Lessing36
I
C’est une traduction, mais c’est encore plus une évocation, — une évocation de choses parfaitement mortes… Et quoi de plus mort, en effet, que les questions dramatiques et critiques qui gisent dans cette Dramaturgie ?… Quoi de plus fini, de plus débordé, de plus dépassé que toutes ces théories qui, du temps de Lessing, régnaient sur la place ou l’encombraient, quand le Génie voulait passer ?… Le Génie ne passait pas beaucoup, il est vrai, à cette heure, nulle part. La France possédait encore le maigre Voltaire, plus maigre, comme génie dramatique, que sa statue de squelette par Pigalle. L’Angleterre n’avait personne. Seulement, elle avait eu Shakespeare, ce que vingt-cinq générations les unes sur les autres ne lui redonneront pas. L’Allemagne, elle ! moins que personne : elle était dramatiquement acéphale. Elle singeait les Français. Elle les traduisait. Elle les jouait. Elle les retouchait d’une main… manchotte. Elle avait les étrangers chez elle, et les étrangers les plus opposés et les plus antipathiques à l’esprit de sa race. Mais c’est toujours comme cela, du reste ! Quand il s’agit d’être subjugué, c’est pour les nations comme pour les hommes ! Nous sommes pris surtout par les contrastes, et c’est ce qui devrait le plus nous révolter qui nous subjugue…
Telle était donc la situation pour l’Allemagne, en 1767. Comme vous le voyez, elle n’était pas brillante. Aussi fut-ce pour l’améliorer — si l’on peut dire améliorer pour dire : faire quelque chose de rien, — que quelques esprits littéraires entreprirent de fonder un théâtre à Hambourg, — à Hambourg, précisément la ville où, plus tard, on se mettait à trois pour comprendre un mot de Rivarol ! Ces esprits bien intentionnés, mais assez inférieurs, avaient cependant avec eux un homme de la plus nette supériorité. C’était Lessing. Mais malgré l’influence d’un tel homme, qui avait honte pour l’Allemagne de son absence de nationalité dramatique, malgré la tentative qu’on faisait de la création d’un théâtre, l’asservissement des Allemands aux idées françaises était si grand et presque si fatal, que les pièces qu’ils jouèrent à Hambourg furent presque toutes des pièces françaises, et quelles pièces ! Si nous voyons figurer parmi elles Rodogune, Mérope, et le Comte d’Essex, c’est que décemment on ne pouvait omettre ce qu’il y avait de plus français en France : — des tragédies françaises, — mais le gros du lot qui passa sur ce théâtre fut des pièces de Destouches comme la Fausse Agnès et le Tambour nocturne ; la Mélanide de La Chaussée ; le Sidney de Gresset ; les Fausses confidences de Marivaux ; Zelmire et le Siège de Calais par de Belloy ; Cénie de madame de Graffigny ; l’Avocat Patelin, etc., etc., etc. Voilà comme on se corrigeait d’être français, tout en le restant. Chose allemandement comique ! Ridicule délicieux de gens qui avaient oublié de se tâter, comme Sosie, pour voir ce qu’ils étaient ! Mais ce ridicule divertissant de lourdauds qui veulent se lever et qui retombent à chaque fois sur leur derrière, Lessing ne le partagea pas. Il n’attrapa pas la plus légère éclaboussure de ce ridicule incomparable. Au contraire ! Lui, le critique attitré du théâtre de Hambourg, prit acte des pièces qu’on y jouait pour les faire passer, elles et le système dramatique dont elles étaient l’expression, par les dents d’une herse si terrible et si profondément enfoncée, que, de ces pauvres pièces, il n’en resta plus que les lambeaux !
C’est là l’intérêt, le grand intérêt de ce livre, qui n’est plus que de l’histoire littéraire. Les questions qui y sont agitées, et sur le ventre desquelles nous avons passé pour ne plus jamais y revenir, les théories de Lessing en art dramatique, avec lesquelles il battait en brèche les poétiques françaises, les poétiques aristotéliciennes (quand elles l’étaient toutefois) de Bouhours, de l’abbé d’Aubignac, de Dacier, de Corneille et même de Voltaire, sont des catapultes hors de service, tout aussi brisées que les théories qu’elles brisèrent. Tout cela est encloué, tout cela n’en peut plus, tout cela ne va plus et peut se regarder comme les canons de marbre des vieux Turcs. Mais, sur toutes ces questions épuisées, il y a l’homme qui les remua, il y a la force du critique, la personnalité d’un esprit comme celui de Lessing et sa juste mesure. Il y a, enfin, la curiosité de savoir comment un critique dramatique, un peu plus solidement arc-bouté sur ses facultés et sur ses connaissances que les feuilletonistes d’à présent, troussait ses feuilletons en 1767 !
