Théophile Gautier.
Poésies. — Voyages. — Salons. — Critique dramatique. — Romans : Le Capitaine Fracasse 47.
C’est une dette que je me reprochais de n’avoir pas encore payée à l’un de nos confrères
les plus distingués en art et en poésie, connu et aimé de tous, pas assez connu et
apprécié, ce me semble, dans quelques-unes de ses branches les plus rares et les plus
perfectionnées. Gautier critique, Gautier auteur des charmants feuilletons qu’on lit
chaque jour, a fait tort à Gautier poète. Il y a bien un Gautier universellement accepté,
qui est celui des voyages ; celui-là, on le vérifie à chaque pas, dès qu’on met le pied
dans les pays qu’il nous a rendus et exprimés en traits si saillants et si fidèles.
Curieux, touristes, militaires, tous, à cet égard, lui rendent justice ; le maréchal de
Saint-Arnaud, débarquant à Constantinople en mai 1854, écrivait à son frère en France :
« Si tu veux une description de Constantinople, prends Théophile
Gautier. »
Ainsi de l’Espagne, ainsi de Saint-Pétersbourg, ainsi de tout pays où
il a chevauché par monts et par vaux, ou qu’il n’a fait que saisir un jour au passage. Il
a épargné le travail à ses successeurs, il les en dispense. Pour le physique il a tout
dit ; il a montré les villes, le climat, il a fait toucher et palper la lumière. Mais à
côté de ce Gautier usuel et commode, il en est un autre qui n’est bien apprécié et goûté
que des initiés. Je voudrais aider à le faire comprendre. Autrefois j’ai pu moi-même ne
pas être très juste pour lui à ses débuts. J’étais en train de m’éloigner, de me détacher
du tronc romantique au moment où il s’y greffait et où il y entrait pour en ressortir avec
son épanouissement particulier. J’étais sensible à quelques excès, à quelques efforts dont
la singularité me choquait, dont l’originalité ne m’était pas démontrée. Je me suis
accroché à quelques angles en le croisant. Aujourd’hui je le juge en lui-même dans son
développement entier et continu, dans sa nature d’artiste complète. La tige a donné avec
le temps tous ses jets et poussé tous ses nœuds successifs : elle a bien son port à elle,
son unité, son attitude, sa couronne et son luxe de feuillage, ses fleurs éblouissantes,
d’un pourpre ou d’un blanc de neige éclatant, ses fruits d’or de forme étrange, élégante,
de saveur amère, et dont les plus voisins du tronc sont légèrement empoisonnés. Il est et
il restera une des productions les plus à part, et les plus compliquées comme les plus
brillantes, de cette époque d’art qui a tant donné.
I.
Malgré sa répugnance pour le réel proprement dit et son habitude de tout voir à travers un certain cristal et dans un certain miroir, je le prendrai, pour commencer, dans la réalité et le positif. Théophile Gautier est né le 31 août 1811, à Tarbes ; son père était du Dauphiné, et sa mère de Brie. Il vint dès son bas âge à Paris, j’allais dire il y revint, tant il en est. Il fit ses toutes premières classes au collège Louis-le-Grand, et ses études proprement dites à Charlemagne en qualité d’externe libre. Il était bon élève, de force régulière. Son père, qui avait une place dans l’octroi, était bon latiniste et servait de répétiteur à son fils. Il eût été possible dès lors, m’assure-t-on, de noter chez l’écolier un goût singulier pour l’espèce de latin qui n’est pas précisément celle qu’on recommande le plus ; Tite-Live et Cicéron l’ennuyaient déjà, et il se rejetait plus volontiers sur des auteurs archaïques ou de décadence, sur un latin moins simple et plus primitif ou plus avancé. Le latin espagnol ou africain le tentait. Martial ou Catulle, un brin d’Apulée, du Pétrone ; le raffiné perçait déjà.
D’où venait ce goût de raffinement presque inné ? De qui le tenait-il ? Comment l’avait-il saisi et, pour ainsi dire, humé à travers l’air ? Comment (et il se l’est demandé plus tard avec bien de l’énergie sous le masque de son d’Albert), comment, nourri dans le milieu domestique le plus calme et le plus chaste, dans une atmosphère pure et saine, allait-il deviner et choisir en tout de préférence le point gâté, faisandé, le ragoût épicé qui relève et qui est surtout fait pour plaire aux palais blasés ? C’est là, dans ce talent singulier et précoce, un germe, un élément mystérieux comme celui qui entre à l’origine dans tous les talents.
Dès le collège, il commençait à dessiner et à versifier. Sa première poésie fut une traduction ou imitation de Hèro et Lèandre, le poème de Musée ; une autre de ses pièces de vers avait pour sujet Calirhoè offrant sa virginité au fleuve Scamandre, d’après un tableau de Lancrenon. Il entreprit aussi en vers de dix pieds un poème de l’Enlèvement d’Hèlene d’après celui de Coluthus48 ; il y en avait deux chants et demi de faits, lorsque, son goût ayant mûri d’un degré, il les jeta au feu. Il se préoccupait dès lors de Brantôme, de Rabelais, des vieux auteurs français. Nul esprit d’enfant et d’adolescent n’était plus préparé, on le voit, et plus prédestiné que le sien à prendre vivement la fièvre littéraire qui déjà courait et régnait au dehors.
