(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres mises en ordre par M. J. Sabbatier. (Tome II, 1844.) » pp. 144-153
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(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres mises en ordre par M. J. Sabbatier. (Tome II, 1844.) » pp. 144-153

VICTORIN FABRE (Œuvres mises en ordre par M. J. Sabbatier. (Tome II, 1844.)

Le premier volume des œuvres ne paraîtra qu’après celui-ci, qui est le second : l’inconvénient de ce mode de publication n’a point échappé à l’éditeur ; mais on a cru devoir se conformer à un article du testament d’Auguste Fabre, qui a exprimé le désir qu’une médaille et un portrait de son frère Victorin, et le bas-relief du monument funèbre, fussent gravés et placés au frontispice, du tome Ier des œuvres ; il a fallu du temps, et on a éprouvé des retards pour l’exécution de ces divers travaux. Auguste Fabre avait pour son frère Victorin un véritable culte, une religion exaltée. Il est fâcheux toutefois que des conditions qui se rapportent à des détails matériels, et qui touchent un peu à l’idolâtrie, l’aient emporté sur l’ordre véritable, sur les convenances naturelles ; on aurait peut-être dû (s’il est permis de blâmer l’excès du scrupule en telle matière) ne pas sacrifier l’esprit du livre à la lettre de l’exécution. Il y a longtemps que la destinée de Victorin Fabre est en butte aux contre-temps de toutes sortes ; on dirait que, même en cette publication dernière, il trouve moyen de nous arriver gauchement ; il est malencontreux encore.

Ce second volume contient d’ailleurs les ouvrages en prose qui sont ses vrais titres, et qui lui avaient valu dans les douze premières années du siècle une réputation si brillante et si pleine d’espérances. Né en 1785 dans l’Ardèche, il vint à Paris à l’âge de dix-neuf ans, c’est-à-dire tout au début de l’Empire ; et par ses goûts déclarés, par ses essais sérieux et variés en vers et en prose, par le caractère des doctrines, il mérita bientôt de se voir l’enfant chéri, le fils adoptif de la littérature alors régnante, de celle qui se rattachait plus étroitement aux traditions du xviiie  siècle. Rival parfois heureux de Millevoye dans les concours en vers, il parut triompher sans partage dans les concours d’éloquence ; sont Éloge de Corneille (1808), son Tableau du dix-huitième Siècle (1809), son Éloge de La Bruyère (1810) promettaient décidément à la France un écrivain de plus. L’Éloge de Montaigne (1812) fut le temps d’arrêt ; un nouveau-venu, à la plume facile et légère, M. Villemain, l’emporta du premier coup sur le lauréat émérite qui ployait sous les couronnes. Victorin Fabre ne put revenir de cet échec ; il n’y crut pas. Il se dit que l’Institut aussi avait son ostracisme, et qu’on avait voulu exclure de l’arène un perpétuel, un inévitable et trop gênant vainqueur. Des malheurs domestiques se joignirent peu après aux malheurs de la patrie pour accabler son âme sensible et porter atteinte à son organisation. Il quitta Paris durant des années, et se voua en province, parmi les siens, à ce qu’il considérait comme de pieux devoirs. Ses vertus mêmes lui nuisirent. Lorsqu’il revint en 1822, le monde littéraire avait changé de face ; en philosophie, en critique, en poésie, tout s’essayait au renouvellement. Victorin Fabre, qui n’avait pas quarante ans en 1822, s’était arrêté dès 1811 ; il ne put jamais reprendre le courant. Les hommes qui avaient le plus aidé et exalté ses débuts, les Suard, les Maury, les Parny, les Ginguené, les Garat, ou n’existaient déjà plus ou allaient disparaître. Il suivit à son tour le convoi de ces veillards, et mourut, pour ainsi dire, le dernier, en mai 1831.

Singulière et vraiment amère destinée ! Un talent précoce, incontestable, un travail opiniâtre et qui ne se fie pas à la seule nature, le culte des sérieuses traditions, un patriotisme ardent, une pureté de conscience inaltérable, et tout cela n’aboutissant qu’à une carrière manquée et à un douloureux avortement !

On cherche la cause, la clef de cette contradiction apparente. C’est, après tout, au talent, à l’esprit qu’il faut s’en prendre ; c’est là qu’est le point défectueux. Victorin Fabre avait des qualités de jeune homme, et supérieures à celles que cet âge présente d’ordinaire : il avait la générosité de la jeunesse, il y joignait un esprit grave, une application constante, une faculté d’analyse et d’examen qui, dans l’expression, savait se revêtir de nombre et d’un certain éclat. Mais il n’eut de la jeunesse rien de ce qui lui appartient surtout en propre, rien de ce qui rafraîchit et renouvelle. Une fois entré sous le patronage des hommes distingués qui l’adoptèrent, l’idée ne lui vient jamais d’en sortir, de s’en détacher ; il ne se dit pas que leur ombre, un moment tutélaire, lui est funeste en se prolongeant, que, s’il n’y prend garde, toutes ces belles fleurs et ces palmes du lauréat ne produiront jamais leur fruit :

Nunc altæ frondes et rami matris opacant,
Crescentique adimunt fœtus uruntque ferentem53.

