méthodiquement, au gré de l’inspiration, au jour le jour et peu à peu. Son grand dessein ne l’abandonnait jamais. Il le mêlait à tous les événements de sa vie, à ses chagrins, à ses espoirs, à ses amours, car il était passionné et cherchait aux yeux des femmes le regard des déesses absentes. C’est justement au milieu de son travail que l’indiscrète mort l’a interrompu ; les portefeuilles de Mme Gabriel de Chénier en conservent, réunis, les papiers épars. L’encre en est à peine jaunie, la rature visible encore.

 

Les manuscrits publiés par M. Abel Lefranc n’ajouteront rien, à proprement parler, à la gloire poétique de l’auteur des Iambes, mais ils complètent la physionomie générale de son esprit. Chénier s’y montre fort préoccupé de l’Histoire des Littératures. Il voulait l’écrire. C’est à cet ouvrage que se rapportent les notes qui viennent de voir le jour. Il y examine les conditions de la décadence et de la perfection des arts et, sur ce sujet, il voit juste dans le passé et loin dans l’avenir. Ses considérations sont fines et éloquentes. Elles montrent que Chénier ne fut pas seulement un créateur de rythmes, mais aussi une intelligence vive, large et forte. Sa charmante figure de poète prend des traits de critique avisé. Le portrait qui en résulte pour nous s’augmente ainsi d’une expression nouvelle.

Ce n’est pas uniquement une histoire de l’art à laquelle pensait Chénier. Une esthétique s’y indique. Nous y voyons qu’il n’imaginait guère la Beauté sans la Naïveté, et il entendait par naïveté « être vrai avec force et précision ». C’était justement ce qui manquait à la poésie de son temps et ce qu’il lui apportait dans la sienne, au lieu des formules vieillies qu’on ressassait alors. Chénier était un novateur. Il avait de vastes projets, mais qui sait comment il les eût réalisés, si les longs poèmes qu’il méditait et dont il nous reste des fragments, l’Hermès, en trois chants, la Suzanne, en six, eussent échappé au didactisme. Non, le vrai Chénier est dans ses Idylles et ses Bucoliques, vers charmants dont rien ne contraint la verve harmonieuse et que ne contrarie aucune des règles auxquelles il eût sans doute voulu plus tard les assujettir et dont les riotes dont je parle nous donnent les principes principaux.

Il faut les lire pourtant aux pages où il les expose d’un style libre et sobre, égal et clair, d’un ton de conversation aisée. On croit les entendre, de la voix même du poète, comme il les confiait peut-être à ses amis, aux derniers jours de sa vie heureuse, avant que la Révolution l’emportât dans son tourbillon fatal, comme il les expliquait sans doute à sa belle amie Mme Le Couteulx, à cette Fanny qu’il a chantée, comme il les répétait aux grands arbres de Louveciennes (Luciennes, ainsi que l’on disait alors pour plus de mollesse) lorsqu’il regardait fuir à l’horizon ce qu’il appelle en ses vers « les méandres de Seine ».

 

« Si Corneille avait vécu sous mon règne, a dit Napoléon, je l’aurais fait duc. » Je ne sais ce que l’Empire eût fait André Chénier si le poète avait survécu à la Terreur. Napoléon, il faut le dire, s’accordait assez mal avec les grands écrivains de son temps. L’époque fut rude à ceux que le Corse qualifiait d’idéologues. Ceux qui subirent le joug superbe et se domestiquèrent, comme Fontanes, devinrent fonctionnaires ; mais il est peu probable que Chénier, indépendant et républicain comme un Grec de l’Attique, eût consenti au servage. Il eût bien plutôt partagé le sort des Chateaubriand et des Staël. Il eût, comme eux, encouru la disgrâce ou la suspicion impériales. La berline d’exil se fût arrêtée à sa porte et on lui eût sans doute signifié un de ces décrets qui interdisaient aux suspects le séjour de Paris et les reléguait à vingt-cinq lieues au moins de la capitale. Sans doute il eût vécu aux champs. D’ailleurs, qu’aurait-il fait à Paris passé le Directoire ? Ce temps d’orgie publique eût amusé un instant son âme voluptueuse. Il aurait reconnu dans la tunique légère et la robe transparente de Mme Tallien le costume des antiques Déesses. Mais Paris cessa vite d’être une autre Corinthe pour devenir une nouvelle Rome. Il eut son Consul puis son César. Le règne fut glorieux, dur, brillant et pompeux.

L’héroïsme et l’obéissance furent les vertus en honneur. Les héros de Rome dressèrent au bronze des pendules leurs statures stoïques ou guerrières. Les cariatides daces soutinrent le marbre des consoles. Les abeilles d’or quittèrent les lèvres de Platon pour parsemer les tentures impériales. L’art se fit sec, rogue et pauvre. D’ailleurs le bruit du tambour et le sondes trompettes eussent étouffé le chant des flûtes. André Chénier fit bien de mourir. Sa voix pure n’était point cette voix qui, comme celle de Chateaubriand, domine la rumeur du siècle. L’Empire eût mal goûté le doux André et il n’y aurait pas plus eu de baron Chénier qu’il n’y eut de duc de Chateaubriand.

Le buste de Boulogneii

On a pu lire dans les journaux qu’on allait bientôt inaugurer à Boulogne-sur-Mer, sa ville natale, le buste de Sainte-Beuve. Nous en avons déjà un ici, dans les jardins du Luxembourg, et je ne sais si la mémoire du célèbre écrivain méritait tant que cela ce double hommage, à moins que l’un veuille s’adresser plus spécialement au critique et l’autre au poète. Le buste de Paris figure assez bien le vieux lettré retors et malin à qui nous devons les Lundis. Il faudra donc que le buste de Boulogne tâche de représenter l’auteur des Poésies de Joseph Delorme et de Volupté plutôt que l’historien de Port-Royal, mais si nous saluons assez volontiers Sainte-Beuve critique, nous nous inclinons moins facilement devant Sainte-Beuve poète.

Vis-à-vis de tout autre mort illustre, on se reprocherait peut-être une chicane posthume, mais il semble qu’on se sente peu de scrupules envers quelqu’un qui employa une grande partie de sa vie à soupeser les gloires humaines. On se trouve assez disposé à lui appliquer un traitement qu’il ne ménageait pas aux autres, et il paraît assez juste qu’il en subisse, pour une fois, le retour, d’autant plus qu’on est à l’aise avec lui, car les belles parties de son esprit sont si évidentes et si indéniables qu’il est facile de les mettre à part tout de suite et d’en reconnaître la haute valeur.

Le grand Lundiste fut en effet une intelligence singulièrement sagace, fine, active, variée et admirablement laborieuse. Ses Lundis sont un essai de littérature universelle, l’un des plus amusants et des plus savoureux qu’on ait tentés. Tout ce qui y louche au passé est excellent. On est ravi de la justesse des pensées et de l’agrément du style. Il est le critique ; il balance ses antipathies et les maîtrise jusqu’à l’impartialité. Tout de même ne vous y fiez pas. Ce bénédictin de lettres cache sous sa robe la haire et la discipline de Tartufe, et, lorsqu’il s’agira de ses contemporains, de ceux qui dépassent leur temps de la hauteur du génie, vous entendrez siffler les rancunes et les haines assoupies dans cette âme envieuse et délicate, vous verrez qu’il y eut dans cet homme je rie sais quoi d’aigri et de mauvais et vous reconnaîtrez, dans la couronne de laurier qu’il tresse malgré lui aux gloires ennemies, la feuille de ciguë qu’il y mêle sournoisement.

 

Ce sont ses vers qu’il faut lire pour bien comprendre Sainte-Beuve. Au milieu de la brillante pléïade romantique, il fait petite figure et y tient mince état. Sa muse est la parente pauvre de celle, si hautaine et si pure, d’Alfred de Vigny. Elle est bien chétive auprès de la puissante déesse qui anime Hugo. Elle est bien provinciale à côté de la charmante nymphe qui parle à l’oreille d’Alfred de Musset. Sainte-Beuve est, par nature, un poète médiocre. Il dut sentir sa pénurie. Manquant des dons premiers, il se rabattit sur les qualités secondaires ; ne pouvant être lyrique, il chercha à être familier et plaintivement sentimental. Il tâcha ainsi de s’attirer la clientèle des esprits timorés, des âmes indécises qui s’effarouchent de toute fougue et s’offensent des couleurs trop vives. Certes, il y avait là, dans la poésie romantique, si souvent bariolée et criarde, une place à prendre ; Sainte-Beuve le sentit avec sa finesse ordinaire. Mais pour être familier sans être plat, nuancé sans être terne, il faut des dons bien particuliers et qu’il n’eut pas.

Il est dangereux de s’adresser plutôt à notre réflexion qu’à notre enthousiasme ; n’est-ce pas solliciter en nous ce qu’il y a de plus difficile à satisfaire ? Nous donnons plus aisément notre amour que notre amitié. Le galop sonore de Pégase est entendu de plus loin que le battement furtif des ailes de Psyché. Le cri arrogant du cuivre perce mieux l’air que les modulations modestes du roseau. Quoi qu’il en fût, Sainte-Beuve échoua complètement dans sa tentative de poésie moyenne. Ses vers étaient mauvais ; ils le furent, le sont et le seront. Nul doute qu’il s’en aperçut ; de là, l’amertume. Peut-être qu’on le lui fit sentir ; de là, la rancune. A travers les compliments en usage dans les cénacles, il dut démêler le peu de cas qu’on faisait de lui. Il y eut un Cendrillon dans Sainte-Beuve. Il resta assis au foyer tandis que ses compagnons couraient la gloire en carrosse et en beaux habits.

 

Le roman offre aux esprits habiles et ingénieux comme fut Sainte-Beuve des ressources que la poésie leur refuse. Il s’y essaya. Le seul roman qu’il écrivit est célèbre et peut-être doit-il un peu sa faveur à être resté unique. Une œuvre nombreuse et diverse déconcerte le public. Il a peur d’y choisir ce qu’il y veut admirer. Il aime que chaque auteur soit pour lui l’auteur d’un seul livre. Balzac protestait qu’on ne voulût voir en lui que le père d’Eugénie Grandet. Flaubert s’irritait qu’on entendît le borner à Madame Bovary. Anatole France souffrira un jour de Monsieur Bergeret.

La réputation de Sainte-Beuve romancier vit sur Volupté.

Volupté est un de ces livres, à la fois très connus et un peu délaissés, qu’on se recommande discrètement entre initiés. On en parle, si l’on peut dire, à voix basse, comme si son extrême délicatesse le rendait inaccessible au vulgaire. Il est un des ouvrages que les âmes élégantes aiment à avoir sur un coin de leur table. Il partage ce sort avec la Dominique de Fromentin et il passe comme elle pour un des bréviaires des amateurs d’analyses sentimentales. Certes, Dominique, malgré ce qu’il y a de surfait à l’estime qu’on en a, est un livre agréablement triste et assez tendrement mélancolique, tandis que Volupté, pour le lecteur de bonne foi, est une des plus insupportables autobiographies imaginaires qu’on puisse lire.

Je ne connais rien de plus prétentieusement filandreux que cette interminable et fastidieuse histoire. Il en reste dans le souvenir une brume d’ennui compact et durable d’où ne se distingue ni une scène, ni un personnage-là encore l’ambition orgueilleuse de Sainte-Beuve a été cruellement déçue. Il a voulu faire, après Chateaubriand, de son Amaury, un nouveau Renéab. Il y a employé un soin patient et minutieux ; il en a dessiné la figure avec un détail infini, comme si l’application pouvait suppléer au génie, et comme si ses petites vignettes psychologiques pouvaient valoir auprès de l’esquisse hautaine et éternelle.

 

C’est dans l’Essai sur Chateaubriand et son groupe littéraire qu’il faut lire la revanche de Sainte-Beuve. Le critique y venge sa double déconvenue de poète et de romancier. La haine chez un Sainte-Beuve a les ressources les plus ingénieuses. Elle ne se montre pas à découvert. Elle se tapit au coin d’une phrase, elle s’embusque au détour d’un paragraphe, elle s’accroupit au bas d’une note. Elle ne frappe pas en lame, elle divise ses pointes en aiguilles cuisantes. Ce qu’il déteste en Chateaubriand, c’est le génie. Il le déteste en Hugo comme en Balzac. Il assista, chef-d’œuvre par chef-d’œuvre, à la naissance de la Comédie humaine, et il signala à peine au passage ce prodigieux événement littéraire. Il s’occupa davantage et plus volontiers de Mme de Krudener ou de Mme Duras que de George Sand.

Il fut hostile à Vigny, dur à Michelet, traître à Hugo. S’il loua la Madame Bovary de Flaubert, ce fut pour y égaler ensuite la Fanny de Feydeau. Il écrivit quatre articles sur Salammbô pour la traiter comme s’il se fût agi des Incas de Marmontel, et le pire est qu’il fit tout cela au nom de la mesure, du bon goût, du bon ordre littéraire, ce qui eût été son droit s’il n’y eût mêlé ses rancunes personnelles et ses animosités particulières et pris pour des principes ce qui n’était que des convenances égoïstes.

Il eut du talent, certes, mais pas celui qu’il aurait voulu avoir. Il suffit de l’entendre parler avec amertume « du poète mort jeune en qui l’homme survit ». L’homme qui survécut en lui, je le trouve peint avec une vérité saisissante dans le Journal des Goncourt

Les silhouettes qu’ils tracent du célèbre critique finissent par composer un portrait dont on sent l’exactitude vivante. Feuilletez ces pages éparses où il apparaît tour à tour patelin, goguenard, hargneux, rancunier et poltron, et je crois que vous aurez là le vrai Sainte-Beuve. Ces Goncourt avaient un certain sens cinématographique de leurs contemporains et il me semble voir s’animer la mouvante ressemblance de leurs instantanés derrière le buste officiel qu’on va inaugurer bientôt à Boulogne. Je ne sais s’il sera de marbre ou de bronze, mais je ne poserai pas au pied du socle la palme allégorique qui verdît à la mémoire vénérée des vrais poètes ; je la réserve à ceux que décria si petitement le grand critique.

Jal le Marin

Feu M. Jal, historiographe et archiviste de la marine, auteur du Glossaire nautique et, avant notre cher monsieur Bergeret de l’Orme du Mail, d’un Virgilius nauticus, était un homme d’une science consommée et d’une érudition peu communeac. Il aimait avec une judicieuse passion les choses de la mer et en particulier les navires. Il admirait les formes diverses que leur a données l’ingéniosité humaine, car il les connaissait toutes. Aussi les recherches de son Archéologie navale sont-elles fort curieuses. Il sut exactement, en son détail le plus minutieux, la structure de toutes les nefs ; aucune qui échappât à sa compétence ou à ses conjectures, pas plus les barques des Northman que les trirèmes des Romains.

Il connaissait, en même temps que le nom de tous leurs agrès, l’usage de toutes leurs parties. Il vous eût dit les proportions authentiques de la galère de Cléopâtre, non moins bien que de la caravelle de Colomb. Il chérissait d’un égal amour les armadas espagnoles, les grosses flottes des Hollandais et les escadres du Roi-Soleil. Les galiotes à bombes de Petit Renau l’intéressaient autant que les pirates barbaresques et les corsaires malouins. Les beaux trois-ponts surdorés battant pavillon de France, qui, pour le Levant ou pour le Ponant, appareillaient de Brest ou de Toulon, toutes voiles dehors, avec tableaux de poupe et figures de guibre, le ravissaient. Il aimait les noms sonores et galants, en honneur dans l’ancienne marine royale. C’étaient le Pompeux, le Cheval marin, l’Agréable, le Sans-Pareil, le Brusque, le Fortuné, le Sceptre ou le Parfait, et il les imaginait montés par Jean Bart, Duquesne ou Tourville en leur vieille gloire guerrière et navale.

Non seulement feu M. Jal estimait les vaisseaux pour leurs fiers exploits, leurs batailles heureuses et leurs courses hardies, mais aussi pour leurs qualités routières, le bon ordre de leur gréement, la contenance de leurs soutes et la perfection de leur arrimage. Il n’était pas insensible non plus au luxe et à l’élégance de leur parure marine ; il appréciait cette sorte de coquetterie fastueuse qu’il y a à orner de couleurs brillantes, de dorures en relief et d’attributs mythologiques ces nobles outils de guerre et de gloire. Il prenait plaisir aux figures grandioses et pompeuses que sculptaient jadis Pierre Puget et Michel Anguier pour les vaisseaux du Roi et où ils représentaient des amphitrites ou des sirènes, des victoires ailées ou des allégories du vent sous la forme de tritons musculeux et joufflus soufflant dans la spirale torse de leurs conques sonores. Cela composait je ne sais quoi de riche et de triomphant qui se mêlait bien aux écumes de la tempête et aux fumées des combats.

 

Aussi déplore-t-il qu’on ait fait des vaisseaux modernes quelque chose de « sévère et de méchant ». Encore est-il que l’excellent homme est mort à temps pour ne pas trop voir nos cuirassés d’aujourd’hui informes, gigantesques et terribles, et où il ne trouverait plus rien de cette « décoration riante et noble qu’admit de tout temps l’architecture navale ».

La marine de plaisance et de luxe elle-même, en effet, a renoncé à ce superflu ornementai ; elle se contente de tirer son élégance de la justesse de ses proportions ; elle a adopté une structure judicieuse et précise, plus rationnelle que pittoresque, tandis que la marine de guerre a obéi, pour sa part, à des exigences particulières et, à vrai dire, vitales.

La nécessité de réunir en un espace flottant le plus grand nombre possible d’engins d’attaque et de défense a produit un monstre étrange et formidable. C’est celui-là qui, en cas d’alerte, sortira de nos ports en sa masse monumentale d’acier, en sa bizarrerie, dont la forme, esthétiquement inexplicable, est un miracle d’industrieuse invention. Son apparence inerte et baroque abrite un prodigieux organisme mécanique et balistique. Une vie intérieure l’anime et fonctionne en rouages compliqués et délicats. Sa forme, qui semble arbitraire, est faite en vue de son existence intime. Il secrète sa force. Il est.

L’ancien navire vivait en familiarité avec la mer ; il en utilisait les courants et les marées. Il participait à la vie de l’air et de l’eau ; les voiles captaient les vents et en faisaient de la vitesse. Maintenant, solitaire et brutal, il s’impose à l’élément et ne lui demande plus que la condition première de sa viabilité. Son indépendance est ingrate ; il opprime le flot de son poids et le malmène de ses hélices.

 

Certes, c’est une belle, hardie et aventureuse légende que celle de la vieille marine française, telle qu’elle nous apparaît avec le recul du temps.

Un noble prestige l’environne et c’est dans une lumière glorieuse que nous voyons se détacher en silhouettes historiques ses hautes flottes aux vergues pavoisées. Nous la suivons aux quatre coins du monde, des rivages de la Manche aux brûlantes Antilles ou sur les côtes barbaresques. Ses grandes voiles blanches s’enflent aux bourrasques du Nord ou se gonflent aux moussons des mers lointaines.

Les ports où elle entre sont peints par Claude Lorrain. Elle appareille, cingle ou jette l’ancre. Le branle-bas sonne ; les porte-voix transmettent-les ordres, les sabords s’ouvrent ; les grappins aident l’abordage ; les boulets trouent les carènes. On saute, on sombre, le pavillon cloué au grand mât. Les escadres se cherchent, se rencontrent, s’attaquent. On poursuit l’Anglais ou on pourchasse le Turc. Peut-être ne savons-nous pas très bien les circonstances exactes de tout cela qui fait, à distance de siècles, une si belle rumeur épique, mais il en reste dans l’esprit des images héroïques et pittoresques, et il demeure de tant de braves gens qui montèrent les vaisseaux du Roi pour l’honneur de la France quelques figures populaires en qui se résume tout un passé de hardiesses et d’aventures et ce fier dédain du péril que symbolise à nos yeux le geste de défi de Jean Bart fumant sa pipe, assis sur un tonneau de poudre.

 

Pour qui s’intéresse non seulement à l’histoire, mais à ceux qui l’ont faite, celle des guerres navales au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle est non moins riche en prouesses fameuses qu’en types originaux et singuliers. Il y aurait là de quoi tenter quelque nouveau Plutarque. Les Vies des Marins Illustres abonderaient en exemples d’énergie, de bravoure et de patience. On y trouverait des caractères d’un relief admirable, vraiment faits pour tenter l’historien et le psychologue, et où il y aurait matière à peindre et à disserter. Il y a là des héros de toutes sortes. Il semble que l’existence toute spéciale qui fut la leur ait été merveilleusement propre à l’exercice et au développement de leur naturel ; aussi marquent-ils tout ce qu’ils sont par des traits frappants et avec une franchise peu déguisée. Quelle galerie ne ferait-on pas de tant de physionomies diverses, qui représentent chacune la forme différente que prend, selon chacun, une commune aptitude à un même métier !

En lisant les mémoires qui parlent d’eux ou en consultant les portraits qui les montrent debout sur leur tillac, la lunette à la main, une ancre à leurs pieds, je vois de rudes visages et j’apprends des âmes fortes. Il en est qui furent de durs compagnons et d’âpres gens. Le grand Duquesne n’est-il pas qualifié, par son éminent biographe M. Jal, de « Normand épineux » ? L’habitude du commandement, les surprises du danger donnent aux façons je ne sais quoi de brusque et d’impérieux. La mer sculpte les hommes à son image ; elle les fait prompts, violents, écumeux, si l’on peut dire ; elle les pénètre de son amertume et leur communique son goût âcre et salé. Mais il y a chez tous ces marins d’autrefois quelque chose de sain et de savoureux. La gloire n’en a élu que quelques-uns ; de beaucoup nous ne savons que leur nom. Ils ne laissent pas d’autre histoire que leurs états de service.

Comment pouvait bien être, par exemple, le chevalier de Septesne, qui commandait le Vaillant, en 1676, ou le capitaine Serpaert, qui menait un brûlot ? Leurs contemporains ont omis de nous renseigner à leur sujet. Il faut, pour survivre tant soit peu quelque circonstance favorable ou quelque particularité curieuse ; le devoir accompli simplement et obscurément ne suffit pas ; la mémoire humaine est à ce point chargée qu’elle doit choisir. Elle oublie les petits et adopte ceux que leur temps fit célèbres. Sur ceux-là, on abonde de traits et d’anecdotes. Les moindres caravanes de M. de Tourville à bord des galères de Malte sont connues ; la jeunesse de Jean Bart est populaire. Saint-Simon ne manque pas de nous avertir que l’amiral de Chateaurenault était « blondasse et goussaut », c’est-à-dire court et gros.

 

Pour les autres, moins favorisés de la fortune, il faut s’en remettre au hasard pour apprendre d’eux quelques-uns de ces détails précis qui aident à les imaginer. Que saurions-nous de l’officier qui commandait le navire où le jeune Barras allait aux Indes, si le malicieux passager n’avait pris soin de nous apprendre que le digne marin portait une perruque mécanique dont les ressorts, en tirant la peau du front et des tempes, diminuait les rides du visage ? Tout de même un haut fait immortalise mieux qu’une bizarrerie. L’illustre gourmandise de M. le duc de Vivonne suffirait-elle après tout pour qu’on parlât encore de lui ?

Ce bon vivant était certes l’homme le moins fait pour devenir un bon marin. Gros de corps et fin de langue, en liaison avec les beaux esprits de son temps, lui-même satirique et spirituel, courtisan en faveur comme pouvait l’être le frère de Mme de Montespan, il apporta à son bord son goût de la bonne chère et de la paresse. Il navigue. Il est à Gigeri qu’on bombarde. Général des galères, il les mène à Candie que le Turc assiège et que défend le duc de Beaufort. Partout il paie de sa personne, faisant belle mine aux boulets et nargue à la mort. Il ravitaille Messine révoltée contre les Espagnols. Vice-roi de Sicile, il est fait maréchal de France. Il se montre d’une négligence et d’une incurie admirables. Il tarde deux mois à remercier le Roi du bâton et en reste quatre sans donner aucune nouvelle.

Hors les jours de combat, il s’occupe de boire frais, de manger finement et de bien dormir ; mais, quand il le faut, il se retrouve à son métier, en sait la pratique, manœuvre avec justesse et se comporte en brave, de sorte qu’au lieu de passer à la postérité en simple assidu du Petit-Lever ou en courtisan de l’Œil-de-Bœuf, il fait figure de marin et, debout sur l’espalle de sa galère, en justaucorps vert et en bas cramoisis, avec sa corpulence et sa belle humeur martiale et épicurienne, il apparaît dans une odeur de poudre et de cuisine et dans un prestige guerrier et voluptueux de bombes et de bombance, et parmi les grands amiraux de son temps, entre les durs et graves profils d’un Duquesne et d’un Tourville, il montre sa face rubiconde et joyeuse, couronnée de pampre et de laurier.