II
Ce sont des feuilletons, en effet, que cette Dramaturgie. Lessing, toutes les fois qu’il y avait une représentation au théâtre de Hambourg, faisait son feuilleton comme nous faisons le nôtre maintenant, et hersait la pièce ; car je ne puis donner une idée de sa critique que par cette image. Prendre une pièce de théâtre, comme Rodogune, par exemple, comme la plus touffue, la plus crépue, la plus emmêlée des pièces de théâtre, et la faire passer, d’une main adextre et leste, à travers un démêloir d’acier assez souple pour ne se briser jamais, voilà la critique de Lessing ! Lessing est le grand démêleur. Comme les véritables critiques, il avait des idées générales qu’il écoutait un peu plus que ses sensations. Son esprit était élevé, son idéal grandiose, l’horizon de ses idées très vaste ; mais sa qualité première entre toutes, c’était une puissance de souplesse encore plus étonnante que la force elle-même. Qualité anti-allemande, cela, être souple, parmi ces culs-de-plomb dont la tête pèse encore plus que l’autre bout !… Il est vrai que Lessing était juif. Le Juif le gardait de l’Allemand. Lorsque les Juifs sont supérieurs, ils le sont d’une manière absolue, comme les Anglaises, quand elles sont belles, sont absolument belles. La grande nation, l’aïeule du genre humain, malgré toutes ses chutes et son crime, exprime parfois dans quelques-uns de ses enfants les traits de sa primauté dans les annales du monde ; et Gotthold Éphraïm Lessing était une de ces créatures privilégiées. Un homme, un poète, un Juif aussi, réussi comme un Juif lorsqu’ils sont réussis : Henri Heine a parlé dignement de Lessing, avec cette imagination charmante qui fait de la vérité, sans la fausser et sans même l’atteindre, une chose belle comme une illusion.
« C’est — dit Henri Heine — le plus grand critique et surtout le plus grand polémiste qui ait jamais existé. Il ressemblait à cet Allemand fabuleux qui héritait des talents et des facultés de tous ceux qu’il tuait en duel, et qui finit de cette manière par avoir toutes les qualités imaginables. Il abattit souvent mainte tête qu’il eut la cruauté de relever pour bien montrer qu’elle était vide… »
Ironique et spirituel, il tournait dans ses feuilletons contre la France, les théâtres et les influences françaises, les deux qualités françaises qui le rendent si cher à Heine, lequel les avait aussi ! Eu cela plus français que Diderot lui-même, auquel on l’a parfois comparé. De Diderot ou de Lessing, c’est certainement le champenois Diderot qui est, d’esprit, le plus allemand… Laissons, pour le moment, les deux créateurs de théâtre ; car Lessing et Diderot ont voulu créer un théâtre. Ne comparons pas à l’imagination orientale de l’auteur de Nathan le Sage et d’Émilia Galotti, l’imagination un peu bourgeoise de l’auteur du Fils naturel et du Père de famille. Ne prenons que les deux théoriciens. Diderot a, beaucoup plus que Lessing, cet esprit positif qui n’a pas le moindre élément de badauderie dans tout son être, l’enthousiasme dans lequel on noie brillamment sa sagacité. Ce n’est pas Lessing, le fin et pénétrant Lessing qui eût jamais écrit, tout en admirant Clarisse (qui n’admirerait donc pas Clarisse ?), les pages que Diderot a eu la niaiserie déclamatoire d’écrire. Lessing ne se serait pas laissé enfiler jusqu’à ce point par Richardson ! Il y avait dans Diderot quelque chose de béat, de pédant, de mystique, d’yeux fermés (on dit qu’il parlait les yeux fermés et je le crois), qui ne pouvait jamais être dans Lessing, cet homme qui n’est jamais dupe de rien, pas même de lui, et dont l’œil attentif est ouvert comme celui d’un archer qui vise… Avec Henri Heine, qui l’a jugé, Lessing est peut-être le seul allemand d’esprit comme nous entendons l’esprit en France, où on ne l’entend que là… Il était le seul qui pût se mesurer avec Voltaire et que Voltaire ne faisait pas trembler. Et il l’a