(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Léon Gozlan » pp. 213-230
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Léon Gozlan » pp. 213-230

Léon Gozlan

I

Léon Gozlan [I-II].

On vient de l’enterrer, ce romancier qui fut peut-être le troisième de son époque, après Balzac et après Stendhal. Journalistes, chroniqueurs, tous les jaseurs de la publicité en ont déjà parlé, et vont continuer d’en parler pendant bien deux jours, de cet homme si peu fait pour être populaire, et dont ils ne disaient guères mot de son vivant. Ces tambourineurs, même sur un tombeau, battront la caisse sur le sien, et si le cœur leur en dit, de cette fois ils peuvent frapper ferme… Le tombeau d’un homme de talent est toujours le meilleur tambour de sa gloire. C’est celui qui retentit le mieux, et le seul qu’on ne puisse pas crever…

Eh bien, nous aussi, nous nous permettrons d’y donner notre petit coup de baguette tout comme les autres ! Avant de nous occuper de l’œuvre entière de Léon Gozlan, de ce conteur raffiné auquel nulle critique, à ma connaissance, n’a assigné encore sa vraie place dans la littérature de ce siècle, avant cet examen exclusivement littéraire, pourquoi ne risquerions-nous pas quelques mots sur le genre d’homme qui doublait l’auteur en lui, et qui était pour le moins l’égal de l’auteur ? L’auteur, en effet, on le retrouvera bien toujours, puisqu’on a ses œuvres pour le juger. Mais l’homme hors de ses livres, l’esprit de l’homme tel qu’il était sur place, c’est là ce que la mort atteint et fait vite disparaître, et cette fumée, il faut en fixer le parfum…

II

On a essayé, je le sais bien, mais a-t-on réussi ?… À part le talent de ses œuvres, pour lequel on n’a trouvé que le mot de distingué, — ce qui n’est pas assez, — on n’a trouvé aussi pour caractériser l’esprit sur place de Gozlan que le mot banal de charmant causeur, et ç’a été à peu près tout, sauf les arabesques et les chatoiements de la phrase sur ces deux pauvres idées, l’aumône de la Superficialité émue un moment par la mort ! Mais il y avait autre chose en Gozlan qu’un esprit distingué et un causeur distingué, le fût-il jusqu’au charme ; il y avait une personnalité tout entière de la plus rare distinction ! Une personnalité originale même, mais à force de distinction, et qui faisait un fier contraste avec la plupart de celles de son temps. À une époque où la vie privée tend à devenir monstrueusement une vie publique et où la vanité de chacun fait crier le plus fort qu’il peut sa crécelle, Léon Gozlan, un des esprits les plus brillants du siècle, de la race en ligne droite et courte des Chamfort et des Rivarol, ne faisait nul tapage de ses facultés. C’était un délicat et un discret. Comme tant d’autres qu’on pourrait nommer, il n’était ni le bateleur ni le montreur des curiosités de son esprit. Il ne tirait pas de feux d’artifices dans un salon. Il ne faisait pas pendant des heures l’improvisateur le dos à la cheminée, comme il y en a en Italie, sur les places publiques, le dos aux fontaines. Toutes exécutions qui plaisent à ce siècle, fou d’histrionisme et essentiellement comédien. Non ! lui était spirituel comme on l’est dans le monde, seulement avec la différence de la force, de la finesse et de l’éclat de son esprit. Et c’était de l’esprit par traits, par aperçus, par monosyllabes, comme mademoiselle Mars en avait parfois à la scène. Cet homme contenu, cet ajusteur, cet archer qui tirait toujours à l’œil droit de Philippe ou au talon d’Achille et qui ne les manquait jamais, ne se cambrait point en Apollon du Belvédère quand il avait lancé sa flèche. Il avait la simplicité de l’homme du monde, de l’homme qui sait vivre, de l’honnête homme, comme on disait du temps de Pascal. La première fois que celui qui écrit ces lignes le rencontra, — il y a de cela des années, — il ressemblait encore à ce portrait de son salon où, sous de longs et magnifiques cheveux noirs, éclatait, sombre, ce visage qu’on aurait dit fait de la beauté de quatre races différentes : la juive, la bohémienne, la phocéenne et la mauresque, et où le lion et l’aigle se confondaient, comme dans une chimérique tête de blason. C’était chez la baronne A. de M…, en plein monde antilittéraire du faubourg Saint-Germain. Et il n’y était pas dépaysé, je vous jure ! Il s’y montrait naturel et aristocratique, sans aucune des affectations ou des prétentions littéraires familières aux gens de lettres dans le monde, qui, quand ils sont célèbres, y font un peu trop queue de paon avec leur célébrité.

