(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre V. Les esprits et les masses »
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(1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre V. Les esprits et les masses »

Livre V. Les esprits et les masses

I

Depuis quatre-vingts ans, des choses mémorables ont été faites. Une démolition prodigieuse couvre le pavé.

Ce qui est fait est peu à côté de ce qui reste à faire.

Détruire est la besogne ; édifier est l’œuvre. Le progrès démolit de la main gauche, c’est de la main droite qu’il bâtit.

La main gauche du progrès se nomme la Force, la main droite se nomme l’Esprit.

Il y a à cette heure beaucoup de bonne destruction de faite ; toute la vieille civilisation encombrante est, grâce à nos pères, déblayée. C’est bien, c’est fini, c’est jeté bas, c’est à terre. Maintenant, debout tous, à l’œuvre, au travail, à la fatigue, au devoir, intelligences ! il s’agit de construire.

Ici trois questions :

Construire quoi ?

Construire où ?

Construire comment ?

Nous répondons :

Construire le peuple.

Le construire dans le progrès.

Le construire par la lumière.

II

Travailler au peuple ; ceci est la grande urgence.

L’âme humaine, chose importante à dire dans la minute où nous sommes, a plus besoin encore d’idéal que de réel.

C’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. Or, veut-on se rendre compte de la différence ? Les animaux vivent, l’homme existe. Exister, c’est comprendre. Exister, c’est sourire du présent, c’est regarder l’avenir par-dessus la muraille. Exister, c’est avoir en soi une balance, et y peser le bien et le mal. Exister, c’est avoir la justice, la vérité, la raison, le dévouement, la probité, la sincérité, le bon sens, le droit et le devoir chevillés au cœur. Exister, c’est savoir ce qu’on vaut, ce qu’on peut, ce qu’on doit. Existence, c’est conscience. Caton ne se levait pas devant Ptolémée. Caton existait.

La littérature sécrète de la civilisation, la poésie sécrète de l’idéal. C’est pourquoi la littérature est un besoin des sociétés. C’est pourquoi la poésie est une avidité de l’âme.

C’est pourquoi les poètes sont les premiers éducateurs du peuple.

C’est pourquoi il faut, en France, traduire Shakespeare.

C’est pourquoi il faut, en Angleterre, traduire Molière.

C’est pourquoi il faut les commenter.

C’est pourquoi il faut avoir un vaste domaine public littéraire.

C’est pourquoi il faut traduire, commenter, publier, imprimer, réimprimer, clicher, stéréotyper, distribuer, crier, expliquer, réciter, répandre, donner à tous, donner à bon marché, donner au prix de revient, donner pour rien, tous les poètes, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les producteurs de grandeur d’âme.

La poésie dégage de l’héroïsme. M. Royer-Collard, cet ami original et ironique de la routine, était, à tout prendre, un sagace et noble esprit. Quelqu’un qui nous est connu l’entendait un jour dire : Spartacus est un poëte.

Ce redoutable et consolant Ézéchiel, le révélateur tragique du progrès, a toutes sortes de passages singuliers, d’un sens profond : — « La voix me dit : remplis la paume de ta main de charbons de feu, et répands-les sur la ville. » Et ailleurs : « L’esprit étant entré en eux, partout où allait l’esprit, ils allaient. » Et ailleurs : « Une main fut envoyée vers moi. Elle tenait un rouleau, qui était un livre. La voix me dit : mange ce rouleau. J’ouvris les lèvres et je mangeai le livre. Et il fut doux dans ma bouche comme du miel. » Manger le livre, c’est, dans une image étrange et frappante, toute la formule de la perfectibilité, qui, en haut, est science, et, en bas, enseignement.

Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ? Ouvrez la première statistique venue.

En voici une qui nous tombe sous la main : Bagne de Toulon. 1862. Trois mille dix condamnés. Sur ces trois mille dix forçats, quarante savent un peu plus que lire et écrire, deux cent quatre-vingt-sept savent lire et écrire, neuf cent quatre lisent mal et écrivent mal, dix-sept cent soixante-dix neuf ne savent ni lire ni écrire. Dans cette foule misérable, toutes les professions machinales sont représentées par des nombres décroissant à mesure qu’on monte vers les professions éclairées, et vous arrivez à ce résultat final : orfèvres et bijoutiers au bagne, quatre ; ecclésiastiques, trois ; notaires deux ; comédiens, un ; artistes musiciens un ; hommes de lettres, pas un.

