(1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — Poésie — I. Hymnes sacrées par Édouard Turquety. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — Poésie — I. Hymnes sacrées par Édouard Turquety. »

I.
Hymnes sacrées par Édouard Turquety.

M. Turquety est un poète sincère. Il n’en est pas à son coup d’essai ; c’est le troisième volume qu’il donne dans le même ordre d’idées religieuses. Le premier s’intitulait Amour et Foi, le second Poésie catholique. Avant ces trois recueils, M. Turquety, si je ne me trompe, en avait publié un moindre, où le côté de l’amour et l’inspiration gracieuse dominaient. Il y était disciple de l’école de 1828, et quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes qu’on connaisse de Charles Nodier. Depuis lors, M. Turquety a cherché à se créer un rôle propre parmi les poètes modernes ; retiré dans sa Bretagne, il a consulté les graves et habituelles préoccupations d’une vie monotone que les seuls rayons mystiques éclairaient parfois. De là ses trois recueils, dont les deux derniers sont d’un catholicisme rigoureux. La preuve que M. Turquety a bien consulté et rendu son inspiration secrète, c’est qu’il a trouvé dans d’autres cœurs une réponse. Il est du très petit nombre de poètes qui se vendent. Ses beaux volumes, magnifiquement imprimés, ne le sont pas à ses frais (chose rare parmi les poètes modernes). M. Turquety a un public ; en Bretagne, dans le Midi, à Toulouse, beaucoup de lecteurs fervents et fidèles le désirent : pour eux, il donne à des sentiments chrétiens qu’il rajeunit, à des dogmes qu’il exprime, une mélodie qu’on aime. « Voici, dit-il dans la préface de son nouveau recueil, le complément nécessaire de mes deux ouvrages antérieurs, voici quelques pas de plus dans la route où j’ose dire être entré le premier, où plusieurs ont marché depuis et où bien d’autres s’élanceront plus tard… » Et encore : « Un critique illustre a bien voulu déclarer qu’Amour et Foi était le premier mot d’une poésie toute nouvelle, la poésie du dogme pur… » Il y a ici, ce me semble, quelque illusion dans le poète, et il y a eu de la part du critique illustre, qu’on ne nomme pas, quelque complaisance. Quoi ! l’idée de traiter poétiquement les solennités diverses de la religion, de les traduire en hymnes, est de l’invention de l’auteur, et ouvre une ère nouvelle à l’art ? Mais saint Grégoire de Naziance a commencé, il y a longtemps ; Manzoni, hier, le faisait encore. Chez nous, tous les poètes pénitents n’ont point pratiqué autre chose, Desportes, Bertaut, Godeau, Corneille, La Fontaine ; Racine a traduit les hymnes du Bréviaire. M. Turquety, il est vrai, suit cette idée avec un sentiment de composition et d’ensemble systématique : ainsi, son présent volume, qui commence par un hosannah au Père céleste, s’achève par un hymne à son terrestre représentant, le pape. « Dieu d’abord, dit M. Turquety, puis la plus haute expression de l’humanité dans la personne du pape. » Plus d’éminents poètes religieux se sont jetés de nos jours dans un christianisme vague, plus M. Turquety s’est voulu ranger au dogme et à la stricte tradition catholique romaine.

Le caractère qui me frappe le plus dans la poésie de M. Turquety, est la mélodie, l’élégance, la douceur rêveuse, et je préfère, entre ses pièces, celles auxquelles ces tons suffisent. On a été fort sévère autrefois dans cette Revue36 pour son volume de Poésie catholique, et qu’il nous soit permis de dire qu’on a peut-être été injuste : on n’y a pas reconnu ces mérites touchants. Une pièce qu’on aurait pu indiquer était le Deux novembre ou le Jour des morts, simple, sobre, voilée, et d’un christianisme attendrissant. Il y en a dans les Hymnes sacrées un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à la suite du Cantique des Cantiques, et qui respirent un parfum d’élégie aussi tendre que des cœurs contrits en peuvent désirer. Le poète nous a traduit l’hymne mystique de saint Jean de la Croix, et il en reproduit l’esprit en mainte page. Je citerai celle-ci, par exemple, qu’il intitule : Domine, non sum dignus :