Il n’y parlait point ambitieusement, ni par nappes ; il ne tirait point à lui toute la couverture de la conversation. Il avait la grâce de savoir écouter longtemps, jusqu’au moment où, du fond de son silence attentif, partait le mot, l’éclair électrique, la balle d’argent de Robin des Bois ! et c’était alors Léon Gozlan qui se révélait. Il n’avait pas alors besoin du Figaro pour se montrer tout ce qu’il était. Il y avait débuté comme écrivain, et ce concentrateur y était promptement devenu le roi de l’entrefilet formidable, le serpent chatoyant, à langue aiguë, de la phrase courte, l’étrangleur avec un bracelet ! C’est là qu’il a taillé tant de mots qui ressemblent à des diamants dont les angles coupent, et qu’il aurait dits, s’il ne les avait pas écrits, tout aussi bien qu’il les écrivait. Partout, en effet, quand au lieu d’être journaliste il eût été corsaire, — ce qui, du reste, ne fait pas une si grande différence déjà, — partout, même quand il serait resté marchand d’anchois dans son excellente ville de Marseille, il aurait eu ce génie du mot, qui nous est donné, à pur don, comme tous les autres génies ; cette faculté qui, tout à coup, met une idée sous sa forme la plus concentrée, espèce de cristallisation de l’esprit d’une rapidité foudroyante. C’est par là qu’il fut supérieur. Maintenant qu’il n’est plus, on voudrait retrouver ces cristallisations éblouissantes, et on se livre à cette recherche ; mais les hommes qui ont ce génie de l’expression instantanée sont moins heureux que Polycrate. Ce n’est pas une seule émeraude qu’ils jettent à la mer, comme le tyran de Samos ! C’est, pendant toute leur vie, des écrins d’émeraudes ; mais nul poisson ne les rapporte, même le jour de leur mort, pour le besoin des chroniqueurs.

III

L’œuvre de Léon Gozlan [III-VI].

J’ai dit ce qu’était l’homme. J’ai promis l’œuvre. L’œuvre, la voici.

Dans un autre temps qu’à une époque où la production intellectuelle se répand d’autant sur le marché qu’elle est plus inconsistante et plus lâche, l’œuvre de Léon Gozlan, composé d’une vingtaine de volumes, sans compter ses pièces de théâtre, pourrait sembler considérable ; mais nous sommes trop accoutumés à ce prétendu tour de force de la production toujours prête, qui n’est guères plutôt qu’une preuve de faiblesse, pour admettre que vingt volumes in-18, dans une vie tout entière, dans un remuement de plume qui dura trente-cinq ans, soit quelque chose de bien imposant par son ensemble et par sa masse. Encore une fois, dans ce temps de Mères Gigognes littéraires, nous avons vu mieux, et sorti, bon Dieu ! de quels ventres ! Seulement, si l’œuvre de Léon Gozlan n’a ni le nombre des écrits ni la longueur de chaque ouvrage, — car l’auteur des Nuits du Père-Lachaise, du Dragon Rouge et du Notaire de Chantilly, n’a jamais construit de ces grandes machines romanesques si à la mode aujourd’hui, et dont Les Mystères de Paris, Monte-Cristo et Les Mousquetaires, ont donné le goût au malheureux public, — son œuvre, à lui, cet esprit si aristocratiquement artiste, se recommande d’une autre manière. Il se fait compter par le genre de talent qui y brille, et qui, plus qu’un autre, impliquerait, pour produire, la nécessité du temps. En effet, Léon Gozlan, fût-ce dans ses œuvres les plus étendues, ne badigeonne jamais ; il grave toujours.