Un jeune homme

Ce fut un vrai jeune homme que ce Jean de Tinan, qu’une mort prématurée enleva aux lettresad, sans qu’il ait eu le temps de leur donner l’œuvre que promettait son talent précoce en espérances qui, déjà, se réalisaient ; mais, s’il ne laissa pas la figure achevée de ce qu’il aurait été, il reste au souvenir de ses amis une esquisse très exacte et très vivante de ce qu’il voulait être avec le regret attendri de ce qu’il fut. C’est pourquoi, en parlant de lui, j’ai le sentiment de ne pas tant accomplir un devoir d’amitié personnelle que de tracer au crayon que j’en essaie quelques-uns des traits de la jeunesse d’aujourd’hui.

Jean de Tinan, par une sorte de coquetterie anachronique, prenait un certain plaisir à sembler dater d’hier et même d’autrefois. Ce n’était, je crois bien, qu’une manière de laisser entendre qu’il datait de toujours. Ses vastes houppelandes, ses redingotes à la fois amples et étriquées, ses hautes cravates roulées, ses gilets bigarrés, son feutre à larges bords lui donnaient la tournure d’un jeune romantique. Il semblait sortir du Cénacle de l’impasse du Doyenné pour aller à une répétition d’Hernani et, même sans son visage adolescent et ses yeux clairs, ce costume eût attesté qu’il avait vingt ans.

En effet, cette turbulente et fougueuse génération de 1830 est restée légendaire. Le Jeune France est demeuré célèbre dans le souvenir littéraire. Il représente assez bien l’idée même qu’on se fait de la jeunesse et Jean de Tinan, en en prenant le vêtement, voulait sans doute bénéficier de cette durable identification. Il prétendait montrer à tous ce qu’il était, « un jeune homme » et revendiquer le privilège de cette charmante qualité.

Son romantisme, d’ailleurs, se bornait là. Il ne partageait des contemporains d’Hernani ni leur exaltation, ni leur intolérance, ni leur truculence, ni leur mélancolie. Il n’était ni satanique, ni byronien, ni moyenâgeux, ni clair de lune. Il n’était ni de l’espèce des « enfants sublimes » à la Hugo, le front chargé de pensées, l’œil grave et méditatif, ni de l’espèce, non plus, des « enfants terribles » à la Musset, hardis, débraillés et désabusés. Jean de Tinan, au contraire, aimait la vie quoi qu’on ait pu dire d’elle, et bien résolu à ne point la prendre sur sa mauvaise réputation et à l’éprouver par lui-même, en jeune homme, quitte ensuite à ’la juger en homme.

 

L’attitude romantique fut, sous un faux air de romanesque, de bravoure et de véhémence, le dégoût et la lassitude. La littérature de toute l’époque est un long cri de révolte et de colère contre l’existence humaine, lamentation amère ou mélancolique qui va des sombres douleurs de René aux fades chagrins de Rolla. Le principe de ce réquisitoire est le mécontentement. On accuse moins le destin que les circonstances. L’ambition des désirs fait plus de malheureux que le malheur même. On maudit moins la vie pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle n’est pas et qu’on lui reproche de ne pas être. Le grand grief contre elle est sa médiocrité. On lui en veut plus de ses désillusions que de ses maux véritables.

Son tort est d’être inférieure à ce qu’on imagina d’elle. On en exige quotidiennement, ce qu’elle ne donne qu’exceptionnellement. On lui voudrait des joies inattendues, des surprises extraordinaires, des aventures inouïes. C’est à combler cette insuffisance que travaillent les poètes et les romanciers de 1830. Ils refont la vie dans leurs livres à la convenance de leur imagination et au gré de leur désir. Ils y portent l’outrance forcenée de leur passion et ils la déclarent doublement mauvaise, non seulement de n’être pas telle qu’ils la voulaient, mais encore de ne pas devenir pareille à ce qu’ils l’ont voulue.

Les jeunesses qui suivirent empruntèrent au romantisme cette conception défavorable de la vie, en la modifiant chacune à leur façon. Ce fut une vérité unanime.

Les esprits qui résistent aux théories sont rares. Il y a une tendance humaine à penser ensemble et à sentir d’accord. D’ailleurs, l’autorité de près d’un siècle de pessimisme est considérable. Renforcé d’œuvres admirables, il pèse et circonvient. On y échappe difficilement. Artificiel d’abord, il devient presque naturel ; on le respire avec l’air vital ; il imprègne même les âmes qui lui eussent été le plus contraires, et finit par les façonner.

Certes, je ne veux pas dire que cette doctrine de désespérance préconçue soit vaine. Elle a sa logique, ses arguments, sa beauté, surtout si elle est raisonnée et convaincue, mais il me semble qu’il faut, en quelque sorte, y avoir droit. Elle a je ne sais quoi de grave et de sombre qui convient mal à la jeunesse. Elle y a un air de mode et départi pris. Elle contraste avec ce goût de la vie qui naît avec nous et renaît en chacun de nous, et qu’il faut avoir eu, ne fût-ce que pour y prendre plus tard des motifs à le perdre et des preuves pour en condamner l’éternelle et inutile illusion.

 

Jean de Tinan usa largement et ardemment de ses droits de jeune homme. Il aima passionnément à vivre et à voir vivre. Je crois bien qu’il préféra les faits aux idées. En tous cas, il subissait peu les opinions toutes faites. Il fut indépendant vis-à-vis des autres et de lui-même. Je ne sais si le spectacle de l’existence le satisfaisait, mais, à coup sûr, il s’intéressait passionnément. Il eut un don remarquable et charmant d’observation ironique, fine et spirituelle. Tout en l’appliquant aux êtres et aux choses qui l’entouraient et qu’il notait minutieusement et nettement en leurs aspects les plus éphémères, il réservait sa perspicacité la plus délicate pour un personnage qui n’était autre que lui-même et dont il analysait, avec une clairvoyance très libre et très franche, les actes et les pensées.

C’est dire que les livres de Jean de Tinan sont des autobiographies. S’il eut quelque peu, comme Maurice Barrès, le culte du moi, son culte fut irrévérencieux et familier. Il y met une bonne grâce et une bonne humeur délicieuses. Il aime se voir vivre en ce Raoul de Vallonges, qui est le nom du héros sous lequel il se représente avec une vérité singulière et naturelle.

Il y eut là, sans doute, une intention d’apprentissage psychologique. Il est probable qu’il eût porté plus tard cette faculté d’analyse à des sujets moins proches. Son intelligence déjà curieuse se fut élargie avec le temps. Il eût donné au roman sa verve railleuse et personnelle, mais, au lieu de tant de personnages qu’il aurait peints avec cette exactitude de vérité qui lui était propre et cette fièvre de vie qui lui était particulière, il ne nous laisse, en ses livres hâtifs, mais sincères, qu’une figure qui est la sienne. Et en agissant ainsi, peut-être obéissait-il à un instinct mélancolique qui le poussait secrètement à fixer, d’un trait rapide et fidèle, l’image passagère de sa jeunesse fugitive et de sa brève destinée.

 

Il y a dans la couronne littéraire de chaque littérature certaines fleurs plus particulièrement odorantes. Elles n’ont ni l’éclat ni la vigueur des autres. Elles ne sont pas glorieusement épanouies, elles sont inachevées et entrecloses. On sent qu’elles furent cueillies trop tôt à des tiges trop faibles et trop fragiles ; mais leur grâce maladive ne s’oublie plus. Leur charme est un regret. La rosée qui les pénètre est amère et chaque gouttelette en est une larme. Chacune représente une œuvre précoce, brutalement interrompue par la mort.

La mort frappe partout. L’Allemand Frédéric de Hardenberg, qui écrivait sous le doux nom de Novalis, meurt jeune comme l’Anglais John Keats, qui disparut en laissant quelques-uns des plus beaux vers du siècle. André Chénier aussi meurt trop tôt comme Aloysius Bertrand ; l’harmonieuse argile des Bucoliques se brise entre les mains délicates de l’un comme l’émail fragile de Gaspard de la Nuit se fend aux doigts habiles de l’autre. Jules Laforgue meurt à vingt-six ans, et les Moralités légendaires qu’il conta seront classiques.

Je ne sais quel sera le sort de l’Aimienne de Jean de Tinan. Ce petit livre est charmant et triste, plein d’amour et d’humour. Il est un épisode de l’existence d’un jeune homme de notre temps, épisode frivole et parisien en apparence mais qui a un sens caché. Il dit qu’à travers toutes les doctrines qui la peuvent assombrir, la jeunesse est éternelle et a le droit d’attendre tout de la vie et le devoir d’expérimenter ce qu’elle peut donner, fût-ce la rencontre que fait, un soir, au coin du Pont Royal, le jeune Raoul de Vallonges.

Souvenirs sur Oscar Wilde

Chaque année, au printemps et quelquefois en hiver, on rencontrait à Paris un gentleman anglais accompli. Il menait ici la vie que M. Bourget, par exemple, pourrait mener à Londres, fréquentant les artistes et les salons, les restaurants et les notabilités mondaines, tout ce qui intéresse un homme instruit et élégant qui sait penser et qui sait vivre.

Cet étranger était de haute stature et de vaste corpulence. Un teint rouge rendait plus large encore sa figure imberbe et proconsulaire. C’était une médaille glabre. Les yeux souriaient. Les mains paraissaient belles, un peu charnues et grasses, l’une ornée à l’annulaire d’une bague à scarabée de pierre verte. La grande taille du personnage autorisait l’ampleur de redingotes magistrales, ouvertes sur des gilets voyants de velours ras ou de satins brochés. Des cigarettes d’Orient à bout doré fumaient continuellement à ses lèvres. Une fleur rare, à la boutonnière, parachevait cette tenue à la fois cossue et méticuleuse. De fiacre en fiacre, de café en café, de salon en salon, il balançait sa démarche paresseuse de gros homme un peu las. Il correspondait par télégrammes et parlait par apologues. Il venait de déjeuner avec M. Barrès et allait dîner avec M. Moréas, car il était curieux de toutes les pensées, et les idées hardies, concises et ingénieuses du premier l’intéressaient comme les affirmations brèves, sonores et péremptoires du second.

Paris accueillit ce voyageur avec quelque curiosité. M. Hugues Le Roux le loua, M. Téodor de Wyzewa l’égratignaae mais rien ne troublait sa solide prestance, sa souriante sérénité et sa béatitude narquoise.

Qui de nous ne l’a rencontré durant ces années ? J’ai eu aussi le plaisir de le voir et de le revoir quelquefois. Il s’appelait Oscar Wilde, poète anglais et homme d’esprit.

Il avait beaucoup écrit et beaucoup parlé. Ses poèmes valaient-ils ceux d’Algernon Swinburne ? je l’ignore, mais un volume d’essais de la plus ingénieuse dialectique, un roman dramatique et éloquent, le recueil de quatre contes fort beaux et le renom indiscuté du plus parfait des esthètes d’outre-Manche lui donnaient un halo de gloire et certifiaient une personnalité intéressante. Il plut, amusa, étonna. On s’enthousiasma pour lui : il eut des fanatiques. Je me souviens qu’une dame de nos amies prétendit même, à table, distinguer autour de la tête de son hôte une auréole lumineuse. On dînait finement et longuement dans une salle à manger luxueuse et claire. La nappe était couverte d’un surtout et de chemins de violettes odorantes. Le Champagne grésillait dans les verres taillés ; les couteaux d’or pelaient les fruits. M. Wilde parlait. On avait réuni autour de lui quelques convives silencieux et dispos au plaisir de l’entendre. De cette conversation et de quelques autres, j’ai gardé un souvenir vif et durable. M. Wilde s’exprimait en français avec une éloquence et un tact peu communs. Sa phrase s’agrémentait d’un tri de mots judicieux. En humaniste d’Oxford, M. Wilde aurait pu aussi bien user du latin et du grec. Il aimait l’antiquité hellénique et romaine. Sa causerie était toute imaginative. C’était un incomparable conteur d’histoires ; il en savait des milliers qui s’enchaînaient l’une à l’autre. C’était sa façon de tout dire, une hypocrisie figurative de sa pensée. Il en est une qu’il conta ce soir-là et où je crois qu’il faisait allusion à lui-même.

« Il y avait une fois, disait-il, un jeune homme qui habitait une ville près de la mer ; chaque matin, il sortait pour marcher sur la grève et, au retour, il racontait qu’il avait vu les Sirènes ; or il advint qu’il en rencontra une ; elle se baignait dans l’eau bleue ; il la vit, mais, en revenant, comme on l’interrogeait sur ce qu’il avait vu, ce jour-là, il se tut et ne répondit pas. »

Il ne fallait pas trop pousser M. Wilde sur le sens de ses allégories ; il fallait jouir de leur grâce et de leur inattendu sans soulever les voiles de cette fantasmagorie d’esprit qui faisait de sa conversation une sorte de Mille et une Nuits parlées.

La cigarette d’or s’éteignait et se rallumait incessamment aux lèvres du conteur. La main, d’un geste lent, faisait verdoyer le scarabée annulaire. Le visage se variait de la mimique la plus amusante, la voix continuait intarissablement, un peu traînante, toujours égale.

M. Wilde était persuasif et étonnant. Il excellait à certifier l’invraisemblable. La donnée la plus douteuse prenait à sa parole une véracité momentanément indiscutable. D’une fable il traduisait une scène précise et réelle, d’un fait il extrayait une fable. Il écoutait la Schéhérazade intérieure et semblait être le premier à s’étonner de ses inventions fabuleuses et singulières. Ce don particulier rendait la conversation de M. Wilde quelque chose de très à part dans la causerie contemporaine, qui ne ressemblait pas à l’ingéniosité précise et profonde de M. Stéphane Mallarmé, par exemple, si délicatement explicative des faits et des objets, à cette irisation imaginaire de pensées aux angles de leurs facettes qui donne un charme raffiné et unique aux entretiens de l’illustre maître. Rien non plus de l’anecdotisme si varié de M. Alphonse Daudet, en ses aperçus saisissants sur les hommes et les choses ; pas non plus la paradoxale beauté oratoire des propos de M. Paul Adam ou la sécheresse aiguë de M. Henri Becque.

M. Wilde contait comme avait conté Villiers de l’Isle-Adam ; mais les histoires du terrible et fiévreux narrateur des Contes cruels, d’une ironie féroce et méticuleuse, laissaient comme un arrière-gout cuivré, douloureux. Quand le grand halluciné, à la face triangulaire, aux yeux pâles, en passant sa maigre main dans sa penchante chevelure grise évoquait quelque farce du monstrueux Tribulat Bonhomet, ou, dans un verre d’eau manié méthodiquement, simulait les mixtures explosives de l’Etna chez soi, on subissait un malaise d’admiration, d’attente et d’angoisse.

M. Wilde charmait et amusait, et il donnait l’impression d’un homme heureux, à l’aise dans la vie. N’avait-il pas embelli son imagination des plus belles pensées humaines et joué à les agencer en rapports nouveaux ?

Il avait agrémenté son existence de quelques actions originalement excentriques et bien inoffensives, comme de faire servir à un dîner, comme entrées, des plats de roses ou confectionner par un tailleur excellent un costume de « pauvre » pour un mendiant dont la vue quotidienne, à la porte de sa maison, l’offusquait.

Il avait voyagé, parcouru l’Amérique en culottes courtes, un tournesol à la main, et l’Italie en dandy byronien. On le vit en France, croisant en yacht sur les côtes normandes. Sa barque descendit la Loire au fil de l’eau. A Londres il participait à la vie luxueuse de l’aristocratie britannique. On l’admirait et il s’admirait infiniment lui-même. Il ne lui manquait ni le cortège des disciples, ni l’escorte des reporters. Il connut le plaisir d’être somptueusement édité. Ses poèmes se vendaient reliés en vélins blancs avec des gaufrages d’or ; son Dorian Gray, sous une couverture de papier gris qui semblait de la cendre de cigarettes ; son House of Pomegranates, avec des gardes d’un papier beau à y tailler un gilet. On jouait avec succès ses pièces sur plusieurs théâtres et, à la première représentation de l’une d’elles, il vint sur la scène saluer le public, exhibant à son frac le premier bouquet d’œillets verts qu’on eût porté. Enfin, poète anglais, il écrivit un drame en français. C’était un homme heureux.

M. Oscar Wilde est maintenant en prison, il a la tête rasée, porte un costume de grosse toile et subit le dur régime d’une dure détention. Sa maison est vendue, ses livres mis au pilon, son nom rayé de l’affiche de ses pièces. Le sort s’est retourné contre lui par la volte la plus subite et la plus brutale. Après les angoisses d’un long procès où il a montré quelquefois du sens et de l’à-propos, il vit malade et prisonnier. Je n’insisterai pas sur les causes d’une pareille aventure. On les connaît. M. Wilde croyait vivre en Italie au temps de la Renaissance ou en Grèce au temps de Socrate. On l’a puni d’une erreur chronologique, et durement, étant donné qu’il vivait à Londres où cet anachronisme est, paraît-il, fréquent.

En tout cas, on peut ignorer comment il y vivait et ne se souvenir que d’avoir rencontré à Paris un aimable et éloquent gentleman de son nom dont gardent mémoire tous ceux qui aiment les belles paroles et les belles histoiresiii.

Un Anglais d’autrefois

Il y a des livres qui peignent un homme, d’autres un peuple. Cervantès a tracé en Don Quichotte la caricature épique du Latin ; Daniel de Foë a fait dans Robinson le portrait éternel de l’Anglais. Il est là, toujours ressemblant, avec ses qualités héréditaires, son activité industrieuse, son obstination, son instinct d’organisateur, ses habitudes autoritaires, car enfin, sous Crusoé, il y a Vendredi. Voyez-le, ce Crusoé, dans son île déserte ; il y offre à lui tout seul les plus fortes vertus de sa race. D’un grain de blé, il fait une moisson. Avec une scie et une hache, il se construit un home sauvage. Il est chez lui. Il parcourt fièrement son domaine insulaire, vêtu de peaux cousues, à l’abri de son parasol de feuilles, le perroquet au poing. On comprend que ce beau livre soit populaire en Angleterre, car il est tout à l’honneur de l’Anglais. Il nous montre ce qu’il y a en lui de plus raisonnable, de plus sain et de plus solide.

Pourtant, cette robuste race saxonne n’est point toujours aussi sage et aussi pondérée. Il y a en elle de l’excès et de l’outrance. Je n’en vois pas en Crusoé. Crusoé doit avoir quelque part un frère dont quelqu’un doit avoir conté l’histoire. C’est là qu’on trouverait représenté ce que l’âme britannique a d’excessif et de violent, les ressorts brutaux de son tempérament, son goût de l’aventure pour l’aventure, de l’énergie forcenée et abusive, son odeur âcre et frénétique, sanguine et brusque.

Le hasard d’un livre qui m’est tombé entre les mains m’a fait rencontrer récemment ce personnage complémentaire. Cette fois, ce n’est pas un roman comme l’œuvre de. Daniel de Foë. Le héros ne doit son existence qu’à lui-même. C’est sa voix même que nous entendons et c’est sa propre vie qu’il nous expose. L’accent en est âpre et exalté. Et pourtant, c’est un homme qui se souvient de ce qu’il a été et de ce qu’il n’est plus. Du temps a passé, mais nous voyons nettement se dessiner à nos yeux un caractère qui porte en lui cet excès et cette violence qui sont des traits de race aussi bien que les vertus positives du sage Robinson. Aussi est-ce un livre extrêmement curieux que ces Mémoires d’un Cadet de famille dont une traduction française, qui n’a pas été réimprimée depuis et qui est rare, parut en 1834.

L’auteur n’est autre que Trelawnayaf, l’ami et le compagnon de lord Byron, et, comme il le dit lui-même en son langage romantique, « une des âmes les plus volcaniques » qui aient senti brûler en elles le feu d’une nature indomptable.

 

Comme tous les mémoires, le cadet de famille commence les siens par le récit de son enfance. Celle de Trelawnay ne fut pas ordinaire. Tout de suite il s’y montre terrible. Il est emporté, irascible, ardent et furieux. Sa disposition naturelle est effrénée en tout. Il eût fallu, pour diriger et modeler ce caractère riche de passions natives, une main ferme et juste. Au lieu de cela, c’est un poing brutal qui le réprime. Le père de Trelawnay fut un homme dur, hypocondre. C’est un avare. Il trouve que ses dix enfants lui coûtent cher. Aussi ce fils difficile supporte le poids de la noire humeur paternelle. Les châtiments répondent aux escapades. L’enfant rebelle s’endurcit. Ce que la famille a commencé, le collège le continue. Trelawnay en sort orgueilleux, vindicatif et révolté. Son dernier tour d’écolier est l’esclandre d’un professeur, dont il avait à se plaindre, battu, presque étranglé.

C’est sur le vaisseau de la marine royale, le Superbe, battant le pavillon de l’amiral Duckworth, que nous retrouvons le jeune Trelawnay, en route pour Trafalgar. Le navire y arrive le lendemain de la sanglante bataille ou mourut Nelson. C’est de bord en bord que nous suivrons maintenant notre gaillard, menant la dure vie de l’apprenti marin au temps du chat à neuf queues. Son caractère intraitable augmente ses peines et ses souffrances. Trelawnay est continuellement en lutte avec ses chefs et en querelle avec ses camarades. Rixes et coups. Le poing et le couteau sont de la partie et les fers le résultat le plus ordinaire de ces différends orageux. Malgré tout, Trelawnay aime la mer. Aux jours de dangers, rien ne rebute son audace ; il est aux postes les plus périlleux. Un incendie se déclare-t-il dans la soute aux poudres, c’est lui qui l’éteint au risque de sa vie. Il aime tout ce qui exerce l’énergie turbulente dont il surabonde. Son sang coule trop vite dans ses veines pour qu’il le ménage. A quatorze ans, il a la vigueur et la taille d’un homme fait. En tant qu’homme, il veut être libre ; il hait la servitude qui l’opprime. Il a la frénésie de la liberté. Le joug de toute discipline l’importune et l’exaspère. Il lui faut l’espace, l’aventure, la libre disposition et l’usage illimité de lui-même. Il se plaît aux spectacles qui lui ressemblent, aux tempêtes, aux bourrasques, aux coups de vent, à tout ce qui, dans la nature, lui rappelle le tumulte de ses instincts. Enfin, un jour, dans un port de l’Inde, il rompt sa chaîne, déserte. Il faut lire l’extase où le plonge sa première heure de liberté. Tout lui semble paré d’une beauté nouvelle ; il est convulsif de joie solitaire.

 

De marin, Trelawnay se fît corsaire. Sous le pavillon français, il mène une rude chasse aux vaisseaux anglais de la Compagnie des Indes. D’ailleurs, tout lui est bon et de bonne prise, dogres hollandais, barques malaises, proas madécasses, jonques chinoises. Il coule, aborde, capture et tue. Son shooner défie à la course corvettes et frégates ennemies. Il écume les parages de l’île Bourbon, le Mozambique, les mers du Bengale, touche aux îles Océaniennes et aux récifs de corail. Il sait toutes les côtes avec leurs refuges et leurs risques. Vie de ruse et de combats où il paye largement de sa personne. Sa chair couturée atteste ses blessures. Il est si basané qu’avec son costume oriental on le prend pour un Arabe. Il joue du kriss comme un Malais et lit Shakespeare dans sa cabine. Il n’a pas changé ; c’est bien le même Trelawnay, toujours « volcanique », comme il le disait. Il a conservé sa même énergie, son même goût du danger, des fortes émotions de la mer et de la guerre, de ce qui porte l’homme à son plus haut point de tension vitale et fait saillir, si l’on peut dire, les musculatures de l’âme ; mais quelque chose l’emplit d’un âpre bien-être. Il est comme saturé du sel vivifiant de la liberté. Il est libre d’agir à sa guise. Il est son maître.

Il ressent je ne sais quoi qui serait comme l’apaisement dans la violence. Une sorte de satisfaction hautaine le réconforte. Il a trouvé son équilibre dans l’excès. Bien plus. Au manque de toute contrainte étrangère, il a appris à se dominer. C’est un chef sage, avisé, juste, exact. Il s’attendrit. Une jeune fille arabe lui a été confiée par son père mourant. Elle est belle, il l’aime passionnément. C’est une compagne fidèle et charmante que cette Zela. Elle le suit pendant plusieurs années dans sa vie errante et mouvementée, jusqu’au jour où elle meurt tragiquement, empoisonnée.

Trelawnay ramena le corps de son amie jusqu’à l’île Bourbon. Il ne voulut rendre la belle morte ni aux flots, ni à la terre. Un bûcher fit d’elle une cendre légère. L’amant désespéré faillit ne pas survivre à sa Zela. On le ramassa, couché près des tisons ardents et des braises, les joues brûlées par les flammes dont il s’était trop approché. Il guérit mais ne se guérit pas. D’ailleurs, l’âge était venu Trelawnay devait avoir trente ans. On était en 1815. Ses compagnons se dispersèrent. Lui-même fit voile pour l’Europe ; il aborda à Saint-Malo et, de là, passa en Angleterre. Il n’y resta pas, car c’est en Italie que nous retrouvons l’ancien corsaire. Il y fréquente Leigh Hunt, Shelley et Byron, ceux qu’on pourrait appeler les libertaires anglais et qui cherchaient loin du cant britannique et des brouillards londoniens une existence plus libre, plus pittoresque et plus harmonieuse.

