Chapitre Premier
I. La Ciguë. — II. L’Aventurière. — III. Diane.
I. La Ciguë
Au point de vue de l’art pur, de la correction ornée de la forme, l’auteur n’a guère surpassé La Ciguë. Si la pièce semble aujourd’hui un peu fanée par endroits, c’est qu’elle a subi les redites de nombreux pastiches. En littérature, les copies décolorent quelquefois un original. Mais on comprend qu’elle dut paraître tout à fait charmante dans sa nouveauté néo-grecque, sous la clarté du premier rayon. Hippolyte n’a rien perdu de sa grâce aimable et décente. Vous diriez une figure d’André Chénier, passée du demi-jour de l’élégie à la lumière de la scène.
On sait la donnée de la comédie de M. Augier. Clinias est un jeune Athénien, du temps de Périclès, blasé et désabusé, en proie à un ennui incurable. Ayant fait de son existence une orgie qui lui devient insipide, il va boire, pour en finir, le poison dans une dernière coupe, lorsque l’amour d’une jeune captive rallume son cœur éteint et le fait renaître à la vie.
Je me souviens avoir entendu souvent critiquer cette mélancolie romantique attribuée à une âme antique. Elle n’a rien pourtant de forcé ni d’artificiel. Ce n’est point là, comme ou pourrait le croire, un anachronisme moral. Nous nous imaginons avoir inventé, nous autres modernes, la mélancolie, la satiété, l’inquiétude, le dégoût consommé et raffiné de la vie, le sentiment du néant final et de l’universelle vanité. La haute Antiquité connaissait déjà ces étranges maladies de l’âme. Elles apparaissent, dès les premiers âges, dans le haut Orient, et, littéralement, elles y règnent, car ce sont des rois qui en sont atteints. En cherchant bien, on dresserait toute une dynastie de prédécesseurs spleenétiques des personnages de Gœthe, de Byron, de Chateaubriand et de Sénancourt.
Salomon, du fond de son harem, ayant tout goûté et tout épuisé, prononce sur la vie humaine des jugements mortellement amers. Les livres des Proverbes et de l’Ecclésiaste sont pleins de sentences qui, sous leur splendeur orientale, ne recèlent, comme les fruits de la mer Morte, que poison et cendres. « À une grande sagesse se joint un grand chagrin ; augmenter la science, c’est augmenter la douleur. » — « Et j’ai haï la vie, car tout ce qui se fait sous le soleil me déplaisait. » — « J’ai trouvé la femme plus amère que la mort, la femme qui est un piège, dont le cœur est un filet, et dont les mains sont des liens. » — Aux lueurs du bûcher de Sardanapale, les rêveurs de l’inassouvi et de l’impossible entrevoient en lui un ancêtre. C’est bien la mort qu’aurait pu souhaiter don Juan ou René. Quel roi byronien, dans le sens nerveux et blasé du mot, que ce Xerxès, qui fit fouetter l’Hellespont, coupable d’avoir dispersé ses navires, et qui, dans sa campagne en Grèce, devenu amoureux d’un platane à l’ombre duquel il avait dormi, suspendit à ses branches, comme aux bras d’une femme, des bracelets et des colliers d’or ! Rappelez-vous encore ce trait touchant, raconté par Hérodote : « Arrivé à Abydos, Xerxès, voyant, du haut d’une colline, défiler son immense armée, se déclara heureux ; puis il se prit à pleurer. Et, comme on s’étonnait de ces larmes : « Je pleure, dit-il, parce que mon cœur s’est ému de pitié en pensant combien est brève toute vie humaine, puisque, de tous ceux qui sont là, si nombreux qu’ils sont innombrables, nul ne vivra plus dans cent ans ! »
Dans l’Inde, la haine de la vie fonde une religion qui, après trois mille ans, règne encore sur la majorité des hommes. Sidhârta, fils de Soudhodana, roi de Moghada, élevé au sein des délices et des magnificences d’une cour asiatique, n’est sensible, dès sa jeunesse, qu’aux spectacles des misères et des vanités de l’existence. La vue d’un vieillard cassé par l’âge, d’un malade rongé par la lèpre ou desséché par la fièvre, d’un mort porté dans son cercueil, le plonge dans un abîme de réflexions et de rêves. Le dogme brahmanique de la transmigration indéfinie des âmes lui semble une aggravation éternelle de cette peine de vivre infligée à l’homme. Il prend la vie en horreur et jure d’en affranchir ses semblables. A vingt-neuf ans, Sidhârta s’échappe du palais de son père, rase ses cheveux, se revêt du suaire dont il dépouille un cadavre, et parcourt en mendiant les forêts et les villes. Il s’arrête enfin sur les bords d’un fleuve et s’y bâtit un ermitage. Après six ans de jeunes inouïs, de macérations affreuses, de méditations à faire éclater le crâne, après s’être assis, les jambes croisées, contre un arbre, en s’écriant : « Qu’ici mon corps se dessèche, que ma peau, ma chair et mes os se dissolvent, si, avant d’avoir obtenu l’intelligence suprême, je soulève mon corps de cette herbe où je l’assieds », Sidhârta se redresse un matin, en frappant d’une main la terre que sa parole va conquérir. Il est « Bouddha », c’est-à-dire sage, parfait et tout-puissant. Il a trouvé son Euréka funèbre, le « Nirvana » qui divinise le Néant, qui l’ouvre, comme un lieu d’asile, aux condamnés à perpétuité de la vie, et où quatre cents millions d’hommes se jettent à sa suite, pour échapper à la renaissance.
Cette religion du néant pèse sur le monde bouddhiste avec une lourdeur torpide et morbide. Elle y éteint tout espoir et décolore toute pensée. Quelle morne tristesse respirent les poèmes populaires chinois du Chi-King ! C’est à peine si l’on y rencontre la trace indécise d’une divinité. L’homme y jette, çà et là, un cri de détresse vers un firmament sans échos et sans profondeur : — « Ciel auguste ! que ta splendeur est grande ! Est-ce que tu ne prends pas pitié de nous ? » Cœlum augustum ! quantus est splendor tuus ! Ecquid te nostri non capit miseratio ? — « Je suis semblable au mûrier dépouillé de ses rameaux ; je souffre, mais qui s’en inquiète, qui le sait ? » Quis novit ? — « L’oie sauvage se repose au milieu du lac, et nous, nous travaillons sans relâche à construire des murailles de boue. » — « Voilà que les corbeaux des montagnes fendent l’air de leurs ailes immobiles ; ils semblent se reposer en volant, et moi je suis rongé de soucis. Qu’ai-je fait au ciel ? Quel crime ai-je commis ? » — Ces chants lamentables ont raison d’envier les ailes de l’oiseau ; leur vol coupé ne peut s’élever jusqu’à l’infini ; ils retombent, découragés, dans le vide, après un élan bien vite rabattu. La prière même garde une réserve sceptique, vis-à-vis du Dieu qu’elle invoque : « Que l’Esprit —s’il en est un — qui préside aux champs, consume tout ce qui peut leur nuire ! » L’idéal du néant, qui fait le fond du bouddhisme, projette ses reflets lugubres sur toute la poésie du Céleste Empire.
