(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Pommier. L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Pommier. L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes. »

M. Pommier
L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes.

I

L’un des meilleurs profits de la Critique, c’est de pouvoir replacer un homme et un livre dans l’atmosphère d’attention et de sympathie qui n’auraient jamais dû leur manquer. Les journaux ont parlé du poème sur l’Enfer de M. Amédée Pommier, et il ne leur était guère loisible de s’en taire. Connu déjà pour d’autres poésies, couronné plusieurs fois par l’Institut, malgré le talent le moins académique, ayant abordé vaillamment la satire politique, le seul genre de poésie qui rende vite un nom populaire, — après la poésie dramatique toutefois, — M. Amédée Pommier, l’auteur des Crâneries, des Assassins, du Livre de sang, des Océanides, un des grands poètes à outrance de ce temps, ne pouvait manquer d’attirer le regard quand il publiait un nouvel ouvrage, et un ouvrage intitulé L’Enfer ! L’audace de donner à son poème le même titre que celui du Dante était une raison de plus pour qu’on en parlât. On en a donc parlé, mais légèrement, — trop légèrement, selon nous, avec cette superficialité qui ne voit dans le livre en question qu’une fantaisie tragico-burlesque, un tableau de Callot ou un fragment des sermons du petit père André, mis en vers. On a méconnu le fond terrible et poétiquement incomparable de ce poème. On n’a pas voulu regarder dans quelles sources d’inspiration, méprisées par la génération présente, un poète du xixe  siècle avait eu la hardiesse d’aller puiser, et quelles beautés d’expression et de sentiment il en avait rapportées. On n’a guère aperçu, dans sa tentative, que la gageure d’un esprit ardent et robuste, et l’exécution rythmique, plus ou moins réussie, d’une idée qui n’est plus de ce temps. Enfin, on n’a vu ni grandement, ni profondément dans cette œuvre, et l’on a cru voir !

En effet, le premier mérite de M. Amédée Pommier, c’est d’avoir touché au sujet le plus difficile et littérairement le plus dangereux, en raison de sa beauté même. Il a deviné la grande poésie cachée dans une conception qui n’a pas eu son poète, car, il faut bien le dire, Dante lui-même ne l’est pas ! Non ! Dante avec tout son génie, avec les influences divinisantes dont le Catholicisme avait pénétré sa pensée, n’est pas le poète de l’enfer chrétien. Ivre d’antiquité comme les autres, Dante nous a donné un enfer de Renaissance, un enfer de mythologie. Ce n’est pas sans dessein qu’il a pris Virgile pour conducteur et pour maître dans ces ombres où l’Énéide se reflète comme un demi-jour. Il y a plus : l’enfer, qu’il emplit de sa personnalité tourmentée et de ses implacables ressentiments, n’est qu’une forme sublime, découverte par le génie de la vengeance. Sans ses ennemis politiques, sans ces papes qu’il osait damner, ne croyant pas que ce fût assez de les insulter et de les maudire, Dante, ce Juvénal du Moyen Age, ce pamphlétaire plus grand que Tacite, auquel des critiques qui ressemblent un peu aux petits garçons de Florence ont voulu donner l’air inspiré d’un prophète revenant de l’autre monde, tandis qu’il est un homme du temps, se possédant fort bien, au contraire, et tenant d’une main très-froide son stylet de feu, Dante n’aurait jamais songé à enfoncer son profond regard, fait pour juger les hommes et leur commander, dans cette conception de l’enfer, dont la vision pour lui se mêle à d’autres rêves et qu’il a faussée au profit de ses haines et sous le coup de ses douleurs. La notion de l’enfer, telle que le Moyen Age l’admettait, dans sa simplicité terrifiante, n’a donc eu pour poètes que quelques mystiques chrétiens comme sainte Brigitte et sainte Thérèse, lesquelles nous ont donné, en peu de traits, des enfers bien autrement épouvantables que celui du Dante : mais, comme il ne s’agit pas ici de poètes surnaturels, mais de poètes littéraires, nous n’avons pas à en parler. Quand donc on se place en dehors des Mystiques et de la Légende, Dante est le seul poète littéraire de l’enfer, et nous sommes si loin, pour notre compte aussi, de la notion du Moyen Age, que nous admettons son poème comme chrétien, à ce franc-maçon des sociétés secrètes de son temps, à ce carbonaro anticipé, qui avait lu saint Thomas et qui ne pouvait s’en défendre, — et que nous lui faisons l’honneur de trembler deux fois devant lui, — devant ses inventions et devant son génie ! Pour son génie, il est incontestable, mais ses inventions n’ont rien confisqué de l’idée chrétienne, qui reste à la disposition du premier venu et qui, malgré l’effort du talent très-énergique et très-fier auquel nous applaudissons aujourd’hui, attend encore, attend toujours un poète de proportion avec sa grandeur !

Eh bien ! pourquoi M. Amédée Pommier ne l’a-t-il pas été, ce poète ? Est-ce le génie qui lui a manqué ? Mais la conception de l’enfer chrétien dispensait un homme d’avoir du génie, et, d’ailleurs, voir où dort une immense poésie rend un homme digne de l’éveiller. Est-ce la puissance de l’imagination ? est-ce la faculté de l’enthousiasme ? est-ce l’expression, l’expression, composée de tant de choses, le rythme, le verbe, le mot qui force la mémoire à vibrer et à se souvenir ? Non, rien de tout cela n’a manqué au nouveau poète de l’Enfer. Son poème est là qui répond pour lui. M. Amédée Pommier a les qualités supérieures qui devaient naturellement trouver leur emploi dans un sujet comme celui qu’il a abordé, et elles l’ont trouvé avec usure ; elles l’ont trouvé avec magnificence : nous le prouverons par des citations. Nous ne lui reprocherons pas, nous, la violence de sa manière de peindre, qui n’est que de la netteté flamboyante dans ce sujet d’un enfer réel, où l’ignominie des Sept Péchés Capitaux force le poète à matérialiser sa pensée, comme l’âme a matérialisé son péché, comme Dieu a matérialisé le châtiment.