Encore au collège, il ne résista pas au goût qui le portait vers la peinture, et, dans son année de rhétorique, il sacrifiait une des classes, celle du matin, pour aller étudier chez Rioult qui avait son atelier rue Saint-Antoine, près du temple protestant. Rioult était un peintre de l’école de Prud’hon ; il avait fait notamment un Eudore et Cymodocèe, un Roger enlevant Angélique sur l’hippogriffe, et un autre tableau encore, emprunté de la chevalerie, dont Théophile Gautier a donné la description dans une de ses plus anciennes pièces de vers : c’est dans une causerie du soir avec un ami, pour l’engager à rester quelques moments de plus et à prolonger la veillée au coin du feu. Nous causerons, lui dit-il, poésie, littérature, et des jeunes et des vieux, des nouveaux d’aujourd’hui et de ceux d’autrefois ; et venant à la peinture :
Je te dirai comment Rioult, mon maître, faitUn tableau qui, je crois, sera d’un grand effet : .C’est un ogre lascif qui dans ses bras infâmes A son repaire affreux porte sept jeunes femmes ;Renaud de Montauban, illustre paladin,Le suit l’épée au poing : lui, d’un air de dédain,Le regarde d’en haut ; son œil sanglant et louche,Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa boucheQui ricane et s’entr’ouvre ainsi qu’un gouffre noir,Le rendent de tout point très singulier à voir :Surprises dans le bain, les sept femmes sont nues ;Leurs contours veloutés, leurs formes ingénuesEt leur coloris frais comme un rêve au printemps,Leurs cheveux en désordre et sur leur cou flottans,La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmesMe paraissent vraiment admirables ; les armesDu paladin Renaud faites d’acier bruni,Étoilé de clous d’or, sont du plus beau fini :Un panache s’agite au cimier de son casque,D’un dessin à la fois élégant et fantasque ;Sa visière est levée, et sur son corseletUn rayon de soleil jette un brillant reflet.Mais à ce tableau plein d’inventions heureusesJe préfère pourtant ses petites Baigneuses…
Voilà bien le genre à sa date, la poésie pédestre et familière, telle qu’on l’essayait alors. Gautier la pratiqua du premier jour dans toute son aisance.
A l’atelier comme au collège, et dès qu’il eut le pinceau en main, Gautier se montra curieux, chercheur et visant à sortir du lieu commun par une manière : son maître notait et dénonçait cette disposition en lui.
Il demeurait alors Place Royale n° 8. Victor Hugo n’y devait venir habiter au n° 6 que deux ou trois ans plus tard. Gautier n’avait pas attendu jusqu’alors pour le connaître. Dès 1829 ou 1830, il lui avait été présenté par Gérard de Nerval et Petrus Borel. Il fit partie de ces bandes héroïques d’Hernani, de ces beaux jeunes gens aux formes robustes, à la mine brillante (Insignes pinguissima coma et excellentissimo cultu pueri, comme dit en un cas tout semblable Suétone), lesquels, disposés en pelotons et distribués selon une tactique nouvelle, remplaçaient, dans ces soirées de lutte et d’applaudissements, les ignobles gladiateurs du lustre. C’était comme peintre et comme élève d’atelier que Gautier figurait alors, non comme littérateur : il n’était pas connu à ce dernier titre, et il hésitait encore entre les deux carrières. Il ne tarda pourtant pas à faire ses preuves dans ce dernier genre et à donner ses prémices.
Il publiait en 1830, le 28 juillet (le moment était bien choisi !), chez le libraire Mary, passage des Panoramas, un petit recueil de vers : Poésies de Théophile Gautier, avec cette épigraphe : Oh ! si je puis un jour ! Il prenait ainsi rang en date dans l’école, tout aussitôt après Alfred de Musset qui ne l’avait devancé dans la publicité que de quelques mois. Il n’avait pas ses dix-neuf ans accomplis.
Ce petit volume, dans sa première forme, dans son ordre naturel où les pièces se
présentent selon l’heure et l’instant où elles sont nées, a pour moi du charme ; il nous
offre un Gautier jeune, enfant, « sous une blonde auréole d’adolescence »
qu’il ne garda pas longtemps. Le recueil commence ainsi, par un soupir et par un
regret :
Virginité du cœur, hélas ! si tôt ravie !Songes riants, projets de bonheur et d’amour,Fraîches illusions du matin de la vie,Pourquoi ne pas durer jusqu’à la fin du jour ?
Pourquoi ?… Ne voit-on pas qu’à midi la roséeDe ses perles d’argent n’enrichit plus les fleurs ;Que l’anémone frêle, au vent froid exposée,Avant le soir n’a plus ses brillantes couleurs ?
Ne voit-on pas qu’une onde, à sa source limpide,En passant par la fange y perd sa pureté,Que d’un ciel d’abord pur, un nuage rapideBientôt ternit l’éclat et la sérénité ?
