Rollin.
Il y a longtemps qu’on discute sur l’éducation, et l’on en dispute encore. La question, dans ces derniers temps, s’est ranimée avec une singulière vivacité, mais je ne suis point tenté d’y entrer le moins du monde. Ce n’est point seulement l’aversion que j’ai pour la polémique, qui m’en tiendrait éloigné, c’est l’idée très haute que je me suis formée des talents et des vertus qu’il faut pour l’enseignement de la jeunesse. Si l’on n’avait à consulter que ses propres goûts et ses prédilections, on serait bien vite décidé ; mais, quand il s’agit d’appliquer à des générations entières ce qui doit si puissamment influer sur elles, il est bien juste qu’on hésite. Ces discussions pourtant m’ont reporté en idée vers un homme dont le nom revient sans cesse et se trouve consacré comme exprimant le type du maître d’autrefois, le bon Rollin. Quoiqu’il semble qu’il n’y ait plus rien de nouveau à dire sur lui, j’ai voulu le revoir de près et m’en rafraîchir l’image.
Sa vie, souvent racontée, se divise en deux parties bien distinctes : la première
et la plus longue partie se passe dans l’Université proprement dite, dans
l’enseignement pratique, dans les fonctions spéciales, dans l’étude et dans la
prière. Ce n’est qu’à l’âge de cinquante-neuf ans, qu’à l’occasion d’un discours
latin prononcé par lui dans une solennité universitaire, et où il
insistait sur la nécessité de joindre à l’étude des lettres
le soin des mœurs et l’esprit de la religion, ses collègues le pressèrent de
développer ce qu’il n’avait pu qu’esquisser trop brièvement. Il se mit donc à
l’œuvre, commençant pour la première fois d’écrire en français, et il composa
les deux premiers volumes de son Traité des études, bientôt
suivis de deux autres. De là il passa à la composition de son Histoire ancienne, dont il donna treize volumes en huit années.
L’ayant commencée vers l’âge de soixante-sept ans, il en avait soixante-seize
quand il la termina, et il passa incontinent à son Histoire
romaine, dont il eut le temps encore d’écrire huit volumes, avant de
mourir dans sa quatre-vingt et unième année (septembre 1741). Rollin avait donc
raison de dire qu’il avait soixante ans quand il s’avisa d’écrire en français.
Il s’en excuse presque au début de son Traité des études ; il
aurait peut-être mieux réussi, dit-il, en le composant en latin, c’est-à-dire
« dans une langue à l’étude de laquelle j’ai employé une partie de ma
vie, et dont j’ai beaucoup plus d’usage que la langue française »
.
Et d’Aguesseau, le félicitant sur son ouvrage, entrait dans sa pensée, quand il
lui disait : « Vous parlez le français comme si c’était votre langue
naturelle. »
C’est que Rollin, en effet, était du Pays latin, et ce mot avait alors toute la signification qu’il a perdue depuis. Pour bien comprendre Rollin et les fruits multipliés et faciles de sa vieillesse féconde, il faut remonter à cette vie antérieure durant laquelle il s’était formé, il avait mûri, et où il était, pour tous ceux qui l’approchaient, ce qu’il parut plus tard aux yeux de tous ceux qui le lurent.
