(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La femme au XVIIIe siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt. » pp. 2-30
/ 1184
(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La femme au XVIIIe siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt. » pp. 2-30

La femme au XVIIIe siècle
par MM. Edmond et Jules de Goncourt1.

I. Les deux frères.

MM. de Goncourt sont deux frères jeunes encore, qui ont débuté dans les lettres il y a une douzaine d’années ; qui se sont dès le premier jour jetés en pleine eau pour être plus sûrs d’apprendre à nager ; qui y ont très-bien réussi ; qui ne se sont jamais séparés, qui ont étudié, écrit, vécu ensemble ; qui ont mis tout en commun, y compris leur amour-propre d’auteur ; que cette union si étroite et qui leur semble si facile distingue et honore ; qui ont fait chaque jour de mieux en mieux ; qui, adonnés aux arts, aux curiosités, aux collections tant de livres que d’estampes, ont acquis du xviiie  siècle en particulier une connaissance intime, approfondie, secrète, aussi délicate et bien sentie que détaillée. Leur Histoire de Marie-Antoinette les a désignés à l’attention des lecteurs sérieux, qui aiment pourtant du nouveau dans des sujets connus. Leur roman de Sœur Philomène est une étude de cœur et de mœurs, qui semble prise sur la réalité. Ce sont ces aimables frères, unis ou plutôt confondus par l’amitié comme par les goûts, qui viennent aujourd’hui nous donner le résumé, la quintessence et l’esprit de leurs recherches favorites, de leur commerce prolongé avec le xviiie  siècle, dans un volume où les femmes de ce temps sont montrées dans tous les rangs et dans toutes les classes, à tous les crans et à tous les moments de la société, à toutes les heures et à tous les âges. C’est une mine que ce livre-là. J’essayerais vainement d’en donner l’analyse, car c’est une analyse déjà, mais dont chaque trait est groupé, rapporté à son lieu et serré dans une trame.

On comprend en effet que les femmes du xviiie  siècle, tout en ayant quelques traits communs ne restent pas les mêmes pendant toute cette durée et se distinguent entre elles par des nuances infinies. Les jeunes femmes de la fin du règne de Louis XIV, et qui entraient dans le monde en même temps que la duchesse de Bourgogne ou un peu auparavant (comme Mme de Caylus), ne sont pas exactement les femmes de la Régence ; celles-ci, écloses en pleine licence et comme vouées à l’orgie (Mme de Parabère, Mme de Prie), ne sont pas tout à fait celles dont l’avènement mondain retarde et se rapporte à l’époque du mariage de Louis XV et à l’arrivée en France de Marie Leczinska. Mme de Pompadour amène avec elle un monde particulier et une nuance féminine distincte. Puis il y a l’époque Louis XVI, bien marquée et tranchée, Marie-Antoinette donnant le ton ; aux femmes de cette nouvelle génération, à celles qui règnent ou fleurissent pendant ces quinze premières années brillantes, et dont la duchesse de Lauzun est le parfait modèle, succèdent les femmes de la Révolution, Mme de Staël, Mme Roland, Mme de Condorcet, tant d’autres ; puis, l’on a les beautés du Directoire. La femme, bien plus que l’homme, date et dépend de son premier bal, de la première soirée où elle obtient son premier triomphe. Cette étoile lui reste au front et décide souvent de ses mœurs, ou tout au moins de son ton, de son genre. On arrive ainsi aux femmes du Consulat, celle qui sera la gracieuse reine Hortense menant le cortège.

MM. de Goncourt n’ont pas poussé si loin leur étude, et, en effet, c’est à 89 que s’arrêtait naturellement leur sujet ; c’est la femme de l’ancien régime qu’ils ont tenu à nous montrer, à la fois dans son unité et dans toutes ses variétés sociales. Et que de variétés effectivement alors, dans cette moitié la plus changeante et ondoyante de l’espèce humaine ! Je viens de compter quelques-unes des dates politiques et des événements, de cour qui font qu’à vue d’œil un salon de 1710 n’est pas un salon de 1730, ni celui-ci un salon de 1760, ni aucun de ceux-là un salon de 1780 : mais combien d’autres révolutions qui influent sur la nature des femmes, qui l’agitent et la renouvellent ! Les dates littéraires y sont pour beaucoup. Le salon de Mme de Lambert se ressentait fort du genre fin mis à la mode et autorisé par La Motte et Fontenelle. Jean-Jacques, au milieu du siècle, fut comme un météore qui mit en feu la tête et le cœur des femmes et qui alluma leur imagination ; il y eut, non pas une, mais plusieurs générations de ces admiratrices enthousiastes de Jean-Jacques. Rappelons-nous ce que nous-mêmes nous avons vu et observé de nos yeux, et tous ces cortèges successifs de femmes de Lamartine, de femmes de Musset, de femmes de Balzac. A la suite des Œuvres complètes de chacun de ces auteurs célèbres, il devrait y avoir un album, un recueil d’estampes représentant quelques-uns des types de ces femmes-là, à la fois celles que l’auteur a peintes dans ses livres et celles qui se sont après coup modelées sur lui, autant de prêtresses ou de dévotes vouées chacune à leur saint ou à leur dieu. Le premier auteur sensible, passionné, qu’une femme lit à quinze ans et pour lequel elle s’affole ou s’attendrit, la désigne, lui met pour toute la vie un pli au cœur, lui met parfois la cocarde à l’oreille autant et plus que son premier bal. Après les femmes de Jean-Jacques et à côté, il y eut donc sous Louis XVI comme une seconde série, un sous-genre, les femmes de Florian, les pastorales, laitières et bergères, celles de Trianon et qui en sortaient peu, et celles qui, plus naïves et pour rendre hommage à Gessner et à la nature, faisaient déjà leur pèlerinage de Suisse. Mais toutes ces divisions sont elles-mêmes incomplètes ; car il y a, à chaque moment, les différentes classes distinctes ou séparées, la Cour, la Noblesse, la Ville, et celle-ci partagée en haute finance, bourgeoisie moyenne et petite bourgeoisie, et ce qui est vrai de l’une de ces sociétés, ne l’est pas de l’autre. Les comédiennes font une classe à part, et des plus intéressantes, depuis Mlle Le Couvreur jusqu’à Mlle Contat. N’oublions pas la femme du peuple, la femme des halles alors si caractérisée, le genre poissard. Il y a enfin celles qu’il faut bien appeler par leur nom, les filles entretenues, une des productions singulières et développées du xviiie  siècle. MM. de Goncourt savent, décrivent, exposent tout cela avec science et verve. Ils ont recours, pour suppléer aux livres qui font souvent défaut ou qui ne s’expriment qu’en termes trop vagues et trop abstraits, à ces auxiliaires que les littérateurs proprement dits, que les illustres Villemain et leurs disciples ont trop négligés, aux arts du dessin, aux tableaux ou estampes du temps ; eux, ils y sont maîtres-amateurs et connaisseurs. De là, sous leur plume, une vie, un relief, un parlant qui renouvelle à tout instant les portraits et les images. Et comment se mêler de peindre la femme, si l’on ne s’entend un peu aux paniers, aux rubans et aux mouches ? MM. de Goncourt s’y entendent beaucoup.