Le monde est fait ainsi ; loi suprême et funeste !Comme l’ombre d’un songe, au bout de peu d’instansCe qui charme s’en va, ce qui fait peine reste :La rose vit une heure, et le cyprès cent ans.
Et ce sont ensuite des amours d’enfant, des paysages riants et doux, un chemin qui
serpente en ruban dans le vallon, un sentier le long de la haie et du ruisseau, et qu’on
préfère à tous les autres tout pareils et où il y a également une haie, une source et
des fleurs, parce qu’il conduit directement à la petite grille du parc et qu’il s’y
rattache un tendre souvenir. Ce sont des pointes de clochers « montrant du doigt
le ciel »
, comme chez Wordsworth ; et çà et là aux endroits plus accentués,
des silhouettes gothiques, des tours de cathédrales dessinant leurs dentelles de pierre
sur des couchans enflammés. Sans doute il serait aisé de signaler dans ces premiers
essais plus d’une réminiscence : le Gautier original ne s’y prononce pas encore. Deux ou
trois pièces à peine, le Cauchemar, la Tête de mort, présagent le
besoin de sensations plus fortes : elles viendront assez tôt. Mais ici, partout, même
dans les choses d’enfance et jusque dans lès blancheurs de l’aube, le trait est toujours
pur, net, sans rien qui hésite ; le vers est parfait de rhythme et de forme. Dans ce
petit volume de 1830, si on le prend à part, en soi et non noyé, comme plus tard, au
milieu des Poésies complètes, on surprend l’adolescence du talent qui se dessine dans
toute sa grâce.
Je n’irai pas chercher dans les œuvres en prose, dans les romans de Théophile Gautier, son autobiographie précise : il pourrait la récuser, et trop d’art s’y mêle à tout moment à la réalité pour qu’on ose se servir sans beaucoup de précaution de cette clef-là. Je ne puis cependant m’empêcher, dans ce personnage de d’Albert qui est son René à lui, de noter ce touchant passage de la confession à son ami d’enfance Silvio, lorsque, déplorant la forme de corruption précoce et profondément tranquille, qui lui est survenue et qui lui est propre, il lui rappelle avec une sorte de vivacité attendrie le court éclair de leur pure et commune adolescence :
« Te souviens-tu de cette petite île plantée de peupliers, à cet endroit où la rivière forme un bras ? — Il fallait, pour y aller, passer sur une planche assez longue, très étroite et qui ployait étrangement par le milieu ; — un vrai pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu’à elles : — c’était délicieux. — Un gazon court et fourni, où le souviens-toi de moi ouvrait en clignotant ses jolies petites prunelles bleues… »
Suit une description détaillée, minutieuse, comme l’auteur sait les faire, — et d’Albert, en effet, nous est donné lui-même comme un peu auteur, bien qu’inédit, — et il ajoute :
« Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage ! — Comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle ! Printemps au dehors, jeunesse au dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l’églantine, poésie chantant dans notre cœur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le cœur qui bat, l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou une pensée qui pousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un calice, une larme qui déborde au long d’une paupière, un soupir d’amour, un bruissement de feuille… — quelles soirées nous avons passées là à nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans l’eau et l’autre sur terre !
« Hélas ! cela a peu duré, chez moi du moins ; — car toi, en acquérant la science de l’homme, tu as su garder la candeur de l’enfant. — Le germe de corruption qui était en moi s’est développé bien vite… »
La seconde édition des Poésies (1833), qui portait pour titre : Albertus
ou l’Ame et le Péché, légende théologique, du nom de la pièce principale, et qui
avait au frontispice une eau-forte de Célestin Nanteuil, marquait un pas de plus. Albertus est une légende « semi-théologique,
semi-fashionable »
, une galanterie et une diablerie. Un jeune beau de la ville
de Leyde, un jeune peintre qui croit posséder la plus ravissante maîtresse de la ville,
se trouve, minuit sonnant, au moment suprême, n’avoir entre ses bras qu’une horrible
vieille, une sorcière infâme. On en tirerait au besoin une moralité sur le néant et le
mensonge du plaisir : on croit mettre la dent dans une orange, et l’on mord dans la
cendre. Mais c’est l’exécution de la fable, c’est le détail et l’encadrement qui est
d’un curieux et d’un fini achevés. Le récit se déroule en couplets ou douzains auxquels
aucune condition de l’art pittoresque et sévère ne fait défaut. Théophile Gautier est
devenu un maître. Je me demande, — je commence à me demander (et cette question je me la
ferai plus d’une fois en relisant Gautier poète) pourquoi, tandis que les poésies
parallèles de Musset, les moindres couplets de Marcloche, de Namouna coururent aussitôt le monde, la jeunesse plus ou moins viveuse
et lettrée, et finirent même par gagner assez tôt les salons, le succès de Gautier s’est
longtemps confiné et se renferme encore dans un cercle d’artistes et de connaisseurs. On
me dira, je le sais bien, que Musset, au milieu de ses négligences et de ses laisser
aller de parti pris, a des cris du cœur qu’il a portés à la fin jusqu’au déchirant et au
sublime. Mais l’explication ne me suffit pas tout à fait ; et dans Albertus, après une série d’apostrophes à l’amour, je trouve une suite de
stances (de 50 à 58) qui me paraissent, jusque dans leur ironie, trahir une sensibilité
véritable :
Moi, ce fut l’an passé que cette frénésieMe vint d’être amoureux. — Adieu la poésie !— Je n’avais pas assez de temps pour l’employerA compasser des mots : — adorer mon idole,La parer, admirer sa chevelure folle,Mer d’ébène où ma main aimait à se noyer ;L’entendre respirer, la voir vivre, sourireQuand elle souriait, m’enivrer d’elle, lireSes désirs dans ses yeux ; sur son front endormiGuetter ses rêves, boire à sa bouche de roseSon souffle en un baiser, — je ne fis autre chosePendant quatre mois et demi.