 

Vraiment les récits et le caractère de Trelawnay durent ravir lord Byron. Les exploits de nageur de l’un, comme les aventures marines de l’autre partaient du même besoin d’énergie à outrance. Byron poète et Trelawnay conteur s’apparentent. Il faut s’imaginer quels durent être dans la bouche du corsaire ces récits dont nous n’avons dans son livre que l’écho assourdi. Même écrites, pourtant, ces histoires ont un mouvement et une couleur. Trelawnay est éloquent. Il est déclamateur et ironique. C’est un romantique. Mais à travers l’enflure du style éclatent à chaque instant des traits admirables de vérité et d’observation. Les détails curieux abondent. Des portraits s’esquissent pittoresques et vivants. C’est De Ruyter, l’ami de Trelawnay. Lui, corsaire par conviction et par métier, sage, instruit, réglé, savant, aimable. C’est le lieutenant Ashton, bon et sentimental. C’est le vieux Louis, le cuisinier, expert à cuire les tortues et grand amateur de schiedam. C’est l’étonnant médecin du bord, Van Scopvelt, qui veut essayer sur lui-même si la morsure venimeuse des vampires nocturnes fait mourir et qui expérimente sur les autres de dangereux remèdes et d’effrayants outils de chirurgie. C’est en tout cela que l’on retrouve, à travers les ornements de rhétorique, ce que dut être la causerie de Trelawnay, causerie et récits qui, certainement, inspirèrent à Byron son célèbre poème du Corsaire.

Le nom de Trelawnay se trouve une autre fois encore mêlé à l’histoire de la poésie anglaise, dans une circonstance mémorable. Le 8 juillet 1823, le grand poète Shelley se noya durant une promenade en barque dans le golfe de la Spezzia. Le corps, rejeté par les flots, fut recueilli par Leigh Hunt et par Byron. Trelawnay était avec eux. Un bûcher fut dressé au bord de la mer. On y plaça les restes du poète. La flamme en fît une suprême cendre. N’est-il pas singulier de voir Trelawnay assister à ce rite funèbre qui devait lui rappeler le jour où il avait, de ses mains, mis le feu à un autre bûcher qui, dans une île lointaine, au temps de sa vie aventureuse, avait consumé jadis la dépouille mortelle de la belle Zela, et sur lequel on avait jeté, comme il le dit, « de l’huile, des épices, du musc, du camphre et de l’ambre gris ». Il me semble voir la figure basanée de Trelawnay se dessiner sur le fond rouge de ce double holocauste, et il m’a paru curieux d’évoquer un instant cette silhouette caractéristique d’un homme qui représenta, avec une rare et vigoureuse intensité, quelques-uns des traits extrêmes de la race violente, hautaine et énergique à laquelle il appartenait, et qui vivent avec un relief saisissant dans le personnage romantique de cet Anglais d’autrefois.

Rudyard Kipling

M. Rudyard Kipling est peut-être bien, en ce moment, l’homme au monde le plus lu et eu les lieux les plus divers. Partout où l’on parle anglais, il est populaire ; ailleurs, il est célèbre. Son nom a rempli les journaux du globe. Malade, un empereur lui a télégraphié ses sympathies. On imaginerait volontiers à de pareils témoignages quelque patriarche de la pensée humaine. Je vois involontairement à M. Kipling les cheveux blancs d’un Hugo. Je lui prête la haute vieillesse d’un Goethe ou d’un Tolstoï. Non, M. Kipling est jeune. Il a trente-six ans et déjà la gloire n’a plus de surprises à lui offrir, mais la vie garde encore des spectacles à sa curiosité qui est avide de toutes les formes et de tous les aspects de la nature, car il est, scion la belle expression de M. Maurice Barrès, un des plus passionnés « amateurs d’âmes » de notre temps, et il les aime fortes, excessives comme son génie, qui est fougueux de mouvements et haut en couleur.

Ce n’est point, il me semble, dans les vers de M. Rudyard Kipling qu’on trouverait l’exacte mesure de son talent.

J’ai lu jadis ses Barrack-room Ballads. Je m’en souviens comme de refrains durement rythmés, écrits en une langue bizarre et savoureuse. Cela faisait penser un peu, à la fois, aux poésies militaires de M. Déroulède et aux chansons marines de M. Yann Nibor. On y retrouverait aussi quelque chose de l’accent de M. Coppée, du Coppée de la Bénédiction et du Naufragé, mais la voix était plus rude et plus rauque. M. Kipling me paraissait, après cette lecture, un poète patriotique et pittoresque, non sans mérite du reste. Depuis, il est devenu une sorte de barde national.

C’est au prodigieux succès de son recueil, The Seven Seas, les Sept Mers, qu’il doit cette situation nouvelle. Il y a de beaux poèmes dans les Sept Mers. L’orgueil britannique y chante à pleine gorge. L’Angleterre y pousse son cri de domination universelle et de suprématie terrestre, y proclame son vœu d’union et d’alliance entre tous les fils de sa race. C’est à eux qu’elle s’adresse par ces vers :

Maintenant vous devez parler à vos frères et ils doivent vous parler
Selon l’usage de l’Anglais, nettement et en peu de mots. Allez à votre travail et soyez forts…
Tenez-vous à votre travail et soyez sages, sûrs d’épée et de plume,
Vous qui n’êtes ni des enfants ni des dieux, mais des hommes dans un monde d’hommes.

Il ne faudrait pas croire pourtant que M. Kipling soit en rien ce qu’on appelle un poète officiel, un faiseur d’odes sur commande et de dithyrambes de circonstance, un Pindare colonial, une sorte de poète lauréat ou de poète de Cour. Non, M. Kipling est un écrivain indépendant Sa popularité ne vient d’aucune complaisance calculée. Il s’est trouvé simplement qu’en bon Anglais il a éprouvé pour son compte ce sentiment d’orgueil brutal et de foi en la Race qui est, à l’heure actuelle, sous le nom d’impérialisme, le sentiment public de l’Angleterre, qui, de doctrine politique, est passé au rang de principe populaire et surexcite l’âme britannique d’un si extraordinaire excès d’arrogance et d’un si belliqueux sursaut.

M. Kipling est sincère. Sa foi n’est pas née d’un programme ministériel et diplomatique. L’origine en est, si on peut dire, toute personnelle, mais une formidable unanimité civique marche d’accord avec lui.

Jamais, je crois, une race, plus que l’anglo-saxonne, de nos jours, ne fut convaincue aussi fortement du devoir et du droit de ses peuples. L’Anglais, en particulier, croit non seulement à sa valeur individuelle, mais encore à son excellence humaine. Le monde est fait pour lui, parce qu’il en est digne. M. Kipling, certes, pense ainsi. Voyageur, il a visité tous les lieux du monde où il y a des Anglais. Il a vu l’Amérique, l’Égypte et le Gap. Les Indes, il y est né et y a vécu. Il a constaté partout de grandes choses accomplies. Il a étudié de près ceux qui contribuent à ce travail commun, marins et soldats, ceux qui conquièrent et qui conservent, fonctionnaires et marchands ; il aime en eux les ouvriers continuels du grand œuvre colonial, toutes ces innombrables énergies qui, en tous lieux et sous tous climats, peinent et s’acharnent à cet immense labeur d’asservir la terre au profit d’une race qui prend en son orgueil de quoi justifier à ses propres yeux le plus gigantesque et le plus méthodique accaparement du monde qui ait été tenté depuis les jours de l’ancienne Rome.

Certes, M. Kipling a senti tout cela et il a cherché à l’exprimer par ses poèmes. Mais la verve y est courte et le geste y manque d’ampleur. Ce n’est pas lui encore qui chantera l’ode triomphale de la race aux cheveux roux. Aussi, je ne crois pas qu’il mène plus loin son œuvre lyrique ; mais il en est une autre pour laquelle il est supérieurement doué et qu’il a commencé à nous donner en ses contes et en ses romans. C’est là où il faut lire M. Rudyard Kipling — et là qu’on peut l’admirer. Il est l’historien de l’énergie anglaise.

 

Je pense que les ouvrages de M. Kipling seront bien accueillis en France. L’hospitalité littéraire y est de tradition et d’usage, et les auteurs anglais n’ont point à se plaindre de nous. Shakespeare seul pourrait nous reprocher les cent ans que nous avons mis à l’admirer, mais le cas demeure unique. D’ordinaire nous tardons moins. C’est de leur vivant même qu’Ibsen et Tolstoï voient leurs romans lus, leurs drames représentés, leur gloire établie parmi nous sur le même pied que celle de nos propres écrivains. Pour d’autres, les prévenances de notre attention ont été plus délicates encore. Ce n’est point l’œuvre de toute leur vie que nous saluons. Sans attendre même qu’ils aient donné la mesure complète de leur génie, il nous suffit de quelques beaux livres pour que nous leur engagions notre admiration, persuadés qu’ils feront honneur à la politesse de notre prévision.

C’est ainsi que nous recevons M. Kipling comme nous avons adopté M. d’Annunzio, ce qui prouve au moins de notre part une compréhension impartiale des talents les plus contraires, car je ne connais rien de plus dissemblable que ces deux esprits, et le contraste est piquant de les voir se coudoyer dans la faveur littéraire actuelle. Que peut bien penser le subtil et voluptueux Italien de ce nouveau venu aux gestes brusques et à la voix rauque ? L’un qui continue le rêve d’amour et de beauté ; de sa race, l’autre qui célèbre l’énergique vitalité de la sienne ; car c’est de l’antique sol latin que M. d’Annunzio exhume le vase aux formes harmonieuses où il verse le vin odorant de ses songes, tandis que M. Kipling boit au creux même de ses mains les eaux les plus brûlantes et les plus torrentueuses de la vie.

M. Kipling, comme nous l’avons dit, n’est que par occasion un poète politique. C’est une situation de grand conteur qu’il occupera ici quand on nous aura traduit son œuvre et que nous pourrons en admirer à l’aise les surprenantes qualités de mouvement, de couleur et de relief qui font de lui un écrivain singulièrement original. Ce n’est point pourtant qu’on ne puisse assigner à M. Kipling des origines intellectuelles. Il n’y a pas d’aérolithe en littérature, et M. Kipling rappelle, par plus d’un point, le Bret Harte des Récits Californiens.

Comme le célèbre conteur américain, il aime les êtres d’action, d’aventure et d’énergie, les événements et les circonstances qui exaltent en l’homme les forces les plus violentes de l’instinct et de la volonté. Aussi les scènes qu’il nous évoque le plus volontiers sont-elles de chasse ou de guerre, celles où le sang coule, où les muscles jouent, où l’œil guette, où la main frappe et où se montre cette sorte d’animalité humaine qui semble bien être pour M. Kipling l’attitude vitale dont il ressent le mieux la forme et la beauté. Ce qu’il y a de curieux, c’est que M. Kipling, pour satisfaire son goût des psychologies violentes et brutales, n’a pas eu besoin d’inventer, ce qui eût d’ailleurs déplu à ses scrupules de réaliste. Il s’est contenté d’observer et de décrire ce qu’il avait sous les yeux.

Les types les plus caractéristiques de cette humanité âpre et forte qu’il nous représente se sont présentés à lui d’eux-mêmes. Il a vécu en leur familiarité, de telle sorte que, en même temps qu’il contait, il faisait œuvre d’historien de mœurs, et il a peint au naturel tout un aspect de sa race. Ce n’est pas l’Anglais sédentaire de la grande île que nous fait connaître M. Kipling, mais cet extraordinaire surplus de population que l’Angleterre essaime aux quatre coins du monde, dans ses vastes colonies, c’est-à-dire l’élément le plus hardi et le plus aventureux de la nation, celui qui en possède le mieux les qualités extrêmes et en résume l’instinct le plus profond. Il faut lire dans la belle étude de M. Henri Chevrillonag, que publia la Revue de Paris comment M. Kipling tire parti de cette intense matière humaine.

M. Chevrillon analyse le tissu de l’œuvre de Kipling ; il en pénètre l’organisme et les ressorts. C’est là qu’il faut se renseigner sur Kipling. M. Chevrillon vous dira l’étendue et la minutie impeccable de son information, sa connaissance prodigieuse du détail technique et vivant, sa langue expressive et corrompue, sa « compétence universelle », à la Balzac, de même que le Livre de la Jungle, si habilement traduit par MM. Fabulet et d’Humières, vous introduira dans cette Inde mystérieuse où M. Kipling fait vivre la plupart de ses héros, que ce soit le capitaine Gadsby ou Rikki-Tikki-Tavi, la mangouste, tueuse de serpents.

 

C’est un livre charmant et bizarre que ce Livre de la Jungle. Les animaux presque seuls l’emplissent de leurs formes terribles, gigantesques ou minuscules. Ils y vont et ils y viennent comme Bas-de Cuir et Œil-de-Faucon dans les romans de Fenimore Cooper. Ils sont les maîtres et intéressent à eux-mêmes ; pour cela il leur suffit de se laisser voir vivre. N’imaginez point le Livre de la Jungle comme l’œuvre d’un Michelet indien ou d’un La Fontaine birman. Ici les animaux ne sont point, comme chez le fabuliste, une allusion à l’homme. Rien de ces allégories malicieuses qui consistent à nous montrer notre vanité sous la forme d’une grenouille qui s’enfle à égaler un bœuf, ou à nous la faire voir sous la figure d’un corbeau qui laisse tomber de son bec un fromage.

Grandville ne pourrait point illustrer le Livre de la Jungle ; il y faudrait le grand animalier Barye. Lui seul saurait dessiner l’échiné souple et la robe rayée du grand tigre Shère-Khan ou les anneaux du python Kaa. Mais non ; entrons là seuls. Nous rencontrerons Tabaqui, le chacal, et l’ours Baloo. Suivons Baghera, la panthère : elle nous mènera en pleine jungle. Nous y trouverons des villes mortes, en leurs ruines de marbre et de fleurs, habitées par le peuple ridicule des Bandar Logs qui sont les singes, et peut-être, en quelque nuit parfumée, assisterons-nous dans la forêt à la danse mystérieuse des éléphants sauvages.

Nous écouterons le bruissement sec des trompés enlacées, le frottement des flancs et des épaules énormes, puis, après un silence où l’on entend la rosée pleuvoir des arbres en longues gouttes, sur les dos invisibles, le bruit des larges pieds, frappant le sol tous ensemble, car M. Kipling est un sorcier, et il connaît aussi bien les habitudes de Chuchundra, le rat musqué, que la psychologie la plus intime des marins, des officiers et de tous les sujets de Sa Gracieuse Majesté.

Portland and Druce

Parmi les Contes cruels, de Villiers de l’Isle-Adam, il en est un auquel un fait récent donne une actualité vraiment inattendue. Le conteur n’eut point osé imaginer à son récit l’épilogue réel dont les journaux anglais nous fournissent les curieuses circonstances. Une intéressante correspondance, parue dans le Temps ah, nous renseigne sur le détail de cette bizarre affaire d’outre-Manche et d’outre-tombe.

Qui aurait pu supposer, en effet, que ce mystérieux duc de Portland, dont Villiers de l’Isle-Adam évoqua en quelques pages magistrales l’authentique et surprenante aventure, quitterait l’attitude tranque de sa destinée et deviendrait le sujet d’un des plus sensationnels procès posthumes qui eussent jamais eu lieu ? Certes, l’histoire du duc de Portland semblait plutôt faite pour hanter la rêverie des poètes que pour nécessiter la sagacité judiciaire des solicitors. Et pourtant voici que cet énigmatique personnage qui paraissait sorti d’un conte d’Edgard Poë se trouve, par une révélation imprévue, le héros naturel d’un roman de Gaboriau ou de Stevenson.

On dirait une descente de police à la Maison Usher ; M. Lecoq chez Hamlet. Une légende extraordinaire va cesser ; nous la regretterons peut-être, car elle était étrange et sombre. Ce fut en effet une vie singulière que celle de ce Richard, duc de Portland. A son retour du Levant, ce jeune lord, « célèbre dans toute l’Angleterre pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses voyages aventureux et ses amours,ai » disparut brusquement.

Il se retira du monde, solitaire dans son manoir de Welbeck dont l’accès fut sévèrement interdit à tout vivant. Invisible à tous désormais, sa retraite fut définitive, absolue et funèbre. Les raisons mêmes de cette solitude la rendaient plus sinistre encore. Ne disait-on pas le noble duc atteint d’une maladie hideuse et incurable, d’une lèpre orientale qui défigurait son visage, caché pour toujours sous un masque de soie noire ? Et, comme si les hauts murs de l’antique manoir n’eussent pas suffi à la sécurité de sa détresse solitaire, il avait fait creuser pour elle une vaste demeure souterraine dont il était l’hôte à jamais nocturne.

C’est là qu’il vécut, vieillit et mourut, absent de la vie avant d’être mort, fantôme volontaire et lamentable victime d’un destin ironique qui s’était plu à le combler de tous les biens pour lui en interdire l’usage, de sorte que la seule ressource qu’il tirait de sa richesse était qu’elle lui servît à sauvegarder sa solitude. Triste privilège où il ne trouvait que l’avantage de pouvoir restreindre à lui-même le spectateur de son inguérissable et contagieuse misère. C’est ainsi que nous apparaissait, fatal et lointain, ce personnage tragiquement exceptionnel qui semblait reculé au fond de quelque noire légende du moyen âge.

Et pourtant cela se passait de nos jours, en pleine Angleterre moderne, sous le règne de Sa Gracieuse Majesté Victoria, car le duc de Portland ne mourut que vers 1878 et, en lui supposant une certaine longévité et une autre destinée, il pourrait presque encore siéger à la Chambre Haute entre le marquis de Salisbury et lord Herbert Kitchener of Khartoum and Aspall. Maïs le château de Welbeck garda jusqu’au dernier soir le ducal reclus et nous n’aurions su de lui rien d’autre sans une certaine dame Anna-Maria Druce, de Londres, veuve de M. Charles-Thomas Druce, décédé en 1864 et enterré au cimetière High-Gate.

 

Si, comme le tribunal vient d’en décider, on ouvre, en présence du coroner d’High-Gate et d’un magistrat de la cour du Banc de la Reine, la tombe de Charles-Thomas Druce, on y trouvera, au dire de la veuve, non point ses restes mortels, mais simplement des lingots de plomb qu’il détacha lui-même à la toiture de la maison qu’il habitait dans Baker Street pour en lester son propre cercueil qu’on inhuma sans méfiance de la supercherie qui mettait fin à l’existence légale de M. Druce, libre enfin de redevenir uniquement le mystérieux châtelain du château de Welbeck avec qui il ne faisait qu’un ; car Mme Anna-Maria Druce soutient que son mari, qu’elle épousa par-devant le magistrat de Marylebone, n’était autre que le prétendu lépreux, le duc Richard de Portland, ce qu’elle offre de prouver en justice par des témoignages, des lettres et des portraits, si bien que les tribunaux sont saisis de l’affaire et qu’elle sera jugée incessamment.

La conséquence du jugement est fort importante, car, selon l’issue du procès, le duc de Portland restera au rang des infortunés illustres ou passera au nombre des originaux célèbres. Si le fait de sa double vie est reconnu exact, nous serons en présence d’un des plus admirables excentriques qu’aient produits notre vieux monde et en particulier la baroque Angleterre, si riche pourtant en maniaques de toutes les sortes.

Mme Druce affirme que le duc de Portland fut amené à ce dédoublement macabre et bourgeois d’une personnalité trop en vue par le goût sincère de la vie simple, l’irrésistible désir de la liberté, le besoin d’une indépendance que sa haute situation lui rendait difficile. Un motif sentimental semble s’être ajouté à ces raisons sociales. Le duc voulait être aimé pour lui-même. Il fallut que ces divers sentiments fussent bien forts en lui pour valoir la bizarre machination par laquelle il s’inventa le moyen d’expérimenter la vie, librement, secrètement, pour son compte.

Son expédient a ceci encore de remarquable qu’il est à la fois romanesque et pratique et que la combinaison en est fort habile. Il se délivra ainsi de ses devoirs héréditaires et de ses charges publiques. Il se mettait sous clé, si l’on peut dire, avec la faculté de se reprendre un jour, si bon lui semblait. Il lui suffirait d’arracher de son visage le masque hideux dont il l’avait voilé. Pendant ce temps, il pouvait, avec certaines précautions, aller et venir, aimer et vivre, quitte, si ses expériences ne le satisfaisaient pas, à retrouver au moins la solitude qu’il s’était acquise à jamais par une fiction monstrueuse qu’il était toujours à même, après tout, de détruire.

Quoiqu’il en fût, le procédé qu’il adopta indique un esprit bien singulièrement romanesque et romantique. Il y a là, aussi, comme un ressouvenir des Mille et une Nuits, la fantaisie d’un Haroun-al-Raschid, hypocondre et spleenitique.

En tout cas, à en juger par le subterfuge qu’il y employa, le duc de Portland fut certes l’homme le plus digne au monde du bonheur conjugal. A-t-il trouvé avec Mme Druce celui qu’il méritait, car enfin nous le voyons, après dix ans passés auprès d’elle, s’en séparer volontairement par un nouveau stratagème et mettre fin à l’aventure maritale de Charles-Thomas Druce, en se faisant enterrer sous son nom au cimetière d’High-Gate.

 

Je m’en voudrais cependant de terminer cette esquisse par une plaisanterie même inoffensive et sans tirer de cette étrange histoire la leçon qu’elle contient. De quel poids faut-il donc que pèse à l’âme humaine le souci du rang, la misère des honneurs, la vanité des richesses ? Que valent donc toutes ces choses qu’on s’acharne avec passion à conquérir au prix d’aveugles efforts puisque celui-là qui les possédait toutes, sans les avoir dû rechercher, et comme d’avance en quelque sorte, n’en put supporter l’héréditaire fardeau ? Qu’y a-t-il donc en elles qui fasse désespérer du bonheur ?

Quel enseignement mystérieux ne nous offre-t-il pas, ce puissant et philosophique seigneur qui, renonçant à son haut état, n’a trouvé pour le représenter à ses propres yeux que cette figure maudite de lui-même, l’image d’un lamentable lépreux ? Quelle fut donc votre tristesse et votre ennui, ô mélancolique duc de Portland, pour que vous échangeassiez votre ducale personne contre l’apparence bourgeoise de M. Druce ? Je sais bien qu’il y a quelque égoïsme à avoir agi ainsi. On se doit à ce que l’on est et on le reste. D’autres furent plus stoïques. Hélas ! ce désir secret de paix et de bonheur est la rançon de toute grandeur.

De tous temps les hommes et les rois rêvèrent d’être bergers. Le sceptre se songe houlette. Auguste envie Tityre ; la pourpre regrette le sayon. La laiterie de Trianon console les reines des pompes de Versailles. L’incognito est le délassement des princes.

L’Europe est pleine de voyageurs illustres qui cherchent l’abri de nobles pseudonymes. La comtesse de Pierrefondsaj, qui fut l’impératrice des Français, rencontre la comtesse de Balmoral, qui est l’impératrice des Indes. Ainsi va le monde. M. Saint-Saëns dépiste sa gloire en des alibis errants et Gavarni, comme le raconte Edmond de Goncourt dans son Journal, retenait ses places à la gondole d’Auteuil sous le nom de monsieur Guillaumeiv.

Hamlet à Paris

C’est un plaisir particulier et que Paris sent vivement de se savoir visité par des voyageurs de marque. Aussi ne manque-t-on guère de signaler l’arrivée, le passage ou le séjour de ces hôtes illustres qui traversent ou parcourent la capitale d’une présence discrète ou éclatante, privée ou publique, mais toujours bienvenue. Je ne sais pourquoi on ne ressentirait pas cette même légitime satisfaction quand l’un des grands personnages imaginaires où le génie a représenté l’Homme sous l’une de ses figures éternelles réapparaît à nos yeux. Pourquoi ne pas saluer avec joie ces visites intermittentes qui, de temps en temps, nous remettent face à face avec ces hautes effigies qui sont les plus belles images que l’humanité ait sculptées d’elle-même ? Le Théâtre a façonné quelques-uns de ces portraits solennels où les hommes reconnaissent l’homme et ou ils retrouvent l’immuable aspect et le spectacle de sa vérité spirituelle.

Certes, ces confrontations ne peuvent avoir lieu continuellement, il y faut de l’intervalle et de la rareté ; aussi la scène n’offre-t-elle qu’avec ménage ment au public ces occasions de voir revivre devant lui ces Héros de ses Destins, que ce soit Œdipe ou Hamlet. Le plus souvent, du reste, les spectateurs ne demandent pas au théâtre de telles leçons philosophiques, ils ne veulent de lui qu’une représentation exacte de la vie, en son détail et en ses circonstances, sinon les plus communes, du moins les plus significatives de ce qu’elle est d’ordinaire. Ils se contentent qu’on leur montre l’état de l’existence contemporaine, avec ses passions coutumières et ses mœurs de tous les jours.

