I.
La Convention après le 9 thermidor.
Dans ces deux volumes nouveaux, M. Thiers continue le récit de la Révolution depuis le
9 thermidor et le poursuit jusqu’à la fin de l’année 1796 ; il nous donne la dernière
moitié de la Convention et le commencement du Directoire. Cette époque était vraiment
critique pour l’historien qui avait à la peindre, comme elle le fut pour les partis qui
la subirent. Au 9 thermidor, la dictature républicaine a cessé, et pour la seconde fois
l’anarchie recommence, non plus cette anarchie vive, confiante, aventureuse, animée au
fond d’une seule pensée et d’une seule espérance, telle qu’on la vit du 14 juillet au 10
août, dans les luttes du peuple avec le trône ; mais une anarchie plus triste et parfois
même Hideuse, plus en proie aux petites intrigues qu’aux grandes passions, pleine de
peurs et de remords, de mécomptes et de rancunes, de découragement et de désespoir,
espèce d’acharnement misérable entre des vaincus et des blessés sur un champ de bataille
tout sanglant. Voilà qu’elle apparaît d’abord, cette seconde anarchie dont il fallait
sortir pour arriver enfin au régime légal, et gagner le peu de liberté qui, à peine
acquis, fut sitôt perdu. Parmi tant d’épreuves pénibles et rebutantes, au milieu de ces
convulsions furieuses des partis expirants, de ces révoltes populaires qui n’étaient que
des révoltes et n’étaient plus des révolutions, à l’aspect d’un gouvernement estimable
par ses intentions sans doute, mais qui ne savait plus être tyrannique avec génie et qui
n’osait encore être libre avec franchise, il était à craindre que l’historien ne prît de
la lassitude et du dégoût. Lui, qui jusque-là avait suivi avec une infatigable constance
le mouvement républicain, quelque part qu’il allât, pourvu qu’il allât en avant, il
aurait pu ne pas se prêter aussi bien à la brusque retraite de cette Révolution qui,
venue à son terme et s’effrayant d’elle-même, reculait en désordre devant ses propres
excès. Ne rencontrant sur la scène politique, après la chute du parti dominateur, que
d’anciens partis déjà vaincus et presque épuisés, il courait risque de se blaser, pour
ainsi dire, et de ne plus voir son sujet avec la même netteté d’intelligence, la même
franchise de patriotisme. Aussi rendons-lui grâces de ne s’être laissé ni fatiguer ni
refroidir, et d’avoir traversé les lâchetés de la réaction tel qu’il avait traversé les
atrocités de la dictature, démêlant ce qu’il y avait de grand et de glorieux sous
d’ignobles apparences, de même qu’il avait compris ce qu’il y avait de sublime et de
méritoire sous d’épouvantables forfaits. Remercions-le d’avoir réhabilité dans nos
souvenirs ces jours incertains, où l’orage grondait toujours, où la liberté luisait
déjà, et d’avoir montré qu’après tout, s’ils ne manquèrent pas d’excès ni de fautes, ils
ne manquèrent non plus ni de civisme, ni de vertus, ni de victoires, ni de rien de ce
qui honore une nation. Telle qu’elle se peint dans le récit de l’historien, la seconde
moitié de la Convention ne dépare pas la première, elle en est digne, et quoique le
jugement dans notre esprit ne soit pas pleinement un éloge, c’est encore moins une
injure. La part faite au blâme, et faite aussi large qu’on voudra, il reste assez de
place pour l’admiration ; on sent qu’on serait fier d’avoir siégé jusqu’au dernier jour
dans cette Assemblée de bourgeois, qui si souvent brava les poignards populaires et qui
brava toujours l’Europe conjurée. L’on n’est guère tenté vraiment de se montrer plus
sévère, plus dédaigneux à son égard, que ces ambassadeurs étrangers qui, dans les
horribles journées de germinal et de prairial, s’empressaient d’accourir dans son sein
pour partager ses périls, être mentionnés à son procès-verbal et dire ensuite avec
orgueil aux rois qui les avaient envoyés :« Nous aussi, nous y étions. »
Le Directoire lui-même, observé de près, semble moins inhabile et moins méprisable qu’on
n’a coutume de se le figurer à distance, sur la foi du royalisme et de l’impérialisme
qui l’ont décrié après l’avoir détruit. S’il est aisé de concevoir pour une nation libre
un gouvernement meilleur, il est encore plus aisé d’en concevoir un pire. Sous lui du