Il n’était pas facile d’avoir toute sa fraîcheur à l’ombre du cardinal Maury. D’un autre côté, les littérateurs établis d’alors, voyant un jeune homme plein d’espérance se faire si pareil à eux, ne se lassaient pas de l’admirer et le traitaient comme un égal. Victorin Fabre, ainsi grandi par ses maîtres, s’enferma de bonne heure et vécut toujours dans un cercle d’illusion.

Il lui arriva un peu ce qui arrive à de certaines jeunes filles qui épousent des vieillards : en très-peu de temps leur fraîcheur se perd on ne sait pourquoi, et le voisinage attiédissant leur nuit plus que ne feraient les libres orages d’une existence passionnée :

Je crois que la vieillesse arrive par les yeux,
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours les vieux,

a dit Victor Hugo. Ainsi pour le jeune talent de Victorin Fabre : il épousa sans retour une littérature vieillissante, et sa fidélité même le perdit.

Cela nous coûte à dire, mais il nous fait comprendre ce qu’il peut y avoir de bon, au moins par instants, chez les libertins en littérature. Nous disons habituellement assez de mal de ceux-ci54 pour qu’on nous croie si par hasard nous leur sommes moins sévère. Ce que nous voudrions, s’il y avait moyen de régler les points, c’est qu’on pût, même en littérature, se donner le droit de fredonner, avec le plus spirituel des mondains :

Dans mon printemps j’ai hanté les vauriens,

et qu’on se rangeât par degrés ensuite. Les trop bons sujets qui n’ont, à aucun moment, rompu avec les devanciers, courent risque de trop creuser dans le même sillon, c’est-à-dire de rester dans l’ornière. Quand la maturité, ou ce qui en a l’air, usurpe la place de la jeunesse, il est toujours à craindre qu’une certaine pesanteur n’occupe l’âge de la maturité.

Celui qui écrit ces lignes assistait, en 1822, si je ne me trompe, à la reprise du Cours de Victorin Fabre dans la chaire de l’Athénée. Ce pauvre Athénée, qui est aujourd’hui tout à fait tombé en enfance et qui s’est converti au néo-catholicisme sur ses derniers jours, se maintenait alors dans la verdeur d’une vieillesse encore respectée. De nobles débris du xviiie  siècle étaient présents ; la salle n’avait jamais vu plus d’affluence en ses beaux jours ; évidemment il y avait une extrême attente. Les anciens expliquaient aux plus jeunes de quoi il s’agissait au juste : était-ce un grand écrivain, décidément, qui nous revenait de Jaujac ? n’était-ce qu’un lauréat fané ? Tous les pronostics inclinaient pour le grand ecrivain. Victorin Fabre parut ; accueilli par un tonnerre d’applaudissements, il fut quelques instants à se remettre. Il commença d’une voix émue d’abord, mais surtout d’un accent rouillé, à lire un discours dont chaque phrase sentait la lampe, un discours à effets oratoires, tissu de compliments empesés, de précautions devenues inutiles, d’allusions devenues obscures ; rien ne s’y détachait bien nettement. On démêla d’une manière générale le sujet du Cours qu’il venait ouvrir ; il se proposait de parler de la société civile, des lois de la civilisation et de la perfectibilité, du rapport qui existe entre les lumières et le bonheur des nations ; c’était un publiciste qui aspirait à remanier le grand problème du xviiie  siècle et à se frayer une voie entre Montesquieu et Rousseau.

Les leçons suivantes, dans lesquelles on ne pouvait méconnaître les élaborations d’un esprit consciencieux et méditatif, parurent de plus en plus pénibles et sans résultat. L’attente était trompée ; la salle se dépeupla. Ce sont des symptômes auxquels on ne saurait fermer les yeux. Victorin Fabre se donna le change à lui-même, et il interrompit bientôt ses leçons en se disant et en disant à ceux qui lui en parlaient qu’il s’était aperçu du danger que pouvaient avoir, dans l’état des circonstances politiques, certaines doctrines incomplétement expliquées et légèrement comprises. Hélas ! pour lui, pour les auditeurs, le danger n’était pas là.

Il essaya, dans les années suivantes, diverses fondations, celle d’un recueil périodique, la Semaine, qui n’eut pas de durée, et finalement la Tribune, qui vécut, mais lui échappa. Il était habituellement maladif, bien qu’avec les dehors et presque l’éclat de la santé, d’une allure assez alourdie, très-sédentaire, très-laborieux, d’un accueil bienveillant pour la jeunesse qui s’adressait à lui, et tenant évidemment à perpétuer ces traditions de politesse et de bon patronage dont il avait autrefois profité. Il semblait croire, plus qu’il ne devait être permis depuis les déceptions de 89, à la puissance de la vérité pure, à l’influence d’une idée juste une fois imprimée quelque part. Il n’admettait à aucun degré les tentatives dites romantiques qui se faisaient dans les divers genres, et c’était pour lui une religion de conscience de tout repousser.