Nous ne lui reprocherons pas non plus d’adopter le vieil enfer traditionnel avec ses démons, ses brasiers, ses chaudières bouillantes, parce que c’est précisément de cette tradition qu’il s’agit. Enfin nous n’élèverons pas contre les tableaux inouïs de bouffonnerie grandiose de ce poète, qui comprend la gaîté et les plaisanteries du Démon, ce grand rieur, les objections mortes et faites jadis contre Milton, Michel-Ange et Shakespeare. M. Amédée Pommier, en peignant l’enfer comme il l’a peint, a été tout ce qu’il a dû être. Mais alors que lui a-t-il manqué ? S’il a l’idée, s’il a l’émotion, s’il a le rythme, pourquoi son poème n’est-il pas de tout point un chef-d’œuvre ? Question qui se lève tout à coup au bout de nos éloges, et qu’il est facile de résoudre. M. Amédée Pommier a été un grand poète dans tout ce qu’il a compris de l’idée chrétienne, mais, quand cette idée qui l’a élevé au-dessus de lui-même, qui l’a emporté et qui l’a soutenu, l’a laissé à terre, il y est resté.

II

Telle est la grande critique, la grande objection qu’on peut adresser à son livre. Toutes les autres n’ont pas de valeur. Puisqu’il s’emparait de l’idée chrétienne, de cette donnée qu’il faut accepter toute ou rejeter toute, car, si on est chrétien, il n’est pas permis de manquer à sa foi, et, si on est vraiment un homme, d’affaiblir par des arrangements de fantaisie, l’Évangile, l’Apocalypse, les Mystiques, la Légende et la Tradition, — puisque, ravi par la sombre splendeur du dogme de l’Enfer, il foulait d’un pied libre le cadavre de Voltaire, se souciant peu des rires que cet autre démon a semés sur les lèvres humaines, et se dévouant à chanter les supplices qui répugnent tant pour l’heure à notre spiritualisme épouvanté, il fallait qu’il allât jusqu’au cœur de l’idée chrétienne, il fallait qu’il la creusât dans tous les sens pour lui arracher toutes ses beautés !

Or, voilà ce que M. Amédée Pommier n’a pas fait. Son christianisme de bonne volonté est celui de beaucoup d’hommes de notre époque incertaine. Il ne sait pas. Il se trouble, vacille et s’arrête, et de ce trouble et de cette ignorance il résulte un dommage immense pour le poème. M. Pommier n’a pris que les grandes faces connues, nécessaires et impossibles à supprimer de l’idée féconde qu’il devait interroger et dévoiler sous toutes ses faces et dans toutes ses profondeurs. Il s’est strictement renfermé dans le jugement dernier, le dénombrement des crimes qui mènent à l’enfer et la description des peines qu’on y souffre. Mais ces trois parties de son poëme correspondaient à une foule de perspectives qu’un grand artiste aurait entr’ouvertes, mais que le plus grand artiste aurait été obligé de tenir fermées, s’il n’avait pas eu à sa portée la science même du christianisme. Ici le Poète devait s’épauler au Docteur. Son enfer charnel et palpable, son enfer de glace et de feu aurait pu joindre des caractères plus affreux encore au caractère de ces tortures que l’incroyable poète nous retrace avec un relief si effrayant. Les idées des Mystiques auraient enrichi le vaste trésor de ses terreurs. L’enfer de feu, dans son intensité dévorante et les cent mille formes de son dévorement, aurait gagné en sublimité de désolation, si, par exemple, l’absence de lumière et l’invisibilité des uns pour les autres avaient été dans la sensation des damnés.

Et ce n’est pas tout. Dans le poème de M. Pommier, dans cette vision du dernier jour et de l’Éternité, Jésus-Christ, qui, par sa double nature d’homme et de Dieu, est de plein droit l’arbitre agréable et agréé du genre humain entre son Père et nous, Jésus-Christ n’apparaît pas assez. Il n’intervient point, et littérairement c’est une faute. Il n’est pas permis de décapiter les assises du genre humain de leur juge naturel qui doit appliquer aux âmes des hommes leur propre jurisprudence d’ici-bas. Il y avait les plus hautes relations et les plus magnifiques analogies à tirer de la fonction du juge suprême exercée par Celui qui a parcouru tous les rangs de l’humanité, depuis le fils de roi jusqu’à l’esclave qui lave les pieds et le condamné mis en croix, et qui, pendant dix-huit ans de sa vie mortelle, fut charpentier comme Noé et comme Salomon, ces préparateurs figuratifs de l’arche de salut. Ces relations et ces analogies, sur lesquelles nous n’insisterons pas, mais que nous avons voulu indiquer à un poète qui nous comprendra, on les regrette dans le poème de M. Pommier, dont la gloire aurait été de n’avoir point d’épisodes et de compter plus de quinze cents vers !