Né à Paris le 30 janvier 1661, fils d’un maître coutelier, reçu maître lui-même dès son enfance, il allait quelquefois servir la messe aux Blancs-Manteaux, où un religieux le distingua, lui apprit le rudiment et lui obtint une bourse à l’un des collèges de l’Université. Ces débuts rappellent ceux du bon Amyot. Rollin profita de ces secours avec zèle et ferveur, et comme les recevant des mains de la Providence. Il fit de brillantes études au collège du Plessis, où il eut pour maître, dans les classes supérieures, un homme qu’il a fort loué et à qui il a fait un nom, M. Hersan. L’Université, ce corps singulier composé de tant de fondations et de collèges distincts, et où le peuple latin se divisait par nations et par tribus, cette confédération aussi compliquée au sein de Paris que pouvait l’être la Confédération helvétique, avait alors un grand travail à faire sur elle-même pour se mettre en accord avec la société française et avec les lumières qui s’y répandaient de toutes parts. On était au plus beau moment du règne de Louis XIV. D’heureux génies travaillaient la langue et l’illustraient de chefs-d’œuvre en tout genre. L’Université, où les enfants du siècle de Louis XIV allaient étudier, ne pouvait rester ce qu’elle était au Moyen Âge, ni ce qu’elle était au xvie siècle, ni ce qu’elle cherchait à être et à redevenir depuis que Henri IV, après les désordres de la Ligue, l’avait rétablie. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de cet enseignement qui retardait sur le siècle, et des changements qui étaient à y introduire. Déjà, en dehors de l’Université, une double tentative s’était faite dans un sens plus moderne et plus conforme à la société d’alentour. Dès les premières années du règne de Louis XIV, Messieurs de Port-Royal avaient essayé de fonder un système d’éducation très chrétien encore et à la fois non gothique, s’accordant sur bien des points avec la raison et le bon sens délivrés des entraves de la routine : si ces écoles de Port-Royal, compromises par le jansénisme, avaient péri, les livres et les méthodes des maîtres subsistaient à défaut de leurs exemples. En face d’eux et dans le camp opposé, les Jésuites, si attentifs toujours aux besoins et aux goûts de la société présente, avaient également modifié l’enseignement, lui avaient donné un caractère de culture riante et fleurie, et l’avaient rendu plus accessible, au risque parfois de l’affaiblir. Entre ces diversités d’écoles et de méthodes, et en regard d’une société brillante, polie, éclairée, mais plus empressée chaque jour de jouir des plaisirs de l’esprit sans désormais les payer par trop de peine, il y avait évidemment pour l’Université à trouver une mesure d’innovation qui conciliât les mœurs, la discipline, la tradition classique, et j’oserai dire déjà, la promptitude et la facilité modernes.
Rollin ne s’était pas représenté toutes ces choses, et ces considérations générales ne lui étaient certainement point venues. Pourtant ce fut lui qui, à la fin, rencontra cette mesure si délicate et si rare, qui l’introduisit, qui la montra possible par ses écrits, qui l’offrit vivante dans sa personne, et qui, sur la pente nouvelle où l’Université, bon gré mal gré, se trouvait conduite, l’inclina doucement aux réformes utiles, lui ménageant un dernier âge fécond encore et prospère.
On a besoin à chaque instant, quand on étudie aujourd’hui Rollin, de se reporter
à cette situation d’alentour, et aussi de faire la part des faiblesses, des
tâtonnements et des limites d’un esprit qui n’avait de supérieur que
l’inspiration morale. Pendant les quarante-cinq années qui remplissent la vie de
Rollin depuis qu’il a terminé ses études jusqu’au moment où il publie son
premier écrit en français, que fait-il ? Il professe, il ensevelit ses leçons,
sa parole, toutes ses facultés, dans ces jeunes âmes en qui il aspire à revivre
et à faire revivre les semences de la science et de la vertu. Il remplace son
maître M. Hersan, en seconde, puis en rhétorique, au collège du Plessis ; il lui
succède également comme professeur d’éloquence au Collège de France. En 1694, il
est nommé recteur de l’Université, et il est continué
dans cette dignité durant deux ans. À cet âge où il fut nommé recteur, Rollin,
que nous ne nous figurons jamais qu’en cheveux blancs, n’était pas vieux : il
n’avait que trente-trois ans. C’était un jeune et brillant recteur, haranguant
en latin dans toutes les occasions avec fleur et élégance. Parmi les ordonnances
qu’il rendit durant son rectorat, on en distingue une par laquelle il improuve
vivement l’usage de jouer des tragédies▶ dans les collèges de l’Université à
l’époque de la distribution des prix ; c’est tout au plus s’il tolère les
◀tragédies empruntées aux Saintes Écritures et sans rôles de femmes. Une autre
ordonnance du recteur Rollin, c’est de faire réciter chaque jour aux élèves,
dans toutes les classes, quelques passages choisis des Écritures et
particulièrement des Évangiles : « Car, dit-il, si nous empruntons aux
écrivains profanes l’élégance des mots et tous les ornements du langage, ce
ne sont là que comme ces vases précieux qu’il était permis de dérober aux
Égyptiens sans crime, mais gardons-nous d’v verser le vin de
l’erreur. »
— Par ces diverses prescriptions et ordonnances, qui
datent de son rectorat, on voit combien Rollin était peu novateur, combien il
s’acheminait lentement et avec circonspection dans les pas qu’il faisait vers le
siècle.
