(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre III. La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801) » pp. 278-387
/ 1184
(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre III. La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801) » pp. 278-387

Chapitre III.
La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801)

[Discours]

I

La littérature n’est pas toujours « l’expression de la société », quoi qu’on en ait pu dire, mais quand une fois elle l’est devenue, il est sans doute assez naturel que ses destins suivent la fortune de la société dont elle est l’expression. C’est ce que l’on vient de voir commencer, et c’est ce qui achève de se produire dans les premières années du règne de Louis XV.

Délivrés ou débarrassés des protestants, du jansénisme, et de Louis XIV, les « Libertins » ne cessent de gagner du terrain et deviennent les guides et les maîtres de l’opinion. « S’il a paru autrefois des impies, — s’écrie Massillon dans son Petit Carême, — le monde lui-même les a regardés avec horreur… Mais aujourd’hui l’impiété est presque devenue un air de distinction et de gloire ; c’est un mérite qui donne accès auprès des grands, qui relève, pour ainsi dire, la bassesse du nom et de la naissance, qui donne à des hommes obscurs, auprès des princes du peuple, un privilège de familiarité. » [Cf. Petit Carême, 3e sermon, sur le Respect dû à la religion.] Les princes du peuple, ce sont les Vendôme, à moins que ce ne soit Philippe d’Orléans lui-même, puisque nous sommes en 1718 ; et ces hommes obscurs, dont la profession d’athéisme ou de libertinage « ennoblit la roture », nous les connaissons également : ce sont les beaux esprits qui se réunissent au café Procope ou au café Gradot ; c’est ce « petit Arouet », comme on l’appelle, et qu’on vient d’embastiller, l’an dernier. S’ils ne sont pas encore du monde, ils en seront bientôt, et pour s’en rendre dignes, ils en prennent, ou plutôt ils en ont déjà les manières. On les rencontre dans les salons, chez Mme de Lambert, où la liberté de leurs propos amuse l’oisiveté des femmes et l’insouciance des hommes. Ils s’insinuent jusque dans les boudoirs, où l’esprit triomphe avec eux de l’inégalité des conditions. Et, en attendant qu’ils forment une espèce de « corps », ou presque d’État dans l’État, la fortune et la naissance s’étonnent un peu d’abord, font mine de s’irriter, mais au fond ne s’effarouchent pas, et finalement s’arrangent d’être traitées par eux avec autant de désinvolture et d’agréable impertinence qu’elles se permettaient de les traiter autrefois.

C’est qu’aussi bien, depuis quelques années, il s’est fait de singuliers mélanges de la naissance et de la fortune elles-mêmes : « Le corps des laquais — écrit Montesquieu dans ses Lettres persanes, en 1721 — est plus respectable en France qu’ailleurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, et quand ils ne peuvent suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides » [Cf. Lettres persanes, nº 99], La Bruyère, dans ses Caractères, avait dit quelque chose de cela. Relisons là-dessus la deuxième partie de Gil Blas ; elle est datée de 1725 ; on y voit un laquais devenir « par de sales emplois » l’arbitre de la monarchie espagnole ; et si nous étions tentés de méconnaître la valeur « documentaire », la signification politique, la portée sociale du roman, songeons quels étaient hier encore les maîtres effectifs de l’Europe : un Dubois, le fils de l’apothicaire de Brive-la-Gaillarde, ou un Alberoni, le fils du jardinier de Parme ! Rouvrons aussi les Lettres historiques et galantes de Mme Dunoyer, ou les Mémoires de Saint-Simon. Mais songeons surtout au renversement opéré dans les conditions par le système de Law, 1716-1721, et que rien de pareil ne s’était vu jusque-là. « Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses… L’étranger a tourné l’état comme un fripier tourne un habit… Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres ! » [Cf. Lettres persanes, nº 138]. C’est encore Montesquieu qui parle, un satirique, assurément, mais un homme grave, un magistrat. Et c’est ainsi que, du fond de la société, comme une écume, en bouillonnant, toute une lie monte à la surface, et s’y étale, et y demeure. Une nouvelle aristocratie se forme, douteuse ou impure en sa source, ignorante à plaisir, cynique et débraillée dans ses mœurs, raffinée toutefois dans ses goûts, et qui sans doute ne saurait désormais reprocher aux gens de lettres l’humilité de leur extraction, puisqu’enfin, des frères Pâris ou du petit Arouet, c’est encore celui-ci « le mieux né ».

Au milieu de ce déclassement universel, ou plutôt à la faveur de ce déclassement même, l’influence des femmes continue de grandir, et pour la première fois depuis cent ans, voici qu’avec la marquise de Prie, sous le ministère du duc de Bourbon — 1723-1726 — leur pouvoir s’exerce jusque dans l’État. Mme de Lambert ne faisait que des académiciens ; la marquise de Prie fait une reine de France ; Mme de Tencin fera des cardinaux et des ambassadeurs. « Il n’y a personne — écrit Montesquieu — qui ait quelque emploi à la cour dans Paris ou dans les provinces, qui n’ait une femme par les mains de qui passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire » ; et, naturellement, cette « femme » n’est pas la sienne. Aussi, qui voudra faire désormais son chemin dans le monde, faudra-t-il qu’avant tout il ait pour lui les femmes, le talent de leur plaire, de les intéresser à sa fortune ou à sa réputation. C’est ce que les écrivains comprennent ; et, il faut bien l’avouer, si leur complaisance ne laisse pas d’avoir des dangers, dont le moindre est de les ramener, comme autrefois les précieux, au rôle de serviteurs ou de courtisans de la mode, il en résulte pourtant d’abord un avantage. « L’âme française, un peu légère, mobile et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble gagner un degré de chaleur » [Cf. Michelet, Histoire de France ; Louis XV] ; et grâce aux femmes, et pour s’emparer d’elles, la sensibilité s’émancipe de la tutelle étroite et soupçonneuse où l’avaient retenue les maîtres de l’âge précédent.

Timidement, pour commencer ; mais bientôt avec plus d’audace, on la voit poindre et s’essayer dans la comédie de Marivaux : — Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; Les Serments indiscrets, 1732 ; La Mère confidente, 1735 ; Les Fausses confidences, 1737, — dix autres pièces, qui non seulement vengent les femmes des dédains de Molière, mais encore qui font passer la comédie sous l’empire de leur sexe, l’y rangent, et l’y maintiendront à l’avenir. Non qu’il n’y ait de l’esprit, trop d’esprit, de la recherche et de la subtilité dans les chefs-d’œuvre de Marivaux, et du « marivaudage » ; car où voudrait-on qu’il y en eût ? Il y a aussi de la sécheresse, et, souvent, une ironie qu’il semble avoir héritée de son maître et ami personnelle. Mais si la sensibilité n’y occupe pas toute la place, elle en fait l’âme ; et s’il est une qualité que l’on ne puisse disputer aux Araminte et aux Silvia de ce galant homme, c’est d’être en vérité ce qu’on appelle « touchantes ». La Zaïre de Voltaire, 1732, son « Américaine » Alzire, 1736, sont plus que touchantes ; elles sont pathétiques ; et, ainsi que l’a fait observer un bon juge [Cf. A. Vinet, Littérature française au xviiie  siècle, II, 24, 37], il ne suffirait pas de dire que leurs aventures nous émeuvent : elles nous désolent. À cet égard, — comme à plusieurs autres, — les tragédies de Voltaire sont autant au-dessus de celles de Crébillon ou de La Motte que les comédies de Marivaux sont au-dessus de celles de Destouches, de Regnard même. Et quand on a fait la part de ce que ses inventions contiennent de « romanesque » et de « mélodramatique » oserons-nous dire qu’après cent cinquante ans écoulés, son Alzire, et surtout sa Zaïre, nous arrachent encore de vraies larmes ? Mais un autre poète en fait couler de plus abondantes : c’est l’auteur de Manon Lescaut, 1731 ; de Cleveland, 1733 ; du Doyen de Killerine, 1735, le bon, le faible, le sensible abbé Prévost. Tempérée chez Marivaux, ou retenue par quelque crainte du ridicule, et mêlée dans la tragédie de Voltaire à d’autres nouveautés, et d’un autre ordre, c’est ici, dans les romans de Prévost, que la sensibilité se déborde. Comme elle en est l’unique inspiratrice, elle en fait aussi l’unique attrait. Observateur superficiel des mœurs de son temps, écrivain abondant, facile, harmonieux, mais inégal et négligé, ce que Prévost a de plus original et de plus communicatif, c’est sa promptitude à s’émouvoir de ses propres imaginations. Elles l’intéressent, elles le bouleversent. Il pleure, il sait pleurer ! si l’on peut ainsi dire ; et voici qu’avec lui tout son siècle se met à pleurer.

C’est une seconde, et grave, et profonde atteinte à l’idéal classique, la première étant, nous l’avons vu, l’abandon de la tradition. Si, comme on l’a dit en effet, nous ne saurions « rien confier d’éternel à des langues toujours changeantes » [Cf. Bossuet, Discours de réception], il est également vrai qu’on ne donne à rien de « changeant » ce caractère d’éternité qui est la condition même ou la définition de l’œuvre d’art ; et, d’un homme a un autre homme, ou, dans le même homme, d’un moment à un autre, qu’y a-t-il de plus changeant que la sensibilité ? Qui donc a dit à ce propos, qu’étant « une disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à craindre, à admirer, à pleurer, à s’évanouir, à secourir, à crier, à fuir, à perdre la raison, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon, du beau, à être injuste, à être fou », la sensibilité, pour toutes ces raisons, n’était que la « caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie » ? Il se pourrait que ce fut Diderot, en un jour de franchise [Cf. son Paradoxe sur le comédien ; et de fait, en tout temps, comme en tout genre, il semble bien que la sensibilité, livrée à l’impétueuse irrégularité de son cours, n’ait rien produit que d’inférieur ou secondaire. Les romans de Prévost lui-même ou les comédies de la Chaussée : La Fausse Antipathie, 1733, Le Préjugé à la mode, 1735, Mélanide, La Gouvernante, en peuvent ici servir d’assez bons exemples ! Et si l’on en demande la raison, c’est encore Diderot qui nous la donne, en remarquant que « l’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme… pour être un profond observateur et conséquemment un sublime imitateur de la nature ». Voilà soi-même se connaître ! À travers un nuage de larmes, — il a raison ! — nous ne voyons rien que de brouillé, de confus, de flottant ; et l’un des premiers effets de ce débordement de la sensibilité est de modifier profondément l’observation de la nature et la nature de l’observation.

Les grands écrivains de la précédente génération ne l’avaient pas prévu, qu’en rendant une certaine tendance sociale comme adéquate à l’idéal classique, la conséquence en serait un jour de faire prédominer le point de vue de l’agrément mondain ou de l’utilité sociale sur la réalisation de la beauté et sur l’imitation de la nature ! C’est cependant ce qui arrive, et c’est comme si l’on disait que l’observation psychologique et morale, qui depuis cent cinquante ans avait servi de base ou de support à l’idéal classique, se change en observation sociale. « L’homme n’est point une énigme, comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner Il n’y a pas plus de contradiction apparente dans l’homme que dans le reste de la nature… Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière ? » [Cf. Voltaire, édition Beuchot, t. 37, p. 41, 46]. C’est en ces termes que Voltaire argumente contre Pascal ; et en effet toutes ces questions ne l’intéressent plus, lui, Voltaire, ni ses contemporains. Il croit savoir de l’homme tout ce qu’on en peut connaître ; il estime que le temps est passé de descendre en soi-même : in sese descendere, comme disait Montaigne ; et qu’au contraire le moment est venu d’en sortir. Là est l’explication de cette universelle curiosité dont son Charles XII, 1732, sa Zaïre, 1732, ses Lettres anglaises, 1734, son Alzire, 1736, et bientôt son Essai sur les mœurs sont autant d’assurés témoignages. Ses contemporains, à l’exception du seul Vauvenargues, ne sont pas d’un autre avis. Eux aussi croient connaître assez l’homme, ses mobiles intérieurs, ses motifs secrets d’action, ses passions, ses instincts ; et ils ne s’attachent en tout, comme Voltaire, qu’à la peinture des mœurs. Qu’ils écrivent pour le théâtre, comme Gresset, dont Le Méchant est daté de 1747, ou qu’ils se piquent d’être philosophes, comme

Duclos, dont les Considérations sur les mœurs vont paraître en 1750, leur observation n’atteint que l’homme social, et de cet homme-là même n’essaie point d’atteindre, le fond, qu’elle suppose en tout et partout identique. Voltaire le dit en propres termes : « La nature est partout la même ». Il ne se lasse pas de répéter le mot d’Arlequin : « Tutto il mondo é fatto come la nostra famiglia ». S’il étudie l’histoire, c’est pour y trouver des preuves de la vérité du dicton ; et c’est même ce qu’il appelle « la lire en philosophe ». D’une époque à une autre, s’il aperçoit bien quelques différences, il ne les impute qu’à la lenteur du « progrès des lumières ». S’il n’y prend pas une très haute idée de la nature humaine, il ne continue pas moins d’estimer que « nous sommes des espèces de singes, que l’on peut dresser à la raison comme à la folie », et c’est tout justement l’objet qu’il se propose ; Mais c’est ainsi que se forme l’idée d’un homme universel, maniable et ployable en tout sens, qui ne diffère en aucun lieu de lui-même, qui n’est à vrai dire ni Français ni Anglais, mais homme, et dont la diversité de mœurs n’est intéressante à connaître que dans la mesure où l’on peut se flatter de la ramener un jour à l’uniformité.

Telle est également l’idée de Montesquieu, dans son Esprit des lois, 1748, si du moins on n’en voit pas d’autre qui puisse éclairer les obscurités de ce livre célèbre et en concilier les contradictions. Car le livre est obscur, on ne saurait le nier ; et la preuve s’en trouve dans la diversité des interprétations qu’on en donne. Montesquieu ne s’est-il proposé que d’y recommencer ou d’y continuer des Lettres persanes ; et ce grand ouvrage, qui fut celui de vingt ans de sa vie, ne serait-il ainsi qu’un pamphlet politique, où par hasard, à côté des maux que l’auteur y dénonce, on trouverait quelquefois l’indication des remèdes qu’il croit propres à les guérir ? C’est un peu ce que croyait Voltaire ; c’est ce qu’il voulait dire, quand il reprochait à Montesquieu « d’avoir fait le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle », et c’est aussi l’opinion du dernier éditeur de l’Esprit des lois. Ou bien Montesquieu, comme avant lui l’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte, a-t-il voulu tracer l’image du meilleur des gouvernements, et, de même qu’avant lui Bossuet l’avait reconnue dans la Bible, l’a-t-il découverte, lui, selon son expression, « dans les bois » ? C’est encore ce que quelques-uns de ses commentateurs ont pensé, d’Alembert, par exemple ; et Tracy, depuis d’Alembert ; et plusieurs autres, depuis Tracy. D’autres encore se sont demandé si son intention n’aurait pas été de soumettre les données de l’histoire à la systématisation de la science naturelle, et d’appliquer ainsi, bien avant qu’on l’eût inventée, la « méthode positive » à l’un des sujets qui de nos jours même la comportent sans doute le moins. Et c’était l’opinion d’Auguste Comte ; et c’est celle où s’est rangé Taine dans son Ancien régime. Mais la vérité, c’est qu’aucunes de ces interprétations ne s’excluent. Si l’Esprit des lois manque de clarté ; si la lecture en est plus laborieuse que celle de l’Essai sur les mœurs ; si nous n’y pouvons discerner que l’ébauche d’un grand livre, c’est qu’il est confusément et ensemble trois ou quatre choses dont Montesquieu n’a pas pu réussir à démêler les liaisons. « Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, a-t-il écrit, — dans une Préface qui est un monument de vanité littéraire, — on ne le pourra bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage », et c’est une manière détournée d’avouer ou plutôt de dissimuler qu’en effet et au fond il n’a pas eu de « dessein ». Osons enfin le reconnaître : l’Esprit des lois est un livre manqué, et on ne pourra jamais le réduire à l’unité d’un seul plan, par la bonne raison que Montesquieu n’a lui-même jamais bien su ce qu’il y avait voulu faire.

Comment donc et pourquoi le succès en a-t-il été si vif en son temps, si considérable, européen autant que français ; et nous-mêmes, qu’en aimons-nous ou qu’en admirons-nous encore ? Les contemporains en ont goûté l’esprit ou l’humour grave, le ton et le tour épigrammatiques, le chapitre sur le Despotisme ou le chapitre sur l’Esclavage ; les allusions, les citations, les singularités, la façon discrète et licencieuse à la fois dont il y est parlé des usages bizarres ou indécents du Bénin, de Calicut et de Bornéo ; les anecdotes ; la nouveauté des informations ; l’éloge de l’honneur et celui de la vertu. Grâce à Montesquieu, les femmes, à leur toilette, ont cru pour la première fois comprendre le langage du droit ; et, dans les salons comme à la cour, où il avait plus d’un ami, la « jurisprudence universelle » est devenue, grâce à lui, un sujet de conversation. Aussi bien était-ce, comme naguère Fontenelle, toute une province nouvelle, une grande province qu’il annexait effectivement au domaine de la littérature. Nous lui en savons encore gré, si c’est le signe du grand écrivain que de rendre ainsi « littéraire » ce qui ne l’était pas ; de le faire entrer d’un seul coup, dans la circulation de l’usage ; et de l’y maintenir, après lui, par la seule autorité de son œuvre et de son nom. Mais surtout, dans un temps où l’on jouissait profondément de « la douceur de vivre », on lui était reconnaissant du respect ému, quasi religieux, qu’il professait pour « l’institution sociale » ; des raisons profondes qu’il semblait qu’il eût trouvées pour en placer les titres au-dessus même des lois ; on lui était reconnaissant des perpectives de perfectionnement croissant qu’il ouvrait à ses contemporains ; — et nous, encore aujourd’hui, si cette religion ne suffit pas à nos yeux pour faire l’unité de l’Esprit des lois, elle en fait du moins la noblesse.

« Tout homme — avait-il écrit dans ses Lettres persanes — est capable de faire du bien à un autre homme, mais c’est ressembler aux Dieux que de faire le bonheur d’une société entière ! » Montesquieu a voulu ressembler aux Dieux, comme ces stoïciens qu’il admirait si fort, et le moyen qu’il en a pris, ç’a été, comme eux, de tout rapporter au bien de la société. Nous ne sommes hommes, pour l’auteur de l’Esprit des lois, que dans la mesure où nous sommes aptes à la société. C’est l’utilité sociale qui détermine pour lui non seulement la nature ou la valeur des lois, mais le bien ou le mal moral, mais la vérité même ; et ne lui est-il pas échappé d’écrire que, du mauvais principe de la négation de l’immortalité de l’âme, « les stoïciens avaient tiré des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société » ? [Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 19.] Il dit encore, en un autre endroit [Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 1] : « Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses… ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société. » Et si nous voulons aller jusqu’au bout de sa pensée, quel reproche — en s’enveloppant, pour le lui faire, de précautions infinies — voyons-nous qu’il adresse à la « vraie religion » ? C’est que quelques-unes de ses lois peuvent nuire au bien de la société. « Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ? » [Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 14.] C’est l’idée maîtresse de son livre, et c’est donc à ce point de vue qu’il nous faut nous placer si nous voulons « découvrir le dessein » de tout l’ouvrage. Quelque désordre de composition que l’on aperçoive dans son livre, et quelque bizarrerie dans cette variété de lois qui en fait la matière, nous n’avons qu’à rapporter la variété de ces lois au « bien de la société » pour en voir les raisons apparaître, et en même temps son livre s’éclairer d’une lumière nouvelle. Montesquieu a ici sa revanche. Ce qui était obscur l’est moins ; ce qui était dispersé se rassemble ; ce qui semblait contradictoire ne l’est plus. Et l’Esprit des lois n’en demeure pas moins un livre manqué ; mais on ne le trouve plus indigne de sa haute fortune ; on comprend que l’influence en ait passé le mérite ; et on se l’explique en considérant que le génie de Montesquieu a sans doute été supérieur à son œuvre.

Ce n’est pas toutefois que cette idée lui appartienne uniquement ; et au contraire on la retrouverait chez presque tous les contemporains. Une littérature « sociale » y devait tôt ou tard aboutir ; gagner ainsi d’abord en étendue ce qu’elle perdait en profondeur ; et sinon périr, du moins se déformer et se désorganiser par un effet de l’exagération de son principe. Dans le temps même que Montesquieu mettait la dernière main à son Esprit des lois, Vauvenargues publiait son Introduction à la connaissance de l’esprit humain, 1746, et on y lisait : « Afin qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société, et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine : Voilà le grand caractère du bien et du mal moral. » Il traitait alors brièvement, non de « l’esprit », mais de « l’origine » des lois ; et il ajoutait : « Nous naissons, nous croissons à l’ombre de ces conventions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie et la tranquillité qui l’accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions : dès l’aurore de notre vie nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout ne peut trouver injuste qu’elle lui ravisse tout, jusqu’à la vie. Où serait la raison qu’un particulier ose en sacrifier tant d’autres à soi seul, et que la société ne pût par sa ruine racheter le repos public ! » Voilà des principes hardis, que nous n’avons pas d’ailleurs à discuter ici, mais dont il ne serait pas impossible que Montesquieu eût eu quelque connaissance, et en tout cas dont on voit la ressemblance avec ceux de l’Esprit des lois. C’est sans doute qu’ils flottaient dans l’air, épars et indéterminés, et l’un après l’autre, l’auteur de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, comme celui de l’Esprit des lois, comme celui de l’Essai sur les mœurs n’ont fait que leur donner une forme littéraire en les appropriant chacun à son sujet, à son vague « dessein », et à sa nature d’esprit.

Une autre idée vers la même époque achève aussi de se déterminer : c’est cette idée de progrès que nous avons vue se dégager, il y a quelque cinquante ans, de la querelle des anciens et des modernes ; qui depuis s’est comme enrichie de tout ce que perdait l’esprit de tradition ; et qui pénètre maintenant jusque dans le sanctuaire de la routine : on veut dire en Sorbonne. Si les Voltaire et les Montesquieu ne l’ont pas eux-mêmes nommée du nom que nous lui donnons, croirons-nous qu’ils n’aient pas eu pour cela « le pressentiment du grand rôle qu’elle allait remplir sur la scène du monde » ? Nous les aurions donc lus d’une manière bien distraite, car le fait est qu’ils en sont pleins. Douterons-nous que Montesquieu ne sût ce qu’il disait quand il écrivait que « les lois humaines, — par rapport aux lois de la religion, — tirent leur avantage de leur nouveauté » [Cf. Esprit des lois, XXVI, ch. 2], ou Voltaire, quand il se faisait toute une affaire avec son Mondain ? Mais ce que nous ne craindrons pas d’affirmer, c’est qu’il avait lu Voltaire et Montesquieu, si même il ne s’inspirait d’eux, le jeune bachelier qui s’exprimait en ces termes dans un Discours daté de 1750 : « On voit s’établir des sociétés, se former des nations qui tour à tour dominent d’autres nations, ou leur obéissent…… L’intérêt, l’ambition, la vaine gloire, changent perpétuellement la scène du monde et inondent la terre de sang, mais au milieu de leurs ravages, l’esprit humain s’éclaire, les mœurs s’adoucissent, les nations isolées se rapprochent les unes des autres, le commerce et la politique réunissent enfin toutes les parties du globe, et la masse totale du genre humain, par des alternatives de calme et d’agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, vers une perfection plus grande » [Cf. Turgot, Œuvres, édit. Daire, t. II]. Sans rien vouloir ôter à Turgot de son mérite, ni des honneurs qu’on lui rend, il est permis de faire observer qu’il n’y a pas un mot dans ce passage, ni d’ailleurs une ligne dans tout son Discours, qui ne rappelle quelque endroit de l’Esprit des lois ou de l’Essai sur les mœurs. Il en traduit encore plus manifestement l’esprit même, si Voltaire n’a conçu son Essai sur les mœurs qu’à dessein de montrer la supériorité de son siècle sur les autres ; et si Montesquieu, de son côté, convaincu que « l’histoire n’a rien à comparer à la puissance de l’Europe de son temps » s’est efforcé d’en trouver la raison dans la supériorité de ses lois ? Ajouterons-nous après cela que le Discours de Turgot, écrit et prononcé en latin, par un inconnu, a passé presque inaperçu ? et n’aurons-nous pas quelque droit de conclure qu’il a peut-être le premier « nommé » l’idée de progrès, mais, et avant lui, ce sont bien ses maîtres qui l’ont répandue dans le monde ?

Et comment, aussi bien, — pour ne rien dire des perfectionnements des arts mécaniques ou de la vie commune, — les découvertes des sciences, à elles seules, ne la leur auraient-elles pas presque nécessairement suggérée ? Ils étaient presque des savants eux-mêmes. Montesquieu avait débuté par des discours sur l’Usage des glandes rénales, 1718, sur la Cause de la pesanteur des corps ; et le premier grand ouvrage dont il eut formé le projet c’était une Histoire physique de la terre. On faisait cas de l’Essai de Voltaire sur la Nature du feu, et de ses Doutes sur la mesure des forces motrices, 1741. Il avait rapporté d’Angleterre la philosophie de Newton, Si l’on pouvait douter que son Alzire ou sa Zaïre l’eussent mis au-dessus de Racine ou de Corneille, on ne pouvait douter qu’il ne connût beaucoup de choses que n’avaient connues ni pu connaître l’auteur du Cid et celui d’Andromaque. Il se rendait compte, et on se rendait compte autour de lui que de nouveaux horizons s’étaient ouverts pour l’esprit humain. C’est tout cela qui, joint ensemble, et non pas une vue théorique de bachelier de Sorbonne, concourait a la formation, au développement, à la popularité de l’idée de progrès. La conception s’autorisait du nombre et de la diversité des récentes acquisitions de la science. C’est pourquoi si la science n’était pas encore l’idole qu’elle devait devenir, le respect ou la superstition s’en imposait pourtant à tout le monde, et la préoccupation scientifique faisait un caractère nouveau de la littérature. Buffon, qui avait, pour ainsi parler, appris à lire dans les écrits mathématiques du marquis de l’Hôpital, débutait « dans les lettres » par une traduction de la Statique des végétaux, de Haies, et de la Méthode des fluxions, de Newton, 1740. On faisait bien encore des tragédies, des romans, des comédies, mais c’était avec un nouveau Système de notation musicale, 1741, que Rousseau arrivait de Genève ou de Lyon à Paris ; et c’étaient les Pensées sur l’interprétation de la nature qui commençaient à tirer Diderot de son obscurité. Ce nouveau caractère de la littérature allait se préciser maintenant de jour en jour, et finalement trouver son expression dans l’Encyclopédie, 1750.

Quelle a été, dans ce mouvement, la part de l’influence anglaise ? C’est ce qu’il est difficile de dire avec exactitude [Cf. sur ce sujet : Tabaraud, Histoire du philosophisme anglais, Paris, 1806 ; et Leslie Stephen, English Thought in the XVIIth Century, Londres, 1881]. L’influence n’est pas douteuse, et s’il ne s’agissait que d’en dater l’origine, il n’importe pas beaucoup que l’on choisisse l’année 1725, qui est celle de la publication des Lettres sur les Anglais, de Béat de Muralt ; ou l’année 1733, qui est celle de la fondation du journal de l’abbé Prévost ; ou encore l’année 1734, qui est celle de la publication des Lettres philosophiques de Voltaire. Nous savons d’autre part que Voltaire, dès 1726, Montesquieu en 1729, Prévost vers le même temps, ont visité l’Angleterre. Pour les traductions de l’anglais, l’énumération seule en tiendrait ici plusieurs pages ; et l’on peut avancer sans exagération que, de 1725 à 1750, tout Pope et tout Addison, tout Swift et tout Richardson, sans parler des moindres, ont passé de leur langue en français [Cf. Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, 1895]. Si nous ne nommons ni Locke ni Bacon, c’est que Bacon a surtout écrit en latin, et par conséquent, il y avait cent cinquante ans, en 1750, que le Novum organum, le De augmentis scientiarum, l’Instauratio magna étaient à la portée des lecteurs simplement cultivés ; et il y avait moins de temps, mais il y avait pourtant plus d’un demi-siècle que l’on pouvait lire en français, de la traduction de Coste, l’Essai sur l’entendement humain, 1700.

Cette remarque a son importance, et nous aide à comprendre la nature de l’influence anglaise. Puisque en effet ce sont bien Locke et Bacon qui vont devenir désormais les « maîtres à penser » de la génération nouvelle, et puisqu’ils ne le sont pas devenus plus tôt, c’est sans doute que l’influence anglaise n’a pas agi par infiltration, pour ainsi parler, comme autrefois l’influence espagnole, mais par substitution d’un nouvel idéal à l’ancien. Ou, en d’autres termes, aussi longtemps que l’idéal classique a dominé sur l’esprit français, et que, comme on l’a vu, notre littérature, tout en étant « sociale », est demeurée « nationale » nous n’avons pas subi l’influence-anglaise, mais quand l’idéal classique a commencé de se déformer, l’influence anglaise a passé aussitôt par la brèche, qua data porta, et elle est devenue souveraine. C’est ce qui nous permet d’en mieux voir les effets et de dire qu’ils n’ont pas d’abord été très heureux.

« Nous avons pris des Anglais les annuités, les rentes tournantes, les fonds d’amortissement, la construction et la manœuvre des vaisseaux, l’attraction, le calcul différentiel, les sept couleurs primitives, l’inoculation. Nous prendrons insensiblement leur noble liberté de penser, et leur profond mépris pour les fadaises de l’école. » C’est Voltaire qui écrivait en ces termes à Helvétius, en oubliant d’ajouter que, pour son compte, et de plus, il avait pris Micromégas à Swift, son Poème de la loi naturelle à Pope, et Zaïre à Shakespeare. Et, lui-même, ayant pillé Shakespeare, il eût sans doute bien fait de ne pas détourner ses contemporains de l’une des sources de poésie les plus profondes et les plus pures qu’il y ait au monde. Mais si nous examinons ce qu’il appelait la « noble liberté de penser » des Anglais, nous trouvons que c’est l’agressive incrédulité des Bolingbroke, des Collins, des Toland. Et quant au « mépris des fadaises de l’école » c’est sans doute le nom qu’il donne à l’étroit utilitarisme de Locke : « Il n’y a de connaissances vraiment dignes de ce nom que celles qui conduisent à quelque invention nouvelle et utile, et qui nous apprennent à faire quelque chose mieux, plus vite, ou plus facilement qu’auparavant » [Cf. Joseph Texte, loc. cit., p. 100]. La conclusion est-elle difficile à tirer ? Entre 1730 et 1750 la pensée anglaise a tout justement agi sur nos François par ce qu’il y avait en elle de moins analogue, de plus contraire, de plus hostile même à l’idéal classique. De « psychologique et de moral » devenu d’abord « social » ; et de social « scientifique » ; l’objet de la littérature, sous l’influence de Bacon et de Locke, va désormais devenir purement pratique. Forts de l’autorité de Newton, qui a quelque part traité la poésie de « niaiserie ingénieuse », les géomètres demanderont bientôt ce que « prouve » une tragédie ? Et d’Alembert enfin, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, ne craindra pas d’écrire « que si les anciens eussent exécuté une Encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses, et que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, il eût été capable de nous consoler de la perte des autres ».