Un peu de miroitement (car ils ont trop de talent de style, et ils ont fait trop de progrès dans leur manière pour qu’on ne leur touche pas quelque chose de leurs défauts), un peu trop de scintillement, dis-je, et de cliquetis est l’inconvénient de cette quantité de mots et de traits rapportés de toutes parts et rapprochés. On dirait par moments qu’ils sont deux à écrire, tant leur phrase est piquée, excitée, et a des redoublements de galop ! on y sent comme un double coup de fouet. J’y voudrais parfois un peu plus de repos, un peu plus d’air, d’espace, le temps de souffler et de reprendre haleine. On détacherait pourtant de fort agréables pages, et qui sont bien dans le goût et le ragoût de ce qu’ils avaient à peindre. Voulez-vous, par exemple, une définition du joli, si cher au xviiie  siècle qui y sacrifia décidément le beau ? Lisez ce portrait-type de la femme telle que le siècle la dégagea après ses premières fureurs de Régence, et telle que la mit en scène et la fit parler, le premier, Marivaux :

« Mais déjà, au milieu des déités de la Régence, apparaît un type plus délicat, plus expressif. On voit poindre une beauté toute différente des beautés du Palais-Royal dans cette petite femme peinte en buste par la Rosalba et exposée au Louvre. Figure charmante de finesse, de sveltesse et de gracilité ! Le teint délicat rappelle la blancheur des porcelaines de Saxe, les yeux noirs éclairent tout le visage ; le nez est mince, la bouche petite, le cou s’effile et s’allonge. Point d’appareil, point d’attributs d’Opéra : rien qu’un bouquet au corsage, rien qu’une couronne de fleurs naturelles effeuillée dans ses cheveux aux boucles folles. C’est une nouvelle grâce qui se révèle et qui semble, même avec ce petit singe grimaçant qu’elle tient contre elle de ses doigts fluets, annoncer les mines et les attraits chiffonnés dont va raffoler le siècle. Peu à peu, la beauté de la femme s’anime et se raffine. Elle n’est plus physique, matérielle, brutale. Elle se dérobe à l’absolu de la ligne ; elle sort, pour ainsi dire, du trait où elle était enfermée ; elle s’échappe et rayonne dans un éclair. Elle acquiert la légèreté, l’animation, la vie spirituelle que la pensée ou l’impression attribuent à l’air du visage. Elle trouve l’âme et le charme de la beauté moderne : la physionomie. La profondeur, la réflexion, le sourire viennent au regard, et l’œil parle. L’ironie chatouille les coins de la bouche et perle, comme une touche de lumière, sur la lèvre qu’elle entrouvre. L’esprit passe sur le visage, l’efface, et le transfigure ; il y palpite, il y tressaille, il y respire ; et mettant en jeu toutes ces fibres invisibles qui le transforment par l’expression, l’assouplissant jusqu’à la manière, lui donnant les mille nuances du caprice, le faisant passer par les modulations les plus fines, lui attribuant toutes sortes de délicatesses, l’esprit du xviiie  siècle modèle la figure de la femme sur le masque de la comédie de Marivaux, si mobile, si nuancé, si délicat et si joliment animé par toutes les coquetteries du cœur, de la grâce et du goût !… »

Et ce qui suit, car ils n’en ont pas fini encore. — Si un peu de marivaudage s’y mêle, cela est de mise et presque de rigueur dans le portrait de la femme selon Marivaux.

Mais parmi la centaine de portraits de tout genre tracés ou esquissés par MM. de Goncourt dans ce volume si plein, il en est un d’un caractère plus sérieux, plus digne, et qu’ils ont très-bien senti, celui de la femme qui peut-être résume le plus complètement en elle l’esprit et le ton du xviiie  siècle classique, dans tout ce qui tient à l’ancien régime et qui périt avec cette société, à la veille de 89 : je veux parler de la maréchale de Luxembourg, cet arbitre souverain de l’usage et de la politesse, cette Mme de Maintenon, moins prude et moins confinée à son cercle que l’autre fée, mais qui, comme elle, tient la baguette et marque nettement la fin d’une époque. Nous allons essayer, après tant d’autres, de repasser, nous aussi, sur les traits de ce caractère et de cette figure digne de mémoire et qui mérite la gravure.