En 1699, il devint principal du collège dit de Beauvais ; il ne s’y détermina qu’après avoir consulté un ecclésiastique pour qui il avait une tendre vénération, l’abbé Du Guet, qui se chargea de l’assister de ses conseils et de ses secours, particulièrement dans l’explication de l’Écriture. Il est essentiel de remarquer que cette nature sobre, frugale, simple, austère et ingénue de Rollin s’était de bonne heure rangée aux doctrines morales du parti qu’on appelait janséniste ; il y penchait par goût, il s’y engagea par ses relations, et plus peut-être qu’il n’eût convenu à un chrétien aussi soumis et aussi modeste. Ce n’est pas à nous qui avons la conscience si large, et sur bien des points si indifférente, de venir aujourd’hui porter notre mesure et notre balance commode dans ces scrupules que connurent ces vies irréprochables et ces âmes rigoureuses : Rollin était naturellement de cette morale chrétienne que préféraient et pratiquaient les Despréaux, les Racine, les Du Guet ; mais cela le conduisit à prendre parti pour le père Quesnel, et bien au-delà ; à se prononcer même pour le diacre Pâris et pour les prétendus miracles du cimetière de Saint-Médard. Dans les discussions qu’excita la bulle Unigenitus, et par suite du rôle qu’il y prit, il en vint à compromettre et à sacrifier cette œuvre d’enseignement de la jeunesse, qui était chez lui un art et un don. Il dut se retirer du collège de Beauvais après douze ou treize années de direction. Fixé sur la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, les relations jansénistes nous le montrent qui assistait en surplis aux offices d’une manière bien édifiante (Rollin était clerc tonsuré) ; il essaya même de faire alors des conférences sur l’Écriture sainte ; mais un avertissement amical de l’archevêque, M. de Noailles, les lui fit interrompre. Nommé de nouveau recteur de l’Université en 1720, il ne resta que trois mois dans cette charge, toujours à cause de sa profession trop déclarée dans l’affaire de la bulle Unigenitus ; il y croyait sa conscience intéressée, et il y sacrifiait ses goûts et ses autres devoirs les plus chers. Ce fut un bonheur du moins que, dans une des dernières occasions publiques où il se produisit, un discours latin qu’il prononça avec applaudissement ait fait naître un désir unanime de ses collègues de la faculté des arts, et qu’on l’ait engagé à écrire son Traité des études, par lequel il se rouvrit cette carrière de l’enseignement qu’on lui fermait. Il se la rouvrit plus large et à l’usage de tous. C’est à cette date seulement que le Rollin qui nous intéresse commence.
Les deux premiers volumes du traité intitulé : De la manière d’enseigner les belles-lettres par rapport à l’esprit
et au cœur, parurent en 1726. Dans une dédicace latine, Rollin
l’adressait à l’université de Paris, sa mère, en vue et à la sollicitation de
laquelle il l’avait entrepris. Après ce premier tribut payé à l’ancienne
coutume, il parlait français et entrait dans cette voie moyenne qui semble si
rebattue aujourd’hui, et qui était nouvelle alors. Les réflexions préliminaires
par lesquelles débute Rollin semblent superflues, tant on se sent peu porté à
les contester : « Différence que l’étude met entre les
hommes. — L’étude donne à l’esprit de l’élévation et
de l’étendue. — L’étude donne de la capacité pour les
affaires… »
Il s’applique à démontrer longuement toutes ces
propositions, avec des exemples tirés des anciennes histoires ; c’est là le côté
surabondant, et qui sera sitôt banal chez Rollin. De même, sur le goût, il n’a
guère à produire que des généralités incontestables : pourtant il y mêle des
pensées des anciens, et c’est ici que le mérite et l’utilité se font sentir.
Tant que Rollin n’écrivait qu’en latin, il imitait, il copiait les anciens, en
répétait les centons, et presque dans les mêmes formes ; rien ne ressortait aux
yeux. En français, au contraire, il traduit ; il cite, il enchâsse de belles
pensées, de jolis traits, de beaux et riches exemples et, au milieu de la
bonhomie de son style, cela aussitôt se distingue. Rollin, dans sa modestie qui
descend à l’humilité, ne se donne jamais que pour un traducteur, un divulgateur,
un colporteur de belles choses tirées des anciens, et qu’il tâche d’assortir
avec choix, en les appropriant à la jeunesse chrétienne. Comme historien, il
n’est et ne veut être rien de plus qu’un traducteur abondant et facile
d’Hérodote, de Tite-Live, de Xénophon, de tous les grands et bons historiens
qu’il rencontre, sur lesquels il s’embarque et navigue, pour ainsi dire, tant
qu’il y trouve un courant pour le
porter. Comme
critique, il n’est autre également qu’un ample et naïf collecteur de préceptes
et d’exemples. Son sujet n’est le plus souvent qu’un prétexte à de beaux
extraits tirés de Cicéron, de Pline, d’Homère, dont il nous fait passer sous les
yeux les beautés choisies. Le mérite, à cette date de 1726, c’est d’avoir donné
la Rhétorique classique très large et très facile d’une époque
où l’on comptait déjà les excellents et élégants traducteurs, les Gédoyn, les
Montgault, les d’Olivet, les Sacy ; il les amène et les introduit dans le
courant de son style, sans rien de sec ni d’accablant. C’est l’homme du précepte
orné et sensé, qui ouvre à l’école une fenêtre du côté du monde :
Et, quoique en robe, on l’écoutait,
a dit de lui Voltaire. C’est là l’éloge. Ne lui demandez rien de plus.
