(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 12, des siecles illustres et de la part que les causes morales ont au progrès des arts » pp. 128-144
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 12, des siecles illustres et de la part que les causes morales ont au progrès des arts » pp. 128-144

Section 12, des siecles illustres et de la part que les causes morales ont au progrès des arts

Tous les siecles ne sont pas également fertiles en grands artisans.

Les personnes les moins spéculatives ont fait plusieurs fois refléxion, qu’il étoit des siécles où les arts languissoient, comme il en étoit d’autres où les arts et les sciences donnoient des fleurs et des fruits en abondance. Quelle comparaison entre les productions de la poësie dans le siécle d’Auguste et les productions du même art dans le siecle de Gallien !

La peinture étoit-elle le même art, pour ainsi dire, dans les deux siecles qui précederent le siecle de Leon X que dans le siecle de ce pape ? Mais la supériorité de certains siecles sur les autres siecles est trop connuë pour qu’il soit besoin que nous nous arrêtions à la prouver. Il s’agit uniquement de remonter, s’il est possible, aux causes qui donnent tant de supériorité à un certain siecle sur les autres siecles.

Avant que d’entrer en matiere, je dois demander à mon lecteur qu’il me soit permis de prendre ici le mot de siecle en une signification un peu differente de celle qu’il doit avoir à la rigueur.

Le mot de siecle pris dans son sens précis, signifie une durée de cent années, et quelquefois je l’emploïerai pour signifier une durée de soixante ou de soixante et dix ans. J’ai crû pouvoir emploïer le mot de siecle dans cette signification avec d’autant plus de liberté, que la durée d’un siecle est arbitraire essentiellement, et qu’on est convenu de donner cent années à chaque siecle uniquement pour faciliter en chronologie les calculs et les citations. Il ne s’acheve point aucune révolution physique dans la nature en l’espace de cent ans, ainsi qu’il se fait une révolution physique dans la nature dans le terme d’une année, qui est cette révolution du soleil qu’on nomme annuelle. Le mot d’âge signifie un temps trop court pour m’en servir ici, et d’ailleurs le monde est dans l’habitude de se servir du mot de siecle, quand il parle de ces temps heureux, où les arts et les sciences ont fleuri extraordinairement. On est dans l’habitude de dire et d’entendre dire alors, le siecle d’Auguste, le siecle d’Alexandre et le siecle de Louis le grand.

On trouve d’abord que les causes morales ont beaucoup de part à la difference sensible qui est entre les siecles.

J’appelle ici causes morales, celles qui operent en faveur des arts, sans donner réellement plus d’esprit aux artisans, et en un mot sans faire dans la nature aucun changement physique, mais qui sont seulement pour les artisans une occasion de perfectionner leur génie, parce que ces causes leur rendent le travail plus facile, et parce qu’elles les excitent par l’émulation et par les recompenses, à l’étude et à l’application.

J’appelle donc des causes morales de la perfection des arts, la condition heureuse où se trouve la patrie des peintres et des poëtes lorsqu’ils fournissent leur carriere ; l’inclination de leur souverain et de leurs concitoïens pour les beaux arts ; enfin, les excellens maîtres qui vivent de leur temps, dont les enseignemens abregent les études et en assurent le fruit ? Qui doute que Raphaël n’eût été formé quatre ans plûtôt, s’il eût été l’éleve d’un autre Raphaël ?

Croit-on qu’un peintre françois, qui auroit pris son essort au commencement des trente-cinq années de guerre qui désolerent la France jusqu’à la paix de Vervins, eût eu les mêmes occasions de se perfectionner, qu’il eût reçû les mêmes encouragemens qu’il auroit reçus, s’il eût pris son essort en mil six cens soixante.

Les compatriotes des grands artisans, peuvent-ils donner aux beaux arts cette attention qui les encourage avec tant de succès, s’ils ne vivent pas dans un temps où il soit permis aux hommes d’être plus attentifs à leurs plaisirs qu’à leurs besoins. Or cette attention generale aux plaisirs, suppose une suite de plusieurs années exemptes des inquiétudes et des craintes qu’amenent les guerres, du moins celles qui peuvent faire perdre aux particuliers leur état, parce qu’elles mettent en danger la constitution de la societé, dont nous sommes des membres. Le goût pour les beaux arts, ne vint pas aux romains, tandis qu’ils faisoient dans leur propre païs une guerre, dont tous les évenemens pouvoient être mortels à la republique : puisque l’ennemi pouvoit, s’il gagnoit une bataille, venir camper sur les bords du Tévéron. Les romains ne commencerent d’aimer les vers et les tableaux qu’après avoir transporté le siege de leurs guerres en Grece, en Afrique, en Asie et en Espagne, et quand les batailles que donnoient leurs generaux ne décidoient plus du salut de la republique, mais seulement de sa gloire et de l’étenduë de sa domination. Le peuple romain, comme dit Horace, et post punic… etc. .

