Chapitre V.
De la lecture. — Son importance pour le développement général des
facultés intellectuelles. — Comment il faut lire
— La lecture est le remède souverain à la stérilité d’esprit. Par elle il s’ouvre, se remplit ; tout le monde moral et physique trouve un accès en lui. Pour apprendre à écrire surtout, il faut lire : c’est ainsi qu’on recueille des idées pour les exprimer à son tour. Parfois, quand on est jeune, on se pique d’originalité et l’on prétend penser des choses qu’aucune intelligence humaine n’ait encore pensées. Les idées neuves sont rares en ce monde : on pourrait n’en pas rencontrer une seule dans l’œuvre de plus d’un grand écrivain, qui n’en vaut pas moins. Vouloir penser hors du lieu commun, c’est s’obliger à penser hors du sens commun : si l’on n’y réussit pas, on n’a rien à dire ; si l’on y réussit, c’est pire, on dit des sottises. Ce qui peut arriver de plus heureux, c’est qu’on prenne pour nouveautés des vieilleries hors d’usage, qu’on répare et qu’on revernit, ou des banalités publiques, dont on obscurcit ou force l’expression.
Je ne sais si la prétention à l’originalité ne couvre pas souvent un bon fond de paresse, et si l’on ne veut pas penser par soi-même pour se dispenser d’apprendre les pensées des autres. Mais, avant de découvrir, il faut être arrivé au terme de la course de nos devanciers : il faut repasser sur leurs traces et prendre notre point de départ à leur point d’arrêt. Sinon on court risque d’explorer des chemins frayés et de refaire après quatre siècles la découverte de Christophe Colomb. Il n’est permis qu’aux enfants de prendre le bois de Boulogne pour une forêt vierge et d’y ressentir les émotions des trappeurs de Cooper et de Gustave Aymard.
Je voudrais donc que les jeunes gens, écartant toutes les suggestions de l’orgueil et de la paresse, lussent beaucoup, et un peu de tout. Qu’ils parcourent l’antiquité. S’ils ignorent le grec et le latin, qu’ils n’en prennent pas prétexte pour s’endormir dans l’incuriosité et l’ignorance. Car il y a dans les littératures anciennes des œuvres d’un intérêt humain, d’une beauté universelle, où l’intérêt et la beauté ne sont pas indissolublement liés à la langue et au mètre, et dont l’intelligence n’exige pas une forte préparation archéologique. Qu’ils prennent donc des traductions, celles plutôt qui sont fidèles à l’esprit et à la couleur qu’au sens littéral. Le jour où ils s’intéresseront à Homère sans grimace et de bonne foi, ils auront beaucoup gagné : ils auront compris l’extrême simplicité, et qu’en art comme en morale la perfection est dans l’abnégation, dans l’entier oubli de soi-même. Qu’ils lisent les tragiques, Hérodote, Thucydide, quelques dialogues de Platon, quelques discours de Démosthène, Plutarque, Epictète, Marc-Aurèle. Je n’oserais conseiller Pindare : sans la connaissance de la langue ils pourraient l’admirer, mais le comprendre, non.
Les Latins nous donneront Lucrèce, et surtout son admirable Cinquième Livre, quelques discours de Cicéron, son Traité des Devoirs et ses Lettres, quelques traités de Sénèque et ses Lettres à Lucilius, Tite-Live, Tacite, Virgile, les beaux épisodes de Lucain, quelques morceaux d’Ovide et de Catulle. Horace traduit n’est plus Horace : on ne saurait pourtant s’abstenir tout à fait de pratiquer cet esprit charmant. Juvénal ne sera point laissé de côté : mais il y faut un bon commentaire et beaucoup de coupures.
Je ne voudrais point qu’on négligeât la littérature chrétienne, grecque et latine. La religion mise à part et le respect du caractère sacré des œuvres, c’est une lecture exquise et charmante que celle des Évangiles, des Actes des Apôtres et de quelques Épîtres de saint Paul. On y joindra quelques homélies des Pères grecs, et la Cité de Dieu de saint Augustin avec ses admirables Confessions.