On a besoin, pour bien sentir ces mérites un peu usés de Rollin, de se reporter
aux critiques qui lui furent adressées dans le temps par quelques-uns de ses
collègues de l’Université. Le plus ferme et le plus considérable de ses
adversaires était M. Gibert, professeur de rhétorique au collège Mazarin. Il
avait déjà pris Rollin à partie pour une édition abrégée que ce dernier avait
faite de Quintilien en 1715. Dans une préface latine où, selon l’usage des
modernes qui écrivent en latin, il cherchait un peu trop l’expression élégante,
Rollin, opposant la manière de Cicéron à celle d’Aristote, avait parlé des
fleurs de l’élégance cicéronienne (Tullianae elegantiae flosculis)
. Ces fleurettes avaient choqué le sévère et assez judicieux Gibert, qui
trouvait plutôt en Cicéron du large et du majestueux :
« En quoi il n’a pas pris garde, observait-il de Rollin, qu’il a fait comme
celui qui disait que M. de Turenne était un joli
homme. »
Ce Gibert, dans sa critique du Traité des
études, n’est point à mépriser ; esprit didactique et dogmatique,
austère et sec, il montre assez bien en quoi Rollin manque de rigueur d’analyse
et déroge aux antiques modèles. Mais c’est là précisément qu’était le mérite et
le charme. Au lieu de s’en tenir aux préceptes serrés et brefs, aux
prescriptions techniques, à la Poétique d’Aristote ou aux Partitions oratoires de Cicéron, auxquelles Gibert en revenait
toujours et dont le siècle n’avait que faire, le bon Rollin s’abaissait et
s’oubliait aux exemples, et même aux digressions ; s’il disait avec surabondance
des choses inutiles, il y mêlait une variété de beaux endroits qui empêchaient
l’ennui. « Il est bien aisé d’être fécond, lui disait son adversaire,
quand on ne fait que copier ; tout le monde en peut faire autant. »
Non, cela n’était pas si aisé, et la preuve c’est que personne autre que Rollin
ne réussissait alors à le faire ; car, tout en copiant et en traduisant, soit
dans les termes mêmes, soit dans les liaisons qui joignaient les passages
d’emprunt, Rollin y mettait de son propre esprit et de son âme ; un courant de
bon sens et de bonté s’y faisait sentir, et animait cet ensemble qui devenait
agréable et plus neuf que ce qu’on avait vu jusqu’alors en ce genre.
D’Aguesseau, résumant cette impression si juste, lui écrivait après l’avoir
lu : « J’envie presque à ceux qui étudient à présent, un
bonheur qui nous a manqué, je veux dire l’avantage d’être conduit
dans les belles-lettres par un guide dont le goût est si sûr, si délié (délié est un peu fort), si propre à faire sentir le vrai
et le beau dans tous les ouvrages anciens et modernes. »
Voltaire lui-même, qui fut sévère et une fois surtout injuste pour Rollin, l’a
proclamé « le premier de son corps qui ait écrit en français avec
pureté et noblesse. »
Il l’a loué dans Le Temple du
goût en des termes qui sont le jugement même, et il est allé jusqu’à
appeler le Traité des études
« un livre à jamais utile »
, ce qui
est même trop dire, puisque ces sortes de livres n’ont qu’un temps, et que les
générations qui en profitent les usent.