Relisez tout ce passage d’Albertus. Et je rappellerai cette autre stance encore de la fin de l’épisode :
Tout ce bonheur n’est plus. — Qui l’aurait dit ? nous sommesComme des étrangers l’un pour l’autre ; les hommesSont ainsi : — leur toujours ne passe pas six mois. —L’amour s’en est allé Dieu sait où. — Ma princesse,Comme un beau papillon qui s’enfuit et ne laisseQu’une poussière rouge et bleue au bout des doigts,Pour ne plus revenir a déployé son aile,Ne laissant dans mon cœur, plus que le sien fidèle,Que doutes du présent et souvenirs amers.— Que voulez-vous ? — la vie est une chose étrange ;En ce temps-là j’aimais, et maintenant j’arrangeMes beaux amours en méchants vers.
Il ne se peut rien de mieux senti et de mieux dit, de mieux fait et de plus fluide. On sait Musset par cœur, et c’est à qui renchérira en louanges ; je ne m’en plains pas. Albertus et tout ce qui s’ensuit n’a été remarqué que d’un assez petit cercle49.
Tout en ayant l’air de braver le public, ou de le narguer, il n’est que de le prendre en dessous par une de ses veines. Théophile Gautier négligea toujours et dédaigna ce qui parle le plus au public français ; il se fit un malin plaisir et un jeu de le contredire en toute rencontre, affectant de ne s’adresser qu’à quelques-uns. Il s’en tint le plus habituellement à l’ironie et à l’art pur.
II.
Passé de l’atelier dans le cénacle littéraire, il eut quelque temps un pied dans l’un et un pied dans l’autre, et même lorsqu’il eut quitté la peinture, le divorce entier ne s’opéra jamais, il resta peintre avec sa plume. Les Jeunes France, publiés en 1833 et au fort de la seconde fièvre romantique, sont comme un album des modes, costumes et travestissements de ce temps-là. Ces livres, qui marquent une date et un genre, gagnent à être feuilletés et relus après des années : ce sont des témoins de mœurs. S’il est vrai que Théophile Gautier partagea ou eut l’air de partager quelques-uns des travers qu’il décrit, il était impossible de les railler avec plus de conscience, d’esprit et de finesse.
En ce temps-là précisément (1833), il était allé se loger avec quelques amis dans la
rue et l’impasse du Doyenné, ce reste du vieux Paris, un îlot perdu et oublié dans un
coin de la place du Carrousel. Il a décrit, en tête d’un article sur Marilhat50, l’une des scènes de cette vie d’artiste qu’il menait en commun avec Camille
Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, ses proches voisins, et où venaient prendre
journellement leur part Bouchardy, Célestin Nanteuil, Jean ou Jehan
Duseigneur ; Petrus Borel le Lycanthrope ; Dondey
qui, par anagramme, se faisait appeler O’Necldy, à l’irlandaise, et
qui lançait un volume de vers intitulé : Feu et Flamme ; Auguste
Maquet qu’on appelait, lui, Augustus Mac-Keat, à l’écossaise. C’était
à qui, dans ce jeune monde, donnerait à son nom comme à son costume une coupe non
bourgeoise, une tournure bien moyen âge ou étrangère. La rue et l’impasse du Doyenné, à
deux pas de la royauté citoyenne, et lui faisant la nique, était le quartier général des
jeunes France. Braves gens, vous haussez les épaules et vous dites
que ce sont là des exagérations, des excentricités, de pures manières, un genre
extravagant et après tout facile à copier, toutes vérités claires comme le jour et que
vous vous mettez en devoir de démontrer point par point. Bonnes gens, je vous arrête,
vous êtes devancés ; la critique est faite, elle l’est de main de maître : et par qui ?
par Théophile Gautier lui-même. Il a peint sur place et d’après’nature les jeunes France ; il les a pris sur le vif, il les a tirés à bout portant et a
épuisé en trois ou quatre tableaux la physiologie du genre. Son Daniel
Jovarcl notamment, ce jeune classique bourgeois pudibond, converti d’un tour de
main au romantisme le plus féroce par son ami Ferdinand de C…, est à mourir de rire.