En effet, le livre de M. Amédée Pommier est trop mâle pour s’occuper beaucoup des historiettes de l’individualité humaine. Il laisse cela au terrible Dante, qui a besoin de nous raconter les infortunes de la Pia ou comment les Françoise de Rimini succombent, pour nous intéresser à son fabuleux enfer. M. Pommier n’a, lui, qu’un personnage dans tout son poëme, mais ce héros, c’est la Foule, c’est le Monde, c’est l’Humanité. Pour faire mouvoir cet immense héros, quinze cents vers n’étaient pas assez, si merveilleusement frappés qu’ils pussent être. Ciselé comme la plus belle coupe ou le plus fouillé des manches de poignard de Benvenuto Cellini, l’ensemble du poème a, malgré la vigueur de burin qui le distingue, quelque chose d’exigu et de maigre sur cette mince feuille de cuivre de quinze cents vers. Tout est relatif. En présence de cette notion colossale de l’Éternité et de l’Enfer, l’Imagination exige davantage. Le livre de M. Amédée Pommier rappelle trop ce noyau de cerise autour duquel une des plus grandes artistes de l’Italie du xvie  siècle avait gravé toute l’histoire de N.-S. Jésus-Christ. En vain s’attestait-on qu’il y avait en cette petite chose la force du plus grand génie. En vain la raison le disait-elle après l’expérience. Le sublime a ses lois d’optique, et l’Imagination n’y consentait pas.

III

Mais, à part ces défauts qui tiennent à l’incomplet de la notion chrétienne dans l’esprit du poète et au manque d’étendue de son cadre, il n’y a plus qu’à louer et à admirer dans le poème de M. Amédée Pommier. À l’élan des strophes et à la puissance de leur facture, on reconnaît tout d’abord un poète de la plus haute volée, tout à la fois ample et contenu, fougueux et correct. L’inspiration ne monte pas par degrés, comme une sève, dans l’œuvre de M. Pommier, mais s’y abat d’un vol rapide, comme l’aigle, dès les premiers vers. Voyez s’il y a beaucoup de poèmes dans la littérature moderne qui commencent avec ce nombre, cette vigueur de mouvement et cette majesté !

La grande échéance est venue ;
Les vastes cieux se sont ouverts ;
L’Agneau tient, du haut de la nue,
Les assises de l’univers.
Les clairons des archanges sonnent,
Les morts entendent et frissonnent,
Et tous leurs poils se hérissonnent
D’un subit épouvantement.
Le monde a passé comme un rêve !
Et la race d’Adam et d’Ève
De la poudre en sursaut se lève
Pour le suprême jugement.

Dieu veut, et soudain s’effectue
La résurrection des morts,
Et la nature restitue
À chaque individu son corps.
Allons ! défunts, ouvrez vos bières !
Sus ! hâtons-nous ! que les poussières,
Couches d’humus des cimetières,
Soient encor des êtres vivants !
Et que le lieu qui la recèle
Rende l’invisible parcelle
Qui, dans la masse universelle,
Roulait au gré des quatre vents !

L’œuvre divine se consomme.
Les fils, les pères, les aïeux,
Se réveillant d’un profond somme,
Ébahis, se frottent les yeux.
Dans tous les caveaux mortuaires,
Dans les charniers, les ossuaires,
Sous les longs plis de leurs suaires,
Se démènent les trépassés.
Retrouvant leurs chairs et leurs lombes,
Les habitants des Catacombes
Poussent le couvercle des tombes,
Et sur leurs pieds se sont dressés !

On entend claquer les squelettes.
De son cercueil l’embaumé sort,
Démaillotté des bandelettes,
Langes multiples de la mort !
Chrysalide humaine endormie,
Du fond des cryptes revomie,
On voit la rigide momie
Remonter, blafarde au grand jour !
Et dans la nuit des hypogées
Les générations logées
Viennent pour être interrogées
Par le Christ, chacune à son tour.

À coup sûr, voilà une grande manière, simple et forte, et pourtant solennelle ! Voilà une voix qui vient d’une poitrine profonde et qui a de l’accent ! une voix qui nous fait tressaillir. M. Amédée Pommier, qui a parfois la solennité surhumaine de la Bible, y joint (et c’est là le caractère de son poème et de son talent) cette vis comica que le Moyen Age avait admise dans l’interprétation du dogme de l’enfer, et qui devenait, sous la main de ses artistes, du tragique renversé et redoublé par le contraste. Dès le début, le poète de L’Enfer, malgré la beauté de pose de ses strophes et leur roulement sombre, entremêle à l’ensemble pathétique et noir de ses tableaux des touches vulgaires en apparence, qu’on nous permette le mot : des clairs de vulgarité (Ébahis se frottent les yeux ! — se démènent les trépassés), qui vont plus tard se prononcer, et s’élargir, et devenir ce grotesque grandiose que la Divine Comédie n’a pas repoussé. Puisqu’il faut des exemples aux critiques sans initiative, pour justifier M. Pommier d’avoir complété par la caricature héroïque la tragédie de son sujet, on peut citer Dante, Michel Ange et plus bas Callot, les trois hommes de l’inspiration la plus idéale qui ait peut-être jamais existé.

En vain, pour éluder l’enquête,
Dans leur sarcophage blottis,
Quelques pécheurs cachant leur tête
Se font petits, petits, petits.
Traînés au soleil de la honte,
Une justice auguste et prompte
Avec leur âme les confronte
Éperdus, transis, effarés,
Car tous les vices, tous les crimes,
Les mouvements les plus intimes,
Les actes les plus anonymes,
Sont au grand livre enregistrés.