II. La duchesse de Boufflers ou de Luxembourg.

La maréchale duchesse de Luxembourg était fille du duc de Villeroy et petite-fille du maréchal de ce nom, ami de Louis XIV. Née en 1707, elle épousa en 1721, à quatorze ans, le duc de Boufflers, mort de la petite vérole à Gênes, en 1747, à l’âge de quarante-deux ans, et elle ne fut duchesse de Luxembourg qu’en secondes noces, en 1750, M. de Luxembourg étant devenu veuf vers ce même temps. Elle l’avait pour amant déjà, depuis quelques années, et n’en faisait point mystère : on a des couplets d’elle, où elle s’en vante à la face de la première duchesse de Luxembourg, laquelle avait pour ami de son côté Pont-de-Veyle, de même que Mme du Châtelet avait Voltaire. Toutes ces passions, toutes ces libres liaisons se mêlaient, s’entrecroisaient, et à ciel découvert. Il ne faudrait pas essayer de faire l’histoire de Mme de Boufflers, dans sa jeunesse ; ses mœurs furent celles du grand monde de son temps, c’est-à-dire plus que légères. Elle fut fort avant dans les intrigues de Cour ; nommée dame du palais de la reine quelques années après le mariage du roi, on la voit, dans les Mémoires de M. de Luynes, de tous les soupers, des chasses, des voyages à Choisy, à la Muette, avec les trois sœurs favorites (de Nesle). Elle eut une petite éclipse de faveur en 1743, à l’occasion de la disgrâce de M. de Belle-Isle, et elle fut assez longtemps sans souper dans les Cabinets. Elle n’était pas toujours très-bien avec Mme de Lauraguais, une des trois sœurs ; mais avec Mme de Châteauroux, elle fut, dans tous les temps, de l’intimité et de l’étroite confidence. Lorsque les deux dernières sœurs reparurent à la Cour après la grande maladie du roi, Mme de Boufflers fut, avec Mme de Modène, la première personne que Mme de Châteauroux informa de son rappel par un courrier exprès. Dans la maladie qui se déclara le lendemain du retour et qui emporta si rapidement la favorite, Mme de Boufflers eut une grande conversation avec elle, la veille même de sa mort, et fut chargée de dire plusieurs choses au roi. Malgré cette grande liaison avec la maîtresse, elle n’en était pas moins bien traitée par la reine qu’elle amusait, et qui, de son côté, poussait l’amitié pour elle jusqu’à la confidence. Faut-il dire que la reine, cette sage et pieuse Marie Leczinska, avait elle-même un faible de cœur pour M. de Boufflers ? — Elle faisait quelquefois à Mme de Boufflers l’honneur d’accepter un souper particulier dans son petit appartement, espèce d’entresol dans les attiques du château. En envoyant à la reine chaque année, selon son usage, son cadeau d’étrennes, Mme de Boufflers y joignait volontiers un compliment en vers ; mais, si l’on en juge par ce qu’on en a, elle réussissait mieux dans l’épigramme que dans le compliment. Elle ne paraît pas avoir vécu en parfait accord avec Mme de Pompadour ; du moins on la voit brouillée avec elle en juillet 1746. On dit pourtant qu’en apprenant la nouvelle de la disgrâce de M. de Maurepas (avril 1749), son premier mouvement fut de s’écrier : « Voilà donc enfin la vie de Mme de Pompadour en sûreté ! »

A défaut de portraits gravés ou peints, on a un portrait d’elle à cette date de jeunesse encore, — de seconde jeunesse, — par Mme du Deffand :

« Mme la duchesse de Boufflers est belle sans avoir l’air de s’en douter ; sa physionomie est vive et piquante, son regard exprime tous les mouvements de son âme ; il n’est pas besoin qu’elle dise ce qu’elle pense, on le devine aisément, pour peu qu’on l’observe.

Ses gestes ont tant de grâce, ils sont si naturels et si parfaitement d’accord avec ce qu’elle dit, qu’il est difficile de n’être pas entraîné à penser et à sentir comme elle.

Elle domine partout où elle se trouve, et elle fait toujours la sorte d’impression qu’elle veut faire ; elle use de ces avantages presque à la manière de Dieu : elle nous laisse croire que nous avons notre libre arbitre, tandis qu’elle nous détermine… Aussi, ceux qu’elle punit de ne la point aimer pourraient lui dire : Vous l’auriez été, si vous aviez voulu l’être 2.

Elle est pénétrante à faire trembler… »

Je réserve la fin du portrait pour plus tard.

Comme Mme du Deffand, Mme de Boufflers avait le talent ou la manie des couplets satiriques, alors en vogue ; elle lardait son monde à merveille : on le lui rendait bien. M. de Tressan fit sur elle ce fameux couplet :

Quand Boufflers parut à la Cour,
On crut voir la mère d’Amour,
Chacun s’empressait à lui plaire,
Et chacun l’avait à son tour.

Quand Mme de Boufflers chantait plus tard ce couplet, elle s’arrêtait au dernier vers et disait : J’ai oublié le reste. Un jour elle se mit à marmotter cette chanson devant M. de Tressan lui-même, en disant : « Connaissez-vous l’auteur ? elle est si jolie que non-seulement je lui pardonnerais, mais je crois que je l’embrasserais. » Tressan y fut pris comme le corbeau de la fable, et il dit : « Eh bien ! c’est moi. » Elle lui appliqua deux bons soufflets.

Saint-Lambert, dans des vers à elle adressés pour accompagner un Capucin en parfilage que Mme du Deffand envoyait pour étrennes à Mme de Boufflers, devenue la maréchale de Luxembourg, lui disait :

Du Ciel vous eûtes en partage
Un esprit doux, brillant et sage…

Cet esprit doux, selon la remarque du prince de Ligne, est un trait faux ; elle l’avait, avant tout, piquant, des plus mordants ; on la redoutait. Mais, en vieillissant, elle sut y mettre tant d’art et de mesure, tant de justesse toujours et tant d’à-propos, qu’on en passait volontiers par sa sévérité et qu’on n’y voyait qu’un jugement sans appel.