C’était dans l’épaisseur du bois le plus profond,
Une source coulait et murmurait au fond
   Sur un lit de sable ou de pierre ;
Et quand je fus auprès, sans que je visse rien,
Une voix m’appela, disant : « Regarde bien,
   C’est la fontaine de ton Père. »

Oh ! je courus alors : j’étais plein de bonheur,
Car j’avais bien souffert de l’ardente chaleur,
   Et ma lèvre était tout en flamme.
J’arrivai, mais à peine eus-je effleuré les bords
Qu’un frisson douloureux me saisit tout le corps,
   J’étais en face de mon âme.

Et dans ce moment-là les colombes des cieux,
Avec un cri d’amour, descendaient deux à deux
   Pour y baigner leurs tendres ailes ;
Et moi je reculai, je partis en pleurant,
Hélas ! je n’osais boire au céleste torrent,
   Moi n’étant pas aussi pur qu’elles.

Une jeune fille qui, après avoir été virginalement aimée, se serait faite religieuse, pourrait presque lire et chanter, sous la grille, cette mystique romance inspirée par son chaste souvenir :

Dans sa cellule

A vous, ma Colombe voilée,
A vous les roses de l’espoir,
Et les brises de la vallée,
Et les enchantements du soir !

A vous la nuit silencieuse
Qui parfume nos régions ;
A vous l’étoile gracieuse
Qui fait pleuvoir tant de rayons !

A vous, fille des solitudes,
A vous les sublimes concerts,
Et les célestes quiétudes
D’un cœur dégagé de ses fers !

A vous qui, lasse de l’hommage
Qu’on vous prodigua tant de fois,
Avez tout quitté pour l’image,
La sainte image de la Croix ;

Et bien loin des routes mortelles
Dont l’éclat vous séduisait peu,
Avez replié vos deux ailes
Près du tabernacle de Dieu !

Oh ! dans cette enceinte profonde,
Vous reniez, vous dépouillez
Les derniers souvenirs du monde,
Comme autant de bandeaux souillés

Là-bas, près du fleuve qui coule,
Vous n’avez plus, à tout moment,
Le frémissement de la foule
Qui vous suivait en vous nommant ;

Plus de ces parures brillantes
Qu’à votre âge on recherche encor ;
Plus de fêtes étincelantes
Du doux reflet des lampes d’or.

Mais, ô ma Colombe voilée,
Vous avez l’éternel espoir,
Et les brises de la vallée,
Et les enchantements du soir ;

Et quand l’ombre apporte sa trêve
A vos labeurs interrompus,
Vous trouvez dans le moindre rêve
La paix du Ciel que je n’ai plus !

Nous avons cru devoir cette réparation à M. Turquety, de le citer en ce que sa poésie a d’aimable, plutôt que d’insister sur ce qu’elle laisse à désirer pour l’idée. En somme, M. Turquety, ce qui est rare, est un poète convaincu37.