C’est un graveur sur pierres précieuses, même sur le diamant, où, matériellement, on ne grave guères, et sa gravure est même ce qui fait un diamant de la pierre quelconque sur laquelle il grave. Son merveilleux coup de burin rencontre le rayon endormi et le fait jaillir, éblouissant, comme s’il le créait ! Telle est la grande caractéristique dominante qui saute aux yeux, quand on lit Gozlan, et qui y reste, quand on l’a lu. C’est un Benvenuto Cellini littéraire ; mais qui dit littéraire dit un Benvenuto bien autrement compliqué et profond qu’un simple Benvenuto plastique… Par la précision, la torsion, le mordant du mot, Léon Gozlan a des consanguinités avec Théophile Gautier, qui a cru faire une belle chose de dédoubler l’art intellectuel d’écrire et de le descendre presque au niveau d’un art plastique. Mais Léon Gozlan a cet avantage sur Gautier qu’il possède ce qui doit entrer, à très larges doses, dans la composition des plus grands artistes littéraires, — c’est-à-dire beaucoup d’âme et encore plus d’esprit. Il a cela qu’il est passionné, qu’il est éloquent, qu’il connaît la vie, qu’il l’a pénétrée et qu’il sait la faire jouer dans la moindre des facettes de ses œuvres les plus courtes ; de ces œuvres qui ressemblent souvent à des bagues et à des bijoux de femme, pour le travail dans l’exiguïté. Or, c’est aussi tout cela, qu’il n’a point, qui fait que Théophile Gautier, le poète émailleur et le descriptif à outrance, n’a pu jamais être romancier quoiqu’il l’ait voulu, tandis que Léon Gozlan est, comme je l’ai dit déjà, un des trois plus forts romanciers de ce siècle, qui est le siècle du roman. L’un des trois, — c’est-à-dire pourtant le troisième ; c’est-à-dire le dernier dans ce triumvirat superbe dont Balzac est le premier, à une distance prodigieuse des deux autres, et dont Stendhal est le second. Dire comment il n’est que le troisième, expliquer sa place hiérarchique dans l’ordre de composition qu’il avait choisi pour les ambitions et les bonheurs de sa pensée, nous donnera l’occasion de poser quelques-unes de ces idées générales préliminaires sur lesquelles la Critique doit s’élever pour mieux juger les hommes qui seraient plus haut qu’elle de plain-pied.

IV

Trois sortes d’esprits règnent sur le monde, — aussi bien sur le monde de l’Action que sur le monde de la Pensée : l’esprit religieux, l’esprit social, l’esprit individuel, et jamais l’Histoire, qui les reconnaît tous les trois, n’a songé même à discuter leur hiérarchie. Elle a étagé au sommet du monde de l’Action les fondateurs de religion, puis au-dessous d’eux les législateurs, puis, au-dessous des législateurs, les grands penseurs et les artistes. En faisant cela, l’Histoire a bien fait. Pas de distribution plus juste. Eh bien, dans l’ordre de la pensée pure appliquée, la Critique, comme l’Histoire, doit étager les grandes aptitudes intellectuelles avec la même rigueur et suivant la même loi ! Il est évident, en effet, que, pour la Critique comme pour l’Histoire, les plus grands esprits sont ceux qui se rapprochent le plus de Dieu, idéal de toute intelligence, par conséquent qui conçoivent le mieux les choses religieuses, et qui ont par éclairs — puisque l’homme n’est qu’un fragment dans un monde fragmenté — l’intuition du Surnaturel et de ses nécessités, si mystérieusement impérieuses. Il est évident que ce genre d’esprits, qui entendent, d’ailleurs, presque toujours les choses sociales : la notion qu’on se fait de Dieu impliquant tout le reste, l’emportent, et de beaucoup, sur les esprits qui ne se préoccupent que des problèmes terrestres de la vie, et ne songent qu’à tirer — extraction sublime, néanmoins ! — des instincts des hommes les institutions à l’aide desquelles on puisse les gouverner. Comme, à leur tour, ces derniers doivent l’emporter sur les autres esprits qui ne pensent à vivre que dans la conscience de leur force et dans leur enthousiaste ou profond besoin de la manifester. Enfin, pour résumer le tout, il est évident que si un seul homme pouvait réunir en lui ces trois sortes d’esprits différents qui, isolés, sont de si grandes forces, mais qui, réunis, seraient la plus grande force possible, cet homme aurait une supériorité aussi absolue qu’une supériorité peut l’être dans ce monde relatif.