II

Une conséquence de ces nouveaux principes, c’est que, n’y ayant rien de moins « littéraire » au monde, et en soi, que l’Encyclopédie de D’Alembert et de Diderot, elle n’appartient qu’à peine à l’histoire de la littérature. Nous ne raconterons donc pas ici, comment, d’une simple traduction de la Cyclopædia d’Ephraïm Chambers, qu’elle devait être à l’origine [Cf. John Morley, Diderot and the Encyclopædists, Londres, 1878], l’Encyclopédie française est devenue la plus grosse affaire de librairie qui se fût encore vue, ni comment, d’une entreprise d’abord purement commerciale, les circonstances, beaucoup plus que les hommes, en ont fait la plus formidable machine de guerre qu’on eût encore dressée contre la tradition. Nous n’essaierons pas non plus d’en dégager l’idée générale ou maîtresse, qui n’a jamais sans doute été très « générale » dans l’esprit sec, dur et borné de D’Alembert, ni très claire dans la cervelle fumeuse de Diderot [Cf., dans les Œuvres de Diderot, son article Encyclopédie] ; et qu’au surplus le nombre des collaborateurs appelés à en faire l’application ne pouvait manquer d’obscurcir encore. Il ne se fait point de chefs-d’œuvre à deux, et bien moins à plusieurs. Et enfin, quel qu’en fût l’intérêt anecdotique, nous ne dirons point comment, d’aventure en aventure et de « suppression » en « suppression », elle est devenue la compilation monumentale dont Chesterfield écrivait à son fils, qui lui demandait s’il en devait faire l’emplette : « Vous l’achèterez, mon fils, et vous vous assoirez dessus, pour lire Candide ». Mais, puisque l’on fait souvent encore entre « l’esprit de l’Encyclopédie » et « l’esprit classique » une confusion fâcheuse, qui rappelle celle que l’on a longtemps faite entre l’esprit de la réforme et l’esprit de la Renaissance ; puisque même on a voulu voir dans l’esprit encyclopédique le terme en quelque sorte préfix et l’aboutissement nécessaire de l’esprit classique [Cf. Taine, L’Ancien Régime] ; il faut essayer de dissiper cette confusion, et de montrer qu’entre eux, comme entre l’esprit de la Renaissance et l’esprit de la Réforme, il peut bien se rencontrer un ou deux traits de communs, mais tout le reste, à vrai dire, n’a été qu’opposition et que contradiction.

Par exemple, « l’esprit classique » ne s’était déterminé qu’en achevant de se libérer, lui, nous avec lui, et notre littérature avec nous, de toute influence étrangère, mais, on vient de le voir, c’est au contraire en se mettant à l’école du « philosophisme anglais », que l’« esprit encyclopédique » a pris conscience de lui-même. Il a fait mieux, ou pis : il s’est méconnu dans Descartes et dans Bayle pour ne se retrouver que dans Locke et dans Bacon. Qui ne sait que l’Esprit des lois, en un certain sens, n’est qu’une apologie de la constitution anglaise ? Le Traité des sensations n’est également qu’une « adaptation » des Essais sur l’entendement humain. Elle-même, l’Encyclopédie, nous venons de le dire, n’est originairement que la traduction d’un Dictionnaire anglais ; et, si Diderot a sans doute quelque droit de passer pour l’incarnation de l’esprit encyclopédique, on ne trouve rien que d’anglais dans l’œuvre de l’homme que l’on appelle encore souvent le « plus allemand » des Français. Il a commencé par traduire l’Histoire de Grèce de Stanyan ; son Essai sur le mérite et la vertu n’est qu’une paraphrase de Shaftesbury ; c’est Richardson et Sterne qu’il imite dans ses contes et dans ses romans, Moore et Lillo dans ses drames ou dans ses tragédies bourgeoises… Il est inutile de multiplier les exemples ! Mais quand avec autant d’empressement qu’on évitait naguère d’imiter l’étranger, on le traduit maintenant et on s’en inspire, peut-on dire que rien n’ait changé ? peut-on y voir l’effet des mêmes causes ? et si l’on ne le peut pas plus en histoire qu’en logique, c’est une première différence de l’« esprit encyclopédique » et de l’« esprit classique ».

En voici une seconde : si l’esprit classique s’était montré, depuis Ronsard jusqu’à Boileau, cent cinquante ou deux cents ans durant, plus que respectueux des anciens et de la tradition, au contraire, l’esprit encyclopédique n’est composé que du mépris des anciens et de la haine de la tradition. Les mots ne sont pas trop forts. Nos encyclopédistes n’ont pas seulement méconnu les anciens, ils les ont méprisés ! Ils n’ont vu qu’un préjugé, et un sot préjugé, pour ne pas dire une hypocrisie pédantesque, dans l’admiration que de rares humanistes osaient encore professer pour Virgile et pour Homère.

« On me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en lisant l’Iliade, — fait dire l’auteur de Candide au sénateur Pococurante, — mais cette répétition continuelle de combats… me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture… Tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait l’avoir dans sa bibliothèque comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce » [Cf. Candide, ch. 25].

De cet endroit de Candide rapprochons un passage du Discours sur l’histoire universelle [Cf. partie III, ch. 5] :

« Une des choses qui faisait aimer la poésie d’Homère est qu’il chantait les victoires et les avantages de la Grèce sur l’Asie. Du côté de l’Asie était Vénus, c’est-à-dire les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du côté de la Grèce était Junon, c’est-à-dire la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du côté de l’Asie était Mars impétueux et brutal, c’est-à-dire la guerre faite avec fureur ; du côté de la Grèce était Pallas, c’est-à-dire l’art militaire et la valeur conduite par esprit… La Grèce, depuis ce temps, … ne pouvait souffrir que l’Asie pensât à la subjuguer, et en subissant ce joug, elle aurait cru assujettir la vertu à la volupté, l’esprit au corps, et le véritable courage à une force insensée qui consistait seulement dans la multitude. »

On n’a jamais mieux défini ce que l’esprit classique avait vu dans les chefs-d’œuvre de l’antiquité : des leçons de morale sociale enveloppées sous les plus poétiques fictions. Mais les encyclopédistes n’y ont vu qu’un enfantillage, et n’ont pas entendu la leçon. Aussi la tradition, en littérature, comme en tout, n’est-elle à leur égard qu’un empêchement superstitieux qui gêne également leur liberté de penser, la « diffusion des lumières », et le progrès de la raison. « C’est en affaiblissant la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens, écrit Helvétius, qu’on mettra les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent et d’assurer la durée des Empires » [Cf. De l’esprit, discours II, ch. 17]. Qu’est-ce à dire, sinon que le progrès ne consiste qu’à s’émanciper de la tradition ? Et n’avouerons-nous pas qu’il y a bien quelque différence à ne s’autoriser en tout que de la tradition, ou au contraire à ne la traiter en tout que comme un obstacle et une ennemie ?

Combien d’autres différences ne pourrait-on pas, ne devrait-on pas signaler, de morales ou de philosophiques, et même de politiques, s’il ne fallait craindre que, dans une histoire de la littérature, l’indication n’en parût un peu hors de son lieu ! Autant donc l’esprit classique avait en général témoigné de juste défiance de l’instinct et des passions, autant au contraire l’esprit encyclopédique a mis en eux de confiance insolente et cynique. « On devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné », écrit Helvétius [Cf. De l’esprit, discours III, ch. 8] ; et quant à Diderot, le vice de « toutes les institutions politiques, civiles et religieuses », est à ses yeux d’avoir « empoisonné l’homme d’une morale contraire à la nature » [Cf. Supplément au voyage de Bougainville]. Ce que l’esprit classique avait le plus énergiquement combattu dans le cartésianisme, c’était le dogme alors tout nouveau de la toute-puissance et de la souveraineté de la raison, cette raison qui croit « que deux et deux font quatre », et qui nie, quand elle ne se fait pas un jeu de le bafouer, tout ce qui échappe aux prises de ses déductions. « Taisez-vous, raison imbécile ! » disait Pascal. Mais l’esprit encyclopédique, au contraire, n’a vu de source de vérité qu’en elle ; et tout ce qu’il a trouvé d’« irrationnel » dans le monde, le proclamant « déraisonnable », il ne s’est rien proposé de plus urgent que de la détruire. Et l’esprit classique avait cru que ce sont les mœurs qui font les lois, ou en d’autres termes que le bien public se compose de l’accord des bonnes volontés particulières, mais l’esprit encyclopédique a répandu cette idée dans le monde que « si les lois sont bonnes, les mœurs seront bonnes, si les lois sont mauvaises, les mœurs seront mauvaises ». Ainsi s’exprime encore Diderot, dans son Supplément au voyage de Bougainville ; et telle est aussi l’opinion qu’Helvétius a sans doute ramassée dans quelqu’un des « salons » de son temps : « Les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation : c’est là qu’il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ses vices » [Cf. De l’esprit, discours II, ch. 15]. Et puisque c’est ainsi partout, entre l’esprit classique ou l’esprit encyclopédique, la même irréductible opposition ou la même contradiction qui éclate, n’est-il pas assez naturel que nous la retrouvions encore dans la littérature ?

D’Alembert en fait naïvement l’aveu, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. « On abuse des meilleures choses. Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd’hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s’est répandu jusque dans les belles-lettres : on prétend même qu’il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissimuler. Notre siècle semble vouloir introduire les discussions froides et didactiques dans les choses de sentiment. » Et, en effet, de la manière qu’il définit lui-même l’esprit philosophique, c’est à savoir par le goût de « l’analyse » et de la « combinaison » comment, je ne dis pas la poésie ou l’éloquence, mais l’observation psychologique elle-même y résisteraient-elles ? Je crois bien avoir avancé quelque part que, dans les Mémoires du moindre frondeur ou de la moindre femmelette du xviie  siècle, — dans les Mémoires de Mme de Motteville, ou dans l’Histoire de Madame Henriette, de Mme de La Fayette, — il y avait une connaissance plus étendue de l’homme, et surtout plus approfondie que dans l’Encyclopédie tout entière. On en saisit peut-être maintenant la raison, qui est que les encyclopédistes ne se sont point souciés d’étudier l’homme, ni les hommes, mais seulement les « rapports des hommes » ; et quand on n’étudie que les « rapports des hommes », ce que l’on perd le plus promptement de vue, c’est la diversité de nature qui distingue les hommes entre eux. Voltaire en est un bon exemple, qui reproche à Racine que ses Pyrrhus et ses Néron, ses Hippolyte et ses Achille se ressemblent tous [Cf. Le Temple du goût] ; et d’Alembert en est un autre, qui s’étonne que Marivaux, « donnant, pour ainsi dire, toujours la même comédie sous différents titres, n’ait pas été plus malheureux sur la scène » [Cf. Éloge de Marivaux], Toute cette psychologie si fine, si déliée, si subtile, n’est à leurs yeux que de « la métaphysique », ou autant dire du galimatias. Les nuances des caractères leur échappent. Où ils n’aperçoivent pas la différence, ils la nient sans plus de scrupule ; et quand par hasard ils l’entrevoient, ce sont, disent-ils alors, « des cheveux coupés en quatre ». Qui s’étonnera là-dessus qu’il n’y ait pas ombre de psychologie dans les tragédies de Voltaire, dans sa Sémiramis, dans son Orphelin, dans son Tancrède ? qu’il y en ait moins encore dans celles de Marmontel, son disciple ? dans les Incas, dans le Bélisaire ? et généralement que toute cette littérature encyclopédique, — à force d’être philosophique, — ne manque de rien tant que de réalité, de substance et de vie ?

Autant en dirons-nous de la langue. On connaît le Commentaire sur Corneille, de Voltaire, et on sait de quelle timidité de goût ce Commentaire est l’instructif et attristant témoignage ! Pour d’Alembert, les Préfaces de Racine sont faiblement écrites, et celles de Corneille sont aussi « excellentes pour le fond des choses que défectueuses du côté du style » [Cf. Mélanges littéraires, art. Élocution]. Et Condorcet ne se plaindra-t-il pas, quelques années plus tard, « de trouver dans les Provinciales un trop grand nombre d’expressions familières et proverbiales, qui paraissent maintenant manquer de noblesse » [Cf. Éloge de Pascal] ? C’est qu’en effet ils ont beau protester de leur admiration pour « les modèles » ; au fond, ils ne doutent pas que les « progrès » de l’esprit philosophique ne se soient étendus insensiblement de la manière de penser à la manière d’écrire. Et il est vrai que, de franche et d’un peu rude, mais de pleine, et de libre, et de familière qu’elle était jadis, en même temps qu’éloquente, la langue s’est transformée pour subvenir aux besoins de leur propagande. On y a mis, ils y ont mis non pas plus d’ordre, mais un autre ordre, inverse de l’ancien, très différent aussi de celui qu’on y avait mis au commencement du siècle, un ordre vraiment « encyclopédique », et non plus seulement logique, mais algébrique. Les mots, à leurs yeux, ne sont plus que des signes conventionnels, artificiels, arbitraires ; la phrase n’est plus qu’un « polynôme » qu’on « ordonne » conformément aux règles ; et le style enfin n’est plus pour eux que l’équation de la pensée pure. C’est justement en cela qu’ils ont cru que consistait le progrès, dans l’appauvrissement du vocabulaire, dans une contrainte plus rigoureuse de la syntaxe, dans l’abus des « termes généraux », dans la subordination de l’originalité de chacun aux exigences de tout le monde ; et aussi bien Condorcet l’a-t-il textuellement déclaré : « On a senti que le style devait être plus élevé et plus soutenu que la conversation… La conversation même a pris un ton plus noble… et c’est peut-être à elle que nous devons l’avantage d’avoir, à cette époque de notre littérature, — il écrit en 1776, — un plus grand nombre de gens de lettres qui écrivent avec agrément et avec élégance » [Cf. Éloge de Pascal].

Plus on considère attentivement tous ces faits et plus il est difficile de voir dans la formation ou dans le développement de l’esprit encyclopédique une suite naturelle de l’esprit classique ; et plutôt on est tenté de les regarder comme étant le contraire l’un de l’autre. Si quelque idée plus générale a réuni les encyclopédistes, autour de D’Alembert et de Diderot, dans l’arrière-boutique du libraire Lebreton, ou dans l’entresol de la rue Taranne, si quoique intention les a groupés, ç’a été de changer l’orientation de l’esprit français ; et en somme ils y ont réussi. En art comme en philosophie, en littérature comme en morale, c’est le contrepied de Corneille et de Racine, de Pascal et de Bossuet, de La Bruyère et de Boileau qu’ils ont pris. C’est l’ancien idéal qu’ils ont voulu détruire ; et qu’importent après cela quelques douzaines de tragédies dont les médiocres auteurs croient imiter Andromaque, mais en la perfectionnant ? Il convient seulement d’ajouter que l’influence des encyclopédistes a été tout à la fois aidée et contrariée dans son cours par une autre influence, dont il est extrêmement délicat de démêler la nature : c’est l’influence de Rousseau que je veux dire ; et je doute qu’il s’en fût vu depuis Pascal de plus considérable ou de plus révolutionnaire.

III

Quos vult perdere Jupiter dementat ! Les Dieux commencent par aveugler ceux qu’ils ont résolu de perdre, et, de fait, on s’expliquerait malaisément le progrès, la fortune, et, après un peu d’incertitude au début, la rapidité de propagation de la doctrine encyclopédique, si nous ne rappelions quelle part y ont prise, avec la plus regrettable imprudence ou la plus insigne maladresse, tous ceux dont la doctrine menaçait les intérêts : les adversaires eux-mêmes de l’Encyclopédie, le gouvernement, et surtout les « salons ».

Les a-t-on assez loués, célébrés et vantés, ces salons du xviiie  siècle ! et tandis qu’une habitude s’établissait de ne parler des « ruelles » du siècle précédent, qu’avec les plaisanteries et sur le ton de Molière dans ses Précieuses ridicules ou dans ses Femmes savantes, nous n’avons encore aujourd’hui même qu’indulgence et que complaisance pour tant d’aimables personnes qui surent, comme les Tencin et comme les d’Épinay, si bien allier ensemble le désordre des mœurs et le pédantisme de la philosophie. À la vérité nous faisons moins de cas de Mme du Deffand, qui n’a pas aimé les Encyclopédistes, qui n’a pas même craint de s’en moquer dans sa Correspondance ; ou de la maréchale de Luxembourg, qui les a toujours un peu tenus à distance, et qui joint à ses autres torts celui d’avoir protégé Rousseau. Mais Mlle de Lespinasse, cette « grande amoureuse », et Mme Geoffrin, cette « grande bourgeoise », de quelle atmosphère de sympathie, pour ne pas dire de quelle auréole de respect, leurs noms ne sont-ils pas entourés ! Nous cependant, qu’elles n’ont pas entretenus, — je veux dire hébergés, meublés et nourris, — et qui ne leur devons donc pas la même reconnaissance que d’Alembert et Marmontel, nous oserons dire que leur rôle, puisqu’il faut bien convenir qu’elles en ont joué vraiment un, a été désastreux. C’est dans leurs bureaux d’esprit à toutes que s’est fondée la réputation de tant de médiocrités littéraires, ce Marmontel que nous nommions, un Morellet, un Thomas, un M. Suard. Elles ont faire croire à l’Europe et au monde que « toute la France en hommes » n’était que le peu qu’on en rencontrait à leur table ou dans leur salon. On leur doit cet usage de traiter spirituellement les questions sérieuses, — c’est-à-dire à contresens, car comment traiterait-on spirituellement la question de la misère ou celle de l’avenir de la science ? — et sérieusement les bagatelles. Leurs flatteries ont encouragé dans les gens de lettres l’émulation du paradoxe, en même temps qu’elles détruisaient la véritable originalité, « Elles ont dit à l’énergie : « Vous mettez trop d’intérêt aux personnes et aux choses » ; — à la profondeur : « Vous nous prenez trop de temps » ; — à la sensibilité : « Vous êtes trop exclusive » ; — à l’esprit enfin : « Vous êtes une distinction trop individuelle ». Tel est du moins le jugement qu’une femme a porté d’elles [Cf. Mme de Staël, De l’Allemagne, 1re partie, ch. xi]. Mais on comprend après cela quelles auxiliaires elles ont été pour les Encyclopédistes. Si elles n’ont pas vu plus clair que Diderot dans la confusion de son propre génie, et si surtout elles n’ont pas mesuré la portée de la doctrine dont elles se faisaient les zélatrices, elles ne leur ont pas moins donné la consécration du monde et de la mode. Il a été « bien porté », grâce à elles, d’être « philosophe » [Cf. Taine, L’Ancien Régime, livre IV], Et, encore une fois, il est naturel et même honorable pour eux que les « philosophes » leur en aient su gré. Mais nous, c’est autre chose, et si, de soi, pour les raisons qu’on a dites, l’esprit encyclopédique tendait à la désorganisation de la littérature, quelles raisons aurions-nous de féliciter ces dames d’avoir été les preneuses de l’Encyclopédie ?

Moins apparente, et surtout moins bruyante, la complicité du gouvernement de Louis XV n’a pas été moins effective que celle des salons. C’est ce que l’on n’a pas assez dit, et c’est ce qu’il faut pourtant savoir. L’entreprise encyclopédique s’était constituée sous les auspices du chancelier d’Aguesseau et du ministre d’Argenson, — le comte d’Argenson, ministre de la guerre. Lorsque l’on eut mis Diderot à Vincennes, sur la sollicitation du savant Réaumur, dont il avait plaisanté la maîtresse, ce furent ses libraires qui réussirent à l’en tirer, comme éditeurs de l’Encyclopédie, et afin qu’il y pût travailler. Quand un arrêt du Conseil du roi, en 1753, eut momentanément suspendu la publication de l’Encyclopédie, le directeur de la librairie, M. de Malesherbes, n’en laissa pas moins l’ouvrage continuer de paraître. Il fit mieux encore, en 1758, après la condamnation définitive ; « et ce fut dans son propre cabinet qu’il offrit une retraite sûre aux papiers de Diderot » [Cf. Mme de Vandeul, Mémoires sur la vie de son père]. La même condamnation n’empêcha point d’Alembert de demeurer inscrit sur la liste des « censeurs royaux », et pour ce motif, sans doute, quand Fréron attaquait les Encyclopédistes dans son Année littéraire, c’était L’Année littéraire qu’on suspendait, ou Fréron qu’on embastillait. Aussi bien, loin d’y rien perdre, l’Encyclopédie gagnait-elle à la suppression de son privilège, dont la seule conséquence était de la soustraire au visa de la censure. Quand M. de Malesherbes abandonnait la direction de la librairie, Mme de Pompadour, à l’instigation de Quesnay, son médecin, prenait l’ouvrage sous sa protection. Elle et les philosophes se réjouissaient ensemble de l’expulsion des Jésuites, 1762. Et lorsqu’elle mourait, en 1764, ne fallait-il pas bien que quelqu’un la remplaçât aussitôt dans ce rôle de protectrice, puisque les dix derniers volumes de l’Encyclopédie se distribuaient librement dans Paris, 1765 ? Ce sont naturellement ceux qui contiennent les articles les plus audacieux et les plus violents.

Il faut d’ailleurs avouer que, dans cette admiration des salons comme dans cette quasi collaboration du pouvoir à l’entreprise, les adversaires de l’Encyclopédie ont leur grande part de responsabilité, pour la maladresse de leurs attaques, pour la faiblesse de leur polémique, et pour leur absence entière de talent. Qui ne le sait, hélas ! que la vérité ne brille pas toujours de sa propre lumière, et que de très bonnes causes ont eu cruellement à souffrir d’être mal défendues ? Or, on ne peut rien lire de plus malveillant, mais d’ailleurs de plus plat que les Nouvelles ecclésiastiques, — c’est le journal janséniste, — qui ne savait guère que traiter de « sottises » ou « d’inepties » toutes les productions de l’école encyclopédique. Si Fréron, le rédacteur de L’Année littéraire, n’a pas toujours manqué d’esprit, de bon sens, et surtout de courage, il serait difficile de rien imaginer de plus court, de plus étroit, de plus superficiel que sa critique ; et sa mauvaise réputation, qu’elle fût ou non justifiée, — ce n’est pas ici le point, — enlevait tout crédit à ce qu’il pouvait dire. À peine faisait-on plus d’estime de Palissot, l’auteur de la comédie des Philosophes, 1760, où tout ce qu’il avait trouvé de plus comique était de travestir, sous le nom de Cydalise, Mme Geoffrin en femme auteur ; — Mme Geoffrin dont l’ignorance était proverbiale, et dont on disait qu’elle la respectait « comme le principe actif et fécond de son originalité » ! [Cf. Garat, Mémoires sur M. Suard, t. I, livre VI]. On a aussi de Palissot de Petites lettres sur de grands philosophes, dont La Bruyère eût pu dire, comme du Mercure de son temps, qu’elles sont « immédiatement au-dessous de rien ». Et faut-il parler de ce pauvre diable d’Abraham Chaumeix ? C’est pourquoi toutes les pointes des adversaires de l’Encyclopédie s’émoussaient ou se brisaient contre elle. On pouvait rire un moment du libelle impuissant de l’avocat Moreau : Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, 1757, sans discerner d’ailleurs très nettement si l’on y riait de l’auteur ou de ceux qu’il attaquait. Mais ce que l’on voyait très bien, c’est qu’aucune de ces critiques, sérieuse ou plaisante, n’atteignait le fond des choses, n’en approchait seulement de loin ; et non moins fiers de l’inutilité des efforts de leurs adversaires que de leurs propres talents, la réputation des Encyclopédistes et la fortune de l’Encyclopédie s’accroissaient, se fortifiaient, et se consolidaient par ces efforts mêmes.

« C’est à ce moment même, écrit Garat, qu’une voix qui n’était pas jeune et qui était pourtant tout à fait inconnue, s’éleva, non du fond des déserts et des forêts, mais du sein même de ces sociétés, de ces académies et de cette philosophie où tant de lumières faisaient naître et nourrissaient tant d’espérances… et au nom de la vérité, c’est une accusation qu’elle intente, devant le genre humain, contre les lettres, les arts, les sciences et la société même » [Cf. Garat, Mémoires sur M. Suard, t. I, p. 164]. Et — renseignement précieux ! — « ce n’est pas, ajoute-t-il, comme on le dit, le scandale qui fut général ; c’est l’admiration et une sorte de terreur qui furent presque universelles ». Il faut rapprocher ce passage d’un endroit des Confessions : « Audacieux, fier, intrépide, écrit Rousseau, je portais partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle était simple et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écraserais un insecte entre mes doigts » [Cf. Confessions, partie II, livre 9, sous la date de 1756]. Il a raison, et Garat aussi. C’est le mépris de « leurs mœurs », de leurs « préjugés », de leurs « maximes », qui ont détaché violemment Rousseau de ses anciens amis les philosophes. Il a ouvert, à lui tout seul, une route nouvelle. Et, parce qu’ils le verront bien, ou plutôt, et avant de le voir, c’est parce qu’ils s’en doutent, c’est pour cela que tous ensemble, les Marmontel et les Morellet, les Grimm et les Diderot, d’Alembert, la société du baron d’Holbach et celle de Mme d’Épinay, Voltaire lui-même, à dater de la Lettre sur les spectacles, 1758, — qui est la déclaration de guerre du « citoyen de Genève », — ils vont former contre lui la plus compacte et la plus acharnée des coalitions.

On discute encore quelquefois l’inutile question de savoir qui des deux, de Diderot ou de Rousseau, a comme qui dirait le premier « retrouvé » cette idée de « nature », contre laquelle trois ou quatre générations d’écrivains et de penseurs avaient jusqu’à eux si vigoureusement réagi ? Admettons que ce soit Diderot, et, aussi bien, puisqu’il en a revendiqué la gloire, admettons qu’il ait « pâli » sur les premiers ouvrages de Rousseau. Il eût donc bien fait en ce cas de nous expliquer comment aucun de ses ouvrages, à lui, Diderot, n’a produit la même impression « d’admiration et de terreur universelles » que les deux premiers Discours de Rousseau. Que ne se vante-t-il aussi d’avoir pâli sur l’Émile, sur le Contrat social, sur les Lettres de la Montagne ? Mais la vérité, c’est qu’en s’emparant de cette idée de « nature » Rousseau en a saisi toutes les conséquences, y compris celles que l’imagination trop prompte et trop fuligineuse de Diderot n’avait point vues ; il l’a faite sienne, vraiment sienne, uniquement sienne à sa date ; et réchauffant alors de l’ardeur de ses rancunes, de ses haines, de son orgueil, l’enrichissant, pour ainsi parler, de sa propre substance, et lui communiquant la flamme de son éloquence et de sa passion, il lui a donné un degré d’importance et une vertu de contagion qu’elle n’avait jamais encore eus.

Considérons en effet, que, de la manière qu’il opposait la nature, non plus comme autrefois les Rabelais ou les Montaigne, aux vices qui la déshonorent, mais à l’art lui-même, Rousseau décrétait, pour son coup d’essai, non seulement de caducité, mais d’erreur originelle tout ce qu’on avait fait depuis deux cent cinquante ans, pour « artialiser la nature ». On se trompait depuis plus de deux siècles ! Il n’y avait qu’« erreur et folie dans la doctrine des sages » de l’Encyclopédie. On ébranchait les préjugés sans en atteindre ou sans en voir seulement la racine, et comment voulait-on qu’elle ne poussât pas d’âge en âge de nouveaux rejetons ? « Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés fortes et mâles à notre fausse délicatesse ? » [Cf. Lettre sur les spectacles et rapprochez Nouvelle Héloïse, partie II, lettres 14, 17, 21], Ou, en d’autres termes, dites-nous combien votre art, en exigeant de vous des concessions que votre nature lui eût certainement refusées, a rabaissé votre génie. Vous avez dit, non ce que vous aviez à dire, mais ce que vous avez cru qui plairait à vos contemporains. Vous ne vous êtes pas contenté de vouloir leur plaire, mais vous avez imité, vous avez subi, pour leur plaire, des modèles que vous n’aviez point choisis, que vous avez souffert que l’on vous imposât. Il vous fallait être approuvé du public ! Né pour être vous-même, unique peut-être en votre espèce, vous avez accepté la tyrannie de la mode, et vous avez mis votre gloire à ressembler à d’autres, aux autres, à tous les autres. Mais si c’est ainsi que l’art, bien loin d’aider en vous la nature, l’y a d’abord comprimée, puis asservie, et finalement pervertie, quel est le remède à ce mal, et quel enseignement votre exemple nous donne-t-il ? C’est de retourner à la nature pour nous y conformer ; et, rien qu’en posant ce principe, mais surtout en l’appuyant de ces « considérants », Rousseau renversait à la fois l’antique autorité des règles, le peu qui survivait du pouvoir de la tradition, et celui que la communauté s’arrogeait sur les sentiments de l’individu.

Car, nos sentiments c’est nous-mêmes, ou plutôt, chacun de nous n’est soi qu’autant que ses sentiments s’expriment en toute liberté, et c’est cette liberté même qui est la nature : « Nous naissons tous sensibles… Sitôt que nous avons, pour ainsi dire, conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent. Ces dispositions s’étendent et s’affermissent… mais contraintes par nos habitudes, elles s’altèrent plus ou moins. Avant cette altération elles sont ce que j’appelle en nous la nature » [Émile, I, 1]. Qu’est-ce à dire, sinon qu’autant qu’à l’art en particulier « la nature » s’oppose à la civilisation en général ? Rousseau le dit en propres termes : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme… Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les institutions sociales dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étouffent en nous la nature » [Émile, I, 1]. Quel sera donc l’objet de la véritable éducation ? Ce sera de nous débarrasser des préjugés qui empêchent en nous la nature de se développer conformément à elle-même. « Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là, ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… En sortant de nos mains notre élève ne sera ni magistrat, ni soldat, ni prêtre, il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit » [Émile, I, 1]. Avons-nous besoin de faire observer que c’est ici le renversement de l’ancienne discipline, celle qui se proposait avant tout de former l’homme pour la société ? celui de l’ancienne morale, dont le principe était de substituer en nous des motifs généraux d’action à l’impulsion personnelle de l’instinct ? et le renversement de l’ancienne esthétique, dont le premier article consistait justement à se défier de la sensibilité comme étant de toutes nos facultés la plus ondoyante, la plus mobile, et la plus diverse ?