Elle avait moins d’instruction que d’esprit, et que de science du monde. Un jour qu’elle avait écrit à Voltaire une longue lettre à l’occasion de sa tragédie d’Oreste, il paraît qu’elle avait écrit Èlectre avec deux t, et Voltaire, pour toutes raisons, lui aurait répondu : « Madame la duchesse, Èlectre ne s’écrit pas par deux t. » On a raconté diversement l’historiette, et selon d’autres, c’était le nom d’Oreste qui aurait été mal orthographié, et Voltaire aurait répondu : « Madame la duchesse, on n’écrit pas Oreste par un h. Je suis avec un profond respect, etc. » Tout cela ne prouverait qu’une chose, c’est que Mme de Luxembourg savait mieux le monde et le français que l’orthographe.

Ce ne fut qu’après son second mariage, quand elle eut quitté la place de dame du palais de la reine où sa belle-fille lui succéda, qu’on la voit décidée à avoir un salon à Paris. Le marquis d’Argenson a noté le fait dans ses Mémoires, avec la crudité qui lui est propre :

« 20 novembre 1750. — La nouvelle duchesse de Luxembourg a résolu de tenir une bonne maison cet hiver à Paris, et pour cela il faut des beaux esprits. Elle a persuadé Mme de La Vallière de donner son congé à Gélyotte, chanteur de l’Opéra, et de s’attacher à sa place le comte de Bissy. Pour décorer la société, il a été résolu de faire celui-ci de l’Académie française… On a exigé de Mme de Pompadour qu’elle remit la nomination de Piron à une autre fois, et la marquise a conduit ceci avec beaucoup de finesse, ne se tenant que derrière le rideau, ce qui a pleinement réussi jeudi. M. de Bissv a été élu tout d’une voix pour remplacer l’abbé Terrasson à l’Académie française. Ainsi, l’on prétend opposer l’hôtel de Luxembourg à l’hôtel de Duras, et Bissv à Pont-de-Veyle. Nos mœurs françaises deviennent charmantes. »

Malgré le dénigrement anticipé de d’Argenson, le salon ouvert par Mme de Luxembourg vers 1750 devint en effet un des ornements et, à la longue, une des institutions du siècle.

Elle n’arriva à sa pleine et entière autorité, à son empire absolu, que graduellement. Tant que vécut son second mari, elle n’eut point toute liberté à cet égard, et ce n’est qu’après sa mort, en 1764, qu’elle entra dans la possession et l’exercice du dernier rôle qu’elle sut si bien remplir. Comme rien n’est plus difficile que de faire l’histoire d’un salon et d’une personne qui n’a pas eu d’autre règne, parce que ces annales légères ne se fixent pas, que tout le monde les sait ou croit les savoir à un moment, et qu’ensuite, une ou deux générations disparues, on ne trouve plus rien que de vague et de fuyant dans le lointain, comme devant un pastel dont la poussière s’est envolée, je crois que le mieux, pour se faire aujourd’hui une idée précise de Mme de Luxembourg, serait de la prendre dans ses relations avec Jean-Jacques à Montmorency ; puis dans ses relations avec les Choiseul et avec Mme du Deffand ; ici, du moins, on a des témoignages écrits et qui ont de la suite.

III. La maréchale de Luxembourg. — Jean-Jacques. — Les Choiseul.

En lisant bien le Xe livre de la seconde partie des Confessions, dans lequel Rousseau raconte comment, après sa rupture avec Mme d’Épinay et sa sortie de l’Ermitage, il s’établit à Montmorency et s’y lia avec le maréchal et la maréchale de Luxembourg, dont le château était en ce lieu, et qui le prévinrent de mille politesses, et comment insensiblement il devint leur hôte, leur intime, on voit qu’il y faut faire la part des faits et celle des conjectures ou chimères. M. de Luxembourg est peut-être, avec le Milord Maréchal, le seul homme qui ait, à force de bonté et de bonhomie, désarmé le soupçon de Jean-Jacques, et qui lui ait inspiré une confiance sans réserve et sans retour. Quant à Mme de Luxembourg, qui peut-être, en accueillant si vivement l’ombrageux solitaire, caressait aussi l’auteur à la mode et qui put ensuite se refroidir en effet pour le pauvre méfiant attaqué de manie, on ne saurait lui voir, cependant, aucun tort sérieux, et les témoignages si redoublés que Rousseau accorde à « son cœur bienfaisant », ne sont pas moins significatifs que ceux par lesquels il rend hommage à son goût juste et sûr. Toutes ces gracieuses et généreuses personnes, Mme de Luxembourg, son amie la comtesse de Boufflers, n’étaient après tout coupables que de vouloir faire le bonheur d’un malheureux homme de génie et de tourment, qui ne le permettait pas :

« Je craignais excessivement, nous dit Rousseau en commençant le récit de cette liaison, Mme de Luxembourg ; je savais qu’elle était aimable : je l’avais vue plusieurs fois au spectacle et chez Mme Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu’elle était duchesse de Boufflers et qu’elle brillait encore de sa première beauté ; mais elle passait pour méchante, et dans une aussi grande dame cette réputation me faisait trembler. A peine l’eus-je vue que je fus subjugué : je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m’attendais à lui trouver un entretien mordant et plein d’épigrammes. Ce n’était point cela ; c’était beaucoup mieux. La conversation de Mme de Luxembourg ne pétille pas d’esprit ; ce ne sont pas des saillies, et ce n’est pas même proprement de la finesse ; mais c’est une délicatesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples ; on dirait qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la Cour savent vous persuader cela quand elles veulent, vrai ou non ; mais toutes ne savent pas, comme Mme de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce, qu’on ne s’avise plus d’en vouloir douter… »

C’est la seule page de cet admirable Xe livre que je veuille rappeler ici, et Rousseau lui-même, dans sa plus mauvaise humeur, ne pensa jamais à la rétracter.