Or, justement, ce sont ces trois esprits, c’est cette triplicité intellectuelle qu’avait Balzac dans sa fonction spéciale et son cadre de romancier. Il réunissait l’esprit religieux, l’esprit social et l’esprit individuel, non dans une quantité égale, — il aurait été plus qu’un homme alors ! — mais cependant en une quantité suffisante pour lui donner, de la manière la plus tranchée, — du moins jusqu’à cette heure ! — une incomparable supériorité sur tous les hommes qui ont voulu faire les mêmes choses que lui. Stendhal, si vigoureusement organisé, mais athée, dont la supériorité se rompait à l’athéisme comme l’épée se rompt à trois pouces de sa garde ; Stendhal, dont toute la moralité n’est que dans le mot terrible : « Ne se repentir jamais », n’en eut pas moins l’esprit social, profond et acéré. C’est un utilitaire féroce, mais qui avait des exigences d’artiste, non moins féroces… Léon Gozlan n’est rien de tout cela. Il n’est ni religieux, ni moral, ni utilitaire même. Il n’a ni la triple faculté de Balzac, ni la double de Stendhal. Il n’en a qu’une : il est individuel. Et c’est pourquoi, malgré l’art du détail qu’il avait autant que Balzac, et certainement bien plus que Stendhal, il est, dans l’opinion des hommes qui s’y connaissent, et il y doit rester, bien inférieur à tous les deux.

Mais cette infériorité une fois reconnue, que de qualités surgissent et apparaissent tout à coup dans cet esprit qui n’est qu’individuel, mais qui l’est avec une intensité qu’on adore. Quelles analogies et quels contrastes ! Quelle délicatesse et quelle pureté ! Et en même temps quelle rouerie et quelle savante scélératesse de formes et de combinaisons ! Quelle joliesse d’oiseau et quelle perversité de créature humaine charmante, quelle tournure de colibri et quels mouvements giratoires de couleuvre ! car par la torsion, l’entortillement, les souplesses changeantes et infinies, Gozlan est femme et il est couleuvre. Ce n’est pas le lion ailé de Saint-Marc, ni le griffon héraldique, mi-parti d’épervier, de certains blasons anglais ; c’est un serpent qui aurait des ailes aussi nuancées que des queues de paon, un serpent semblable à la couleuvre de la Légende, qui a un diamant dans la tête, dans les dents, dans les yeux, partout ! Et lorsque je dis un diamant, c’est un diamant à reflets verdâtres. Les hommes d’imagination (pour lesquels seuls j’écris) ne me comprendront-ils pas ?… Il y a bien moins dans les étincellements de Gozlan du diamant que de l’émeraude… Talent miroitant qu’on ne peut comprendre qu’à force de comparaisons. Panorama dans un éclair, monde dans une goutte de rosée ou de vin de Champagne, bulle d’arc-en-ciel suspendue à un fuseau d’ivoire et enflée par une haleine de cristal et deux lèvres vermeilles ; poudre d’or dansant dans la lumière électrique : vignette du Moyen Âge transposée du missel dans le monde moderne et à la marge de ses romans ; priapée légère, insolence de fillette heureuse, ivre saltarelle, pointe d’un poignard de cristal trempé dans un poison fait avec des roses, grelots de tambour de basque et sifflet d’argent, mais surtout sifflet (le serpent toujours !) : tout cela, c’est Gozlan, et Gozlan est cent fois autre chose que tout cela ! Il échappe à l’analyse et à la description par sa mobilité même. Bouchon de cristal de roche coupé à dix mille pans, son style n’a rien d’ample, même quand il veut l’être ; rien d’épanoui, de rond et de touffu. Tout en est aigu, jusqu’à la flamme, pointue et fourchue, qu’il lance par ses nombreuses facettes. Mais, disons-le, tout cela, si étonnant que ce puisse être, si produisant sur nous l’effet que les bijoux dont elles raffolent produisent sur les femmes, ne serait, après tout, rien de plus que le flamboyant écrin d’un Juif d’Orient venu à la foire de Beaucaire, si derrière toutes les ciselures et les pierreries de cette forme travaillée, exaspérée, diabolisée, qui est celle de Gozlan, il n’y avait pas la réalité toute-puissante, qui n’est plus de l’Orient, mais de l’Occident, et surtout de l’Occident-France, — et qui s’appelle dans ce pays-là simplement « l’esprit » !