bien prouvé dans cette Dramaturgie. Avec quelle lestesse il en parle ! Avec quel ton cavalier il traite cette vieille idole japonaise qui avait tourné la tête à l’Europe ! Comme il prend ses pièces, — Sémiramis, Mérope, Zaïre, — et leurs préfaces sophistiquées, et comme il détache par morceaux de ces pièces et de ces préfaces tout cet affreux plaqué que Voltaire, qui ne travaillait qu’en plaqué dans l’art dramatique, ne croit pas, mais veut nous donner pour le pur érable d’œuvres originales et sincères ! La moquerie de Lessing, légère comme l’extrémité d’un fouet qui cingle sans appuyer et qui passe, aurait démoralisé Voltaire. Mais, heureusement pour lui, il ne savait pas l’allemand ; circonstance qui épargna à sa vieille royauté expirante la familiarité de ce welche en mesure de traiter, par la plaisanterie, d’égal à égal avec lui ! Du reste, cette plaisanterie voltairienne, appliquée à Voltaire, ne cachait pas dans Lessing l’ignorance, la superficialité et toutes les roueries du plus infernal amour-propre qui fut jamais ! Lessing savait bien ce que Voltaire ne savait qu’à peu près ou mal… Linguiste immense, fort dans les langues anciennes, dont Voltaire avait seulement éraflé le dictionnaire, Lessing lisait dans leur propre langue tous les théâtres de l’Europe moderne, et encore par là il tenait Voltaire, ce menteur et ce pickpocket de Voltaire, qui aurait si bien escroqué la gloire d’autrui, si on l’eût laissé faire. Rappelez-vous cette analyse perçante de la Mérope de Maffei, qui équivaut à une main saisie dans une poche ! Lessing, qui sait tout et qui le sait bien, a une loyauté d’érudition et d’idées à laquelle il est impossible d’imposer… Et c’est là surtout ce qui fait respecter sa puissance de plaisanterie. On sent qu’il ne l’emploie que dans un noble but, cette plaisanterie qui, d’elle-même, tend en bas, et à laquelle il faut donner, comme il l’a fait, de plus hautes destinations.
III
Tel le Lessing de la Dramaturgie. Dans ses autres écrits de polémique, il montra, dit passionnément Heine, « à l’admiration de ses amis, l’empennure bigarrée de ses ailes quand la flèche était déjà dans le cœur de ses ennemis ! »
. Mais ici, non ! Dans la Dramaturgie, Lessing n’a point d’autres ennemis que les idées. Excepté son ironie avec Voltaire, et qui n’a nullement le caractère sagittaire et apollonien que lui donne Heine dans ses autres ouvrages, Lessing est doux. Il raisonne, discute, analyse. Il prouve, comme on ne l’avait jamais prouvé avant lui et comme on ne le prouvera jamais (on n’en a plus besoin), que même ceux-là qui ont le plus parlé d’Aristote ne l’entendaient pas. Il redresse jusqu’au vieux Corneille. Il oppose l’Aristote vrai à l’Aristote des pédants, à l’Aristote faussé, gauchi, tordu, qu’on nous avait donné pour le véritable Aristote. Il se dit et il est lui-même aristotélicien :
« Je suis capable — dit-il — de prendre Rodogune, par exemple, et en lui appliquant les règles d’Aristote, d’en construire une pièce meilleure que celle de Corneille. »
C’est là le dernier trait, mais c’est aussi l’erreur et l’infatuation… C’est l’homme du temps qui parle, ce n’est pas l’homme de l’avenir, qui allonge son regard par-dessus la tête des autres parce qu’il est plus grand qu’eux, — et Lessing l’était ! Tout en secouant le système faussé d’Aristote, comme Samson les portes de Gaza, il ne rejetait pas Aristote. Il croyait à sa théorie. Il l’invoquait contre les Français, qu’il accusait avec raison de n’avoir jamais entendu les idées dramatiques des Grecs, et il ne se doute pas que sa critique n’était que le combat d’un jour et que l’Art dramatique, en soixante-dix ans, allait se défaire de tous les Aristotes, faux ou vrais, et, purifié de toute théorie, n’aurait plus pour toute règle que la liberté du Génie qui crée l’émotion et exprime la vie dans ce qu’elle a de plus intense, — n’importe à quel prix !