Et le poète continue de décrire et de s’avancer dans ce mouvement rigoureux et dans cette sobriété ferme. Ce n’est pas Klopstock, ce n’est pas Milton, c’est un poète d’une personnalité différente dans lequel l’inspiration de la tradition chrétienne et de la légende populaire bat plus fort. Il n’a rien de nouveau, de replié, d’inventé par lui dans la pensée. Un autre poète aurait montré peut-être quelque point de vue inconnu, tout en restant ancré et solide dans le dogme : Jésus-Christ, par exemple, s’effaçant devant les saints parvis, mais les coupables n’osant entrer dans l’effrayante lumière, et se damnant eux-mêmes comme ils l’ont fait pendant la vie, se précipitant en enfer pour se cacher à leurs propres yeux, et criant : « Plus noir ! plus noir encore ! » aux ténèbres… Il y avait ce dernier regard des maudits sur les perspectives du ciel qui a fait trouver à Salvien un mot si sublime : « Le ciel brûle plus que l’enfer ! » et dont un autre poète aurait tiré un grand parti. Mais M. Pommier n’a pas de ces percées inattendues. Il s’en tient aux superficies de la tradition, mais avec quel pinceau et quelle couleur il sait les reproduire !

On voit leurs foules désolées,
D’un regret navrant affolées,
S’enfuir par épaisses volées
Des parvis sereins de l’Éther.
Ils tombent en cascade, en nappe,
En avalanche, en lourde grappe, etc., etc.
…………………………………………
Des diables à rugueuses cornes
Vers les flamboyants souterrains
Font avancer les damnés mornes
À coups de fourche dans les reins !
Ils se traînent, livides troupes,
Saisis d’effroi, comme ces groupes
De bœufs pesants aux fauves croupes,
Menés de force à l’abattoir,
Et, si quelqu’un d’entre eux s’attarde,
Le rude argousin qui les garde
Vient hâter sa marche — et lui larde
Les flancs d’où jaillit un sang noir !

Ce cruel mépris d’expression, cette brutalité du coup de pinceau dans la description, sont, à notre sens, magnifiques, et on les retrouve à toutes pages dans le poème de M. Amédée Pommier. Et qu’on ne s’y trompe pas ! Ce n’est pas seulement une force de style acquise ou spontanée, un faire particulier dont le poète est doué, c’est quelque chose de plus étonnant et de plus profond. M. Amédée Pommier, par cette mystérieuse intussusception qui fait les poètes, a dans l’âme un peu de ce sentiment formidable qu’on peut appeler la revanche de Dieu, et cela est bien plus puissant qu’une manière quelconque. Quand il prend un à un, avec un détail prodigieux et une verve qui vous enlève dans son tourbillon, tous les coupables de l’humanité, et qu’il les dénombre, les démasque et les rejette de la face de Dieu, comme disent les Saints Livres, — il a vraiment dans l’expression la pointe acharnée du glaive de flammes torses de l’Archange. Toute cette partie de son poëme est d’une vie telle qu’il est impossible d’en rien détacher, car la strophe vous prend et vous jette à la strophe suivante, et vous faites ainsi le tour de ce morceau d’une impétuosité lyrique irrésistible ! De même, dans la peinture des supplices de l’enfer, que M. Pommier a détaillés avec une opulence et un fini qui semblent avoir épuisé les ressources et les combinaisons des démons eux-mêmes, ce qui frappe, ce n’est plus l’invention, ce n’est plus même ce dessin, si pur et si net sur son fond de flamme, des souffrances horribles des damnés, c’est le sentiment qui circule à travers ces formes étranges et ces épouvantements matériels ! Le spectacle est là, réel et visible, mais le sentiment du poète domine le spectacle. L’ironie de sa parole, la revanche de Dieu y vibre si fort que c’est plus terrible à entendre que l’enfer n’est hideux à voir !

Malheur à vous qui, sur la terre,
Ayant le choix, avez opté,
Non pour une existence austère,
Mais pour la douce volupté !
Enfants gâtés de la paresse,
Dans une coupe enchanteresse,
L’amour vous versait son ivresse,
Les fleurs jonchaient tous vos chemins !
Mais vous allez, contraste horrible !
Pour un bonheur imperceptible,
Souffrir un mal intraduisible
À tous les langages humains !
………………………………………
Oh ! la terre aux moites ondées !
La brise caressant les fleurs !
Et les campagnes fécondées
Que l’aube arrosait de ses pleurs !
Oh ! les verdoyantes savanes !
Le bain dans des eaux diaphanes
Que les saules et les platanes
Bordaient d’un mobile rideau !
La voûte des forêts ombreuses !
Le frais des grottes ténébreuses !
Les fruits aux pulpes savoureuses !
Oh ! seulement un verre d’eau !

Un verre ? pas même une goutte
Pour votre palais desséché.
Ah ! vous saurez ce qu’il en coûte
Lorsqu’on a suivi le péché !
Les chaudes vapeurs sulfurines
Par votre bouche et vos narines
Racorniront dans vos poitrines
Vos durs poumons altérée d’air,
Et l’ardent foyer de la fièvre
Gercera votre noire lèvre,
Que de toute humidité sèvre
La lourde touffeur de l’enfer.

Vous le voyez, pécheurs infâmes,
Si l’autre vie était un jeu !
Vous avez faim ? mangez des flammes !
Vous avez soif ? buvez du feu !