V

Car Gozlan, cet artiste raffiné, a plus d’esprit que d’art encore, et c’est par l’esprit qu’il vivra encore plus que par l’art du détail, dans lequel il est passé maître. L’art de la grande composition n’équivalut jamais chez lui, en effet, à l’art du détail. La préoccupation si inférieure du théâtre dont il a toujours été fêlé, à toutes les époques de sa vie, depuis l’instant de sa jeunesse où il ne voyait qu’un sujet heureux de vaudeville dans ces Intimes que Raymond Brucker et Michel Masson lui infligèrent comme un roman terrible en l’y faisant travailler avec eux, jusqu’à l’heure où, en pleine maturité, il ne craignit pas de s’amincir dans de petites pièces plus petites que tout ce qu’il avait jamais écrit, lui, le travailleur si souvent en petit cependant ; la préoccupation du théâtre lui fit maintes fois terminer en queue de poisson ses plus belles œuvres commencées en têtes de sirènes (voyez son Notaire de Chantilly, son Dragon rouge, ses Nuits du Père Lachaise, sa Famille Lambert, etc., etc.). Mais le détail, le fini du détail le sauva toujours. Or, de cette finesse de détail on ne peut séparer les aperçus, les nouveautés de vue, le piquant des observations et des rencontres. Composition, architecture, genres qu’on croit éternels et qui tout à coup s’en vont en mille miettes, toutes les formes littéraires finissent par mourir. Le poème épique est mort. La tragédie est morte. Le drame est mort. La comédie flue en vaudeville. Le roman, qui est la forme des temps modernes, se détériorera aussi un jour, et la forme de Balzac, qui nous donne actuellement de si prodigieuses jouissances, nous deviendra aussi indifférente que nous l’est maintenant la forme théâtrale de Shakespeare, pour laquelle, il y a trente ans, on s’est si vivement passionné. De Balzac comme de Shakespeare, comme de tous les artistes plus grands qu’eux, s’il y en avait, rien un jour pourrait ne rester, si ce n’est l’observation qui transperce tout, les cris de nature bravement rugis et qui trouvent toujours le même écho dans les cœurs semblables, et enfin les vues inattendues de l’esprit, incarnées en des mots qui les rendent plus spirituelles encore. La durée ou l’immortalité, pour les œuvres, n’est pas une question de forme, mais d’essence, et c’est pour cela que tant d’œuvres meurent et disparaissent qui n’existaient que par un certain agencement de parties, un certain style, un certain art d’ensemble, mais qui, sans manquer de talent, manquaient de génie ou d’esprit. C’est pour cela que tant d’auteurs vieillissent et rencontrent la caducité littéraire bien avant l’autre caducité. C’est par là que madame Sand, par exemple, cette fille naturelle de Rousseau, passera comme Rousseau, — le Rousseau de La Nouvelle Héloïse ; car le Rousseau du Contrat social subsiste, hélas ! toujours. C’est pour cela qu’Alexandre Dumas, le divertisseur des gens superficiels, est déjà à moitié passé, pendant que Léon Gozlan, l’artiste solitaire apprécié seulement durant sa vie des connaisseurs, qui sont des solitaires aussi, vivra plus longtemps que ces deux gloires bouffies, qui s’aplatiront demain comme des éléphants de baudruche sur lesquels on aura marché, par la seule raison que Gozlan mit dans ses livres cette toute petite chose qu’avait Voltaire, qu’avait Beaumarchais, qu’avait le prince de Ligne, et qui nous fait trouver une volupté si particulière jusque dans une anecdote de trois lignes contée par Chamfort ou un mot lancé par Rivarol !

Gozlan en avait — de l’esprit — presque autant qu’eux, mais plus violemment qu’eux. J’excepte Chamfort l’hydrophobe. Gozlan avait la violence de sa gracilité. Il voulait toujours, de ses nerfs d’anguille, se faire une musculature de tigre. Il était la grâce amoureuse furieuse de la force. Homme d’esprit comme il était artiste, sans bonhomie, sans naïveté, sans abandon, mais intensément, avec une ardeur fulgurante, fiévreuse et concentrée, il eut un idéal d’esprit vers lequel il tendit infatigablement. Il courbait l’arc à le casser pour mieux le tendre, et il ne le cassait pas ! Il tordait la flèche comme il courbait l’arc : il y avait de l’effort dans son trait ; mais cet effort ne venait jamais de la faiblesse, et il était toujours heureux. Dans son œuvre, il y a des livres faits par l’esprit seul. Les Sensations de Polydore Marasquin, livre à la Swift, et la renversante Histoire d’Aristide Froissard. Mais dans les autres livres de Gozlan faits par l’imagination et les autres facultés de l’auteur, à chaque ligne ne se rencontre pas moins l’esprit, sa faculté première, et quelle que soit la page, — qu’elle soit chauffée par la passion ou noyée dans les larmes de la tristesse ! « L’âme se mêle à tout », disait madame de Staël, mais c’est de l’esprit qu’on peut dire qu’il se mêlait à tout chez Gozlan.