Les recompenses du souverain viennent à la suite de l’attention des contemporains.

S’il distribuë ses faveurs avec équité, elles sont un grand encouragement pour les artisans, car elles cessent de l’être lorsqu’elles sont mal placées. Il vaudroit mieux même que le souverain ne répandît pas de graces que de les distribuer sans discernement. Un habile homme peut se consoler d’un mépris qui tombe sur son art. Un poëte peut même pardonner de ne point aimer les vers ; mais il est outré de dépit lorsqu’il voit couronner des ouvrages qui ne valent pas les siens. Il est désesperé d’une injustice qui l’humilie personnellement, et il renonce à la poësie autant qu’il lui est possible de le faire.

Les hommes ne se flattent point intérieurement autant qu’on le croit communément.

Ils ont du moins quelque lueur de ce qu’ils peuvent valoir au juste, et ils s’apprétient eux-mêmes dans le fond de leur coeur, à peu près à la valeur qu’ils ont dans le monde. Les hommes qui ne sont ni souverains, ni ministres, ni trop proches parens des uns et des autres, ont des occasions si fréquentes de connoître ce qu’ils valent véritablement, qu’il faut bien qu’ils s’en doutent à la fin, à moins qu’ils ne soient pleinement stupides. On ne s’applaudit pas seul durant long-temps, et Cotin ne pouvoit pas ignorer que ses vers ne fussent huez du public. Cette hauteur de bonne opinion que montrent les poëtes médiocres, est donc souvent affectée.

Ils ne pensent pas tout le bien qu’ils disent de leur ouvrage ? Peut-on douter que les poëtes ne parlent souvent de mauvaise foi sur le mérite de leurs vers ?

N’est-ce pas contre leur propre conscience qu’ils protestent que le meilleur de leurs ouvrages est précisement celui que le public estime le moins.

Mais ils veulent soûtenir le poëme dont la foiblesse a besoin d’appui, en montrant une prédilection affectée pour lui, quand ils abandonnent à leur destinée ceux de leurs ouvrages, qui peuvent se soûtenir avec leurs propres aîles. Corneille a dit souvent, qu’Attila étoit sa meilleure piece, et Racine donnoit à entendre qu’il aimoit mieux Bérenice qu’aucune de ses autres tragédies prophanes.

Non-seulement il faut que les grands maîtres soient recompensez, mais il faut encore qu’ils le soient avec distinction.

Sans cette distinction les dons cessent d’être des récompenses, et ils deviennent un simple salaire commun aux mauvais et aux bons artisans. Personne ne s’en tient plus honoré. Le soldat romain n’auroit plus fait de cas de cette couronne de chêne, pour laquelle il s’exposoit aux plus grands dangers, si la faveur l’eût fait donner quatre fois de suite à des personnes qui ne l’auroient pas méritée.

On trouve que les causes morales ont beaucoup favorisé les arts dans les siecles où la poësie et la peinture ont fleuri.

Les annales du genre humain font mention de quatre siecles dont les productions ont été admirées par tous les siecles suivans. Ces siecles heureux où les arts ont atteint une perfection à laquelle ils ne sont point parvenus dans les autres, sont celui qui commença dix années avant le regne de Philippe pere d’Alexandre le grand, celui de Jules Cesar et d’Auguste, celui de Jules II et de Leon X enfin celui de notre roi Louis XIV.

La Grece ne craignoit plus d’être envahie par les barbares du temps de Philippe.