Aux anciens se joindront les étrangers : les Anglais, avec Shakespeare, Milton, Macaulay, quelques romanciers et poètes du xixe siècle ; les Allemands, avec quelques œuvres de Goethe et de Schiller, et sans Klopstock. On demandera aux Italiens l’Enfer et le Purgatoire de Dante, quelques discours de Machiavel, quelques pièces de Leopardi ; aux Espagnols, deux ou trois pièces de Calderón et de Lope, et leur Don Quichotte, qui vaut seul une bibliothèque pour qui sait lire.
Cette liste n’est pas longue : mais qui se serait assimilé la substance de ces ouvrages aurait la tête déjà bien meublée. Et, comme on ne s’embarrasserait pas de tout lire, il deviendrait inutile de s’approvisionner de dates et de jugements sur ce qu’on ne lirait point : l’histoire de la littérature en serait considérablement abrégée, et l’on épargnerait bien du temps. À quoi sert-il de pouvoir mettre deux dates et une formule d’appréciation sous le nom d’un écrivain dont on n’a pas lu et dont on ne lira jamais une ligne ? L’utilité intellectuelle est nulle, ou plutôt il y a dommage manifeste ; il est meilleur à tous égards d’entretenir soigneusement sur ces choses l’ignorance naturelle : au moins la curiosité reste-t-elle aussi.
Quelques bons ouvrages de critique féconde et d’érudition sans vétilles aideront à comprendre les anciens et les étrangers, comme aussi à s’orienter dans la littérature française. On ne craindra pas les systématiques : ce sont les esprits puissants, qui ont eu la vision et comme l’hallucination d’une idée juste. On en sait plus sur la Grèce, quand on a lu cent pages de M. Taine sur l’art grec, que si l’on a feuilleté, extrait, appris un manuel exact et complet, où il y a tout, mais où l’on ne voit rien. Peu d’objets, vigoureusement éclairés, la lumière fût-elle un peu crue, voilà ce qu’il faut d’abord à de jeunes esprits, dont le défaut ordinaire est de regarder sans voir. Les œuvres fines, nuancées, complexes, où l’on apprend à corriger les vérités absolues par des vérités contraires, qui forment le sens du relatif, si rare chez tous les hommes, devront venir ensuite. Ces écrivains, les hommes à système et les hommes à contradictions, ont l’avantage, étant très personnels et marquant toutes leurs pensées à leur empreinte, d’être rebelles au plagiat et de décourager les prodigieux efforts que la paresse de l’esprit impose à la mémoire : on s’en nourrit, on s’en assimile ce qu’on peut ; on ne les apprend pas par cœur, on ne les découpe pas en formules, on ne les plaque point sur ses compositions.
On ne s’embarrassera pas de lire les prétendus critiques pour qui le sujet annoncé n’est qu’un prétexte à tirer le beau feu d’artifice de leurs phrases, ni ceux que leurs matériaux écrasent et qui ne savent point dominer leur érudition. Ceux pour qui la forme est tout ne sont guère plus dangereux, guère plus inutiles que ceux qui la comptent pour rien.
Depuis quelques années, l’étude du français a été mise au premier plan dans l’éducation des jeunes gens. Les jeunes gens de nos écoles et de nos lycées commenceront naturellement par faire une courte excursion dans le moyen Age. On ne leur pardonnerait pas d’ignorer la Chanson de Roland : mais ici, plus encore que pour les littératures anciennes, on leur saura gré d’ignorer absolument ce qu’ils ne pourraient point lire eux-mêmes, c’est-à-dire ce qui n’a point été traduit. Car de prétendre qu’ils apprennent l’ancien français, c’est chimère, dans l’état actuel de nos programmes.