La transformation de la foule en peuple ; profond travail. C’est à ce travail que se sont dévoués, dans ces quarante dernières années, les hommes qu’on appelle socialistes. L’auteur de ce livre, si peu de choses qu’il soit, est un des plus anciens ; le Dernier jour d’un condamné date de 1828 et Claude Gueux de 1834. S’il réclame parmi ces philosophes sa place, c’est que c’est une place de persécution. Une certaine haine du socialisme, très aveugle, mais très générale, a sévi depuis quinze ou seize ans, et sévit et se déchaîne encore, dans les classes (il y a donc toujours les classes ?) influentes. Qu’on ne l’oublie pas, le socialisme, le vrai, a pour but l’élévation des masses à la dignité civique, et pour préoccupation principale, par conséquent, l’élaboration morale et intellectuelle. La première faim, c’est l’ignorance ; le socialisme veut donc, avant tout, instruire. Cela n’empêche pas le socialisme d’être calomnié et les socialistes d’être dénoncés. Pour beaucoup de trembleurs furieux qui ont la parole en ce moment, ces réformateurs sont les ennemis publics. Ils sont coupables de tout ce qui est arrivé de mal. — Ô romains, disait Tertullien, nous sommes des hommes justes, bienveillants, pensifs, lettrés, honnêtes. Nous nous assemblons pour prier, et nous vous aimons parce que vous êtes nos frères. Nous sommes doux et paisibles comme les petits enfants, et nous voulons la concorde parmi les hommes. Cependant, ô romains ! si le Tibre déborde ou si le Nil ne déborde pas, vous criez : Les chrétiens aux lions !

III

L’idée démocratique, pont nouveau de la civilisation, subit en ce moment l’épreuve redoutable de la surcharge. Certes, toute autre idée romprait sous les poids qu’on lui fait porter. La démocratie prouve sa solidité par les absurdités qu’on entasse sur elle sans l’ébranler. Il faut qu’elle résiste à tout ce qu’il plaît aux gens de mettre dessus. En ce moment on essaye de lui faire porter le despotisme.

Le peuple n’a que faire de la liberté ; c’était le mot d’ordre d’une certaine école innocente et dupe dont le chef est mort il y a quelques années. Ce pauvre honnête rêveur croyait de bonne foi qu’on peut rester dans le progrès en sortant de la liberté. Nous l’avons entendu émettre, probablement sans le vouloir, cet aphorisme : La liberté est bonne pour les riches. Ces maximes-là ont l’inconvénient de ne pas nuire à l’établissement des empires.

Non, non, non, rien hors de la liberté !

La servitude, c’est l’âme aveuglée. Se figure-t-on un aveugle de bonne volonté ? Cette chose terrible existe. Il y a des esclaves acceptant. Un sourire dans une chaîne, quoi de plus hideux ! qui n’est pas libre n’est pas homme ; qui n’est pas libre ne voit pas, ne sait pas, ne discerne pas, ne grandit pas, ne comprend pas, ne veut pas, ne croit pas, n’aime pas, n’a pas de femme, n’a pas d’enfants, a une femelle et des petits, n’est pas. Ab luce principium. La liberté est une prunelle. La liberté est l’organe visuel du progrès.

Parce que la liberté a des inconvénients et même des périls, vouloir faire de la civilisation sans elle équivaut à faire de la culture sans le soleil ; c’est là aussi un astre critiquable. Un jour, dans le trop bel été de 1829, un critique aujourd’hui oublié, à tort, car il n’était pas sans quelque talent, M. P., ayant trop chaud, tailla sa plume en disant : je vais éreinter le soleil.