Et jamais cette ironie divine ne se lasse, et d’un bout de ce poëme à l’autre on l’entend rugir dans ces strophes aux rimes redoublées et dociles, dans ces vers maniés, courbés, assouplis par cet impérieux Maître du rythme. D’autres que nous ont choisi dans le poëme de M. Pommier les fragments qui pouvaient donner une idée de sa puissance d’incarnation et de relief. Le nouveau poète de l’Enfer est une imagination plastique du premier ordre. Il a les qualités d’expression en ronde-bosse, que les poètes de ce temps ont placées si haut, et de plus il a la correction qu’ils n’ont pas, — la correction irréprochable et sévère qui écrit des strophes comme celle-ci :

Des rouges tenailles les pincent,
Des râpes entament leur chair,
Et leurs dents convulsives grincent
Comme du fer contre du fer !
Comme fait sur la pierre sèche
La scie acariâtre et rêche,
Qui dans le grès ouvre une brèche,
En agaçant ses dents d’acier ;
Comme avant qu’il s’ensevelisse
Égratigne la paroi lisse
L’ongle du malheureux qui glisse
Dans la crevasse d’un glacier !

Mais ces qualités supérieures ne sont pas celles sur lesquelles nous avons voulu insister. Nous leur préférons le souffle de spiritualité, et de spiritualité terrassante, qui circule à travers les poëmes de M. Amédée Pommier, et qui lui donne la chaleur, le mouvement et la vie. Pour nous, ce que nous avons voulu chercher et indiquer sous ces poésies éclatantes, solides, toutes semblables à de la sculpture dans un métal incandescent, c’est le poète plus haut que la matière qu’il touche d’une main si puissante ; le poète, avant tout, spirituel !

IV

Et nous l’avons dit d’autant plus qu’on s’y méprendra et qu’on doit s’y méprendre. M. Amédée Pommier, le poète chrétien, de tête du moins, doit être appelé matérialiste par les spiritualistes du Déisme et de la métempsychose, parce qu’il n’a pas craint de retracer, avec une énergie formidable, les douleurs de la damnation et les supplices de ces ténèbres extérieures où, selon notre foi et nos saints livres, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Il a interprété l’effrayante tradition avec le genre de talent dont il est doué, et ce talent est plus extérieur qu’intérieur, il est vrai, mais cette tradition, du moins, il ne l’a pas faussée, calomniée ou abolie. Il n’a pas imité Alexandre Soumet (un autre peintre moderne de l’enfer !) dans sa Divine Épopée. Son enfer, à lui, est bien l’enfer chrétien, inamissible, inexorable, éternel. Parce qu’il n’aura pas fait fléchir l’austère notion chrétienne dans un livre blasphémateur, on l’accusera de matérialisme, car, pour être spiritualiste aujourd’hui, il faut écrire La Fin de Satan, et renoncer à cette gloire de Saint-Paul dont MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud croient avoir dégoûté le monde. Pour nous qui n’y avons pas renoncé, et dont c’est la foi et c’est l’espérance, nous avons lu le poëme fulgurant de L’Enfer par M. Amédée Pommier avec l’âpre plaisir que donne un livre de moralité sévère dans un temps où tout s’est énervé, et nous savons si le matérialisme est le vice du livre et du poète. Certes, son défaut n’est pas là ! L’inspiration de M. Amédée Pommier est irréprochable. Excepté une ou deux strophes trop dantesques dirigées contre les papes, et qui font tache dans l’œuvre éblouissante, nous n’en voudrions rien effacer. Hélas ! on appartient toujours à son temps par quelque souillure, mais un homme de la valeur de M. Amédée Pommier devait s’élever au-dessus du sien et n’en pas répercuter dans ses beaux vers les mensonges ou les ignorances.

V

Après L’Enfer, M. Pommier a publié, en ces derniers temps, les Colifichets ou Jeux de rimes. Un titre modeste ! Fiez-vous-y ! Mais si, comme je le crois, il n’y a rien de plus puissant, dans le monde, sur l’imagination étonnée, que la profondeur sous la légèreté, c’est un livre qui fera cette charmante surprise du sérieux caché sous la grâce, et la grâce dans ses plus ravissantes audaces, dans ses plus adorables folies ! Je viens de le lire, ce livre nouveau de M. Amédée Pommier, et j’en suis ivre encore. Mais rassurez-vous, pas jusqu’au délire ! J’espère ne pas déraisonner en vous en parlant. L’ivresse qu’un tel livre cause est dans les sensations qu’il donne et le plaisir qu’il fait. Elle n’est pas dans ce qu’il inspire.

L’admiration que vous avez pour le talent qui l’a écrit a sa raison d’être — très positive et très aisée à justifier. Or, nous l’avons dite d’un seul mot, elle est surtout dans un sérieux dont on connaît l’accent, l’inoubliable accent, retrouvé sous cette masse (peut-on dire masse de choses si légères ?) de vers frémissants, impondérables et lumineux, comme un nid qui palpiterait caché dans le fourré, traversé d’air bleu, du plus étincelant des feuillages ! Seulement ici l’accent connu, l’accent profond ne vibre pas longtemps. Sa belle note basse y meurt sous les rires frais, ces spirales de son, de la grâce gaie, de la grâce jusqu’ici la victime de la profondeur et la plus faible des deux dans le poëte de L’Enfer, des Assassins, du Livre de sang, des Crâneries, mais qui aujourd’hui prend sa revanche, et jette au public ce joli titre qui s’en moque, Colifichets, ou cet autre encore, Jeux de rimes, car, vers, ce serait trop ! Non, Jeux de rimes ! pour éviter de dire des vers !