VI

Et c’est, du reste, ce qui rachètera tout des défauts de ses livres, dans lesquels il y a des parties éclatantes de chefs-d’œuvre, mais point de chefs-d’œuvre complets qu’on puisse mettre debout devant soi et admirer comme une chose accomplie. Ni l’histoire de ces Cent trente femmes, inouïe, magnifique d’expression et de terreur ici et là, mais coupée à chaque instant par les platitudes d’un récit officiel de journal anglais, qui devrait être écarté s’il est vrai et qui n’aurait pas dû être inventé s’il est faux. Ni Le Notaire de Chantilly, à scènes si grandiosement pathétiques et qui finit si mal pour avoir voulu trop bien finir. Ni Les Nuits du Père-Lachaise, où la nature humaine devient, comme les événements, par trop fantastique, — mais qui n’en sont pas moins ce que Léon Gozlan a produit de plus puissant dans l’outrance, comme Le Rêve d’un millionnaire est ce qu’il a fait de plus doux et de plus charmant (rappelez-vous cette tête suave de Reine Linon !) dans l’observation et par le coloris. On a souvent reproché à Balzac de peindre un monde qui n’est pas le vrai et sur lequel le vrai a pris modèle, par ainsi de ne pas réfléchir les mœurs et la nature humaine réelles, mais de créer, par un coup de baguette de sa magie, une nature humaine et des mœurs qui n’ont existé que depuis qu’il les a montrées. C’est bien plutôt à Léon Gozlan qu’il faudrait adresser ce reproche. Dans la plupart de ses livres, longs ou courts d’haleine, la nature humaine et les événements finissent, littéralement, par se casser, à force d’invraisemblances, de complications et d’intensité. Gozlan avait longtemps vécu dans l’intimité de Balzac, comme il était allé je ne sais où en Afrique sur un vaisseau négrier, et il avait gardé ces deux coups de soleil : l’impression de Balzac sur sa pensée, la lumière d’Afrique dans ses yeux ; il s’était doré à ces deux choses. Il n’imitait pas Balzac, mais parfois il lui ressemblait, il le réfléchissait. Si vous étudiez Gozlan à la clarté des œuvres de Balzac, ne vous semble-t-il pas comme la femelle intellectuelle de ce mâle ? comme le Virgile de cet Homère ? comme un lion d’une autre espèce que cet immense lion de l’Atlas ? — une miniature de lion, mignon et remuant comme un écureuil, mais qui n’en est pas moins lion pour cela en toutes ses parties, depuis la crinière jusqu’à la griffe, — une griffe fine, mais capable de rayer du granit, et qui l’a quelquefois rayé ?

Il n’avait, il est vrai, aucune des énormités de Balzac, ce Pantagruel littéraire, savant comme Rabelais, érudit comme tout un couvent de Bénédictins… Gozlan, qui a toujours caché sa vie avec une coquetterie profonde, devait avoir de son vaisseau négrier dans l’éducation. Il avait plus piraté dans les connaissances humaines et les livres qu’il n’y avait fait des acquisitions régulières et légitimes, et cela se voit suffisamment quand, par exemple, dans Les Martyrs inconnus, il change de siècle et dresse son roman dans l’histoire, et cela se voit encore dans La Sœur grise, où son ignorance catholique est presque honteuse, et semble donner raison à ceux qui ont prétendu un instant qu’il n’avait pas été baptisé. Gozlan est tout organisation naturelle, quand Balzac est organisation et acquisition tout à la fois. Ceux qui ont vécu longtemps avec Gozlan prétendent qu’il n’avait pas que l’ignorance des choses religieuses, et qu’il en avait aussi le dédain. Mais alors pourquoi vouloir en parler ?… C’est qu’il n’en parlait que pour obtenir des effets d’artiste. Esprit individuel toujours, et, je le veux bien, de la plus distinguée et de la plus nerveuse individualité, mais qui ne suffisait pas dans l’espèce, et qui n’a pas non plus suffi absolument, puisque Balzac et même Stendhal, qui furent, eux, plus qu’individuels, doivent, dans le défilé du xixe  siècle, marcher et passer avant lui !