moins la liberté était sauve, sans que la gloire militaire cessât d’être florissante ;
nous avons eu depuis de plus mauvais jours. Pour mieux faire apprécier ces temps et leur
historien, nous voudrions, d’après lui et sous l’impression qu’il nous a laissée, donner
une esquisse de son magnifique tableau. Mais il serait aussi imprudent qu’inutile de
tenter un résumé qu’on trouve tout tracé d’avance par M. Mignet : qu’il nous suffise de
signaler quelques points. Le lendemain du 9 thermidor, trois partis étaient en présence
dans la Convention. D’abord, les héros du jour, les thermidoriens, Tallien à leur tête,
la plupart anciens amis de Danton, gens sans principes, sans considération personnelle,
voulant au fond la république, mais capables de trop d’indulgence par faiblesse, de trop
de rigueur par mauvaises passions ; en face d’eux, les Montagnards décidés, la plupart
républicains convaincus, austères et fanatiques, les uns croyant encore à la vertu de
Robespierre, les autres n’y croyant plus, mais n’en tenant pas moins au système qu’il
avait fondé ; enfin, entre ces deux côtés ennemis, les hommes du Marais, qui
commençaient à lever la tête, à demander des garanties et des amnisties, gens longtemps
inertes et muets par peur, mais qu’on allait voir se ranimer, grandir de jour en jour,
et expier leur nullité coupable par des services éminents, par du génie et même par de
l’héroïsme : Sieyès et Boissy d’Anglas en étaient. La réaction antijacobine, commencée
par les thermidoriens, et à laquelle la masse de la Convention prit part jusqu’au 29
prairial de l’année suivante, frappa tour à tour les choses et les hommes de la Terreur.
Elle frappa les choses, en réorganisant sur un nouveau plan le tribunal révolutionnaire
et les comités, en épurant et en réprimant les sociétés populaires, en rapportant la loi
des suspects, le décret d’expulsion contre les nobles et les prêtres, en supprimant le
maximum, etc., etc. Pour ces détails, c’est à l’historien qu’il faut
recourir. Nous n’insisterons ici que sur la réaction contre les hommes. Par la manière
dont il la raconte, M. Thiers en fait jaillir autant d’instruction que d’intérêt ; son
récit est à la fois un drame et une leçon, sans jamais cesser d’être un récit, tant il a
su y mettre de compassion et d’impartialité tout ensemble. Certes il lui convenait mieux
qu’à personne, à lui qui avait si bien prouvé les immenses services de la Montagne, de
saluer d’un regret et d’une larme les hommes de ce parti, qui, à la fleur de l’âge et du
talent, étrangers aux crimes et aux faveurs de la dictature, et coupables seulement
d’exaltation républicaine, étaient proscrits au nom de la modération comme des brigands,
et mouraient comme des martyrs en désespérant de la liberté. Au reste, ce ne fut point
par eux qu’on commença. Les premiers cris de vengeance qui s’élevèrent furent poussés
contre Fouquier-Tinville et Lebon, et il faut avouer que, si dans les révolutions les
victimes expiatoires servaient à apaiser les hommes ou les dieux, le choix ne pouvait
tomber sur des têtes plus maudites. Par malheur, les victimes n’apaisent jamais
personne. Bientôt Barrère, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, furent accusés à leur
tour. En vain le montagnard Goujon, récemment arrivé des camps,
s’écriait :« C’est la Convention qu’on accuse, c’est au peuple qu’on fait le
procès, parce qu’ils ont souffert l’un et l’autre la tyrannie de
Robespierre. »
En vain Robert Lindet, dans un éloquent rapport sur la
situation politique de la France, disait à ses collègues : « Cessons de nous
reprocher nos malheurs et nos fautes. Avons-nous toujours été, avons-nous pu être ce
que nous aurions voulu en effet ? Nous avons tous été lancés dans la même carrière ;
les uns ont combattu avec courage, avec réflexion ; les autres se sont précipités,
dans leur bouillante ardeur, contre tous les obstacles qu’ils voulaient détruire et
renverser. Qui voudra nous interroger et nous demander compte de ces mouvements qu’il
est impossible de prévoir et de diriger ? La Révolution est faite, elle est l’ouvrage
de tous. Quels généraux, quels soldais n’ont jamais fait dans la guerre que ce qu’il