C’est vers sa morne région que s’achemine le mélancolique voyageur, interrogé par un poète de l’époque des Thang : « Je descendis de cheval, je lui offris le vin de l’adieu, et je lui demandai le but de son voyage. Il me répondit : « Je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ; je m’en retourne aux monts Nan-Chan pour y chercher le repos. Vous n’aurez plus désormais à m’interroger sur de nouveaux voyages : car la nature est immuable et les nuages blancs sont éternels. » — L’idée du Nirvana intervient quelquefois dans les poésies chinoises, comme le crâne dans les festins antiques, pour exciter l’homme à jouir de son jour ; mais alors l’ivresse qu’elle inspire n’a rien de la gaieté vive qui pétille, au souvenir de la mort, dans la coupe ciselée d’Horace ; c’est avec une résignation narcotique que les philosophes du Fleuve-Jaune endorment leur âme, en buvant l’oubli. — « Combien, — dit Litaï-Pé dans la Chanson du Chagrin, — pourra durer, pour nous, la possession de l’or et du jade ? » Cent ans au plus ; voilà le terme de la plus longue espérance. Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme » est assuré. Ecoutez là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure sur les tombeaux !… Et maintenant, remplissez ma tasse ; il est temps de la vider d’un seul trait. »
Aujourd’hui encore, des races entières sont élevées dans la foi que ce monde n’est qu’une immense et douloureuse illusion, une surface agitée par des ombres vaines, et que le souverain bien, pour tout être, est de s’enfoncer à jamais dans le vide sans fond qu’il recouvre. Dès le berceau, l’enfant est allaité avec cet opium, il respire la fleur inerte du lotus bouddhiste, et toute sa vie reste imprégnée du parfum assoupissant qu’elle exhale. Un voyageur entrant un jour, à Yeddo, dans une école japonaise, entendit de jeunes garçons réciter, en chœur, un alphabet rythmique formé des principaux sons de la langue. Il se lit traduire cet abécédaire national, et voici ce qu’il signifiait : — « La couleur et l’odeur s’évanouissent. — Dans notre monde, que peut-il y avoir de permanent ? — Le jour présent a disparu dans les abîmes profonds du néant. — C’était la fragile image d’un songe : il ne cause pas le plus léger trouble. »
La Grèce connut peu la mélancolie ; une éducation héroïque, admirablement impartiale entre la culture du corps et de l’âme, y détruisait en germe ses premiers symptômes. L’inévitable tristesse des choses jette cependant de légers nuages sur cette sérénité rayonnante, et rien de touchant alors comme ces pensées troublantes si vite dissipées. Cela rappelle les prodiges antiques où l’on voyait les larmes couler des yeux d’une statue.
Au milieu des batailles grandioses et presque joyeuses de l’Iliade, on entend Glaucus dire à Diomède, qui l’interroge sur sa naissance : — « Fils de Tydée, pourquoi me demander mon origine ? Les générations des hommes sont comme celles des feuilles. Le vent jette les feuilles à terre, mais la féconde forêt en produit d’autres. De même la race des humains naît et s’écoule. » — Dans une de ces odes de Pindare, hérissées de lauriers et drapées de pourpre, retentissantes du chant des clairons, qui ressemblent à des processions triomphales, apparaît l’image et rapide et voilée d’une jeune femme blessée par une douleur mystérieuse : — « Elle n’avait plus le courage de s’asseoir à une table nuptiale ni de mêler sa voix aux chants d’hyménée. Éprise des choses absentes. Combien d’autres sont comme elle ! » — Un antique poète, contemporain de Solon, a dit, dans un distique d’une amertume pénétrante : — « Insensés et bien puérils les hommes qui pleurent la mort et qui ne pleurent point la fleur envolée de la jeunesse ! » C’est sur le fumier de Job, plutôt que dans le jardin de l’Anthologie, que semble avoir germé cette strophe désolée : — « Et si quelqu’un vient à goûter un peu de joie, il voit accourir la déesse des vicissitudes, Némésis. » Ménandre surtout, venu au crépuscule de la Grèce, reflète, dans ses vers, les ombres qui commençaient à s’allonger sur le monde. Ses fragments sont pleins de pensées plaintives sur les misères de la vie et de la nature, pareilles à des fioles lacrymatoires qu’on trouverait, parmi des masques brisés, dans les ruines d’un théâtre. Aucune élégie n’a surpassé la grâce douloureuse de cette page heureusement venue jusqu’à nous, chant du cygne de la jeunesse. Elle semble tracée d’après les peintures des vases funéraires qui représentent un jeune homme descendant aux Enfers couronné de fleurs, et souriant à Perséphone, qui lui tend la main : — « Celui que les dieux aiment meurt jeune. Le plus heureux, je le dis, ô Parménon ! c’est l’homme qui, sans chagrins dans la vie, ayant contemplé ces beaux spectacles : le soleil, l’eau, le feu, les nuages, s’en est retourné bien vite d’où il était venu. Ces choses, qu’il vive cent ans ou un petit nombre d’années, il les verra toujours les mêmes, et il ne verra rien de plus beau qu’elles. Regarde ce qu’on appelle la vie comme une foire étrangère, un lieu d’émigration pour les hommes : foule, marché, tumulte, jeu de hasard, hôtellerie où l’on s’arrête. Si tu pars le premier, ton voyage est le meilleur ; tu t’en vas avec ton argent et sans avoir d’ennemis. Celui qui tarde périt sans avoir souffert et, vieillissant avec malheur, il est toujours privé de quelque chose ; il ne rencontre que des haines et des embûches. On ne sort pas de la vie par une porte heureuse quand on y reste trop longtemps ».