Il suffit alors de grouper aux yeux du public certains caractères et certains événements, le plus ressemblants possible à ceux qu’il observe autour de lui, et d’y donner le grossissement voulu pour que, grâce à cette optique conventionnelle, il suive mieux et plus aisément les mouvements des personnages et le mécanisme des péripéties. Il prend ainsi plaisir à voir agir à sa vue des êtres qui tirent leur vérité dramatique d’avoir été pris, si l’on peut dire, à même la vie et qui, par leur action, la reproduisent au naturel, tout en permettant d’en mieux saisir le sens. L’art du théâtre ainsi pratiqué est une imitation de la réalité actuelle et c’est à cela qu’il se borne d’ordinaire. Il est assujetti par là aux conditions des mœurs et à divers devoirs qui limitent et définissent sa portée. Il prend sa matière autour de lui. Il vit ainsi au jour le jour ; il est, pour ainsi dire, le résultat de nos journées. Chaque soir il représente à nos yeux ce que nous avons été peut-être aux yeux des autres.

Quand le rideau se lève sur le décor du drame ou de la comédie, on continue à vivre par les personnages de la fiction réelle, avec plaisir ou émotion. Certes, il y a là souvent de l’esprit, de la finesse, de la gaieté, souvent aussi du sentiment, du pathétique et de la pitié, car la vie est en même temps pitoyable et ridicule, mais quelquefois aussi tout cela ne satisfait pas. Je veux davantage. J’ai assez des hommes, je veux l’Homme ; il me faut une des grandes figures où le génie l’a incarné. Donnez-moi Hamlet. Montrez-moi Œdipe. Ce ne sera pas pour moi seulement un roi grec, impuissant devant des fatalités inexorables, il sera toute l’humanité, éternellement aveugle à ses destins ; car le roi de Thèbes n’y voyait pas plus clair lorsqu’il interrogeait le Sphinx de ses yeux fixes que lorsqu’il errait, portant en ses prunelles sanglantes le signe visible de sa cécité.

 

Nous avons le choix entre deux Hamlet. L’Opéra nous donne celui d’Ambroise Thomas et Mme Sarah Bernhardt nous offre celui de Shakespeare. Il est donc deux fois notre hôte et l’occasion est bonne d’aller saluer doublement ce personnage illustre qui est une des plus hautes figurations de l’âme humaine. Mme Sarah Bernhardt a tout fait pour le recevoir dignement. Elle a même choisi, pour traduire les immortelles paroles du prince de Danemark, un traducteur qui, non seulement savait l’anglais, mais encore le français, ce qui semble naturel, mais n’en est pas moins extraordinaire.

Je ne veux pas, ce qui serait trop facile, plaisanter la mise en vers que fit jadis du drame de Shakespeare le bon Ducis, d’autant mieux que je ne suis pas sûr que ce triste camaïeu n’ait pas été tout ce qu’on pouvait faire accepter de couleur shakespearienne aux spectateurs ordinaires des tragédies de M. Briffaut ; de même que l’adaptation romantique d’Alexandre Dumas et Paul Meurice fut utile à son heure. Ainsi la traduction déjà plus fidèle de François-Victor Hugo prépara-t-elle la version d’aujourd’hui, exacte, pittoresque, forte, juste, à la fois littérale et littéraire, due à M. Marcel Schwob. Avec M. Sohwob, d’ailleurs, je me sens en toute sécurité.

L’auteur des Mimes et du Roi au masque d’or est un des esprits les plus sagaces et les plus scrupuleux de ce temps ; il a le goût de la perfection. M. Eugène Morand, le brillant co-auteur de Grisélidis, fort expert en matière de théâtre, l’a secondé de sa compétence spéciale. Shakespeare, en effet, composa en vue de moyens scéniques très différents des nôtres, et il le faut accommoder aux conditions d’aujourd’hui. Cela fait, écoutons ce que le poète appelle la Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark al.

 

On peut, tout d’abord, ne voir là que la plus belle des pièces historiques. Obéissons donc à la muette injonction de l’auteur, admettons qu’il ait voulu simplement mettre sous nos yeux une des plus étranges et terribles aventures des vieilles chroniques danoises et admirons la force énergique de ce drame violent et subtil. Le tableau est étonnant de grandeur et de pittoresque, de bouffonnerie et d’horreur. La singularité des événements y vaut l’intensité des caractères. Quel art incomparable dans la façon de ménager l’action, de la ralentir ou de la hâter, de la disperser en épisodes, puis de la concentrer en situations qui, pour surprenantes, n’en sont pas moins nécessaires ! C’est ainsi que cette admirable tragédie romantique présente un premier chef-d’œuvre théâtral ; pour cela, il suffît de réduire le personnage d’Hamlet à ses rapports directs avec l’événement, de ne voir en lui qu’un jeune prince hésitant, faible et à qui incombe tout à coup le devoir inattendu d’intervenir dans une sombre histoire de palais ; mais pris ainsi, ne serait-ce pas, pour ainsi dire, un Hamlet sans Hamlet ?

Du reste, à peine paraît-il, et à mesure qu’il avance à travers le drame, il apporte avec lui un trouble étrange ; la moindre parole prend en sa bouche un sens double et mystérieux. Il fait le vide autour de lui. Les autres personnages, bien que le poète les ait peints des couleurs les plus propres à leurs figures, s’effacent ; ils semblent une sorte de tapisserie vivante qui sert de fond et comme de décor mouvant et laissent la place au héros unique dont ils ont prétexté la présence et à qui ils ont fourni l’occasion de montrer en lui non pas seulement un cas de l’incertitude humaine, mais encore de symboliser à jamais l’éternel débat entre la Pensée et l’Action qui crée en l’homme ce différend permanent avec lui-même, dont Hamlet nous montre en sa personne l’antagonisme et le combat.

C’est cette querelle secrète qui est tout Hamlet. Hamlet veut résoudre sa dualité en un. Il veut que penser le mène à agir, et, en même temps qu’il tente d’agir, il ne cesse de raisonner, et par une sorte d’illusion extraordinaire ce raisonneur prend à nos yeux l’apparence de la déraison. La folie d’Hamlet n’est point feinte, comme on l’a dit. Elle n’est ni un subterfuge ni un stratagème. Elle n’est qu’une incohérence due à ce que le rôle entier d’Hamlet n’est qu’un monologue où il se discute lui-même et qu’il poursuit à travers tout, et dont nous n’entendons que des échappées intermittentes. Ii exprime sa pensée au point où elle en est, tant pis si elle n’est pas d’accord avec ce qui l’entoure. Hamlet est solitaire dans son idée.

Si on cherche à l’interrompre en son occupation intérieure, il répond au hasard. De là sa bizarrerie et sa fausse extravagance. Ce qu’il guette, c’est moins l’occasion de tuer le Roi que l’instant furtif où il sera d’accord avec lui-même, où son désir d’agir et sa répugnance à agir se confondront en une seule volonté. De telle sorte qu’Hamlet, tout en appartenant au drame où il mêle à des circonstances données sa présence, sa parole et son geste, le domine et y conserve un sens supérieur. Il n’est pas là seulement pour qu’un père soit vengé, une mère coupable châtiée, un usurpateur puni ; il est là pour signifier un des conflits de l’âme humaine et pour représenter à jamais aux hommes un de leurs personnages éternels.

De temps à autre, quelqu’un est chargé de cette mission de donner ainsi l’humanité en spectacle et en exemple à elle-même. A certains génies échoit le soin de ces grandes mises en scène de l’homme. Shakespeare est l’un de ces génies. Pour cela, il dispose à sa fantaisie des temps et des lieux. Le passé lui offre ses fables, ses légendes et ses histoires. Son théâtre, universel, a pour scène l’univers. Au besoin, il crée la même des pays enchantés. La forêt des Ardennes et l’île de Prospéro lui appartiennent comme le Forum romain ou la plateforme de la tour d’EIseneur. La nature entière lui est soumise. Les landes de l’Écosse lui prêtent leurs bruyères pour que les sorcières de Macbeth y dansent autour du chaudron fatal. La chaude Egypte écoule son sable brûlant au sablier qui compte la longueur éphémère des amours de Cléopâtre et d’Antoine. Partout Shakespeare n’a qu’un héros, l’Homme, mais il lui façonne les masques multiples qui rendront plus expressive, par leurs visages passagers, sa face permanente et vraie.

Le plat de fraises

Il n’y a encore rien de tel souvent que les anecdotes pour aider à se figurer nettement et vivement les êtres et les choses. Il en a circulé de tout temps, en France, d’admirables. Chacun de nos grands hommes en a quelques-unes sur son compte, où nous apprenons mieux à le connaître que dans ses portraits les plus achevés. Nos Rois et nos Princes eurent les leurs, qui servent à les préciser dans nos mémoires. De moindres personnages même doivent de survivre à quelques saillies heureuses ou à quelques traits pittoresques, dont le souvenir dure plus qu’eux. L’anecdote, en somme, nous apprend assez exactement la façon dont leurs contemporains se représentaient les plus illustres et les plus singuliers d’entre eux. C’est une sorte de monnaie éparse où l’Histoire va confronter l’effigie de ses médailles. Les anecdotiers ne sont point si méprisables. Saint-Simon en est un à des heures. Tallemant des Réaux ne fut que cela et nous paraît maintenant autre chose. Ses Historiettes sont de l’Histoire. Chamfort sait toute la valeur d’une anecdote. Aussi choisit-il les siennes avec soin. Il les grave d’un style acéré, précis et définitif, sur ses amères tablettes enduites de cire et de fiel.

Toutes n’ont point, la même portée. Il en est de particulières et de générales. Certaines peignent un homme, d’autres avec lui toute une époque. Il y en a de personnelles et de locales, d’autres qui sont, si l’on peut dire, nationales, qui n’instruisent pas seulement de l’habitude d’un individu, mais encore et même du caractère d’un peuple.

J’en sais une que j’ai souvent entendu raconter par Leconte de Lisle. Il la répétait volontiers, la trouvant sans doute excellente et d’un fort bon comique. Il avait constaté qu’elle amusait et il trouvait là un prétexte à la redire, car ce haut esprit ne dédaignait pas d’être plaisant. L’avait-il apprise ou inventée ? Je ne sais, mais il la contait fort bien. Un jour donc que le poète se trouvait dans une petite auberge de la côte bretonne, il s’assit pour déjeuner, à l’unique table du lieu, en face d’un gentleman anglais, qui y avait déjà pris place. C’était un gros homme joufflu et rougeaud. Le repas s’achevait en silence, quand la servante posa sur la nappe un plat de fraises. L’Anglais, sans dire mot, les attira à lui, il se les versa toutes sur son assiette. « Mais, Monsieur, j’aime aussi les fraises », dit Leconte de Lisle. « Aoh ! lui répondit l’Anglais, pas tant que moâ ! »

J’ai souvent repensé depuis à la réponse de l’amateur de fraises. Ce qui n’était qu’un trait individuel est devenu un fait national. L’historiette est de l’histoire, car nous en sommes avec l’Angleterre à ce qu’on pourrait appeler la politique du plat de fraises.

 

Les Français sont des gens étonnants. L’opinion européenne les a gâtés. Il est évident qu’on s’occupe beaucoup d’eux de par le monde, aussi ont-ils pris le parti de suivre l’exemple universel et de s’occuper à peu près exclusivement d’eux-mêmes. Ce qui ne se passe pas chez eux et par feux les laisse assez indifférents. Ils sont habitués à cette sorte de curiosité générale qu’excite à l’étranger le spectacle incessamment varié de leur agitation continuelle. Ne fut-ce point jadis pour avoir des nouvelles de France que le méthodique philosophe Emmanuel Kant changea une fois la promenade accoutumée qu’il faisait chaque jour, depuis vingt ans, d’un arbre à un autre, sur le mail de Kœnigsberg, pour aller au-devant du courrier de Paris ? Voilà ce qui plaît aux Français et ils feraient volontiers une révolution pour déranger encore M. Kant, de Kœnigsberg. Quant à savoir qui il est exactement, c’est autre chose.

Le Français n’a aucun souci de connaître ses voisins. Il se contente à leur égard de formules faciles, qui le satisfont entièrement. Il lui suffit de se dire que l’Allemand est lourd, l’Italien expansif, l’Espagnol orgueilleux, le Suisse honnête, l’Américain riche. Quant à l’Anglais, il le trouve ridicule.

C’est le type dont la plaisanterie populaire s’amuse le plus volontiers. Il y a entre ces deux races je ne sais quoi d’hostile. Peut-être une vieille rancune historique ? certes une antipathie foncière. Je crois qu’on a, de part et d’autre, et l’un pour l’autre, le sentiment de l’absurde et du grotesque. Cela revient pour l’Anglais à nous mépriser un peu et à nous paraître comique. A coup sûr, il l’est.

La bizarre population ambulante qui vient d’outre-Manche chaque année pour visiter nos monuments, nos sites, nos villes, contribue à cette moquerie. Elle est caricaturale. On le sent ici. C’est sur cet aspect physique que se règle la notion vulgaire de l’Anglais ; car, que saisit-on d’eux au passage ? Ils sont peu communicatifs et on n’apprend guère que leur morgue et leur sans-gêne.

A qui résiste à cette impression populaire, s’informe, observe, étudie, compare et pense, apparaît vite une autre Angleterre. Une race d’hommes l’habite, sérieuse et forte, hardie et énergique. Cette Angleterre mérite notre admiration et elle a ses admirateurs. Ils y voient une des plus belles et des plus complètes expressions sociales des temps modernes. Ils y admirent un État solidement organisé, avec un grand sens de la liberté et de la dignité humaines. Ils aiment sa hiérarchie, l’équilibre savant de ses forces, sa vitalité laborieuse. Les pouvoirs publics y sont sages et actifs ; les institutions politiques durables ; les entreprises privées intelligentes. Cette Angleterre-là fait grande figure à distance. Voici un peuple robuste et sain ; il sait vouloir ce qu’il veut et ce qu’il veut vouloir ; sa haute prospérité légitime son orgueil. Il donne le spectacle d’une belle vie nationale. Il a le culte de la liberté et le respect du droit.

Oublions ce qui l’a fait tel qu’il est. Les griefs historiques ne sont plus de mise. Profitons du voisinage. Que craignons-nous ?  Il est pacifique et nous voulons la paix. Nous n’aurons pas avec lui les désagréments de la brutalité tudesque, ni les surprises de la vivacité italienne. Il a pour devise : Dieu et mon droit.

Oui, seulement de droits il ne reconnaît que les siens qui lui paraissent, plus que certains, indiscutables. Cette conviction le rend brutal à l’occasion avec ce qu’il faut d’hypocrisie pour paraître juste. Il parle volontiers du bien de l’humanité et le confond avec le sien propre. Il a pour doctrine secrète que le monde est fait pour lui appartenir. Son esprit de conquête prend des formes détournées. Napoléon débarque en Égypte. Il y est mené certes par des arrière-pensées profondes, mais aussi par l’idée d’accomplir quelque chose de grandiose et d’éclatant. A défaut d’autres avantages, il lui restera au moins celui de la gloire. Qu’importe que le laurier ne produise aucun fruit ! La stérile couronne est belle tout de même.

L’Anglais n’a pas pour la guerre ce goût héroïque qui en fait une sorte de jeu terrible et presque désintéressé. Comme il est courageux, il la fait courageusement, mais il ne s’y détermine que par des raisons commerciales et pratiques et qu’il n’avoue pas, car jusqu’en ses pires prétentions il garde des airs d’accommodement. Il vous dit que le monde est grand et qu’il y a place pour tous. On s’assied à la même table ; seulement on sent vite son coude qui vous heurte. On sert les fraises. Vous dites que vous les aimez aussi et il vous répond : « Oh ! pas tant que moi ! »

L’éducation que l’Angleterre donne à ses fils renseigne bien sur ce qu’elle attend d’eux et sur ce qu’elle leur promet. Elle en fait des êtres forts et sains, capables de goûter la vie en ses joies matérielles et spirituelles. L’Anglais est réaliste ; son royaume est terrestre ; il veut vivre et bien vivre. Il a inventé le confort ; il aime ses aises. Il les lui faut dans son home comme dans ses institutions, dans toute son existence. Il fera tout pour se rendre la vie bonne, solide et agréable.

C’est là son grand travail individuel et national.

Il s’assurera à tout prix cette stabilité vitale. Aussi voit-il avec terreur et colère tout ce qui lui semble, à tort ou à raison, la menacer. Il a un instinct presque animal de sa conservation. D’ordinaire, tout cela reste tacite ; mais qu’une circonstance survienne, et vous verrez tout ce peuple unanime en ce sentiment fondamental.

Il ne faudrait pas s’imaginer pourtant une Angleterre entièrement mercantile et occupée du haut en bas à son œuvre de bien-être, à sa fonction commerciale et industrielle. Elle est une assez grande nation pour fournir à tout. Elle peut garder son attitude foncière et se permettre les gestes les plus divers. La richesse autorise le luxe. Le souci du confort n’empêche pas le goût de l’élégance. Les noires fumées des usines de Manchester ou de Birmingham passent au-dessus des antiques et somptueux manoirs où les lords chauffent leurs mains blanches au feu clair des vastes cheminées armoriées.

La puissante vie britannique n’alimente pas que des travailleurs et des marchands ; elle entretient des savants et des artistes. Elle n’a même point que des poètes lauréats chargés de chanter la gloire du royaume : elle a de grands poètes qui se chantent eux-mêmes et en eux l’humanité, en dehors des circonstances inférieures et passagères de temps et de lieu.

 

C’est en leurs poètes que les peuples peuvent le mieux s’aimer et se comprendre. Les rapports entre nations sont sujets à des malentendus et à des disputes. Seules les relations spirituelles restent pures et divines. Elles sont au-dessus des querelles nationales. Goethe ou Heine me font oublier Bismarck ou Moltke. M. d’Annunzio me cache M. Crispi.

En lisant un drame de Shakespeare, je pense moins à M. Chamberlain. Je n’ai jamais senti mieux que maintenant le besoin de rouvrir les poètes anglais. C’est l’Angleterre qui, avec la France, a produit en ce siècle le plus de poètes. Quelle admirable littérature que celle qui peut nous offrir un chant de Childe Harold, une ballade de Coleridge, un poème rustique de Robert Burns, qui plus tard y ajoute un sonnet de Rossetti, des strophes de Robert Browning, quelque éloquente composition de William Morris ou quelque ode sonore et passionnée de Charles Algernon Swinburne ! Celui-là est un des plus grands poètes lyriques de l’Angleterre. C’est une grande âme trouble et violente. Son verbe est brûlant, sa poésie ressemble au feu. Elle en a l’ardeur éclatante, les éclairs brusques, les flammes subtiles, tandis que celle de Shelley, par exemple, fait songer à l’air, par sa transparence cristalline, sa limpidité vaporeuse, ses rosées et ses rêves qui imitent la forme mobile des nuées.

Et si ce n’est pas assez de ces deux génies, en voici un encore qui va vous parler de plus près au cœur et à l’oreille. Il n’est ni grandiose, ni exalté, il n’est que simplement délicieux. Lisez les vers de ce divin John Keats, mort, à vingt-deux ans, de mélancolie et de solitude. Il était fait pour vivre plutôt dans les Iles Bienheureuses, parmi les brises parfumées, le murmure des fontaines et le roucoulement des colombes, que parmi les brouillards de l’antique Calédonie. Et il n’avait vraiment que faire d’être Anglais lui qui écrivait dans son poème d’Endymion cette parole admirable et sereine : A thing of beauty is a joy for ever. Une belle chose est une joie pour toujours.

Mont-Vernon

C’est là que passa plusieurs de ses dernières années l’homme modeste et glorieux qui aida laborieusement son pays à conquérir le seul bien qui mérite le sang qu’il peut coûter : la liberté. Depuis cent un ans, Georges Washington repose dans le jardin qui environne de ses beaux arbres la maison où il termina en paix les jours de sa vie guerrière et civique. La sépulture qui abrite son corps est creusée dans le sol même qui lui dut d’être une patrie. Le monument est fort simple. Sur le sarcophage de marbre blanc, l’aigle d’Amérique tient, sculpté entre ses serres protectrices, l’écusson républicain aux étoiles unies.

C’est un lieu solitaire et silencieux que Mont-Vernon. Le fondateur, déjà séculaire, du plus grand empire démocratique qui ait jamais existé y dort comme à l’écart de la ville même qui porte son nom et qui est le centre gouvernemental de la vaste fédération dont il fut l’épée victorieuse. Certes, je connais des tombeaux plus somptueux mais je n’en connais pas qui convienne mieux à la mémoire qu’il éternise. C’est celui d’un citoyen. Washington en fut le type parfait. Il servit la cause de tous sans s’asservir à aucune ambition personnelle. Il fut le héros opportun. Homme public par hasard, si l’on peut dire ; outil parfait de la circonstance. Il fut ce que rêva d’être, à son tour et de notre temps, le vieux président Krüger. Mais la fortune est capricieuse, et nos neveux ne visiteront pas sur la terre australe le tombeau du fondateur des États-Unis de l’Afrique du Sud. Krüger mort ne connaîtra pas comme Washington le repos glorieux dans un sol libre. L’histoire ne se recommence pas. Villebois-Mareuil n’aura pas été Lafayette. Lord Roberts ne sera pas lord Cornwallis et nous ne verrons pas, comme pendant à la capitulation de York-Town, la capitulation de Cape-Town. Le cap de Bonne-Espérance n’aura pas mérité son nom, et le vaisseau pirate de la fortune anglaise ne s’y brisera pas encore.

 

C’est un beau jour d’avant printemps. La ville de Washington est toute gaie d’avril proche. Ses vastes parcs sont encore sans verdure et les arbres de ses avenues dressent leurs branches dépouillées, le long de ses maisons rouges et grises, mais il y a déjà dans l’air une tiédeur nouvelle et inattendue. Le dôme du Capitole s’arrondit mollement dans le ciel bleui. Les tramways parcourent les larges rues, aux fils électrisés, avec de brèves sonneries. C’est l’an d’eux qui mène, en une heure, à Mont-Vernon. Il est plein. Il y a des enfants aux teints frais, des jeunes filles aux visages vifs, des hommes barbus ou rasés qui lisent ces immenses journaux du dimanche qui contiennent de tout en leurs seize pages, des nouvelles, des annonces et même un sermon. On part. Ce sont d’abord des faubourgs aux maisons égales et basses, puis la campagne, où le Potomac roule son large flot ardoisé. On le traverse pour le retraverser encore avant d’arriver à Mont-Vernon.

Nous y sommes. Après quelques pas à travers les allées du parc, la demeure apparaît. Les bâtiments forment un demi-cercle. Au fond, une blanche maison, assez grande, qu’une double colonnade relie aux deux bâtisses carrées des communs. La maison est en bois, de style dit « colonial », qui fut la façon de bâtir de la vieille Amérique. L’aspect en est propre, clair et gai. Entrons.

Rien ne semble guère avoir changé là depuis l’époque où Washington, avant ses Présidences, se retira dans ce domaine de famille où il revint encore pour y mourir. Voici le salon, avec ses meubles Louis XVI, sa pendule dorée, ses fauteuils. Voici la salle à manger avec sa large table. Les rideaux pendent aux fenêtres. Il y a des portraits aux murs. Des gravures encadrées ornent le vestibule. Tout cela est intime et avenant, d’une vieillesse agréable et douce. C’est le Trianon de la Liberté. L’escalier qui monte à l’étage est étroit et roide. On respire l’odeur sèche et poussiéreuse des anciens logis. Les chambres s’ouvrent sur le palier. Elles se ressemblent toutes. Voilà celle où logea Lafayette en 1821, quand il fut l’hôte de la nation américaine. En voici une où, il y a dans un coin une vieille malle à clous. En voici une autre plus grande. Des fauteuils, un secrétaire, un lit massif et simple aux amples rideaux de mousseline blanche. C’est dans ce lit que Washington a rendu le dernier soupir. C’est la chambre où il mourut.

Enlevez les barrières de bois qui empêchent, l’accès des pièces, éloignez les gardiens qui surveillent un public respectueux, refaites la solitude nécessaire, rendez à cette maison ses bruits discrets et familiers. Imaginez des voix parlant dans les chambres hautes, une porte fermée doucement, un pas dans l’escalier, et voici s’évoquer l’ombre vivante du maître d’autrefois, tel que jadis, aux belles heures, plein de pensées justes et sages, il venait sans doute s’asseoir sous cette véranda en regardant devant lui couler l’onde élargie du Potomac.

Pas d’image plus répandue que celle de Washington. Cette popularité de sa figure aide à se le représenter aisément dans les lieux où il a vécu. Il existe de lui d’innombrables effigies, sculptées, peintes et gravées. Le musée des beaux-arts à New York nous en offre une salle pleine. Les souvenirs washingtoniens de toutes sortes y abondent. L’autographe y complète la médaille. Un moulage mortuaire nous donne les traits authentiques et la structure exacte du visage. Toutes ces effigies réelles ou approximatives ne font que commenter une face identique. Dans toutes elle est empreinte d’un caractère de ténacité et d’obstination, de prudence et de calme. C’est ainsi qu’il nous apparaît dans toutes ses représentations, qu’elles ornent humblement le fond d’une assiette ou la panse d’un vase, le coin d’une carte postale ou le mur d’un musée, ou, statue, qu’il se dresse, équestre. C’est ainsi qu’il m’est apparu à Mont-Vernon.