Certaines théories sociales, très distinctes du socialisme tel que nous le comprenons et le voulons, se sont fourvoyées. Écartons tout ce qui ressemble au couvent, à la caserne, à l’encellulement, à l’alignement. Le Paraguay, moins les jésuites, est tout de même le Paraguay. Donner une nouvelle façon au mal, ce n’est point une bonne besogne. Recommencer la vieille servitude est inepte. Que les peuples d’Europe prennent garde à un despotisme refait à neuf dont ils auraient un peu fourni les matériaux. La chose, cimentée d’une philosophie spéciale, pourrait bien durer. Nous venons de signaler les théoriciens, quelques-uns d’ailleurs droits et sincères, qui, à force de craindre la dispersion des activités et des énergies et ce qu’ils nomment « l’anarchie », en sont venus à une acceptation presque chinoise de la concentration sociale absolue. Ils font de leur résignation une doctrine. Que l’homme boive et mange, tout est là. Un bonheur bête est la solution. D’abord, ce bonheur, d’autres le nommeraient d’un autre mot.

Nous rêvons pour les nations autre chose qu’une félicité uniquement composée d’obéissance. Le bâton résume cette félicité pour le fellah turc, le knout pour le mougick russe, et le chat-à-neuf-queues, pour le soldat anglais. Ces socialistes à côté du socialisme dérivent de Joseph de Maistre et d’Ancillon, sans s’en douter peut-être ; car l’ingénuité de ces théoriciens ralliés au fait accompli a, ou croit avoir, des intentions démocratiques, et parle énergiquement des « principes de 89 ». Que ces philosophes involontaires d’un despotisme possible y songent, endoctriner les masses contre la liberté, entasser dans les intelligences l’appétit et le fatalisme, une situation étant donnée, la saturer de matérialisme, et s’exposer à la construction qui en sortirait, ce serait comprendre le progrès à la façon de ce brave homme qui acclamait un nouveau gibet, et qui s’écriait : À la bonne heure ! nous n’avions eu jusqu’ici qu’une vieille potence en bois, aujourd’hui le siècle marche, et nous voilà avec un bon gibet de pierre qui pourra servir à nos enfants et à nos petits-enfants !

IV

Être un estomac repu, un boyau satisfait, un ventre heureux, c’est quelque chose sans doute, car c’est la bête. Pourtant on peut mettre son ambition plus haut.

Certes, un bon salaire, c’est bon. Avoir cette terre ferme sous son pied, de forts gages, est une chose qui plaît. Le sage aime à ne manquer de rien. Assurer sa situation est d’un homme intelligent. Un fauteuil rente de dix mille sesterces est une place gracieuse et commode, les gros émoluments font les teints frais et les bonnes santés, on vit vieux dans les douces sinécures bien appointées, la haute finance abondante en profits est un lieu agréable à habiter, être bien en cour cela assoit une famille et fait une fortune ; quant à moi, je préfère à toutes ces solidités le vieux vaisseau faisant eau où s’embarque en souriant l’évêque Quodvultdeus.

Il y a quelque chose au-delà de s’assouvir. Le but humain n’est pas le but animal.

Un rehaussement moral est nécessaire. La vie des peuples, comme la vie des individus, a ses minutes d’abaissement ; ces minutes passent, certes, mais il ne faut point que la trace en reste. L’homme, à cette heure, tend à tomber dans l’intestin ; il faut replacer l’homme dans le cœur, il faut replacer l’homme dans le cerveau. Le cerveau, voilà le souverain qu’il faut restaurer. La question sociale veut, aujourd’hui plus que jamais, être tournée du côté de la dignité humaine.

Montrer à l’homme le but humain, améliorer l’intelligence d’abord, l’animal ensuite, dédaigner la chair tant qu’on méprisera la pensée, et donner sur sa propre chair l’exemple, tel est le devoir actuel, immédiat, urgent, des écrivains.

C’est ce que, de tout temps, ont fait les génies.

Pénétrer de lumière la civilisation ; vous demandez à quoi les poètes sont utiles : à cela, tout simplement.