Et tout cela est exact, cependant ! Colifichets ! Jamais il n’en fut de plus frivoles que ceux-ci, de plus aériens, de plus osés, de plus fantaisie, de plus rien du tout parmi ces riens que des têtes couronnées ou des filles de millionnaire peuvent seules porter ! Et Jeux de rimes non plus n’est pas un mensonge, car elles n’ont jamais, ces pauvres rimes qui, d’ordinaire, ne s’amusent pas (les rimes, ces galériennes du mètre !), joué mieux dans leur bagne, et depuis que la poésie moderne leur a permis de faire de leur boulet qui traîne un bilboquet qui saute, elles n’ont jamais engagé de pareille partie ! Que s’est-il donc passé, qu’y a-t-il pour que M. Amédée Pommier se permette de n’être plus le poète de la forme autrefois si ferme, si droite et si sévère, le Boileau ardent qui s’était chauffé à ce Malherbe de flamme qu’on appelle Victor Hugo ? qu’y a-t-il pour qu’il ne soit plus le satirique et tout à la fois le comique, qui fut le Callot de l’enfer, puisqu’il venait après le Dante, car M. Amédée Pommier a été tout cela ! vous venez de le voir.

M. Amédée Pommier n’est pas d’hier dans la littérature. Il est de la glorieuse ventrée de poètes qu’avait portés 1830. Dans le romantisme contemporain que ceux qui sont venus après ce romantisme nous feront adorer, M. Amédée Pommier est un des hommes de la première heure, et il a persévéré, vertu diabolique ou divine ! Malgré les malheurs arrivés aux vers, il a été assez héroïque pour leur rester fidèle, et après vingt ans vous le retrouvez l’homme aussi de la dernière heure, car personne, parmi ceux qui les aiment, les vers, — comme les femmes veulent être aimées, — pour eux-mêmes, — ni M. Théophile Gautier, dont l’expression tue la pensée comme le vampire tue la jeune fille, — pour vivre à sa place, — ni M. Hugo, l’Immortel de volonté poétique sur la tombe de la poésie morte, — personne n’a conduit la langue française et la langue poétique aussi loin que M. Amédée Pommier, dans ce livre singulier qu’il intitule Jeux de rimes et Colifichets !

Il avait toute sa vie assez montré ce qu’il pouvait faire dans l’ordre de la pensée poétique, et il y reviendra bientôt encore. Il montrera qu’il y a toujours, quand on est né poète, un bout de cœur à donner à l’éternel vautour. Mais aujourd’hui il s’est comme un peu détourné de lui-même ; il a plus songé à l’honneur de l’expression qu’à l’honneur de la pensée, ce vieux penseur, virtuose de l’expression aussi, et il a voulu montrer ce que la langue française, notre adorable langue française, insultée par des prosateurs qui l’appellent une gueuse fière parce qu’ils sont indigents, eux, et par des étrangers qui ne la savent pas, pouvait devenir dans les mains d’un homme qui la sait et qui l’aime. Voilà pourquoi il a écrit ce prodigieux volume de vers où tout est tenté comme témérité d’expression, et où rien n’a été impossible. Dites-vous-le bien, le livre d’aujourd’hui de M. Amédée Pommier est une orgie de langue française, mais une orgie où l’ébriété qui se permet tout ne cesse pas un instant d’être gracieuse et toute-puissante. M. Amédée Pommier, qui fut toujours un esprit outré, comme disent les esprits modestes, qui ont de bonnes raisons pour l’être, le rappelle en des vers excellents, dans son ancienne manière connue, d’une bonhomie comique et mordante :

… Les philistins, les pédants et les cuistres,
Qui m’ont en mal déjà noté sur leurs registres
Pour avoir cultivé, rimeur émancipé,
Le genre mors aux dents ou cheval échappé,
Trouvant que de nouveau je prêche et prévarique,
Élèveront encore leur voix charivarique,
Et se scandalisant de ma ténacité,
Crieront au mauvais goût, — à l’excentricité.
Froissés de toute chose avec audace écrite,
Et de toute parole un peu rondement dite,
Ils m’appelleront fou. — « Quel est ce vertigo ?
Diront-ils. À quoi bon ces rimes en écho ?
Comment s’amuse-t-on aux vers trisyllabiques ?
Que ne fait-il plutôt des poëmes épiques ? »
……………………………………………….

et c’est cette outrance reprochée à M. Pommier et qui me plaît, à moi : car sans elle je ne pourrais retrouver l’identité du poète des Crâneries dans le poète des Colifichets, cette outrance que M. Amédée Pommier a portée dans la langue et l’expression intense, comme il l’avait déjà portée dans les sentiments énergiques de quelques-uns de ses poëmes et dans le terrible burlesque de quelques autres, et par exemple de son Enfer. Faire donner à l’expression réduite, autant qu’elle peut l’être, à elle-même, car elle ne vit pas absolument d’une vie qui lui appartienne, mais lui faire donner tout ce qu’elle peut donner, quand elle est réduite à sa propre puissance et à son propre charme, voilà le beau problème poétique qui vient d’être résolu dans une expérimentation de génie. L’expression a répondu et a dit son dernier mot. Elle a exhalé le dernier soupir qu’elle gardât dans le trésor de ses harmonies les plus secrètes, sous la pression magistrale, despotique et inspirée d’un très grand artiste qui joue des mots comme Paganini du violon et qui, comme Paganini, joue sur une seule corde, car il fait des vers d’une seule syllabe dans des poëmes qui durent plus longtemps que l’exécution d’une sonate ; homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous écho de poète, — qui serait Liszt encore sur une épinette et Tulou dans un mirliton.

VI

Après le plaisir qu’elle a eu, la première chose que la Critique ressente en présence du livre de M. Amédée Pommier, c’est le plus grand des embarras, et voici pourquoi. Ce qui fait le mérite extraordinaire de l’auteur de ces poésies, c’est la longueur de chacune de celles dans lesquelles l’expression est arrivée à épuiser son dernier effort et à dévoiler son dernier mystère. Le poète des Colifichets, ce poète du mot, qui le hacherait volontiers pour en avoir moins et qui du dernier atome de ce mot haché tirerait je ne sais quel incroyable parti encore, ce poète du mot a une haleine, et cette haleine est le plus impétueux, le plus continu, le plus long et, quand il le veut, le plus majestueusement rassis des souffles.