Pauvre Jovard ! « il était voltairien en diable, de même que monsieur son père,
l’homme établi, le sergent, rélecteur, le propriétaire ; il avait lu en cachette au
collège la Pucelle et la Guerre des Dieux, les Ruines de Volney et autres livres
semblables : et c’est pourquoi il était esprit fort comme M. de Jouy et prêtrophobe
comme M. Fontan »
; — bon Jovard (prenez bien garde de ne pas vous tromper et
de ne pas prononcer Jobard), « il aurait plutôt nié l’existence
de Montmartre que celle du Parnasse ; il aurait plutôt nié la virginité de sa petite
cousine, dont, suivant l’usage, il était fort épris, que la virginité d’une seule des
neuf Muses ; — bon jeune homme ! je ne sais pas à quoi il ne croyait pas, tout esprit
fort qu’il était : il est vrai qu’il ne croyait pas en Dieu ; mais, en revanche, il
croyait en Jupiter, en M. Arnault et en M. Baour mêmement ; il croyait au quatrain du
marquis de Saint-Aulaire, à la jeunesse des ingénuités du théâtre, aux conversions de
M. Jay »
; il croyait jusqu’aux promesses des arracheurs de dents, des grands
orateurs de l’Opposition et au fameux programme de l’Hôtel-de-Ville : — et voilà que,
pour avoir causé un quart d’heure au foyer du Théâtre-Français, et un jour de tragédie
encore, avec ce satané Ferdinand qui n’est venu là que pour profaner le lieu et y
relancer une maîtresse, il est retourné comme un gant en un clin d’œil. — « Et
Aristote et Boileau ! s’écrie-t-il en vain dans sa détresse, et les bustes ! »
Et il montrait du doigt les images des grands et petits classiques qui peuplent le
foyer :
— « Bah ! lui répond Ferdinand, ils ont travaillé pour leur temps ; s’ils revenaient au monde aujourd’hui, ils feraient probablement l’inverse de ce qu’ils ont fait ; ils sont morts et enterrés comme Malbrouk et bien d’autres qui les valent, et dont il n’est plus question ; qu’ils dorment comme ils nous font dormir ; ce sont des grands hommes, je ne m’y oppose pas. Ils ont pipé les niais de leur époque avec du sucre ; ceux de maintenant aiment le poivre : va pour le poivre ! Voilà tout le secret des littératures… »
Les recettes de détail viendront après, une à une ; il suffira d’une seconde séance
pour dévoiler au néophyte tous les arcanes du genre ; le catéchisme ultra-romantique
sera donné au complet. Tout cela est fin, ironique, moqueur ; et l’ironie y est si bien
distillée et filée que celui qui la répand semble parfois le même que celui aux dépens
de qui elle se joue. On ne distingue plus, on ne sait plus où l’on en est, et si
aguerri, si peu bourgeois et classique qu’on soit, on est tenté de dire en se frottant
les yeux : « Ah çà ! de qui se moque-t-on ici ? »
Et il est à croire que
c’est un peu de tout le monde51.
Un culte dominait toutes ces ironies, un seul, sincère et profond, celui de l’art. Il y
aura plus tard, à dix ans de là, vers 1843, une Bohême littéraire qui a aussi produit
ses œuvres et qui a eu sa folle et libre moisson, la Bohême de Murger. On aurait entre
elle et les jeunes France de 1833 à noter plus d’une différence52. Le monde de Murger est plus naturel et à l’abandon, il est
aussi plus sensible : le Manchon de Francine n’aurait jamais pu naître
au milieu des dagues de Tolède et des yatagans damasquinés de 1833. Ici, chez les jeunes France, on prenait même par ton des airs féroces ; on aurait cru
ressembler à M. Bouilly et se déshonorer, si l’on s’était permis de s’attendrir ; on
arborait, peu s’en faut, pour devise le vers de Térence ainsi retourné : « Je
suis homme, et en conséquence je ne m’intéresse à rien d’humain. »
Mais, tout
compte fait et tout balancé, la rue des Canettes me paraît d’ailleurs fort inférieure en
visée à l’impasse du Doyenné : elle vit au jour le jour, elle n’a pas l’horizon du
passé, l’enthousiasme exalté pour tous les vieux maîtres gothiques et non classiques, le
mépris du médiocre, l’horreur du lieu commun et du vulgaire, l’ardeur et la fièvre d’un
renouvellement. Genre pour genre, travers pour travers, celui de 1833 est d’un degré
plus élevé.
Dans l’un et dans l’autre groupe, un trait qu’ils ont en commun, c’est l’absence de toute passion politique. Mais, dans le monde Murger, la politique est absente naïvement et par indifférence : dans l’impasse du Doyenné, elle est dédaignée, conspuée, comme inférieure et bourgeoise, et tout à fait garde nationale. Je signale l’excès ; mais la raison aussi, — j’entends la raison poétique, — la fantaisie, nourrice de l’art, y trouvaient leur compte ; et lorsqu’un des adeptes se détachait de cette société si parfaitement désintéressée et si vraiment innocente dans ses fureurs, pour entrer tout de bon dans la violence, dans la conspiration et la haine, quels vers aimables et doux Théophile Gautier lui adressait, en le rappelant cette fois à la nature non distincte de l’art !
A UN JEUNE TRIBUN.