Et cependant, disons-le à son honneur, s’il ne l’a pas vu d’une pleine vue comme l’homme supérieur voit… il l’avait entrevu. Un homme dont il parle dans sa Dramaturgie avec le sentiment du respect le plus profond, mais de l’apparition duquel dans l’histoire littéraire il n’a pas tiré les conséquences qu’il aurait fallu, aurait dû lui apprendre que l’ancien monde dramatique était clos et forclos, et qu’il sortirait de cet homme-prodige une théorie qui ne serait même plus une théorie et qui emporterait les théories anciennes, comme des pailles dans un ouragan !
C’était Shakespeare, en effet, qui devait avertir Lessing ! C’était Shakespeare qu’il fallait dresser, et non pas Aristote, contre les influences et les idées françaises ! C’était Shakespeare, sans lequel rien n’existerait : ni Goethe, ni Schiller en Allemagne, ni même Victor Hugo en France ! C’était Shakespeare qu’il fallait pressentir et offrir en exemple au génie des races germaniques comme le générateur suprême, qui donnerait à l’Allemagne un théâtre à elle, et même à l’univers civilisé ! On a reproché à Lessing — et ici l’allemand revenait trop dans cette nature si peu allemande — de n’avoir pas eu assez profond le sentiment de Molière et de lui avoir (ô triple allemand, de cette fois !) préféré Destouches ; mais le mal est moins grand pour Lessing que de n’avoir pas compris que Shakespeare était tout le théâtre, résumé dans un homme, par conséquent le théâtre même qu’il voulait fonder.
Et de fait, c’était un théâtre national que voulait Lessing, et Shakespeare est le théâtre humain, universel, le théâtre désemmailloté de tout préjugé, de toute coutume, de toute préconception, nationale ou non ! C’est le théâtre dans sa notion la plus pure, la plus élevée, la plus profonde. C’est l’âme humaine dans son action, dans son jaillissement, l’âme humaine frappant sur l’âme humaine sans autres moyens qu’elle-même ; car Shakespeare se souciait bien du décor, du costume, et de toutes ces recherches byzantines d’un art qui se fait savamment petit, depuis qu’il a cessé d’être grand ! L’exactitude historique, la seule chose qui soit peut-être à respecter de toutes les choses qui ne sont pas l’intérêt de l’émotion et l’intensité de la vie, Shakespeare y arrivait… mais c’était à force d’être humain ! Il devinait César, Marc-Antoine, Coriolan, parce qu’avant d’être des Romains, c’était surtout des hommes. L’ignorance de Shakespeare complétait son génie. Ils ont prouvé, cette ignorance et ce génie, que pour faire du théâtre après Shakespeare il n’y avait plus d’autre théorie que d’imiter Shakespeare, — de faire comme lui… si on pouvait ! Il n’y a donc plus qu’à souhaiter des Shakespeare, et, comme il n’en pousse pas, jouer celui qu’on a sur quelque théâtre que ce puisse être, et qui sera toujours assez national, quand il sera shakespearien.
IV
Les éditeurs de la Dramaturgie ont fait précéder leur édition d’une introduction de M. Alfred Mézières. C’était trop de soin et de modestie ; ils pouvaient s’en passer. M. Mézières est un écrivain d’expression professorale, commune et correcte, un de ces pauvres d’idées qui, n’ayant pas de chemise, boutonnent strictement leur habit. M. Mézières est professeur à la Faculté des lettres de Paris, casematé là, à six mille francs, le prix de ces messieurs, fait comme celui des petits pâtés. M. Mézières n’a rien ajouté dans son introduction à ce que le livre de Lessing nous apprend, avec le mouvement et le tour de la pensée de Lessing. Ce n’est plus là même un professeur : c’est un répétiteur, qui répète une leçon qu’il croit donner. Comme la plupart des professeurs, M. Mézières passe sa vie à maçonner des livres sur des livres… Race de parasites qui se choisissent un grand homme pour se nicher dedans et en vivre ; pucerons tapis dans le pli de pourpre de quelque célébrité ! M. Mézières a pris Shakespeare. Seulement il a bien voulu, par exception, condescendre à prendre une sucée de sang à Lessing. C’est encore cela !
On n’est pas meilleur.