II.
Les Boréales, par le prince Elim Mestscherski.

Ce n’est pas la première fois que de grands seigneurs russes se distinguent par leur facilité à emprunter, à manier la langue et la rime françaises. Au temps de M. de Ségur et de sa spirituelle ambassade, on jouait à Pétersbourg les tragédies qu’il faisait exprès, et pour lesquelles il n’eût pas manqué, dans ce grand monde tout français, de fort ingénieux collaborateurs. Un critique, qui m’a tout l’air d’appartenir d’assez près à la littérature difficile, a cru trouver dernièrement une grande preuve de l’insuffisance de la poésie nouvelle dans la facilité avec laquelle le premier venu, homme d’esprit, pouvait se mettre au fait de toutes les ressources du genre. Un peu moins de prévention aurait permis au critique de se souvenir qu’autrefois les étrangers, gens d’esprit, savaient s’approprier l’ancien genre tout aussi aisément qu’ils peuvent faire aujourd’hui pour le nouveau. La question d’ailleurs n’est pas dans les genres ; elle est toute dans les personnes et dans les talents. Mais un talent étranger, si habile qu’il soit, peut-il arriver à posséder un idiome comme le nôtre et à le parler en des vers (soit classiques, soit romantiques) assez librement et naturellement pour s’y produire en pleine originalité ? Les modèles qui l’ont introduit dans la langue qui n’est pas la sienne et sur lesquels il s’est façonné, ne resteront-ils pas présents à ses yeux et ne lui imposeront-ils pas à chaque instant leur empreinte ? Ses œuvres n’en seront-elles pas inévitablement tachetées et bigarrées, comme cette fameuse toison des brebis de Jacob ? M. le prince Mestscherski s’est posé la question, je le crois bien ; mais il a passé outre, et il n’avait pas le choix. Amoureux de notre littérature et voulant y prendre pied au nom de la sienne, il a pensé qu’à sa poésie un peu de moucheture et de bigarrure ne messiérait pas, et que quelques grains d’Émile Deschamps ou d’Alfred de Musset, à la surface, ne seraient qu’un piquant de plus comme pour de certaines beautés. Son volume se divise en deux parts : la première, sous le titre de Livre d’Amour, est censée un legs d’un jeune poète mort à Moscou ; mais ce linceul n’est qu’un domino rose pour oser dire tout haut ses tendresses. La seconde moitié du volume nous offre des traductions en vers, comme échantillons de la Pléiade russe : vingt-cinq morceaux tirés de douze poètes contemporains. Tous sont vivants, excepté Pouschkine, le seul dont le nom, en même temps que le malheur, nous soit parvenu. Ces Études russes, que le prince Mestscherski nous donne comme un supplément modeste des Études si vives et si gracieuses d’Émile Deschamps, s’adressent aux poètes français et méritent bien leur reconnaissance. Que le poétique traducteur étende le cercle des auteurs et des morceaux qu’il juge bons à produire, qu’il resserre à la fois de plus en plus sa correction élégante et, s’il se peut, sa littérale exactitude ; nous lui devrons accès en une littérature jusqu’ici close, et qui, probablement, ne nous ouvrirait pas cette porte sans lui. Parmi les pièces qu’il traduit et qui sont peut-être trop exclusivement lyriques, je distingue le Novembre de Pouschkine, espèce d’élégie d’intérieur, et le piquant adieu du même à une jeune Kalmouque entrevue au passage, et qu’il est tenté de suivre dans la kibitka, espèce de chariot couvert où elle se rembarque pour le steppe immense. Elle n’est ni jolie, ni séduisante, comme on l’entend, et n’a aucune des grâces apprises :

Qu’importe ? la grâce sauvage
Eût fait éclater dix cerveaux ;
Et moi, j’y fus pris au passage
Pendant un relais de chevaux.
Qu’importe où notre cœur se loge !
Dès qu’il s’émeut tout coin lui sert,
Salon doré, soyeuse loge,
Ou la kibitka du désert !

Mais les pièces qui m’ont semblé caractériser avec le plus d’originalité le genre lyrique, âpre et grandiose, de cette nature sibérienne, sont celles du poète Bénédictof. J’en citerai une fort belle, traduite avec un grand bonheur par le prince Mestscherski.

L’étoile polaire.

Il est minuit. Le ciel rayonne en myriades
   D’étoiles au feu transparent ;
A son bandeau royal scintillent les Pléiades,
   Et resplendit l’Aldebaran.
Mon regard a suivi leur course circulaire
   Sans s’éblouir de leur beauté ;  
Mais, arrivé soudain à l’Étoile polaire,
   Mon œil errant s’est arrêté.

Douce opale du ciel ! que ta lueur charmante
   Console après les pleurs du jour !
Blanche vierge du ciel ! que ton regard m’aimante,
   Et qu’il m’attire avec amour !
Sur les enfants du Nord les ténèbres farouches
   Versent, hélas ! de longs ennuis…
Toi qui veilles sans cesse et jamais ne te couches,
   Tu nous es le soleil des nuits.