Mais ce n’est pas tout encore, et l’homme n’étant pas à lui seul toute la nature, il reste à voir quels sont les rapports de la nature et de l’homme. Qu’est-ce donc que l’homme dans la nature ? Si Rousseau s’était tout à l’heure emparé d’une idée de Diderot, c’est la grande idée de Buffon qu’il s’approprie maintenant, pour la pousser à bout. La nature est la cause des effets que nous sommes. Nous sommes donc à son égard dans une dépendance entière ; et par conséquent nous ne nous devenons intelligibles à nous-mêmes qu’autant que nous nous saisissons dans la complexité des rapports qui nous unissent à elle. Là même est le secret du bonheur. « Il n’est rien tel qu’un heureux climat pour faire servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment » [Nouvelle Héloïse, partie I, lettre 23] ; et c’est la nature seule qui a procuré à Rousseau lui-même « quelques instants de ce bonheur plein et parfait, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir » [Cf. Lettres à M. de Malesherbes]. Livrons-nous donc à la nature, et ne faisons plus désormais consister notre orgueil à la dominer, mais notre sagesse à lui obéir. Ne rompons pas, n’essayons pas de briser ou de relâcher les liens qui nous rattachent à elle. « Plongeons-nous dans son sein », comme dira bientôt le poète, et rendons-lui la conduite d’une destinée dont le malheur n’a été fait jusqu’ici que de notre rage de la vouloir soumettre au raisonnement ou à la raison. C’est ainsi qu’après avoir émancipé l’individu de la tyrannie de la communauté, et substitué la sensibilité dans les droits de l’intelligence même, Rousseau achève son œuvre en posant ce principe qu’on exprimera désormais l’homme en fonction de la nature. Il ne se pouvait guère d’idée plus contraire à l’humanisme, puisqu’elle en est la contradiction même, ni qui portât en conséquence une plus grave, une dernière et mortelle atteinte à l’idéal classique.

Qu’est-ce que les contemporains ont pensé de toutes ces nouveautés ? et comment les ont-ils accueillies ? Ils les ont applaudies ; et jamais peut-être, — on le sait, — réputation littéraire ne s’est établie plus promptement ni plus universellement que celle de Rousseau. Dix ou douze ans lui ont suffi pour égaler Voltaire même dans l’estime de son temps ; et l’opinion ne s’est trompée ni dans l’estime qu’elle en a fait, ni dans les raisons de cette estime. Dans le Discours de Dijon, dans le Discours sur l’inégalité, dans la Lettre sur les spectacles, les contemporains ont reconnu les accents de cette éloquence dont on pouvait craindre que depuis cinquante ans le secret ne se fût perdu. Ils ont senti frémir dans la Nouvelle Héloïse cette ardeur de passion qu’ils ne connaissaient plus eux-mêmes, mais dont ils se rendaient si bien compte que le théâtre et le roman ne leur donnaient qu’une impuissante et misérable parodie. « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur » [Confessions, II, 2], Et les hommes, à leur tour, dans l’Émile, dans la Lettre à l’archevêque de Paris, dans le Contrat social, crurent entendre gronder sourdement ils ne savaient quelle menace ! Mais on ne comprend pas toujours ce que l’on admire, ni même ce que l’on redoute ; et, en réalité, les contemporains de Rousseau ne l’ont pas compris : premièrement, parce qu’ils sont les « mondains » qu’ils sont, les habitués des « salons » qu’il attaque ; et puis, parce qu’en leur qualité de mondains, après un peu d’émoi que leur a causé ce citoyen de Genève, d’autres distractions, d’autres curiosités, d’autres discussions, de toutes parts, les sollicitent, les appellent, et les retiennent.

Ne vient-on pas en effet d’expulser, mieux encore que cela, de supprimer les Jésuites ? et quel « sujet de conversation » ! mais quelle victoire pour la philosophie ! Voltaire en a tressailli d’allégresse ; et d’Alembert y voit le juste châtiment de la malveillance que les Jésuites se sont permis de témoigner à l’Encyclopédie. « Leurs déclamations à la ville et à la cour contre l’Encyclopédie avaient soulevé contre eux une classe d’hommes plus à craindre qu’on ne croit, celle des gens de lettres » ; et il ne faut jamais se faire des ennemis qui, « jouissant de l’avantage d’être lus d’un bout de l’Europe à l’autre, peuvent exercer d’un trait de plume une vengeance éclatante et durable ! » [Cf. d’Alembert, édition de 1821, t. II, p. 48 ; et Diderot, Lettre à Mlle Volland, du 12 août 1762]. Ce n’est pas au moins de lui, ni de Diderot, mais de Voltaire qu’il parle en ces termes. Le commencement de l’affaire des Jésuites a précédé le brûlement de l’Émile ; l’affaire des Calas le suit immédiatement. Jamais émotion ne fut plus légitime, si jamais erreur judiciaire ne fut plus déplorable. « D’un bout de l’Europe à l’autre », c’est le cas de le dire, le scandale en retombe sur la magistrature entière, et voici que tout le système du droit criminel de France en est remis en question. Encore ici c’est Voltaire qui mène la campagne, et le Traité de la tolérance, 1763, rend à lui seul son nom plus populaire en un jour que toute son œuvre en un demi-siècle. Le parlement de Paris répond en condamnant au feu le Dictionnaire philosophique, 1765. Mais, une fois encore, l’odieuse procédure d’Abbeville et le supplice du chevalier de la Barre mettent l’opinion du côté des philosophes. Déjà vainqueurs du clergé, ils le sont maintenant de la magistrature [Cf.  Félix Rocquain, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, livre VII ; Paris, 1878]. Il ne leur reste plus, pour achever leur triomphe, qu’à jeter le discrédit sur l’administration ; et justement, aux environs de 1768, les « Économistes » paraissent pour leur en donner l’occasion. On feint de voir en eux les « prôneurs et les fauteurs de l’autorité despotique » ; on leur reproche « leur langage apocalyptique et dévot » ; ce sont « les ennemis des beaux-arts » [Cf. Grimm, Correspondance, octobre 1767]. Voltaire écrit contre eux L’Homme aux quarante écus, qui n’est pas, à vrai dire, une de ses meilleures facéties, qui n’en réussit pas moins, dont le titre passe même en proverbe. Et eux aussi, — grâce au patriarche de Ferney, — les voilà pour un temps refoulés, battus et pas contents.

Nous disons bien : grâce au patriarche ; car en vérité, si ce n’était l’intervention de Voltaire dans toutes ces affaires, elles n’appartiendraient qu’à peine à l’histoire de la littérature, et surtout, si cette intervention ne lui avait assuré la place qu’il occupe dans l’histoire de son siècle. C’est pour être intervenu dans la question du « produit net » et du « despotisme légal » qu’il est Voltaire ; et il ne le serait pas s’il n’était devenu le défenseur des Calas et du chevalier de la Barre. On n’examine point d’ailleurs ici les motifs plus ou moins politiques de son intervention, et on ne veut pas décomposer en quelque sorte l’élan de sa générosité. On constate seulement qu’en vérité sa vie fut son chef-d’œuvre. Si ses contemporains n’ont rien tant admiré chez lui qu’une extraordinaire faculté d’assimilation, servie par une facilité d’exécution ou d’expression non moins extraordinaire, on constate qu’ils les ont d’autant plus admirées qu’ils les ont vues s’appliquer, tour à tour ou ensemble, à plus d’objets, plus différents, plus étrangers eu apparence à ses intérêts d’amour-propre et de vanité. Et on constate enfin que s’il n’avait été jusqu’aux environs de 1760 qu’un homme de lettres entre beaucoup d’autres, — unus ex multis, — c’est à dater de ce moment qu’il est devenu l’homme de son siècle et de l’histoire. C’est donc aussi par lui que tous ces faits, qu’on y eût pu croire indifférents, appartiennent à l’histoire de la littérature. Ils ont dégagé le vrai Voltaire de lui-même. Ils lui ont fait entendre à lui-même la nature de son pouvoir. Ils l’ont tiré de pair. Ils l’ont élevé au rang de cette « douzaine d’hommes » dont Diderot disait encore en 1762, que « sans s’élever sur la pointe du pied, ils le passeraient toujours de toute la tête » [Cf. Lettre à Mlle Volland, du 12 août 1762]. Ils lui ont enfin procuré « dans la nation » cette universalité, cette autorité d’influence qu’il avait inutilement poursuivie, qu’on lui avait disputée, refusée jusqu’alors ; et, de cette unique situation que les événements lui ont faite, dominatrice, quasi souveraine, quelques conséquences essentielles en sont presque aussitôt résultées.

C’est ainsi que, dans les dernières années du règne de Louis XV, et la question religieuse mise à part, on voit succéder au grand tumulte et à l’agitation des années précédentes, une sorte d’apaisement, et non pas de réconciliation, mais de trêve au moins des partis. Si la Sorbonne censure le Bélisaire de Marmontel, « ni la cour ni le parlement ne se mêlent de l’affaire ; on fait dire seulement à l’auteur de garder le silence » ; et Bélisaire continue de s’imprimer et de se vendre avec privilège du roi [Cf. Marmontel, Mémoires, livre VIII]. La doctrine encyclopédique se réduit d’elle-même aux termes du déisme de Voltaire. Le Parlement condamne bien le Système de la nature, 1770, du baron d’Holbach ; mais il refuse d’insérer dans son Arrêt le réquisitoire de l’avocat général Séguier, et c’est Voltaire qui entreprend de combattre et de réfuter le livre. Le même Voltaire revient à la charge quand paraît en 1773 l’ouvrage posthume d’Helvétius : De l’homme. On ne pense plus à Rousseau, qui vit obscurément dans son pauvre logis de la rue Platrière. « Il a voulu fuir les hommes, écrit La Harpe, et les hommes l’ont oublié. » D’Alembert traduit Tacite, et Diderot travaille à son Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Grimm, qui présageait en 1768 « une révolution imminente et inévitable », déclare en 1770 que « jamais la tranquillité publique ne fut mieux assurée ». C’est aux applaudissements de la littérature qu’en 1771 le chancelier Maupeou opère son coup d’État contre les parlements. Les gens de lettres sont devenus les soutiens du pouvoir. Lorsque Louis XVI monte sur le trône, en 1774, les Encyclopédistes et les Économistes se réconcilient au ministère, en la personne de Malesherbes et de Turgot. Les voilà maîtres des affaires ; et il faut maintenant les entendre se moquer des jeunes gens « qui se croient en sortant du collège obligés d’apprendre aux puissances à diriger leurs États » !

À la faveur de cet apaisement il se produit un mouvement curieux, et on dirait qu’avant d’abandonner ses positions démantelées, l’esprit classique se ramasse et se concentre pour livrer un dernier combat. Il essaie le peu de forces qui lui reste encore contre « l’anglomanie », dont « les progrès effrayants » lui semblent également menacer « la galanterie des Français, leur esprit de société, leur goût pour la toilette », et leur littérature. Voltaire écrit : « Quelques Français transportent chez nous une image de la divinité de Shakespeare, comme quelques autres imitateurs ont érigé depuis peu à Paris un Vauxhall, et comme d’autres se sont signalés en appelant les aloyaux des roastbeef… La cour de Louis XIV avait autrefois poli celle de Charles II, aujourd’hui Londres nous tire de la barbarie. » La Harpe lui fait écho dans sa Correspondance littéraire. Les traductions du grec et du latin abondent, s’opposent à celles de Shakespeare et d’Ossian. Les Géorgiques de l’abbé Delille, en 1769, ont fait événement et Voltaire les a déclarées, — avec les Saisons de Saint-Lambert, il est vrai, et après l’Art poétique, — « le meilleur poème qui ait honoré la France ». De 1770 à 1789, il paraît quatre traductions, deux en vers et deux en prose, de l’Iliade et de l’Odyssée. L’archéologie même et l’érudition, que le Discours préliminaire de l’Encyclopédie condamnait naguère si dédaigneusement, redeviennent à la mode. Un jeune écrivain, dans les notes qu’il griffonne aux marges de son exemplaire de Malherbe, décide que, « même quand nous traçons des tableaux et des caractères modernes, c’est d’Homère, de Virgile, de Plutarque, de Tacite, de Sophocle, d’Eschyle qu’il nous faut apprendre à les peindre ». Il écrira bientôt en vers :

           De ce cortège de la Grèce
           Suivez les banquets séducteurs ;
           Mais fuyez la pesante ivresse
           De ce faux et bruyant Permesse
Que du Nord nébuleux boivent les durs chanteurs !

Boileau lui-même eût-il pu mieux dire ?

Sera-t-on peut-être surpris qu’en témoignage de cette renaissance de l’esprit classique nous rappelions ici l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro ? En effet, c’est à peine un homme de lettres que Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais ; c’est un homme d’affaires, de quelles affaires, souvent, ou même à l’ordinaire ! et certes, si quelqu’un n’a pas beaucoup pratiqué les anciens, c’est bien lui. On ne les rencontre pas dans les sociétés qu’il fréquente. Mais il n’en est que plus intéressant, et surtout son exemple plus significatif. Car aussi longtemps qu’il a suivi les traces de Diderot et de Sedaine, dans son Eugénie, dont il a placé la scène en Angleterre, 1767, et dans ses Deux Amis, 1770, il n’a fait que de médiocre besogne. Mais voici qu’en revanche, après ces Mémoires dont la verve excite la jalousie de Voltaire, — et auxquels, pour être classiques, il ne manque en vérité que d’être de bon goût, et surtout de bon ton, — il s’avise de reprendre, lui troisième, le sujet des Folles amoureuses et de L’École des femmes, le tuteur de l’ancienne comédie, dupé par l’éternelle ingénue ; il l’encadre dans le décor espagnol, celui du roman de Le Sage, du théâtre de Scarron, et en l’écoutant on songe à Gil Blas : c’est le Barbier de Séville, 1775. Il récidive en 1783 : c’est le Mariage de Figaro. Et que son Figaro soit lui-même, Pierre-Augustin, dépeint au vif, avec son absence entière de scrupules et son fonds de gaieté, ou qu’on y veuille voir un « précurseur de la Révolution », ce qu’il est de plus et avant tout, c’est Frontin, c’est Crispin, c’est Scapin, c’est le valet de l’ancienne comédie, c’en est le dernier et le plus amusant. N’est-ce pas comme si nous disions qu’aussitôt qu’il a repris les traces de Regnard et de Molière, ou plutôt de la tradition, Beaumarchais a trouvé le succès qu’il avait en vain demandé à l’imitation de Sedaine et de Diderot ? Et qu’y a-t-il de plus caractéristique du mouvement dont nous essayons de préciser la nature ? Laissant toujours à part les derniers pamphlets de Voltaire et les derniers volumes de l’Histoire naturelle de Buffon qui sont des « suites », on ne trouve, en dix ans, de 1775 à 1785, que deux « nouveautés » qui survivent, et ce sont deux comédies, qui peuvent d’ailleurs avoir toutes les autres qualités ou défauts que l’on voudra, mais dont l’inspiration est « classique ».

Vers le même temps, et moins heureuse en ce sens qu’elle ne nous a rien laissé, je ne dis pas qui soit comparable au Barbier de Séville ou au Mariage de Figaro, mais dont on soutienne aujourd’hui la lecture, il semble que, comme la comédie, la tragédie retourne à ses premières origines. Après avoir fait le tour du monde, cherché des sujets au Mexique, au Pérou, en Chine, au Malabar, jusqu’en Nouvelle-Zélande, et exploré dans toutes les directions, pour en tirer du nouveau, l’histoire nationale, elle finit par en revenir aux Grecs et aux Romains, avec ses Coriolan, ses Virginie, ses Hypermnestre et ses Philoctète. On reconnaît que la « simplicité des anciens peut encore instruire notre luxe, car ce mot convient assez, dit La Harpe, à nos tragédies que nous avons quelquefois un peu trop ornées ». On s’avise que « notre orgueilleuse délicatesse, à force de vouloir tout ennoblir, peut nous faire méconnaître le charme de la nature primitive ». Et on conclut que sans doute « il ne faut pas imiter les Grecs en tout, mais dès qu’il s’agit de l’expression des sentiments naturels, rien n’est plus pur que le modèle qu’ils nous offrent dans leurs bons ouvrages » [Cf. La Harpe, Cours de littérature, partie I, livre I, chap. 5]. Mieux encore ! on dirait que la tragédie reflue vers sa source, pour s’y retremper ; et rien ne ressemble davantage à sa lutte contre le mélodrame des Diderot, des Mercier, ou bientôt des Guilbert de Pixerécourt, que la lutte autrefois soutenue par la tragédie cornélienne contre la tragi-comédie des Rotrou, des Mairet, des Hardy. Les hommes de la Révolution, après cela, feront un pas de plus en arrière, et on le sait, ce n’est pas les Romains de Balzac ou de Corneille qu’ils croiront ressusciter dans la vie publique, ce seront les Grecs et les Romains de Plutarque, — ou d’Amyot.

Cependant un autre écrivain, un poète, et le seul en son temps qui ait eu le sentiment de l’art, remonte plus haut encore, jusqu’aux origines du classicisme ; et c’est vraiment Ronsard qui revit dans André Chénier. On aimerait parler longuement et à loisir d’André Chénier. Mais son œuvre est posthume, et nous ne pouvons l’envisager ici que comme représentative de l’état des esprits, ou de quelques esprits de son temps. Au moins pouvons-nous dire que, comme Ronsard, il a été tout latin et tout grec ; et comme Ronsard, mais avec une conscience plus claire des raisons de son choix, c’est aux érotiques latins, c’est aux poètes d’Alexandrie que son industrieuse imitation est allée. Comme Ronsard, il a cru que toute beauté, toute perfection était « enclose » dans les chefs-d’œuvre des anciens, et par suite, comme Ronsard, il a donc cru que toute invention, tout génie même ne consistait qu’à vêtir sa pensée de ces formes immortelles.

Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.

Païen comme Ronsard, aussi profondément païen dans ses Idylles que l’auteur des Hymnes et des Sonnets à Cassandre, c’est comme lui, Ronsard, qu’il a aimé, qu’il a senti, qu’il a conçu la nature. Sensuel et voluptueux comme Ronsard, sa mélancolie, comme celle de Ronsard, n’a guère été que celle des grands épicuriens. Et pourquoi ne dirait-on pas qu’il a été plus Ronsard que Ronsard, s’il représente de plus que Ronsard la réaction contre Malherbe et la protestation du lyrisme contre l’éloquence ? Et c’est pourquoi, si le classicisme eût pu être sauvé, il l’eût sans doute été par le fils de la Grecque. Mais quoi ! le classicisme pouvait-il être sauvé ?

Nous ne le croyons pas, et pour plus d’une raison, dont la première est celle-ci, qu’il avait vécu cent cinquante ans. Rien d’humain n’est éternel, et quelque effort qu’il fasse pour fixer son objet sous l’aspect de l’éternité, tout idéal d’art participe de la caducité de l’espèce. En second lieu, si le classicisme — on l’a vu, ou du moins nous avons essayé de le faire voir — ne s’était déterminé dans sa forme que pour des raisons sociales autant que littéraires, il était inévitable qu’il mourût de l’exagération de son propre principe, ou, en d’autres termes, qu’il suivît la fortune de la société dont il avait été l’expression. C’est à peu près ainsi que le génie des grands maîtres de la peinture italienne n’avait pu préserver leur art d’aboutir à la rhétorique des Carrache, et, dans un monde tout nouveau, le naturalisme hollandais de succéder à leur humanisme. Et si enfin le classicisme français, dans ses chefs-d’œuvre, n’avait été, pour ainsi parler, qu’une projection de l’esprit français sur le plan de la littérature générale, on ne conçoit pas comment il eût pu éviter d’être refoulé dans ses propres frontières par le progrès même de cette littérature, et ainsi de mourir de son propre triomphe. Idéal commun de l’Europe entière pendant cent cinquante ans, le classicisme ne pouvait durer qu’autant que cette Europe elle-même ; mais cette Europe venant à se défaire, il ne se pouvait pas que le classicisme ne se déformât, ne se désorganisât, et ne disparût finalement avec elle.

Rendons-nous-en bien compte en effet : il y avait quelque chose de contradictoire dans le rêve d’André Chénier. Sur des « pensers nouveaux » on ne fait pas de « vers antiques », et lui-même en est la preuve, s’il y a certes des « vers antiques » dans le Mendiant ou dans l’Oaristys, mais où y sont les « pensers nouveaux » ? Pareillement, on ne prend pas non plus la tragédie de Corneille ou de Racine pour modèle quand on a cessé de sentir ou de penser comme eux. On ne leur dérobe point le secret de leur forme en leur abandonnant le fond de leurs idées. Ç’a été la grande erreur de ceux qu’on pourrait appeler les néo-classiques ou les pseudo-classiques du temps de la Révolution, — Marie-Joseph Chénier, Gabriel Legouvé, Népomucène Lemercier, combien d’autres encore, — qui n’ont pas absolument manqué de talent ni d’idées, et dont les rapsodies ne le cèdent cependant, pour la médiocrité de la forme ou la misérable pauvreté du fond, qu’à l’éloquence verbeuse des Robespierre et des Saint-Just. Ils ont fait seulement moins de mal. Et qu’on ne dise pas que les lettres « se taisent » parmi les discordes civiles ! Ni le théâtre, ni la librairie n’ont chômé durant la tourmente révolutionnaire, ni sans doute la tribune. Mais, avec une méconnaissance entière de la diversité des temps et des conditions de la parole ou de la littérature, on a considéré que l’on pouvait encore emprunter des formes aux générations dont on ne partageait plus les idées, et que les maîtres qui n’étaient plus des « maîtres à penser » pouvaient encore servir de « maîtres à écrire ». Et c’est pourquoi, tandis que le classicisme achevait lentement de périr, si l’on cherche quels hommes, en cette fin de siècle, continuent d’agir sur l’opinion, nous en trouvons jusqu’à trois qui n’ont entre eux que ce trait de commun d’avoir rompu résolument avec le passé : ce sont Condorcet, Buffon, et Bernardin de Saint-Pierre.

On a dit de Condorcet « qu’il était le produit supérieur de la civilisation du xviiie  siècle » et, sans doute, c’est bien en lui que se résume le meilleur et le pire à la fois de la doctrine encyclopédique. On pourrait encore l’appeler, si ces deux mots ne hurlaient pas d’être, comme on dit, accouplés ensemble, un Fontenelle fanatisé. Disciple de Voltaire et ami très particulier de Turgot, membre de l’Académie française et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, je ne crois pas que ses travaux scientifiques témoignent de beaucoup d’originalité ni d’érudition ; et on ne l’a jamais pris pour un grand écrivain. Nous n’en vivons pas moins encore de lui, si c’est lui qui a vraiment organisé notre système d’éducation dans ses Mémoires sur l’instruction publique, dont on n’a, pour en sentir toute la supériorité, qu’à faire la comparaison avec ceux de son ami Cabanis, par exemple ; et puis, il est l’auteur de ce livre fameux : l’Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, qui n’est peut-être pas l’expression la plus éloquente que l’on ait donnée de l’idée de progrès, mais qui en est l’une des plus persuasives. Les contemporains ne s’y sont pas mépris, et la Convention nationale a bien su ce qu’elle faisait quand le 13 germinal an III [2 avril 1795] elle en a décrété, sur le rapport du « sage » Daunou, l’impression par ordre, et la distribution « dans toute l’étendue de la République ». Et en effet quand on prend, comme Condorcet, le progrès scientifique pour mesure du progrès, qui ne serait frappé de tout ce que nous savons aujourd’hui et qu’on ne savait pas autrefois ? L’Esquisse de Condorcet a fondé la religion de la science, et transmis ainsi jusqu’à nous, sous une forme pour ainsi parler portative et maniable, tout ce qu’il y a d’erreur et de vérité contenues et mêlées dans la doctrine encyclopédique.

C’est à répandre aussi cette religion de la science que le grand Buffon a contribué par son Histoire naturelle. Les encyclopédistes lui avaient parcimonieusement mesuré leurs éloges, et, pour ne rien dire de Grimm, dans sa Correspondance, c’est presque une caricature de l’homme, et une caricature haineuse que ce plat Marmontel nous en a tracée dans ses Mémoires [Cf. Marmontel, Mémoires, livre VI]. Mais une génération nouvelle s’était déjà montrée plus juste. Les Époques de la nature, dès 1778, avaient mis Buffon à son rang ; c’est de lui qu’André Chénier se fût inspiré dans son Hermès ; et je veux bien que l’abbé Delille n’ait réussi qu’à le ridiculiser dans ses Trois Règnes, mais telle n’était pas assurément son intention. Buffon avait eu d’ailleurs cette bonne fortune qu’ayant laissé son œuvre inachevée, ses collaborateurs l’avaient continuée, Daubenton, Guéneau de Montbeillard, Lacépède, Lamarck, en attendant bientôt les Cuvier et les Geoffroy Saint-Hilaire. Une science nouvelle était née de lui : la science de la vie. Autant que des découvertes de Buffon lui-même, elle allait maintenant s’enrichir, elle s’enrichissait tous les jours de la discussion de ses hardies hypothèses. Et découvertes ou hypothèses, comme elles tendaient toutes à déposséder l’homme non pas précisément du rang (qui demeurait toujours le premier), mais de la souveraineté qu’il s’attribuait dans la nature, elles ne pouvaient manquer tôt ou tard de produire des effets analogues à ceux de la découverte de Newton quand, cessant d’être le « centre du monde », la terre était devenue l’une des « petites planètes » d’un système qui n’en est qu’un lui-même entre une infinité d’autres [Cf. E. Hæckel, Histoire de la création naturelle, ch. i et ii].

Bernardin de Saint-Pierre a-t-il pressenti quelques-unes de ces conséquences ? Un petit roman, Paul et Virginie, qui a fait verser, lui aussi, plus de larmes qu’« Iphigénie en Aulide immolée », défend seul aujourd’hui sa mémoire. Mais il vaut plus et mieux que cela ! Moraliste sensible, et sincère, quoique d’ailleurs égoïste, homme a projets, homme à succès, dont les galanteries sont mêlées d’un onctueux et déplaisant patelinage, c’est un admirable écrivain que Bernardin de Saint-Pierre ; et on ne sait pas assez de quel agrément et de quel éclat de coloris, dans ses Études de la nature, ou de quelle délicatesse et de quelle infinie variété de nuances il a diversifié la langue de la description : on aurait envie de dire : « la palette ». Il a aussi voulu protester contre le rationalisme étroit des encyclopédistes, et, à sa manière, sauver Dieu, sauver surtout la Providence, de l’anéantissement dont il les a vus menacés dans les esprits de son temps. Et il est vrai que de la façon qu’il s’y est pris, il a bien montré qu’il n’était pas ce que l’on appelait alors une « tête pensante ». On ne connaît que trop l’usage et l’abus qu’il a fait des causes finales, et, pour nommer les choses de leur vrai nom, c’est jusqu’à la niaiserie qu’il a porté l’excès du sentimentalisme. Mais surtout il a eu le malheur d’avoir été précédé de Rousseau, et suivi de Chateaubriand. Toute son œuvre, en tant qu’une pensée s’y manifeste ou essaie de s’y faire jour au travers de son verbiage, n’est qu’un développement ou une amplification de la Lettre sur la Providence ; et toute son œuvre, en tant qu’il y revendique les droits du sentiment, n’est qu’une introduction ou une préparation au Génie du christianisme. Pareillement, son style, moins sobre, moins ferme, moins éloquent que celui de Rousseau, n’a pas l’éclat, la beauté, l’allure hautaine de celui de Chateaubriand. Il n’est pas jusqu’à sa vie qui ne participe à la fois du caractère aventureux de celle de Chateaubriand et de Rousseau, sans avoir l’intérêt psychologique de la vie du second ni l’intérêt public ou presque politique de celle du premier. Et que ce soit, au reste, la faute des circonstances ou la sienne, on ne peut dire ainsi de lui ni qu’il termine une époque, ni qu’il en ouvre une autre. C’est à Chateaubriand qu’appartient cet honneur ; c’est avec lui que commence une époque vraiment nouvelle ; et pour une fois dans l’histoire, par le plus grand des hasards, il se trouve que l’ouverture en coïncide avec celle d’un siècle nouveau.

[Notes.]
Les auteurs et les œuvres

Septième Époque.
Des « Lettres persanes » à la publication de l’« Encyclopédie » (1722-1750)

I. — Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu [château de La Brède, près Bordeaux, 1689 ; † 1755, Paris]

1º Les Sources. — Maupertuis, Éloge de Montesquieu, 1755 ; — d’Alembert, « Éloge du Président de Montesquieu », 1755, au t. V de l’Encyclopédie ; — Voltaire, Siècle de Louis XIV, au Catalogue des Écrivains, 1756 ; son article Esprit des Lois dans son Dictionnaire philosophique, 1771 ; et Commentaire sur l’Esprit des lois, 1777 ; — Villemain, Éloge de Montesquieu, 1816 ; — Garat, Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, 1820 ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VII, 1852 ; — Louis Vian, Histoire de la vie et des ouvrages de Montesquieu, Paris, 1879 ; — Albert Sorel, Montesquieu, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1887.

Bertolini, Analyse raisonnée de l’Esprit des lois, 1754, et au tome III de l’édition Laboulaye ; — d’Alembert, Analyse de l’Esprit des Lois, 1755, et en tête de l’édition Parrelle ; — Crévier, Observations sur te livre de l’Esprit des lois, 1764 ; — Destutt de Tracy, Commentaire sur l’Esprit des lois, Philadelphie, 1811 ; et 1819, Paris ; — Sclopis, Recherches historiques et critiques sur l’Esprit des lois, Turin, 1857 ; — Laboulaye, Introduction à l’Esprit des lois, Paris, 1876.

Voyez encore Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. V et VI, Paris, 1842 ; — Ernest Bersot, Études sur le xviiie  siècle, Paris, 1855 ; — J. Barni, Histoire des idées morales et politiques en France au xviiie  siècle, Paris, 1865 ; — P. Janet, Histoire de la science politique, Paris, 1858 ; et 2e édit., 1872 ; — Robert Flint, La Philosophie de l’histoire en France, trad. française, Paris, 1878 ; — H. Taine, L’Ancien Régime, Paris, 1875 ; — Émile Faguet, Dix-huitième siècle, Paris, 1890.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Les origines de Montesquieu ; — Gascon, gentilhomme et magistrat. — Il entre au parlement de Bordeaux, 1714 ; — et il y succède à un de ses oncles dans la charge de président à mortier, 1716. — Intéressante analogie de ce commencement de carrière avec les débuts de celle de Montaigne. — Premiers travaux de Montesquieu ; — leur caractère scientifique ; — ses Discours sur la Cause de l’écho, 1718 ; sur l’Usage des glandes rénales, 1718 ; — et qu’on retrouvera dans l’Esprit des lois la trace de cette culture scientifique. — Bizarrerie de ses goûts littéraires ; — son admiration pour les tragédies de Crébillon, « qui le font entrer, dit-il, dans les transports des bacchantes » ; — il publie ses Lettres persanes, 1721-1722.