Quand les écoliers ont appris et répété les déclinaisons, les conjugaisons, la syntaxe de l’ancien français, quand ils ont mené jusqu’au bout un cours de grammaire historique, il ne leur en reste qu’un grand ennui, beaucoup de confusion dans l’esprit, et un peu plus de penchant à faire des fautes d’orthographe : quant à lire vingt vers de la Chanson de Roland dans le texte après un an de ce labeur, il n’en faut pas parler. Si l’on visait à donner une connaissance pratique de l’ancienne langue, si l’on avait aussi de bons textes appropriés aux nécessités scolaires, ce ne serait pas une grande affaire, et ce serait un plaisir de lire couramment quelques vieux auteurs. Des chapitres de Villehardouin, presque tout Joinville, — toujours au moyen des traductions — les grands épisodes de Froissart, un peu de Comines s’ajouteront à la Chanson de Roland, tout sera bon, hormis le faux et l’ennuyeux. Sous prétexte de correction et de sagesse, on a fréquemment offert en exemple aux élèves les pseudo-classiques du xviiie siècle et du premier Empire. Qu’ils ne s’y arrêtent point. Ce n’est point l’affaire des écoliers d’étudier le rôle et l’esprit de Le Franc de Pompignan, de Saint-Lambert et de Delille, ni même de J.-B. Rousseau ; je consens qu’ils ignorent les tragédies de Voltaire, sauf une ou deux, autant que celles de Lemierre. Ils écarteront tous les rhétoriqueurs, versificateurs, imitateurs, déclamateurs : ceux qui ont dit quelque chose, quoi qu’ils aient dit, et qui l’on dit excellemment, voilà les auteurs où ils doivent s’appesantir. Ils trouveront plus de matière dans le xvie et dans le xviie siècle que dans le xviiie ; de ces deux premiers, il n’est presque rien à proscrire, sauf les exigences de la moralité ; de l’autre, il n’est presque rien qu’on puisse lire sans défiance : trois ou quatre ouvrages peut-être, de trois ou quatre écrivains. Pascal, La Bruyère, Fénelon sont de meilleurs maîtres de style et en donnent mieux la théorie que Buffon et Marmontel, où l’on vous ramène sans cesse. Enfin je voudrais ouvrir largement le xixe siècle aux jeunes gens, sans exclure aucun genre et sans craindre d’accueillir des œuvres que la postérité ne recueillera pas ; ils y trouveront, sous une forme nouvelle et appropriée à leur façon de sentir, de penser et de parler, la plupart des idées qu’ils auront précédemment tirées des anciens, des étrangers et des classiques. Ils y saisiront surtout avec plus de facilité le rapport du livre et de la vie, l’étroite liaison de l’idée et de la réalité : ils sentiront que ce ne sont point des fantaisies en l’air dont on les entretient ; ils apercevront dans ces mots, ces éternels mots, dont tant de siècles ont fatigué leurs oreilles, toute la vie de l’humanité et leur propre vie.
Ce qui importe surtout, c’est la façon dont on lit. Il n’est pas de mauvais livre pour un bon liseur, et le meilleur ne vaut rien si on ne sait pas l’exploiter. Dévorer des volumes n’est rien : on pourrait savoir tout Larousse par cœur et n’avoir pas une idée dans la tête. Si l’on s’offre passivement à l’impression du livre, la lecture n’est pas profitable. Elle entre dans la mémoire, non dans l’intelligence. Il faut se mêler pour ainsi dire à sa lecture, jeter tout ce qu’on a d’esprit et d’idées acquises à la traverse des raisonnements de l’auteur, le contrôler par sa propre expérience, et contrôler la sienne par lui. Une lecture, en un mot, est une lutte, et n’est féconde qu’à ce prix. Même vaincu, on emporte les dépouilles du vainqueur.