Plus le monde avance en âge, plus s’aggrave ce fléau des âmes. Lucrèce décrit la mélancolie, en plusieurs endroits de son poème, du même style dont il peint la peste. Il agite la coupe de la volupté, et fait jaillir la lie empoisonnée qu’elle recèle, medio de fonte leporum. Il s’écrie ailleurs : « Nous ne connaîtrons jamais la satiété des larmes, et les jours se succéderont, sans atténuer leur éternelle douleur. » Cicéron dit à Lucilius qu’il trouve « je ne sais quelle volupté dans la tristesse ». Virgile parle « des larmes des choses. » Antoine et Cléopâtre fondent, à Alexandrie, l’académie de « ceux qui veulent mourir ensemble, après avoir vidé le fond des plaisirs ».
C’est alors que le dégoût de la vie prend un nom dans les langues antiques. Les Grecs l’appellent l’aboulia, les Romains taedium vitae. Tacite est rempli de ce triste mot. Sous l’Empire, l’ennui de la vie en devient l’horreur. Les sages, les philosophes, les voluptueux même se hâtent de quitter, avant la fin, le spectacle de la tragédie orgiaque que les Césars donnent au monde. L’épicurisme et le stoïcisme mettent le suicide à la mode. On convie ses amis à souper ; on boit, avec eux, une dernière coupe, et, au sortir du banquet, on sort aussi de la vie ; les uns en se perçant de l’épée de Caton et de Thraséas, les autres en s’ouvrant les veines, dans le bain parfumé de Pétrone. Le péril n’est souvent pour rien dans ces trépas volontaires. Cocceius Nerva, l’inséparable ami de Tibère, jurisconsulte illustre, comblé d’honneurs et de richesses, prend un jour la résolution de mourir. Tibère vient le visiter, ne le quitte plus, le supplie de vivre. Il lui remontre combien il serait « dangereux pour sa réputation, pénible pour son cœur que le plus cher de ses amis quittât la vie, sans motif ». Nerva refuse de répondre et se laisse mourir de faim. — « Ceux qui étaient dans le secret de sa pensée, — rapporte Tacite, — disaient qu’en voyant de plus près les maux de la République, il avait voulu, par colère et par crainte, finir honorablement, respectable et respecté. »
La toute-puissance ne défend pas les Césars de ce désenchantement mortel. Quel mélancolique que Marc-Aurèle ! Jamais ascète chrétien n’a jeté sur la vie, du fond de sa cellule, un regard plus triste que ce héros assis sur le trône du monde. — « Oh ! que toutes choses, — dit-il, dans ses Pensées, — s’évanouissent en peu de temps ! les corps au sein de la terre, leur souvenir au sein des âges ! » Il dit à l’homme : « Tu es une âme chétive portant un cadavre. » Il rit amèrement de ceux qui poursuivent la gloire, la volupté, la fortune : — « C’est comme si on se prenait d’amour pour les oiseaux qui passent en volant. » — Comme Macbeth, il compare l’existence à une farce tragi-comique : — « Ce que nous estimons tant, dans la vie, n’est que vide et petitesse. Des chiens qui se mordent, des enfants qui se battent, qui rient, qui pleurent bientôt après… Le vain appareil de la magnificence, les spectacles de la scène, les troupeaux de petit et de grand bétail, les combats de gladiateurs, tout cela est un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain jeté dans un vivier. Ce sont des fatigues de fourmis traînant leur fardeau, une déroute de souris effrayées, des marionnettes secouées par un fil ! » — Comme Hamlet dans le cimetière, il se demande ce que la terre a fait des os d’Alexandre : — « Alexandre de Macédoine et son muletier ont été réduits, après la mort, à la même condition… Puanteur que tout cela et pourriture au fond du sac ! » Un autre César, Septime Sévère, s’écrie en mourant : « J’ai été tout et rien ne vaut. » Omnia fui, nihil prodest !
Cet incurable ennui n’était pas soutenant une maladie patricienne et philosophique, elle était dans l’air. Les plus simples et les plus humbles en étaient frappés. Stobée raconte l’histoire d’un jeune homme qui, forcé par son père de se livrer aux travaux des champs, se pendit, laissant une lettre par laquelle il déclarait que l’agriculture était un métier par trop monotone, qu’il fallait sans cesse semer pour récolter, récolter pour semer encore, et que c’était là un cercle infini et insupportable. L’homélie de saint Jean Chrysostome au jeune Stagyre, que le mal de l’aboulia consumait, semble adressée au Werther de Gœthe. Même oisiveté fébrile, même agitation dans le vide, même inquiétude vague et souffrante. Stagyre était entré dans un cloître pour calmer son âme, mais il n’y trouva point la paix qu’il cherchait. La prière était impuissante à conjurer le démon qui le possédait. Sa plaie saignait sous le cilice, comme sous la ceinture relâchée. — « Ce qui vous fait peine, Stagyre, — lui écrit le saint, — c’est de voir que beaucoup d’hommes qui étaient tourmentés par le démon de la tristesse, quand ils vivaient dans les plaisirs, s’en sont trouvés tout à fait guéris, une fois qu’ils ont été mariés et qu’ils ont eu des enfants, tandis que vous, ni vos veilles, ni vos jeûnes, ni toutes les austérités du monastère n’ont pu soulager votre mal. » Et il ajoute ce mot profond : « Le meilleur moyen de se délivrer de la tristesse, c’est de ne point l’aimer. »
Le christianisme, en sanctifiant cette tristesse, ouvrit un refuge aux désabusés du vieux monde. Il ne tua pas la mélancolie, mais il lui donna des ailes et la tourna vers le ciel. Le mal pourtant ne disparut pas, il est inhérent à la nature humaine ; sous les formes les plus diverses, il reparaît à travers les siècles. Le taedium vitae de Tacite devient, au moyen âge, l’acedia, et ravage les cloîtres, à la façon d’une épidémie. Que de soupirs s’exhalent de ces cités dolentes ! que de suicides sanctifiés par les tortures de la pénitence ! Le fiel savouré dans le calice n’en était pas moins amer. Au treizième siècle, le trouvère Walter Vogelweide, laissant tomber sa tête dans sa main, s’écriait : « Cette vie, l’ai-je vécue ? l’ai-je rêvée ? »
La Melancholia d’Albert Dürer, assise, dans sa rêverie sombre, au milieu des sphères, des compas et des astrolabes, tandis qu’une chauve-souris éventrée déploie son nom sur la nue, semble la vraie divinité de cet âge obscur. Elle a reparu de nos jours, et marqué de son signe les premières générations de ce siècle. Sa disparition de nos sociétés positives n’est que passagère : nos malheurs l’ont déjà fait renaître dans bien des âmes. Revienne une nouvelle tempête, et la chauve-souris d’Albert Dürer étendra de nouveau ses ailes noires sur le ciel, jusqu’à l’obscurcir cette fois tout entier. La mélancolie est intermittente, mais impérissable. De Salomon à Byron, de Lucrèce à Chateaubriand, sa coupe léthargique passe, de main en main, inépuisable et fatale, comme le flambeau même de la vie.