A. Les Lettres persanes ; — et d’abord la question bibliographique ; — Pierre Marteau de Cologne et ses fausses éditions. Les sources des Lettres persanes ; — et qu’on fait à Dufresny trop d’honneur en les voyant uniquement dans ses Amusements sérieux et comiques. — Mais, autant que de Dufresny, Montesquieu s’est inspiré des Caractères de La Bruyère et du Diable boiteux de Le Sage ; — du Télémaque de Fénelon [Cf. l’épisode des Troglodytes] ; — des récits de voyages de Tavernier et de Chardin ; — et même des Mille et Une Nuits. — Fâcheux développement de l’intrigue de harem dans les Lettres persanes ; — et que Montesquieu ne renoncera jamais à ce genre de tableaux [Cf. son Temple de Gnide ; Arsace et Isménie, etc.]. — La satire des mœurs contemporaines dans les Lettres persanes [Cf. notamment lettres 48, 57, 72, 143, etc.] ; — et qu’elle va bien plus profondément que la satire de Le Sage ou de La Bruyère [Cf. 24, 29, 44, 68, etc.]. — La dernière partie du livre. — De la singulière importance que l’auteur y donne, longtemps avant Malthus, à la question de la population [Cf. 113 à 123]. — Ses perpétuelles comparaisons de l’Europe à l’Asie. — Grand succès des Lettres persanes ; — Montesquieu se démet de sa charge de président, 1726 ; — il entre à l’Académie française, 1728 ; — et entreprend une série de voyages, — qui lui font connaître à peu près toute l’Europe civilisée, 1728-1731 [Cf. Voyages de Montesquieu, Paris et Bordeaux, 1892, 1894, 1896]. — Il se fixe dans son domaine de la Brède ; — et fait paraître ses Considérations en 1734.

B. Les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. — À quelle intention Montesquieu a écrit cet ouvrage ; — et si peut-être il n’y faut voir qu’un « fragment » de l’Esprit des lois ; — ou si l’auteur s’est vraiment proposé d’y rivaliser « avec Tacite et avec Florus » ? — De la prédilection de Montesquieu pour Florus [Cf. son Essai sur le goût] ; — et généralement pour les Latins de la décadence ; — ce qui ne l’empêche pas de reprocher à Tite-Live « d’avoir jeté des fleurs sur les colosses de l’antiquité ». — Comparaison du livre de Montesquieu avec la troisième partie du Discours sur l’histoire universelle ; —  et dans quelle mesure Montesquieu a eu l’intention de combattre Bossuet. — Sa théorie des causes ; — et sa philosophie de l’histoire.

C. L’Esprit des Lois. — Du lien qui rattache les Lettres persanes à l’Esprit des lois ; — et dans quel sens on peut dire que Montesquieu n’a vraiment écrit qu’un seul ouvrage. — Du dessein du livre ; — et qu’il faut bien qu’il ne soit pas clair ; — puisqu’il n’est le même pour aucun des commentateurs de Montesquieu. — Qu’à vrai dire l’ambition de Montesquieu a été de faire un grand livre ; — mais qu’il n’y a qu’à moitié réussi. — Indétermination de son plan ; — tour fâcheux de sa plaisanterie ; — insuffisance ou légèreté de sa critique [Cf. Voltaire dans son Commentaire]. — De quelques erreurs qu’il s’est plu à laisser subsister dans son livre [Cf. livre VII, ch. 16 ; livre XV, ch. 4 ; livre XXI, ch. 22] ; — et quelles raisons il peut bien avoir eues de ne pas les réparer ? — Ce que Sainte-Beuve a voulu dire, en disant « que les ouvrages de Montesquieu n’étaient guère qu’une reprise idéale de ses lectures » ; — et que cela équivaut à dire qu’ils manquent d’ordre et de logique. — Du mot de Mme du Deffand sur l’Esprit des lois ; — et qu’il caractérise bien les défauts de la manière de Montesquieu. — Mais, que toutes ces observations n’empêchent pas Montesquieu d’avoir fait entrer dans le domaine de la littérature tout un ordre d’idées qui n’en faisait point partie ; — d’avoir esquissé le premier une philosophie de l’histoire purement laïque ; — d’avoir entrevu les analogies de l’histoire avec l’histoire naturelle ; — et, à un point de vue plus général, d’avoir éloquemment exprimé, — sur la liberté, — sur la tolérance, — et sur l’humanité, — des idées qui ne sont point, même de nos jours, aussi banales et aussi répandues qu’on le dit. — Succès de l’Esprit des lois, tant à l’étranger qu’en France ; — et si les défauts du livre n’y ont pas contribué autant que ses qualités ?

Des moindres écrits de Montesquieu : Le Temple de Gnide, 1725 ; — le Voyage à Paphos, 1727 ; — le dialogue de Sylla et d’Eucrate, 1745 ; — Lysimaque, 1751-1754 ; — Arsace et Isménie, 1754 ; et l’Essai sur le goût, 1757. — Des qualités du style de Montesquieu ; — et qu’il est bien de la famille du style de Fontenelle ; — quoique d’ailleurs plus grave, plus plein, et plus dense ; — et, à cette occasion, de la préciosité de Montesquieu. — De l’art et de la capacité de former des idées générales ; — et qu’ils font encore un caractère éminent du style de Montesquieu ; — ainsi que le pouvoir d’exprimer en peu de mots non seulement beaucoup de choses, — mais beaucoup de choses différentes et conséquemment beaucoup de rapports. — Les dernières années de Montesquieu. — Il fréquente chez Mme de Tencin et chez Mme Geoffrin [Cf. Marmontel dans ses Mémoires, et P. de Ségur, Le Royaume de la rue Saint-Honoré, Paris, 1897]. — Sa situation unique dans le monde littéraire ; — et dans l’opinion européenne de son temps.

3º Les Œuvres. — Nous venons d’indiquer les principales œuvres de Montesquieu. Il y faut ajouter cent cinquante ou soixante Lettres familières (exactement 152 dans l’édition Laboulaye) ; — et trois volumes d’Œuvres inédites, publiés par le baron de Montesquieu [Paris et Bordeaux, 1892, 1894, 1896].

Les principales éditions de Montesquieu, indépendamment des éditions originales qu’il faut toujours consulter, au moins pour les Lettres persanes et pour l’Esprit des lois, sont : — l’édition Parrelle, dans la Collection des classiques français, Paris, 1826, Lefèvre ; — et l’édition Laboulaye, Paris, 1875-1879, Garnier.

II. — Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux [Paris, 1688 ; † 1763, Paris]

1º Les Sources. — D’Alembert, Éloge de Marivaux, 1785 ; — Marmontel, dans ses Mémoires ; — Geoffroy, Cours de littérature dramatique, 1825, t. III ; — Sainte-Beuve, « Marivaux », dans ses Causeries du lundi, t. IX, 1854 ; — Édouard Fournier, « Étude sur Marivaux », en tête de son édition du Théâtre complet, Paris, 1878 ; — Lescure, Éloge de Marivaux, Paris, 1880 ; — Jean Fleury, Marivaux et le marivaudage, Paris, 1881 ; — G. Larroumet, Marivaux, sa vie et ses œuvres, Paris, 1882 ; — F. Brunetière, Études critiques, t. II et t. III, 1881 et 1883 ; et les Époques du théâtre français, 1892 ; — G. Deschamps, Marivaux dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1897.

2º L’Écrivain. — La famille de Marivaux. — Sa première éducation ; — ses premières fréquentations à Paris ; — ses premiers protecteurs ou patrons littéraires : Fontenelle et La Motte : — Sa tragédie d’Annibal. — Son premier roman : Pharsamon ou les folies romanesques, 1712 ; — et comment, dans la veine du précieux, Marivaux remonte jusqu’au Grand Cyrus et jusqu’au Polexandre. — Son mépris de l’antiquité : l’Iliade travestie, 1716 ; — et à ce propos, du caractère particulièrement haineux des travestissements de Marivaux.

A. Le Romancier. — Les Effets surprenants de la sympathie, 1713-1714 ; — La Voiture embourbée, 1714 ; — et, à cette occasion, de la pauvreté d’imagination de Marivaux ; — la Vie de Marianne, 1731-1741 ; — et Le Paysan parvenu, 1735-1736. — Caractères essentiels des romans de Marivaux. — Ce sont des romans réalistes ; — par la condition des personnages, — ordinairement bourgeois ou même au-dessous du bourgeois ; — par la simplicité de l’intrigue ; — par la fidélité de la peinture de la vie commune. — Ce sont en second lieu des romans psychologiques ; — dont le principal intérêt ne consiste que dans l’analyse des sentiments ; — et où les aventures tiennent si peu de place ; — ont si peu d’importance pour l’auteur lui-même, que Marianne et Le Paysan sont demeurés inachevés. — Et ce sont enfin des romans sinon d’amour, au moins de galanterie ; — ce qui les distingue des romans de Le Sage. — S’ils sont d’ailleurs aussi « décents » et aussi « moraux » qu’on l’a prétendu ? — Comparaison à cet égard de Gil Blas et du Paysan parvenu. — Du goût bizarre de Marivaux pour « les gens de maison ».

B. L’Auteur dramatique ; — et que son originalité consiste en trois points, qui sont : — d’avoir abandonné les traces de Molière ; — d’avoir transposé la tragédie de Racine dans la vie commune ; — et d’avoir mis le principal de l’intrigue dans la transformation des sentiments : La Double Inconstance, 1723 ; — La Seconde Surprise de l’Amour, 1728 ; — Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; — Les Fausses Confidences, 1737 ; — L’Épreuve, 1740. — Critiques des contemporains, et réponse de Marivaux. — « Il s’agit dans toutes ses pièces de faire sortir l’amour d’une des niches où le retiennent l’amour-propre, la timidité, l’embarras de s’expliquer ou l’inégalité des conditions. » — Importance des rôles de femmes dans le théâtre de Marivaux. — Caractère original qui résulte de cette importance des rôles de femmes : — diminution de la part de la satire ; — accroissement de la partie sentimentale dans la notion même de la comédie ; — et révolution qui s’en suit nécessairement au théâtre. — La comédie de Marivaux et la peinture de Watteau. — Marivaux et Shakespeare ; — et qu’avec le décor vaguement poétique, et les noms italiens, — ce qu’il y a de plus shakespearien dans Marivaux, — c’est peut-être le « marivaudage ». — « Marivaudage » et « Euphuisme ». — Que d’ailleurs la préciosité n’empêche pas Marivaux d’être souvent assez sec ; — et même quelquefois grossier. — Le Jeu de l’amour et du hasard, et le Ruy Blas de Victor Hugo.

C. Le Publiciste. — D’un mot de Sainte-Beuve sur « certains côtés sérieux de l’esprit de Marivaux » ; — et qu’il faut les chercher dans ses « feuilles ». — Le Spectateur français, 1722-1723 ; — et que l’idée en est visiblement prise du Spectateur d’Addison. — L’Indigent philosophe, 1728, et Le Cabinet du philosophe, 1734. — Emprunts qu’y ont faits l’auteur du Neveu de Rameau et celui du Mariage de Figaro [Cf. Brunetière, Études critiques, t. III]. — De quelques idées de Marivaux ; — sur la critique ; sur l’organisation du « maréchalat » littéraire ; — sur la condition des femmes et sur l’éducation des enfants ; — sur l’inégalité des conditions humaines. — Dans quelle mesure Marivaux lui-même a pris ses idées au sérieux ? — et comment son œuvre prépare la génération de Vauvenargues et de Rousseau.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Marivaux comprennent :

1º Ses opuscules, dont nous venons d’indiquer les principaux et auxquels, pour en avoir l’énumération suffisamment complète, il suffit d’ajouter quelques articles du Mercure.

2º Son théâtre, composé de 34 pièces en tout, dont les principales sont : Arlequin poli par l’amour, 1720 ; — La Surprise de l’amour, 1722 ; — La Double Inconstance, 1723 ; — Le Prince travesti, 1724 ; — La Seconde Surprise de l’amour, 1727 ; — Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; — Les Serments indiscrets, 1732 ; — L’Heureux Stratagème, 1733 ; — La Mère confidente, 1735 ; — Le Legs, 1736 ; — Les Fausses Confidences, 1737 ; — L’Épreuve, 1740 ; — et Le Préjugé vaincu, 1746.

3º Ses romans : Pharsamon, 1712, mais publié seulement en 1737 ; — Les Effets surprenants de la sympathie, 1713-1714 ; — La Voiture embourbée, 1714 ; — la Vie de Marianne, en onze parties, 1731-1741 [La douzième partie, qui ne figure pas dans toutes les éditions, est de Mme Riccoboni] ; — et Le Paysan parvenu, en cinq parties, 1735-1736. Il faut ajouter l’Iliade travestie, 1716 ; et le Télémaque travesti, 1736.

La meilleure édition de Marivaux, ou pour le moment la plus complète, car elle n’est pas d’ailleurs très bonne, est l’édition de 1781, en 12 volumes, Paris, chez la Vve Duchesne.

III. — Antoine-François Prévost d’Exiles [Hesdin, 1697 ; † 1763, Saint-Firmin, près Chantilly]

1º Les Sources. — Les romans de Prévost lui-même, et en particulier : les Mémoires d’un homme de qualité ; Cleveland ; et l’Histoire de M. de Montcal [Cf. aussi son journal : Le Pour et Contre]. — Bernard d’Héry, sa « Notice » en tête des éditions de 1783 et de 1810 ; — Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I et III ; et Causeries du lundi, t. IX, 1853 ; — Ambroise-Firmin Didot, article Prévost, dans la Biographie universelle ; — A. de Montaiglon, Notice bibliographique, à la fin de l’édition de Manon Lescaut, Glady frères, 1875, Paris ; — F. Brunetière, Études critiques, t. III ; — Henry Harrisse, L’Abbé Prévost, 1896, Paris ; — et diverses « Notices », en tête des éditions de Manon Lescaut, notamment celles d’Alexandre Dumas fils, et de Guy de Maupassant.

2º L’Homme et le Romancier. — Sa jeunesse aventureuse. — Jésuite, militaire, et bénédictin, 1721. — Il collabore à la Gallia christiana. — Il abandonne les bénédictins, 1728 ; — publie la première partie des Mémoires d’un homme de qualité, 1728 ; — et passe en Angleterre ; — et de là en Hollande [Cf.  Mémoires du chevalier de Ravannes, et Mélanges de Bois-Jourdain]. — La première édition de Manon Lescaut, 1731 ou 1733 ? — Retour en France. — Publication de Cleveland, 1731 ; — Le Pour et Contre, 1733. — Prévost aux gages des libraires ; — Le Doyen de Killerine, 1735. — Prévost devient « aumônier du prince de Conti ».

De l’utilité de ces détails pour l’intelligence des romans de Prévost : — il a vraiment vécu son œuvre ; — les hasards de sa vie en expliquent le décousu ; — et ce qu’il n’en a pas vécu, il l’a moins « imaginé » que « senti ». — Du caractère sombre et mélodramatique des romans de Prévost ; — et combien ils diffèrent des romans de Le Sage et de Marivaux. — La passion de l’amour dans les romans de Prévost ; — comment elle les remplit à peu près uniquement ; — et qu’elle y affecte les mêmes caractères de soudaineté ; — de violence ; — et de fatalité que dans les tragédies de Racine. — Que là même, et non pas du tout dans une peinture de la fille ou de la courtisane, est le mérite éminent de Manon Lescaut. — La peinture des mœurs dans les romans de Prévost ; — et combien elle y est insignifiante ou superficielle. — Les romans de Prévost sont des romans idéalistes ; — nullement psychologiques d’ailleurs ; — et le style en est celui de la passion ; — c’est-à-dire, tantôt capable de la plus haute éloquence ; — et tantôt de la pire banalité ; — toujours facile d’ailleurs, harmonieux, abondant et prolixe. Les dernières années de Prévost ; — et son rôle d’intermédiaire entre les littératures française et anglaise : — ses traductions de Richardson : Paméla, Clarisse, Grandisson ; — de Hume : Histoire d’Angleterre ; — et de Middleton : Vie de Cicéron. — Il collabore au Journal étranger ; — et à l’Histoire générale des voyages. — Ses relations avec Rousseau ; — et qu’il est avec Marivaux le seul homme de lettres dont il soit parlé avec sympathie dans les Confessions ; — raisons naturelles de cette sympathie ; — et intérêt de cette observation. — De quelques témoignages sur les romans de Prévost ; — et notamment de ceux de Mlle Aïssé ; — et de Mlle de Lespinasse. — La légende de la mort de Prévost [Cf. Henry Harrisse, L’Abbé Prévost].

8º Les Œuvres. — Les Œuvres de Prévost se composent de ses romans, parmi lesquels nous citerons : les Mémoires d’un homme de qualité, dont Manon Lescaut forme la septième partie, 1728, 1731 ; — l’Histoire de M. Cleveland, 1731 ; — Le Doyen de Killerine, 1735-1740 ; — l’Histoire d’une Grecque moderne, 1740 ; — les Campagnes philosophiques ou les Mémoires de M. de Montcal, 1741 ; — et les Mémoires d’un honnête homme, 1745.

Il a de plus rédigé, lui tout seul ou presque seul, les 20 volumes du Pour et Contre, 1733-1740 ; — traduit ou « adapté » l’œuvre entière de Richardson, plusieurs volumes de Hume, etc. ; — et enfin rédigé, dit-on, les 17 premiers volumes de l’Histoire générale des voyages, 1745-1761.

Il existe deux éditions des Œuvres de Prévost, jointes à celles de Le Sage, formant ensemble 54 volumes, dont 39 pour Prévost, et publiées à Paris, l’une en 1783, et l’autre de 1810 à 1816.

Les éditions de Manon Lescaut sont innombrables.

IV. — Pierre Claude Nivelle de La Chaussée [Paris, 1691 ou 1692 ; † 1754, Paris]

1º Les Sources. — D’Alembert, Éloge de La Chaussée ; — Geoffroy, Cours de littérature dramatique, t. III ; — Lanson, Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, 1887.

2º Les Origines du drame bourgeois. — Le premier succès de La Chaussée : La Fausse Antipathie, 1733 ; — et que son idée n’a pas tant consisté à « mélanger » les genres, — qui l’étaient déjà dans la comédie de Marivaux, — qu’à prendre au sérieux, — et à tourner au tragique bourgeois ; — les mêmes événements de la vie commune dont Dancourt, Destouches et Marivaux avaient déjà fait la matière de leur théâtre. — Comment cette idée se précise dans Le Préjugé à la mode, 1735 ; — dans L’École des amis, 1737 ; — et dans Mélanide, 1741. — Il s’agit de procurer le même genre d’émotion que la tragédie : — sans décor historique ; —  sans personnes princières ; — et sans passions trop violentes. — Que cette conception ramène la comédie au roman ; — et qu’en effet les comédies de La Chaussée ne sont que des romans ; — en attendant le drame de Diderot et celui de Beaumarchais. — De l’idée singulière que La Chaussée a eue de tenter en vers ce genre de drame ; — et quand on considère les sujets qu’il a traités [Cf. Lanson, loc. cit., p. 170, 175], — ainsi que la fortune qui leur était promise un jour, — que là peut-être est l’explication de l’oubli dans lequel il est tombé. — La comédie est déjà difficile à traiter en vers ; — et le drame bourgeois impossible.

3º Les Œuvres. — La Fausse Antipathie, 1733 ; — Le Préjugé à la mode, 1735 ; — L’École des amis, 1737 ; — Mélanide, 1741 ; — Amour pour amour, 1742 ; — Paméla, 1743 ; — L’École des mères, 1744 ; — Le Rival de lui-même, 1746 ; — La Gouvernante, 1747 ; — L’École de la jeunesse, 1749 ; — L’Homme de fortune, 1751 ; — Le Retour imprévu, 1756.

On a encore de La Chaussée des Contes en vers, assez grossiers ; — une Épître en faveur des anciens, qui, sous le titre d’Épître de Clio, commença, en 1731, la réputation de son auteur ; — et une détestable tragédie, du nom de Maximien, 1738.

La seule édition qu’il y ait de ses Œuvres complètes est celle de Paris, chez Prault, 1761-1762.

V. — La première époque de la vie de Voltaire [1694-1750]

1º Les Sources. — Voltaire, lui-même et d’abord, dans ses Œuvres complètes, édition Beuchot ; — et dans les dix-huit volumes de sa Correspondance, édition Moland, Paris, 1878-1882 ; — Condorcet, Vie de Voltaire, 1787 ; — G. Desnoiresterres, Voltaire et la société française au xviiie  siècle, deuxième édition, huit volumes, Paris, 1871-1876 ; — et G. Bengesco, Bibliographie des œuvres de Voltaire, quatre volumes, Paris, 1882-1890.

L’ouvrage de Desnoiresterres et celui de M. Bengesco peuvent à eux seuls tenir lieu de la plupart des autres, qu’ils résument, ou auxquels ils renvoient

Nous y ajouterons cependant, afin qu’on ait sur Voltaire l’opinion de l’étranger ; John Morley, Voltaire, Londres, 1874 ; — J. F. Strauss, Voltaire, six conférences, traduit de l’allemand sur la troisième édition, Paris, 1876 ; — James Parton, Life of Voltaire, Londres, 1881 ; — et W. Kreiten, S. J., Voltaire, ein Characterbild, 2e édition, Fribourg-en-Brisgau, 1885.

2º La Jeunesse de Voltaire. — Sa famille et ses origines bourgeoises [Cf. ci-dessus les articles Molière, Boileau, Regnard] ; — son éducation au collège de Clermont ; — ses premiers maîtres [les PP. Porée, Tournemine, Thoulié (d’Olivet)] ; — ses premiers amis [les d’Argenson, Cideville, Maisons, d’Argental] ; — et ses premières fréquentations mondaines, 1711. — La société des Vendôme ; — et les leçons qu’on y trouvait, de galanterie, de crapule, et d’impiété. — L’aventure de Hollande et les premières amours d’Arouet [Cf. Correspondance, sous la date de 1713-1714, et les Lettres historiques et galantes de Mme Dunoyer]. — Ses premières pièces satiriques. — Premier exil à Tulle, puis à Sully-sur-Loire, 1716. — Son retour à Paris ; — on lui attribue deux nouvelles satires ; — et on le met à la Bastille pour la première fois [mai 1717-avril 1718]. — La première représentation d’Œdipe [novembre 1718] et le premier grand succès d’Arouet ; — qui prend à cette occasion le nom de Voltaire. — De l’importance d’un succès de théâtre à cette époque ; — et des liaisons que son Œdipe vaut à Voltaire ; — liaisons d’honneur [les Villars, les Richelieu, la Dsse du Maine] ; — et liaisons d’utilité [le banquier Hogguers et les frères Pâris]. — L’homme d’affaires s’éveille dans Voltaire ; — ses intrigues auprès de Dubois pour entrer dans la diplomatie ; — et son goût pour les missions secrètes. — Second voyage de Voltaire en Hollande. — L’Épître à Uranie, 1722 ; — et pourquoi il importe d’en retenir la date. — La première publication de la Henriade, 1723 ; — Marianne, 1724. — Succès de Voltaire auprès de la marquise de Prie. — L’affaire du chevalier de Rohan [décembre 1725] ; — le second embastillement [avril 1726] ; — et l’exil en Angleterre [2 mai 1726].

Les premières impressions de Voltaire en Angleterre [Cf. Beuchot, t. XXXVII] ; — et, à ce propos, quelques mots sur la colonie française à Londres en 1726 [Cf. Prévost, Histoire de M. de Montcal, et J. Churton Collins, Bolingbroke… and Voltaire in England, Londres, 1886]. — Liaisons de Voltaire avec Bolingbroke, que d’ailleurs il connaissait déjà ; — avec Pope ; — avec « le marchand » Falkener, etc. — Il apprend l’anglais, il étudie Newton, Locke, Bacon ; — il voit jouer les comédies de Congreve, — et les drames de Shakespeare. — Il compose son Essai sur la poésie épique. — Les « libres penseurs » anglais [Cf. Tabaraud, Histoire du philosophisme anglais, Paris, 1806 ; et Leslie Stephen, English Thought in the 18th Century, Londres, 2e édit., 1881] ; — et qu’en tenant compte de leur influence sur Voltaire, — il faut se rappeler combien ils doivent à Bayle. — Du profit que Voltaire a tiré de son séjour en Angleterre [Cf. John Morley, Voltaire] ; — et qu’il se pourrait qu’on l’eût un peu exagéré.

L’Histoire de Charles XII, 1731, et les Lettres philosophiques. — D’où est venue à Voltaire l’idée d’écrire l’histoire de Charles XII ? — et qu’elle date probablement du temps de ses liaisons avec le baron de Görtz. — Caractère de l’œuvre ; — et qu’en la concevant à la manière d’une tragédie, — Voltaire n’a rien négligé pour en faire une œuvre historique sérieuse [Cf. Bengesco, Bibliographie, I, 373 et suiv.]. — De l’emploi des témoignages oraux dans le Charles XII ; — et qu’ils font une partie de la valeur du livre. — Les commencements de l’histoire philosophique dans le Charles XII [Cf. l’Essai sur les guerres civiles et les notes de La Henriade] ; — et, à ce propos, du mélange curieux d’admiration et d’indignation que Voltaire éprouve pour son héros. — Zaïre, 1732. — La publication des Lettres philosophiques, 1734. — Portée du livre et combien elle dépasse celle des Lettres persanes ; — si surtout on a soin de n’en pas séparer les Remarques sur les Pensées de Pascal ; — qui en sont contemporaines. — Le contenu des Lettres. — Religion et tolérance [Lettres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7]. — Gouvernement, politique et commerce [8, 9, 10]. — Science et philosophie [11, 12, 13, 14, 15, 16, 17]. — Littérature anglaise et condition des gens de lettres [18, 19, 20, 21, 22, 23, 24]. — De quelques idées communes à Voltaire et à Montesquieu : — sur la grandeur de l’institution sociale ; — sur les dangers de la religion,

— Tantum, religio potuit suadere malorum !

sur la constitution laïque de la société future ; — et sur la force de l’opinion. — Condamnation des Lettres philosophiques [juin 1734].

Le séjour de Cirey. — Liaison de Voltaire avec Mme du Châtelet ; — et son installation à Cirey [Cf. Eugène Asse, ses éditions des Lettres de Mme de Graffigny, Paris, 1879 ; et des Lettres de Mme du Châtelet, Paris, 1882]. — Variété des travaux de Voltaire : — son Alzire, 1736 ; — Le Mondain, 1736 ; — et de la netteté avec laquelle s’y trouve exprimée l’idée de progrès. — La comédie de L’Enfant prodigue, 1736 ; — Voltaire entre en correspondance avec le prince royal de Prusse, depuis Frédéric II ; — l’Essai sur la nature du feu, 1737 [Cf. Émile Saigey, La Physique de Voltaire, Paris, 1873] ; — les Discours sur l’homme, 1738 ; — les Éléments de la philosophie de Newton, 1738 ; — Querelle avec Desfontaines, 1738-1740 [Cf. Maynard, Voltaire, sa vie et ses œuvres, Paris, 1867, t. I ; et Nisard, Les Ennemis de Voltaire, Paris, 1853] ; — Zulime, 1740 ; — Doutes sur la mesure des forces motrices, 1741 ; — Mahomet, 1742 ; — Mérope, 1743.

Du Théâtre de Voltaire. — [Cf. Geoffroy, Cours de littérature dramatique, t. III ; Émile Deschanel, Le Théâtre de Voltaire, Paris, 1886 ; et H. Lion, Les Tragédies de Voltaire, Paris, 1896.] — Passion de Voltaire pour le théâtre ; — et réalité, souplesse, variété de ses aptitudes dramatiques. — Influences successives de Racine ; — du vieux Crébillon ; — de Shakespeare sur la conception dramatique de Voltaire. — Zaïre, 1732 ; — et si Voltaire s’y est souvenu davantage de Bajazet ou d’Othello ? — La Mort de César, 1735 ; — et l’idée de la tragédie « sans amour ». — De quelques nouveautés introduites par Voltaire au théâtre français. — Les sujets de pure invention. — L’extension du lieu de la scène et le développement de la couleur locale : — Zaïre et le monde musulman ; — Alzire et l’Amérique ; — L’Orphelin de la Chine et le monde asiatique. — Les souvenirs nationaux ; — et, à ce propos, de l’influence de la Henriade sur la tragédie du xviiie  siècle. — L’abus des procédés romanesques dans la tragédie de Voltaire ; méprises et reconnaissances [Cf. à cet égard encore le théâtre de Crébillon]. — Du pathétique de Voltaire ; — et s’il mérite les éloges qu’on en a faits [Cf. Vinet, Littérature française au xviiie  siècle] ? — Comment Voltaire a compromis ses qualités d’invention dramatique ; — en se faisant de la tragédie un instrument de propagande philosophique ; — en conformant le choix de ses sujets aux exigences du goût de son temps plutôt qu’à aucune idée d’art ; — et en devenant de plus en plus incapable de « s’aliéner » de ses personnages. — Que, pour toutes ces raisons, l’examen du théâtre de Voltaire peut s’arrêter à sa Sémiramis, 1748 ; — et qu’à dater de ce moment, — sauf peut-être dans son Tancrède, — il ne donnera rien dans la tragédie, — et encore moins dans la comédie, — qui ne soit de beaucoup au-dessous de ses premiers essais. — Quelques mots sur la médiocrité des comédies de Voltaire.

Voltaire à la cour. — Ses relations avec Mme de Châteauroux ; — et surtout avec Mme de Pompadour. — Il se flatte que la nouvelle maîtresse fera passer le roi du côté des philosophes ; — et il l’accable de ses flatteries ; — qui lui valent le titre d’historiographe de France [1745]. — Le Poème de Fontenoy, 1745, et Le Temple de la Gloire, 1745. — Élection et réception de Voltaire à l’Académie française [mai 1746]. — Il est nommé gentilhomme ordinaire du roi [décembre 1746]. — Imprudences de Voltaire. — Il fatigue le roi de ses flagorneries ; — Mme de Pompadour de ses familiarités ; — et les courtisans de son importance.