Quand, par ces nuits d’hiver, l’homme de la campagne,
  Si vigilant et soucieux,
Veut connaître l’instant de quitter sa compagne
  Pour le travail, alors ses yeux
Cherchent le Chariot qui toujours au ciel reste
   Exposant ses trains éclatants :
Là sept étoiles d’or dans le livre céleste
Indiquent le chiffre du temps.

Le marin flotte au loin sur les vagues perfides :
   Où donc est le phare allumé !
Il le demande en vain au fond des mers avides
   Où le rivage est abîmé.
Le rivage est aux lieux où tes flammes s’animent,
   Phare suprême et solennel !
Le fond est à la voûte où tes pointes s’impriment,
   Ancre d’argent jetée au ciel !

Tous les astres là-haut dansent leurs lentes rondes,
   Toi seule tu suspends tes pas.
Le ciel change sa face où circulent les mondes,
   Toi seule tu ne changes pas.
Étoile, serais-tu — mon âme le devine —
    Si chère au penseur agité,
Parce que Dieu te garde en sa droite divine
   Comme clef de l’Éternité !

Cette Étoile polaire doit être aussi comme la clef du lyrisme du Nord. — Les stances et sonnets qui composent le Livre d’Amour, attribué au jeune poète mort, ont souvent de la grâce et toujours une grande aisance. Il y règne parfois un mysticisme de langage amoureux qui rappelle certaines poésies du commencement duxvii e siècle. Je ne voudrais pas qu’un amant parlant à sa maîtresse la nommât sa sainte ; on sent trop le pastiche. Je ne voudrais surtout pas qu’il s’échappât jamais à dire :

Et comme le croyant près de l’Eucharistie !…

Le volume est précédé d’une lettre en vers à M. Émile Deschamps, qui a des parties d’une causerie tout à fait française et du fringant le plus spirituel.

III.
Les Néolyres, par A. M. de Mornans.

L’auteur de ce recueil n’est pas non plus Français d’origine ni de naissance ; sorti des vallées vaudoises du Piémont, il appartient à cette antique tribu persécutée, qui a su garder sa primitive croyance. Engagé aujourd’hui dans les fonctions saintes du ministère, il a cru, à l’une de ses courtes heures de loisir, pouvoir reproduire, sous un pseudonyme, d’anciens vers de jeunesse, que, plus heureux que Bèze, il n’a pas eu à rougir de refeuilleter. Un sentiment évangélique et chrétien les a inspirés, en effet, non sans mélange toutefois d’un certain humanitarisme moderne, d’un certain culte optimiste et confiant de la création et de la nature, qui fait songer à Jocelyn et qui l’a précédé :

Ô Nature, immense Évangile
Que rien ne saurait altérer !

La chute, comme on voit, doit être un peu oubliée dans les hymnes de cette jeune et belle âme. À travers beaucoup d’incorrections et des formes légèrement étranges, un parfum primitif et franc respire dans l’ensemble de ces poésies. Les petites pièces qui ont pour titre la Coupe, les Batteurs de blé, le Troubadour d’Alcéonie, donnent longtemps à réfléchir par le tour naïvement symbolique et mystique de leur rêverie. Il n’y a qu’une croyance profondément spiritualiste, on le sent, qui puisse produire, au printemps, cette manière d’aubépine. Voici, par exemple, une petite pièce qui a un bouquet d’anthologie chrétienne, autant qu’en un genre tout contraire une petite épigramme de l’anthologie grecque peut sentir son Hymette et son Musée :

Le pèlerin

Regardant une étoile au ciel épanouie,
Un jeune homme marchait ; son léger manteau bleu
Diminuait toujours : ce manteau, c’est la vie,
Le voyageur c’est l’âme, et l’étoile c’est Dieu,

Mais les essais de vers blancs, qui terminent le volume, ne sont pas heureux ; mais on n’échappe jamais tout à fait, dans cette langue française adoptive, à des accents du premier terroir. La note de la page 124 contient une vraie faute. Montesquieu a dit quelque part : « Dans ma jeunesse, j’ai aimé des femmes que je croyais qui m’aimaient » ; il n’a pas dit : que je croyais qu’elles m’aimaient.