Rollin n’est pas dénué de finesse et d’esprit quand il parle en son nom ; mais il faut chercher ces rares endroits où son expression s’anime et s’évertue d’elle-même Après avoir cité quelques passages des Éloges de Fontenelle et les avoir loués, il y remarque un défaut :
S’il était permis, dit-il, de chercher quelque tache parmi tant de beautés, on pourrait peut-être en soupçonner quelqu’une dans un certain tour de pensées un peu trop uniforme, quoique les pensées soient fort diversifiées, qui termine la plupart des articles par un trait court et vif en forme de sentence, et qui semble avoir ordre de s’emparer de la fin des périodes comme d’un poste qui lui appartient à l’exclusion de tout autre.
Ces traits par lesquels Fontenelle aime à terminer ses périodes et ses paragraphes sont trop peu fréquents chez Rollin. Après avoir reconnu ses mérites de facilité, d’enchaînement, de divulgation et d’abondance, nous n’essaierons pas de les faire valoir plus que nous ne les sentons en le relisant.
Les Histoires de Rollin ont été dans le temps un service et un
bienfait du même genre ; à mesure qu’il les composait, l’auteur découvrait en
lui et déployait aux yeux de tous un véritable talent d’ampleur, de
développement et de récit, qui s’est soutenu jusqu’à la fin, et qui a charmé le
public durant bien des années. Notre enfance a vécu là-dessus et s’y est laissé
porter comme sur un courant plein, sûr et facile. Combien de fois n’avons-nous
pas relu ce second volume de l’Histoire ancienne, où l’auteur
s’est complu à nous retracer dans Cyrus le plus accompli des héros et des
conquérants dont il soit parlé dans l’histoire profane ! Ces livres de Rollin,
c’est proprement l’histoire à lire pendant l’année de la première communion.
Maintenant il est difficile
d’y revenir. Rollin
(est-il besoin d’en faire la remarque ?) n’a rien d’un Fréret pour l’érudition
et la recherche : il n’a rien d’un Montesquieu pour l’étendue et la fermeté des
pensées. Son mérite, c’est Montesquieu lui-même qui va nous le dire. Voltaire,
injuste cette fois, écrivait à Helvétius (24 mars 1740) : « Le janséniste
Rollin continue-t-il toujours à mettre en d’autres mots ce que tant d’autres
ont écrit avant lui ? et son parti préconise-t-il toujours comme un grand
homme ce prolixe et inutile compilateur ? »
À cette parole trop dure
et que Voltaire lui-même rétractera, Montesquieu semble avoir voulu répondre
quand il écrivait sur un petit papier cette parole souvent citée, parole d’or et
qui montre combien la vraie supériorité est indulgente : « Un honnête
homme a, par ses ouvrages d’histoire, enchanté le public. C’est le cœur qui
parle au cœur ; on sent une secrète satisfaction d’entendre parler la
vertu : c’est l’abeille de la France. »
On ose à peine trouver
excessive cette royale louange, née d’un si noble sentiment. Rollin lui-même
désarme quand il déclare en commençant et qu’il répète en toute occasion
n’aspirer à rien de plus, dans son Histoire, qu’à être
« un bon compilateur. »
On passe donc sur son absence
continuelle de discussion et de critique, heureux de trouver chez lui un beau
cours naturel de narration et un parfum de moralité salubre qui s’y mêle.
Sage Rollin, dans ces prairies,Sur ces bords que tu vins fouler,Jusqu’à moi de tes mœurs chériesLe parfum semble s’exhaler.Je goûte aussi la solitude,La paix du cœur, la douce étude,Les vieux auteurs grecs et romains…
C’est ainsi que Fontanes, grand maître de l’Université à son tour, célébrait le souvenir de son humble prédécesseur, en se promenant du côté du château de Colombes d’où Rollin aurait aimé à dater son Histoire. Rollin, dans ses vingt dernières années, passait souvent à Colombes d’heureuses saisons en compagnie du maréchal et de l’abbé d’Asfeld, ses amis. Avec l’abbé d’Asfeld, il causait surtout de l’Écriture, des grands desseins de Dieu sur les peuples et de l’explication des prophéties ; avec le maréchal, il parlait des sièges, des batailles, et se faisait expliquer les détails militaires, pour s’épargner, disait-il ingénument, les bévues grossières et les méprises.