Sa retraite à Sceaux, chez la duchesse du Maine, 1747. — Les premiers contes de Voltaire : Le Monde comme il va, Cosi Sancta, Zadig, Micromégas, 1747 ; — sa brouillerie avec la duchesse du Maine. — Départ de Voltaire pour Cirey ; — et séjour à la cour de Lorraine. — Trahison de Mme du Châtelet ; — et à cette occasion, quelques mots de la cour de Lorraine, du roi Stanislas et du marquis de Saint-Lambert ; — mort de Mme du Châtelet, 1749 ; — et retour de Voltaire à Paris. — Difficultés de sa situation ; — comme également suspect à la cour, et à la nouvelle génération des « gens de lettres ». — Sa rivalité dramatique avec le vieux Crébillon. — Son Oreste, 1750, et sa Rome sauvée, 1752. — Frédéric lui propose de venir s’établir à Berlin. — Hésitations de Voltaire [Cf. Marmontel, dans ses Mémoires]. — Les coquetteries de Frédéric avec Baculard d’Arnaud le décident. — Son départ pour Berlin [18 juin 1750] ; — et son arrivée à Potsdam [10 juillet 1750]. — Sincérité de son enthousiasme pour Frédéric ; — et, à ce propos, du profit que Voltaire devait tirer de son séjour en Prusse ; — si l’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux. — Parti de Paris en suspect, — et n’y comptant encore que comme un homme de lettres parmi beaucoup d’autres ; — le séjour de Berlin, — et la familiarité de Frédéric, — en dépit de l’aventure de Francfort, — vont en faire en moins de trois ans un homme unique désormais ; — le confident littéraire des puissances ; — et déjà presque le maître de la littérature européenne.

VI. — Jean-Baptiste Gresset [Amiens, 1709 ; † 1777, Amiens]

1º Les Sources. — D’Alembert, Réponse au discours de réception de l’abbé Millot, 1777 ; — le Père Daire, Vie de Gresset, Paris, 1779 ; — Maximilien Robespierre, Éloge de Gresset, Paris, 1785 ; — « Principaux traits de la vie de Gresset », en tête de l’édition Renouard, Paris, 1811 ; — Campenon, Essai sur la vie et les ouvrages de Gresset, Paris, 1823 ; — E. Wogue, Gresset, Paris, 1894.

2º Le Poète ; — et que son unique mérite est de représenter un moment très particulier de l’art d’écrire en vers ; — la publication de Ver-Vert en 1734 ayant été presque un événement littéraire ; — et Le Méchant, qui date de 1747, étant certainement la meilleure comédie en vers que nous ait léguée le xviiie  siècle ; — sans en excepter la Métromanie, elle-même, d’Alexis Piron. — Elle ne manque même pas d’une certaine force de satire ; — et de quelque valeur « documentaire » ; — si le type du « méchant » forme la transition entre les petits-maîtres de Marivaux [Cf. L’Épreuve] et les héros des Liaisons dangereuses. — La palinodie de Gresset, 1759 ; — et les vers de Voltaire :

Gresset se trompe, il n’est pas si coupable……

Si nous avons beaucoup perdu à l’autodafé des manuscrits de Gresset ? — et qu’il n’a sans doute rien mis de plus dans son Ouvroir, ou dans son Gazetin (inédits) que dans son Ver-Vert.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Gresset se composent :

1º De ses Poèmes, comprenant Ver-Vert, Le Carême inpromptu, Le Lutrin vivant, La Chartreuse, des Épîtres, des Odes ; — et une assez faible traduction en vers des Églogues de Virgile.

2º De son Théâtre, comprenant Édouard III, tragédie ; Sidney, drame en vers ; Le Méchant, comédie.

Et 3º de quelques pièces en prose, parmi lesquelles on cite son Discours de réception, 1748. On a publié de lui en 1810 un poème posthume, en vers libres, Le Parrain magnifique.

La meilleure édition de ses Œuvres est l’édition Renouard, 2 volumes, Paris, 1811.

VII. — Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues [Aix, en Provence, 1715 ; † 1747, Paris]

1º Les Sources. — Suard, « Notice » ; et Saint-Maurice, « Éloge de Vauvenargues », en tête des tomes I et III de l’édition de 1821 ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. III, 1850 ; — A. Vinet, Littérature française au xviiie  siècle ; — Prévost-Paradol, Moralistes français ; — Gilbert, « Éloge de Vauvenargues », en tête de son édition, Paris, 1857 ; — Maurice Paléologue, Vauvenargues, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1890.

2º Le Moraliste. — Une destinée mélancolique ; — et un type de transition. — Le caractère propre et original de Vauvenargues est d’avoir uni en lui quelques traits du pessimisme de Pascal à l’optimisme de J.-J. Rousseau ; — et son œuvre inachevée est la confession d’une âme.

Carrière militaire et campagnes de Vauvenargues ; — son amour de la gloire ; — sa générosité de cœur ; — et son amour de l’humanité. — Comparaison à cet égard de Vauvenargues et de La Rochefoucauld. — Si Vauvenargues a une doctrine ? — et qu‘en tout cas sa mort prématurée ne lui a permis ni d’en concilier les contradictions, — ni d’en développer toutes les conséquences. — Son culte pour l’institution sociale [Introduction à la connaissance, etc., ch. 43]. — Son indulgence pour les passions, et l’apologie qu’il en fait [Cf. Introd., livre II, ch. 42, et Réflexions et maximes, éd. Gilbert, 122, 123, 124, 149, 151, 153, 154]. — Sa croyance à la bonté de la nature ; — et sa théorie de la supériorité du sentiment sur la raison [Cf. Réflexions et maximes, passim, et Réflexions sur divers sujets, 54]. — Analogie de ces idées avec celles que Rousseau va bientôt exprimer ; — et d’où provient-elle ? — de la ressemblance des temps ? — ou de ce que Vauvenargues est, comme Rousseau, ce qu’on appelle un « autodidacte » ? Combien d’ailleurs la qualité de son âme est supérieure à la qualité d’âme de Rousseau ; — si son talent demeure inférieur. — Éloquence de Vauvenargues. — Accent mélancolique de quelques-unes de ses pensées. — Finesse de son goût littéraire.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Vauvenargues se composent : 1º de son Introduction à la connaissance de l’esprit humain, qui a paru pour la première fois en 1746, et à laquelle étaient joints des Réflexions sur divers sujets, des Conseils à un jeune homme, des Réflexions critiques sur quelques poètes ; et quelques Caractères, dans le goût de La Bruyère ; — 2º de ses Dialogues ; — 3º de sa Correspondance avec Voltaire, Fauries de Saint-Vincent, et le marquis de Mirabeau.

Vauvenargues n’ayant d’ailleurs eu le temps de mettre la dernière main qu’à son Introduction, les autres parties de son œuvre se sont successivement enrichies de fragments inédits qui ont fini par en doubler le volume.

C’est ainsi que Suard a donné pour première fois en 1806 le Traité sur le libre arbitre ; — que quinze de ses dix-huit Dialogues n’ont vu le jour qu’en 1821 ; — et qu’enfin sa Correspondance avec Mirabeau ne figure que dans la dernière édition qu’on ait donnée de lui. C’est l’édition Gilbert, en 2 volumes in-8º ; Furne, 1857, Paris.

VIII. — Charles Pinot Duclos [Dinan, 1704 ; † 1772, Paris]

1º Les Sources. — Duclos, ses Mémoires (inachevés) ; — Mme d’Épinay, Mémoires ; — Noual de la Houssaye (neveu de Duclos), Éloge de Duclos, 1806 ; — Villenave, « Notice », en tête de son édition des Œuvres, 1821 ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IX, 1853 ; — Lucien Perey et G. Maugras, La Jeunesse de Mme d’Épinay, Paris, 1882 ; — L. Brunet, Les Philosophes et l’Académie française au xviiie  siècle, Paris, 1884.

2º L’Écrivain. — Sa jeunesse libertine, — et ses allures volontiers cyniques. — Originalité de son humeur ; — et médiocrité de son talent. — Ses romans : Histoire de la baronne de Luz, 1741 ; — et les Confessions du comte de…, 1742 ; — et qu’ils sont de la famille de ceux du jeune Crébillon ; — c’est-à-dire aussi indécents, aussi ennuyeux, et sans doute aussi faux. — Son Histoire de Louis XI, 1745, est à peu près illisible aujourd’hui. — En revanche, ses Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1750, — qui sont assez proprement écrites, — contiennent sur différents objets des remarques assez intéressantes ; — et utiles surtout à l’intelligence des mœurs de son temps [Voyez notamment le second chapitre, sur l’éducation et les préjugés ; — le cinquième, sur la réputation, la célébrité, la renommée et la considération ; — le septième, sur les gens à la mode ; — le onzième, sur les gens de lettres]. — Le succès de ce livre a d’ailleurs été considérable ; — nul homme de lettres à son heure n’ayant été plus à la mode que Duclos ; — et n’ayant su mieux gouverner sa fortune. — Il a su aussi très bien défendre son indépendance ; — et sa dignité ; — non seulement contre les gens en place ou les gens du monde, — mais surtout contre les gens de lettres ses confrères ; — et particulièrement contre les Encyclopédistes. — C’est ce qui donne à son personnage une signification que n’ont pas ses œuvres ; — et c’est pourquoi son nom mérite vraiment d’être retenu.

3º Les Œuvres. — En dehors de ses Romans, de son Louis XI, et de ses Considérations, on a de Duclos :

1º Un certain nombre de Mémoires dans le Recueil de l’Académie des inscriptions, dont les deux plus importants sont relatifs à l’Origine et les révolutions des langues celtique et française ; — une édition annotée de la Grammaire de Port-Royal, 1754, et imprimée d’après un nouveau système d’orthographe ; — la Préface de la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie, 1762 ;

2º Des Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, qui n’ont paru qu’en 1791 ; et dont l’intérêt a beaucoup diminué depuis la publication de ceux de Saint-Simon ;

3º Des Considérations sur l’Italie [1766-1767], également publiées pour la première fois en 1791 ;

4º Un Essai sur les corvées, 1759, et des Réflexions sur le même sujet, 1762, qui sont bien du même auteur, sans qu’il soit d’ailleurs absolument prouvé que cet auteur soit Duclos.

L’édition la plus complète des Œuvres de Duclos est celle de Villenave, Paris, 1821.

Huitième Époque.
L’Encyclopédie et les Encyclopédistes (1750-1765)

1º Les Sources. — Les Mémoires et Correspondances du temps, et notamment : la Correspondance de Voltaire ; — les Mémoires de D’Argenson ; — de Barbier ; — de Morellet ; — de Marmontel ; — la Correspondance de Frédéric le Grand [édition Preuss] ; — Ravaisson, Archives de la Bastille, t. XII, années 1709 à 1772 ; — Barruel, Histoire du jacobinisme, t. I ; Londres, 1797 ; — Picot, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique pendant le xviiie  siècle, Paris, 1806, et dernière édition, 1853-1857 ; — Fréron, dans son Année littéraire ; — Grimm, dans sa Correspondance littéraire ; — P. Rousseau [de Toulouse], sa collection du Journal encyclopédique.

Les Œuvres complètes de D’Alembert, édition Belin, Paris, 1821 ; — de Diderot, édition Assézat et Maurice Tourneux, Paris, 1875-1877 ; — de Voltaire, édition Beuchot, et plus particulièrement les Mélanges [t. 37 à 50] ; — d’Helvétius, édition Didot, Paris, 1795 ; — et de Condorcet, édition O’Connor et Arago, Paris, 1847-1849. Pour Diderot en particulier : sa Correspondance avec Volland ; son Paradoxe sur le comédien ; et son Neveu de Rameau ; — Mme de Vandeul [sa fille], Mémoires sur Diderot, 1787 ; — Naigeon, Mémoires historiques et philosophiques sur M. Diderot, Paris, 1821 ; — Rosenkranz, Diderot’s Leben und Werke, Leipsig, 1866 ; — John Morley, Diderot and the Encyclopædists, Londres, 1878 ; — Edmond Scherer, Diderot, étude, Paris, 1880.

Pour la seconde époque de la vie de Voltaire, et en plus des sources indiquées ci-dessus, p. 294 : — Correspondance de Mme du Deffand, édition Lescure, Paris, 1865 ; — Lucien Perey et G. Maugras, La Vie intime de Voltaire aux Délices, Paris, 1885 ; — G. Maugras, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1886.

Pour d’Alembert : sa Correspondance avec Frédéric ; — la Correspondance de Mme du Deffand, édition Lescure, 1865 ; — et celle de Mlle de Lespinasse, édition Eug. Asse, 1876 ; — Condorcet, « Éloge de D’Alembert », dans la collection de ses Éloges académiques, 1784 ; — Charles Henry, Correspondance inédite de D’Alembert, Paris, 1887 ; — J. Bertrand, D’Alembert, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1889.

On trouvera encore d’utiles renseignements dans Malesherbes, Mémoires sur la librairie, Paris, 1809 ; — Garat, Mémoires sur la vie de M. Suard, Paris, 1820 ; — Félix Rocquain, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, Paris, 1878 ; — J. Küntziger, La Propagande des Encyclopédistes français en Belgique, Paris, 1879 ; — Henri Francotte, La Propagande des Encyclopédistes français au pays de Liège, Bruxelles, 1880 ; — Edmond Scherer, Melchior Grimm, Paris, 1887.

Et on consultera enfin, à un point de vue plus général : Damiron, Mémoires pour servira l’histoire de la philosophie au xviiie  siècle, 1858-1864 ; — Lanfrey, L’Église et les philosophes au xviiie  siècle, 1855 ; — Ernest Bersot, Études sur le xviiie  siècle, 1855 ; — Barni, Histoire des idées morales et politiques en France au xviiie  siècle, 1865-1866 ; — et H. Taine, L’Ancien Régime, 1875.

I. — Les Commencements de l’entreprise

Les Encyclopédies de la Renaissance — et notamment l’Encyclopædia omnium scientiarum d’Alstedius ou Alstedt, 1620. — Le Dictionnaire de Bayle [Cf. ci-dessus, p. 225], 1696-1706 ; — et la Cyclopædia anglaise d’Ephraïm Chambers, 1728. — On en propose la traduction au libraire Lebreton ; — qui en accepte l’idée, 1740 ; — mais la mésintelligence s’étant mise entre les traducteurs et l’éditeur, — l’entreprise demeure en suspens jusqu’à l’intervention de l’abbé du Gua de Malves [Cf. sur du Gua de Malves, Diderot, dans ses Salons ; et Condorcet, Éloge de Du Gua de Malves]. —  Celui-ci élargit le plan de l’entreprise ; — mais ne réussit pas non plus à s’entendre avec Lebreton ; — qui s’adresse enfin à d’Alembert et à Diderot. — Le plan de l’affaire s’élargit encore ; — Lebreton s’adjoint de nombreux commanditaires ; — d’Alembert et Diderot recrutent de nombreux collaborateurs ; — et on obtient de D’Aguesseau le privilège nécessaire à la publication de l’œuvre, 1746. — Du privilège de librairie sous l’ancien régime et de sa vraie nature [Cf. Saugrain, Le Code de la librairie, 1744 ; Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie, 1767 ; et Malesherbes, Mémoires sur la librairie, 1809]. — Que le pouvoir n’a pas du tout vu d’un mauvais œil l’entreprise encyclopédique ; — et comment Diderot s’étant fait mettre à Vincennes, — ce sont ses libraires qui obtiennent qu’on le remette en liberté, — pour travailler à l’Encyclopédie, 1749. — Le Prospectus de l’Encyclopédie, — et de la double intention qu’il annonce : 1º de systématiser les connaissances humaines ; — 2º de donner aux « arts mécaniques » la place à laquelle ils ont droit dans ce système. — Que cette intention se retrouve dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. — Autres nouveautés du Discours, qui vont beaucoup plus loin qu’on ne le croirait d’abord ; — et qu’elles ne procèdent pas moins de l’inspiration de Descartes que de celle de Bacon. — Qu’il faut d’ailleurs joindre au Discours, pour en avoir le véritable sens, l’article Encyclopédie. — Le Discours était de D’Alembert et l’article est de Diderot.

II. — Jean Le Rond d’Alembert [Paris, 1717 ; † 1783, Paris]

Sa naissance [il était fils de Mme de Tencin, et, dit-on, du commissaire Destouches] ; — ses études au collège Mazarin ; — sa vocation pour la géométrie ; — ses premiers travaux : Sur la réfraction des corps solides, 1739 ; et Sur le calcul intégral, 1740. — Sa nomination à l’Académie des Sciences, 1741. — Son Traité de dynamique, 1743, et son Mémoire sur la cause générale des vents, 1746 [Cf. sur la valeur des travaux scientifiques de D’Alembert, J. Bertrand : D’Alembert]. — Quelles raisons le libraire Lebreton a-t-il eues de lui donner la direction de l’Encyclopédie ; — et, à ce propos, de la situation d’un académicien sous l’ancien régime. — Ce qui n’est aujourd’hui qu’un titre d’honneur, était presque une fonction dans l’état ; — mais surtout une protection ; — et en entrant dans une académie, on entrait dans la classe des « privilégiés ». — Autres avantages que trouvait le libraire dans la personne de D’Alembert ; — agrément de son humeur ; — ses fréquentations mondaines ; — ses liaisons avec Mme du Deffand ; — et qu’elles doivent dater de 1746 ou 1747 [Cf. Lescure, son édition de la Correspondance de Mme du Deffand, Paris, 1865] ; —  ses relations avec Mme Geoffrin. — Il est déjà presque un personnage quand il accepte de s’occuper de l’Encyclopédie ; — et c’est en 1752 que Frédéric lui offre la présidence de son Académie des sciences, — en survivance de Maupertuis.

III. — Denis Diderot [Langres, 1713 ; † 1784, Paris]

La famille de Diderot ; — premières études de Diderot, Langres et Paris [collège d’Harcourt] ; — son refus d’être médecin, avocat ou procureur ; — et sa brouille avec sa famille. — Sa jeunesse besogneuse ; — il se met aux gages des libraires ; donne des leçons de mathématiques ; — et songe même à se faire acteur. — Ses « tours de page » [Cf. Mme de Vandeul, Mémoires, et Naigeon, loc. cit.]. — Son mariage, 1743 ; — et comment il achève de le brouiller avec son père. — Ses premières traductions : l’Histoire de la Grèce de T. Stanyan, 1743 ; — et le Dictionnaire de médecine de James, 1746 ; — sa paraphrase de Shaftesbury : Essai sur le mérite et la vertu. — Son premier ouvrage original : les Pensées philosophiques, 1746 ; — et s’il est vrai qu’il l’ait écrit pour satisfaire un caprice de Mme de Puisieux, sa maîtresse ? — Elle l’aurait en tout cas plus mal encore inspiré quand elle lui a dicté ses Bijoux indiscrets, 1748 ; — un mauvais roman dans le goût de ceux de Duclos et de Crébillon ; — infiniment plus grossier ; — et un livre dont il dira plus tard « qu’il se couperait volontiers un bras pour ne pas l’avoir écrit ». — Sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749 ; — et de l’intérêt qu’en offre la comparaison avec le Traité des sensations, de Condillac. — Elle vaut d’ailleurs à Diderot d’être mis à Vincennes ; — non point pour aucune hardiesse qu’elle contienne ; — mais pour une phrase qui déplaît à Mme Dupré de Saint-Maur, — l’amie de Réaumur, de l’Académie des sciences. — De la différence de situation entre Diderot et d’Alembert ; — et qu’il n’est pas impossible qu’elle soit pour quelque chose dans les tiraillements qui se produiront entre eux. — Le vrai portrait de Diderot tracé quelque part par Bacon : « Sunt qui cogitationum vertigine delectantur, ac pro servitute habent fide fixa aut axiomatis constantibus constringi. »

IV. — Les premières difficultés de l’Encyclopédie

Si les Jésuites qui rédigeaient le Journal de Trévoux ont été jaloux du succès de l’Encyclopédie ? [Cf. Diderot, Lettre au P. Berthier, t. XIII des Œuvres ; Voltaire, Le Tombeau de la Sorbonne, t. XXXIX ; et d’Alembert, Sur la destruction des Jésuites]. — La thèse de l’abbé de Prades, collaborateur de l’Encyclopédie pour la théologie ; — et sa condamnation en Sorbonne [Cf. Picot, op. cit., III, 185]. — Jésuites, jansénistes et gens en place en prennent occasion pour s’élever contre l’Encyclopédie. — L’abbé de Prades, exilé de Paris, part pour Berlin ; — Voltaire s’emploie pour lui auprès de Frédéric ; — et à cette occasion entre pour la première fois en rapports un peu étroits avec d’Alembert et Diderot. — L’Encyclopédie est « supprimée » par arrêt du Conseil, 1752 [Cf. Mémoires de Barbier, t. V ; et de D’Argenson, t. VII]. — Mais comme elle a des protecteurs en cour, — dont Mme de Pompadour, que Quesnay, son médecin, intéresse à l’entreprise ; — et dans le ministère, dont M. de Malesherbes lui-même [Cf. Mme de Vandeul, Mémoires sur Diderot], on laisse continuer la publication ; — et les tomes III, IV, V, VI et VII se succèdent régulièrement de 1753 à 1757. — Les Encyclopédistes profitent des conflits du parlement et de la cour, 1756 [Cf. Rocquain, L’Esprit révolutionnaire, etc.] ; — leurs imprudences [Cf. l’article Encyclopédie] ; — et leurs aveux. — Le pamphlet de l’avocat Moreau : Mémoires pour servir à l’histoire des Cacouacs, 1757 ; — et l’article Genève. — Réclamation des pasteurs de Genève, indignés d’être loués de leur tendance au « socinianisme ». — Intervention de Voltaire et de Rousseau dans la querelle ; — Rousseau écrit sa Lettre sur les spectacles, 1758. — Découragement de D’Alembert. — Diderot publie son Père de famille, et Helvétius son livre de l’Esprit, 1758. — Mandement de l’archevêque de Paris. — Le Parlement évoque à lui l’affaire ; —  on lie le sort de l’Encyclopédie à celui du livre d’Helvétius. — Réquisitoire du procureur général ; — condamnation de l’Encyclopédie ; — et révocation définitive du « privilège », mars 1759. — Rétractation piteuse d’Helvétius ; — retraite de D’Alembert ; — et défection de Rousseau.

V. — La seconde époque de la vie de Voltaire [1750-1762]

Le séjour de Voltaire à Berlin, 1750-1753 ; — et s’il a trouvé dans Frédéric un maître plus indulgent que Louis XV ? — Ses maladresses de conduite ; — il exige du roi que celui-ci renvoie Baculard d’Arnaud ; — et ne prenne pas Fréron pour correspondant. — L’affaire du juif Hirschel [Cf. Desnoiresterres, t. IV ; et Strauss, Voltaire]. — Liberté du langage et des allures de Voltaire à l’égard de Frédéric. — Ses querelles avec Lessing et avec La Beaumelle. — Il se brouille avec Maupertuis, — l’ancien ami de Mme du Châtelet, — et le président de l’Académie des sciences de Berlin. — La Diatribe du docteur Akakia, 1752. — Frédéric fait brûler le pamphlet par la main du bourreau. — Colère, humiliation et soumission de Voltaire [Cf. Correspondance, édition Preuss, 1752-1753] ; — il se décide à demander un congé pour aller prendre les eaux de Plombières ; — Frédéric s’empresse de le lui accorder ; — et accepte la démission que Voltaire donne de son titre de « chambellan du roi de Prusse ». — Départ de Voltaire, 26 mars 1753. — L’aventure de Francfort. — Il s’arrête successivement à Strasbourg, Colmar, Lyon et Genève.

L’Œuvre historique de Voltaire. — À cette époque de la vie de Voltaire appartiennent ses deux grandes œuvres historiques : — le Siècle de Louis XIV, dont la première édition paraît à Berlin, en 1751 ; — et l’Essai sur les mœurs, dont la première édition sous ce titre est datée de Genève, 1756 ; — mais dont il y avait alors onze ans que des morceaux détachés avaient commencé de paraître dans le Mercure de France. — Les Annales de l’Empire sont également de cette époque, 1753 ; — et aussi l’édition définitive du Charles XII, qui est celle de 1756-1757. — Les deux premiers de ces ouvrages ont inauguré dans la littérature européenne une nouvelle manière d’écrire l’histoire.

Entre les mains de Voltaire l’histoire est d’abord devenue, de purement annalistique ou polémique qu’elle était, véritablement narrative, ce qui implique : — le choix du sujet, en tant que capable d’intéresser tout le monde, et non pas seulement les érudits ; — la distinction des faits, en tant qu’il y en a d’encombrants, d’inutiles, ou d’ingrats, qu’on élimine ; — et une continuité d’intérêt, qui ne s’obtient qu’au moyen de l’art, et du parti pris. — C’est comme si l’on disait qu’en second lieu, d’érudite ou de savante, Voltaire a rendu l’histoire proprement littéraire, ce qui implique : — le souci de la disposition des parties et du style ; — un rappel constant de l’intérêt que les choses passées offrent encore aux gens d’aujourd’hui ; — et par suite, une perpétuelle sollicitation à penser. — Et enfin, d’indifférente à son propre contenu, Voltaire a rendu l’histoire philosophique, ce qui implique : — la subordination des faits aux conséquences qui en sont résultées ; — l’appréciation de ces faits par un rapport à un idéal donné ; — et la détermination de cet idéal par rapport à une conception de la vie et de l’humanité.

Inconvénients de cette manière d’entendre l’histoire ; — et que Voltaire n’y a pas lui-même échappé.

En ce qu’elle a de philosophique, d’abord, — elle substitue dans le jugement des hommes et des choses l’autorité d’un critérium abstrait au sentiment de la diversité des époques ; — elle ramène donc toutes les histoires sur le même plan ; — et par conséquent elle les déforme ou elle les fausse. — Elle ne les fausse pas moins en tant que littéraire ; — si l’importance des événements historiques n’a rien de commun avec l’agrément de la forme dont on peut les revêtir ; — si cette importance, en tout cas, n’a pas pour mesure leur intérêt actuel ; — et si rien d’autre part n’est plus propre à brouiller la signification des temps que le souci de les représenter d’une manière qui plaise à nos contemporains. — Elle a enfin des inconvénients en tant que narrative ; — si le choix des faits à mettre en lumière ne saurait dépendre du caprice de l’historien ; — s’il y a des « matières qui demandent de l’attention » et qu’on ne « puisse pas faire que l’attention ne soit une chose pénible » ; — et s’il n’y a pas enfin en histoire de faits inutiles ou encombrants, — mais seulement des faits dont on n’a pas aperçu la signification.

Comment, en s’ajoutant les uns aux autres ; — et en s’aggravant du fait même de son succès ; — tous ces défauts ont réduit les autres histoires de Voltaire, — comme par exemple, son Histoire du Parlement, 1769, — à n’être que de simples pamphlets ; — et ainsi rabaissé l’histoire à n’être plus que l’instrument de ses passions philosophiques. — L’histoire, comme la tragédie, veut être traitée pour elle-même ; — mais cela n’empêche pas l’Essai sur les mœurs, — ni le Siècle de Louis XIV surtout, d’avoir fait époque dans la manière d’écrire l’histoire ; — et Voltaire lui-même d’avoir exercé sur la direction des études historiques, — une influence presque aussi considérable, sinon peut-être plus considérable, qu’au théâtre même.

Établissement de Voltaire aux Délices, 1755. — Publication des Poèmes sur la Loi naturelle, et sur le Désastre de Lisbonne, 1756 ; — Rousseau lui adresse la Lettre sur la Providence. — Démêlés de Voltaire avec les Genevois. — Il suggère à d’Alembert l’article Genève de l’Encyclopédie. — Nouvelle intervention de Rousseau dans la querelle [Cf. ci-dessus, p. 315]. — Acquisition de Ferney, 1758. — Candide, 1759 ; — Tancrède, 1760 ; — L’Écossaise, 1760 ; — et, à ce propos, de Fréron [Cf. Ch. Nisard, Les Ennemis de Voltaire]. — Voltaire compose entre temps ses Mémoires pour servir à l’histoire de sa vie [Cf. édition Beuchot, t. XL]. — Quelques médiocres facéties : La Relation de la maladie et de la mort du Père Berthier, 1759 ; — Les Quand, 1760, réponse à un discours académique où Lefranc de Pompignan avait attaqué les philosophes ; — ses Dialogues chrétiens, 1760, — et un opuscule plus important : l’Extrait des sentiments de Jean Meslier, 1762, — achèvent de faire de lui le chef incontesté du parti philosophique. — L’Éloge de Crébillon, 1762 ; — le Commentaire sur Corneille, — et le Recueil de pièces originales concernant la mort des sieurs Calas, 1762.

VI. — Après la suppression de l’Encyclopédie

Comment l’Encyclopédie « supprimée » n’en a pas moins continué de se faire ; — grâce à la protection de M. de Malesherbes, directeur de la librairie : — de M. de Sartine, lieutenant de police ; — de Mme de Pompadour ; — et aussi parce que le gouvernement a eu égard à l’importance des intérêts matériels engagés dans l’entreprise ? — Que les égards se sont même étendus plus loin ; — et qu’on en trouve la preuve dans l’affaire de la comédie des Philosophes (mai 1760) ; — mais surtout dans celle de L’Écossaise (juillet 1760), — s’il s’en fallut de bien peu que Fréron, nommément et grossièrement insulté par Voltaire, — ne fût empêché de lui répondre dans son Année littéraire [Cf. Desnoiresterres, La Comédie satirique au xviiie  siècle, Paris, 1885]. — Que cette tolérance du gouvernement n’a pas été sans quelque rapport avec la crainte qu’on éprouvait de voir une entreprise interdite en France — s’achever à l’étranger, à Berlin peut-être ou à Saint-Pétersbourg ; — et d’autre part, avec le besoin qu’on avait de ménager les philosophes, — à la veille de l’expulsion des Jésuites, 1762. — L’ouvrage de D’Alembert : De la destruction des Jésuites en France ; — et qu’il est curieux de constater la coïncidence de sa publication avec la distribution des dix derniers volumes de l’Encyclopédie. — Observations à ce sujet ; — et de la difficulté de distribuer « sous le manteau » dix volumes in-folio. — Indifférence relative au milieu de laquelle ils paraissent ; — et raisons naturelles de cette indifférence ; — s’ils ne contiennent en effet presque rien qui ne fût plus qu’« amorcé » dans les sept premiers volumes ; — et si, tout l’effet qu’on pouvait attendre de l’œuvre, ces sept premiers volumes l’avaient déjà réalisé.