fallait faire, et ont su s’arrêter où la raison froide et tranquille aurait désiré
qu’ils s’arrêtassent ? N’étions-nous pas en état de guerre contre les plus nombreux et
les plus redoutables ennemis ? Quelques revers n’ont-ils pas irrité notre courage,
enflammé notre colère ? que nous est-il arrivé qui n’arrive à tous les hommes jetés à
une distance infinie du cours ordinaire de la vie ? »
On applaudissait un
instant ces belles paroles, puis on en revenait aux récriminations. L’infâme Carrier,
dans le cours de son procès, lâcha un mot effrayant de vérité : « Tout le monde
est coupable ici, dit-il à la Convention, jusqu’à la sonnette du
président. »
Mais ce mot-là ne le sauva pas, ni les autres, et l’accusation de
Billaud, de Collot et de Barrère n’en fut pas moins soutenue avec acharnement par
Lecointre de Versailles, Tallien, Bourdon de l’Oise, tous impitoyables comme d’anciens
complices, hommes de boue qui déclamaient avec emphase contre les hommes de
sang, Sur ces entrefaites, les soixante-treize rentrèrent au sein de la
Convention, et, quoiqu’ils promissent de déposer au seuil leurs ressentiments passés,
ils ne purent tous se tenir en garde contre d’odieux souvenirs. Les Girondins, rappelés
aussi peu de temps après les soixante-treize, ne restèrent pas toujours fidèles à
l’engagement solennel et touchant que Chénier prenait pour eux en votant leur retour :
« Non, non, Condorcet, Rabaut-Saint Étienne, Vergniaud, Camille Desmoulins, ne
veulent pas d’holocaustes, et ce n’est point par des hécatombes qu’on apaisera leurs
mânes. »
Mais l’oubli des torts est moins facile que celui des services. On le
vit bien quand, par une démarche généreuse, Robert Lindet, Carnot et Prieur de la
Côte-d’Or réclamèrent, comme membres de l’ancien gouvernement, leur part de
responsabilité dans l’accusation de Billaud, Collot et Barrère ; la signature de Carnot
et de Prieur se trouvait en effet sur les ordres les plus reprochés aux accusés. Des
ingrats se lassèrent d’entendre ces hommes respectables énumérer des actes glorieux qui
justifiaient bien des excès, et l’on alla jusqu’à dire du long discours de Lindet, qu’il
fallait l’imprimer aux frais de l’orateur, parce qu’il coûterait trop à la République.
Le procès continua, il provoqua en partie l’insurrection du 12 germinal, espèce de 20
juin tenté contre l’Assemblée par les Jacobins des faubourgs ; et cette insurrection, à
son tour, hâta l’issue du procès. Billaud, Collot et Barrère subirent la déportation, et
un certain nombre d’agitateurs montagnards, comme Amar, Duhem, Choudieu, furent
condamnés à une détention au château de Ham. Jusque-là du moins, s’il y avait
d’affligeantes représailles, les victimes n’inspiraient guère par elles-mêmes un intérêt
bien touchant. Excepté l’intègre Cambon, qui se trouvait compris parmi les détenus de
Ham, aucun autre peut-être n’aurait eu des titres personnels à invoquer contre la
persécution. Mais l’insurrection du 1er prairial, qui suivit de
près, leva les scrupules qui restaient et déchaîna les haines. Battus sur tous les
points, chassés du gouvernement, des clubs, des sections, relancés et comme bloqués dans
les faubourgs, les Jacobins avaient résolu un dernier effort pour reprendre le pouvoir,
et rétablir cette Constitution de 93, qui n’avait été décrétée que pour être à l’instant
suspendue, Nulle révolte n’offrit un spectacle aussi terrible que cette échauffourée de détresse et de désespoir. Pour la première fois, la salle de la
Convention fut envahie, ensanglantée par un combat, traversée par des balles, et
souillée par l’assassinat d’un représentant. Lorsque enfin les sections eurent à
grand’peine décidé, sur le soir, la défaite des factieux, et que l’Assemblée, dans sa
séance de nuit, put repasser à loisir les attentats du jour, l’indignation éclata
unanime ; on cherchait des yeux, on montrait au doigt, on traînait à la barre les
députés de la Montagne qui avaient siégé, délibéré et voté selon le vœu de la
multitude : instruments bien plutôt que complices, ils avaient suivi le mouvement
populaire, sans l’avoir provoqué ni prévu. Mais on n’examinait pas alors, et l’on