Pendant qu’il écrivait le premier tome de son Histoire ancienne, il était consulté par un grand seigneur belge, le duc d’Aremberg, sur le choix d’un précepteur : Jean-Baptiste Rousseau, alors établi à Bruxelles, servit d’intermédiaire dans cette négociation à laquelle Rollin apporta tout son zèle ; et cet excellent homme, poussant à bout son idée, écrivait à Rousseau :
Il y a, dans le premier tome de mon Histoire, un endroit où j’ai été fort occupé de lui (le duc d’Aremberg) et de vous : c’est celui où je parle de Scipion Émilien, et je ne crois pas vous faire tort ni à l’un ni à l’autre en donnant à M. le duc le personnage et le caractère d’un aussi grand homme que Scipion, et à vous celui de Polybe qui ne contribua pas peu par ses conseils à inspirer à cet illustre Romain ces sentiments de générosité, etc. C’est l’endroit de mon livre que j’ai travaillé avec le plus de plaisir.
Il revient dans une autre lettre encore sur ce rapprochement singulier. Quand on relit cet endroit de l’ouvrage de Rollin, on sourit malgré soi de voir qu’il avait le duc d’Aremberg et Jean-Baptiste Rousseau si présents à l’esprit, au moment où, à la fin de l’« Histoire des Carthaginois », il disait :
Ce goût exquis (de Scipion) pour les belles-lettres et pour les sciences était le fruit de l’excellente éducation que Paul-Émile avait donnée à ses enfants. Il les avait fait instruire par les plus habiles maîtres en tout genre, n’épargnant pour cela aucune dépense, quoiqu’il n’eût qu’un bien très médiocre… L’union intime de notre Scipion avec Polybe acheva de perfectionner en lui les rares qualités qu’un heureux naturel et une excellente éducation y faisaient déjà admirer…
Cette allusion, sur laquelle insistait Rollin, avait pour but de déterminer le duc d’Aremberg à augmenter les appointements d’un très bon précepteur, M. Bardon, qu’il lui avait procuré pour son fils, et à être aussi peu regardant sur la dépense que Scipion. À tout moment, dans ses Histoires anciennes, Rollin a de ces retours naïfs et à courte vue sur le présent. Après avoir raconté, dans l’« Histoire des Mèdes », l’aventure du Lydien Gygès, qui avait vu toute nue la femme du roi Candaule, il fait une remarque sur ce qu’il est étonnant que la police, à Paris, n’empêche point les indécences et les désordres dans la saison des bains. Ces simplicités, qui rendent peut-être son Histoire utile à un certain âge de l’enfance, en limitent aussi l’usage et en bornent la portée.
Je n’ai pu me retenir tout à fait sur ces petitesses de Rollin. Même dans ses années de retraite et d’étude, il eut à subir quelques mortifications qu’il reçut en esprit de paix, mais dont notre impartialité ne doit point dissimuler les causes. Rollin n’était pas seulement janséniste pour la morale et pour la doctrine, il l’était pour sa créance et sa crédulité à des circonstances trop chères au parti. Il connaissait le diacre Pâris qui mourut en mai 1727 ; il ne l’estimait pas seulement, il en vint à le vénérer comme un saint, et à ajouter toute confiance aux prétendus miracles qui se faisaient sur sa tombe dans le cimetière de Saint-Médard.
Je ne puis vous cacher, lui écrivait très sensément le Premier ministre, le cardinal de Fleury (31 janvier 1732), qu’un homme de votre mérite et de votre capacité ne devrait pas être exposé au juste soupçon que donnent contre lui ses assiduités à tout ce qui se passe d’indécent et, on peut même ajouter, de ridicule à Saint-Médard.
À quoi Rollin répondait :
J’ai été quelquefois à Saint-Médard, qui est à ma porte, avec confiance dans l’intercession d’un grand serviteur de Dieu, dont j’ai connu et admiré l’humilité profonde, l’austère pénitence et la solide piété. Mais j’y ai été trop rarement pour qu’on ait pu, sans vouloir tromper Votre Éminence, appeler cela des assiduités.
Et moi j’ai le regret d’observer qu’ici l’homme de parti dissimule un peu ; si l’on prend en effet l’article biographique écrit après la mort de Rollin dans les Nouvelles ecclésiastiques, c’est-à-dire dans la feuille janséniste pure, on lit en propres termes l’aveu qui y est tourné à son honneur :
Avant la clôture du cimetière, il y était, dit le biographe, l’un des plus assidus ; et l’on se souvient avec édification de l’y avoir vu fréquemment psalmodier auprès du tombeau, avec les fidèles qui s’y assemblaient. C’est lui qui revit et qui retoucha la Vie de ce serviteur de Dieu (du diacre Pâris), qui fut imprimée en 1730.