 

Le grand événement historique auquel Georges Washington prit une part principale mérite d’être considéré. Ce ne fut ni une révolution ni une révolte que ce mouvement qui fît l’indépendance américaine. Non. Une nécessité inévitable y donna lieu. La rupture entre les colonies d’outre-mer et la métropole insulaire se fit logiquement et naturellement quand celles-ci eurent acquis un ensemble de forces vitales personnelles qui comportèrent avec elles l’obligation de se développer librement. Il n’y eut là ni complot ni politique.

Le lien cassa par la croissance même du membre vassal. L’honneur de Washington fut d’avoir aidé son pays aux heures difficiles de sa vie nouvelle. Les conséquences de son œuvre ne lui appartiennent pas pour ainsi dire. Son action visa un but précis et noble, mais limité. Il rêva peu. Chateaubriand l’oppose à Napoléon dans un parallèle éloquent des Mémoires d’outre-tombe. Tout est contraire en ces deux hommes, jusqu’à leur façon de mettre un terme au passé et de conduire les forces d’une race ; l’un mène la sienne à la gloire, l’autre la dirige à la liberté. Pour l’un, l’épée fut un outil de délivrance ; pour l’autre, elle fut un instrument de servitude. Aussi la tombe de l’un est-elle guerrière et la tombe de l’autre civique.

On a eu raison de laisser Washington dormir sous ses arbres de Mont-Vernon. J’aime que cette blanche maison soit restée à peu près la même. En cette Amérique où tout change si vite, il est doux de voir quelque chose du passé. De plus, un grand et beau souvenir anime ce lieu vénérable et champêtre. Qu’il demeure donc ainsi, intact et respecte, pendant que, sur la vaste étendue de l’Union, la vie hâtive et forcenée accomplit ses prodiges quotidiens. Que Mont-Vernon reste solitaire et vieilli, tandis qu’à New-York ou qu’à Chicago, partout où l’active race des hommes d’outre-mer peine, travaille et s’efforce à cette suprématie pratique qui est son but visible, s’érigent, aux carrefours des rues bruyantes, ces colossales bâtisses à trente étages qui semblent être, en leur masse et leur carrure, comme les Pyramides de l’Utile et Ses Cathédrales des Affaires.

Pontchartrain

Pontchartrain a presque brûlé. On annonce que l’incendie a détruit en partie cette demeure historique et ce beau reste de la vieille Franceam. Je ne connaissais pas Pontchartrain, mais le nom seul de Mansart, qui en fut l’architecte, permet d’imaginer aisément ce qu’il devait être. Il date, en effet, d’un temps où l’on excella à bâtir noblement. Jamais on ne sut mieux, en France, l’art de construire avec faste et dignité.

Le dix-septième siècle fut, en tout, une époque d’ordre et de logique. L’Architecture comme la Monarchie y fut, si l’on peut dire, absolue. Les institutions et les édifices étaient faits pour durer, mais les pierres ont survécu aux lois, car le temps change davantage les hommes que les choses. Elles-mêmes passent pourtant, et le souvenir de leur passé est un des plus mélancoliques et des plus émouvants plaisirs du présent. Les âmes délicates et attentives se plaisent mieux à ce qui fut qu’à ce qui est.

Pour elles, les reliques du passé ont un prix. J’ai toujours pensé que la possession de quelqu’une de ces reliques créait à qui les possédait un devoir envers elle. Ne doit-on pas, en effet, conserver avec soin ces débris qui semblent se confier à nous pour que nous aidions leur durée ? Ne leur devons nous pas secours et protection ? Ils sont comme le legs silencieux des vieux âges. Ils ont été mêlés à la vie de ce qui n’est plus. Ils ont pris part à l’existence de ceux que nous aurions pu être. Ils nous renseignent sur les goûts, les usages, les façons des époques voisines, éloignées ou lointaines. Grâce à eux, le lien subsiste entre ce qui est et ce qui a été.

Nous avons tous entre les mains quelques-uns de ces objets, qui sont une parcelle vivante d’autrefois. Nous les avons eus par hasard ou nous les avons recherchés par désir, quelquefois pour leur beauté, leur grâce et leur élégance, simplement aussi à cause de leur vétusté, parce qu’ils ont le charme d’être anciens, parce qu’ils nous apportent dans leur forme ou leur couleur un peu de souvenir et un peu de passé.

Ce sentiment, quand on l’a éprouvé, devient très fort. Il se crée entre l’homme d’aujourd’hui et les choses de jadis une sorte d’amitié rétrospective. Cette amitié a ses degrés et ses nuances. Elle est familière ou respectueuse, grave et tendre ; elle est diverse. Elle s’adresse à un bibelot ou à un monument, à un meuble ou à un édifice, à une étoffe ou à un paysage. Elle va des choses aux lieux, à tout ce qui garde en soi un peu de la vie disparue. C’est ainsi qu’est né en nous l’amour des vieilles pierres ; elles sont instruites et nous apprennent ce qu’elles savent ; elles sont de l’histoire. Par elles, nous redevenons contemporains des scènes dont elles furent témoins et des figures dont elles évoquent les traits. Aussi, souvent, une maison qu’on abat est-ce une mémoire qu’on obscurcit. Versailles détruit, ce serait deux siècles de la France atteints en leur survie vénérable. Pontchartrain qui brûle est un souvenir qui s’en va.

 

Ce fut une forte et curieuse race que cette famille des Phélypeaux dont la demeure seigneuriale subsistait encore intacte il y a quelques jours. Pendant deux cents ans elle eut part, largement et activement, au service de l’État. Comme les Colbert, comme les Le Tellier, comme les d’Argenson, elle fut pour ainsi dire dynastique aux affaires. Elle y entre dès 1621 avec Paul Phélypeaux, qui fut secrétaire des Commandements de la reine Marie de Médicis. Elle y revient avec Louis Phélypeaux, comte de Pontchartrain, contrôleur général et ministre de la marine de 1669 et 1685 et chancelier de France jusqu’en 1714. A son tour, son fils, Jérôme, eut les sceaux. Ce sont encore des Phélypeaux que le comte de Saint-Florentin, qui fut ministre de la maison du Roi et fait duc, et le marquis de la Vrillière, qui fut secrétaire de la Régence. C’est un Phélypeaux aussi que le comte de Maurepas, ministre de Louis XV à vingt-quatre ans et de Louis XVI à soixante-treize ans, homme frivole, brillant et singulier qui envoya La Condamine et Maupertuis mesurer deux degrés du méridien et laissa son nom attaché à un recueil de chansons grivoises et satiriques : le chansonnier de Maurepas.

Saint-Simon, dans ses Mémoires, parle longuement des deux chanceliers de Pontchartrain. Il trouva en eux riche matière à exercer sa double verve. On n’a pas assez remarqué le double talent de Saint-Simon pour l’éloge et la satire. L’éreinteur a fait tort au panégyriste. Qu’on y prenne garde, si Saint-Simon est terrible et souverain dans la haine, il est admirable et magnifique dans l’estime. Si nul ne sut haïr mieux que lui, il n’ignora point l’art de louer ceux qu’il aimait. Je n’en veux pour preuve que ce portrait magistral, ému, respectueux qu’il trace du duc de Beauvilliers, son ami. Personne ne sut parler des femmes qui le méritaient avec plus de délicatesse, de bonhomie, de simplicité et de galanterie noble que Saint-Simon. Parmi ces femmes, une de celles qu’il a le mieux traitées fut Mme de Pontchartrain. Il faut le voir rendre hommage à sa vertu, à sa charité, à la sûreté de son caractère, à la sagesse de son esprit. Le chancelier a part à ses louanges. Il le peint honnête, savant, vertueux et juste. Saint-Simon avait raison, ces époux Pontchartrain étaient d’excellentes gens et on sent que l’âcre duc s’étonne qu’ils aient pu mettre au monde un si vilain fils que le leuran. Ce second chancelier de Pontchartrain est une des bêtes noires de Saint-Simon ; aussi il ne le ménage pas. Il lui reproche jusqu’à la laideur de son visage et l’œil de verre par lequel il remplaçait celui qu’il avait perdu. Pour en mieux marquer la différence, il met en parallèle le père et le fils et fait du mérite de l’un un repoussoir pour la bassesse de l’autre. Il aime ces contrastes. Saint-Simon a l’imagination passionnée.

Certains événements le frappent d’une façon particulière. Un de ceux qui l’émut le plus fortement fut la démission de M. de Pontchartrain. Saint-Simon, qui, toute sa vie, rêva furieusement le pouvoir et les honneurs, s’étonne toujours qu’on les puisse quitter volontairement.

Rien n’aurait pu lasser son avidité de dénomination. Aussi, quand M. de Pontchartrain abandonne le contrôle général, s’exclame-t-il. Quand, plus tard le même Pontchartrain remet les sceaux au Roi, il se récrie. Pourtant, il l’admire, solitaire, retiré dans ; une petite cellule du couvent de l’Oratoire, occupé à se préparer à la mort, à l’écart des agitations humaines et dans la seule pratique des choses divines. C’est là en effet qu’il mourut et non dans son château de Pontchartrain qu’il avait fait bâtir par Mansart. Le vieux chancelier en eût sans doute trouvé le séjour trop vaste et trop pompeux, car il cherchait moins à se rappeler le rang qu’il avait pu tenir dans le siècle qu’à oublier le visage du monde devant la face de l’éternité.

 

Je sens toujours un regret avoir disparaître une de ces belles et nobles demeures d’autrefois. Elles appartiennent à l’histoire et font partie du trésor architectural de la France. Les châteaux sont une de ses plus agréables parures. Il y a, à cet égard, certaines provinces privilégiées. Il en est peu qui ne dresse, dans l’un de ses sites, quelque merveille, tours ou toits aigus, façade majestueuse, donjon de Loches, pinacles de Chambord, dômes de Vaux !

Beaucoup sont encore debout dans leur splendeur ira dans leur grâce, mais combien sont détruits dont le nom seul subsiste ou dont ne restent que quelques pierres ! La main du temps n’est pas seule responsable de ces ruines ; les hommes y ont leur part.

J’écrirai peut-être un jour la Ballade des Séjours du Temps Jadis. Où est le beau château, près de Blois, où le bon Florimond Robert et montrait avec orgueil dans ses jardins le David de bronze de Michel-Ange ? La statue est perdue et les parterres sont effacés. Que d’autres pertes ! Où est Anet aux belles eaux, et Clagny avec ses étangs ? Où sont les maisons royales et les demeures particulières dont le dix-septième et le dix-huitième siècle couvrirent l’Ile-de-France ? Où sont les Pavillons, les Ermitages, les Folies ? Où sont Louveciennes et Marly ? Les bandes noires ont eu raison de la galante bicoque de la Favorite, comme de l’immense palais du Grand Roi. L’incendie a consumé à Meudon et Saint-Cloud. La flamme a touché Pontchartrain et failli l’anéantir.

Toute chose porte en elle-même le principe de sa caducité. Elle en attend l’heure et l’occasion. Une loi mystérieuse veut que tout disparaisse. Rien n’empêchera cette muette fatalité de la matière. En vain multiplie-t-on les précautions et les soins ingénieux. C’est en vain qu’on enlève les vieux monuments à l’usage pour lequel ils ont été faits. On les isole et on les protège. On leur nomme des conservateurs ; on leur donne des gardiens. On en fait pour les mieux sauvegarder, la propriété de tous. Ils sont « tabou ». On les nationalise. Versailles et Fontainebleau sont des musées. Les chefs-d’œuvre amassés au Louvre le rendent sacré. Qu’importe ! La prévoyance humaine est toujours en défaut par quelque point. Je ne traverse jamais la cour carrée du Louvre, au crépuscule, sans un petit frisson, lorsque je vois, çà et là, quelques fenêtres du vieux palais s’éclairer, une à une, derrière leurs modestes rideaux de calicot blanc ; car le Louvre n’est pas habité, comme il le devrait être, que par des ombres peintes ou des fantômes impalpables. Les combles logent le dangereux personnel du musée, et j’ai peur quand je pense qu’on allume des fourneaux, qu’on fait frire des pommes de terre, qu’on cuit des soupes à l’oignon sous le même toit que l’Indifférent de Watteau et que la Joconde de Vinci, et que la mèche d’un quinquet suffirait à faire de tout cela un amas de cendre indistincte.

Le Tzar à Versailles

Le tzar ira à Versailles. Les trompettes militaires sonneront son entrée au vieux palais des Rois. Les hautes portes, où un or pâli dessine encore le double L entrelacé sous la couronne qui le surmonte, s’ouvriront devant lui. Il ira du Salon de la Guerre au Salon de la Paix par l’admirable galerie des Glaces, dont les mille miroirs reflètent, en les doublant, les nobles jardins où joueront les eaux séculaires. Les obèses grenouilles dorées tresseront autour de Latone nue leur corbeille de cristal. L’Encelade, écrasé sous les roches qui l’oppriment, lancera le jet puissant qui atteste sa colère et rafraîchit son tourment de l’écume qui en retombe. Apollon cabrera son attelage de bronze parmi la poussière diamantée des gerbes. Neptune dirigera de son trident le gigantesque orchestre d’eau où il trône parmi les bêtes de la mer. Les allées étendront leurs perspectives symétriques. Les ifs et les cyprès dresseront leurs pyramides et leurs obélisques. Les statues souriront. Il y en a de charmantes. Les unes dominent le piédestal où pose leur pied nu, les autres s’engainent aux socles d’où sortent leurs bustes épanouis, mais toutes, libres ou prisonnières, méditatives ou dansantes, sont captives de l’enchantement qui fait de Versailles une sorte de Palais des Rois Dormants, comme au comte de Perrault, magnifique et grandiose.

Je ne sais si l’impérial visiteur verra là autre chose que des pierres merveilleusement assemblées, des jardins uniques, de somptueuses façades, l’édifice de quelque fantaisie souveraine. Ce serait mal voir. Versailles a surpassé son origine. Né du caprice d’un homme, il représente la gloire d’un temps. Un siècle y vit. Le royal fantôme qui y rôde peut-être avec son habit brodé, son cordon bleu, ses boucles, sa perruque, est dépossédé de son domaine. Il n’en est qu’une des ombres, et la pompe d’un règne y demeure moins que l’honneur d’une époque. Versailles allégorise un instant la vie d’un peuple. C’est la monnaie d’une richesse éparse, la médaille d’un goût, d’un état d’esprit, d’un art qui a donné là l’effigie où se résument en un profil unique ses faces consanguines.

Personne ne reçoit personne à Versailles. Le vieux palais accueille lui-même ses hôtes. Il ne dit rien à celui qui brusque son intimité de fanfares et de fêtes » Le galop des escortes fait taire l’écho. Le bavardage des bienvenues y fera tort, certes, à l’éloquence muette des choses, et le jeune Empereur qui vient ausculter cette lointaine rumeur risque de ne la point entendre aussi bien que ceux qui errent en rêvant dans ce passé endormi, sans le troubler autrement que du bruit de leurs pas sur les parquets sonores ou sur le sable des allées solitaires.

Le sort des rois est singulier. Ils voyagent comme s’ils avaient pris au départ un billet Cook d’une espèce particulière. Leur itinéraire fixe les arrêts elles séjours. Le cérémonial entrave leur curiosité. Les harangues troublent leur rêverie ; les cortèges leur masquent le paysage. Ils exécutent leur tour d’Europe comme une parade réglementaire. L’imprévu n’y existe pas. Certains se dérobent à l’étiquette. Louis de Bavière visita, dit-on, Paris, en simple étudiant, et j’imagine qu’un des désirs de l’empereur Guillaume II serait de traverser, seul, par un beau soir d’été, la canne à la main et le cigare aux lèvres, par exemple le pont d’Iéna.

L’Empereur de Russie subira la même contrainte. Si rapidement qu’il y passe pourtant, et d’un coup d’œil, il entreverra au moins le prestige qu’est Versailles. Sans en apercevoir le sens profond, il en distinguera le décor superficiel et, s’il ne pénètre qu’à demi les assises, il en admirera l’édifice et y rencontrera le souvenir de celui qui l’a construit.

De tous les rois qui habitèrent ce palais, un seul s’y évoque au premier abord. Versailles, c’est Louis XIV. Le château, même remanié par les successeurs de son premier maître, garde la forte empreinte du vieux souverain. Il y reste l’Ombre prépondérante. Les survivants purent morceler et accommoder l’ordonnance primitive, elle demeure, sinon intacte, du moins évidente, et cet aspect persévère malgré tout. Il faut souhaiter que des efforts maladroits ne viennent pas trop gâter la haute survie qui anime les pierres, les arbres et les eaux. On épargnera à la sublime façade les guirlandes et les drapeaux. La seule grandeur du lieu est un accueil.

Versailles jouit d’un sort exceptionnel. La Révolution saccageuse l’épargna. On y logea quelques invalides, puis il redevint désert. Personne ne l’occupa. On ne trouva pas l’emploi de sa grandeur. Napoléon hésita à y camper sa brusque gloire. L’antique demeure resta inerte et superbe, ne se prêtant à rien. Un musée inepte l’envahit et l’encombre. Les Assemblées nationales y siégèrent un instant. L’une y occupa un théâtre, l’autre un hangar. Le lieu a reconquis enfin sa solitude qui est une de ses beautés. C’est elle qui vous accueille dès qu’on franchit la grande grille. Trois avenues d’arbres vous y conduisent. A l’intérieur, tout se montre grand et beau. La façade domine des jardins incomparables.

Choisissez un beau jour d’automne. Les feuillages massent leurs ors variés. Les allées s’étendent, bifurquent, s’entrecroisent. La grasse verdure des gazons s’unit à la patine des bronzes. Les grands vases épanouissent à leurs flancs sculptés les tournesols allégoriques. Les statues s’alignent. Un groupe en assemble plusieurs. Un rond-point les oppose les unes aux autres. Le buis rampe à leurs pieds. Parcourez la vaste symétrie du royal parc, puis visitez-en les coins secrets. Un quinconce y dispose ses quadrilles d’arbres, une fontaine y murmure dans sa vasque. L’eau des bassins verdie et calme s’attarde en un rêve miroitant. Ces bassins sont l’attrait de Versailles. Les gerbes qui en jaillissent se taisent, rien ne trouble leur somnolence. Il y en a qui s’étalent avec orgueil, d’autres qui se cachent et se dissimulent. Les uns s’ornent à leur centre de figures, les autres ne présentent que leur miroir ; quelques-uns sont vides et pleins de feuilles sèches…

Peu à peu, à mesure qu’on le fréquente, le décor perd, si l’on peut dire, son sens historique et ne garde plus que sa signification naturelle de beauté et de mélancolie. C’est à Trianon qu’il faut aller pour goûter en son essence le charme triste de cette nature ouvragée et grandiose. La noblesse du paysage y reste égale, mais la dimension se restreint. Une haute grâce y règne en sa belle ordonnance. On se familiarise mieux avec elle. L’exquis palais est presque habitable à notre rêverie. Une douceur charmante l’environne. Le marbre rose de ses colonnes y diapré sa pierre fardée. Les arbres y sont d’un or plus pâle, l’automne y est plus tendre, les eaux plus songeuses encore. Les feuilles tombées tracent à la surface des bassins des couronnes et des guirlandes. Elles s’y nouent et s’y dénouent insensiblement ; parfois, l’arabesque s’y précise, et on dirait qu’elle entremêle des lettres mystérieuses comme si le Temps, d’un doigt distrait, écrivait sur le marbre mobile de l’eau l’épitaphe flexible de la Solitude et de l’Oubli.

VI — Le bosquet de Psychév

à Emile Verhaeren.

L’Art est d’ordinaire subordonné presque à tout le reste.

Pour certains hommes, cependant, l’Art est tout. On dirait qu’ils veulent compenser par le culte qu’ils lui rendent l’indifférence qu’on a pour lui. Il y a à cela je ne sais quoi d’expiatoire. Ils sont comme les humbles et royales auberges d’un Noël permanent, et ils conservent à jamais, de cette épiphanie, une posture de méditation et d’orgueil. Ils ne s’apparentent plus à ce qui les entoure, et le monde n’a plus pour eux la raison d’être usuelle qu’il a pour chacun. Un prestige a eu lieu. Ils ont passé le fleuve et ne savent plus les chemins et on les a vus marcher, un soir, car quelqu’un dit, en des vers célèbres, l’attitude de leur voyage :

Toujours ils avançaient sans rencontrer la Mer,
Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’idéal amerao !

Mais je sais aussi leur retour, et les voici. Où donc sont-ils parvenus ? D’où viennent-ils ? car j’entends tinter à leurs mains des clefs fatidiques. Ils ont ouvert les portes de la solitude et du songe ; leur pas a foulé les dalles disjointes où poussent les fleurs du silence ; ils les ont cueillies pour en exprimer le philtre dans la coupe que leur tendit, au seuil du jardin, debout et radieuse, avec ses ailes pâles et son sourire, l’éternelle, la pure, la mystérieuse Psyché !

Mesdames, Messieurs,

Le choix que vous faites chaque année de quelqu’un pour parler une heure parmi vous prouve, par ceux que vous y avez parfois conviés, un soin à ne vous pas régler par les raisons où l’on s’en tient ailleurs. C’est moins une vaine renommée ou une convenance qui guide vos choix qu’une sympathie bienveillante envers quelques hommes que vous sentez tant soit peu en dehors des préoccupations ordinaires et voués, dans la mesure de leur pouvoir et à la taille de leur infirmité, au pur culte de l’Art. Les uns y sont maîtres, les autres de plus humbles servants, mais vous accueillez en eux un même souci, celui du beau. C’est en ce sentiment qu’on s’unit le mieux, car, étant l’amour, il en a la contagion sacrée. C’est donc de l’Art que je vous parlerai, de la place qu’il faut lui donner dans nos pensées. Quand Psyché eut éveillé l’Amour d’une goutte d’huile qui tomba de sa lampe nocturne, il s’enfuit ; elle pleura toute la nuit et s’endormit à son tour ; elle dort-en nous, elle dort souvent, mais elle s’éveillerait si nous lui présentions des fleurs, et il faut savoir les choisir.

J’ai eu, à cette place même, d’illustres ou gracieux prédécesseurs et leur éloge aussi eût été un noble sujet, fait pour tenter celui qui, aujourd’hui, humblement ou amicalement, leur succède. Son inexpérience n’a point à vos yeux les prérogatives du génie ou la sauvegarde de l’esprit, mais votre indulgence compensera le désavantage où il se trouve et votre attention sera l’interprète de ses intentions.

Parmi ceux qui eurent l’occasion de parler ici devant vous, vous vous souvenez entre tous de Stéphane Mallarmé et de Paul Verlaineap.

Le grand poète de « Sagesse » vous a lu, sans doute, quelques-uns de ses plus beaux vers ; peut-être vous a-t-il raconté quelques épisodes de sa vie ; elle fut toujours, à travers des fortunes diverses, celle d’un vrai poète ; le sort lui fut impitoyable ; il y a dans certaines destinées des acharnements mystérieux. La sienne surenchérit sur les rigueurs ordinaires. Toutes les Fées durent, comme dans un vieux conte, accourir au chevet de son berceau, mais, au contraire de la légende, toutes lui furent marâtres, à l’exception de la Fée Poésie.

Vous avez vu ici cet homme incomparable et unique ; cette verve fine et simple et rude ; cette humeur qui, au moindre répit, à la moindre éclaircie, redevient presque de la bonne humeur. Vous en avez goûté le charme naïf et souriant, en même temps que vous avez admiré ce rare génie, clair, délicat, rustique et galant, tendre et douloureux, liturgique et hardi. Et ses vers ! Ce vers souple qui gazouille en ruisseau, s’alanguit en fleuve, à la fois fugitif et grave, et au bout duquel la rime inattendue sonne comme de lointaines, de gaies, de mélancoliques cloches d’Angelus !

Pauvre Lélian, c’est ainsi qu’il s’est désigné lui-même parmi les Poètes Maudits dont il tressa les fraternelles couronnes d’épines ; parmi ceux-là il y en avait un qui fut presque un roi, car il porta le sceptre de roseaux et la pourpre divine et dérisoire :

Ce fut Villiers de l’Isle-Adam.

De celui-là, Stéphane Mallarmé vous parla, un soir, en termes admirables et profonds. Le grand poète et le grand prosateur étant à hauteur d’âmes ; l’amitié et l’admiration les unissaient et l’un vint nous révéler le magnifique souvenir qu’il avait gardé de l’autre. La mort ajoute une gravité au destin et les paroles qui racontent quelqu’un qui n’est plus empruntent à l’au-delà le timbre funèbre et fatidique de leur écho. L’éloquence de Stéphane Mallarmé s’empreignit de cette circonstance et ce qui, en d’autres occasions, eût été le plus disert des éloges se haussa presque à de sacerdotales beautés de panégyrique. Ce fut aussi un portrait ; les traits en restent définitifs et l’orateur façonna devant vous, en statue, la grande ombre qu’il évoquait.

Ombre romantique et seigneuriale de celui à qui manquèrent les pavois ! ombre fastueuse de tout l’or dont elle soupesa la cendre, elle revécut à jamais par la magie exaltatrice de cette parole et on le vit tout entier, lui, Villiers, en ce prodigieux portrait hautain.

L’apparition évanouie dans le silence, on eut l’impression qu’il restait, désormais, sur le tombeau de cette grande mémoire un bloc de marbre pieux. C’est au temps d’y apporter la palme réparatrice, car le vivant glorieux l’indiqua de son geste prédestiné.