Dans le temps où Rousseau aigri accusait tout bas Mme de Luxembourg d’avoir changé à son égard, elle recevait de Voltaire, offensé de la protection qu’elle continuait d’accorder à son rival, une lettre jalouse. On conçoit qu’un esprit juste se soit peu à peu retiré de ces conflits dans lesquels, ayant fait son devoir, il ne restait rien d’agréable et de bon à gagner.

Avec Mme du Deffand et de la part de celle-ci, nous allons rencontrer plus d’une mauvaise humeur, plus d’une injustice également, plus d’une méchanceté même, comme les femmes du monde s’en permettent en langage envers des amies de tous les jours ; mais la suite aidera à corriger ce qui n’était que jugement hasardé, boutade, et à établir le vrai point.

Horace Walpole d’abord, cet ami de Mme du Deffand, juge un peu lestement la maréchale, et non-seulement son passé, mais son avenir. Dans une lettre écrite de Paris au poète Gray (25 janvier 1766), lettre toute émaillée de portraits et qui fait songer à la galerie de la Fronde de Retz, ou plutôt encore aux portraits de haute société de Reynolds et de Gainsborough, après avoir peint de sa touche la plus vive la duchesse de Choiseul et sa belle-sœur, la duchesse de Grammont, et bien d’autres, il continuait ainsi :

« Je ne puis clore ma liste sans y ajouter un caractère beaucoup plus commun, mais plus complet en son genre qu’aucun des précédents, la maréchale de Luxembourg. Elle a été très-jolie, très-abandonnée, et très-méchante ; sa beauté s’en est allée, ses amants s’en sont allés, et elle pense que le Diable va venir. Ce déchet l’a radoucie au point de la rendre plutôt agréable, car elle a de l’esprit et de bonnes manières ; mais vous jureriez, à voir l’agitation de sa personne et les effrois qu’elle ne peut cacher, qu’elle a signé un pacte avec le malin et qu’elle s’attend à être citée dans la huitaine, à l’échéance. »

La sagacité de Walpole, d’ordinaire si pénétrante, semble l’avoir ici trompé, et il prête à l’activité de Mme de Luxembourg et à son goût pour les plaisirs de la société un sens plus profond qu’il n’en faut probablement chercher.

Elle aimait à être de tout, de tout ce qui était bien, de tout ce qui était mieux. Lorsque M. de Choiseul fut exilé à Chanteloup, elle y voulut aller, quoique n’étant pas en termes parfaits avec lui ni avec la duchesse de Choiseul auparavant. Ce voyage de Mme de Luxembourg à Chanteloup fit une grosse affaire dans ce monde à la mode. Mme de Choiseul, sachant son désir, l’y invitait, et dans le même temps, elle écrivait confidemment à Mme du Deffand (octobre 1771) :

« Dites-moi, je vous prie : croyez-vous de bien bonne foi à ces lettres si empressées pour attirer une certaine maréchale ? Je désire qu’elle le croie ; je m’efforcerai à en prendre l’air pour la recevoir ; je ferai de mon mieux pour lui plaire ; mais j’ai bien peur de ne pas réussir. Que tout ceci demeure entre nous ; car vous savez que je crains les tracasseries autant que vous. »

On s’écrit des lettres pour être montrées, et l’on s’en écrit d’autres où l’on met sa pensée secrète.

« Mme de Luxembourg partit lundi pour Chanteloup, écrit Mme du Deffand à Walpole ; elle y restera huit jours. Rien n’est plus comique et plus singulier que cette visite : c’est pour qu’elle soit placée dans ses fastes. Ce n’est pas assurément l’amitié qui en est le motif… Elle était l’ennemie des Choiseul, et comme il est du bel air, actuellement, d’être dans ce que nous appelons aussi l’Opposition, elle a employé toutes sortes de manèges pour se réconcilier avec eux… »

Qu’arrive-t-il pourtant de ce voyage tant commenté à l’avance et où chacun est sur le qui-vive, surtout la duchesse de Choiseul, qui connaît peu la maréchale, que Mme du Deffand a mise en garde, et qui craint toujours la griffe dont on lui a fait peur ? Mme de Luxembourg les gagne, les séduit tous, comme elle a fait avec Rousseau, met à l’aise un chacun, et Mme de Choiseul écrit, à demi vaincue dès la première rencontre (citer est la seule manière de montrer Mme de Luxembourg à l’œuvre et en action) :

« La maréchale n’est point arrivée ici avec cet air de confiance que devaient lui inspirer les pressantes sollicitations qu’elle vous avait dit avoir reçues. La première soirée a été contrainte de toute part, quoiqu’elle s’efforçât d’être aimable et que nous nous efforçassions à lui plaire. Elle avait le portrait de M. de Choiseul en carton. C’était, disait-elle, sa boîte de voyage. Le lendemain, il en parut une autre superbe ; le médaillon de M. de Choiseul y était entouré de perles : c’était la boîte de gala. Elle était renfermée dans un petit sac dont on la tirait à chaque prise de tabac. M. de Choiseul se prosternait, se confondait à cette galanterie ; mais sa reconnaissance était maussade ; le pauvre homme était tout honteux. Cependant la confiance s’est établie, et l’aisance avec elle… Je n’aurai pas de peine à vous en dire du bien, si sa belle humeur se soutient. Elle n’a pas encore eu l’apparence d’inégalité ; mais, malgré la patte de velours qu’elle m’a toujours montrée, je ne puis me défendre de la crainte de la griffe dont on m’a tant parlé, et cette crainte me donne une contrainte insurmontable telle qu’il ne me vient pas une idée… »