Les guerres que les grecs se faisoient entr’eux, n’étoient point de ces guerres destructives de la societé, où le particulier est chassé de ses foïers et fait esclave par un ennemi étranger, telles que furent les guerres que ces conquerans brutaux, sortis de dessous les neiges du Nord, firent quelquefois à l’empire romain. Les guerres qui se faisoient alors en Grece, ressembloient à celles qui se sont faites si souvent sur les frontieres du païs-bas espagnol ; c’est-à-dire, à des guerres où le peuple court le risque d’être conquis, mais non pas d’être fait esclave et de perdre la proprieté de ses biens ; et où il n’est pas exposé aux malheurs qui lui arrivent dans les guerres qui se font encore entre les turcs et les chrétiens. Les guerres que les grecs se faisoient entr’eux, étoient donc ce qu’on appelle proprement des guerres reglées où l’humanité se pratiquoit, souvent avec courtoisie. Une loi du droit des gens de ce temps-là portoit, qu’on ne pouvoit point abbatre le trophée que l’ennemi avoit élevé pour éterniser sa gloire et notre honte. Or, toutes les loix du droit des gens, qui distinguent les combats des hommes des combats des bêtes féroces, s’observoient alors si religieusement, que les rhodiens aimerent mieux élever un bâtiment pour renfermer et pour cacher le trophée qu’Artemise avoit dressé dans leur ville après l’avoir prise, que de le renverser, s’il est permis de parler ainsi, d’un coup-de-pied. Toute la Grece étoit encore pleine d’asyles également respectez des deux partis. Une neutralité parfaite régnoit toujours dans ces sanctuaires, et l’ennemi le plus aigri n’osoit pas y attaquer le plus foible. On peut se faire une idée du peu d’acharnement des combats qui se donnoient entre les grecs par la surprise où Tite-Live nous dit qu’ils tomberent, quand ils virent les armes meurtrieres des romains, et leur acharnement dans la mêlée.

Cette surprise fut égale à l’étonnement que les italiens conçurent quand ils virent la maniere dont les françois faisoient la guerre lors de l’expedition de notre roi Charles VIII au roïaume de Naples. l’aisance devoit être naturellement très-grande pour les citoïens de toute condition durant les jours heureux de la Grece ? La societé étoit alors partagée en maîtres et en esclaves, qui la servoient bien mieux qu’elle ne peut être servie par un menu peuple mal élevé, qui ne travaille que par necessité, et qui se trouve encore dépourvû des choses dont il auroit besoin pour travailler avec utilité, lorsqu’il est réduit à travailler.

Les guêpes et les frélons étoient encore alors en plus petit nombre, par rapport aux abeilles, qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Les grecs, par exemple, n’élevoient pas une partie de leurs citoïens pour être ineptes à tout, hors à faire la guerre ; genre d’éducation, qui fait depuis long-temps un des plus grands fleaux de l’Europe. Le commun de la nation faisoit donc alors sa principale occupation de son plaisir, ainsi que ceux de nos citoïens qui naissent avec cent mille livres de rente, et le climat heureux de leur patrie les rendoit très-sensibles aux plaisirs de l’esprit, dont la poësie et la peinture font le charme le plus decevant. Ainsi la plûpart des grecs devenoient des connoisseurs, du moins en acquerant un goût de comparaison.

Un ouvrier étoit donc en Grece un artisan célebre aussi tôt qu’il méritoit de l’être, et rien n’y annoblissoit plus que le titre d’homme illustre dans les arts et dans les sciences. Ce genre de mérite faisoit d’un homme du commun un personnage, et il l’égaloit à ce qu’il y avoit de plus grand et de plus important dans un état.

Les grecs étoient si fort prévenus en faveur de tous les talens qui mettent de l’agrément dans la societé, que leurs rois ne dédaignoient pas de choisir des ministres parmi des comédiens. in scenam verô… etc., dit Cornelius Nepos en parlant de grecs.

Les occasions de recevoir des applaudissemens et des distinctions devant un grand peuple, étoient encore très-fréquentes dans la Grece. Comme nous voïons présentement qu’il se forme de temps en temps des congrès où les représentans des rois et des peuples qui composent la societé des nations, s’assemblent pour terminer des guerres et pour regler la destinée des états ; de même il se formoit alors de temps en temps des assemblées, où ce qu’il y avoit de plus illustre dans la Grece, se rendoit pour juger quel étoit le plus grand peintre, le poëte le plus touchant et le meilleur athlete. C’étoit-là le véritable motif qui attiroit tant de monde aux jeux qui se célebroient en differentes villes. Les portiques publics où les poëtes venoient lire leurs vers, et où les peintres exposoient leurs tableaux, étoient les lieux, où ce qui s’appelle le monde se rassembloit. Enfin, les ouvrages des grands maîtres n’étoient point regardez, dans le temps dont je parle, comme des meubles ordinaires destinez pour embellir les appartemens d’un particulier.

On les reputoit les joïaux d’un état et un tresor du public, dont la joüissance étoit dûë à tous les citoïens.