M. Maurice Barrès succéda aussi à la verve de Paul Verlaine et à la haute doctrine de Stéphane Mallarmé ; avec lui vous entendîtes ce que la sophistique a de plus ingénieux, ce que l’ironie moderne a de plus didactique ment élégant ; j’espère aussi que vous voudrez bien joindre à ce triple souvenir touchant, admirable ou gracieux, celui que vous laissera ma présence.

Le proverbial accueil que vous faites à vos invités d’un soir m’a encouragé à venir parmi vous. Il est un des plaisirs du voyage qui en a d’autres encore, car les deux terres de Belgique et de France sont si liées, si assorties d’esprit et de goût qu’il y a entre elles une véritable parenté artistique. Elles se complètent et, affiliées à de mêmes rêves, elles les traduisent chacune selon son génie propre. Tantôt l’une anticipe, quelquefois l’autre précède. Nos peintres sont bienvenus chez vous, nos musiciens y sont joués, nos écrivains y sont lus ; et il s’est même trouvé que votre indépendance d’esprit eut pour eux des soins et des caresses que leur refusait la terre natale. Nous avons rendu aux vôtres ce que vous nous donnâtes. C’est Paris qui applaudit le premier Maurice Maeterlinck et c’est là aussi que vécut et mourut, chef vénéré de la jeune école de musique française, l’illustre maître César Franck.

Outre le plaisir de retrouver ici des esprits congénères et fraternels, il y a en moi un goût secret pour cette terre des Flandres et de Wallonie. Terre vivace et ingénieuse, ses fleuves lents vont vers des mers pâles. Les grands paysages calmes et pacifiques nourrissent des villes florissantes et populeuses dont la vie présente a le grand charme de se mêler au passé. Les temps y juxtaposent les vestiges de leur durée ; les vieilles pierres conservent le sens des époques disparues et nulle terre n’est plus riche que la vôtre en monuments significatifs. Dans la plus bruyante ou la plus active de ces villes, la part du passé subsiste.

La vie a parfois besoin de s’isoler pour rêver. Il faut des rues où pousse un peu d’herbe entre les pavés ; il faut des murs qu’on puisse longer ; il faut, sur la place ensoleillée, l’ombre d’anciens toits ; c’est là qu’on se repose de vivre dans l’aspect que tout prend d’avoir vécu, et il faut peu de chose pour produire ces sortes d’enchantements : quelque antique façade à l’angle d’un canal, un clocher, l’heure qui, au lieu de se compter brusque et péremptoire, papillonne en carillons.

Notre rêve s’aide du rêve inconscient des choses ; les vieilles choses propagent du rêve ; elles filtrent Te temps en songe et le temps s’égoutte d’elles comme à de mystérieuses clepsydres. J’ai eu l’occasion de constater cette occulte influence d’un monument sur ce qui l’avoisine, cette sorte de contagion où les choses se conforment les unes aux autres.

C’était à Reims. Toute la ville commerciale et vivante se répand dans la vaste plaine crayeuse, prostrée autour de l’énorme cathédrale qui la domine. De loin, on dirait une île miraculeuse dont l’intérieur serait une grotte. Le prodigieux et délicat bloc de sa masse dresse son madrépore sculpté. Elle est de pierre jaunie, fruste et spongieuse ; le soleil l’a effritée : on sent que les grands vents d’équinoxe doivent disperser autour d’elle un peu de sa sainte poussière. Cette cendre imaginaire semble être tombée sur le quartier d’alentour, tant les rues y sont désertes, les passants furtifs, les portes closes, les maisons canonicales. Tout semble endormi à l’ombre de cet énorme rêve de pierre qui sommeille et ne tressaille plus que du murmure intime de ses orgues ou du sursaut sourd de ses bourdons de bronze.

L’intérieur d’un tel temple est prodigieux, mais, une fois admiré, on s’y sent mal à l’aise ; l’édifice n’est pas en proportion avec le rêve isolé d’un passant. Il était fait pour l’exaltation commune de grands ensembles d’âmes. La solitude y est de l’abandon ; il fallait, pour en goûter la magie, d’autres temps que le nôtre qui est une époque de rêverie individuelle ; aussi quitte-t-on ce symbole d’un âge dogmatique, inquiet de le comprendre et de ne plus pouvoir participer au rituel dont il est la vacante architecture à qui ne s’approprient plus les forces pensives de notre âme.

Où donc alors est la ville de Psyché ?

Bruges, peut-être, la mélancolique, l’allégorique Bruges, la ville où, quand on s’y hasarde, on a vraiment, au bout d’un instant, l’impression de se promener à côté d’une âme voilée ; alors il semble qu’on se voie à travers la transparence de ses pensées ; le songe qu’on y fait est tellement selon ce qu’il y a de plus profond en nous qu’il prend notre propre visage pour nous regarder d’au-delà l’eau du vieux canal où nous croyons nous apparaître si nous nous penchons sur son presque mental miroir.

Certaines villes de France donnent aussi une impression analogue d’être faites pour qui veut s’y rêver. Villes singulières et instructives et qui sont des emblèmes ; villes qu’il n’est pas besoin d’habiter authentiquement, où même il n’y a pas lieu d’être jamais entré, mais dont il faut en soi avoir le sens ; leur place est dans nos pensées ; à nous de les y créer.

J’en nommerai quelques-unes : cette curieuse Aix-en-Provence, avec ses larges avenues plantées d’arbres, ses façades à cariatides emphatiques, ses fontaines ; on s’y retrouve au XVIIe siècle exactement, époque de mesure où le goût de l’ordre en tout remplaçait le sentiment de la beauté ; et cette Arles, païenne et monacale, avec ses rues étroites, son cloître où volent des colombes, ses femmes dont la coiffure naïve et hautaine fait de la plus humble une sorte de belle Dame, ses Alyscamps où les tombeaux de pierre s’alignent entre des cyprès dont les ombres s’allongent en longues larmes.

Je me souviens d’un soir, au crépuscule. Le veut dans les arbres était le seul murmure dont tressaillait ce néant. De petites libellules voltigeaient au-dessus de l’herbe qui poussait entre les cippes ; elles avaient l’air de pensives âmes païennes, errantes et légères, abeilles psychéennes des ruches du Styx !

Nom morose et limpide, doux comme une fontaine près d’un tombeau, voici Aigues-Mortes, la vieille ville aux hautes murailles de tours, solitaire parmi ses canaux, dans la plaine d’eau et de sel. N’est-ce pas là vraiment une cité de songé, une ville d’illusion ? Quand on la quitte et qu’on s’en éloigne du côté de la mer, on la voit peu à peu rentrer dans les vastes étangs qui la reflétaient ; elle y descend et y disparaît, et cette optique singulière favorise je ne sais quel soupçon de sortilège !

Parfois ce n’est pas une ville qui prédispose à cet état d’esprit et de pensées où l’on n’est plus propre à goûter autre chose que soi ; un lieu suffit à créer en nous cette transformation méditative.

Il en est un, beau entre tous : le vieux et royal Versailles. C’est une des plus grandes beautés qui soient. Je ne vous en décrirai pas la structure et l’ordonnance. Des eaux plates ou composées qui séjournent en leurs bassins réguliers où les statues de bronze et de marbre se mirent côte à côte avec des ifs taillés en pyramides ou en obélisques, des perspectives admirables, des bosquets charmants entourent de leur ensemble un grandiose, triste et monotone palais. Cela ne se raconte pas et je ne vous en parlerais pas si de tels aspects n’avaient, outre leur sens architectural, une importance psychique. Il y a des assimilations à tirer d’un tel lieu.

Son isolement en recommande un autre ; ce qui se tait en nous est son silence. J’ai cru comprendre ces analogies réciproques. On vit là des heures éternelles. Quand l’automne redore ses feuillages à l’or des soleils couchants, on sent, dans le labyrinthe coquet des allées ou sur l’herbe des boulingrins, qu’on marche à côté d’une ombre invisible. Les blanches statues sourient encore de l’avoir vue passer ; des ramiers roucoulent dans les vieux arbres. Les eaux et les feuillages stagnent et se fascinent de l’accord de leur double mélancolie.

Il faut qu’il y ait de tels lieux. Plus loin, tout autour, c’est la vie ; ailleurs on bâtit, ici une beauté se suffit à elle-même par sa propre durée ; ailleurs on souffre, on aime ; ici, on pense, on rêve. Le Temps, qui détruit tout, semble avoir adouci ses mains dangereuses. Il prend des précautions délicates. A peine s’il effrite la pierre ; il dépolit le marbre pour miens en faire une sorte de chair incorruptible, il donne aux eaux des regards ; il dirige la croissance des arbres en poussées presque humaines ; ailleurs il est la Mort ; ici il est l’Art et il a tout façonné ainsi pour qu’existât, par ces jardins, une fois au moins en ce monde, l’emblème de la solitude, l’allégorie de cette solitude imaginaire qu’il faut qu’à certaines heures nous ayons en nous.

Les hommes qui habitaient jadis ces lieux magnifiques, qui les remplirent de leur faste et de leurs fêtes, connurent ce sentiment qu’il faut parfois être seul. Les vivants de ce XVIIe siècle, pompeux et raisonneur, plus logiciens que rêveurs, eurent conscience, parmi l’apparat de leurs pensées ou les mêlées de leurs ambitions, de la nécessité d’être parfois en présence de soi-même. Pascal et La Bruyère l’ont dit : Notre malheur vient de ne pas savoir être seuls ; d’autres aussi pensèrent de-même. Il y eut Port-Royal-des-Champs, mais l’erreur y fut de réaliser ce qui doit rester figuratif ; c’est fausser une vérité essentielle ; le repos de l’âme n’est point dans le silence d’alentour, mais dans l’âme même, ou bien on prend l’emblème-pour ce qu’il représente. On pense encore trop ainsi que l’on pensait jadis. On voit le duc de Saint-Simon, l’homme le plus mêlé, sinon de fait, au moins d’intérêt aux choses du temps, se retirer parfois de tout ce qui le passionnait dans sa retraite de la Ferté, mais c’était pour s’y passionner encore plus et subir la hantise de ce qu’il avait quitté. Souvent, dans ces étonnants Mémoires où palpite la plus intense fièvre de vie qui ait jamais échauffé cervelle humaine jusqu’à celle dont brûla, à notre siècle, le génial et forcené Balzac, dans ses Mémoires, le duc raconte que des contemporains, ministres ou courtisans, qui ont consumé leur vie à l’intrigue ou à l’étiquette, se retirent, au seuil de la vieillesse, dans quelque demeure ou dans quelque oratoire parce qu’ils voulurent, comme le dit gravement l’historien de leurs vanités, mettre, par décence, quelque espace entre le monde et Dieu. Ce qu’on faisait alors dans sa vie aux marques de sa caducité, il faut le faire chaque jour et mettre au moins quelque espace entre le monde et soi.

C’est sous cette forme que s’est perpétué ce sentiment, mais il convient encore d’en spécifier le sens. Il faut prendre au figuré ce qu’on est tenté de prendre au propre ; il faut comprendre que c’est en nous que cette retraite existe. La seule solitude est l’intérieure, et les autres n’en sont que l’allégorie, le relief terrestre d’un fait strictement psychique. Aurait-on les plus tranquilles jardins et les demeures les plus isolées, ils se peupleraient des fantômes que le fait d’avoir vécu fait grimacer ou rire à jamais devant nous si nous n’en exorcisons pas la présence. A quoi bon que tout se taise autour de nous si le tumulte est au-dedans. Ce ne serait que se souvenir plus ou moins éperdûment de ce qu’il importe d’oublier, et le souvenir corrode l’âme par je ne sais quoi d’acariâtre : les pensées s’oxydent à retremper dans les sels acidulés de la vie. Réfléchir n’est pas songer. Songer, c’est imposer aux choses, à travers l’âme, la grande transfiguration silencieuse. Tout songé est fiction ; c’est faire du souvenir, la rêverie ; de la face, le masque ; du bloc, la statue ; de la ligne, l’arabesque ; des larmes, un philtre !

Ces lieux allégoriques et préparatoires ne valent que parce que leur songerie provoque la nôtre ; leur solitude nous invite à être seuls, c’est-à-dire en face de la fiction que chacun imagine de soi-même, véridique en son propre miroir, apparence identique au héros secret qu’est chacun !

C’est au milieu de nos pensées quotidiennes, en ce qu’elles ont déjà de moins âpre et de moins fébrile, quand la tristesse les alanguit de ses teintes de soir, aux heures où la mélancolie pacifie nos soins, aux heures découragées où tombe la fièvre de vie — la fièvre appelée vivre, a dit Edgar Poë — où les passions engourdissent en nous leurs eaux clapoteuses, où l’effervescence du désir s’amortit, c’est alors qu’il faut se hasarder au parc imaginaire que favorise en nous l’écart où nous sommes déjà des rumeurs de la vie ; c’est alors qu’il y faut marcher en écoutant nos pas ; l’écho vers qui ils vont leur donne l’air de venir vers nous. Nous irons si loin que nous finirons bien par nous rencontrer et par arriver au Bosquet où, parmi les treillages et les arceaux, près des fontaines qu’enguirlandent des roses et où elle est assise en sa robe pâle, avec ses ailes et son sourire, nous nous trouverons en face de celle qu’Edgar Poë a, dans un sublime et miséricordieux poème, nommée à tous nos songes : « Psyché, mon Ame » notre Ame et c’est elle qui nous conduira à sa demeure.

Cette mystérieuse demeure de Psyché, chacun la doit porter en soi-même et s’y retirer à l’ombre mentale de ses murs invisibles. Elle est en nous et faite de nous, au plus profond de nous-mêmes ; elle est le boudoir intérieur où l’on s’accoude pour se songer ; elle est pareille à l’architecture de nos pensées ; elle en est l’aspect et nous en construisons le perpétuel miracle ; elle est l’édifice de notre art et elle se façonne à notre insu des matériaux de notre rêve. Notre attention est son équilibre ; notre délicatesse parachève son élégance et elle se proportionne à nos idées.

Pour certains hommes l’univers y tient ; ils n’en sortent pas et, confinés à jamais, ils y goûtent l’illusion suprême de la poésie. Psyché est là, devant eux. Ils ne connaissent plus l’automne que par l’or de sa chevelure qui est aussi celui des forêts ; le ciel et la mer sont dans ses yeux et c’est sa voix qui donne un sens au vent. Ils sont unis à jamais à la divine figure de leur âme : ils sont heureux.

Pour d’autres, l’édifice submental a des formes moins arcadiennes. Esprits assidus aux analyses, ils se délectent à se connaître et à se repenser méticuleusement. Ils descendent dans leur conscience et en déchiffrent la cryptographie intime et les arabesques sophistiques ; ils tiennent plus à se savoir qu’à s’imaginer, aussi je suppose que pour eux les murs du réduit intérieur sont ornés surtout de portraits et de miroirs. C’est l’image du silence et c’est de silence qu’ils ont besoin ; c’est là qu’ils le trouvent et ils trient, en une rêverie de fileuses, ce que la vie a amassé en eux d’indistinct, de vague, d’informe jusqu’à ce qu’ils aient tissé leur pensée en linceul où s’endorment leur tristesse ou leur amertume.

Pour tous cette chambre de Psyché peut être un lieu charmant, secret et délicieux. Elle figure ce qu’il y a en chacun de fin, de délicat et d’un peu supérieur. Elle est le dégagement aérien de notre terrestréité ; l’âme y est à l’aise de pouvoir délasser la contrainte qu’impose la vie à ce qu’il y a d’ailes dans sa démarche. C’est là qu’il faut abriter les instants qu’on dérobe à la vie ; on y reprend contact avec je ne sais quel instinct d’idéal qui est en nous. On soupèse la cendre qu’ont laissée dans notre main les vaines amours et les pauvres désirs, cendre amère, mais légère. Psyché la frôle de son aile et elle se dissipe.

Comme j’imagine bien ce logis intérieur où chacun peut passer une heure avec soi-même ! Psyché est là ! Là elle écrit ou rêve ; ici elle prend un livre. Le livre c’est la magique et douce illusion, le dépositaire des pensées de ceux qui se sont imaginés et de ceux qui se sont connus. On y trouve tout ce qu’il y a de fraternel à soi-même et c’est à nous de recréer, avec ce qu’il y a, en nos mémoires, d’apparenté à nos songes, le décor de notre Destin. Pour meubler ce logis intérieur, le livre nous offre toutes les apparences figuratives de nos pensées.

Voyez les longues tapisseries qui ornent les murs : des personnages pâles y passent lentement ; ils sont tramés dans la tenture de même que l’invention du poète les eût ouvragés dans nos mémoires. Avoir lu Maurice Maeterlinck, n’est-ce point comme avoir à jamais dans l’esprit des ombres douloureuses et charmantes, analogues à celles qui hantent la laine fantomatique des hautes lisses déteintes et historiées.

Cette torchère qui consume, à l’angle des murs, son geste de fer forgé où fume une cire funéraire, n’imite-t-elle point certains des beaux poèmes d’Émile Verhaeren, lui qui a su, en d’incandescentes et métalliques strophes, crisper et marteler un rêve têtu, féodal et âpre et faire brûler, à jamais, dans les mémoires, les noirs flambeaux de ses désirs et de ses colères.

N’y aura-t-il pas dans ce lustre de cristal qui allonge le pendentif de ses stalactites glaciales et scintillantes, une allusion aux poèmes de Stéphane Mallarmé où se rarifient, en bouquet d’éclairs, toutes les étoiles de la nuit.

Deux portraits se font face en leurs cadres d’ébène, tous deux hautains et fatidiques, avec l’air d’avoir connu tous les songes. Ne sont-ce pas, interlocuteurs taciturnes, Villiers de l’Isle-Adam ou Edgard Poë ? Qui dira qu’Albert Giraud n’a pas composé cet émail où des arabesques délicates entourent un profil énigmatique et qu’Iwan Gilkin n’a pas façonné cette figurine de bronze ricaneuse et tristeaq ?

C’est ainsi que je vois s’orner cette tranquille chambre spirituelle ; chaque page tournée ajoute un bibelot à la mémoire, une tenture au silence, une lumière à la solitude. L’ensemble se constitue peu à peu, charmant et fastueux, digne de quelqu’un que ne satisfont pas complètement les réalités quotidiennes. Il est noble et nécessaire de s’isoler chaque jour en de nobles choses. Il y a des réserves à faire sur la vie ; des reprises à faire sur le monde ; il faut sauvegarder une part de soi-même et la garder pour soi. Cette chambre imaginaire dont j’ai été l’architecte improvisé, pour les uns, est l’Art, pour d’autres, la Rêverie ; pour tous, elle peut être la Lecture. Ce sont trois formes d’un même sentiment : le besoin de se transfigurer, le besoin de se connaître, le besoin au moins de s’entrevoir. Le poète s’imagine, le rêveur se songe, tout homme se lit, mais la divine Psyché est toujours là, présente sous trois formes diverses : radieuse, la Poésie ; songeuse, la Rêverie ; pensive et un doigt à la tempe, la Lecture.

Maintenant que le boudoir de Psyché est construit, voulez-vous y séjourner un instant avec elle ; vous avez bien voulu prendre une heure sur la vie pour écouter une rêverie à haute voix, voulez-vous maintenant achever cette heure avec un livre. La lampe est allumée, le silence est propice et chacun de vous s’imaginera lire pour soi, d’ailleurs c’est à peine une voix qui parlera ; elle vous dira ce que pensait un poète en songeant un soir à cette demeure intérieure et j’espère que ce songe trouvera en vous un écho.

J’ai fleuri l’ombre de fleurs pâles
Et du plafond jusqu’aux dalles
J’ai drapé les murs à longs plis
Delà couleur des jours perdus et des soirs morts,
Où mes songes pâlis
En ombres plus pâles
Au travers de la trame apparaissent encor
Avec leur geste pur où tremble une fleur d’or.

Dans le silence du vieux et mélancolique logis,
De salle en salle et d’heure en heure,
Erre, sourit et pleure
Le souvenir avec sa face de jadis
Et ses sandales
Muettes comme auprès de quelqu’un qui dort ;
Sa lampe d’argent clair où brûle une huile d’or
Illumine le geste vigilant de ses mains pâles
Au fond des Oublis
Oui, les yeux clos et les lèvres fermées,
En leurs cendreuses robes qu’agrafent des camées,
Accoudent leur silence aux bras des vieilles stalles.

Et mon âge habile le morne logis
Où du plafond jusques aux dalles
Descendent aux murs les longs plis
De la couleur des jours perdus et des soirs morts ;
Les fenêtres, hélas, sont toutes vers le Nord !
Et l’horizon est de ciel, de routes et d’eaux.

Oh, que mes Songes m’emmènent encor,
Comme jadis,
Le long des routes et des eaux ;
Que mes Songes me guident encor
Du geste de leurs mains où tremblait la fleur d’orar

J’aurais pu déranger pour converser avec vous des voix plus graves et plus lointaines. Il y en a dont l’autorité a le poids du temps. Les siècles se sont légué l’un à l’autre le trésor de leurs pensées ; l’amas en est considérable ; il gît accumulé aux tomes et aux volumes, répertoire immense et toujours prêt au doigt qui voudra en entr’ouvrir les pages. Nos heures ont là un noble emploi. Tous les aspects de l’éternelle beauté séjournent endormis dans les livres ; c’est leur retraite et non leur sépulture ; ils peuvent revivre pour nous comme ils vécurent devant ceux qui en consignèrent l’extase.

Il suffit pour cela que nous nous approchions de ces initiateurs avec ce qui en nous leur correspond ; il faut nous y associer humblement de toute l’humilité de notre ressemblance. Il y a en tout homme un désir de poésie et de beauté. Si cet instinct ne peut pas se réaliser, il peut au moins se reconnaître ; infirme, il est clairvoyant. Prenons donc à la main la lampe idéale qui brûle faiblement au fond de notre nuit, et descendons les marchés intérieures avec notre ombre devant nous. Voici le lieu où celle qui dort va s’éveiller à l’incantation des poètes et la voici qui se dresse, hors des langes de notre oubli, devant nous et en nous-même, résurrectrice, la statue chaste de nos rêves et la figure de nos songes.

Lire c’est s’évoquer à travers le fantôme que chaque vivant magnifique, délicat ou vénérable, eut de son essence. C’est le rituel du culte intime, la formule de notre apparition ; tout livre est alchimique et philosophal, notre quintessence y repose et chacun s’y retrouve enfin : l’Homme, avec les dons secrets de sa divine nativité. Mais ce haut sentiment n’a lieu que si certaines conditions le favorisent. Le tumulte l’effarouche, la paix seule et la solitude lui plaisent. C’est pourquoi il faut ménager en nous des places de silence et la vraie est cette chambre intérieure dont j’ai essayé de vous figurer l’allégorie et de vous faire comprendre le sens.

Séjourner là plus longtemps serait oiseux, mais avant de vous lever et de reprendre les chemins de la vie hors de l’édifice mental, je pourrais vous faire toucher du doigt quelques-uns des bibelots qui ornent ces murs. Vous pourriez presque les manier, bien qu’ils soient faits des seules couleurs du verbe. Les divines mains de Psyché doivent avoir touché tout cela et donner à tout une transparence immatérielle. L’art qui crée une vie au-delà de la vie s’amuse parfois à en imiter les objets. Ce sont ses formes, ses lieux, ses passions, mais vivant d’un enchantement transfigurateur. Il ne faut jouir des choses que par la joie de les sentir belles ; telles verreries ne sont point faites pour qu’y boivent les bouches humaines, mais les seules lèvres de la solitude et du silence.

Toute la vie semble coalisée pour nous éloigner à jamais de ce réduit intime : elle ruse avec nous pour que nous ne nous dérobions pas à son empire. Ses fleurs tentent toutes mains ; elle nous conjure de croire en elle et menace nos refus de ses vengeances. Elle ne veut point qu’on s’isole d’elle un seul instant et elle n’admet point qu’on se dérobe aux autres pour se rendre à soi-même.

Il me semble qu’à avoir parlé ainsi l’heure s’achève. Les vitres du réduit allégorique pâlissent d’une aube lente. La vie au sortir d’ici va vous persuader de toutes ses voix fausses qu’elle seule vaut qu’on vive. Psyché veut qu’on rêve et c’est elle qu’il faut croire, ce n’est qu’avec elle qu’on est soi-même, ailleurs on est la proie de l’instant, le sable du sablier ! On n’existe qu’autant qu’on s’imagine et c’est en nous que réside notre éternité.

 

Mesdames, Messieurs,

L’édifice mental que nous avons fait semblant d’habiter ensemble se dissipe et tremble ; j’ignore si seulement ma voix vous en a favorisé l’illusion. L’architecte fut imparfait de cette nécessaire demeure où nous convie le sens qu’on veut avoir de soi. J’en ai treillagé le kiosque de métaphores et d’images, mais je voudrais vous dire en terminant que je n’ai pas seulement tenté devant vous un jeu d’esprit plus ou moins agréable en greffant des analogies les unes aux autres comme les roses consanguines d’un bosquet paré.