La crainte se trouve en défaut : ce premier séjour à Chanteloup, d’une semaine environ, se passe à la satisfaction de tous, et Mme de Choiseul n’a à donner que des louanges :

« L’abbé (Barthélémy) part après-demain, écrit-elle à Mme du Deffand. Vous allez lui faire bien des questions sur le voyage de la maréchale. Son amabilité s’est soutenue jusqu’à la fin. La confiance de M. de Choiseul est revenue ; ils ont parlé de leur ancien temps, ils ont ri ; et vous savez qu’ils sont tous deux de nature à aimer les choses et les gens qui les font rire : ainsi ils ont été parfaitement bien ensemble. Elle a plu beaucoup à Mme de Grammont, qui certainement lui aura plu de même. L’aisance a été établie entre elles du premier jour ; je ne serais pas étonnée qu’il se formât une liaison solide ; mais moi, je suis restée aussi gênée, aussi bête, aussi maussade. Je n’ai sûrement pas réussi, quoiqu’on ne m’ait montré que des grâces. Je crois qu’en tout elle aura été assez contente de son voyage… »

On distingue bien en tout ceci l’art, le jeu, l’amabilité naturelle, la considération, et aussi cette crainte qu’on avait de ne pas réussir auprès d’elle, même d’égale à égale. — D’autres visites et voyages à Chanteloup se passent encore mieux les années suivantes :

« La chatte rose est tout aussi douce et aussi aimable cette année (mai 1772) que l’année passée. »

Elle s’accorde avec tous. Mme du Deffand est la plus difficile à conquérir et à persuader ; on la dirait jalouse ; elle ne peut s’accoutumer à l’idée de voir Mme de Luxembourg sur un si bon pied à Chanteloup ; cette femme distinguée, cette grande dame, même par rapport à elle, cette intime de tout temps avec qui elle passe sa vie, et qui la comble de témoignages d’affection, elle la crible en arrière d’épigrammes :

« La maréchale de Luxembourg ne sait que devenir. Elle court de prince en prince. Je suis médiocrement bien avec elle ; elle voudrait être importante, sentencieuse, épigrammatique, elle n’est qu’ennuyeuse. »

Et encore (30 juin 1773) :

« J’aurai demain à souper les Beauvau et la maréchale de Luxembourg. Celle-ci m’a rendu visite aujourd’hui à une heure après-midi. Il y avait plusieurs jours que je ne l’avais pas vue. Elle court les spectacles, elle se dévoue aux princes ; elle ne pouvait venir chez moi l’après-dîner, parce qu’à quatre heures elle devait aller avec Mme la duchesse de Bourbon dans la petite maison du duc de Chartres. Ne trouvez-vous pas cela admirable ? On peut dire : C’est une belle jeunesse ! »

C’est ce qu’elle écrit dans les mauvais jours, quand elle se laisse aller à son humeur ; mais cependant elle est obligée de convenir que cette maréchale juge très-bien les gens, qu’ils sont démêlés et sentis par elle à souhait, qu’elle rend toute justice particulièrement au mérite de cette charmante duchesse de Choiseul. Ce souper, tout à l’heure annoncé avec tant d’aigreur, se passe à ravir, et, le lendemain matin, Mme du Deffand fait amende honorable :

« J’eus hier la compagnie que j’attendais. La maréchale devient un vrai agneau. Réellement, elle est changée en bien, à ne la pas reconnaître. L’éducation que l’on donne en devient une pour soi-même. En voilà un exemple. »

Cette éducation est celle que Mme de Luxembourg avait donnée à sa petite-fille, Amélie de Boufflers, duchesse de Lauzun, la plus accomplie, la plus pure des jeunes femmes d’alors ; en se dévouant à elle, elle s’était elle-même améliorée, et, comme l’ont dit très-bien MM. de Goncourt, cette vieille fée de l’esprit et de la politesse ne se montrait plus qu’accompagnée de cet ange d’innocence et de pudeur, Mme de Lauzun.

Enfin, Mme du Deffand elle-même, celle qui doute le plus de ses amis et de l’amitié, est réduite à revenir sur ses préventions, et un jour que la maréchale est malade, elle écrit à l’abbé Barthélémy :

« La maréchale est mieux, mais pas assez bien pour s’établir à Auteuil… Savez-vous, l’abbé, que s’il arrivait malheur à cette maréchale, c’en serait un très-grand pour moi, et qu’elle est peut être de mes connaissances celle qui m’aime le mieux. C’est du moins celle dont je reçois le plus de marques d’attention. Et n’est-ce pas ce qui prouve l’amitié ? »

Et un autre jour, écrivant à Walpole, à qui elle en disait autrefois pis que pendre, 15 juin 1777 :

« Mme de Luxembourg, qui est encore à Chanteloup, m’écrit aujourd’hui qu’elle sera à Paris mercredi de très-bonne heure et qu’elle soupera chez moi : c’est d’elle que je reçois le plus de marques d’amitié. »

Le mot est prononcé et revient sous sa plume ; Mme du Deffand est forcée de se rendre et d’y croire. Elle reçut de Mme de Luxembourg, dans sa dernière maladie, toutes les marques d’attachement sincère, et elle l’eut à son chevet peu d’heures avant sa mort.

Dans le joli portrait qu’elle avait tracé bien des années auparavant, du temps que la maréchale était encore Mme de Boufflers, Mme du Deffand avait dit :

« Mme de Boufflers, en général, est plus crainte qu’aimée ; elle le sait, et elle ne daigne pas désarmer ses ennemis par des ménagements qui seraient trop contraires à la vérité, et à l’impétuosité de son caractère.

Elle se console par la justice que lui rendent ceux qui la connaissent plus particulièrement, et par les sentiments qu’elle leur inspire.