On s’explique donc comment, malgré sa modestie, sa candeur, et le
respect universel qu’il inspirait, Rollin put être inquiété quelquefois. C’est
ainsi que le 26 janvier 1732 on crut devoir faire une visite dans sa maison,
pour s’assurer si l’on n’y imprimait point, dans quelque cave, ce journal même
des Nouvelles ecclésiastiques, qui mettait alors toute la
police en défaut. Rollin supporta tranquillement cette recherche de l’autorité,
qui se trouva vaine et sans objet. Nous ajouterons seulement que la feuille
même, qui s’indigne de cette visite domiciliaire, reconnaît qu’elle doit de la
reconnaissance à M. Rollin « pour l’intérêt personnel, y est-il dit,
qu’il a pris à nos mémoires, sur lesquels il a eu la bonté de nous aider
plus d’une fois de ses conseils »
. Ainsi les rapports que l’autorité
supposait exister entre la feuille janséniste et Rollin purent bien être
exagérés, mais ils n’étaient pas absolument controuvés.
Cette partie désagréable et petite de la vie de Rollin
ne saurait se supprimer, si l’on veut être fidèle et ne pas se faire à plaisir
un portrait trop embelli. Il était, comme on s’intitulait alors, appelant et réappelant
34, en toute
énergie et sans entendre à aucun accommodement. Dans la grande assemblée de la
faculté des arts du 11 mai 1739, où l’Université, amenée à se rétracter de sa
longue opposition, accepta la bulle, Rollin, à la tête de quatre anciens, et comme doyen de la nation de France,
s’avança au milieu de la salle et protesta, malgré le silence que lui imposa le
jeune recteur, l’abbé de Rohan-Ventadour. Le vertueux et entêté Soanen, évêque
de Senez, lui écrivait à ce propos : « Votre nom, monsieur, si cher à la
France, se lira avec distinction parmi les braves
d’Israël. »
Cela dit, et ce coin de conscience rétive excepté,
on ne voyait en lui que paix, douceur, humilité, la charité même. Il avait
acquis dans la rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont une petite maison où il passa ses
dernières années, et à laquelle on croit que se rapporte le signalement que
voici :
Je commence, écrivait-il à M. Le Peletier (ministre de Louis XIV), à sentir et à aimer plus que jamais la douceur de la vie rustique, depuis que j’ai un petit jardin qui me tient lieu de maison de campagne, et qui est pour moi Fleury et Villeneuve35. Je n’ai point de longues allées à perte de vue, mais deux petites seulement, dont l’une me donne de l’ombre sous un berceau assez propre, et l’autre, exposée au midi, me fournit du soleil pendant une bonne partie de la journée, et me promet beaucoup de fruit pour la saison. Un petit espalier, couvert de cinq abricotiers et de dix pêchers, fait tout mon fruitier. Je n’ai point de ruches à miel ; mais j’ai le plaisir tous les jours de voir les abeilles voltiger sur les fleurs de mes arbres, et, attachées à leur proie, s’enrichir du suc qu’elles en tirent, sans me faire aucun tort. Ma joie n’est pourtant point sans inquiétude, et la tendresse que j’ai pour mon petit espalier et pour quelques œillets me fait craindre pour eux le froid de la nuit, que je ne sentirais point sans cela. Il ne manquera rien à mon bonheur, si mon jardin et ma solitude contribuent à me faire songer plus que jamais aux choses du ciel :
« Quae sursum sunt sapite, non quae super terram »(Mettez votre esprit à ce qui est de là-haut, non à ce qui est sur la terre).
Ces charmantes paroles ont été écrites, remarque un biographe de Rollin36, dans la même rue où Bernardin de Saint-Pierre devait écrire l’histoire de son Fraisier. En les écrivant, Rollin, qui aimait à marcher et à penser toujours sur la trace d’un ancien, se rappelait certainement cette parole de Pline le Jeune sur la maison de campagne que voulait acheter Suétone :
Il ne faut à ces messieurs les savants, absorbés comme lui dans l’étude, que le terrain nécessaire pour délasser leur esprit et réjouir leurs yeux. Il ne leur faut qu’une allée pour se promener, qu’une vigne dont ils puissent connaître tous les ceps, que des arbres dont ils puissent savoir le nombre.
Même quand il est le plus chez lui, Rollin ne parle qu’à côté et avec la permission d’un ancien.