V

Jusqu’à ce jour il y a eu une littérature de lettrés. En France surtout, nous l’avons dit, la littérature tendait à faire caste. Être poëte, cela revenait un peu à être mandarin. Tous les mots n’avaient pas droit à la langue. Le dictionnaire accordait ou n’accordait pas l’enregistrement. Le dictionnaire avait sa volonté à lui. Figurez-vous la botanique déclarant à un végétal qu’il n’existe pas, et la nature offrant timidement un insecte à l’entomologie qui le refuse comme incorrect. Figurez-vous l’astronomie chicanant les astres. Nous nous rappelons avoir entendu dire en pleine académie, à un académicien mort aujourd’hui, qu’on n’avait parlé français en France qu’au dix-septième siècle, et cela pendant douze années ; nous ne savons plus lesquelles. Sortons, il en est temps, de cet ordre d’idées ; la démocratie l’exige. L’élargissement actuel veut autre chose. Sortons du collège, du conclave, du compartiment, du petit goût, du petit art, de la petite chapelle. La poésie n’est pas une coterie. Il y a, à cette heure, effort pour galvaniser les choses mortes. Luttons contre cette tendance. Insistons sur ces vérités qui sont des urgences. Les chefs-d’œuvre recommandés par le manuel au baccalauréat, les compliments en vers et en prose, les tragédies plafonnant au-dessus de la tête d’un roi quelconque, l’inspiration en habit de cérémonie, les perruques-soleils faisant loi en poésie, les Arts poétiques qui oublient La Fontaine et pour qui Molière est un peut-être, les Planât châtrant les Corneille, les langues bégueules, la pensée entre quatre murs, bornée par Quintilien, Longin, Boileau et La Harpe ; tout cela, quoique l’enseignement officiel et public en soit saturé et rempli, tout cela est du passé. Telle époque, dite grand siècle, et, à coup sûr, beau siècle, n’est autre chose au fond qu’un monologue littéraire. Comprend-on cette chose étrange, une littérature qui est un aparté ! Il semble qu’on lise sur le fronton d’un certain art : On n’entre pas. Quant à nous, nous ne nous figurons la poésie que les portes toutes grandes ouvertes. L’heure a sonné d’arborer le Tout pour tous. Ce qu’il faut à la civilisation, grande fille désormais, c’est une littérature de peuple.

1830 a ouvert un débat, littéraire à la surface, social et humain au fond. Le moment est venu de conclure. Nous concluons à une littérature ayant ce but : Le Peuple.

L’auteur de ces pages écrivait, il y a trente et un ans, dans la préface de Lucrèce Borgia, un mot souvent répété depuis : Le poëte a charge d’âmes. Il ajouterait ici, si cela valait la peine d’être dit, que, la part faite à l’erreur possible, ce mot, sorti de sa conscience, a été la règle de sa vie.

VI

Machiavel jetait sur le peuple un regard étrange. Combler la mesure, faire déborder le vase, exagérer l’horreur du fait du prince, accroître l’écrasement pour révolter l’opprimé, faire rejaillir l’idolâtrie en exécration, pousser les masses à bout, telle semble être sa politique. Son oui signifie non. Il charge le despote de despotisme pour le faire éclater. Le tyran devient dans ses mains un hideux projectile qui se brisera. Machiavel conspire. Pour qui ? Contre qui ? Devinez. Son apothéose des rois est bonne à faire des régicides. Il met sur la tête de son Prince un diadème de crimes, une tiare de vices, une auréole de turpitudes, et vous invite à adorer son monstre, de l’air dont on attend un vengeur. Il glorifie le mal en louchant vers l’ombre. C’est dans l’ombre qu’est Harmodius. Machiavel, ce metteur en scène des attentats princiers, ce domestique des Médicis et des Borgia, avait dans sa jeunesse été mis à la torture pour avoir admiré Brutus et Cassius. Il avait comploté peut-être avec les Soderini la délivrance de Florence. S’en souvient-il ? Continue-t-il ? Un conseil de lui est suivi, comme l’éclair, d’un grondement ténébreux dans la nuée, prolongement inquiétant. Qu’a-t-il voulu dire ? À qui en veut-il ? Le conseil est-il pour ou contre celui à qui il le donne ? Un jour, à Florence, dans le jardin de Cosmo Ruccelaï, étant présents le duc de Mantoue et Jean de Médicis qui commanda plus tard les Bandes Noires de Toscane, Varchi, l’ennemi de Machiavel, l’entendit qui disait aux deux princes : — Ne laissez lire aucun livre au peuple, pas même le mien. Il est curieux de rapprocher de ce mot l’avis donné par Voltaire au duc de Choiseul, conseil au ministre, insinuation au roi : « Laissez les badauds lire nos sornettes. Il n’y a point de danger à la lecture, monseigneur. Qu’est-ce qu’un grand roi comme le roi de France peut craindre ? Le peuple n’est que racaille, et les livres ne sont que niaiserie. » — Ne laissez rien lire, laissez tout lire ; ces deux conseils contraires coïncident plus qu’on ne croit. Voltaire, griffes cachées, faisait le gros dos aux pieds du roi. Voltaire et Machiavel sont deux redoutables révolutionnaires indirects, dissemblables en toute chose et pourtant identiques au fond par leur profonde haine du maître déguisée en adulation. L’un est le malin, l’autre est le sinistre. Les princes du seizième siècle avaient pour théoricien de leurs infamies et pour courtisan énigmatique Machiavel, enthousiaste à fond obscur. Être flatté par un sphinx, chose terrible ! Mieux vaut encore être flatté, comme Louis XV, par un chat.