VII. — Claude-Adrien Helvétius [Paris, 1715 ; † 1771, Paris]

Fils et petit-fils de médecin ; — fermier général et protecteur des lettres ; — maître d’hôtel ordinaire de la reine Marie Leczinska ; — enragé de célébrité, il débute par se faire la réputation d’un petit-maître accompli. — Il s’essaie ensuite dans la poésie ; — et soumet ses essais à Voltaire ; — qui les encourage en lui rappelant qu’Atticus était fermier général ; — mais qui les trouve d’ailleurs plutôt médiocres. — Helvétius se tourne alors du côté des mathématiques ; — et finalement du côté de la philosophie. — Il se démet de sa charge de fermier général, et compose laborieusement son livre De l’esprit, 1758. — Médiocrité générale du livre, — où les pires paradoxes s’autorisent de preuves ; — qui ne sont la plupart que des « anecdotes » scandaleuses ; — ce qui n’empêche qu’aucun livre, en son temps, n’ait fait plus de bruit ; — ni répandu plus d’idées destinées à faire fortune. — C’est Helvétius qui a proclamé le premier « que la morale devait être traitée comme une physique expérimentale » [Cf. De l’esprit, Discours II, chap. 15] ; — que les questions morales ne sont que des questions sociales, —  « puisque les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation » (Cf. De l’esprit, Discours II, ch. 15) ; — et, sur cela, qu’il n’est rien que ne puisse l’éducation [Cf. De l’esprit, Discours III]. — Émoi suscité par son livre. — Complète et piteuse rétractation d’Helvétius ; — il rentre dans le silence ; — et disparaît de la scène littéraire.

VIII. — Frédéric-Melchior Grimm [Ratisbonne, 1723 ; † 1807, Gotha]

Culture classique et philosophique de Grimm ; — ses débuts littéraires et sa tragédie de Banise (en allemand). — Son arrivée à Paris ; — ses liaisons avec Diderot, Rousseau, et la société de Mme d’Épinay, 1749-1750. — Deux Lettres sur la littérature allemande [Cf. Mercure de France, 1751] ; — la lettre sur Omphale [opéra de Destouches], 1752 ; — et le Petit prophète de Bœhmischbroda, 1753 [Cf. Adolphe Jullien, La Musique et les Philosophes au xviiie  siècle, Paris, 1873]. — La Correspondance littéraire [1754-1790] ; — et comment elle est inséparable du mouvement encyclopédique ; — dont elle a pour ainsi dire été, pendant quinze ou vingt ans, — le « Moniteur » secret en Europe. — Tel a été le vrai rôle de Grimm, — et des nombreux collaborateurs qui ont travaillé sous sa direction ; — ils ont traduit pour les souverains allemands qui étaient ses abonnés ; — les idées du « corps des philosophes » ; — en atténuant très habilement ce qu’elles pouvaient avoir de suspect à des yeux de princes ; — et en les leur présentant comme une manière de s’émanciper eux-mêmes ; — des pouvoirs qui les gênaient encore. — Au reste, la Correspondance n’ayant paru publiquement pour la première fois qu’en 1812 ; — ce n’est pas ici le lieu de l’apprécier en elle-même ; — et il suffit d’avoir noté dans quelle mesure elle a contribué à la propagande encyclopédique.

IX. — La Propagande encyclopédique

Succès matériel de l’entreprise. — Les 4 800 souscriptions de 1750 ; — Fondation du Journal encyclopédique, 1756 ; — son directeur, P. Rousseau [de Toulouse], et ses collaborateurs ; — sa diffusion. — Les centres parisiens : le salon de Mme Geoffrin [Cf. Mémoires de Marmontel et P. de Ségur : Le Royaume de la rue Saint-Honoré, Paris, 1897) ; — la société de Mlle d’Épinay [Cf. Mémoires de Mme d’Épinay, édit. Boiteau, Paris, 1863], et L. Perey et G. Maugras [La Jeunesse de Mme d’Épinay, Paris, 1882] ; — la société du baron d’Holbach [Cf. Diderot, Correspondance avec Mlle Volland, et d’Avezac-Lavigne, La Société du baron d’Holbach, Paris, 1875] ; — et les amis de Mlle de Lespinasse [Cf. sa Correspondance]. — Comment les adversaires eux-mêmes de l’Encyclopédie ont servi sa cause ; — et notamment Palissot et Fréron ; — toujours occupés d’elle ; — et souvent sans en avoir d’autres raisons que de remplir leurs feuilles. — Diffusion des idées encyclopédiques dans la petite bourgeoisie [Cf. la Correspondance de Mme Roland avec les demoiselles Cannet] ; — et sans doute jusqu’en province ; — quoiqu’on n’en puisse pas donner de preuves authentiques [Cf. cependant les lettres de Mme Butet, dans J. Cruppi : L’Avocat Linguet, Paris, 1895]. — Mais on en a du moins de leur diffusion à l’étranger ; — dans le pays de Liège par exemple [Cf. Francotte, La Propagande encyclopédique, ch. ii et iii ; et Küntziger, Les Encyclopédistes français en Belgique, ch. iv] ; — en Suisse, où il se fit jusqu’à trois réimpressions des 28 volumes de l’œuvre originale ; — en Italie, où il s’en fit deux, l’une à Livourne, l’autre à Lucques ; — : en Allemagne et en Russie, par l’intermédiaire de Grimm. — Comment cette propagande a nécessairement contribué à la diffusion des idées françaises ; — et par contrecoup à la formation d’une littérature européenne.

Les œuvres.

De Grimm et d’Helvétius les seules œuvres qui comptent sont celles que nous avons signalées plus haut. De Diderot, au contraire, il faut dire que, si sa collaboration à l’Encyclopédie ne fait pas la moindre partie de son œuvre, et surtout n’en est pas celle qui a le moins agi, elle n’est pas cependant la plus considérable, ni surtout la plus originale. D’un autre côté, presque tous ses écrits les plus vantés n’ont paru qu’après sa mort, et c’est pour cette raison que, dans son article, nous n’avons pas cru devoir en faire mention. Les contemporains de Diderot, il faut bien le savoir, n’ont pu lire ni sa Religieuse, ni son Neveu de Rameau, ni le Supplément au voyage de Bougainville, ni le Rêve de D’Alembert, ni ses Salons ; et s’ils ne les ont pas connus, comment pourrions-nous parler de l’effet que ces écrits ont produits ? Puisque c’est pourtant ce que l’on fait encore trop souvent, nous classons ici les Œuvres de Diderot dans l’ordre chronologique de leur publication, et en suivant d’ailleurs les divisions générales de l’édition Assézat et Maurice Tourneux.

1º Belles-Lettres [Roman, Théâtre, Critique et Histoire]. — Les Bijoux indiscrets, 1748 ; — Le Fils naturel, 1757 ; — Le Père de famille, précédé d’un Discours sur la poésie dramatique, 1758 ; — Essai sur la vie de Sénèque… et sur les règnes de Claude et de Néron, 1778 ; — La Religieuse, 1796 ; — Jacques le Fataliste, 1796 ; — Ceci n’est pas un conte, 1798 ; — Le Neveu de Rameau, 1823 ; — Paradoxe sur le comédien, 1830.

2º Critique d’art. — Les Salons, publiés sous les dates suivantes : Salon de 1761, en 1819 ; — Salon de 1763, en 1857 ; — Salon de 1765, en 1795 ; — Salon de 1767, en 1798 ; — Salon de 1769, en 1819 et 1857 ; — Salon de 1771, en 1857 ; — Salon de 1775, en 1857 ; — Salon de 1781, en 1857.

3º Philosophie. — Essai sur le mérite et la vertu, 1745 ; — Pensées philosophiques, 1746 ; — Lettre sur les aveugles, 1749 ; — Lettre sur les sourds et muets, 1751 ; — Apologie de l’abbé de Prades, 1752 [la troisième partie seulement] ; — Pensées sur l’interprétation de la nature, 1754 ; — Supplément au voyage de Bougainville, 1796 ; — Le Rêve de D’Alembert, 1830 ; — La Promenade du sceptique, 1830.

4º Plan d’une université pour le gouvernement de Russie, 1813-1814.

5º On a encore de Diderot quelques ouvrages scientifiques, dont il ne semble pas que la valeur soit bien grande ; — et une Correspondance malheureusement trop incomplète, mais extrêmement intéressante, dont les parties les plus curieuses sont les Lettres à Falconet, et la Correspondance avec Mlle Volland.

La meilleure et la plus complète édition des Œuvres est celle de MM. Assézat et Maurice Tourneux, 20 vol. in-8º, Paris, 1875-1877, Garnier frères.

Les principaux ouvrages (littéraires) de D’Alembert sont, en plus du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, 1750 ; — son écrit sur la Destruction des Jésuites en France, 1765 ; — des traductions ; — quelques opuscules, — et la très précieuse collection de ses Éloges académiques, 1779-1787,

Neuvième Époque.
De « l’Encyclopédie » au « Génie du christianisme » (1765-1802)

I. — Jean-Jacques Rousseau [Genève, 1712 ; † 1778, Ermenonville]

1º Les sources. — Rousseau lui-même, dans presque toute son œuvre, et notamment dans ses Confessions ; ses Dialogues (Rousseau, juge de Jean-Jacques) ; les Rêveries d’un promeneur solitaire ; et sa Correspondance ; — Mme d’Épinay, Mémoires ; — Grimm, Correspondance littéraire ; — Fréron, L’Année littéraire, 1754-1776 ; — Diderot, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron ; — Bernardin de Saint-Pierre, Fragmens, et Essai sur Jean-Jacques Rousseau.

Musset-Pathay [père de Paul et d’Alfred de Musset], Histoire de la vie et des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1821 ; — G. H. Morin, Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1851 ; — Saint-Marc Girardin, Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages, Paris, 1848, 1851, 1852, 1856 et 1875. — Streckeisen-Moultou (Correspondances publiées par) : Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, Paris, 1865 ; — John Morley, Rousseau, Londres, 1873 ; — F. Brockerhoff, Jean-Jacques Rousseau, sein Leben und seine Werke, Leipzig, 1863-1874 ; — Jean-Jacques Rousseau jugé par les Genevois d’aujourd’hui, Paris et Genève, 1878 ; — H. Beaudouin, La Vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1891.

Tous ces ouvrages, d’un caractère assez général, doivent d’ailleurs être complétés, contrôlés et reliés au moyen des recherches plus particulières de M. Eugène Ritter : La Famille de Jean-Jacques Rousseau, 1878 ; Nouvelles recherches sur les Confessions, 1880 ; La Jeunesse de Jean-Jacques Rousseau, 1896 ; — de M. Albert Jansen, Rousseau als Musiker, 1884 ; Rousseau als Botaniker, 1885 ; Documents sur Jean-Jacques Rousseau, 1885 ; — de M. Fritz Berthoud, Jean-Jacques Rousseau au Val de Travers, 1881 ; Jean-Jacques Rousseau et le Pasteur de Montmollin, 1884 ; — de M. G. Maugras, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, 1886 ; — de M. P. J. Möbius, Rousseau’s Krankheitsgeschichte, Leipzig, 1889 ; — de M. F. Mugnier, Madame de Warens et Jean-Jacques Rousseau, 1891, — de M. Châtelain, La Folie de Rousseau, 1890,

Voyez enfin Mme de Staël, Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, 1788 ; — Villemain, Tableau de la littérature française au xviiie  siècle, 1828-1840 ; — Lord Brougham, Voltaire et Rousseau, 1845 ; — Louis Blanc, Révolution française, t. II, 1847 ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, III, XV, 1850-1861 ; et Nouveaux lundis, t. IX, 1864 ; — Vinet, Littérature française au xviiie  siècle, 1853 ; — Ernest Bersot, Études sur le xviiie  siècle, 1855 ; — Taine, L’Ancien Régime, 1875, et La Révolution, t. II, 1881 ; — J. Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, 1895.

2º L’Homme et l’Écrivain.

A. Le Caractère de Jean-Jacques Rousseau. — De l’entière conformité des écrits de Rousseau avec son caractère ; — et que son Émile ou sa Nouvelle Héloïse elle-même sont véritablement des mémoires et des confessions à peine « romancés » ; — origine de Rousseau ; — sa naissance et son éducation ; — sa jeunesse aventureuse ; — son expérience précoce, multiple, et amère de la vie. — Psychologie de Rousseau : — 1º Le Plébéien ; — et comment à ce premier trait de son caractère se rapportent : — la simplicité native de ses goûts ; — son affectation de grossièreté ; — la nature trouble et passionnée de son éloquence ; — la violence de ses haines ; — l’espèce de son orgueil, qui est l’orgueil de l’« autodidacte » ou du self made man ; — son dédain de l’esprit, qu’il considère comme chose aristocratique ; — son optimisme incorrigible ; — et enfin la profondeur de quelques-unes de ses vues. — 2º L’Homme sensible ; — et comment on peut ramener à ce second trait de son caractère : — sa facilité d’être impressionné par le moindre plaisir ou la moindre douleur ; — sa rapidité à passer tout entier dans son impression du moment ; — la vibration perpétuelle de son style ; — son impuissance habituelle à gouverner ses idées ; — les contradictions dont son œuvre fourmille ; — et la faiblesse d’abord, puis l’atrophie de sa volonté. — 3º Le Fou, c’est-à-dire « le neurasthénique et le lypémaniaque » [Cf. Möbius, op. cit.] ; — et commenta ce dernier trait se rapportent : — l’incohérence de sa conduite ; — sa facilité à prendre ombrage même des bienfaits ; — sa défiance universelle ; — la soudaineté de ses brouilles [Cf. Eug. Ritter, Nouvelles Recherches] ; — la naïveté de son égoïsme ; — et les bizarreries de ses dernières années. — Importance de ce dernier trait ; — s’il n’a pu manquer de se manifester dans son œuvre par quelque chose de littérairement morbide ; — et qu’on ait ainsi pris pour un renouvellement de la littérature et de l’art, — ce qui n’en était peut-être, à plus d’un égard, que la corruption.

B. Les Débats de Jean-Jacques Rousseau. — Il apprend à lire dans les romans de La Calprenède ; — et dans les Vies parallèles de Plutarque. — Son départ de Genève et sa vie d’aventures. — Ce qu’on apprend à l’office et sur les grandes routes ; — liaison de Rousseau avec Mme de Warens ; — la vie des Charmettes, 1738-1741 ; — et, à ce propos, du roman que Flaubert a intitulé l’Éducation sentimentale. — Rousseau à Lyon. — Premier séjour de Rousseau à Paris, 1741 ; — son Projet concernant les nouveaux signes de musique ; — ses premières relations avec Grimm et Diderot. — Le séjour de Venise, 1743-1744 (Cf. P. Faugère, dans Le Correspondant des 10 et 25 juin 1888], et sa grande querelle avec M. de Montaigu, son patron. — Retour à Paris. — II remanie la Princesse de Navarre de Voltaire [Les Fêtes de Ramire], et entre à cette occasion en rapports avec lui, 1745. — Il entre en qualité de secrétaire chez Mme Dupin, 1746 [Cf. Le Portefeuille de Mme Dupin, publié par M. de Villeneuve-Guibert, Paris, 1884] ; — la représentation des Muses galantes, 1747. — Il fait la connaissance de Mme d’Épinay [Cf. Mémoires de Mme d’Épinay, édition L. Perey et G. Maugras, Paris, 1882 ; et Edmond Scherer, « Madame d’Épinay », dans ses Études, 1866], — et à ce propos, de la complaisance des biographes pour Mme d’Épinay. — Collaboration de Rousseau à l’Encyclopédie. — Le discours de Dijon, 1749 ; — et dans quelles conditions Rousseau l’a composé [Cf. la version de Rousseau dans ses Confessions ; celle de Diderot, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron ; et celles de Marmontel et de Morellet, Mémoires]. — Succès foudroyant du Discours, 1750 ; — et qu’il en faut voir les raisons dans une chaleur d’éloquence dont on était déshabitué depuis cinquante ans ; — dans le secours inattendu qu’il apportait aux ennemis des encyclopédistes ; — et dans la conformité de ses tendances avec l’esprit de réaction qui commençait à se faire jour contre le caractère artificiel de la civilisation du siècle ; — la Préface de Narcisse, 1752 ; — le Devin de village, 1752 ; — l’article Économie politique de l’Encyclopédie, 1755 ; — le discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité, 1755. — Voyage de Rousseau à Genève, et sa reconversion au protestantisme. — Son retour à Paris et son établissement à l’Ermitage, 1756. — La Lettre sur la Providence, 1756. — Rousseau et Mme d’Houdetot, 1756-1758. — Premières brouilleries de Rousseau avec Grimm et Diderot. — L’article Genève de l’Encyclopédie, 1757. — Rousseau y répond par sa Lettre sur les spectacles, 1758. — La réplique de Marmontel. — Rupture définitive de Rousseau avec le parti philosophique. — Ses liaisons nouvelles, avec la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, la marquise de Créqui, Mme de Verdelin ; — et son établissement à Montmorency, 1758.

C. Les grandes œuvres. — 1º La Nouvelle Héloïse, 1760 [Cf. Lettres inédites, de Rousseau à Marc-Michel Rey, Paris, 1858]. — Les origines réelles du roman ; — le décor suisse [Cf. Jean-Jacques Rousseau et le pays romand] ; — les amours de Rousseau et de Mme d’Houdetot [Cf. Lucien Brunet, La Nouvelle Héloïse et Mme d’Houdetot, Paris, 1888]. — L’imitation de Clarisse Harlowe ; — et des romans de Marivaux. — L’intention morale ; — et que, pour en juger équitablement, il ne faut que se reporter aux polissonneries du jeune Crébillon. — La nouveauté du milieu dans la Nouvelle Héloïse ;  : — et que son premier mérite en son temps était de ne pas être un « roman parisien » [Cf. les romans de Crébillon, de Duclos, et de Marivaux]. — Les personnages y sont non seulement bourgeois, mais provinciaux ; — sans que d’ailleurs leurs aventures en soient pour cela moins tragiques. — Les événements y sont intérieurs aux personnages au lieu de leur être extérieurs [Cf. les romans de Prévost et ceux de Le Sage]. — D’un autre côté le roman, considéré jusqu’alors comme un genre inférieur, — y est traité comme aussi capable que la tragédie même de porter la pensée ; — et, à ce propos, de l’abus des digressions dans La Nouvelle Héloïse. — Enfin la nature y tient moins de place que l’homme ; — mais pourtant plus de place qu’elle n’avait accoutumé d’occuper dans l’art ; — et, si la langue n’en est pas absolument nouvelle, elle diffère cependant beaucoup de la langue du temps ; — par la chaleur du mouvement qui l’anime ; — par la manière dont l’écrivain s’y mêle de sa personne ; — et enfin pour son accent, non seulement oratoire ; — mais lyrique. — Opinion mélangée des critiques sur La Nouvelle Héloïse [Cf. Voltaire, Lettres sur la Nouvelle Héloïse, dans ses Mélanges, édition Beuchot, t. XL ; Fréron, dans L’Année littéraire, 1761, t. II ; Grimm, Correspondance littéraire, février 1761] ; — et succès du roman dans le public [Cf. Rousseau dans ses Confessions, livre XI].

2º Le Contrat social, 1762 [Cf. Lettres inédites, citées ci-dessus ; J. Hornung, Les Idées politiques de Rousseau, 1878 ; et André Lichtenberger, Le Socialisme au xviiie  siècle, 1895] ; — et que pour le bien entendre, il faut se souvenir que Rousseau est un plébéien ; — un protestant, — à qui l’idée de la souveraineté populaire est innée ; — et enfin un Genevois. — Dans quelle mesure, en concevant son Contrat social, Rousseau s’est inspiré de la constitution de Genève ; — et comment, en se la représentant d’une manière idéale, — il se l’est représentée plus tyrannique encore qu’elle n’était. — Qu’il ne faisait pas bon vivre à Genève au dix-huitième siècle. — Le calvinisme inconscient de Rousseau [Cf. Jurieu, dans ses Lettres pastorales ; et Bossuet, Avertissements aux protestants] ; — et, à ce propos, de l’erreur fondamentale de Calvin en matière politique ; — laquelle est d’avoir confondu les droits de la religion avec ceux du gouvernement ; — et mêlé l’objet du gouvernement avec celui de la morale. — La part du plébéien dans le Contrat social ; — et qu’elle y consiste surtout dans l’incapacité de comprendre la fonction sociale de l’inégalité. — Les trois dogmes de Rousseau : — l’universelle égalité ; — la souveraineté du peuple ; — le droit absolu de l’État. — Individualisme et Socialisme ; — et comment il se fait que, tandis que les uns voient dans Rousseau l’ancêtre du « socialisme révolutionnaire », — les autres le louent « d’avoir pris comme base solide l’indépendance du moi » [Cf., pour l’abondance des contradictions à ce sujet, le livre cité de Lichtenberger, p. 129 et 130]. — C’est d’abord qu’on a méconnu le caractère de sa dialectique ; — ou de sa rhétorique ; — lequel est d’exprimer éloquemment des paradoxes agressifs ; — pour en atténuer aussitôt les conséquences. — C’est encore que son socialisme n’est que le moyen de son individualisme ; — et nous voyons, de nos jours, pour la même raison, la même contradiction subsister au sein du socialisme ; — où les anarchistes ont l’air de s’entendre avec les collectivistes ; — quoique leur idéal s’oppose en tous les points. — Et c’est enfin que Rousseau ne s’embarrasse pas de se contredire ; — si même on peut dire qu’il se soit jamais aperçu de ses contradictions.

3º L’Émile, 1762 [Cf. Lettres inédites, citées ci-dessus ; Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, t. II ; et Gabriel Compayré, Histoire des théories de l’éducation en France, 1885]. — Préoccupation générale des choses d’éducation aux environs de 1760. — Que, s’il n’est pas facile de ramener le Contrat social à un principe unique, il l’est presque moins encore d’y ramener l’Émile ; — mais que, l’Émile étant la reprise idéale des préceptorats de Rousseau, — la personnalité de Rousseau suffit pour donner à son livre une apparence d’unité. — De l’imitation de Locke dans l’Émile [Cf. De l’éducation des enfants, Paris, 1721]. — Le grand défaut de l’Émile ; — et qu’ayant formé le dessein de composer un traité d’éducation, — il est fâcheux que l’auteur ait débuté par poser ou supposer un enfant sans père ni mère ; — un enfant riche ; — un enfant sans hérédité, tempérament ni caractère ; — et d’autre part un précepteur dont toute la vie soit subordonnée à celle dudit enfant ; — ce qui fait deux suppositions également contraires à la vérité de la nature, — et de la société. — Que sous cette réserve, dont on ne saurait exagérer l’importance, — trois grandes raisons expliquent le succès de l’Émile, à savoir : — l’exaltation du sentiment moral [Cf. en particulier la Profession de foi du vicaire savoyard] ; — une ardeur de spiritualisme qu’on était heureux d’opposer au lourd matérialisme de l’Encyclopédie ; — et une confiance entière dans la possibilité du progrès moral par l’éducation. — Comparaison à cet égard de l’Émile et du livre De l’esprit ; — et de quelques idées communes à Helvétius et à Rousseau. — L’Émile est d’ailleurs le chef-d’œuvre littéraire de Rousseau ; — moins guindé que La Nouvelle Héloïse ; — plus souple, plus varié que le Contrat social ; — et toujours oratoire, mais moins déclamatoire que les Discours de 1750 et 1755. — De quelques idées secondaires de l’Émile ; — sur l’allaitement maternel ; — sur l’importance de l’éducation physique ; — sur l’utilité d’un métier manuel ; — sur ce que l’on a depuis lors appelé les « leçons de choses » ; — et qu’elles n’ont pas moins fait pour le succès du livre, — que les idées générales qui en sont l’armature, — et que les persécutions dont il allait être l’objet.

D. Les dernières années de Rousseau. — Saisie, condamnation et brûlement de l’Émile à Paris [9 juin] ; — à Genève [19 juin] ; — et en Hollande [23 juin]. — Rousseau, obligé de quitter la France, — et expulsé du territoire de la république de Berne, — s’établit au Val de Travers, — et y fixe son séjour de 1762 à 1765. — Il y compose sa Lettre à l’archevêque de Paris, 1762 ; — son Projet de constitution pour la Corse [qui n’a paru qu’en 1861] ; — et ses Lettres de la Montagne, 1765. — Persécutions nouvelles que lui suscite ce livre. Obligé successivement de quitter le Val de Travers [septembre 1765] ; — l’île de Saint-Pierre [octobre 1765] ; — et la Suisse ; — il passe quelques jours à Paris ; — et se décide à s’établir en Angleterre, 1766. — Le séjour de Wootton, 1766-1767 ; — sa querelle avec Hume, et le peu d’intérêt que nous offrent toutes ces histoires. — Séjours de Rousseau à Fleury ; — à Trye ; — à Grenoble ; — à Monquin ; — et son installation à Paris, 1770. — Ses relations avec Dusaulx, avec Rulhière, avec Bernardin de Saint-Pierre. — Il donne des lectures de ses Confessions ; — qu’il est obligé d’interrompre, par ordre, sur la dénonciation de ses anciens amis ; — et notamment de Mme d’Épinay. — C’est à ce moment que le délire des persécutions s’empare de lui pour ne plus l’abandonner qu’à de rares intervalles. — Il écrit les Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1772 ; — les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques, 1772-1776 ; — et les Rêveries d’un promeneur solitaire, 1777. — Caractère singulier de ces deux derniers ouvrages ; — et nouveauté du second. — Rousseau s’installe à Ermenonville, chez le marquis de Girardin ; — sa mort, le 2 juillet 1778. — Si Rousseau s’est suicidé ? — et de l’invraisemblance de cette supposition ; — qui n’en a pas moins donné lieu à toute une littérature.

E. L’Influence de Rousseau ; — et que de son vivant il a fait bien plus de bruit qu’il n’a exercé d’action ; — comme si l’intérêt passionné qu’on prenait à son personnage ; — à la singularité de sa fortune ; — et au charme réel qu’il savait bien laisser voir quand il le voulait ; — eût détourné l’attention du fond de ses idées ; — ou en eût masqué l’importance. — Une autre raison en est que l’on ne l’a tout à fait connu qu’après la publication de ses Confessions ; — qui n’ont commencé de paraître qu’après sa mort ; — et dont le caractère unique a éclairé d’une lumière inattendue son œuvre tout entière. — Les Confessions sont-elles l’œuvre d’un esprit sain ? — Que pour avoir le droit d’en douter, il suffit de les comparer d’une part aux Essais de Montaigne ; — de les rapprocher en second lieu des Dialogues ; — où les preuves de folie éclatent à chaque page ; — et de les comparer d’autre part aux aveux de ce Restif de la Bretonne que l’on a justement appelé « le Rousseau du ruisseau ». — Qu’en tout cas peu de livres ont produit un effet plus considérable ; — et qu’il semble que ses Confessions aient donné aux idées de Rousseau le prestige d’une espèce de révélation. — De l’influence de Rousseau dans la Révolution française [Cf. les Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, 1840 ; les Considérations sur la Révolution française de Fichte ; Carlyle, La Révolution ; et Taine, Origines, etc., t. I et III]. — Influence de Rousseau dans l’ordre philosophique, sur Kant [Cf. Diettrich, Kant et Rousseau, 1878 ; et D. Nolen, « Les Maîtres de Kant », dans la Revue philosophique] ; — et sur Fichte. — Son influence sur Jacobi et sur Schleiermacher. — Influence littéraire de Rousseau [Cf. H. Hettner, Literaturgeschichte des XVIII. Jahrhunderts, t. I ; Marc Monnier, Jean-Jacques Rousseau jugé par les Genevois ; et J. Texte, Jean-Jacques Rousseau et le cosmopolitisme littéraire] ; — sur Goethe ; — et à ce propos comparaison de Werther avec la Nouvelle Héloïse [Cf. Erich Schmidt, Rousseau, Richardson et Goethe] ; — sur Schiller ; — sur Byron, etc. — Son influence en France, et que, — comme on le verra dans l’histoire du romantisme, — le trait le plus caractéristique en est d’avoir préparé l’émancipation du Moi.

3º Les Œuvres. — On peut diviser les Œuvres de Jean-Jacques Rousseau en trois principaux groupes, nettement délimités par les époques mêmes de sa vie, et dont il importe assez peu que les dates précises de publication ne soient pas exactement celles de leur composition. 1734-1759. — Narcisse, 1734 ; — Le Verger des Charmettes (en vers), 1736 ; — Dissertation sur la musique moderne et Projet concernant de nouveaux signes pour la notation musicale, 1742 ; — Les Muses galantes (opéra), 1743 ; — L’Allée de Silvie (en vers), 1747 ; — L’Engagement téméraire (comédie en vers), 1747.

1750-1765. — Discours sur les sciences et les arts, 1750 ; — et pièces relatives aux réfutations du Discours, 1751-1752 ; — Lettre sur la musique française, 1753 ; — Discours sur l’économie politique, 1755 ; — Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1755 ; — Lettre sur les spectacles, 1758 ; — La Nouvelle Héloïse, 1760 ; — Le Contrat social, 1762 ; — l’Émile, 1762 ; — Lettre à l’archevêque de Paris, 1762 ; — Lettres de la Montagne, 1765 ; — Lettres sur la législation de la Corse, adressées à M. Buttafuoco, 1765.

1765-1805. — Dictionnaire de musique, 1767 ; — Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1772 ; — les Confessions (les six premiers livres) et les Rêveries d’un promeneur solitaire, 1782 ; — Confessions (les six derniers livres) et les Dialogues, 1790 ; — Lettres sur la botanique, 1805.

Il convient d’ajouter une volumineuse Correspondance, dont les cinq ou six volumes de la plupart des éditions ne contiennent guère que la moitié ; — le volume d’Œuvres inédites publié par M. Streckeisen-Moultou, Paris, 1861 ; — et de nombreux fragments épars dans diverses publications.

Il existe de plus, à la bibliothèque de Neufchâtel, sous les numéros 7829 à 7941, une importante collection de manuscrits de Rousseau ou provenant de Rousseau, dont il y aurait sans doute plus d’un renseignement à tirer.

C’est assez dire, — et quoiqu’il y en ait beaucoup, dont les meilleures sont les éditions Petitain, 22 vol. Paris, 1819-1822 ; — et Musset-Pathay, 23 vol. Paris, 1823-1826 ; — que nous n’avons pas d’édition des Œuvres de Rousseau que l’on puisse regarder comme définitive, ou qui soit seulement comparable aux éditions de Voltaire données par les éditeurs de Kehl [Decroix et Condorcet] ; — et par Beuchot. — [Cf. pour la bibliographie de Rousseau : Quérard, La France littéraire, VIII, 192-230].

II. — Michel-Jean Sedaine [Paris, 1719 ; † 1797, Paris]

1º Les Sources. — Grimm, dans sa Correspondance littéraire ; — Ducis, « Notice sur Sedaine », 1797, au t. III des Œuvres de Ducis, édit. de 1826 ; — Mme de Vandeul [fille de Diderot], Notice, au t. XVI de la Correspondance de Grimm [édition Tourneux] ; — Alfred de Vigny, De Sedaine et de la propriété littéraire, 1841 ; — Jal, Dictionnaire critique, article Sedaine.