Ce Joueur de rimes n’est pas un faiseur de tours de force qui fait son tour, pirouette et s’en va, comme le clown d’un cirque. Ce n’est pas un Benserade supérieur, un Benserade transcendant, qui trace des rondeaux dont le rond n’est qu’un petit cercle. Les siens sont des orbes superbes qui se rétrécissent ou s’élargissent dans un mouvement qui nous fait dire en souriant : « Serait-ce enfin le perpétuel ? » tant ces tourbillons éblouissants semblent inépuisables ! Ordinairement la difficulté, quelle qu’elle soit, dans les choses de ce monde, se conçoit comme une pointe, — comme la vérité, cette pointe écachée, de Pascal. Mais pour l’auteur des Colifichets, ce vainqueur de difficultés, la difficulté qu’il aime à vaincre, il lui communique une ampleur immense, et il la décuple de cette ampleur. Ainsi les pièces du volume les plus hérissées de difficultés et qui en paraissent comme fantastiques, c’est Le Voyageur, poëme géographique ; c’est La Fontaine de Jouvence, poëme hydrothérapique ; c’est Le Nain, c’est L’Égoïste, que l’auteur appelle une folie ; c’est Pan, c’est L’Idylle du Financier et de la Bergère ; c’est La Chine, c’est Blaise et Rose, une idylle réaliste, en style marotique, et ces pièces ont une étendue qui les rend impossibles à citer. L’espace d’un chapitre n’y suffirait pas.

Les autres pièces du recueil, celles qui paraissent moins un défi à la langue, défiée, mais comme une maîtresse qu’on adore et qu’on veut voir triompher, l’Ave Maria, si beau même après celui de lord Byron, la Petite ode aux petits oiseaux, Le Grand théâtre, la Musique, les Saisons en quatre chants, Pygmalion, les Trois crimes, Le Bain, etc., etc., moins longues sans doute, mais longues encore, sont d’une jointure d’ensemble qui ne permet d’en rien détacher. Il reste bien le Livre des sonnets et quelques caprices errants dans ce volume, comme des fils de la Vierge, entre les troncs des arbres auxquels ils vont se nouer, mais ni ces Sonnets ni ces Strophes ne peuvent donner l’idée du genre de poésie que M. Amédée Pommier a réalisé dans ce volume et qui en est la véritable originalité.

Eh bien ! c’est cette idée (embarrassante, on voit maintenant pourquoi) que j’aurais désiré donner d’une telle poésie, et cela n’est pas possible, du moins par le plus simple et le meilleur moyen de faire juger d’un poète, — la citation. En effet, citer quelques vers trisyllabiques détachés et enlevés d’un ensemble étendu n’est donner un exemple satisfaisant ni de la difficulté surmontée ni de l’effet produit sur l’imagination par ces vers trisyllabiques se succédant, se balançant, courant et tombant les uns sur les autres, comme ces petites vagues qui sont la houle et puis toute la mer, et qui, quand on en tient dans le creux de sa main ce qu’on en peut prendre, ne donnent guère certes la moindre idée du bleu et du grand Océan dans lequel on vient de les puiser. Il faut donc revenir à l’impression faite par cette poésie sur l’âme individuelle du critique, mais, je dois le dire, je veux être d’autant plus juste que je suis charmé et que le critique est comme le juge. Il doit répondre au charme par la justice ; il doit payer l’enchantement qu’on lui cause par la vérité.

VII

Je l’ai déjà signalé à propos de ces Colifichets, cette poésie de langue et d’expression, — la seconde certainement dans la Hiérarchie poétique, car les Poésies ont leur hiérarchie, évidemment comme les Arts et les Sciences, — cette poésie, que M. Amédée Pommier vient d’élever à sa plus haute puissance, il ne l’a point inventée. Elle était avant lui, avant qu’il publiât son très curieux livre des Colifichets. Des mains aussi puissantes que les siennes, pour ne pas dire plus, avaient touché ce frêle grelot du mot, du vers trisyllabique et même unisyllabique, et avaient éveillé tout un monde de concerts dans cette coque sonore. Rappelez-vous Les Djinns de M. Victor Hugo ! Rappelez-vous ces quelques chansons du Cromwell, — La Chanson du Fou, par exemple, — ces gouttes de rosée frémissantes, rouges du soir, qui suffisent pour noyer toute une tête humaine dans un infini de rêveries ! Et Alfred de Musset, ce Mignon de la Muse, n’avait-il pas joué à ce jeu de la rime amoureuse d’elle-même et qui, plus elle s’aime, plus elle se détache de la pensée ?

M. Amédée Pommier lui-même, avec ses Colifichets, était monté parfois aussi dans l’aérienne escarpolette, avait fait pivoter ces échecs, abattu ces quilles et reçu, en les croisant, ces deux volants sur sa raquette. Seulement, aujourd’hui, il a voulu faire mieux. Il a travaillé cette poésie dont il avait joui, comme un autre, car cette poésie se travaille. C’est une inspiration, je l’accorde bien. L’inspiration est l’étoffe dont toutes les poésies sont faites, mais c’est encore plus une exécution… Il s’y est donc mis avec une patiente ardeur, et s’il ne l’a pas inventée, il l’a perfectionnée, et je crois qu’après lui, on n’aura plus à la perfectionner. Elle restera ce qu’il l’a faite.