II. L’Aventurière
L’Aventurière, telle qu’on la joue maintenant, est, comme on sait, une version nouvelle de son premier texte. De la fantaisie franche, elle est passée à la comédie grave ; des traits sérieux se sont mêlés aux francs éclats de son rire. Le bourgeois Mucarade est devenu le seigneur Monteprade, et ce changement de nom peint d’un mot, sa transformation. Mucarade était un barbon grotesque, ayant la prétention d’être aimé pour lui-même, malgré ses rides et ses pattes d’oie. Il s’enrubannait de pied en cap pour se rajeunir ; il parfumait sa perruque, et raclait de ses doigts goutteux les cordes d’une mandoline. Clorinde lui faisait croire l’absurde et nier l’évidence ; il donnait, le nez en avant, dans tous ses panneaux. C’était le vieillard amoureux, tombé en enfance, que bernent si cruellement les dames galantes du vieux répertoire.
Monteprade, au contraire, est un digne et sérieux vieillard. Il ne cache pas ses cheveux gris, il porte fièrement le sévère costume qui sied à son âge. Son amour a la tristesse d’une fatalité subie plutôt qu’acceptée. Il sent sa faiblesse, il a conscience de sa déraison ; mais la passion l’emporte, et il cède avec de nobles rougeurs. Mucarade était le compère d’Arnolphe et de Bartholo ; Monteprade est de la famille du Ruy Gomez d’Hernani.
Monteprade ainsi transformé, ne pouvait garder le rôle qu’il joue dans la première version de la comédie. Tout habilement adoucie qu’elle soit, — et c’est là peut-être la seule faute de la comédie corrigée, — sa crédulité n’en semble pas moins encore un peu forte lorsqu’on la rapporte à son nouveau caractère. On comprend qu’il retombe dans les filets de Clorinde, même après que Fabrice l’a, une première fois, démasquée. Si l’amour des jeunes gens est aveugle, celui des vieillards est halluciné. L’un a un bandeau sur les yeux, l’autre porte des lunettes taillées dans un prisme. Ce qui semble difficile à croire, c’est que le grave Monteprade continue à se laisser mystifier par l’escogriffe altéré que la donzelle lui donne pour son frère. Don Annibal, avec sa moustache biscornue et son allure de Fier-à-bras en campagne, pouvait éblouir Mucarade. Le bonhomme avait la foi des Gérontes, celle qui leur fait prendre Mascarille pour un marchand arménien et Valère pour le fils aîné du Grand Turc. Mais le seigneur Monteprade devrait avoir l’humeur moins crédule, et toiser, du premier coup d’œil, le coquin caché sous cette cape de bravache. Annibal est fait pour le mettre en garde contre les fourberies de la fausse sœur. Il est la grosse sonnette de ce fin serpent.
On serait pourtant bien fâché que le poète eut expurgé sa comédie de ce sacripant. Annibal en fait la joie et l’entrain. Il a le cynisme pittoresque et la dégaine héroï-comique de ces capitans de Callot qui vont si bravement au feu des rôtisseries et à l’assaut des basses-cours. Le drôle a hanté les cuisines de Rabelais et les mauvais lieux de Régnier, et il en rapporte les âcres fumets. Sa plaisanterie est de haute graisse, son impudence est haute en couleur, il rend en lazzi plaisants le vin qu’il avale. La scène où il se laisse griser par Fabrice est une franche lippée d’esprit et de verve. On ne saurait danser plus gaiement le pas de l’Ilote.
Clorinde n’a pas vieilli, quoiqu’elle soit déjà passée à l’état d’aïeule. C’est de l’Aventurière d’Émile Augier, en effet, que descendent les dames aux camélias et les filles de marbre qui ont couru depuis le théâtre. La mère vaut mieux que les filles. Clorinde n’est pas une coquine vulgaire. Ce n’est point l’argent de Monteprade qu’elle convoite, c’est le titre de femme honnête que lui conférerait le mariage. Elle a soif de respect, elle est avide d’estime, elle n’aspire plus qu’à se reposer de ses campagnes galantes sous les courtines respectables du lit conjugal. L’idée est vraie et profonde ; on voit quelquefois des courtisanes envier passionnément, du milieu brûlant où elles brillent, l’obscur bonheur des foyers paisibles. Elles ont le mal du pays, sinon de la vertu, du moins de la considération reconquise. En revanche, — et les exemples sont bien plus nombreux, — que de femmes bien nées, entourées de toutes les protections de la famille et de la fortune, n’aspirent qu’à descendre pour se mêler aux saturnales du monde inférieur ! D’autres, tirées de la fange par l’amour ou par le hasard, ne souhaitent que d’y retomber, pour n’en plus sortir. Comme les carpes transportées dans l’eau limpide d’un bassin de marbre, dont parlait madame de Maintenon, elles regrettent la vase de l’ancien bourbier.
Émile Augier, lui-même, a peint de main de maître ce type de la courtisane relapse dans l’héroïne du Mariage d’Olympe. Olympe atteint le but que Clorinde a manqué. Elle a épousé un gentilhomme riche et de haute naissance, elle est une grande dame par le nom qu’elle a conquis, les portes du monde se sont ouvertes à deux battants devant elle. Mais à peine y est-elle entrée que la vertu lui pèse et que le calme l’énerve ; elle s’ennuie de sa nouvelle existence, comme une sauvage baptisée qu’on aurait mise au couvent.