Il y a une vérité au fond de tout cela.

Jamais époque plus que la nôtre ne laissa ses vivants en proie à la vie, de là l’excès d’avidité ou l’excès de dégoût qu’on met à vivre ; jamais la richesse ne fut plus dure et la pauvreté plus amère.

L’homme est à nu en contact avec la vie, forcé d’être ce qu’il se pense ; jamais on ne s’est individualisé à un tel point. On ne relève que de soi-même et chacun vit pour son compte, égoïstement, furieusement !

Jadis, de grands cultes, de grandes fêtes assortissaient les âmes et leur prescrivaient un Destin ; il veut des autorités et des symboles ; l’homme antique prenait, à des époques fixes, conscience de soi ; il y eut des mystères, des panathénées, des jeux scéniques où on représentait les fictions prémonitoires des Destinées. De même dans les cathédrales, les peuples chrétiens communiaient dans une foi dont le temple était l’emblème autour d’eux avec ses colonnes, ses voûtes, ses orgues, ses vitraux translucides de l’au-delà dont leur rosace figurait l’incandescence mystiquement épanouie.

Tout a changé maintenant. L’au-delà s’est fait taciturne ; personne ne nous avertit de ce qui est en nous et pour se connaître il y a d’autre recours et d’autre entremise que l’art, la rêverie ou la lecture.

Il faut se faire sa destinée ; si on veut respirer une fleur, il faut l’avoir fleurie d’abord. Siegfried forge lui-même son glaive ; on est sa propre victoire et son propre héros. C’est en soi-même qu’est chacun de nous. Il faut donc se créer sa solitude où l’on alambique la vie pour en tirer le philtre mystérieux dont chacun a soif. Notre destin est aux mains de Psyché ; aussi faut-il lui construire une demeure à jamais, au fond de nous, et je serais heureux si, de ce logis imaginaire, mental et spéculatif, j’avais pu, d’un geste et avec ces paroles, jeter parmi vous la Clef d’Or !

VII — Poètes d’aujourd’hui et poésie de demainvi as

Il est difficile de dire — comme je m’y suis engagé par le titre même de cette Conférence — ce que sont les Poètes d’aujourd’hui et ce que pourra être la Poésie de demain, sans y joindre quelques mots sur ce que furent les Poètes et la Poésie d’hier ?

Ce n’est pas une heure qu’il faudrait pour traiter convenablement chacun de ces points, mais beaucoup plus. Aussi aurais-je lieu de me sentir quelque peu inquiet de l’entreprise où je me hasarde, si je ne me trouvais rassuré par la liberté de parler davantage en poète qu’en Critiqué.

Le critique ou, plus abstraitement, la Critique, a, en effet, des façons qui lui sont propres. Elle a ses méthodes et ses moyens particuliers. Elle a son outillage intellectuel, si l’on peut dire. Elle soupèse et mesure. Je n’en ai ni la balance, ni le compas. Il n’y aura donc, en tout ce qui va suivre, que des opinions.

Je ne prétends pas manier, un par un, les cubes colorés qui forment ce qu’on pourrait appeler la Mosaïque littéraire de notre temps. J’aime mieux chercher à vous présenter le dessin qu’elle signifie que d’en défaire et d’en refaire avec vous le damier multicolore. Restons donc à la distance suffisante où les figurés sont visibles sans qu’on aperçoive les fragments inégaux qui les composent.

La Poésie, qui est éternelle, fait parfois semblant de mourir. Rassurez-vous. Elle ne meurt point ; elle dort et ce sont des sommeils de Belle-au-Bois-dormant d’où elle renaît, chaque fois plus vivante. Il y a dans l’histoire de la littérature française plusieurs de ces réveils. L’un d’eux, au XVIe siècle, s’est appelé la Renaissance ; un autre, au commencement du XIXe siècle, se nomma le Romantisme. La Muse, qui s’était endormie, le cothurne au talon et la perruque au front, le corps serré des bandelettes d’un classicisme étroit, se réveilla, au beau soleil de 1830, en pleine nature, les pieds nus, la chair rafraîchie, le teint vif, turbulente, rêveuse et passionnée. Debout en pleine vie, elle se drapa de couleurs éclatantes. Elle eut le geste ample et brusque. Hugo la mena partout avec lui. Elle parcourut avec lui le monde des formes et des images. Lamartine l’abrita dans ses demeures vaporeuses. Musset la fit asseoir à sa table sous la tonnelle et le pampre. Gautier la para de camées et d’émaux. Vigny la conduisit aux hautes solitudes et la voulut retenir dans sa Maison du Berger, mais elle s’échappa, courut les chemins, fit de mauvaises rencontres.

C’est ainsi que, vagabonde et errante, la rencontrèrent les Parnassiens de 1864. Ils voulurent réformer la belle abandonnée et l’enrichir de leurs dons. Ils la vêtirent de beaux habits régulièrement taillés et solidement cousus. Leconte de Lisle lui offrit le miroir antique et la para de bagues barbares. Baudelaire la parfuma d’essences précieuses. Théodore de Banville lui mit aux mains un bouquet de fleurs joyeuses. Tous lui construisirent un beau palais aux salles choisies. Elle s’accoutuma à ces soins ingénieux et à ces aises nouvelles et, la tête appuyée sur un oreiller de strophes moelleuses, elle finit par s’endormir d’un profond et nouveau sommeil.

On nous a habitués à considérer l’École Parnassienne — disons plus familièrement le Parnasse, de même que nous dirons tout à l’heure le Symbolisme au lieu de l’École Symboliste — comme une réaction contre le Romantisme ou du moins contre ses excès, c’est-à-dire contre les mauvais poètes qui n’en continuaient que les défauts. Cette réaction, pour être vrai, fut, je crois, davantage dans la forme que dans l’esprit. Ce fut surtout contre une manière lâchée, négligente et incorrecte de faire les vers que réagit sagement et utilement le Parnasse. Il montra un très louable souci du métier poétique. En cela il eut raison. Sa seule erreur fut de croire qu’une perfection technique pût être autrement que momentanée, et son tort fut de vouloir imposer définitivement à la Poésie un doigter suprême sur l’Instrument éternel. Mais passons. Hors cela, la réaction parnassienne me paraît plus prétendue qu’authentique, et je serais plutôt porté à considérer le Parnasse comme un aboutissement logique du Romantisme.

Le Parnassisme fut bien plutôt l’arrivée, dans le Romantisme, encore vivace ou déjà finissant, de poètes nouveaux et de tempéraments neufs. Le Romantisme, pour ainsi dire, fit escale au Parnasse. C’est toujours le même vaisseau qui continue sa route, avec, à son bord, de nouveaux matelots. Ce sont les mêmes voiles. La manœuvre seule a changé.

Les Parnassiens, au fond, étaient parfaitement conscients de leur rôle de continuateurs. Voyez leur admiration obéissante pour Victor Hugo.

Hugo, de son côté, se rendit un compte si exact que tout cela, en principe, sortait de lui, qu’il n’hésitait pas à s’approprier tout ce qui lui parut à sa convenance chez ces disciples même indirects. C’est ainsi que Leconte de Lisie est pour quelque chose dans la Légende des Siècles et que les trouvailles funambulesques de Théodore de Banville ne furent pas sans influence sur les Chansons des Rues et des Bois. Mais ceci n’est qu’une preuve inverse.

Tout le Parnasse fut bien vraiment dans le Romantisme. Les vers philosophico-scientifiques, qui ne sont pas ce qu’il y a de mieux en M. Sully-Prudhomme, lui viennent de Hugo, qui communiqua à M. Coppée ce lyrisme bourgeois, sentimental et populaire, qui fait du poète des Humbles un humble poète. Mais montons plus haut. Le cher et admirable Léon Dierx est un poète Lamartinien, Leconte de Lisie s’apparente à Alfred de Vigny. C’est encore du métal-romantique que le merveilleux, souple et subtil Baudelaire signe de son fleuron original et distinctif ; c’est du métal romantique aussi que le sonore, savant et harmonieux José Maria de Heredia poinçonne de sa marque ineffaçable et magistrale. C’est Baudelaire qui a ciselé, si l’on peut dire, la coupe suprême où but la Muse et c’est José Maria de Heredia qui a fixé au fond la large médaille d’or pur qui l’orne et la parachève d’une effigie de Beauté.

À dire vrai, et pris en leur ensemble, ce furent d’honnêtes et probes artistes que ces Parnassiens. Ils eurent dans l’esprit de la sagesse, de la fermeté et de l’ordre. Au Romantisme d’inspiration, ils firent succéder un Romantisme de raison. Ils raffermirent, ordonnèrent et assagirent. Ils acceptèrent des données et des moyens poétiques antérieurs et y ajoutèrent peu, se contentant d’en user avec discernement, propriété et science. Grâce à eux, par eux et en eux, le Romantisme évita le déclin des écoles vieillies et énervées. Ce furent de bons fils, car le Parnasse fut plus filial que paternel. Il n’engendre pas, il est la fin de quelque chose, mais il est quelque chose.

On le vit bien de 1875 à 1885, à une période fâcheuse pour la poésie. En 1875, l’œuvre Parnassienne est achevée. Leconte de Lisle vieilli ne publie plus guère. Sully-Prudhomme s’égare. François Coppé se vulgarise. M. Armand Silvestre répète inlassablement la même chanson sonore et vide. M. Catulle Mendès seul se multiplie. Il est l’Hermès du Parnasse. Il a les talonnières et le pétase. Il va, vient, avec verve, adresse et talent. Il est actif et avisé. José Maria de Heredia, lentement et paresseusement, cisèle les sonnets des Trophées qui ne paraîtront que plus tard. Il semble que, par instinct, il attende. Il eut raison ; son livre n’eût pas trouvé, en 1880, par exemple, un public approprié.

Il y eut, en effet, durant dix années, un sommeil de la Poésie. Rarement on se désintéressa davantage de l’art des vers que pendant ce laps. Ne vous en étonnez point, c’est l’époque où triompha bruyamment et momentanément le Naturalisme.

Entendons, si vous le voulez bien, le Naturalisme comme une forme du Réalisme littéraire et nous verrons qu’il date de loin. En soi, c’est une tendance qui a sa place dans une littérature bien ordonnée. L’observation y fait un contre-poids heureux à l’imagination, mais l’utilité du réalisme est soumise à la condition qu’il sache se subordonner. Il est complémentaire et son tort, à l’époque dont je parle, fut d’avoir voulu être exclusif.

Oui, vraiment, l’École des Romanciers naturalistes de 1870 manqua de réserve. Elle prétendit étendre son pouvoir à l’Art tout entier et remplacer la Poésie même. Elle nia que, hors l’observation directe de la nature et des mœurs, il y eût rien de valable. Elle prétendit imposer à l’écrivain la servitude de l’observation et réduire le droit d’imaginer à l’imitation textuelle de la vie.

Les romanciers naturalistes, à ce premier tort, en joignirent un autre. Le désir de faire ressemblant les préoccupa davantage que le souci de faire vrai. Ils substituèrent le calque au dessin et le moulage à la sculpture et furent plus, peut-être, des artisans que des artistes.

Si, en art, le succès est une justification, l’extraordinaire vogue des Zola, des Daudet, des Maupassant n’aura rien à redouter de l’avenir. Je ne sais quel sera le jugement des temps futurs sur ces puissants et brillants écrivains, mais je croirais volontiers que, mis à part leur incontestable talent, ils représenteront un jour un célèbre exemple d’une des plus graves et des plus éclatantes erreurs esthétiques de notre Littérature, au moins dans le principe de sa doctrine.

Pendant dix années, on peut dire que le Naturalisme eut le champ libre. La Poésie, à l’écart, le laissa passer.

 

Toujours, et de tout temps, les jeunes gens qui se préparent au noble service des Muses font la veillée d’armes et se cherchent des parrains. Ils tournent leur pensée vers leurs aînés pour trouver en eux un conseil et un exemple. Il n’y a rien de servile dans ce désir très filial qui lie par l’admiration les poètes de tout à l’heure aux poètes d’hier. Mais les jeunes gens sont prompts et exigeants et leur désir d’admiration, s’il est déçu, se change vite en rancune. Or, il arriva que l’Art Parnassien, en 1885, ne répondait plus guère aux aspirations secrètes de la jeunesse littéraire d’alors, de celle qui résistait d’instinct au naturalisme et était impatiente d’y opposer quelque chose de nouveau. De là, peut-être, une certaine injustice juvénile qui lui fit répudier trop catégoriquement l’École précédente. Le réel mérite des poètes parnassiens lui fut moins visible que leurs défauts. Notre critique fut âpre et outrancière, mais elle ne fut point exclusive. Elle eut des admirations dans le Parnasse même. Je ne parle de Baudelaire, si aimé pour son étrange génie plein de prévisions mystérieuses, mais Léon Dierx, mais José Maria de Heredia. L’accueil exceptionnel fait aux Trophées le marque surabondamment. Les Trophées furent entre les Symbolistes et les Parnassiens ce que furent à peu près les Bucoliques d’André Chénier entre les Classiques et les Romantiques, le lien entre deux poésies.

Outre Baudelaire, Dierx et Heredia, trois hommes existaient dont l’œuvre, isolée dans la Littérature contemporaine, proposait un principe de nouveauté. C’étaient Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine.

Villiers de l’Isle-Adam était un mélange surprenant des qualités les plus contraires. Peu d’esprits plus singulièrement doubles que le sien. Le lyrisme et l’ironie se mêlaient en lui. Son action fut considérable, destructive et féconde à la fois. Personne ne railla plus amèrement les prétentions et les crédulités positives de notre époque. C’était dans son souverain pouvoir de créer un monde imaginaire que Villiers prenait le droit de mépriser le monde réel. Bien plus, son idéalisme intransigeant niait la réalité même. Pour Villiers, l’homme se choisit lui-même son illusion, et le monde n’est que la forme extérieure et visible de ses idées. Dans son beau drame poétique à Axel, Axel est grand jusqu’au jour où il consent, une minute, à ce qu’existe une réalité en dehors de celles qu’il se crée à lui-même. Tribulat Bonhomet est stupide parce que, comme disait Flaubert, « il croit, comme une brute, à la réalité des choses ».

Cette doctrine hautaine contrastait avec la servitude matérielle à laquelle l’art naturaliste obligeait ses partisans. Elle revendiquait le droit à la fiction. Vous savez celles que nous a laissées Villiers. Elles sont la contre-partie des fables ironiques et dédaigneuses où il résumait, pour qu’on en rît, tout ce qui cherche à détourner l’homme de l’Illusion supérieure de son Rêve.

Si Villiers de L’Isle-Adam fut, comme l’a qualifié pittoresquement M. Remy de Gourmont, « l’exorciste du Réel et le portier de l’Idéal », Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine furent, pour les jeunes gens de 1885, les initiateurs d’un art nouveau.

L’influence de Paul Verlaine fut, des deux, la première sentie. Verlaine apportait, pour ainsi dire, en ses mains ouvertes, un bouquet de fleurs nouvelles, odorantes et délicieuses. Mallarmé, plus secret, apportait, en ses mains fermées, des graines obscures et fécondes. Verlaine enseignait à poser les doigts sur la flûte d’une façon ingénieuse et inattendue. Mallarmé indiquait moins un doigter nouveau au buis sonore qu’à y souffler une haleine mystérieuse.

Verlaine fut l’illustration de ce principe nécessaire que tout poète doit se faire à lui-même sa poésie, en toute indépendance et toute sincérité. Sa poésie à lui, Verlaine, fut toute personnelle et individuelle. Il imagine peu. Nulle fiction. Être vrai. Être lui-même. Se dire tout entier. Il y a plusieurs Verlaines en Verlaine. Son individualisme eut des individus successifs ; mais, pessimiste ou saturnien, mystique ou populaire, ce qu’avant tout on admire en lui c’est le don verlainien, et le don verlainien fut délicieux. Il est fait de justesse, de simplicité, de grâce, de force naïve. Verlaine donna au vers français des nuances et des inflexions qu’il a gardées depuis. Sa modulation particulière est éparse à tous les échos.

Si l’influence de Paul Verlaine fut formelle et persuasive, celle de Stéphane Mallarmé fut rationnelle et foncière.

Le commun accord est loin de s’être fait sur la valeur et le mérite absolus des poèmes de Mallarmé. Les objections sont trop courantes pour que j’y insiste. La plupart tombent d’elles-mêmes après une étude attentive de ces admirables et difficiles chefs-d’œuvre. Mais ce qui fut plus important encore en Mallarmé que son œuvre particulière, c’est son esthétique générale. Personne, qui l’ait étudiée, ne niera que Mallarmé n’ait été un esprit de haute et suprême culture et qui n’ait mis au jour d’importantes vérités poétiques.

Ajoutons même que les principes sur lesquels il fonda son œuvre personnelle agirent en dehors de cette œuvre même et reçurent des applications fort différentes. Si l’influence directe de Mallarmé fut, limitée, son influence indirecte fut très étendue. Il exerça une efficace action occulte, et c’est à lui que revient d’avoir posé plusieurs des principes sur qui repose toute la poésie d’aujourd’hui.

Vers 1884, Verlaine et Mallarmé étaient à peu près inconnus. Tous deux, l’un en 1885, l’autre en 1898, sont morts célèbres.

 

Que s’était-il donc passé ? Leur œuvre, en 1884, était déjà, sinon achevée, du moins construite en ses parties principales. L’Après-midi d’un Faune et les Fragments de l’Hérodiade étaient écrits. On avait pu lire, de Verlaine, les Fêtes galantes, les Romances sans paroles, et Sagesse.

Ce ne fut donc pas à cet effort-personnel qui force la gloire que Verlaine et Mallarmé durent de passer brusquement d’une obscurité relative à une célébrité universelle et à la situation de chefs d’école qu’ils occupèrent l’un et l’autre. Non. Une génération nouvelle venait de naître aux lettres, qui reconnaissait en ces deux poètes les devanciers de ses principaux désirs d’art. Ce fut un mouvement imprévu et spontané qui les entoura d’une admiration ardente. La jeunesse d’alors se groupa autour d’eux.

Du coup, la poésie qui dormait se réveilla. Elle vint parmi ses nouveaux servants. Cette fois, ils ne la vêtirent point des éclatantes parures parnassiennes. Comme à la Tanit salammboenne, ils lui offrirent le Zaïmph. Ce fut dans son voile nombreux, nuancé et transparent qu’elle s’enveloppa, et c’est à travers cette transparence mobile qu’il fallut deviner les traits énigmatiques de sa mystérieuse beauté.

La tentative fut mal accueillie. J’entends encore les injures, les rires, les quolibets, dont on salua ceux qu’on appelait les Décadents.

 

Qu’est-ce exactement que les Décadents ?

Il y a deux sens au mot décadent, et le premier seul me semble plausible. Définissons-le. Une Littérature de Décadence est une Littérature qui a pour principe et pour usage le pastiche et l’imitation. C’est alors une littérature en Décadence qu’il faudrait dire plus justement, une Littérature qui reproduit servilement des modèles supérieurs dont elle ne présente plus que l’état dégénéré. Il y a maint exemple partiel de l’appauvrissement successif d’un genre qui en vient au fétichisme des règles établies, ressasse des formules invariables. A ce compte le véritable Décadent serait le faiseur de tragédies de 1810 ou le fabricateur de poèmes didactiques de la même époque. Saluons le Décadent dans les Briffaut et les Baour-Lormian. Saluons par conséquent un Décadent aussi dans Chateaubriand, auteur de la triste tragédie de Moïse où il se montre le rival lamentable des La Harpe et des Marmontel et l’élève de Voltaire ou de Crébillon. Chateaubriand est donc un Décadent, puisqu’il est un imitateur et un pasticheur.

Si le Moïse de Chateaubriand est une œuvre de Décadent, ses Mémoires d’outre-tombe sont une œuvré de Décadence, au second sens du mot. N’ont-ils point, ces admirables Mémoires d’outre-tombe, par rapport avec le Chateaubriand classique des Martyrs, le caractère dont Théophile Gautier, dans sa belle étude sur Baudelaireat, définit le style de décadence ?

« Le style de décadence, dit Théophile Gautier, n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent, à leurs soleils obliques, les civilisations qui vieillissent. Style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuancés et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant de rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants. Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe, sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. Ce n’est pas chose aisée, d’ailleurs, ajoute Théophile Gautier, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore. »

Mettons à part, dans l’ample et belle définition de Gautier, quelques points plus particuliers et gardons-en les termes généraux tels que : recherches des nuances, recul des bornes de la langue, expressions d’idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore, tous ces soins s’appliquent parfaitement bien à toutes les époques de littérature actives et belles ; c’est justement cela que firent les Renaissants du XVIe siècle et les Romantiques de 1830, Ronsard, comme Hugo. C’est cette poursuite des nuances qui fait Racine, comme elle fait Baudelaire. C’est ce désir de nouveauté qui anime les poètes les plus divers. Sans cette recherche du « non entendu encore », il n’y a plus que pastiche et imitation. Une Littérature dépourvue de ce désir du nouveau serait forcément stérile. De siècle en siècle, d’âge en âge, d’école en école, on a cherché, comme dit Gautier, à reculer les bornes de la langue, à exprimer l’inexprimable, à émettre des idées neuves et à trouver des formes nouvelles. C’est l’état naturel et successif de toute Littérature ; il fut communaux poètes d’autrefois comme aux poètes d’aujourd’hui, de même que ce sera le souci des poètes de demain.

Tout ce que je veux bien admettre, et qui put mériter aux jeunes poètes d’il y a quinze ans le nom de Décadents, comme l’entend Gautier, fut qu’ils portèrent à cette recherche du nouveau une hardiesse et une audace trop hardie et trop audacieuse, un goût d’extrême raffinement. Oui, je veux même reconnaître en eux, tout de suite, l’excès de cette tendance intéressante en elle-même, qui, plus d’une fois, par manque d’expérience, par maladresse, par bravade, les conduisit souvent à la bizarrerie, à l’obscurité, au jargon. Ni Jules Laforgue, ni Jean Moréas, ni Gustave Kahn, ni Édouard Dujardin, ni Vielé-Griffin, ni moi-même n’échappâmes à ce reproche. Affaire de jeunesse à laquelle se joignait une idée peut-être erronée et abusive des droits de la poésie. Son isolement au milieu de l’inattention contemporaine lui permettait, nous semblait-il, toute liberté. N’était-elle pas désormais un art d’initiés, un art ésotérique, comme on disait alors, et elle avait raison de s’en attribuer les privilèges.

Je crois en cela qu’on n’avait pas tort et que la seule erreur était d’appliquer trop strictement le si juste principe sur lequel doit s’appuyer l’art dans une époque démocratique et égalitaire comme la nôtre.

Tels furent donc, un certain byzantinisme et un excès de subtilité, les principaux défauts des Poètes qu’on appelait Décadents, défauts plus apparents que réels et plus passagers que durables et que rachetait amplement un ardent désir de nouveauté, l’espoir d’étendre le domaine de la poésie et de cultiver à l’ombre de la Tour d’Ivoire des fleurs singulières, rares et parfumées.

Ce ne fut naturellement pas ce qu’il y avait de sérieux dans les premières tentatives décadentes qui attira l’attention publique. Elle alla de suite aux singularités parasites pour s’en exclamer et s’en indigner. Un petit livre de parodies amusantes, intitulé les Déliquescences au, et signé du pseudonyme d’Adoré Floupette, passa de mains en mains et fit le tour de la Presse. Certains travers étaient raillés là un peu injustement mais drôlement. On rit.

Si amusantes que soient les parodies voulues, elles le sont moins que les involontaires. La plus volumineuse est celle que donna plus tard M. le comte de Montesquiou-Fezensac. J’attire votre attention sur ces recueils appelés les Chauves-souris et le Chef des odeurs suaves parce que, quoique publiés postérieurement, ils représentent assez bien l’état d’esprit des raffinés de 1885.

Les affectations et les manies d’alors se trouvent très exactement représentées dans ces poèmes. L’auteur les a prises au sérieux et, pour en avoir inventé quelques-unes, les a adoptées toutes. Il en a dressé le répertoire. Quinze ans après, il y travaille encore avec une persévérance admirable dans l’artifice démodé et l’obstination stérile.

 

Si les Poètes de l’École Décadente en étaient restés à ces premières excentricités du début, ils ne tiendraient guère en littérature qu’une place de curiosité. Mais il fut loin d’en être ainsi. Ce qui persévéra d’eux-mêmes, à travers une première poussée, fut la sève vivace qui les animait, le désir de créer du neuf, de trouver des moyens nouveaux d’expression et des nuances nouvelles de sentiment, non pas de créer une mode en poésie, mode curieuse et subtile, mais de la ramener à son devoir éternel ; c’est pourquoi l’École Décadente prit peu à peu une importance qu’on peut vraiment qualifier de considérable. À l’effort initial des poètes qui, les premiers, tentèrent la fortune d’une poésie nouvelle se joignirent bientôt d’autres efforts. Le groupe primitif se fortifia vite. Ce ne fut plus une tentative isolée d’esprits mécontents du passé, ce fut la réunion, pour l’œuvre commune, des talents les plus divers.