Conclusion de ceci : Faites lire au peuple Machiavel, et faites-lui lire Voltaire.

Machiavel lui inspirera l’horreur, et Voltaire le mépris, du crime couronné.

Mais les cœurs doivent se tourner surtout vers les grands poètes limpides, qu’ils soient doux comme Virgile ou acres comme Juvénal.

VII

Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits ; point de salut hors de là. Enseignez ! Apprenez ! Toutes-les révolutions de l’avenir sont incluses, amorties, dans ce mot : Instruction Gratuite et Obligatoire.

C’est par l’explication des œuvres du premier ordre que ce large enseignement intellectuel doit se couronner. En haut les génies.

Partout où il y a agglomération d’hommes, il doit y avoir, dans un lieu spécial, un explicateur public des grands penseurs.

Qui dit grand penseur dit penseur bienfaisant.

La présence perpétuelle du beau dans leurs œuvres maintient les poëtes au sommet de l’enseignement.

Nul ne peut prévoir la quantité de lumière qui se dégagera de la mise en communication du peuple avec les génies. Cette combinaison du cœur du peuple avec le cœur du poëte sera la pile de Volta de la civilisation.

Ce magnifique enseignement, le peuple le comprendra-t-il ? Certes. Nous ne connaissons rien de trop haut pour le peuple. C’est une grande âme. Êtes-vous jamais allé un jour de fête à un spectacle gratis ? Que dites-vous de cet auditoire ? En connaissez-vous un qui soit plus spontané et plus intelligent ? Connaissez-vous, même dans la forêt, une vibration plus profonde ? La cour de Versailles admire comme un régiment fait l’exercice ; le peuple, lui, se rue dans le beau éperdument. Il s’entasse, se presse, s’amalgame, se combine, se pétrit dans le théâtre ; pâte vivante que le poëte va modeler. Le pouce puissant de Molière s’y imprimera tout à l’heure ; l’ongle de Corneille griffera ce monceau informe. D’où cela vient-il ? D’où cela sort-il ? De la Courtille, des Porcherons, de la Cunette, c’est pieds nus, c’est bras nus, c’est en haillons. Silence. Ceci est le bloc humain.

La salle est comble, la vaste multitude regarde, écoute, aime, toutes les consciences émues jettent dehors leur feu intérieur, tous les yeux éclairent, la grosse bête à mille têtes est là, la Mob de Burke, la Plebs de Tite-Live, la Fex urbis de Cicéron, elle caresse le beau, elle lui sourit avec la grâce d’une femme, elle est très finement littéraire ; rien n’égal les délicatesses de ce monstre. La cohue tremble, rougit, palpite ; ses pudeurs sont inouïes ; la foule est une vierge. Aucune pruderie pourtant, cette bête n’est pas bête. Pas une sympathie ne lui manque ; elle a en elle tout le clavier, depuis la passion jusqu’à l’ironie, depuis le sarcasme jusqu’au sanglot. Sa pitié est plus que de la pitié ; c’est de la miséricorde. On y sent Dieu. Tout à coup le sublime passe, et la sombre électricité de l’abîme soulève subitement tout ce tas de cœurs et d’entrailles, la transfiguration de l’enthousiasme opère, et maintenant, l’ennemi est-il aux portes, la patrie est-elle en danger ? Jetez un cri à cette populace, elle est capable des Thermopyles. Qui a fait cette métamorphose ? la poésie.