2º L’Auteur dramatique. — La légende de Sedaine [Cf. la Notice de Mlle de Vandeul]. — Ses débuts littéraires : — l’Épître à mon habit et le Recueil de 1752 ; — Le Diable à quatre, 1758. — La collaboration de Sedaine avec Philidor ; — Blaise le savetier, 1759 ; — et avec Monsigny : — On ne s’avise jamais de tout, 1761 ; — Le Roi et le Fermier, 1762 ; — Rose et Colas, 1764, etc. ; — et la transformation de l’Opéra-Comique. — Il donne au Théâtre-Français Le Philosophe sans le savoir, 1765 ; — et sa petite comédie, trop vantée, de La Gageure imprévue, 1768.

Que Le Philosophe sans le savoir est vraiment le drame bourgeois tel que l’avait rêvé Diderot : — par la nature de l’intrigue ; — par la condition des personnages ; — par la solennité de leurs discours ; — par leur préoccupation de la morale ; — et par la vulgarité soutenue du style. — Mais qu’il s’y trouve, dans une histoire de duel jetée adroitement au milieu d’un mariage qui s’apprête, — dans le caractère délicatement touché de Victorine [Cf. George Sand, Le Mariage de Victorine], — et dans la sincérité de l’auteur, — presque tout ce qui manque aux drames de Diderot ; — et qu’ainsi l’honneur de Sedaine est d’avoir donné le véritable et premier modèle du drame tel que le traiteront plus tard les Scribe, les Augier, les Dumas,

De quelques autres œuvres de Sedaine ; — et que le caractère en est d’être « aimables » ; — mais que la force et le comique y manquent ; — bien plus encore que le style ; — et quoi qu’en aient dit ses contemporains. — Qu’il doit beaucoup aussi sans doute à ses musiciens ; — notamment à Grétry ; — dont la musique lui a valu le plus grand de ses succès, Richard Cœur-de-Lion, 1784 ; — et son fauteuil d’académicien.

3º Les Œuvres. — On a de Sedaine de nombreux opéras-comiques dont nous avons cité les principaux ; — son Philosophe ; — sa Gageure [tirée de la nouvelle de Scarron d’où Molière avait tiré son École des femmes] ; — et aussi deux grands drames, plus ou moins historiques, un Raymond V, comte de Toulouse, qui n’a été ni joué ni publié ; et Maillard ou Paris sauvé, imprimé, mais non représenté.

III. — La dernière époque de la vie de Voltaire [1762-1778]

1º Les Sources. — [Cf. ci-dessus : La première époque de la vie de Voltaire].

2º La royauté de Ferney ; — et que cette expression n’a rien d’exagéré si l’on considère : — la situation même de Ferney [Cf. Correspondance, 24 décembre 1758] ; — les relations que Voltaire a su s’assurer tant avec le roi de Prusse qu’avec l’impératrice de Russie ; — sa réputation croissante ; — et l’espèce de consécration que lui donnent son intervention dans l’affaire des Calas [Cf. Athanase Coquerel, Jean Calas et sa famille, 2e édition, Paris, 1869] ; — et dans celle des Sirven [Cf. Camille Rabaud, Étude historique sur l’avènement de la tolérance, 2e édition, Paris, 1891]. — Il en profite aussitôt pour publier ses Anecdotes sur Fréron, 1761 ; — ses Lettres sur la Nouvelle Héloïse, 1761 ; — son Éloge de Crébillon, 1762 ; — et sa Relation du voyage de Pompignan, 1763 ; — qui ne sont qu’autant de recueils d’injures à l’adresse de tous ses adversaires. — Il reçoit en même temps les « philosophes » à Ferney ; — continue de faire des tragédies, Olympie, 1762 ; — des Contes, Jeannot et Colin, 1764 ; — écrit sa Philosophie de l’histoire, 1765 ; — son Dictionnaire philosophique, 1765 [Cf., pour le discernement des parties successives de ce Dictionnaire, Beuchot dans son édition, t. XXVI, et Bengesco, t. III] ; — et correspond avec tout l’univers. — Son intervention dans l’affaire du chevalier de la Barre [Cf. Cruppi, L’Avocat Linguet, Paris, 1895 ; et Édouard Herz, Voltaire und die Strafrechtspflege, Stuttgart, 1887] ; — et son Commentaire du traité des délits et des peines [de Beccaria], 1766. — L’occasion lui paraît propice pour attaquer à fond le christianisme ; — et tous les moyens lui deviennent bons ; — encouragé qu’il est à la fois par les instigations de Frédéric, — et l’« avènement » de la Du Barry, 1769. — Son Histoire du Parlement le remet en grâce auprès des puissances. — Publication des Questions sur l’Encyclopédie, 1770-1772. — Son intervention dans les affaires Montbailly, 1770 ; — Morangiès, 1772 ; — Lally, 1773 [procès de réhabilitation] ; — des serfs de Saint-Claude, 1770-1777 ; — et comment l’indécence de ses plaisanteries habituelles gâte l’effet de son dévouement. — Ses relations avec Turgot, 1776. — Les derniers écrits de Voltaire. — Son Commentaire sur l’Esprit des lois, 1777, et sa dernière escarmouche contre Montesquieu. — Ses dernières Remarques sur les Pensées de Pascal, 1777 ; — et de l’intérêt qu’en offre le rapprochement avec les premières ; — qui sont de cinquante ans antérieures. — Les Dialogues d’Évhémère, et le Prix de la justice et de l’humanité, 1777. — Ses démarches pour obtenir qu’on le laisse rentrer à Paris. — Il quitte Ferney le 5 février 1778 ; — et arrive à Paris le 10 du même mois.

L’Œuvre philosophique de Voltaire ; — et que sans vouloir en exagérer l’importance, — elle a toutefois plus de portée ; — mais surtout plus de cohésion qu’on ne le croit quelquefois ; — et que l’objet n’en diffère de celui de Montesquieu que dans la mesure où diffèrent leurs tempéraments. — Trois idées maîtresses ressortent en effet de son Dictionnaire philosophique comme de ses tragédies ; — et de son Candide ou de son Ingénu non moins clairement que de son Essai sur les mœurs ; — dont la première serait précisément le respect de l’institution sociale ; — si d’ailleurs ce mot de « respect » ne jurait avec la manière de Voltaire. Mais sa philosophie n’en est pas moins une philosophie sociale ; — et l’on a pu dire de lui qu’il avait été « conservateur en tout, sauf en religion ». — Si en effet il n’ignore pas que les hommes ne valent pas grand’chose [Cf. Candide et l’Histoire d’un bon Bramin] ; — il n’en considère pas moins « qu’on peut les dresser à la raison comme à la folie » ; — et qu’en cela même doivent consister l’œuvre de la civilisation [Cf. ses Remarques sur les pensées de Pascal] ; — et l’objet de la société [Cf. l’A, B, C]. — C’est ce qui le sépare profondément de Rousseau ; — et bien mieux que l’opposition de leurs intérêts ; — c’est ce qui explique la violence de leurs disputes ; — Voltaire ayant toujours vu la condition des seuls progrès dont les hommes soient capables, — dans ce qui est aux yeux de Rousseau la cause de leur « dépravation ». — Cette première idée le conduit à une autre, qui est de poursuivre à outrance, — et malheureusement par tous les moyens, — tout ce qu’il trouve d’irrationnel, ou seulement de déraisonnable dans l’organisation de la société ; — et de là ses attaques à une « justice » — dont il avait lui-même éprouvé l’injustice ; — de là ses déclamations contre la guerre, — qu’il impute sans hésitation ni réflexion à des mobiles toujours bas et intéressés ; — de là ses attaques à la religion, qu’il considère à la fois comme inhumaine, irrationnelle, et « bonne pour la canaille » [Cf. à cet égard Dieu et les hommes, l’Examen de Mylord Bolingbroke, et dix autres pamphlets]. — Mais après cela, comme il est Voltaire, — c’est-à-dire trop perspicace pour ne pas savoir ce que vaut une religion comme « principe réprimant », — il croit à l’existence d’un « Dieu rémunérateur et vengeur », — qui implique la croyance à l’immortalité de l’âme ; — ainsi qu’à la Providence ; — et généralement à tout ce qui constitue la « religion naturelle » ; — y compris la confiance au « Dieu des bonnes gens » ; — avec cette arrière-pensée que, de tous les mortels, ce Dieu n’en regarde aucun avec plus de bienveillance que les amis des lumières ; — quand surtout ils écrivent en vers ; — et qu’ils font des tragédies.

Il n’a d’ailleurs pas vu qu’il n’y a pas de « religion naturelle » ; — pas plus qu’il n’y a pas de « nécessité libre » ou de « hasard constant » ; — l’association même de ces idées étant contradictoire dans les termes ; — toutes les vérités qu’enseigne la religion naturelle lui venant d’une autre source qu’elle-même ; — et n’étant qu’une « laïcisation » des enseignements de quelque religion « révélée ». — Il n’a pas vu davantage que, — si la raison peut atteindre quelques-unes des vérités constitutives de la religion, — ce n’en sont point les plus hautes ; — ni surtout les plus efficaces ; — et que la croyance en un « Dieu rémunérateur et vengeur » ne pouvant être un principe ni surtout un mobile d’action, mais uniquement un motif de ne pas faire, — ne saurait suffire à fonder la morale ; — laquelle devient donc ainsi purement sociale ; — et conséquemment relative, diverse et changeante. — Qu’au surplus, dans sa polémique injurieuse et grossière contre le christianisme, — il a manqué non seulement de justice, mais de loyauté ; — en méconnaissant la supériorité du christianisme sur le mahométisme, par exemple, ou sur le paganisme ; — si, du point de vue purement historique ou humain, le christianisme a renouvelé la face du monde, — et si d’autre part l’intolérance et le « fanatisme » ne l’ont point attendu pour se déchaîner parmi les hommes. — Il ne semble pas en effet qu’une ardeur de prosélytisme ait précipité les Perses contre les Grecs ; — ni que les partisans de Marius ou de Sylla se soient entrégorgés pour une question de dogme. — Et ce qu’enfin il a vu moins clairement encore que tout le reste, — c’est que, dans cette société même, la raison toute seule n’a jamais rien fondé de vraiment durable ; — si même on ne peut dire qu’elle tend plutôt à l’anarchie qu’à l’union. — C’est ce qu’avaient fortement établi les Bossuet et les Pascal ; — que pour ce motif Voltaire a tant combattus, sans les avoir toujours compris. — Incomparable pour saisir avec rapidité les aspects superficiels et la ressemblance extérieure des grandes choses, — Voltaire n’a jamais eu la force de méditation ; — il ne s’est jamais donné les loisirs studieux qu’il faut pour les approfondir ; — et c’est ce que de bons juges veulent dire, — quand ils lui refusent le titre de philosophe ou de penseur, — et qu’ils appellent son œuvre « un chaos d’idées claires » [E. Faguet].

Mais sa philosophie n’en forme pas moins un système lié ; — si peu de gens ont le goût d’approfondir les grandes questions ; — et si c’est même cette disposition qu’on peut appeler le voltairianisme. — Elle est assez générale ; — et de dire qu’elle est naturelle à l’esprit français, ce serait assurément trop dire ; — mais une espèce d’épicurisme intellectuel nous y a de tout temps inclinés. — Le génie de Voltaire est d’avoir incarné cette disposition ; — comme personne avant lui, ni depuis ; — et le secret de son influence est de l’avoir consacrée, — par la triple autorité de son esprit ; — de sa fortune littéraire ; — et de son succès mondain. — Il a fait le tour des idées de son temps [Cf. Taine, L’Ancien Régime] ; — toutes ou presque toutes il les a résumées sous « une forme portative » ; — assez grossière quelquefois ; — mais le plus souvent spirituelle, ingénieuse, plaisante ; — généralement claire. — Il en a vu les « apports sommaires ; — indiqué les liaisons suffisantes ; — il les a rattachées, tellement quellement, les unes aux autres ; — et ainsi son mérite éminent est d’avoir soulagé ses lecteurs de ce que l’attention a nécessairement de pénible. — Il leur a procuré l’illusion de comprendre les grands problèmes ; — et ils l’ont à leur tour admiré et aimé de se trouver eux-mêmes si intelligents. — C’est probablement quelque chose de cela que Goethe voulait dire quand il l’appelait « le plus grand écrivain que l’on pût imaginer parmi les Français » ; — et, à ce propos, qu’avant d’accepter l’éloge, — où se mêle un peu d’envie peut-être, — il faut y faire attention ; — et se demander s’il n’envelopperait pas, au fond, une critique, assez méprisante, — de toute notre littérature et du génie de notre race.

Le retour à Paris et la mort. — Il ne reste plus qu’à rappeler brièvement les circonstances du dernier séjour de Voltaire à Paris [Cf. Desnoiresterres, Voltaire et la société française, etc., t. VIII]. — Arrivé à Paris le 10 février, il descend à l’hôtel de Bernières ; — où dès le lendemain affluent la ville et la cour, — l’Académie et la Comédie ; — les musiciens et les philosophes ; — l’ancien et le nouveau monde. — Une lettre de Mme du Deffand : « Il est suivi dans les rues par le peuple, qui l’appelle l’Homme aux Calas » ; — et, à ce propos, qu’il y a peut-être quelque exagération dans ce trait ; — comme aussi bien dans la plupart des témoignages contemporains, — qui se plaisent à faire contraster l’enthousiasme de la ville avec la froideur de la cour [Cf. Grimm, ou plutôt Meister, et La Harpe, dans leurs Correspondances littéraires]. — La journée du 30 mars : la séance de l’Académie ; — et la sixième représentation d’Irène. — Le couronnement de Voltaire. — Il s’occupe de faire à Paris un établissement définitif. — Sa visite à la loge maçonnique des Neuf Sœurs. — On lui ceint le tablier « du frère Helvétius » ; — qu’il « veut baiser avant de le recevoir » [Cf. Desnoiresterres, VIII, p. 305-307]. — La séance du 29 avril à l’Académie des sciences. — Voltaire et Franklin. — La séance du 7 mai à l’Académie française, et le Projet du Dictionnaire historique. — Fatigues, maladie, et mort de Voltaire [30 mai 1778]. — La lettre de Tronchin, sur les derniers instants de Voltaire [Cf. Desnoiresterres, VIII, p. 364-366] ; et s’il convient d’en tirer le parti qu’on en a tiré. — Légendes qui courent sur la mort de Voltaire ; — et qu’il semble bien qu’elles ne soient que des légendes.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Voltaire se composent de : 1º Ses Poésies, comprenant de tout un peu : un poème épique, La Henriade ; — des Odes, des Épîtres, des Satires, des Épigrammes, des Madrigaux, des Contes ; — des poèmes didactiques ou philosophiques : tels que les Discours sur l’homme, le Poème sur la loi naturelle, le Poème sur le désastre de Lisbonne, etc. ; — des Traductions ; — et enfin sa Pucelle.

2º Son Théâtre, c’est-à-dire : des tragédies, dont les plus célèbres sont Œdipe, 1718 ; Zaïre, 1732 ; Alzire, 1736 ; Mahomet, 1741 ; Mérope, 1743 ; Sémiramis, 1748 ; L’Orphelin de la Chine, 1755 ; et Tancrède, 1760 ; — des comédies, dont il n’en a survécu pas une, à moins que ce ne soit L’Écossaise, 1760, pour des raisons qui n’ont rien de littéraire ; — et quelques opéras.

3º Ses Histoires, qui sont l’Histoire de Charles XII, 1732 ; — Le Siècle de Louis XIV, 1751-1752 ; — les Annales de l’Empire, 1753-1754 ; — l’Essai sur les mœurs, 1756 ; — l’Histoire de Russie, 1763 ; — et l’Histoire du Parlement, 1769.

4º Ses Contes en prose, dont les principaux sont : Zadig, 1747 ; — Micromégas, 1752 ; — Candide, 1759 ; — Jeannot et Colin, 1764 ; — L’Ingénu, 1767 ; — L’Homme aux quarante écus, La Princesse de Babylone, 1768 ; — et Les Oreilles du comte de Chesterfield, 1775.

5º Son Dictionnaire philosophique, 1764 ; — et ses Questions sur l’Encyclopédie, 1770, fondus ensemble et réunis par ordre alphabétique, à partir des éditions de Kehl.

6º Son Commentaire sur Corneille, 1764.

7º Ses Mélanges, qui comprennent un peu de tout, eux aussi, comme ses Poésies : de véritables ouvrages, comme ses Lettres anglaises, 1734 ; son Traité de Métaphysique, 1734 ; son Traité de la tolérance, 1763 ; — et de simples opuscules, de la dimension et du caractère de nos articles de journaux, comme ses plaisanteries sur Lefranc de Pompignan, Les Car, Les Quand, Les Si.

On pourrait les diviser en Mélanges scientifiques ; — Mélanges philosophiques ; — Mélanges historiques ; — Mélanges littéraires ; — et Mélanges anti-religieux.

8º Sa Correspondance, — qui ne remplit pas moins de 20 volumes de l’édition Beuchot, 18 volumes de l’édition Moland, au total plus de 10 000 lettres, — et qui est loin d’être complète. Tous les jours en effet on publie de nouvelles lettres de Voltaire. Nous savons où il y en a des centaines d’inédites. Et quand on nous les aura données, on en découvrira probablement d’autres encore. C’est d’ailleurs une chose admirable que, de tant de lettres, il n’y en ait presque pas une qui soit absolument insignifiante, et c’est ce qui les distingue des Lettres de Rousseau, par exemple, et surtout de Montesquieu. Disons mieux, et si l’on met à part quelques Correspondances de femmes, ou plutôt les seules Lettres de Mme de Sévigné, la Correspondance de Voltaire est un monument unique dans notre littérature ; et, de son œuvre entière, la partie la plus vivante.

IV. — Les Économistes

1º Les Sources. — Grimm, dans sa Correspondance littéraire ; — Voltaire, dans l’Homme aux quarante écus ; — Mme du Hausset, Marmontel, Morellet dans leurs Mémoires ; — Galiani, dans sa Correspondance.

Garat, Mémoires sur la vie de M. Suard, Paris, 1820 ; — Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, t. I ; — Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856 ; — Mastier, La Philosophie de Turgot, Paris, 1862 ; — F. Cournot, Considérations sur la marche des idées, etc., t. II, Paris, 1872 ; — L. de Loménie, Les Mirabeau, t. I et II ; Paris, 1879 ; — Rouxel, sa notice en tête de son édition de L’Ami des hommes, Paris, 1883 ; — A. Neymarck, Turgot et ses doctrines, 1885 ; — Léon Say, Turgot, 1887 ; — Aug. Oncken, son introduction aux Œuvres de Quesnay, Paris et Francfort, 1888.

2º La Doctrine. — Qu’on ne fait point habituellement de place aux « Économistes » dans l’histoire de la littérature française ; — et qu’il y a lieu de réparer cet oubli ; — s’ils n’écrivent pas après tout plus mal que la plupart des encyclopédistes ; — si le meilleur jugement qu’on ait porté sur le livre d’Helvétius est celui de Turgot [Cf. la Correspondance inédite de Turgot et de Condorcet, publiée par M. Ch. Henry, Paris, 1882] ; — si l’une des « Correspondances » les plus intéressantes qu’on puisse lire est celle du marquis de Mirabeau avec Rousseau [Cf. Rousseau, ses amis et ses ennemis, Paris, 1865] ; — et si L’Ami des hommes, 1756 ; — ou l’Essai sur le despotisme de la Chine, 1767-1768, sont au nombre des ouvrages qui ont fait en leur temps, et à bon droit, le plus de bruit et d’effet.

Le fondateur de la doctrine : François Quesnay [Mérey, 1694 ; † 1774, Paris] ; — ses débuts de chirurgien ; — sa nomination de médecin ordinaire du roi ; — et sa situation de confiance auprès de Mme de Pompadour [Cf. Mémoires de Mme du Hausset] ; — ses écrits scientifiques ; — ses premiers écrits économiques ; — l’article Fermiers et l’article Grains dans l’Encyclopédie ; — sa liaison avec le marquis de Mirabeau.

L’enfant terrible du parti : Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau [Perthuis en Provence, 1715 ; † 1789, Argenteuil]. — Sa jeunesse tapageuse, et sa première campagne, 1734 ; — sa liaison avec Vauvenargues [Cf. Vauvenargues, t. II de l’édit. Gilbert] ; — sa collaboration avec Lefranc de Pompignan : Voyage du Languedoc, 1740-1746 ; — son mariage, 1743 ; — son écrit sur l’Utilité des états provinciaux, 1750. — Il publie son Ami des hommes, 1756, qui devient l’origine de sa liaison avec Quesnay. — Sa Théorie de l’impôt, 1760, — lui vaut l’honneur d’être mis à Vincennes ; — et exilé dans sa terre du Bignon. — Son retour à Paris, — et sa première Lettre à Rousseau, 1766 ; — sa liaison avec Turgot ; — et le triomphe des économistes.

Le grand homme de l’économisme : Anne-Robert-Jacques Turgot [Paris, 1727 ; † 1781, Paris] ; — ses origines et ses études en Sorbonne ; — sa carrière de magistrat. — Il collabore à l’Encyclopédie [Cf. les articles Étymologie, Existence, Expansibilité, Foires et Marchés, Fondations]. — L’intendance de Limoges, 1761-1774 ; — et le Ministère, 1774-1776.

Qu’au point de vue général, qui est le seul qui nous intéresse, les Économistes se séparent et se distinguent des Encyclopédistes par trois caractères essentiels qui sont : — leur croyance en des lois économiques, aussi « nécessaires » que les lois de la physiologie ou de la physique ; — leur opinion que ces lois et la connaissance qu’on en possède importent bien plus à la civilisation et aux progrès que le progrès des arts ou des lettres ; — et leur conviction qu’on n’améliore la nature qu’en commençant par s’y soumettre. — On pourrait signaler d’autres différences, et par exemple celle-ci : — qu’ils sont des « empiriques » ou des « utilitaires » ; — qui croient ne rien avancer que de démontrable par les faits ; — tandis que les encyclopédistes sont des « théoriciens » et des « rationalistes ». — Ils ont aussi pour le pouvoir un respect que n’ont pas généralement les Diderot ou les d’Alembert ; — ni même Voltaire ; — et, jusqu’à la chute de Turgot, c’est l’explication de la faveur dont ils ont été l’objet.

3º Les Œuvres. — De Quesnay : Essai physique sur l’économie animale, 2e édit., 1747 ; — Maximes du gouvernement économique d’un royaume agricole, 1758 ; — Le Droit naturel, 1765 ; — Du commerce, 1766 ; — Le Despotisme de la Chine, 1767, 1768.

Du marquis de Mirabeau : L’Ami des hommes, 1756 ; — et La Théorie de l’impôt, 1760.

De Turgot : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1766. C’est presque le seul ouvrage de Turgot, avec les articles sur l’Encyclopédie, que les contemporains aient connu ; et d’ailleurs tous ceux qui figurent dans la collection de ses Œuvres (édit. Eug. Daire), ou presque tous, ne sont à vrai dire que des ébauches dont le principal intérêt se tire du personnage qu’a joué leur auteur.

V. — Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais [Paris, 1732 ; † 1799, Paris]

1º Les Sources. — Gudin de la Brenellerie, Histoire de Beaumarchais, 1801-1809 ? [publiée pour la première fois en 1888 par M. Maurice Tourneux ; — Esménard, article Beaumarchais dans la Biographie universelle ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VI, 1852 ; — L. de Loménie, Beaumarchais et son temps, Paris, 1855 ; — Jal, Dictionnaire critique, article Beaumarchais ; — d’Arneth, Beaumarchais und Sonnenfels, Vienne, 1868 ; — Paul Huot, Beaumarchais en Allemagne, Paris, 1869 ; — Clément de Royer, Les Mémoires de Beaumarchais, Paris, 1872 ; — Bettelheim, Beaumarchais, eine Biographie, Francfort, 1886 ; — E. Lintilhac, Beaumarchais et ses œuvres, d’après des documents inédits, Paris, 1887 ; — A. Hallays, Beaumarchais, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1897.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Origine, famille, et première éducation de Beaumarchais ; — ses débuts d’horloger et sa première querelle avec Lepaute, 1753-1755. — Le professeur de harpe de Mesdames de France, filles de Louis XV, 1759. — Ses duels et ses bonnes fortunes. — Il entre en relations avec Pâris-Duverney, — par lequel il se trouve mêlé à toutes sortes d’affaires de finances. — L’aventure d’Espagne, 1764 [Cf. le quatrième Mémoire contre Goëzman, et Goethe, dans son Clavijo]. — Ses débuts littéraires : Eugénie, 1767, et l’Essai sur le genre dramatique sérieux. — L’imitateur malheureux de Sedaine et le fidèle disciple de Diderot. — De la valeur du grand argument de Beaumarchais contre la tragédie classique, « Que me font à moi… les révolutions d’Athènes et de Rome » ; — et que la portée n’en est pas seulement littéraire, mais sociale. — Le second drame de Beaumarchais : Les Deux Amis, 1770.

L’affaire Goëzman, — et les Mémoires, 1773-1774. — Effet soudain qu’ils produisent ; — et soudaine popularité du nom de Beaumarchais. — Raison de ce succès ; — et qu’il y en a de politiques ; — mais il y en a de littéraires aussi ; — quoique les plaisanteries y soient d’un goût parfois douteux ; — l’éloquence toujours voisine de la déclamation, — et les intérêts en cause un peu mesquins. — Du Barbier de Séville, 1775 ; — et comment en y reprenant l’un des sujets qu’on pouvait croire le plus usés, — Beaumarchais y a trouvé son chef-d’œuvre ; — et le chef-d’œuvre de la comédie française au xviiie  siècle. — Le succès du Barbier de Séville a consacré la comédie en prose ; — c’est depuis lui que l’habileté de la disposition de l’intrigue ; — le mouvement du drame ; — la verve hardie du dialogue sont devenus des conditions du genre. — Intervention commerciale et politique de Beaumarchais dans les affaires d’Amérique, 1776, 1778. — Les qualités du Barbier se retrouvent dans le Mariage de Figaro, 1783 ; — et il s’y en joint d’autres encore ; — moins théâtrales peut-être ; — et qui tiennent autant de la nature du pamphlet que de celle de la comédie. — Portée politique du Mariage ; — et comment elle eût sans doute été plus considérable encore ; — si Beaumarchais, toujours occupé d’affaires au milieu de sa littérature, n’avait eu la malchance de s’attaquer à Mirabeau, 1786 ; — et d’intervenir, 1787, dans le procès du sieur Kornmann et de sa femme ; — où l’avocat Bergasse le maltraite encore plus qu’il n’avait, lui Beaumarchais, douze ans auparavant, maltraité Goëzman ; — et pour d’autres raisons ; — mais avec autant d’apparence de justice ; — et non moins d’applaudissements à son tour.

Les dernières années de Beaumarchais. — Son opéra de Tarare, 1787. — Son rôle effacé dans la Révolution ; — son drame de La Mère coupable, 1792. — Mais quoique riche et âgé déjà de plus de soixante ans, — la fureur des affaires le reprend. — Les fusils de Hollande [Cf. Loménie, t. II, p. 460] ; — et à ce propos, du patriotisme de Beaumarchais ; — son arrestation ; — sa délivrance, et son Mémoire à la Convention. — Il est chargé d’une mission par le Comité de salut public, — en même temps que déclaré par la Commune de Paris suspect et émigré. — Son séjour à Hambourg ; — son retour en France ; — ses deux lettres sur Voltaire et Jésus-Christ, 1799 ; — et sa mort.

3º Les Œuvres. — Nous venons de signaler les principales œuvres de Beaumarchais ; et nous pouvons nous contenter d’indiquer comme la meilleure édition de ses Œuvres complètes celle qu’en a donné son ami Gudin, Paris, 1809, Collin ; — l’édition Ledoux, Paris, 1821 ; — et Furne, Paris, 1826.

VI. — La Fin de la tragédie [1765-1795]

1º Les Sources. — Grimm, dans sa Correspondance littéraire ; — La Harpe, dans sa Correspondance littéraire ; — Geoffroy, dans son Cours de littérature dramatique ; — Nép. Lemercier, dans son Cours analytique de littérature générale ; — Petitot, Répertoire du théâtre français, t. V et VI ; et Supplément, t. I ; — La Harpe, de Belloy, Ducis, M.-J. Chénier, « Préfaces » et « Notes » de leurs tragédies ; — Saint-Surin, « Notice sur La Harpe », en tête de son édition des Œuvres ; — Campenon, « Notice sur Ducis », en tête des Œuvres posthumes de Ducis ; — Étienne et Martainville, Histoire du théâtre français pendant la Révolution ; — H. Welschinger, Le Théâtre de la Révolution, Paris, 1881.

2º La Concurrence des Espèces. — Influence dominante et souveraine de Voltaire sur le théâtre tragique de son temps ; — raisons de cette influence ; — et ses suites [Cf. le Discours de réception de Ducis].

La tragédie philosophique ; — et son évolution vers le mélodrame ; — la Mélanie de La Harpe, 1770 ; — et ses Brames, 1783. —  Les drames de Mercier [1740 ; † 1814] ; — et les tragédies de Marie-Joseph Chénier [1764 ; † 1811] : Charles IX, 1789 ; — Henri VIII, 1791 ; — Jean Calas, 1791 ; — Fénelon, 1793. — Comparaison du sujet de Fénelon avec celui de Mélanie ; — et qu’il faut prendre garde de n’y pas voir des imitations de la Religieuse de Diderot ; — qui n’a paru pour la première fois qu’en 1796. — Définition de la tragédie philosophique ; — et qu’en tant qu’elle se borne « entièrement à la défense de quelque opinion religieuse, politique, ou morale » [Cf. La Harpe, Œuvres, t. II, 639], — elle est le contraire même de la tragédie, — et du théâtre.

La tragédie nationale ; — et que c’est encore Voltaire, avec sa Henriade, et sa Zaïre, — que l’on retrouve aux origines de la « tragédie nationale » ; c’est-à-dire tirée de l’histoire de France ; — et dans l’intention principale d’en rendre les souvenirs familiers. — Les grands succès de De Belloy : Le Siège de Calais, 1765 ; — Gaston et Bayard, 1771 ; — Gabrielle de Vergy, 1777 ; — et qu’à peine l’objet de ces tragédies est-il dramatique ; — mais plutôt didactique [Cf. de Belloy, lui-même, dans ses Préfaces, Répertoire Petitot, t. V].

La tragédie exotique ; — et que la conception n’en est autre, en dépit de la première apparence, que celle de la « tragédie nationale » ; — si l’intention en est d’enseigner la géographie par le théâtre ou l’histoire étrangère. — Le Guillaume Tell de Lemierre [1723 ; † 1793] et sa Veuve du Malabar, 1766 et 1770. — Le Pierre le Cruel, de De Belloy, 1773, et le Menzicoff de La Harpe, 1775. — Les Barmécides de La Harpe, 1778. — Le Thamas Kouli Khan, de Du Buisson. — La Zoraï de Marignié, ou Les Insulaires de la Nouvelle-Zélande, 1782 ; — et que toutes ces inventions ne procèdent encore que de Voltaire, de son Alzire et de son Orphelin de la Chine.