Le défaut que je signale est fréquent chez les femmes, il n’est pas rare non plus chez les hommes. Il ne vient pas d’infirmité d’intelligence, ni de paresse. Il a sa source dans les sentiments les plus respectables : humilité candide, conscience de sa propre ignorance, respect du maître, confiance aux lumières de ceux qui sont établis pour savoir et pour instruire, soif de savoir, qui saisit avidement toutes les connaissances qu’on lui présente et n’en veut rien laisser tomber. Ceux en qui ces sentiments ont germé, écoulent dévotement avec une paisible assurance la parole qui convient la science. Ils ne contredisent pas le maître, ils ne doutent pas de lui. Ils croient tout ce qu’il dit, et ils le serrent précieusement au fond de leur mémoire. Mais ils ne l’augmentent pas ; ils ne fécondent pas l’enseignement qu’ils reçoivent, ils n’en tirent pas de quoi se nourrir et se développer : c’est un dépôt qu’ils gardent, non un aliment substantiel qu’ils s’assimilent et dont ils feront de la force.
L’écrivain qui se fait lire est un inconnu : l’amitié, le respect n’insinuent point ses doctrines dans l’esprit du lecteur ; il n’a pas même l’avantage si puissant de la simple présence et l’autorité physique de la voix et du regard. Mais il se présente par le livre, et les jeunes gens, comme nous en rencontrons encore dans nos lycées et plus encore dans l’enseignement primaire, dont l’intelligence est restée naïve et comme vierge, ont un respect en quelque sorte religieux pour le livre, dépositaire de la science, qu’ils vénèrent, à laquelle ils aspirent. Ils ont dans le livre une confiance touchante : ils n’oseraient le soupçonner de mensonge ni d’erreur ; la pensée imprimée, devenue comme impersonnelle, et n’ayant plus pour leurs oreilles le son de la voix humaine, prend par ce détachement l’apparence d’une vérité qui tombe du ciel. Plus d’examen : les yeux fermés, on croit ; c’est une révélation. Demain, un autre livre dira autre chose : mais c’est encore le livre ; c’est écrit : on croit. Ces esprits-là ne connaissent pas l’impossibilité de croire aux propositions contradictoires ; si les choses ne se concilient pas, c’est un mystère : ils le respectent, et leur repos n’en est pas troublé.
De cette facilité dont les âmes jeunes croient à la parole enseignée ou écrite, il résulte un autre inconvénient. Elles ne croient pas savoir à demi. Si le libre examen leur est inconnu, à plus forte raison la demi-croyance, le doute et toutes ces mille nuances qui séparent la certitude de l’ignorance. Tout est vérité ou erreur absolue : je pourrais dire orthodoxie ou hérésie. Sur ce qui est une fois admis, nulle ombre de doute ne peut se projeter. Elles ne croient pas savoir tout : mais elles croient savoir le tout de ce qu’elles savent, et elles traduisent volontiers leur science en formules de credo ou de catéchisme, raides, massives, intraitables. Elles ne soupçonnent point les difficultés : tout est clarté sans ombre, ou nuit sans lueurs dans leur esprit. De là le ton tranchant, dogmatique, hautain ; de là ces vérités assénées comme des coups de massue, chez des écoliers, qui sont en effet modestes et réservés : mais ils croient sur Boileau et sur Fénelon, comme on croirait sur la Trinité et sur l’Incarnation. Cet orgueil, cette suffisance sont une forme de l’esprit, non un vice du cœur.
Tout ce qu’on accepte ainsi sans examen, tout ce qu’on traduit ainsi en formules absolues, n’entre pas vraiment dans l’âme, ne se mêle pas à sa substance, ne s’y fond pas. Les idées, prises par autorité, comme des dogmes, ne sont plus à l’usage que de creuses banalités. Quand on veut s’en servir, on ne trouve dans sa mémoire que des phrases de commande et des jugements de convention.
Comment donc la lecture sera-t-elle féconde ? Comment n’y sera-t-on point passif ? Comment la fera-t-on vraiment passer dans son intelligence ?