On se souvient de la terrible scène où la mère d’Olympe le cabas au bras et le tartan au dos, arrive de Paris à Berlin, où son gendre est attaché d’ambassade, pour tirer son épingle du grand jeu de sa fille. Olympe fête l’arrivée de la vieille par un petit dîner clandestin auquel elle invite un aigre fin de sa connaissance, Annibal en habit noir. Les portes closes et les domestiques renvoyés, la voilà qui met bas sa couronne de comtesse et son masque de femme honnête ; la fille reparaît. La fille parisienne qui regrette son ruisseau natal, et qui s’y replonge en pensée, et qui y nage, et qui y barbote, et qui s’en donne par-dessus la tête !
Clorinde, devenue Madame Monteprade, serait atteinte, elle aussi peut-être, de la nostalgie du vice qui dévore Olympe ; peut-être regretterait-elle les tréteaux de Madrid et les algarades de la vie errante. L’engouement d’honnêteté qui la prend n’en est pas moins un trait de nature, et elle l’exprime par des vers d’une sincérité pénétrante :
… Je porte envie au monde régulier,Que mon orgueil encor n’a pu que côtoyer.Je veux faire partie enfin de quelque chose,Au lieu d’être un jouet dont le hasard dispose.Je veux m’initier à ce monde jalouxQui, par son mépris seul, communique avec nous.Je veux mon rang parmi les femmes sérieuses,Ces mères et ces sœurs pour nous mystérieuses,Dont nous ne savons rien, pauvres filles, sinonLe respect que font voir nos amants à leur nom.
Le dénouement, abrégé d’un acte, s’est allongé d’une belle scène. Dans le premier texte de la comédie, l’aventurière était touchée de la grâce par le soufflet dont Fabrice irrité marquait son visage. Comme toutes les femmes de son type, elle se prenait à aimer, avec la soumission d’une esclave, le mâle énergique qui lui faisait sentir sa force dans son mépris. Elle baisait la main qui l’avait frappée, et elle sortait de la maison de Mucarade, avec la joie poignante d’obéir à celui qui l’en expulsait. Dans la version nouvelle, Clorinde quitte aussi le palais de Monteprade, battue et contente ; mais, avant de s’en éloigner, elle prouve son repentir par un beau mouvement. Annibal est furieux de la conversion de sa sœur ; la cuisine du logis était au goût du maroufle : il comptait y prendre ses invalides, le dos au feu et le ventre à table. Tout au moins entend-il se faire payer sa retraite, et il menace Clorinde de tuer Fabrice, en trois temps, au moyen d’une botte infaillible, si elle l’empêche de réclamer, en son nom, le pot-de-vin du départ. Clorinde consent en courbant la tête ; elle a déjà bu jusqu’à la lie le mépris de Fabrice, elle le boira, pour l’amour de lui, jusqu’à l’infection. Elle écoute, abîmée de honte, se débattre l’ignoble marché. Mais, au moment de signer, son cœur se révolte, sa colère éclate. Elle se dit que ce qui lui reste d’honneur vaut bien, après tout, l’enjeu de la vie d’un homme : elle on appelle à l’épée de Fabrice — Fabrice n’a qu’à la tirer du fourreau… Annibal détale à toutes jambes, l’échine pliée et l’oreille basse.
Le meilleur charme de l’Aventurière est encore son style ferme et franc, du meilleur cru de la langue, d’une éloquence pathétique et forte dans les grandes scènes et d’où le rire jaillit, aux endroits comiques, comme de source vive.
III. Diane
Il n’est pas de poète qui soit entré au théâtre par une plus large porte de bienvenue et de faveur que M. Emile Augier. Tout le monde se souvient du succès de la Ciguë, cette charmante comédie athénienne. Cela sentait le miel d’Hymète et le laurier-rose ; cela était grec sans pédanterie et sans hellénisme, comme ces camées ou ces fragments d’anthologie qui portent, empreint dans l’agate ou dans la strophe, un fin et pur détail des mœurs antiques. A voir cette jeune et svelte poésie aborder la Grèce d’une allure si gracieusement familière, vous auriez dit la blonde Thétis caressant la barbe de Jupiter. La Grèce se laissa faire, comme le dieu, et répandit une odeur d’ambroisie sur sa jeune suppliante.
A la Ciguë succéda Véline ou l’Homme de bien, une comédie obscure et trouble comme son type, sorte de Tartufe affadi et rapetissé dans le cadre étroit de la vie moderne. En revanche, l’Aventurière tint largement les promesses de la Ciguë. Le rire sonore et franc de la gaieté de Molière alterne, dans ce drame romanesque, avec la passion lyrique de la poésie moderne ; il rajeunit de sa jeunesse les types et les costumes du vieux théâtre. Le bruit d’une révolution étouffa sa voix ; mais il n’en est pas moins resté le chef-d’œuvre de M. Augier, et le public lui rendra quelque jour les applaudissements qu’il lui doit encore.
Gabrielle accusa un changement signalé dans la manière de M. Emile Augier ; sa première pièce avait vingt ans, tout au plus, celle-ci en marquait tout au moins quarante. Il nous est impossible, malgré le succès, la vogue et les dix mille francs de l’Académie, d’admirer cette comédie à cravate blanche et en lunettes d’or, qui met en vers la prose de la vie, et professe l’enthousiasme de la médiocrité. Nous n’aimons pas qu’un poète se prenne à railler la passion, l’idéal, la rêverie, la nature, et se moque du clair de lune et des soirs d’été. Par sa comédie de Gabrielle, M. Augier semblait s’être retiré de la poésie dans cette maison de santé littéraire qui s’appelait l’école du bon sens, et il faut dire que son vers l’avait suivi dans sa retraite ; il avait perdu sa fleur, sa fraîcheur, sa légèreté juvénile, il économisait ses rimes, il épargnait ses métaphores. Il n’était plus distingué, il n’était pas encore vulgaire ; peut-être était-il juste-milieu…
M. Augier est rentré dans sa voie d’un pas timide encore, mais qu’il ne dépend que de lui de décider et d’affermir. Diane, son nouveau drame a tous les symptômes de la convalescence : la faiblesse, l’indécision, le tâtonnement, l’incertitude, mais aussi l’émotion, l’attendrissement, et, ça et là, de soudains élans vers la vie, l’originalité et l’essor ; ce n’est pas encore le poète libre et charmant de l’Aventurière et de la Ciguë, mais ce n’est plus déjà le versificateur terne et prudent de Gabrielle. Encore un effort, et M. Emile Augier aura tout à fait reconquis son originalité et sa manière.