condamnait d’entraînement. On arrêta donc sur l’heure Ruhl, Romme, Bourbotte, Goujon,
Duroy, Duquesnoy, Soubrany, et huit jours après, par un redoublement de sévérité, on les
déféra à une Commission militaire ; il n’y eut d’excepté que le vieux Ruhl, dont
plusieurs membres attestèrent la sagesse et les vertus. En même temps, la déportation
déjà prononcée contre Billaud, Collot et Barrère, parut trop douce, et l’on décida de
les soumettre à un nouveau jugement, c’est-à-dire de les envoyer à la mort. Carnot,
Robert Lindet, Prieur de la Côte-d’Or, jusque-là inviolables et révérés comme des
sauveurs de la patrie, furent dénoncés avec une affreuse violence par le girondin Henri
Larivière, et l’irréprochable Lindet n’échappa point à l’arrestation. David, que son
génie avait fait absoudre, fut de nouveau repris avec les autres membres des anciens
comités. « Certes, écrit M. Thiers, il n’était pas besoin de tels sacrifices pour
satisfaire les mânes du jeune Féraud : il suffisait des honneurs touchants rendus à sa
mémoire. »
La Convention décréta pour loi une séance funèbre. La salle fut
décorée en noir ; tous les représentants s’y rendirent en grand costume et en deuil ;
une musique douce et lugubre ouvrit La séance ; Louvet prononça ensuite l’éloge du jeune
représentant, si dévoué, si courageux, sitôt enlevé à son pays ; un monument fut voté
pour immortaliser son héroïsme. On profita de cette occasion pour ordonner une fête
commémorative en l’honneur des Girondins. Rien n’était plus juste : des victimes aussi
illustres, quoiqu’elles eussent compromis leur pays, méritaient des hommages ; mais il
suffisait de jeter des fleurs sur leur tombe ; il n’y fallait pas du sang. Cependant on
en répandit à flots : car aucun parti, même celui qui prend l’humanité pour devise,
n’est sage dans sa vengeance. Il semblait, en effet, que, non contente de ses pertes, la
Convention voulût elle-même y en ajouter de nouvelles. Les députés accusés, traduits
d’abord au château du Taureau pour prévenir toute tentative en leur faveur, furent
ramenés à Paris, et leur procès instruit avec la plus grande activité. Le vieux Ruhl,
qu’on avait seul excepté du décret d’accusation, ne voulait pas de ce pardon ; il
croyait la liberté perdue, et il se donna la mort d’un coup de poignard. Émus de tant de
scènes funèbres, Loirvet, Legendre, Fréron, demandèrent le renvoi à leurs juges naturels
des députés traduits devant la commission ; mais Rovère, ancien terroriste devenu
royaliste fongueux, Bourdon de l’Oise, implacable comme un homme qui avait eu peur,
insistèrent pour le décret, et le firent maintenir. Malgré les recherches les plus
soigneuses, la Commission n’avait découvert aucun trait qui prouvât la connivence
secrète des accusés avec les factieux. Il était difficile, en effet, qu’on en découvrit,
car ils ignoraient le mouvement, et ils ne se connaissaient même pas les uns les
autres ; Bourbotte seul connaissait Goujon pour l’avoir rencontré dans une mission aux
armées. Il était prouvé seulement que, l’insurrection accomplie, ils avaient voulu faire
légaliser quelques-uns des vœux du peuple. Ils furent néanmoins condamnés à mort. Homme
était un homme simple et austère ; Goujon était jeune, beau et doué de qualités
heureuses ; Bourbotte, aussi jeune que Goujon, joignait à un rare courage l’éducation la
plus soignée ; Soubrany était un ancien noble sincèrement dévoué à la cause de la
Révolution. A l’instant où on leur prononça l’arrêt, ils remirent au greffier des
lettres, des cachets et des portraits destinés à leurs familles. On les fit retirer
ensuite, pour les déposer dans une salle particulière avant de les conduire à
l’échafaud : ils s’étaient promis de n’y pas arriver. Il ne leur restait qu’un couteau
et une paire de ciseaux qu’ils avaient cachés dans la doublure de leurs vêtements. En
descendant l’escalier, Romme se frappe le premier, et, craignant de se manquer, se
frappe plusieurs fois encore, au cœur, au cou, au visage. Il transmet le couteau à
Goujon, qui, d’une main assurée, se porte un coup mortel, et tombe sans vie. Des mains
de Goujon, l’arme libératrice passe à celles de Duquesnoy, Duroy, Bourbotte et Soubrany.