M. Brunetière, dans un remarquable morceau1, a fait voir
que les lieux communs étaient la condition même de la pensée et le fondement de
l’invention en littérature ; que tous les chefs-d’œuvre étaient bâtis sur des lieux
communs, qui ne sont au fond que les vérités universelles, éternellement vraies et
reconnues pour telles. Il faudrait donc que les jeunes gens, dans toutes leurs
lectures, s’habituassent à rechercher le lieu commun qui en fait le fond. Ils
s’efforceraient de dégager la pensée, le sentiment de toutes les circonstances
personnelles et locales. Leur goût se développerait et s’affinerait, à faire ainsi la
part du tempérament de l’artiste et du génie de son siècle, à reconnaître la couleur
et la forme accidentelles que peut prendre une vérité universelle. Mais ils se
mettraient surtout en possession d’une idée générale, pour la soumettre au contrôle de
leur expérience personnelle. Une idée générale, quand elle n’est pas seulement une
idée vague, est un résumé d’expériences nombreuses ; elle embrasse et dégage les
caractères communs d’une collection d’êtres et d’une série de faits. C’est comme le
cadre qui assemble les fragments de la réalité. Eh bien, dans ce cadre que vous
fournit votre lecture, faites rentrer la réalité que vous connaissez, votre vie
intime, le monde qui vous entoure : déformez-le, s’il le faut ; agrandissez,
resserrez ; en un mot adaptez-le à votre usage, et moulez le contenant sur le contenu.
L’idée sera vôtre alors ; elle aura pour vous une valeur réelle et propre ; quand vous
l’exprimerez, elle ne sonnera pas creux, et vous en trouverez sans peine l’expression
énergique et précise. « En traversant le milieu d’une pensée sincère, dit
M. Brunetière, les lieux communs s’y dépouillent de ce qu’ils ont de banal, et ne
conservent de tout ce que l’on confond sous le nom de banalité que l’universalité
seule, pour en ressortir originaux et vrais d’une vérité toute
nouvelle. »
Mais, dira-t-on, notre expérience est bien petite, et notre prétention ne serait-elle
pas ridicule de vouloir réformer les pensées des grands hommes sur les petits
événements de la famille et du collège, avec des souvenirs enfantins ? Non, si vous le
faites avec conscience, avec sincérité, sans orgueil. La modestie peut tout oser.
« Chacun de nous, dit encore M. Brunetière, n’a l’expérience directe que d’un
petit nombre de faits ; mais chacun de nous, par compensation, a cette faculté de
discerner, je ne dirai pas tout à fait le vrai d’avec le faux, mais le particulier
d’avec le général et l’exception d’avec l’universalité. »
De lointaines
analogies, de secrètes affinités nous permettent de comprendre ce que nous n’avons
jamais senti ; il s’agit de conclure du petit au grand. Et puis il n’est pas question
de reformer les pensées d’autrui : il est question de former les vôtres, et dans
l’étoffe commune il faut tailler à votre mesure.
Au reste, c’est l’honneur singulier, c’est l’immortel mérite des classiques, que, si
élevée que soit leur œuvre au-dessus de la médiocre réalité, vous ne vous y sentirez
jamais tout à fait dépaysé. Ils ont si peu cherché, si constamment fui tout ce qui est
singularité ou exception, que, dès le jeune âge, on peut les goûter sans idolâtrie,
autrement que sur parole, par une claire intelligence de leur profonde vérité.
Toujours par quelque côté on peut les aborder. « Le sublime, dit Michelet,
n’est point hors nature ; c’est, au contraire, le point où la nature est le plus
elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelles. »
Vous avez lu Andromaque, et vous avez une mère qui vous aime ; vous savez ce que vous êtes pour elle ; vous le sentez, et que par votre amour de fils vous ne lui rendez pas encore tout ce qu’elle vous donne. Descendez en vous-même après votre lecture : interrogez votre propre sentiment sur les traits qu’a marqués le poète ; éclairez votre instinct obscur à la lumière de cette poésie si nette. Votre cœur vous fera comprendre la pièce qui, par réaction, vous fera mieux lire dans votre cœur. Vous prendrez donc une idée de l’amour maternel, où Racine fournira beaucoup, mais où il entrera un peu de vous-même. Et s’il vous faut jamais en parler, vous ne le ferez point avec puérilité — Racine vous en sauvera — ni avec banalité — vous y échapperez par le sentiment personnel. La lecture aura développé le germe qui était en vous ; le retour sur vous-même aura vivifié la lecture, et vous direz après Racine, d’après lui, je le veux bien, des choses qui pourtant seront vous-même.