Quand il conversait, ses souvenirs se reportaient involontairement à l’époque brillante à laquelle l’aiguille de sa montre, en quelque sorte, s’était arrêtée ; même en s’adressant au jeune homme d’hier, il lui échappait de dire, comme entrée en matière, avec un clin d’œil d’allusion : « C’était en 1811 ; M. Suard me disait un jour, en sortant de dîner chez le cardinal Maury (qui, par parenthèse, mangeait beaucoup), etc., etc. » Que d’esprits en sont là, ne marquant réellement qu’une heure ! C’était 1811 pour Victorin Fabre, il n’en sortait pas. Prenons bien garde nous-même de trop tourner sur 1829.

Un jour, vers cette date de 1829 (mais voilà que je fais comme lui), à une représentation de l’Odéon, cet espiègle de Janin, qui débutait, aperçut au balcon, non loin l’un de l’autre, Victorin Fabre et Victor Hugo. Il voulait, le lendemain, faire un petit article qu’on voit d’ici : Victor et Victorin. On le pria d’épargner l’athlète hors de combat, et il n’y songea plus.

Auguste Fabre, frère cadet de Victorin, formé par lui aux lettres et deux fois sauvé de la mort par son dévouement, avait pour cet aîné, nous l’avons dit, un véritable culte qui prenait des formes touchantes et d’autres fois bizarres. Auteur lui-même d’un poème épique, la Calédonie, et d’une tragédie héroïque, le Siége de Missolonghi, il y aurait eu bien des choses à lui retorquer sur cette pureté classique qu’il affichait et qu’il ne pratiquait pas sans de légères atteintes. Mais, plus docile et assez modeste en ce qui le concernait, il n’aurait supporté aucune objection à l’égard de Victorin ; il le mettait sans hésiter entre Montesquieu et Rousseau, si ce n’est au-dessus. Comme, en 1815, après les Cent-Jours, quelques électeurs de l’Ardèche avaient eu l’idée de porter à la députation Victorin Fabre, Auguste s’est échappé à dire, dans une notice biographique écrite après la mort de son frère, que cette nomination, si elle avait eu lieu, aurait pu changer le cours des choses et arrêter sur leur penchant les destinées de la patrie. Lorsque Victorin fut mort, Auguste, atteint du coup, se renferma dans l’appartement de son frère, laissa croître sa barbe, ne sortit plus, ne permit plus qu’on enlevât la poussière des papiers et des meubles, désormais consacrés à ses yeux ; il mourut tout entier à ce deuil, et constatant sa pensée fixe dans un testament dont un récent procès est venu révéler les dispositions singulières.

Que si, rabattant de ces illusions de famille, nous venons à peser à leur juste valeur les œuvres de Victorin Fabre (je ne parle que de celles qui sont publiées), nous trouvons qu’il mérite, en effet, une mention honorable dans la littérature des premières années du siècle. Il fut l’élève le plus distingué de ce groupe qui avait pour organe la Décade, et qui, en méfiance contre l’Empire, prétendait à continuer le xviiie  siècle avec modération et fermeté. Des morceaux qu’il a publiés sous les auspices de ces maîtres, et qu’ils ont couronnés, je préférerais l’Éloge de La Bruyère, qu’on relit avec plaisir et avec fruit : l’Éloge de Corneille, tant vanté, sent trop le rhétoricien encore ; l’Éloge de Montaigne accuse déjà un esprit fatigué, l’étouffement commence. Le Tableau du dix-huitième siècle n’est qu’une apologie écrite sous l’influence des doctrines que Victorin Fabre exprimait, discutait avec talent, mais ne rajeunissait pas. Plus d’une page de lui nous représente, par le genre d’argumentation, par le mouvement chaleureux et un peu factice, une étude bien faite d’après Jean-Jacques. Quant à l’Oraison funèbre du maréchal Bessières, qui fut demandée à l’auteur par Napoléon, et qui ne put être prononcée à cause des événements, l’éditeur nous dit en produisant aujourd’hui jusqu’aux variantes du morceau : « Je laisse aux lecteurs qui ont senti l’élévation de Bossuet et la profondeur de Tacite, le soin d’indiquer le rang où l’on doit placer Victorin Fabre. » Mais les lecteurs ne s’aviseront pas de donner le moins du monde dans ces rapprochements : l’oraison funèbre de Fabre est trop évidemment une copie, presque un pastiche de celles du grand Condé ou de Turenne. Elle reste pour nous un échantillon piquant du goût d’alors ; la péroraison est tout entière empruntée au monde d’Ossian, que Napoléon aimait, que Girodet traduisait aux yeux ; car Victorin Fabre croyait à Ossian, c’était là son romantisme à lui ; que voulez-vous ? le plus sage est sujet à payer tribut au malin.

On doit d’ailleurs des éloges à M. J. Sabbatier pour les soins qu’il apporte à cette publication, et qui, dans leurs scrupules mêmes et leur détail un peu superstitieux, ne sont que mieux d’accord avec l’auteur et avec le genre.