Les multitudes, et c’est là leur beauté, sont profondément pénétrables à l’idéal. L’approche du grand art leur plaît, elles en frissonnent. Pas un détail ne leur échappe. La foule est une étendue liquide et vivante offerte au frémissement. Une masse est une sensitive. Le contact du beau hérisse extatiquement la surface des multitudes, signe du fond touché. Remuement de feuilles, une haleine mystérieuse passe, la foule tressaille sous l’insufflation sacrée des profondeurs.

Et là même où l’homme du peuple n’est pas en foule, il est encore bon auditeur des grandes choses. Il a la naïveté honnête, il a la curiosité saine. L’ignorance est un appétit. Le voisinage de la nature le rend propre à l’émotion sainte du vrai. Il a, du côté de la poésie, des ouvertures secrètes dont il ne se doute pas lui-même. Tous les enseignements sont dus au peuple. Plus le flambeau est divin, plus il est fait pour cette âme simple. Nous voudrions voir dans les villages une chaire expliquant Homère au paysans.

VIII

Trop de matière est le mal de cette époque. De là un certain appesantissement.

Il s’agit de remettre de l’idéal dans l’âme humaine. Où prendrez-vous de l’idéal ? où il y en a. Les poëtes, les philosophes, les penseurs sont les urnes. L’idéal est dans Eschyle, dans Isaïe, dans Juvénal, dans Alighieri, dans Shakespeare. Jetez Eschyle, jetez Isaïe, jetez Juvénal, jetez Dante, jetez Shakespeare dans la profonde âme du genre humain.

Versez Job, Salomon, Pindare, Ezéchiel, Sophocle, Euripide, Hérodote, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Térence, Horace, Catulle, Tacite, saint Paul, saint Augustin, Tertullien, Pétrarque, Pascal, Milton, Descartes, Corneille, La Fontaine, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Sedaine, André Chénier, Kant, Byron, Schiller, versez toutes ces âmes dans l’homme.

Versez tous les esprits depuis Ésope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire.

De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain.

Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple.

Comme nous l’indiquions tout à l’heure, après la destruction qui a délivré le monde, vous opérerez la construction qui l’épanouira.

Quel but ! faire le peuple !

Les principes combinés avec la science, toute la quantité possible d’absolu introduite par degrés dans le fait, l’utopie traitée successivement par tous les modes de réalisation, par l’économie politique, par la philosophie, par la physique, par la chimie, par la dynamique, par la logique, par l’art ; l’union remplaçant peu à peu l’antagonisme et l’unité remplaçant l’union, pour religion Dieu, pour prêtre le père, pour prière la vertu, pour champ la terre, pour langue le verbe, pour loi le droit, pour moteur le devoir, pour hygiène le travail, pour économie la paix, pour canevas la vie, pour but le progrès, pour autorité la liberté, pour peuple l’homme, telle est la simplification.

Et au sommet l’idéal.

L’idéal ; type immobile du progrès marchant.

À qui sont les génies, si ce n’est à toi, peuple ? ils t’appartiennent, ils sont tes fils et tes pères ; tu les engendres et ils t’enseignent. Ils font à ton chaos des percements de lumière. Enfants, ils ont bu ta sève. Ils ont tressailli dans la matrice universelle, l’humanité. Chacune de tes phases, peuple, est un avatar. La profonde prise de vie, c’est en toi qu’il faut la chercher. Tu es le grand flanc. Les génies sortent de toi, foule mystérieuse.

Donc qu’ils retournent à toi.

Peuple, l’auteur, Dieu, te les dédie.