Les lectures ainsi faites ont cet avantage, de nous fournir en quelque sorte des idées centrales autour desquelles se grouperont et se conserveront nos impressions fugitives, nos émotions d’un moment. C’est un point essentiel. Si notre expérience est petite, ce n’est pas que nous éprouvions peu, c’est que nous ne retenons rien. Nous vivons au jour le jour : les événements passent sur nous, et les émotions s’effacent. Rien ne subsiste de nous en nous, que des habitudes inconscientes et des actions mécaniques. C’est que nous sentons brutalement, passivement. Les faits nous frappent, nous flattent, nous blessent : nous jouissons, nous souffrons ; nous n’en savons pas plus. Le pourquoi, le comment, le lieu même du plaisir ou de la douleur, nous n’en avons cure. La cause de la sensation supprimée, la sensation disparaît, ne laissant qu’un vague souvenir, une obscure image, qui disparaîtra bientôt refoulée dans les profondeurs de l’être par la masse des impressions ultérieures. Si l’on appelait ses lectures à l’aide de ses sentiments, si l’on se provoquait ainsi à la réflexion, si l’on essayait de dégager ses émotions de l’inconscience, de les accrocher pour ainsi dire à ses idées, les unes et les autres, enseignements du livre et leçons de la vie, subsisteraient longuement en nous et ne s’écouleraient pas sans cesse comme un monceau de sable ou comme l’eau d’un vase fendu.
Rien de plus utile surtout que de lire les moralistes, si l’on essaye d’appliquer leurs observations et de les rapprocher de la réalité. Le livre de La Bruyère est inestimable par le fond comme par la forme : il apprend à penser autant qu’il apprend à écrire. Il y a là un trésor de notions sur l’homme et sur le monde, qu’on peut contrôler par soi-même et réduire à son usage. Quand on lira comme il faut, c’est-à-dire sans tenir les yeux collés au livre, mais en cherchant sans cesse en soi et autour de soi la vérité de ce qu’il contient, on amassera un riche fonds de connaissances morales, et l’on aura acquis pour le reste de ses jours le don si rare de voir les faits moraux. On pourra parler de l’homme : on ne sera jamais pris au dépourvu sur ce chapitre.
On ne saurait manquer d’associer La Fontaine dans cet éloge. Cet admirable poète est singulièrement suggestif dès qu’on s’y prête et qu’on ne le lit plus puérilement. Mieux encore que La Bruyère, La Fontaine enseignera à saisir ces rapports secrets et sûrs qui unissent le moral et le physique, à deviner un caractère dans un geste, à entendre une âme dans l’accent d’une phrase.
On s’exercera ainsi à penser par le secours des grands écrivains. On s’allumera à leur feu, et l’on tâchera de glaner où ils ont récolté. On leur prendra des idées, qui serviront à diriger nos expériences et à les classer. Voilà le véritable art de la lecture.
La pratique, à coup sûr, n’en est pas facile. Ce n’est qu’à la longue, après une suite continue de pénibles efforts, que l’esprit se dégagera de l’inertie et acquerra toute son agilité. Aussi ne faut-il pas se décourager, ni rien mépriser. En fait d’idées, la moindre trouvaille a son prix. Si incomplète, si superficielle que soit une pensée, si elle est une conquête de notre intelligence, elle est précieuse : car elle crée une habitude, elle prépare la voie à d’autres découvertes, et insensiblement la vue s’exercera à embrasser de plus larges espaces comme à pénétrer au-delà des surfaces.