L’action se passe sous Louis XIII. Le premier acte nous introduit dans la maison austère de Mademoiselle Diane de Mirmande, une vierge héroïque, une femme forte de la Bible calviniste. Diane est jeune encore, et pourtant la gravité de la matrone assombrit déjà son front résigné. Son père, avant de mourir, a remis entre ses mains son jeune frère Paul. De ce lit de mort, la jeune fille s’est relevée veuve et mère : veuve de son cœur éteint à toutes les flammes de l’amour, mère de l’enfant qu’elle a fait homme et qui lui a coûté la vie de sa jeunesse. Il est minuit, Paul n’est pas encore rentré au logis, et Diane, inquiète de ce retard, l’attend, en recousant son pourpoint, avec Parnajon, un vieux soldat, compagnon de tente du comte de Mirmande, qui manie l’aiguille pour la fille comme il maniait l’épée pour le père.
Cependant la porte s’ouvre avec fracas. Une jeune fille voilée, poursuivie par des gentilshommes avinés, se réfugie toute tremblante à ce foyer pudique. Les cavaliers pénètrent à sa suite dans la chambre virginale. Diane se lève, irritée et fière, comme une déesse dont on viole le temple. Parnajon dégaine et va fondre, l’épée au poing, sur l’insolente invasion ; mais il ne trouve, pour croiser sa vieille lame roturière que la canne ironique et dédaigneuse de M. de Pienne. Le jeune homme joue là une partie terrible : on ne badine pas avec la flamberge de Parnajon. Mais Diane la fait tomber d’un geste, et, prenant sa jeune protégée par la main, elle se remet, avec elle, sous la sauvegarde des gentilshommes. A ces paroles, l’honneur des jeunes fous se dégrise et se réveille ; leurs fronts se découvrent, leurs têtes s’inclinent. De Pienne reconnaît qu’il doit la vie à la généreuse inspiration de Diane ; il s’engage à la lui rendre au premier appel, puis il emmène ses compagnons tout éblouis de cette vision royale de bonne grâce et de dignité.
La scène est vive et fière ; elle fait vibrer les nobles sentiments de la vieille France, qui résonnent à nos oreilles, romanesques comme le son d’un cor, héroïques comme un bruit d’armures. Mais le dénouement, si vraisemblable aujourd’hui, de ce duel chimérique de la canne de M. de Pienne et de l’épée de M. de Parnajon, est faux au point de vue des mœurs de l’époque et du milieu du drame. Non, jamais un raffiné du temps de Louis XIII n’aurait consenti à remettre une bravade au fourreau, quelque extravagante qu’elle pût être : « Le sang est tiré, il faut le boire ! » — telle aurait été sa réponse. M. de Pienne, abaissant devant Diane l’arme insensée de sa gageure, lui aurait dit, en s’inclinant : « Madame, celui qui va mourir vous remercie et vous salue. »
En ce temps-là, le duel était une mode, un fanatisme, un délire, et plus il était fou, fantasque et chimérique, plus la fête était belle et plus glorieuse la rencontre. « Je t’ai vu — dit le Mercutio de Shakespeare à Tybalt — chercher dispute à un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait éveillé ton chien, qui dormait au soleil. « Ainsi faisaient les raffinés de la place Royale et du Cours. On se battait à propos de tout et à propos de, rien, pour le plaisir de jouer sa vie, à pile ou face, sous une lanterne. On eut dit que la longue rapière qui battait aux talons des gentilshommes les aiguillonnait à la mort. Les nations ont de ces crises fébriles où le sang étouffe dans leurs veines, et cherche, pour sortir, des issues violentes et rapides. Le duel décima la noblesse pendant tout le règne de Louis XIII ; un duel aveugle qui provoquait au hasard et se battait à tâtons. La nuit venue, Paris ressemblait à ces camps pris de panique qui s’entretuent dans les ténèbres.
Les cavaliers partis, la jeune fille rassurée soulève son voile, et raconte à Diane l’histoire de son aventure nocturne. Elle s’appelle Marguerite Grandin. Son père, un fermier des gabelles, veut la marier à M. de Cruas, un gentilhomme de basse mine et de méchant cœur. L’enfant, pour échapper à cette savonnette à vilain, s’est enfuie de la maison paternelle. Elle allait se réfugier chez madame de Rohan, sa marraine, quand elle est tombée au milieu des chasseurs de nuit qui l’ont poursuivie.
Tandis que Diane console et rassure la belle affligée, son jeune frère revient de ses esclandres. La sœur gronde, le frère câline et rentre en grâce ; puis Marguerite et Paul se regardent, et les voilà amoureux en un clin d’œil. Déjà, avant de partir, M. de Pienne avait échangé avec Diane un regard brûlant de trouble et d’amour. Il faut épier les personnages dans ce drame et ne pas perdre un seul de leurs signes, de leurs gestes, de leurs tressaillements. Tout y est, à peu près, indices, sous-entendus, réticences. Le caractère assombri et voilé de Diane répand, autour de lui, son chaste clair-obscur. La passion ose à peine élever la voix devant elle, et son amour ne fait pas plus de bruit, sous la pudeur rigide et taciturne dont elle le couvre, que le battement d’un cœur à travers une armure.
Au second acte, nous retrouvons Marguerite dans l’hôtel de sa marraine, qui lui promet, foi de Rohan, qu’elle n’épousera pas M. de Cruas. Justement M. Grandin arrive en personne, et, avec lui, M. de Pienne, l’amant de la duchesse, et deux des gentilshommes de la nuit dernière. Tous les quatre conspirent contre Richelieu ; les gentilshommes par haine du ministre qui décapite la noblesse, le bourgeois par hasard et par peur. Il s’agit de frapper le cardinal dans l’hôtel même de Monsieur, le frère du roi, auquel il doit aller le lendemain rendre visite. Madame de Rohan est du complot et le préside, l’éventail en main, comme elle ferait d’une cour d’amour.
C’est une des faiblesses et des déceptions du drame que cette conspiration en l’air qui se borne à chuchoter en sourdine, dans une ruelle. Elle manque d’importance, de gravité, de sérieux historique, de foi en elle-même. On y sent le placage et le mécanisme du ressort théâtral, appliqué sur la fiction, à grand renfort d’expédients criards et mal assortis. Ce poignard de fer blanc, levé sur une tête si haute, luit faux et n’effraye pas. Comment croire à l’épée de Damoclès, quand elle montre tout du long sa ficelle qui plie et ne rompt pas ?