Qu’on juge donc de l’ardeur que les peintres et les poëtes avoient alors pour perfectionner leurs talens, par l’ardeur que nous voïons dans nos contemporains, pour amasser du bien et pour parvenir aux grands emplois d’un état. Aussi, comme le dit Horace, c’est aux grecs que les muses ont fait present de l’esprit et du talent de la parole, pour les recompenser de s’être attachez à leur faire la cour et d’avoir été désinteressez sur tout, hors sur les loüanges.

Si l’on considere quelle étoit la situation de Rome quand Virgile, Pollion, Varius, Horace, Tibulle et leurs contemporains firent tant d’honneur à la poësie, on verra que de leur temps cette ville étoit la capitale florissante du plus grand et du plus heureux empire qui fut jamais. Rome tranquille goûtoit, après plusieurs années de troubles et de guerres civiles, les douceurs d’un repos inconnu depuis long-temps, et cela sous le gouvernement d’un prince qui aimoit véritablement le mérite, parce que lui-même il en avoit beaucoup. D’ailleurs, Auguste étoit tenu de faire un bon usage de son autorité naissante pour la mieux établir, et par consequent de ne la confier qu’à des ministres amis de la justice, et qui se servissent de leur pouvoir avec pudeur. Ainsi les richesses, les honneurs, et les distinctions couroient au-devant du mérite. Comme une cour étoit à Rome une chose nouvelle et odieuse, Auguste vouloit du moins qu’on ne pût pas reprocher à la sienne rien de plus, que d’être une cour.

Si nous descendons au siecle de Leon X où les lettres et les arts qui avoient été ensevelis durant dix siecles, sortirent du tombeau, nous verrons que sous son pontificat, l’Italie étoit dans la plus grande opulence où elle ait été depuis l’empire des Cesars. Ces petits tyrans, nichez avec leurs satellites dans une infinité de forteresses, et dont la bonne intelligence et les querelles, étoient également un fleau terrible pour la societé, venoient d’être exterminez par la prudence et par le courage du pape Alexandre VI. Les séditions venoient d’être bannies des villes, qui generalement parlant, avoient enfin sçû se former à la fin du siecle précedent, un gouvernement stable et reglé. On peut dire que les guerres étrangeres qui commencerent alors en Italie par l’expedition de Charles VIII à Naples, ne tourmenterent pas la societé autant que la crainte perpetuelle d’être enlevé quand on alloit à la campagne, par les bandits du scélerat qui s’étoit établi, et comme on le disoit alors, qui s’étoit fait fort dans un château, ou l’appréhension de voir le feu mis à sa maison dans une émeute populaire. Les guerres qui se faisoient alors semblables à la grêle, ne venoient que par bouffées, et comme ce fleau, elles ne ravagoient qu’une langue de païs. L’art d’épuiser les provinces pour faire subsister les armées sur une frontiere ; cet art pernicieux qui éternise les querelles des souverains, et qui fait durer les calamitez de la guerre long-temps encore après les traitez, de maniere que la paix ne peut recommencer que plusieurs années après que la guerre est finie, n’étoit pas encore inventé.

On vit successivement sur le trône deux papes, desireux de laisser des monumens illustres de leur pontificat, et conséquemment obligez à rechercher l’attachement de tous les artisans et de tous les gens de lettres qui pouvoient les immortaliser en s’immortalisant eux-mêmes.

François I Charles-Quint et Henry VIII devinrent rivaux de reputation, et ils favoriserent à l’envi les lettres et les sciences. Les lettres et les arts firent donc des progrès merveilleux.

La peinture se perfectionna dans peu d’années, cum expeteretur… etc. .

Le regne du feu roi, fut un temps de prosperité pour les arts et pour les lettres. Dès que ce prince eût commencé de regner par lui-même, il fit des établissemens les plus favorables aux personnes de génie, qui jamais aïent été faits par aucun souverain. Le ministre qu’il emploïa pour ces détails, étoit capable de le servir. La protection de M. Colbert ne fut jamais le prix d’une assiduité servile à lui faire la cour, ni d’un dévoüement feint ou véritable pour ses volontez. Il n’avoit d’autre volonté, que de faire servir son prince par les personnes les plus capables. Seul auteur de ses décisions et maître de sa faveur, il alloit chercher ceux qui avoient cette capacité, et il leur offroit sa protection et son amitié, qu’ils n’osoient encore demander.

Par la magnificence du prince et par la conduite du ministre, le mérite devint alors un patrimoine.