Pour se faciliter la tâche, il ne serait pas mauvais de prendre de ces livres comme il y en a — et d’admirables parfois — qui choquent, irritent, exaspèrent, et qui donnent envie de penser autrement que l’auteur. Mais il ne faut les choisir que si l’on est bien prêt à les contredire. Dans cette continuelle opposition, votre personnalité se formera, se reconnaîtra, votre esprit s’habituera à tenir tête aux pensées d’autrui, à chercher les raisons de ses jugements, à débrouiller la masse confuse de ses sentiments, à secouer le joug de la chose écrite. L’impatience de sentir la vérité heurtée et défiée vous suggérera bientôt les moyens de la défendre et de la rétablir.
Vous venez de lire le Misanthrope : vous ne sauriez que dire, si on vous demandait d’en parler. Eh bien, n’allez pas chercher dans un dévot à Molière les formules des jugements et des louanges qu’on peut appliquer à la pièce : lisez dans la Lettre à Dalembert la critique si fine et si fausse de J.-J. Rousseau. Ce mélange continuel de vérité et d’erreur, cette délicatesse de vue brouillée à chaque instant par le parti pris, vous contraindront à une réflexion attentive : il faut prendre le morceau phrase par phrase pour démêler cet écheveau de vérités entrevues et d’erreurs systématiques ; il faut regarder de près les jointures des idées pour apercevoir par quelle fausse liaison l’injustice et l’inexactitude s’insinuent dans cet assemblage si logique et si serré. Vous vous formerez ainsi un jugement personnel sur le Misanthrope, vous accorderez à Rousseau qu’Alceste est ridicule avec sa vertu, et par sa vertu. Mais vous nierez que Molière ait conçu le dessein immoral de ridiculiser en général la vertu. Vous nierez que la sympathie, l’admiration dont on ne peut se défendre pour Alceste aillent contre le but de l’auteur, et vous reconnaîtrez au contraire que c’est un des plus merveilleux effets du génie de Molière, d’avoir su unir dans un même caractère la sympathie et le ridicule, comme il a su associer dans don Juan la souveraine grâce et l’odieux. Vous conclurez alors que Molière n’a voulu en somme que montrer combien le monde s’accommode peu de la parfaite vertu, qui le gêne, et dont il se venge par le ridicule, et combien aussi l’humaine faiblesse en est peu susceptible, puisque dans la plus belle âme elle s’exagère, s’aigrit et s’attache à des riens. Est-ce donc là prêcher le mépris de la vertu ? et quelle leçon enfin tirer de là, sinon que le monde est mauvais et l’homme faible ? Bossuet se fait-il l’avocat du vice, quand il défend à des religieuses la recherche de la perfection, et leur recommande le terre à terre des petites vertus et des devoirs journaliers ? Voilà ce que peut suggérer Rousseau, l’ennemi de Molière : en apprendrait-on autant chez les enthousiastes, qui débordent d’idolâtrie et de tendresse ?
Que Lamartine et J.-J. Rousseau vous aident ainsi à préciser votre admiration pour La Fontaine, à la fonder. Que Malebranche et Pascal vous éclairent sur Montaigne ; que Bossuet vous fasse comprendre Corneille et Racine, et la nature du poème dramatique ; anathème à part, il y a peu de critiques qui aient mieux entendu le théâtre que Bossuet. La préface de Cromwell, les chapitres littéraires du Génie du christianisme, les critiques de Lessing, de Schlegel sur nos classiques, sont d’excellents appuis pour l’intelligence, qui en tirera des principes pour penser autrement, et qui, pour échapper à des conclusions blessantes, apprendra à raisonner.
S’il est excellent de se mesurer avec certaines opinions hautaines, extrêmes, injustes, proclamées par des esprits puissants et sincères en un bon style, on ne saurait trop éviter l’erreur terne et sans relief, capable de s’insinuer parce qu’elle n’a pas la force de choquer, les demi-vérités dont les esprits vulgaires et laborieux, cherchant la gloire du paradoxe, font de pleines et plates erreurs.