Ami, vous avez beau, dans votre austérité,N’estimer chaque objet que par l’utilité,Demander tout d’abord à quoi tendent les chosesEt les analyser dans leurs fins et leurs causes ;Vous avez beau vouloir vers ce pôle commun,Comme l’aiguille au nord, faire tourner chacun ;Il est dans la nature, il est de belles choses,Des rossignols oisifs, de paresseuses roses,Des poètes rêveurs et des musiciensQui s’inquiètent peu d’être bons citoyens,Qui vivent au hasard et n’ont d’autre maxime,Sinon que tout est bien, pourvu qu’on ait la rime,Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,Écoutent le récit de leurs amours naïfs.Il est de ces esprits qu’une façon de phrase,Un certain choix de mots tient un jour en extase,Qui s’enivrent de vers comme d’autres de vin,Et qui ne trouvent pas que l’art soit creux et vain.D’autres seront épris de la beauté du mondeEt du rayonnement de la lumière blonde ;Ils resteront des mois assis devant des fleurs,Tâchant de s’imprégner de leurs vives couleurs ;Un air de tête heureux, une forme de jambe,Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,Il ne leur faut pas plus pour les faire contents.Qu’importent à ceux-là les affaires du tempsEt le grave souci des choses politiques ?Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques,Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns,Que leur font vos discours, magnanimes tribuns ?Vos discours sont très beaux, mais j’aime mieux des roses…
Voyez toute la pièce. Ce sont tous ces charmants vers que je reproche au public, qui lit avec plaisir les feuilletons de Théophile Gautier, de ne pas avoir présents et de ne pas assez couronner. Je compte sur mes doigts : sur quarante ou trente-neuf lettrés d’élite, il n’y a certainement pas plus de huit personnes à l’Académie française qui les connaissent53.
III.
Je ne puis ni ne veux éluder le livre de prose de Théophile Gautier que je considère comme capital dans son œuvre, et qui recèle une physiologie morale toute singulière, Mademoiselle de Maupin, qu’il mit deux ans à composer et qu’il publia en 1836. Et ici je m’expliquerai très nettement. Je ne conseille la lecture du livre à aucune de mes lectrices du Constitutionnel ; c’est un livre de médecine et de pathologie. Tout médecin de l’âme, tout moraliste doit l’avoir sur une tablette du fond dans sa bibliothèque. Ce n’est pas ce que la plupart y cherchent qui me frappe surtout, quoique l’idée première cependant soit aussi juste que vive. Une jeune fille noble, de vingt ans environ, d’un esprit hardi, d’un caractère entreprenant, poussée aussi par le vague instinct d’une nature moins uniquement féminine chez elle qu’elle ne l’est d’ordinaire chez ses semblables, s’est souvent dit que les jeunes filles, les femmes du monde ne connaissaient pas les hommes et ne les voyaient qu’à l’état d’acteurs et de comédiens ; elle a désiré savoir ce qu’ils se disent quand ils sont entre eux et qu’ils ont jeté le masque. Devenue libre et maîtresse d’elle-même par la mort d’un vieux parent, elle veut en avoir le cœur net ; elle tente l’aventure, prend un déguisement viril et se lance tête baissée à travers la vie. Un certain reflet de Watteau, ou mieux encore une teinte des comédies-féeries de Shakespeare, répandue par le romancier sur le monde qu’elle va traverser, ôtera toute vulgarité aux incidents et aux scènes qui se succéderont. Mais, encore une fois, je laisse l’action, très-secondaire dans le livre, je ne m’attache qu’à d’Albert, au jeune homme qu’elle rencontre et qui s’émeut d’abord à sa vue.
D’Albert est une forme dernière de la maladie de René. Il en est une nuance tranchée,
une variété extrême, la plus désespérée. Dès ses premières années et au sein d’une
éducation de famille calme et honnête, sous l’aile d’une bonne mère, il est arrivé à la
corruption d’esprit la plus profonde, à la satiété et à la nausée avant le plaisir. Sous
le duvet de l’adolescence et avant aucun acte extérieur, il était gâté. La source, qui
paraissait dormir, croupissait déjà. Son cœur, tout coi et tranquille en apparence,
mûrissait, ou plutôt, selon son expression énergique, pourrissait « comme la
nèfle sous la paille. »
Blasé avant d’avoir commencé, roué avant d’avoir fait,
un pas, tel est d’Albert. D’où lui vient ce malheur, cette monstruosité morale ?