Dans la langue, le rythme, le mètre, la rime, l’entente du vers, ses ressources, son économie, la souveraineté du poète sur le vers, je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin, et c’est tant mieux, sans doute. Un pas de plus dans le sens de cette poésie, qui est l’extrémité du rayon dont l’âme est le centre ; un pas de plus vers la circonférence des choses, et on trouverait la matière sèche, — sourde-muette inféconde, — la chinoiserie ; et le vers oubliant bientôt sa profonde destinée d’harmonie, ne demanderait plus sa mesure à l’oreille, mais aux yeux ! Vous étonnerez-vous ? L’auteur des Colifichets, toujours à outrance, toujours aussi mors aux dents et cheval échappé que dans sa jeunesse, a rasé le bord du précipice, et même s’y est penché, car il a, ma foi ! osé nous donner, dans son recueil d’aujourd’hui, une poésie d’yeux, après tant de poésies d’oreilles, et il y a dessiné, physiquement et géométriquement dessiné, en figure de pyramide, taillant pour cela ses vers comme des pierres, la poésie qui porte ce nom ! Transposition bizarre que l’art désavoue ! Cette pyramide physique qui, en poésie, est une barbarie ou une corruption, l’audacieux poète s’est-il permis de l’élever, solitaire, parmi ses autres poésies, comme un avertissement de ne pas aller plus loin de ce côté sur le vu de ce qu’on y trouverait, ou une exhortation à passer outre ? Serait-ce là pour lui, trop indéchiffrable d’inscription, la colonne d’Hercule du travail poétique qu’il vient d’achever et auquel il ne souhaite pas qu’on ajoute ? L’auteur de ces Colifichets, qui a cravaté son recueil de cette fière et belle épigraphe :

Tout est le droit du peintre et du poète !

n’aurait-il pas osé s’expliquer, lui qui écrit ses préfaces en vers aussi commodément qu’en prose, sur cette pièce, unique de sa sorte, de façon que nous ne savons pas si, en faisant flairer cette chinoiserie à sa Muse et au public de sa Muse, il a voulu les en effrayer l’une et l’autre ou les y accoutumer tous les deux ?

VIII

Ainsi je finis par un doute. Cet esprit qui ne biaise jamais, ce poète de résolution, cet héroïque qui n’a peur de rien, — qui n’eut pas peur un jour, dans une nation rieuse, de mettre en vers flamboyants, sonores et magnifiques de mouvement, de nombre et d’harmonie, les tableaux grotesques du petit père André, sachant et très-sûr qu’où le poète met sa griffe la marque reste et reste seule sur le ridicule effacé, lui, le poète des Crâneries, qui en fera une tant qu’il aura le crâne au-dessus des épaules, me laisse indécis sur cette poésie dont il nous donne aujourd’hui un échantillon si étrange, sur la poésie qu’après celles des Colifichets il rêve peut-être, et dans laquelle il est bien capable de se jeter à corps perdu demain ! Eh bien ! qu’il me permette de le lui dire, c’est la seule de ses audaces contre laquelle je m’inscrirais.

Le livre que voici et dans lequel la langue poétique, non pas déchaînée, mais comme parée des entraves de sa prosodie, danse dans toutes les mesures du rythme et du mètre, au bruit de la double cymbale de ses rimes, en des vers ardents, fourmillants, mouvementés, sensuels d’éclat, de lignes courbes, de torsions charmantes, d’allures folles, un pareil livre rappelle la kermesse de Rubens, mais comprenez-le bien et ne l’oubliez pas ! Ce ne sont point ici les sujets de ces poésies qui sont la kermesse. C’est la langue même, ce sont les vers et jusqu’aux mots dont les vers sont faits ! Oui, c’est la langue, la langue poétique qui donne à ceux qui l’aiment une fête splendide !

Et comme cette poésie de l’expression enivrée, ne saurait, sans entrer dans une sphère qui ne serait plus la sienne, être dépassée, fût-ce par celui qui l’a produite avec cette supériorité d’exécution, de verve et de souplesse, il faut nécessairement s’arrêter et ne plus vouloir y ajouter encore par des tentatives qui fausseraient la conception de cette poésie, et même de toute poésie. Voilà pourquoi bien loin d’encourager M. Amédée Pommier, cet artiste acharné qui n’a pas besoin de l’impulsion des autres, à des effets nouveaux et à des tentatives nouvelles, nous lui conseillons plutôt, maintenant qu’il a prouvé qu’il pouvait être un grand maître dans l’art des vers pour les vers, de remonter de cette poésie de l’expression pure vers la poésie plus mâle de la pensée et de préférer désormais aux difficultés, cherchées pour les vaincre, du rythme, les inspirations victorieuses des sentiments auxquels il est impossible de résister !

L’auteur des Colifichets est poète sous les deux espèces, et on le sent en maint endroit de ces poésies physiques où ce Rubens du rythme violenté n’a pas emporté et étouffé dans ses étreintes l’âme du Rêveur divin que je préfère à tous les Rubens ! Seulement c’est assez comme cela de volonté, d’énergie appliquée, de matérialité brillante ! Il y a mieux que de produire l’ivresse dont j’ai parlé comme l’ayant éprouvée, car il y a toujours un peu d’étourdissement dans l’ivresse. À présent que M. Amédée Pommier, le rude joueur de rimes, a fatigué de ses jeux jusqu’à la Grâce qui les a rendus si charmants, il faut que cette Grâce épuisée tombe aux pieds de la Profondeur et reprenne son rang derrière elle.