La tragédie gréco-romaine ; — et qu’il est étonnant qu’elle n’ait pas tiré quelque profit de cet effort vers la vérité de l’histoire ; — et la fidélité de la couleur locale. — L’Hypermnestre de Lemierre, 1758, et son Idoménée, 1764. — Le Timoléon de La Harpe, 1764. — L’Œdipe chez Admète, de Ducis, 1778. — Le Philoctète de La Harpe, 1783, et son Coriolan, 1784. — Le Méléagre de N. Lemercier, 1788. — Le Caïus Gracchus de Chénier, 1792. — L’Épicharis de Legouvé. — De la raison d’une préférence donnée aux sujets grecs [Cf., ci-dessous, l’article d’André Chénier] ; — et si l’on n’y doit point voir une intention formelle de résister à l’influence anglaise ; — et de retourner, pour la mieux combattre, aux sources les plus lointaines du classicisme ?

La tragédie shakespearienne ; — et d’un éloge significatif que Campenon donne à Ducis [1733 ; † 1816] ; — « qu’on ne l’a vu qu’une seule fois aller choisir ses sujets chez les tragiques grecs ». —  Importance relative du rôle de Ducis à cet égard. — Les « adaptations » d’Hamlet, 1769 ; — de Roméo et Juliette, 1772 ; — du Roi Lear, 1783 ; — de Macbeth, 1784 ; — d’Othello, 1792 ; — et d’un mot curieux de Sedaine [Lettre à Ducis] : « Celui qui n’a pris que Zaïre dans Othello a laissé le nécessaire ». — Que cependant c’est encore l’auteur de Zaïre qui a donné le signal aux imitateurs ou adaptateurs de Shakespeare ; — et à Ducis en particulier ; — et qu’à l’exception de la première de ces directions, celle de la tragédie philosophique [Cf. pourtant les « Préfaces » de V. Hugo dans son Théâtre] ; — si toutes les autres sont celles où s’engagera bientôt le romantisme ; — c’est donc à Voltaire qu’il en faut savoir gré.

3º Les Œuvres. — Il ne survit rien aujourd’hui de toutes les œuvres que nous venons de citer ; et bien moins encore de tant d’autres qu’il nous serait facile d’énumérer. Ce qui n’empêche qu’il y ait pour les curieux de fort belles éditions de Lemierre [en Œuvres choisies], Paris, 1811, F. Didot ; — de La Harpe, en Œuvres complètes [moins le Lycée], Paris, 1820-1821, Verdière ; — et de Ducis [Œuvres complètes, 3 vol., et Œuvres posthumes, 1 vol.], Paris, 1826, Nepveu.

VII. — André-Marie de Chénier [Constantinople, 1762 ; † Paris, 1794]

1º Les Sources. — H. de Latouche, « Notice », en tête de l’édition de 1819 ; — Sainte-Beuve, Mathurin Régnier et André Chénier, 1829, dans son Tableau de sa littérature française au xviiie  siècle ; Portraits littéraires, 1839, t. I ; Portraits contemporains, 1844, t. V ; Causeries du lundi, 1851, t. IV ; et Nouveaux lundis, t. III, 1862. — A. Michiels, Histoire des idées littéraires au xixe  siècle, 1843 ; — Becq de Fouquières, « Notices », en tête de son édition des Œuvres, in-8º, 1862 ; et Documents nouveaux, Paris, 1875. — G.-L. de Chénier, « Notices » et « Notes » de son édition des Œuvres, Paris, 1874 ; — Caro, La Fin du xviiie  siècle, t. II, 1880 ; — Anatole France, La Vie littéraire, t. I, 1888, et t. II, 1890 ; — J. Haraszti, La Poésie d’André Chénier, traduit du hongrois par l’auteur, Paris, 1892.

2º Le Poète ; — et que, bien que son œuvre n’ait paru qu’après sa mort, — c’est pourtant le lieu d’en parler ; — si beaucoup de ses contemporains l’ont en partie connue ; — ou imitée même, comme Millevoye ; — et si les traits essentiels en sont caractéristiques d’une renaissance du classicisme, — dont l’Histoire de l’art, de Caylus ; — la peinture de David ; — et le Voyage du jeune Anacharsis de l’abbé Barthélémy subsistent comme autant de témoins. — Rien de plus faux en conséquence que de voir dans André Chénier un « précurseur du romantisme » ; — et au contraire la juste idée que nous devons nous former de lui, — ce n’est pas seulement celle d’un Boileau ou d’un Malherbe inspirés ; — mais d’un Ronsard, — qui aurait lu Voltaire, Montesquieu, Buffon ; — Buffon surtout peut-être ; — et plus moderne enfin de deux cent cinquante ans que l’ancien.

Les Élégies de Chénier, — et qu’elles sont bien de leur temps, pour la phraséologie dont l’idée s’y enveloppe ; — pour la manière dont elles sont placées sous l’invocation des Lycoris, des Camille et des Fanny ; — pour le caractère impersonnel que le poète s’est efforcé d’y observer ; — pour la sensualité qu’elles respirent ; — et enfin pour une espèce d’amoureuse férocité, — qui trahit le voisinage des Liaisons dangereuses.

Vois d’un œil sec et froid ses soupirs et ses larmes.
Règne en tyran cruel ; aime à la voir souffrir.

Les Élégies de Chénier sont d’un plus grand poète que celles du chevalier de Parny, mais elles sont bien de la même famille ; et d’un tour, à la vérité plus latin et plus grec ; — mais cependant marquées aux mêmes signes ; — quand encore on n’y retrouve pas des traits de P. J. [Gentil] Bernard ; — et de l’abbé Delille :

Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés
Sous le liège tenace encore emprisonnés ?

Les fragments de l’Hermès ; — et qu’il n’est pas malaisé d’y reconnaître les mêmes caractères, — et d’en signaler d’autres qui sont également du xviiie  siècle. — Tout imprégné des idées de Buffon, André Chénier s’y fût montré l’interprète enthousiaste de la philosophie de son temps ; — et déjà le poète de la « concurrence vitale ». — Il y eût expliqué, comme Voltaire et comme Condorcet, l’origine des religions ; — en les accusant de la plupart des maux qui ont désolé l’humanité ; — et en reprochant aux « prêtres » de les avoir exploitées. — Enfin, dans son troisième chant, disciple de Condillac, — il eût développé la doctrine de la « sensation transformée » ; — proclamé d’ailleurs la tendance invincible de l’homme « à la vertu et à la vérité » ; — et terminé par un hymne à la « science » [Cf. Condorcet, dans son Esquisse des progrès de l’esprit humain]. — C’est la pure philosophie des Encyclopédistes ; — et sans doute Chénier l’eût développée autrement que son ami Le Brun ; — mais il n’y en a pas de plus éloignée non seulement de celle des prochains romantiques ; — mais de celle même de Rousseau.

Les Idylles d’André Chénier ; — et que ce n’est pas sans doute l’inspiration de l’Oaristys, ou celle du Jeune Malade, — qui diffère de l’inspiration de l’Hermès ou des Élégies ; — telle du moins qu’elle vient d’être définie. — Mais, comme André Chénier remonte directement aux sources grecques ; — et qu’il a le sens profond de l’alexandrinisme ; — sinon de la haute antiquité, sophocléenne, pindarique, homérique ; — il y retrempe le vers inconsistant et décoloré qui est autour de lui celui de ses émules ; — sans qu’il y ait rien là de contradictoire aux idées de son temps. — Ou plutôt, et semblable en tout le reste à ses contemporains, — il ne s’en distingue que par une intelligence plus subtile de ce classicisme dont ils ont perdu le sens ; — et pour avoir en lui réconcilié cette admiration de leur temps, — et ce sentiment de l’art qu’exprime le vers devenu proverbial :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Qu’aussi bien les doctrines de Chénier sont entièrement conformes au caractère de son œuvre, comme le prouvent — ses protestations contre « l’anglomanie » :

Les poètes anglais………………………………
……………………………………………………
Tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages
Enflés comme la mer qui blanchit leurs rivages,
Et sombres et pesants ; …………………………

et bien mieux encore la quatrième de ses Épîtres à Le Brun ; — ou encore son Poème de l’Invention ; — dont il faut dire que les leçons sont exactement celles de Boileau ; — mais d’un Boileau « plus libre » ; et surtout plus instruit ; — qui s’intéresserait à plus de choses, — et peut-être aussi d’un Boileau moins bourgeois. — Comparaison à cet égard du Poème de l’Invention avec l’Art poétique ; — et avec la Défense et illustration de la langue française [Cf. notamment vers 299-390]. — Bien loin de voir en Chénier le « premier des romantiques », il faut donc reconnaître en lui le « dernier des classiques » ; — et s’il eût vécu, la direction de la littérature n’en eût peut-être pas été tout à fait modifiée ; — parce que la pente était d’ailleurs trop forte ; — mais c’est assurément en lui que les disciples et les imitateurs littéraires de Rousseau eussent trouvé leur plus redoutable adversaire.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres d’André Chénier se composent : 1º de ses Poésies, formant trois groupes principaux : Idylles, Élégies, Poèmes ou fragments de Poèmes, et dont on doit consulter au moins quatre éditions : l’édition H. de Latouche, Paris, 1819, l’édition Becq de Fouquières, Paris, 1862, Charpentier ; — l’édition G. de Chénier, Paris, 1874, Lemerre ; — et la dernière édition de Becq de Fouquières, Paris, 1888, Charpentier ; — 2º de ses Œuvres en prose, qui toutes ou presque toutes ont trait à la politique ; — 3º d’un Commentaire sur Malherbe, assez peu étendu, mais extrêmement important ; et qui a paru pour la première fois en 1842, Paris, Charpentier, dans l’édition usuelle des Œuvres de Malherbe.

VIII. — Georges-Louis Leclerc de Buffon [Montbard, 1707 ; + 1788, Paris]

1º Les Sources. — Grimm, Correspondance littéraire ; — Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, Paris, 1785 ; — Vicq d’Azyr, Discours de réception, 1788 ; — Condorcet, Éloge de M. le comte de Buffon, dans la collection des Œuvres de Condorcet, t. III ; — Cuvier, Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles, Paris, 1810 ; — Flourens, Histoire des travaux et des idées de Buffon, Paris, 1844 ; et Des manuscrits de Buffon, 1859.

Correspondance inédite de Buffon, recueillie et annotée par Henri Nadault de Buffon, Paris, 1860.

Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IV, 1851, X, 1854, et XIV, 1860 ; — Émile Montégut, Souvenirs de Bourgogne, 1874, Paris ; — F. Hémon, Éloge de Buffon, Paris, 1878 ; — N. Michaut, Éloge de Buffon, Paris, 1878 ; — O. d’Haussonville, Le Salon de Mme Necker, Paris, 1882 ; — Émile Faguet, Dix-huitième siècle, Paris, 1890 ; — De Lanessan, « Introduction » en tête d’une nouvelle édition des Œuvres de Buffon, 1884 ; — Edm. Perrier, La Philosophie zoologique avant Darwin, Paris, 1884.

2º Le Savant et le Philosophe :

A. La Jeunesse de Buffon. — Son origine et son éducation. — Le « milieu » dijonnais dans la première moitié du xviiie  siècle [Cf. Th. Foisset, Le Président de Brosses, 1842 ; et Ém. de Broglie, Les Portefeuilles du Président Bouhier, 1896]. — Le duel d’Angers, — et la liaison de Buffon avec le duc de Kingston [Cf. Desnoiresterres, Épicuriens et lettrés au xviiie  siècle, 1879]. — Voyages de Buffon, 1730-1732 [Cf. sa Correspondance]. — Son premier Mémoire à l’Académie des sciences ; — sa nomination d’adjoint dans la section de mécanique ; — et sa traduction de la Statique des végétaux de Haies, 1735 ; — sa nomination d’« Intendant du Jardin du Roi », 1739 ; — il se tourne tout entier du côté de l’histoire naturelle ; — où il apporte, avec la liberté d’esprit et l’étendue de curiosité d’un homme de son temps, — l’équilibre de son tempérament bourguignon ; — qui n’est pas sans quelques analogies avec celui de Bossuet ; — son génie d’assimilation ; — l’ampleur de son imagination ; — et la noblesse de son style. — Les trois premiers volumes de l’Histoire naturelle.

Du style de Buffon ; — s’il mérite la vivacité des critiques que l’on en a faites ; — et des plaisanteries d’un goût douteux que l’on en fait encore ; — pour quelques phrases un peu pompeuses ; — ou quelques touches un peu brillantes ? — Les collaborateurs de Buffon : Daubenton, Bexon, Guéneau de Montbeillard ; — et comment il les corrige [Cf. Flourens, Manuscrits de Buffon]. — On lui a reproché d’autre part [Cf. Ém. Montégut, Souvenirs de Bourgogne], — sa froideur en présence de quelques-unes des grandes scènes qu’il a décrites ou imaginées ; — et on pourrait être tenté de dire que ces critiques se compensent ou s’annulent. — Mais il est plus vrai de dire qu’elles se concilient ; — et que le style de Buffon, parce qu’il est naturellement ample, — et qu’il s’égale sans effort aux plus grands sujets, semble être un peu au-dessous de ce que nous en attendions dans ces sujets ; — ce qui est une raison pour que dans les moindres, — et notamment dans les descriptions, — nous le trouvions trop majestueux ; — et supérieur en quelque sorte à la dignité de son objet. — Il s’anime d’ailleurs quand il le faut ; — et, pour ne rien dire de ses qualités de nombre, d’exactitude et de couleur, — il a plus d’une fois atteint jusqu’au lyrisme [Cf. l’Histoire naturelle de l’homme] ; —  et plus d’une fois au ton de l’épopée [Cf. les Époques de la nature].

B. Les Époques de la pensée de Buffon. — Du goût de Buffon pour les hypothèses ; — et comment ce goût, en se combinant avec les exigences de l’observation de la nature, — et les acquisitions successives de l’étude, — semble avoir mis quelque confusion dans les idées de Buffon. — De 1748 à 1759 il fait la guerre aux « classifications » ; — qu’il sent bien qui sont artificielles ; — sans fondement dans la nature ; — comme n’étant alors que purement mnémotechniques ; — et qu’il juge de plus dangereuses, — comme risquant de ravir à l’homme la royauté de la terre [Cf. t. I, édition de l’Imprimerie royale, p. 4, et t. IV, p. 433]. — De là l’ordre qu’il suit dans la distribution de sa matière ; — passant des animaux « domestiques » aux animaux « sauvages » ; — et des animaux « sauvages » aux animaux « carnassiers » ; — ou encore de l’Europe au reste de l’ancien continent ; — et de l’ancien continent au nouveau ; — ce qui revient à subordonner l’évolution entière de la nature à la formation de l’homme ; — et au développement de la civilisation. — Mais de 1757 à 1764, en étudiant les animaux du nouveau monde, — et en fondant, chemin faisant, la géographie zoologique, — il s’aperçoit que les animaux du nouveau monde ne sont pas les mêmes que ceux de l’ancien ; — que, s’ils ne sont pas les mêmes, ils sont cependant analogues ; — et qu’ils sont enfin généralement plus petits. — Il ne voit alors de moyen de l’expliquer que de recourir à l’influence du climat, de la nourriture, de la concurrence des espèces entre elles ; — et d’attribuer à la nature une plasticité plus grande qu’il n’avait fait jusqu’alors. — C’est le moment où ses idées ressemblent le plus à ce que seront un jour celles de Darwin ; — et quoique d’ailleurs il persiste toujours à faire de l’homme un être à part dans la nature [Cf. sa nomenclature des singes]. — Enfin de 1764 à 1787 de nouvelles idées lui viennent encore ; — qu’il oppose à celles de Rousseau [Cf. t. VI et VII]. — Il domine maintenant de plus haut sa matière. — Les vues nouvelles abondent dans son œuvre. — Il écrit les Époques de la nature ; — et à mesure qu’il est plus convaincu de la petitesse de l’homme dans la nature ; — de l’humilité de notre condition ; — et de la généralité des lois qui nous gouvernent, — on dirait qu’il sent davantage le prix de la société ; — ce qui le remet d’accord avec les idées générales de ses contemporains ; — et avec cette religion de l’humanité dont ils sont maintenant tous imbus.

C. L’Influence de Buffon. — C’est le moment d’examiner les enseignements qu’il leur a donnés ; — et d’abord, au point de vue purement littéraire, si son Discours sur le style, — qui n’est que son Discours de réception à l’Académie française, — a vraiment la portée qu’on lui attribue quelquefois ? — Qu’en tout cas il y en a deux phrases que l’on interprète mal, et presque à contresens : « Le style est l’homme même » ; — par où Buffon a voulu dire que les idées étant à tout le monde, — l’expression est le seul moyen que nous ayons de nous les approprier ; — et la phrase où il recommande à l’écrivain de n’user que des « termes les plus généraux ». — Les termes les plus généraux ne sont pas du tout en effet les termes vagues ou abstraits, mais les termes « non techniques » ; — et de dire, avec Buffon, que la manière d’écrire est ce qu’il y a de plus personnel à tout écrivain, — ce n’est pas du tout dire que l’écrivain soit tout entier dans son style. — Il y a des écrivains dont le caractère a différé de celui de leur style ; — et nous en avons cité plus d’un exemple.

Aussi bien sont-ce surtout les idées de Buffon qui ont agi sur les contemporains, — ou, pour mieux dire, les conséquences de ses idées ; — si nul n’a fait plus ou autant que lui, — pour nous pénétrer du sentiment de la petitesse de notre planète, — et de celui de l’infinité du monde ; — d’où ne pouvaient manquer de résulter la ruine du fondement même de l’humanisme, — en tant qu’il était lié à la supposition qui faisait de l’homme le chef-d’œuvre de la nature ; — et de la terre le centre du monde. — Une autre conséquence de la diffusion des idées de Buffon ; — presque plus importante ; — comme tendant au renouvellement de la méthode ; — a été de substituer les sciences naturelles comme type de la science aux sciences mathématiques ; — c’est-à-dire les résultats de l’expérience et de l’observation à ceux du calcul ou de la méditation ; — et par là de susciter ; — avec une curiosité nouvelle, qu’on pourrait appeler la curiosité biologique ; — une manière nouvelle de penser ; — dont les effets ne sont pas encore épuisés [Cf. Ernest Hæckel, Histoire de la création naturelle, trad. française, Paris, 1874].

3º Les Œuvres. — On a eu le tort, dans toutes les éditions de Buffon, y compris la première [Paris, 1749-1804], de vouloir remplir le titre qu’il avait choisi lui-même pour son grand ouvrage ; et ainsi de confondre son œuvre avec celle de ses continuateurs, pour en former un Cours complet d’histoire naturelle. Il importe donc ici d’opérer la séparation et de n’attribuer à Buffon que sa part dans les 127 volumes de l’édition Sonnini, 1798-1807 ; — ou dans les 90 volumes de l’édition donnée de 1752 à 1805 ; — ou dans les 44 volumes in-4º de la première. Elle comprend :

La Théorie de la terre ; l’Histoire de l’homme et l’Histoire des quadrupèdes, 15 vol. in-4º, en collaboration avec Daubenton pour la partie anatomique, 1749-1767.

L’Histoire des oiseaux, 9 vol. in-4º, en collaboration avec l’abbé Bexon et Guéneau de Montbeillard, 1770-1783.

Les Époques de la nature, 1778.

Histoire des minéraux, 5 vol. in-4º, en collaboration avec André Thouin, 1783-1788.

Enfin sept volumes de Suppléments publiés, les deux premiers en 1774-1775, — le troisième en 1776, — le quatrième en 1777, — et les trois derniers en 1782-1789. — La meilleure édition est celle de M. de Lanessan, Paris, 1884, Le Vasseur.

IX. — Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet [Ribemont, 1743 ; † 1794, Bourg-la-Reine]

1º Les Sources. — Papiers de Condorcet, à la bibliothèque de l’Institut ; — F. Arago, « Biographie de Condorcet », en tête de son édition des Œuvres, Paris, 1847-1849 ; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. III, 1859 ; — Charma, Condorcet, sa vie et ses œuvres, 1863 ; — Ch. Henry, Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot, Paris, 1883 ; — M. Gillet, L’Utopie de Condorcet, Paris, 1883 ; — F. Picavet, Les Idéologues, Paris, 1891 ; — Dr Robinet, Condorcet, sa vie et son œuvre, Paris, 1895 ; — Guillois, Madame de Condorcet, Paris, 1896.

2º Le Philosophe ; — et que peut-être ne l’a-t-on pas encore impartialement jugé ; — si de tous les encyclopédistes, — et même de tous les Girondins, avec lesquels il fut proscrit, — Condorcet est presque le seul qui n’ait pas profilé d’une espèce d’amnistie qu’on accorde : — aux premiers, pour les « persécutions » dont ils n’ont pas d’ailleurs été l’objet [Cf., ci-dessus, les articles relatifs à l’entreprise de l’Encyclopédie] ; — et aux seconds pour n’avoir pas eu le temps de se montrer tels qu’ils étaient [Cf. Edmond Biré, La Légende des Girondins]. — Si l’explication ne s’en trouverait pas dans ce fait que le « marquis de Condorcet » a été infidèle à ses origines ? — que sa mémoire a été mal gardée, et mal soutenue par l’aimable femme qui portait son nom [Cf. Guillois, Madame de Condorcet] ? — et aussi qu’avec des parties de talent, il en a eu de sottise ? — On n’a jamais en effet joint ensemble plus de fanatisme et plus de crédulité ; — de naïveté même ; — et masqué naturellement, sous plus de science et d’intelligence, moins de réelle originalité. — Qu’après cela, pour ne rien dire de ses travaux scientifiques proprement dits, — son édition des Pensées et son Éloge de Pascal, 1776, ainsi que sa grande édition de Voltaire, — dite édition de Kehl, et dont Beaumarchais était l’entrepreneur, — sont deux des témoignages les plus intéressants qu’il y ait de l’état des esprits à la veille de la Révolution française ; — et que, de ce seul fait, Condorcet en tire une valeur « représentative » considérable. — Que, d’autre part, son action se continue toujours parmi nous ; — s’il a été le véritable organisateur ou inspirateur de notre système d’instruction publique ; — et qu’à cet égard, pour mesurer la valeur de ses idées, il suffit de les comparer à celles de son ami Cabanis, par exemple. — C’est l’esprit de Condorcet qui règne encore dans nos programmes d’études. — Enfin, son Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain ; — qui fait honneur à son courage et à la force, ou plutôt à la sérénité de son caractère ; — s’il l’a rédigée, comme l’on dit « sous le couteau de la guillotine » ; — demeure une œuvre capitale dans l’histoire de l’esprit moderne, — non seulement français, mais européen ; — pour la précision de contour, l’étendue de diffusion, et la vigueur d’impulsion, — qu’elle a donnée à l’idée même de Progrès.

3º Les Œuvres. — Si nous négligeons les Œuvres scientifiques de Condorcet, ses Œuvres économiques, et ses Œuvres politiques, lesquelles, en raison d’une originalité de fond et d’un mérite de forme qui leur manquent absolument, ne sauraient être considérées comme appartenant à l’histoire de la littérature, nous n’avons à retenir de lui que :

1º Ses Éloges académiques, parmi lesquels il y en a de très intéressants ;

2º Son Éloge de Blaise Pascal ; — sa Vie de M. Turgot ; — et ses Notes pour le Voltaire de l’édition de Kehl, reproduites pour la plus grande partie dans l’édition Beuchot ;

3º Son Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain ;

4º Ses Mémoires sur l’instruction publique ; et

5º Sa Correspondance.

La meilleure édition des Œuvres de Condorcet, ou la seule, pour mieux dire, est celle qu’en a donnée Arago, Paris, 1847-1849, Firmin Didot.

X. — Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre [Le Havre, 1737 ; † 1814, Éragny]

1º Les Sources. — Aimé Martin, Essai sur la vie et les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, en tête de son édition des Œuvres, Paris, 1818 et 1826 ; — Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre, publiée par Aimé Martin, et précédée d’un Supplément aux Mémoires de sa vie, par le même, Paris, 1826 [On se souviendra en consultant ce Supplément, comme en lisant l’Essai d’Aimé Martin, qu’il avait épousé la veuve de Bernardin de Saint-Pierre] ; — Villemain, Littérature française au xviiie  siècle ; — Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I ; Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I ; et Causeries du lundi, t. VI ; — Arvède Barine, Bernardin de Saint-Pierre, dans la collection des Grands Écrivains français, Paris, 1891 ; — Fernand Maury, Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, Paris, 1892.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Sa famille et son éducation ; — sa jeunesse aventurière ; — ses voyages en Allemagne, — en Hollande, — en Russie. — Un enfant chéri des dames [Cf. Maury, Essai, etc.]. — Il part pour l’Île de France [Maurice] en qualité d’ingénieur des colonies, 1768. — Son retour en France, 1771 ; — sa course au mariage, ou plutôt à la dot ; — et sa liaison avec Jean-Jacques Rousseau. — Il publie sa relation du Voyage à l’Île de France, 1773 ; — qui lui vaut d’être admis dans la société de Mlle de Lespinasse, — et de Mme Geoffrin ; — où il lie connaissance avec « les philosophes » ; — dont il devient promptement l’adversaire, pour cause d’incompatibilité d’humeur ; — et aussi parce que d’Alembert ne lui obtient pas de Turgot une pension et une place. — Il publie les Études de la nature, 1784 ; et Paul et Virginie, 1787. — Son rôle pendant les premières années de la Révolution ; — et sa nomination d’intendant du jardin du Roi, 1792. — Son mémoire sur la « nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des plantes ». — La réorganisation du « Muséum » le prive de ses fonctions. Il est nommé professeur de morale à l’École normale [Cf. sur l’École normale, Picavet, Les Idéologues, Paris, 1891, et le Livre du centenaire de l’École normale, Paris, 1895].

Importance littéraire du rôle de Bernardin de Saint-Pierre ; — et qu’il représente éminemment trois choses : — les commencements de l’exotisme dans la littérature descriptive ; — la réaction du sentiment contre les abus du rationalisme ; — et la transformation du style algébrique en style concret, vivant et coloré. — Ses Relations de voyage ; — et comment elles élargissent l’horizon entrouvert par Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse. — Les descriptions du Voyage à l’Île de France, 1773, et celles des Jardins de l’abbé Delille, 1782. — Opposition des deux manières ; et comment Bernardin de Saint-Pierre achève et complète Buffon. — Si le principal mérite de Paul et Virginie n’est pas dans la nouveauté du décor ; — et que resterait-il de l’idylle un peu niaise de la quinzième année, — si l’on en ôtait la séduction et le charme des paysages qui l’encadrent ? [Cf. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I, 8e et 9e leçons.]

La philosophie de Bernardin de Saint-Pierre ; — et qu’elle se réduit presque entièrement à l’idée de finalité. — Ses exagérations à cet égard ; — déjà dans les Études ; — mais surtout dans les Harmonies ; — lesquelles à la vérité n’ont paru qu’après sa mort. — Du principe de ces exagérations ; — et qu’en même temps que d’une connaissance plus intime de la nature, — elles procèdent de l’intention de réagir contre la philosophie du xviiie  siècle. — Comment elles ont conduit Bernardin de Saint-Pierre à s’inscrire en faux contre la science de son temps ; — à subordonner la science à la morale ; — et la morale elle-même à l’esthétique. — Qu’à cet égard comme à plusieurs autres, c’est par Bernardin de Saint-Pierre que Chateaubriand se rattache à Rousseau ; — le Génie du christianisme à la Profession de foi du vicaire savoyard ; — et la rénovation de l’idée chrétienne à la crise du sentimentalisme dans la seconde moitié du xviiie  siècle.

Qu’ils marquent tous les trois aussi trois moments de la rénovation du style ; — et, à ce propos, de ne pas oublier que les Études de la nature sont antérieures, pour leur composition, — à la publication des Confessions, des Lettres à M. de Malesherbes, et des Rêveries du promeneur solitaire. — Souplesse, précision et couleur du style descriptif de Bernardin de Saint-Pierre. — Que ce sont bien les objets qu’il décrit, et non pas du tout, — ou tout à fait secondairement, — les « états d’âme » qu’ils suscitent en lui. — Nouveauté, richesse, et « technicité » de son vocabulaire. — De la nature de son pittoresque ; — et qu’elle consiste surtout dans la fidélité d’une imitation ; — qui obtient des effets d’ensemble par des procédés de miniaturiste.

Dernières années de Bernardin de Saint-Pierre ; — et qu’il est encore un bon exemple de ces écrivains dont le caractère a étrangement différé de celui de leur style [Cf. F. Maury, Bernardin de Saint-Pierre]. — Son enseignement à l’École normale, 1795 ; — et sa nomination à l’Institut ; — il travaille à la préparation de ses Harmonies de la nature. — Sa Mort de Socrate [fragment des Harmonies] et son Mémoire sur la nature de la morale, 1798. — Ses relations avec Bonaparte et avec Chateaubriand. — Son second mariage ; — et de l’utilité d’en connaître l’histoire ; — pour connaître le vrai caractère de l’homme ; — et comment Aimé Martin, son secrétaire et son successeur dans son propre ménage, — en a fait le « personnage respectable et vertueux » que l’on croit qu’il fut. — La grande édition de Paul et Virginie, 1806 [in-4º, Didot l’aîné] ; — et le préambule « contre les tyrans de la littérature et du sens commun ». — Ses dernières polémiques et sa mort.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre se composent : 1º de ses Romans qui sont : Paul et Virginie, 1787 ; — l’Arcadie, livre I, 1788 ; — la Chaumière Indienne, 1790, suivie du Café de Surate ; — Empsaël ; la Prière d’Abraham, et les fragments de l’Amazone [posthumes, ainsi que les fragments de l’Arcadie, livres II et III] ;

2º De ses Études de la nature, 1784, reprises, développées, complétées et exagérées dans les Harmonies de la nature, qui n’ont paru qu’en 1815 ;

3º De ses œuvres politiques et d’un certain nombre d’Opuscules, dont les principaux sont : Les Vœux d’un solitaire, 1790 ; — et son Essai sur Jean-Jacques Rousseau [1820] ;

4º De son Voyage à l’Île de France, 1773, et d’un certain nombre de notes ou récits de voyage [Hollande, Prusse, Pologne, Russie].

La meilleure édition des Œuvres, très imparfaite et très insuffisante, est celle d’Aimé Martin, en 12 vol. in-8º, Paris, 1826, Dupont, à laquelle il faut joindre une Correspondance, très incomplète aussi, en 4 vol., Paris, 1826, Ladvocat.