— D’Albert aime la beauté et n’aime qu’elle ; mais il l’aime à un degré où il devient à
peu près impossible de la rencontrer, et lorsqu’il aura l’air d’aimer quelque être qui
lui en offre une certaine image, il sentira que ce n’est là qu’un prétexte et un
fantôme, et que réellement il n’aime pas. D’Albert est né trop tard ; il y a aussi des
climats pour les âmes, et, une fois le vrai climat manqué, elles sont à jamais dépaysées
et souffrent d’une nostalgie immortelle. Lui, il devait venir au temps de la belle Grèce
et de la molle Ionie, en ces âges chantés et illustrés par l’antique Anacréon, par
Alcée, par Ibycus, Solon, ou Mimnerme, ou par le, glorieux Pindare. Il a trois désirs :
« les armes, les chevaux, les femmes. »
Trois choses lui plaisent avant
tout : « Tor, le marbre et la pourpre ; éclat, solidité, couleur. »
Tous
ses rêves sont faits de cela. D’Albert n’a rien, mais absolument rien de chrétien. Le
Christ, pour lui, n’est pas venu et n’est pas mort. C’est le dernier disciple, le plus
corrompu, de Platon ; c’est le dernier Alcibiade. Un tel anachronisme est une
dépravation aussi. Son effréné désir serait de remonter le cours des âges, de faire
rebrousser le fleuve de l’humanité, D’Albert aime l’impossible, et il s’y acharne. Il a
soif de posséder et de s’assimiler ce qu’il n’est donné à nul homme de ravir et ce qu’il
est permis tout au plus de concevoir et de contempler. Il a en lui l’orgueil et les
ambitions d’un Dieu : tantôt il voudrait faire rentrer dans sa propre nature et absorber
en soi, sentir soi tout ce qu’il désire, et il se demande par moments
si le monde n’est pas une ombre et si rien de ce qui n’est, pas lui existe ; tantôt il
n’aspire, au contraire, qu’à sortir et à s’échapper de lui-même, à traverser les autres
existences, à les revêtir et à les user par une suite d’incessantes métamorphoses. La
Grèce même, en ce sens, est dépassée ; on est reporté jusqu’à l’Inde et à ses mystères.
Cette forme bizarre de l’ennui, cette impuissante fureur, cette infidélité raffinée
auprès de ce qu’il aime, est certes, comme je l’ai appelée, un dernier et suprême
renchérissement de la maladie de René.
Deux ou trois scènes, qui ont le tort de parler trop complaisamment aux sens, ont masqué la pensée philosophique de ce livre qui est fait pour déconcerter plus d’un lecteur vulgaire. On cherchait du Faublas, et l’on se trouve à chaque instant arrêté et retardé par des espèces de chants et de mélodies qui viennent à la traverse, et qui sont comme un écho de certains dialogues de Platon. Je pourrais noter, comme dans un opéra, nombre de ces beaux airs ou de ces hymnes : Si tu viens trop tard, ô mon Idéal, je n’aurai plus la force de t’aimer, etc. ; Ô Beauté, nous ne sommes créés que pour t’aimer et t’adorer à genoux, etc. Le livre est plein de ces couplets qui recommencent sans cesse comme dans une monodie. Théophile Gautier jeune s’est mis là tout entier. Il n’avait que vingt-cinq ans.
La Comédie, de la Mort, qui parut en 1838, nous montre de plus en
plus développée dans le poète à qui le préjugé n’accorde guère que la palme de la
description, une pensée intime et amère d’ennui, de dégoût consommé, la réflexion
désespérée et fixe d’un néant final universel. Ici la forme est inspirée du Moyen-Age,
de sa mythologie et des images de la mort qui lui sont familières. C’est une suite
d’évocations lugubres, après une promenade au cimetière le jour des Morts ; tour à tour
Raphaël, Faust, Don Juan, Napoléon lui-même, apparaissent aux yeux du poète qui demande
à la vie et à la tombe son secret ; nul de ces grands revenants ne le sait, chacun
renvoie à l’autre. Faust dit : « Aimez, vous ferez bien mieux que
d’étudier. »
Don Juan dit : « Interrogez la science, apprenez,
apprenez, vous avez plus de chance de ce côté que du mien. »
Le grand Empereur
enfin, après avoir pressé dans sa main le globe, trouve qu’il sonne creux, et se prend à
envier l’idylle du chevrier de son île natale à travers les halliers. Que si le poète,
après cela, se rejette vers l’antique Grèce et sur le plaisir couronné de roses, on sent
que c’est pour s’étourdir ; c’est de guerre lasse et en désespoir de cause. Il a cru
supprimer le Christ ; il n’a pu supprimer le Moyen-Age et ses terreurs, et le sentiment
de l’infini qu’il nous a légué.
Toujours, au milieu du festin, au sein de l’ivresse, et quand le poète enflammé exhalera l’ardeur de ses chants entre les bras de Théone ou de Cinthie, la Mort se lèvera tout à coup et apparaîtra devant ses yeux, non la Mort des anciens dont l’idée ne faisait qu’aiguiser plutôt et raviver le sentiment du plaisir, mais la Mort de la Danse macabre, avec son ricanement féroce, et qui vous met et vous laisse au cœur une certaine petite crainte a l’Hamlet que la nuit funèbre ne soit pas le long sommeil, mais le rêve, et que tout ne soit pas fini après la vie :
La mort ne serait plus le remède suprême ;L’homme, contre le sort, dans la tombe elle-mêmeN’aurait pas de recours,Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre,Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivreL’orage de nos jours !