Elle a beaucoup d’esprit et de gaieté ; elle est constante dans ses engagements, fidèle à ses amis, vraie, discrète, serviable, généreuse ; enfin, si elle était moins clairvoyante, ou si les hommes étaient moins ridicules, ils la trouveraient parfaite. »

Ce qu’elle avait dit alors un peu par politesse et flatterie de société, elle fut obligée à la fin de le reconnaître exact et vrai dans la maréchale vieillie. Celle-ci, de son côté, cédait sans doute un peu moins dans ses dernières années à l’impétuosité de son caractère, à son esprit d’épigrammes, et se donnait un peu plus de peine pour persuader à ses amis qu’elle les aimait.

IV. Résumé sur madame de Luxembourg.

Telle était la personne qui était généralement tenue pour l’oracle du goût et de l’urbanité, celle qui exerçait, on l’a dit, une espèce de police pour le ton et l’usage du monde, le censeur de la bonne compagnie durant les belles années de Louis XVI. Tous ceux qui ont parlé d’elle, les Ségur, les Lévis, le prince de Ligne, Mme de Genlis, sont unanimes à lui reconnaître cet empire absolu et sans appel sur tout ce qu’il y avait de distingué dans la jeunesse des deux sexes ; elle contenait les travers, tempérait l’anglomanie, l’excès de familiarité, la rudesse, ne passait rien à personne, ni une mauvaise expression, ni un tutoiement, ni un gros rire ; « la plus petite prétention, la plus légère affectation, un ton, un geste qui n’auraient pas été exactement naturels, étaient sentis et jugés par elle à la dernière rigueur ; la finesse de son esprit, la délicatesse de son goût ne lui laissaient rien échapper » ; attentive à ce qu’il ne passât aucun courant d’air de la mauvaise compagnie dans la bonne, elle retardait, pour tout dire, le règne des clubs et maintenait intacte l’urbanité française, à la veille du jour où tout allait se confondre et s’abîmer.

Grâce à elle et malgré les souvenirs de licencieuse jeunesse qui se rattachaient à son nom, qui se chantonnaient encore à voix basse à la cantonade, qui ne nuisaient en rien cependant à sa considération dernière, et qui peut-être, auprès de générations très-gâtées, y aidaient plutôt (car on la savait d’une expérience suprême), grâce donc à la maréchale de Luxembourg, l’ancienne société, l’ancien salon français resta jusqu’à la fin marqué d’un caractère propre et unique pour l’excellence du ton. La marquise de Rambouillet, Mme de La Fayette, Mme de Maintenon, Mme de Caylus, Mme de Luxembourg, c’est le même monde avec de simples variantes ; mais il n’y avait nulle décadence, et peut-être même, à quelques égards, le dernier de ces salons était le plus parfait.

Le tour de sévérité caustique et critique que j’ai indiqué chez la maréchale était (il faut le croire, puisque tout le monde l’atteste), exempt de raideur et accompagné de tout agrément en sa personne. Sa dignité elle-même, comme l’ont dit MM. de Goncourt, était faite toute de grâce. Elle donnait l’exemple, en même temps que le précepte, de l’aisance dans la justesse. Surtout elle racontait plaisamment « et de l’air le plus détaché. » Elle n’appuyait pas.

J’avais songé à réunir quelques-uns des mots justes et concis qu’on a d’elle, et puis je me suis aperçu que de les citer trahirait peut-être mon dessein. Détachés ainsi de leur cadre, ils sembleraient faibles et pâles. C’était le ton, l’à-propos qui en faisait le prix et le poids. Un jour, par exemple, le Dauphin, fils de Louis XV, qui était un peu persiffleur, la sachant très à cheval sur les hauts faits des Montmorency depuis qu’elle avait épousé un membre de la famille, lui dit pour la plaisanter : « Savez-vous, Madame, tous les exploits des Montmorency ? »« Monsieur3, répondit-elle, je sais l’histoire de France », indiquant par là que l’histoire de France et celle des Montmorency se confondaient. J’explique la chose, je la commente ; mais le simple mot, répondu sec et net devant une Cour maligne qui aurait joui d’un léger embarras et d’une réplique indécise, était heureux et parfait.

Elle excellait à déjouer d’un mot qui elle n’aimait pas. Elle se plaisait à tâter les esprits, à les piquer, à vous interpeller au souper, d’un bout de la table à l’autre, par quelque question provocante ; la repartie qu’on y faisait vous jugeait sur l’heure. C’est ainsi que M. de Talleyrand, très-jeune et à ses premiers débuts, assistant à un souper de Mme de Luxembourg, fut attaqué par elle d’une de ces questions qui auraient embarrassé tout autre : il répondit je ne sais quoi, mais de ce ton et de ce visage qu’on lui a connus depuis : quelque chose de bref et de juste, jeté d’un air de parfaite insouciance. Dès lors il fut classé et compté. Ce mot dit en tel lieu et répété partout avait suffi4. La jeunesse de qualité prenait ses grades d’esprit à l’hôtel de Luxembourg.

Chaque débutant, chaque esprit encore neuf se sentait en sa présence comme devant une pierre de touche qui décidait de la finesse du métal. Quelquefois ce ton, ce mordant, cet imposant étaient poussés un peu loin ; il n’est si belle qualité qui par moments n’excède et ne franchisse ses limites. Mme de Genlis a raconté qu’un jour, un dimanche, à l’Ile-Adam, comme on attendait pour la messe le prince de Conti, on était dans le salon autour d’une table sur laquelle les dames avaient posé leurs livres d’heures ; la maréchale s’amusait à les feuilleter par manière d’acquit. Tout à coup, étant tombée sur deux ou trois prières particulières qui lui parurent bizarres et de mauvais goût, elle ne put s’empêcher de le dire ; et comme Mme de Genlis se hasardait à lui représenter qu’en fait de prières Dieu s’attachait sans doute à l’intention plutôt qu’aux paroles et au ton : «  Eh bien ! madame, repartit la maréchale de son air sérieux, ne croyez pas cela. » Mme de Luxembourg, cette grande maîtresse du bon ton et de l’usage ici-bas, croyait savoir même celui du Paradis.