Je ne peux pas vous faire ici, année par année et jour par jour, l’histoire de ce mouvement littéraire. L’ensemble et le résultat seuls importent. D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu’il se forma dans l’art, et même dans les arts, entre 1885 et 1890, un état d’esprit connu sous le nom de Symbolisme, de l’appellation qui succéda à celle de Décadents.

Avec le Symbolisme, quelque chose était né qui était plus qu’une vaine agitation et dont la critique commençait à s’occuper sérieusement. M. Ferdinand Brunetièreav fut un des premiers à interroger l’horizon. Des noms apparaissaient, des œuvres avaient paru. Les nouveaux venus avaient un public, des journaux, des revues.

Ce fut l’époque de ce qu’on appela les Petites Revues. Elles firent œuvre utile et active. Elles circulaient partout sous leurs couvertures jaunes, rouges, blanches, vertes ou bleues. Elles proclamaient des opinions et répandaient des idées. Elles duraient peu généralement, mais leur action était plus durable qu’elles. Les plus connues furent la Revue Indépendante d’Edouard Dujardin, la Vogue aw de Gustave Kahn, les Entretiens politiques et littéraires de Francis Vielé-Griffin. Quelques-unes ont survécu, existent encore, prospères même, la Revue Blanche par exemple, ou le Mercure de France.

Toutes témoignaient d’une réelle vitalité littéraire. Elles sont précieuses pour l’étude de la vie artistique de cette époque. Elles donnent un tableau exact des préférences et des préoccupations intellectuelles de cette génération de poètes et d’écrivains. C’est là qu’on trouvera, avec ses origines et ses désirs, la doctrine esthétique qu’ils cherchèrent à réaliser dans leurs œuvres.

Il importerait maintenant de dire quelle fut cette doctrine. Le nom de Symbolistes dont on désigna ces poètes n’est point suffisamment explicatif de leurs tendances littéraires, il n’en indique que l’un des points. L’emploi du symbole, comme moyen d’expression poétique, fut, certes, une des caractéristiques apparentes de l’art nouveau, mais j’aimerais mieux vous parler d’autres préoccupations qu’il eut, peut-être plus générales et à coup sûr non moins foncières.

M. Remy de Gourmont les résume ainsi dans la Préface de son Livre des Masques : « Que veut dire symbolisme ? se demande M. de Gourmont. Si l’on s’en tient au sens étroit et étymologique, presque rien ; si l’on passe outre, cela peut vouloir dire : individualisme en littérature, liberté de l’art, abandon des formules enseignées, tendances vers ce qui est nouveau, étrange, bizarre même ; cela peut vouloir dire aussi idéalisme, dédain de l’anecdote sociale, antinaturalisme. Tout cela n’a que peu de rapport avec les syllabes du mot, car il ne faut pas laisser insinuer que le symbolisme n’est que la transformation du vieil allégorisme ou de l’art de personnifier une idée dans un être humain, dans un paysage ou dans un récit. Un tel art est tout entier, et une littérature délivrée de ce souci serait inqualifiable.

« La littérature, en effet, n’est pas autre chose que la symbolisation de l’idée. D’où est donc venue l’illusion que la symbolisation de l’idée était une nouveauté ? Voici. Nous eûmes en ces dernières années un essai très sérieux de littérature basée sur le mépris de l’idée et sur le dédain du symbole : ce fut contre cette prétention que se dressa la réaction idéaliste. C’est ainsi qu’on crut affirmer des vérités nouvelles et même surprenantes en professant la volonté de réintégrer l’idée dans la littérature. »

Il me semble que M. de Gourmont met excellemment les choses au point. C’est bien ce désir de liberté et cette préoccupation d’idéalisme qui caractérisent l’art littéraire moderne. M. de Gourmont signale aussi comme préoccupations complémentaires le goût du bizarre et l’antinatura lis me. Rien de plus vrai, si l’on ajoute que ces deux tendances furent l’une, momentanée, l’autre circonstantielle. Ce qui survécut à leur faveur passagère fut bien l’individualisme et l’idéalisme. C’est bien ce double instinct qui trouva son exemple clans Verlaine et dans Mallarmé. Verlaine fut en effet le plus individuel des poètes, comme Mallarmé en fut le plus idéaliste.

J’emprunte à l’écrivain déjà cité la définition du sens et de la portée de cet idéalisme : « Une vérité nouvelle est entrée récemment, dans la littérature, nous dit-il, et dans l’art, et c’est une vérité toute métaphysique et vraiment neuve puisqu’elle n’avait pas encore servi dans l’ordre esthétique. Cette vérité, c’est le principe de l’idéalité du monde. Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait. Autrement dit, le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c’est ce que je vois. »

Je crois bien que cet idéalisme est la clef métaphysique de la plupart des esprits de la génération qui composèrent l’École Symboliste. C’est cet idéalisme que nous trouvons au fond de l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam comme de celle de Mallarmé. M. Maurice Barrès en dérive aussi bien que M. Paul Adam. C’est cette idéalité du monde et cette réalité de l’idée qu’exprime sous une forme figurative le beau poème de Mélusine, de M. Jean Moréas ; C’est ce que veut dire l’Après-midi d’un Faune de Stéphane Mallarmé sous son admirable fable bucolique ; c’est ce que signifient les Palais Nomades de M. Gustave Kahn, les vers de M. Stuart Merrill, comme ceux de M. Francis Vielé-Griffin ; c’est ce que j’ai essayé de dire moi-même maintes fois ; c’est ce que dit toute cette poésie qui a chanté, lyriquement et symboliquement, les transpositions infinies du moi, dans les formes de la nature et de la vie, les images de la légende et les figures des mythes, de M. Maurice Maeterlinck à M. Émile Verhaeren, de M. Rodenbach à M. Samain, tous ceux enfin qui ont cherché dans le spectacle du monde les symboles d’eux-mêmes et de tout l’homme qui est en chacun d’eux.

 

Toute poésie a un double intérêt. Elle est intéressante par ce qu’elle exprime. Elle est intéressante par la façon dont elle s’exprime. Je crois donc qu’il ne serait pas inutile de nous arrêter un instant sur les moyens d’expression que se sont créés les poètes d’aujourd’hui.

Pendant très longtemps, le moyen fondamental et commun fut, il faut le dire, la description. La poésie française, au fond, fut descriptive. Elle le fut très largement et très diversement, comme il y a mille manières de l’être. On peut être en effet descriptif d’idées, de sentiments, de paysages. Un récit est une description d’événements ; une élégie une description de pensées ; une ode est une description lyrique. Il y a des descriptions objectives. Évoquer même est encore décrire sans que décrire soit toujours évoquer. On en était là. Le procédé semblait immuable.

Or, en examinant bien, nous verrons qu’il s’est introduit récemment en poésie, à côté de ce procédé traditionnel et qui paraissait inévitable, un artifice nouveau. Au lieu de décrire, on a voulu suggérer. Petit fait, gros de conséquences et de portée considérable. Cet emploi de la suggestion rythmique et métaphorique est une trouvaille littéraire des plus curieuses. La découverte en revient aux poètes d’aujourd’hui et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas la particularité qui leur vaudra le mieux la mémoire de l’avenir. Voyons donc plus exactement ce qu’il en fut au juste de ce nouveau pouvoir suggestif et incantatoire dont s’est enrichie la poésie moderne.

Je crois qu’en étudiant l’histoire de ce que nous pourrions appeler les méthodes d’expressions poétiques, nous en arriverions assez aisément à conclure que la principale et la plus habituellement usitée fut à peu près celle-ci :

La poésie consistait à ce que le poète cherchât, par les moyens en son pouvoir, à imposer au lecteur son émotion et sa pensée. Pour cela, il usait de toutes les ressources du discours, tant oratoires qu’imagées, en y ajoutant celles, particulières en son cas, du rythme et de la rime. C’est là le procédé habituel des grands classiques de la Renaissance et du XVIIe siècle. C’est aussi celui des Romantiques et des Parnassiens. Un Lamartine n’en use pas autrement. Sa poésie est une impérieuse séduction. C’est ainsi qu’agit Hugo qui, puissant et despotique, force et subjugue. Le poète oblige à sympathiser avec lui. Il ordonne qu’on le subisse. La poésie est pour ainsi dire autoritaire. Le lecteur accepte du poète la poésie toute faite.

Or, c’est justement tout le contraire de cette obéissance que les poètes d’aujourd’hui prétendent demander à leur lecteur. Au lieu d’imposer sa pensée, le poète, pour ainsi dire, la propose, la présente, l’offre, non pas directement et d’une façon positive, mais figurée et voilée, de manière qu’il soit nécessaire de la reconnaître et de la pénétrer.

L’impression poétique ne naîtra donc pas chez le lecteur d’une sorte d’obligation mentale ; elle résultera bien plutôt désormais d’une sorte de connivence spirituelle. Le moyen d’entente ne sera donc plus d’une part l’autorité et de l’autre la soumission. Le poète cherchera moins à dire qu’à suggérer. Le lecteur aura moins à comprendre qu’à deviner. La poésie semble donc résigner son vieux pouvoir oratoire dont elle s’est servie si longtemps. Elle n’exige plus, elle suggère. Elle ne chante plus, elle incante. De vocale, si l’on peut dire, elle devient musicale.

Ce désir d’être plus suggestive que péremptoire est, je crois bien, l’invention capitale de la poésie d’aujourd’hui. C’est à cela qu’elle doit la plupart de ses qualités et de ses défauts. Cela explique ce qu’elle a acquis de vague, d’incertain et de mystérieux, de fluide, et de nuancé. Il y a infiniment plus de moyens pour suggérer que pour dire. L’allusion est infinie, indirecte, furtive ; c’est sous cette forme nouvelle qu’est apparue de nos jours la Poésie.

Beaucoup n’ont pas voulu reconnaître dans cette harmonieuse et sibylline apparition l’Antique Muse méconnue. Ils se demandaient où étaient les robes éclatantes qu’elle portait au temps des Romantiques, les colliers et les joyaux qu’avaient ciselés pour elle les bons artisans du Parnasse et, à la voir ainsi enveloppée de voiles mouvants et nombreux, ils pensaient n’avoir devant eux que son ombre vaine, oubliant qu’il suffisait d’écarter ces voiles pour retrouver derrière leurs plis le visage éternel de celle qui ne meurt pas.

Ce désir de suggestion se rapporte en Poésie à l’emploi d’un mode d’expression qui n’est pas unique dans l’art, mais dont elle renouvela l’usage : le Symbole.

Le Symbole est le couronnement d’une série d’opérations intellectuelles qui commencent au mot même, passent par l’image et la métaphore, comprennent l’emblème et l’allégorie. Il est l’a plus parfaite, et la plus complète figuration de l’Idée. C’est cette figuration expressive de l’Idée par le Symbole que les Poètes d’aujourd’hui tentèrent et réussirent plus d’une fois. Ce très haut et très difficile désir artistique est tout à leur honneur. Par là, ils se rattachent à ce qu’il y a de plus essentiel en poésie. La visée est ambitieuse peut-être, mais il n’est point interdit de chercher haut, et même, si parfois la corde de l’arc se rompt, il est des buts qu’il est déjà méritoire d’avoir envisagés, même en pensée.

Si le Symbole semble bien être la plus haute expression de la poésie, son emploi ne va pas sans certains inconvénients. En pratique, tout symbolisme comporte une certaine obscurité inévitable. Un poème ainsi conçu, quelles que soient les précautions qu’on prenne pour le rendre accessible, n’est jamais d’un accès immédiatement facile. La raison en est qu’il porte son sens en lui, non pas d’une façon apparente, mais d’une manière secrète, de même que l’arbre porte en sa graine le fruit qui en naîtra. Un symbole est, en effet, une comparaison et une identité de l’abstrait au concret, comparaison dont l’un des termes reste sous-entendu. Il y a là un rapport qui n’est que suggéré et dont il faut rétablir la liaison.

Le nombre des symboles est infini. Chaque idée a le sien ou plus exactement les siens. Ce n’est pas seulement dans la nature que les poètes ont cherché les symboles de leurs idées. Ils ont également puisé au vaste répertoire des Mythes et des Légendes.

Les Légendes et les Mythes ont été, de tout temps, en faveur chez les poètes, chez ceux d’autrefois comme chez ceux d’aujourd’hui. Le Mythe et la Légende n’offrent-ils pas des images transfigurées et grandies de l’Homme et de la Vie ? Ne constituent-ils pas une sorte de réalité idéale où l’humanité aime à se représenter à ses propres yeux ?

L’utilisation de la Légende et du Mythe en poésie est constante. Sans remonter haut, comme il serait aisé de le faire, disons de suite que le Romantisme et le Parnasse y recoururent. Hugo, par exemple, et Leconte de Lisle, pour ne nommer qu’eux, s’en servirent. Mais tous deux, il importe le remarquer, prennent et utilisent la Légende et le Mythe dans sa beauté plastique et sa réalité supérieure. Ils la racontent ou la décrivent, ils se font les contemporains volontaires de ce passé fabuleux. Ce sont pour eux des anecdotes grandioses et séculaires. Les Dieux et les Héros demeurent pour eux des personnages du passé, à demi historiques, personnages d’une histoire sans doute merveilleuse qui est celle d’un monde plus beau, plus grand, plus pittoresque par l’éloignement et la distance où il est du nôtre.

Les Poètes récents ont considéré autrement les Mythes et les Légendes. Ils en cherchèrent la signification permanente et le sens idéal ; où les uns virent des contes et des fables, les autres virent des symboles. Un Mythe est sur la grève du temps, comme une de ces coquilles où l’on entend le bruit de la mer humaine. Un mythe est la conque sonore d’une idée.

Cette faveur de la Légende et du Mythe fut donc une conséquence naturelle de la préoccupation d’exprimer symboliquement des idées qui a valu aux poètes d’aujourd’hui le nom sous lequel on les désigna. Cette caractéristique s’ajoute aux tendances idéalistes que j’ai déjà signalées et qui sont un des traits marquants de l’école actuelle.

Il semble que ce mot d’École soit en contradiction avec ce goût d’individualisme que j’ai relevé aussi chez nos poètes. En effet, qui dit école dit communauté de but et de moyens. A ce compte, le seul groupe de poètes français qui eût jamais mérité ce nom serait la Pléïade ronsardienne du XVIe siècle. Là il y eut véritablement entente étroite et ressemblance véritable. Tout Remy Belleau ou tout Baïf pourrait être dans Ronsard. Au contraire les poètes d’aujourd’hui sont singulièrement dissemblables les uns des autres. Il faut remonter à des principes généraux très profonds pour déterminer à leur effort personnel un point de départ commun. Quoi de plus différent que Mallarmé et Verlaine ? Il y a, entre Jules Laforgue et Jean Moréas, une distance singulière. M. Kahn et M. Merrill sont aussi loin l’un de l’autre que l’est M. Vielé-Griffin de M. Emile Verhaeren. Rarement, l’art fut plus nettement individuel que chez ces poètes ; non seulement ils détestèrent l’imitation réciproque qui déconsidère, mais même l’imitation d’un modèle anonyme qui désindividualise. Bons ou mauvais, ils ne doivent qu’à eux-mêmes d’être tels. Ils répugnèrent à l’observance des formules esthétiques établies et eurent un vif et fort sentiment de l’indépendance absolue du Poète et de la Poésie. C’est cet esprit d’indépendance et de liberté qu’ils portèrent dans une question qui, sous une apparence technique, touche à la Poésie même, puisque, en Poésie comme en tout art, les moyens d’expression sont la condition même de ce qu’on exprime.

Je ne peux pas étudier ici, comme il le faudrait, les origines et les transformations du vers français. Prenons-le donc tel que les Romantiques le léguèrent aux Parnassiens qui prirent une noble peine à l’affermir et à le régler, pensaient-ils, définitivement. Par eux l’art du vers est codifié pour rester immuable. Il y a une Règle.

Or il arriva, il y a une quinzaine d’années, que quelques écrivains, prévenus instinctivement, s’aperçurent que certaines de ces règles du vers, si impérieusement établies, reposaient peut-être plus sur l’usage que sur une nécessité véritable ; ils résolurent de s’en affranchir. De là, tout un travail de refonte logique qui porta sur la versification établie et contribua tout d’abord à la rendre plus souple, plus harmonieuse, plus variée. La place obligatoire des césures fut modifiée. Le fétichisme de la rime riche fut remplacé par un culte plus rationnel. L’assonance tint lieu de la rime, comme l’écho, peut tenir lieu du timbre qu’il répète diminue. Le hiatus rapprocha les uns des autres des mots sans rapport entre eux depuis longtemps. Des contraintes cessèrent.

Le Vers, tel qu’il existe en français, a ceci d’assez particulier qu’on peut dire qu’il préexiste, en quelque sorte, à la pensée qu’il doit exprimer. Il est un moule qu’elle vient remplir. Il en résulte pour la pensée une obligation virtuelle à laquelle elle se doit assujettir. Peu à peu l’opinion se forma, parmi les jeunes écrivains d’il y a quinze ans, qu’on pourrait peut-être bien se délivrer de cette servitude, que le vers, après tout, n’est qu’une conséquence et qu’un résultat, qu’il doit naître à mesure, se subordonner et se proportionner à ce qu’il veut dire ou suggérer, qu’il n’est rien en lui-même et ne doit être que ce qu’on le fait. Pour tout dire : que le Vers n’est qu’un fragment du rythme, et que c’est au rythme seul qu’il doit obéir.

Le vers, en ces nouvelles conditions et en ce nouvel état, prit le nom de Vers libre ou de Vers polymorphe, c’est-à-dire qui a toutes les formes, selon que la pensée les nécessite.

Sur la pratique du Vers Libre, je ne puis que vous renvoyer aux ouvrages spéciaux qui en traitent et aux œuvres des poètes qui l’ont employé. Grâce à eux il a acquis une indéniable existence littéraire. Loin de détruire l’ancienne coutume, il n’a fait qu’y adjoindre des ressources imprévues. Lisez M. Vielé-Griffin, M. Verhaeren, vous verrez ce qu’il leur a fourni de fort et de délicat. Mais, sans aller plus loin, je tenais à signaler à votre attention cette réforme prosodique, non seulement pour son importance littéraire, mais parce qu’elle est une marque curieuse de l’état d’esprit contemporain et que c’est bien un trait d’individualisme que d’avoir voulu créer une métrique pour ainsi dire individuelle.

 

Tout en parlant poésie, me voici insensiblement arrivé aux poètes, mais c’était déjà parler d’eux que de parler de la façon dont ils ont compris la Poésie. Il faudrait maintenant vous montrer ce que chacun en a réalisé dans son œuvre. Mais ce serait en revenir à prendre un rôle pour lequel je ne suis pas fait et dont je me défendais au début même de cette conférence. J’avais soin de me présenter à vous non point comme un critique, mais comme un poète. C’est pourquoi justement je sais le tort que l’on a fait à des poèmes en cherchant à en donner une idée critique, c’est-à-dire explicative. Les commentateurs sont les plus mortels ennemis de la Poésie. Un poème est un ensemble d’images, de rythme, d’harmonie qui existe par lui-même et qui cesse d’exister si on le décompose et si on en disserte !… Je ne saurais m’empêcher tout au moins de vous nommer les poètes qui, autour de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé, nous ont donné durant quinze ans une belle et riche période de Poésie individuelle et idéaliste.

Ce fut, il faut le dire, en dépit d’erreurs partielles, une très belle et très féconde période poétique que celle où Jean Moréas rythmait les vers savoureux et sonores des Cantilènes et du Pèlerin Passionné, tandis que Jules Laforgue chantait ses mélancoliques Complaintes et nous proposait l’Imitation de N.-Dame la Lune M. Gustave Kahn à ses Palais Nomades ajoutait ses Chansons d’amant et répondait aux improvisations de M. Retté. MM. Quillard, Mikhaël et Herold chantaient les Héros et les Dieux. M. Laurent Tailhade coloriait ses vers somptueux de ses Vitraux. M. Albert Samain promenait sa mélancolie au Jardin de l’Infante. Maurice Maeterlinck construisait ses drames mystérieux et tragiques où meurt Maleine, où aiment Mélisande et Pelléas.

L’étonnant métaphoriste Saint-Pol-Roux, en son Épilogue des saisons humaines, rivalisait avec Paul Claudel dans Tête d’or et dans la Ville. M. Stuart Merrill, sonore et éclatant, martelait les strophes de ses Fastes, pendant que Georges Rodenbach brodait silencieusement les vers subtils de son Règne du silence. Ce n’est point une époque méprisable que celle où M. Emile Verhaeren écrivait ses poèmes fougueux et magnifiques et évoquait dans une langue frémissante les Campagnes hallucinées, ou les Apparus dans mes Chemins ou tel autre des nombreux recueils où s’affirmait la maîtrise, où M. Vielé-Griffin nous contait la Chevauchée d’Yeldis ou les épisodes symboliques d’Ancœus ou de Phocas le Jardinier. Je pourrais allonger cette liste presque indéfiniment. Des prosateurs qui sont des poètes s’y joindraient d’eux-mêmes où M. Paul Adam retrouverait M. Remy de Gourmont. M. Marcel Schwob s’y trouverait auprès de M. Pierre Louys. Y ajouterais-je Paul Fort ou André Gide queje n’aurais pas encore fini de nommer tous ceux à qui la Poésie récente doit sa continuelle vitalité, car le Symbolisme fut, durant ces quinze années, la seule tentative d’art intéressante et originale. C’est en vain que quelques arrière-romantiques et que quelques sous-parnassiens attardés essayèrent de prolonger, des formules mortes. Les Jean Rameau et les Maurice Bouchor ne comptent pas plus dans l’art d’un temps que les Viennet et les Ponsard dans l’art d’un autre.

Ne vous méprenez pas, et ne pensez pas que je veuille dire que tout soit parfait dans le Symbolisme. J’en connais les défauts et je les reconnais. Je sais qu’il n’a pas réalisé tout ce qu’il promettait ou du moins tout ce qu’il se promettait ; mais il n’en est pas moins vrai que son action et son œuvre furent incontestables, et je voudrais comme preuve dernière que les symbolistes furent tout de même des poètes, que c’est à l’un d’eux qu’on s’est adressé pour vous parler ici de poésie.

J’aurais voulu le faire plus clairement et plus explicitement, mais je serais heureux d’avoir réussi à vous montrer sur le mur de l’histoire littéraire la treille poétique d’aujourd’hui. Je n’ai pu vous en indiquer toutes les ramifications et vous en dessiner complètement l’espalier, et j’ai, pour ainsi dire, seulement soupesé la grappe sans tenter d’en compter les grains.

D’ailleurs, il serait, je crois, prématuré d’essayer une étude complète du Symbolisme. Il faudrait, pour le juger entièrement dans ses principes et dans ses résultats, attendre que les poètes qui y contribuèrent aient achevé l’œuvre entreprise. La plupart sont encore juste à l’âge d’ajouter à ce qu’ils ont fait jusqu’à présent les productions magistrales et peut-être décisives de leur maturitévii. Les meilleurs en sont même exactement à cet instant de la vie où l’homme est maître de ses plus amples forces intellectuelles, et s’ils sont les poètes d’aujourd’hui, ils sont encore les poètes de demain.

 

Pour dire vrai, ce n’est pas à eux seuls qu’appartient l’avenir et que la Poésie devra ses prochaines destinées. Une nouvelle génération, qui vient, rêve à son tour un art à sa convenance et à l’empreinte de son esprit. Son travail est commencé ; de nouvelles tendances se manifestent ; des réputations s’esquissent, qui grandiront à leur tour. Que sera demain cette littérature de tout à l’heure ? Il est difficile de le dire. Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’une belle activité apparaît parmi les jeunes gens, On fait beaucoup de vers en France à l’heure actuelle. Le meilleur moyen de savoir ce que veulent les poètes de demain est encore de savoir ce qu’ils reprochent à la Poésie qui est déjà pour eux la Poésie d’hier. Or, le reproche général que l’on fait au Symbolisme et qui les résume tous en un mot : c’est d’avoir négligé la Vie. Nous avons rêvé ; ils veulent vivre et dire ce qu’ils ont vécu, directement, simplement, intimement, lyriquement. Ils ne veulent pas chanter l’homme en ses symboles, ils veulent l’exprimer en ses pensées, en ses sensations, en ses sentiments. C’est le vœu des meilleurs d’entre les nouveaux venus, des Fernand Gregh, des Charles Guérin ou des Francis Jammes.

C’est donc vers la Vie qu’ils ramèneront la Muse, non plus pour qu’elle la rêve, mais pour qu’elle la vive. Au lieu de présenter à ses oreilles les conques sonores où l’on entend le murmure d’une mer idéale, ils l’assoieront au bord des flots mêmes pour qu’elle en écoute la rumeur et qu’elle y mêle sa voix.

 

Elle les suivra demain comme elle est venue hier s’abriter au palais de songes que d’autres les avaient construit. La Poésie d’ailleurs n’a ni hier, ni demain, ni aujourd’hui. Elle est partout la même. Ce qu’elle veut c’est se voir belle, et peu lui importe, pourvu qu’elle y mire sa beauté, la source naturelle des bois ou le miroir par lequel un artifice subtil lui montre son visage divin dans la limpidité cristalline d’une eau fictive et imaginaire.