Cependant, madame de Rohan a mandé Diane et son frère pour les remercier de l’hospitalité donnée à sa filleule. Ainsi voilà réunis tous les acteurs de l’imbroglio nocturne de la veille, jusqu’à M. de Cruas, qui survient, tout exprès, pour reconnaître sa fiancée dans la jeune fille qu’il pourchassait, la veille, d’une jambe avinée. On n’épouse pas après une telle malencontre ; madame de Rohan le fait comprendre à ce bandit, et celui-ci, pour se tirer du mauvais pas, s’avise d’insulter grossièrement la jeune fille qui échappe à sa convoitise. Mais Paul est là pour relever l’outrage et étrenner son premier amour du premier coup de sa jeune épée. Il provoque M. de Cruas. M. de Pienne sera son témoin, et Diane s’évanouit, d’angoisse et d’effroi, dans les bras de madame de Rohan, qui la regarde déjà de l’œil ardent d’une rivale.
D’un acte à l’autre, Paul de Mirmande a galamment tué son adversaire. M. de Pienne cache le fugitif dans sa maison, car l’édit sur les duels est inflexible. Le pré donne sur l’échafaud et le jeune homme est pendu en effigie, à l’heure qu’il est, sur la place de Grève. Diane vient consoler le pauvre captif, et lui apporte un bouquet de fleurs que Marguerite envoie à son chevalier, du fond de son fin corsage. Une voix sinistre tombe, comme un glas funèbre, sur ces effusions et sur ces tendresses : c’est celle de M. de Laffemas, lieutenant criminel, qui enfonce la porte, au nom du roi ; à peine Paul a-t-il le temps de rentrer dans son mur.
Ce Laffemas, dont le roman et le drame écartèlent depuis si longtemps la mémoire dans une boue sanglante, était un de ces sbires nés pour l’espionnage, comme les levriers pour la chasse. Ce fut un rude pourvoyeur de potence, et pourtant ses contemporains parlent de lui sans trop de haine et de colère, comme ils feraient d’un faucon bien dressé, aux ongles sûrs, au vol infaillible. Vir bonus, strangulandi peritus, « un bon homme, habile à pendre… » Ainsi l’appelle, en son latin, un savant du temps ; et Tallemant des Réaux lui-même ne le traite pas trop mal dans ses Historiettes. « Laffemas, dit-il, a passé pour un grand bourreau ; mais il faut dire aussi qu’il est venu en un siècle où l’on ne savait ce que c’était que de faire mourir un gentilhomme, et le cardinal de Richelieu se servit de lui, pour faire ses premiers exemples. » Et plus loin : « Laffemas n’a pas passé pour voleur dans ses intendances ; je crois qu’il avait les mains nettes ; il était effectivement bon homme. »
Cependant Diane et M. de Pienne luttent de sang-froid et de fermeté contre les ruses et les soupçons du sbire. Mais Laffemas n’est pas homme à retourner d’une expédition les mains vides. Il va faire démolir les murs à coup de pioche, lorsqu’une porte secrète s’entr’ouvre et livre passage à madame de Rohan furieuse, frémissante, ivre de jalousie et de colère. Elle avait deviné, dans les yeux de M. Pienne, son amour pour Diane. Elle a fait épier sa rivale et elle arrive sur ses traces pour l’arracher à son amant. « Vous êtes sa maîtresse », crie-t-elle à Diane. — C’est vrai, répond la jeune fille, tressaillante de honte et de joie ; car ce mensonge sauve son frère, il explique sa présence chez M. de Pienne ; il déconcerte Laffemas, qui regagne déjà la porte, l’oreille basse et la moue aux lèvres. Mais Paul a tout entendu, il ne veut pas de la vie au prix du déshonneur de sa sœur, et il sort de sa cachette pour se livrer à Laffemas triomphant.
Tout n’est pas perdu cependant, et de Pienne rassure de son mieux la sœur éplorée. C’est demain que Paul doit mourir, mais c’est demain aussi que la conspiration éclate et que le cardinal doit tomber sous les poignards. — « A quelle heure ? » demande Diane, avec la candeur féroce de l’amour. Mademoiselle Rachel a fait de ce mot un cri sublime. Il faut la voir, l’œil ardent, les joues en feu, le geste homicide, penchée sur la réponse, attendue comme une proie d’impatience et de désir. Tous ses instincts tragiques, jusque-là réprimés sous la froide réserve de son rôle, éclatent à la fois avec un feu et un bruit d’explosion. — « A quelle heure ? » — Elle a tiré ce cri de sa poitrine jusque-là fermée aux accents suprêmes, comme une lame vengeresse d’un sombre fourreau. Elle fait l’ouvrage de la conspiration avortée, cette clameur terrible, elle porte le coup, elle vise au cœur, elle frappe, elle tue, on voit la victime.
Or, Paul doit mourir une heure avant Richelieu. Un sursis le sauverait. M. de Pienne conduit Diane dans la chambre du roi pour l’obtenir. Ici se place une tirade éloquente, d’un souffle et d’un jet vraiment inspirés.
A peine introduite dans ce saint des saints de la royauté, la jeune fille sent sa douleur se calmer et son désespoir s’endormir. L’esprit de la monarchie qui réside sous ces voûtes solennelles l’exalte et la pénètre. Son cœur s’élève à la hauteur des images de domination qui l’entourent, et, au lieu de plaintes et de sanglots, un hymne éclate sur ses lèvres, l’hymne de la toute-puissance, de la majesté de la monarchie triomphante. Qu’elle est belle à entendre jusque dans ses échos, cette langue du respect, de la soumission et de l’enthousiasme !
Mais, hélas ! voici Louis XIII qui entre, suivi de Richelieu. Diane effrayée se cache derrière un rideau, et alors s’engage, entre le roi et son ministre, un de ces conflits de récriminations, de querelles et d’injures, dont le drame moderne a déjà tant abusé. Le roi chasse Richelieu en l’appelant un valet, Dieu me pardonne ! Le ministre sa cramponne au pouvoir, il lutte, il implore, il menace, il adjure ; bref, le roi vaincu finit par lui jeter son sceptre et sa couronne à la tête,
Et retourne à ses chiens, seuls amis qui le fêtent.