Une des productions les plus poétiques de Théophile Gautier et qui, par son tour et sa hardiesse, est encore inspirée du Moyen-Age, — du Moyen-Age irrévérent et en pleine décadence, — c’est la saynète qui a pour titre une Larme du Diable (1839). Si c’était traduit de Gœthe ou de Heine, on en aurait parlé avec éloge et liberté, au lieu de se voiler et de l’interdire. Nous avons besoin en France que certaines liqueurs nous arrivent ainsi transvasées ; sans quoi, elles sont trop fortes et font éclater le flacon. Et à ce propos on remarquera combien l’idée du Diable revient souvent dans l’imagination du poète, comme pour piquer la somnolence heureuse et stimuler l’ennui. Tout grec qu’il est et des plus païens, je ne suis pas bien sûr qu’il n’y croie pas un peu, au Diable.
IV.
En ces années, le poète chez Théophile Gautier était mûr et complet : il avait eu dès l’abord l’instrument ; il était allé aussi au fond de son inspiration ; il en avait fait le tour. Son premier voyage en Espagne, qui est de 1840, et qui fut dans sa vie d’artiste un événement, lui avait fourni des notes nouvelles d’un ton riche et âpre, bien d’accord avec tout un côté de son talent ; il y avait saisi l’occasion de retremper, de refrapper à neuf ses images et ses symboles ; il n’était plus en peine désormais de savoir à quoi appliquer toutes les couleurs de sa palette. Son recueil de Poésies publié en 1845, par tout ce qu’il contient, et même avant le brillant appendice des Émaux et Camées, est une œuvre harmonieuse et pleine, un monde des plus variés et une sphère. Le poète a fait ce qu’il a voulu ; il a réalisé son rêve d’art ; il ne se borne nullement à décrire, comme on l’a trop dit, pas plus que, lorsqu’il a une idée ou un sentiment, il ne se contente de l’exprimer sous forme directe. Il nous a donné toute sa poétique dans une de ses plus belles pièces, le Triomphe de Pétrarque, où il s’adresse, en finissant, aux initiés et aux poètes :
Sur l’autel idéal entretenez la flamme.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Comme un vase d’albâtre où l’on cache un flambeau,Mettez l’idée au fond de la forme sculptée,Et d’une lampe ardente éclairez le tombeau.
C’est là son secret, son procédé, et il le met religieusement en pratique. Est-il amoureux, par exemple, souffre-t-il : au lieu de se plaindre, de gémir, de se répandre en larmes et en sanglots, de presser et de tordre son cœur au su et vu de tous, ce qui lui paraît peu digne, — car il ne sied pas, selon lui, que le poète geigne en public, — il se contient, il a recours à quelque image comme à un voile, il met à son sentiment nu une enveloppe transparente et figurée ; il dira :
LE POT DE FLEURS
Parfois un enfant trouve une petite graine,Et tout d’abord, charmé de ses vives couleurs,Pour la planter, il prend un pot de porcelaineOrné de dragons bleus et de bizarres fleurs.
Il s’en va. La racine en couleuvres s’allonge,Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau ;Chaque jour, plus avant, son pied chevelu plonge,Tant qu’il fasse éclater le ventre du vaisseau.
L’enfant revient ; surpris, il voit la plante grasseSur les débris du pot brandir ses verts poignards.Il la veut arracher, mais la tige est tenace ;Il s’obstine, et ses doigts s’ensanglantent aux dards.
Ainsi germa l’amour dans mon âme surprise ;Je croyais ne semer qu’une fleur de printemps :C’est un grand aloès dont la racine briseLe pot de porcelaine aux dessins éclatants.
On ne saurait présenter et symboliser un amour douloureux sous un plus juste et plus ingénieux emblème. — Veut-il exprimer la quantité de fantaisies qui viennent chaque soir, à l’heure où le rêve commence, se former et s’assembler dans son imagination oisive, et qui ne demandent qu’à prendre forme et couleur chaque matin, il dira :
LES COLOMBES.
Sur le coteau, là-bas où sont les tombes,Un beau palmier, comme un panache vert,Dresse sa tête, où le soir les colombesViennent nicher et se mettre à couvert.
Mais le matin elles quittent les branches :Comme un collier qui s’égrène, on les voitS’éparpiller dans l’air bleu, toutes blanches,Et se poser plus loin sur quelque toit.
Mon âme est l’arbre où tous les soirs, comme elles,De blancs essaims de folles visionsTombent des cieux, en palpitant des ailes,Pour s’envoler dès les premiers rayons.
C’est la perfection dans la grâce. — Quand je me remets à feuilleter et à parcourir en
tous sens, comme je viens de le faire, ce recueil de vers de Gautier, qui mériterait à
lui seul une étude à part, je m’étonne encore une fois qu’un tel poète n’ait pas encore
reçu de tous, à ce titre, son entière louange et son renom. Serait-il vrai qu’en France
nous soyons en poésie comme en religion, exclusifs et négatifs ? M. de Narbonne, causant
avec Napoléon qui, dans une heure de mécontentement, avait parlé d’établir une Église
nationale, disait ce mot qu’on rappelait tout récemment : « Il n’y a pas assez de
religion en France pour en faire deux. »
Serait-il vrai aussi qu’il n’y a pas
en France assez de poésie pour en admettre deux et trois et plusieurs ? Une fois notre
liste dressée das poètes en vogue, nous la fermons.
Je continuerai cette étude du talent de Théophile Gautier dans son application à la prose.