Sa dévotion était, comme celle des vieilles femmes de son siècle qui prenaient ce parti, froide et sèche d’apparence, personnelle pour ainsi dire, non convertissante, mais aussi pleine de bonnes œuvres et de bienfaits positifs. Un jour, une de ses amies intimes, Mme de Monconseil, était à toute extrémité ; la maréchale alla à sa paroisse et fit vœu, si la malade réchappait, de délivrer dix prisonniers pour dettes. Voilà de la dévotion fructueuse.

On n’a d’elle ni portrait authentique ni gravure. Cela s’explique : elle mourut à la veille du déluge. On avait bien d’autres choses à penser en janvier 1787. Les chroniqueurs eux-mêmes, tout occupés de l’ouverture de l’Assemblée des notables, oublient d’enregistrer sa mort. Elle finissait avec un ordre de choses. On n’eut pas l’idée ni le loisir de se mettre à graver son portrait. Personne même ne fit sur le temps son oraison funèbre. Mme Geoffrin, morte quelques années auparavant, avait été célébrée sur tous les tons par Thomas, l’abbé Morellet et tout le chœur des gens de lettres, ce qui faisait dire avec malignité à Mme du Deffand : « Tout cela, c’est bien du bruit pour une omelette au lard5. » Mme de Luxembourg, cette crème du bon ton, n’eut rien ; mais plus tard et dès qu’on fut rassis, on se ressouvint, et tous ceux dont le suffrage compte ont parlé. Si les Mémoires de M. de Talleyrand ne sont pas un leurre et une vaine promesse, il lui reste à parler d’elle, lui le dernier de tous, et, avec le prince de Ligne, le meilleur juge.

M. de Lévis, à défaut d’autres, nous l’a très-bien montrée avec sa cornette et ses coiffes, tenant à la main sa longue canne, dont la pomme faisait boîte et renfermait des pièces de monnaie, qu’elle distribuait aux malheureux tout en se promenant. Mme de Souza, l’auteur délicat d’Eugène de Rothelin, nous a très-bien rendu, dans cette jolie production, une Mme de Luxembourg un peu adoucie sous les traits de la maréchale d’Estouteville6, et elle n’a pas oublié, auprès d’elle, le charmant contraste de la duchesse de Lauzun, devenue dans le roman Mme de Rieux. Mais un roman qui, de sa nature, pousse au sentiment, échappe par trop d’endroits à la vérité.

Mme de Genlis, qui avait fort connu la maréchale de Luxembourg, en a parlé avec un détail dont on lui sait gré ; mais elle a montré plus que personne, en voulant fixer par écrit quelques-unes des remarques qu’elle avait recueillies de sa bouche sur les usages du grand monde et en les rédigeant dans une sorte de Dictionnaire de l’Étiquette, que la finesse ne se transmet pas, qu’il y a une pédanterie même dans les choses légères, et qu’on ne professe ni le tact ni la grâce. La maréchale de Luxembourg aurait désavoué une pareille élève qui, à côté de l’autorité, supprimait le charme, et qui, au lieu de plaire en avertissant, ne savait que régenter.

C’est qu’aussi ce qui est fini est bien fini.

Société française, ancienne société tant regrettée, — non pas celle que je vois déplorer chaque jour dans des écrits bruyants, avec de grands hélas ! et de longs soupirs ridicules, mais celle que les délicats, les voluptueux, les prince de Ligne, les Saint-Évremont de tous les temps, ceux qui y ont vécu ou qui étaient dignes d’y vivre ont goûtée, ont décrite, ont vainement essayé de retrouver après l’avoir perdue, j’aurais voulu, moi aussi, te traverser et te connaître, mais non pas me renfermer en toi et y mourir ! Que dis-je ? je l’ai connue, je l’ai vue et goûtée cette société d’autrefois en quelques-uns de ses débris exquis, de ses derniers rejetons retardés, qui se continuaient sur plus d’un point dans la société nouvelle. J’ai connu la personne7 qui, dans un milieu, dans un cadre plus persistant et plus fixe, eût été par le goût, par l’autorité, par la concision ornée et une sorte de grâce imposante, comme une autre maréchale de Luxembourg ; qui aurait réprimé, parmi la jeunesse de l’un et l’autre sexe, le système commode du sans gêne ou du què que ça fait, s’il eût jamais pu être réprimé de nos jours ; celle dont l’approbation, exprimée d’un mot, était un honneur. Et pourtant, le dirai-je ? je ne voudrais pas encore une fois m’enfermer sans retour dans ces îles enchantées, dans ces cercles où tout l’homme ne saurait penser et vivre, où la femme elle-même n’était pas nécessairement plus aimable qu’on ne la rencontre, sans trop la chercher, en dehors de là : éternelle nature féminine qui recommence toujours, qui devine si tôt ce qui est bien, ce qui est mieux comme ce qui est pire, en même temps que ce qui est décent, et qui le rapprend sans enseigne et sans affiche à quiconque lui veut plaire ; devant qui la passion, la verve, la poésie, le naturel aujourd’hui avec tous ses risques et tous ses avantages peuvent oser plus que jamais se déployer ! Non, pour être plus affranchie de ton et de manières, pour être de moins en moins initiée à ces mille et une nuances de tradition et de plus en plus élevée hors de serre, la femme décente, spirituelle et aimable n’est point perdue ; la femme intelligente a plutôt gagné et gagne chaque jour. La société moderne n’est pas si déshéritée !

**
*