Cette scène sonne faux, d’un bout à l’autre. Elle travestit Louis XIII, elle défigure Richelieu, elle méconnaît toutes les imposantes traditions des habitudes et des demeures royales. Non, ce n’est pas ainsi qu’un roi congédie son ministre, quand ce ministre est un grand homme et un prince de l’Église ; et ce n’est pas ainsi qu’un sujet répond à son roi et se défend contre une disgrâce : il ne menace pas, il persuade ; il ne somme pas, il plaide sa cause. On parle bas sur ces hauteurs ; la foudre même y éclate sans tonnerre. Et puis, pourquoi prêter à Louis Xlll ces révoltes impuissantes d’écolier mutin et tapageur ? Pourquoi ne pas lui laisser le pieux silence et l’altitude résignée de sa mélancolique abnégation ? S’il est une figure à laquelle le drame ne doive toucher qu’avec respect et tremblement, c’est, à coup sûr, celle de ce juste, de ce saint, de ce héros, qui porta son diadème comme le bandeau d’un sacrifice, et, des privilèges de la royauté, ne réclama jamais que celui de marcher en tête de son armée, les jours de bataille. Il apparaît languissant, affaissé, presque endormi sur le trône ; mais que la trompette sonne contre l’Espagne ou l’Empire, comme il se redresse, comme il grandit, comme il redevient le maître et le roi ! Son indolence tombe, comme un manteau, sous les pieds de son cheval ; la couronne repousse sur son front en casque d’éclat et de gloire ; ce n’est plus le prince moribond de Fontainebleau et du Louvre : c’est un héros de l’Arioste, rayonnant d’audace et de bravoure enflammée.
Diane a entendu l’entretien de Louis XIII et de son ministre. L’éloquence de Richelieu a convaincu son âme. En un instant le patriotisme a envahi, en elle, l’amour de la sœur. — « N’allez pas chez Monsieur ! » crie-t-elle à Richelieu, interdit de cette apparition soudaine, et elle lui révèle la conspiration qui le menace. Cette conversion subite n’est ni dans la vérité de la nature, ni dans l’intérêt du drame. Elle rompt son unité, elle transpose son émotion, elle, change son cœur de place, pour ainsi dire. Je sais bien qu’elle amène une scène pathétique, mais à quel prix de refroidissement et d’invraisemblance !
Cet avis ne suffit pas au cardinal : il lui faut les noms des conspirateurs. Diane refuse de les livrer. — « Et pourquoi ? demande le ministre irrité. — Parce qu’il en est un que j’aime ! » répond imprudemment Diane. Le cardinal, qui a reconnu en elle la sœur du jeune homme qui doit mourir le jour même, tente un dernier effort. Il fait venir Paul et lui apprend que sa grâce est sur les lèvres de sa sœur. Elle a de beaux cris et de tragiques mouvements, cette question de deux cœurs broyés l’un par l’autre ; mais qu’ils sont pénibles, compliqués et lourds, les instruments qui la donnent ! La jeune fille sort victorieuse et saintement fratricide de cette lutte horrible. Paul, qui sait qu’il ne peut être sauvé que par une trahison, part pour l’échafaud, quand Richelieu se ravise et lui fait grâce.
Le drame ne finit pas, il s’éteint en languissant dans un dénouement terne, vague, assourdi. Laffemas a reçu ordre du cardinal de découvrir celui que Diane aime ; car il lui faut la vie de celui qui a conspiré sa mort. En présence de celle qu’il aime, le sbire, qui soupçonne de Pienne, vient lui remettre un ordre de départ pour l’armée qui l’envoie à la brèche, au péril, à l’avant-garde, et il épie, d’un regard oblique, l’impassible physionomie de Diane, qui pressent le piège et contient son cœur. Le jeune homme se risque à lui avouer son amour ; madame de Rohan insiste pour qu’elle se déclare. Laffemas, suspendu aux lèvres de la jeune fille attend sa réponse avec l’anxiété du chasseur qui guette, mais le sacrifice de Diane est consommé. — « Ce n’est pas vous que j’aime », répond-elle à son amant, qui part désespéré, sans deviner que la vierge martyre vient de se briser le cœur ; car, cette fois, la jeune fille est bien morte en elle, et c’est avec la mélancolique tendresse d’une aïeule qu’elle sourit aux fiançailles de son frère et de Marguerite.
On le voit à travers notre analyse, ce qui manque au drame de M. Augier, c’est l’unité, l’ensemble, l’ordonnance, et cette liaison intime des événements sans laquelle une action s’éparpille en épisodes et en hors-d’œuvre. Aucun caractère, à part celui de Diane ; car je ne puis prendre pour des figures ni l’insignifiante esquisse de M. de Pienne, ni les effigies de Louis XIII et de Richelieu, ni la caricature de M. Grandin, ni la petite mine de sa fille. D’un autre côté, l’amour lui fait défaut : celui de Paul et de Marguerite est un enfantillage, celui de Diane et de M. de Pienne une pantomime. Quant à la jalousie de madame de Rohan, elle n’a pas sur la surface du drame deux lignes de profondeur et de substance. C’est une réplique, un moyen, un agencement d’intrigue, rien de plus. Que reste-t-il donc ? Un beau type de dévouement et de sacrifice, Diane. Mais le dévouement est un sentiment monotone qui ne suffit pas à faire vivre une œuvre. Diane se dévoue, d’un bout à l’autre de la pièce, une fois par acte tout au moins, et cet holocauste à petit feu finit par s’attiédir et s’éteindre.
Le vrai mérite de la pièce de M. Augier n’est donc pas dans son ensemble ni dans ses études, il est dans ses détails, dans les scènes parfois charmantes d’enjouement, de mélancolie ou de tendresse. Le poète de la Ciguë excelle à traduire les émotions douces, les sentiments voilés, les gaietés attendries et légères ; il sait sourire dans les larmes et faire jaillir du cœur les étincelles de l’esprit.
Les vers ont l’allure facile et gracieusement négligente particulière à la poésie de M. Augier. Ils affectent peut-être un peu trop les idiotismes et les tournures de Molière, et, comme ils sont mêlés, dans ce drame qui se souvient aussi de la Marion Delorme de Victor Hugo, aux rythmes et aux formules de la poésie moderne, il en résulte parfois de singulières dissonances.