Malheureusement, Duroy, Bourbotte et Soubrany n’ont pas réussi à se porter des atteintes
mortelles ; ils sont traînés tout sanglants à l’échafaud. Soubrany, noyé dans son sang,
gardait, malgré sa douleur, le calme et l’attitude fière, qu’on avait toujours remarqués
en lui. Duroy était désespéré de s’être manqué : « Jouissez, s’écriait-il,
jouissez de votre triomphe, messieurs les royalistes ! »
Bourbotte avait
conservé toute la sérénité de la jeunesse ; il parlait avec une imperturbable
tranquillité au peuple. A l’instant où il allait recevoir le coup fatal, on s’aperçut
que le couteau n’avait pas été remonté ; il fallut disposer l’instrument : il employa ce
temps à proférer encore quelques paroles ; il assurait que « nul ne mourait plus
dévoué à son pays, plus attaché à son bonheur et à sa liberté. »
Depuis le
désastre de prairial, le jacobinisme perdit le rang de parti, et retomba à l’état de
secte, jusqu’à l’affaire de Gracchus Babeuf, où il acheva de se dissoudre. Quelques
affreux souvenirs qu’il ait laissés à bon droit, on aurait tort de s’en armer contre la
mémoire de ces jeunes hommes ardents, mais sincères, qui furent ses derniers défenseurs
et qui périrent pour sa cause. Si, dans l’enivrement de l’âge et du patriotisme, leur
imagination s’exagéra les périls et se méprit sur les remèdes, le temps et l’expérience
auraient fini par tempérer cette fougue généreuse, et la Révolution eût conservé en eux
des vertus civiques d’autant plus utiles qu’elles allaient devenir plus rares, et qu’on
touchait à une époque de tiédeur et de corruption. Au reste, leurs morts sanglantes, qui
viennent les dernières après tant de morts illustres, sont dignes de figurer avec elles
sur les mêmes tables de proscription, et de clore ces listes funèbres aussi déplorables
que glorieuses. Les noms de Ruhl, de Romme, de Goujon, de Bourbotte et de Soubrany ne
font pas honte à ceux de Camille Desmoulins, de Roland, de Valazé, de Barba-roux, et
pour devenir aussi célèbres il ne leur a manqué peut-être que des amis pieux qui
recueillissent leurs cendres et relevassent leur mémoire. Mais ils appartenaient à un
parti extrême, et un tel parti n’a jamais deux règnes dans une même Révolution : une
fois tombé, il ne se relève pas ; il est maudit ; et ceux qui meurent à son service,
fussent-ils dignes de regrets, ne peuvent espérer pour eux pitié et réparation qu’après
un long temps et auprès de la postérité. En assistant à tant de catastrophes
inévitables, en voyant passer et s’accomplir sous ses yeux ce grand drame de la
Révolution, où la fatalité plane comme dans une tragédie d’Eschyle, toute âme honnête se
plaît, dans le calme de la raison et de la conscience, à imaginer un rôle de
conciliation, de justice et de miséricorde, rôle inutile et sublime, que nul n’à rempli,
que nul ne pouvait remplir, mais dont à cette distance et par une illusion bien permise
on ose se croire capable, si les destins recommençaient. M. Thiers l’a rêvé aussi, ce
rôle idéal ; il s’en fait l’interprète pour tous, et de même que dans les chants du
chœur antique, dans ces vœux, ces prières, ces conseils jetés au milieu de l’action sans
la hâter ni la ralentir, le spectateur aimait à entendre le cri de la nature humaine et
à reconnaître ses propres impressions, de même, en lisant l’historien, on éprouve une
vive et continuelle jouissance à retrouver partout l’accent simple et vrai d’une émotion
qu’on partage et à sentir un cœur d’homme palpiter sous ces attachants récits. Nous
continuerons dans un prochain article l’examen de ces deux volumes encore plus
remarquables que les précédents.