Parmi les études qu’il conseille non pas dans son Traité, mais dans les lettres qu’il écrivait à ceux qui le consultaient, Rollin, si timide à tant d’égards, n’excluait pourtant ni la physique, ni les arts, ni l’agriculture :
Je désire fort, par exemple, disait-il, qu’on apprenne aux enfants mille choses curieuses pour la nature et pour les arts, ce qui regarde les métaux, les minéraux, les plantes, les arbres, les fourmis, les abeilles, etc. Les maîtres les plus habiles ignorent souvent tout cela, et j’avoue pour moi que ces choses me sont presque toutes inconnues. Mais on s’informe des livres où elles se trouvent… Il y a beaucoup de remarques curieuses dans les mémoires de l’Académie des sciences. Il en est de même de ce qu’ont donné les plus habiles gens dans chaque genre, sur la botanique, l’anatomie des plus petits insectes, les coquillages de mer, etc. Tout cela ne se fait pas par forme d’étude ; c’est en jouant, en conversant, en se promenant.
Rollin connaissait et aimait beaucoup M. Pluche, auteur du Spectacle de la nature, et qui est un peu le Rollin de l’histoire naturelle. C’est dans cette vue et dans cette mesure, et en les rapportant toujours au Suprême Auteur, qu’il conseillait les études physiques. Il suffit de remarquer qu’il ne les excluait pas.
Dans la relation d’un Voyage littéraire que fit en France, en 1733, un Français réfugié de Berlin, Jordan, il est parlé de Rollin en des termes qui nous le montrent assez au naturel et sans exagération :
Je rendis visite à l’illustre M. Rollin, autour dont tout le monde estime les ouvrages. C’est un petit homme, âgé de soixante-treize ans, sans mine, qui ne s’exprime pas aussi noblement qu’il écrit, modeste au suprême degré, et dont le caractère de probité frappe. À peine peut-on concevoir tant de modestie dans un homme que l’on a tant loué, et que l’on loue encore tous les jours à si juste titre.
Sans vouloir déprécier cette modestie et sans prétendre nier que, chez quelques natures délicates, un sentiment de réserve et de pudeur excessive ne fasse tort au mérite et aux facultés réelles dont ces natures sont pourvues, je dirai pourtant qu’une habitude de modestie et d’humilité, au degré où l’avait Rollin, suppose toujours aussi un sentiment d’une secrète faiblesse qui évite le développement où elle se trahirait. Un homme sincèrement modeste et humble peut être très habile sur certains points, très courageux de résistance sur de certains autres, mais il y a fort à penser qu’il est incapable d’une certaine initiative, d’un esprit d’entreprise ou de poursuite, d’un essor complet et libre de ses facultés ; et c’est parce qu’il se sent instinctivement inférieur à un tel rôle et à une telle responsabilité, qu’il est si craintif et si rougissant de se produire, si en peine lorsqu’il s’est trop avancé. Je ne voudrais rien faire entendre au-delà de ma pensée : les modestes, sans doute, pas plus que les présomptueux, ne doivent être pris au mot ; l’homme, dans la plupart des cas, vaut plus ou moins qu’il ne se croit et surtout qu’il ne se montre. La modestie pourtant, quand elle est innée et invétérée dans le tempérament même, quand elle augmente (loin de s’aguerrir) et qu’elle s’attendrit d’autant plus avec l’expérience et avec l’âge, n’est plus seulement une vertu morale et chrétienne, c’est le signe ou l’indice naturel d’une limite sentie. Rollin, dans sa confusion d’humilité, ne faisait que reconnaître que, par le succès prodigieux de ses Histoires, il avait obtenu un peu plus qu’il ne lui était dû.
Son succès principal fut dans l’opportunité, comme sa vraie distinction est dans
l’ingénuité et dans la candeur morale. Il en donne des preuves touchantes en
toute occasion, et notamment dans ses lettres, soit que, correspondant avec
Jean-Baptiste Rousseau, il se montre continuellement en peine sur l’état de
l’âme de ce poète, et sur la sincérité de son repentir au sujet de certains
vers, que lui, Rollin, confesse n’avoir jamais lus ; soit qu’écrivant à
Frédéric, au moment de son avènement au trône, il lui adresse des conseils de
religion, et y mêle une prière à Dieu : « Qu’il lui plaise, dit-il à ce
roi philosophe, de vous rendre un roi selon son
cœur ! »
À quoi Frédéric répondait avec un mouvement de
cordialité, et sans ombre d’ironie, je le crois : « Monsieur Rollin, j’ai
trouvé dans votre lettre les conseils d’un sage, la tendresse d’une
nourrice, et l’empressement d’un ami ; je vous assure, mon cher, mon
vénérable Rollin, que je vous en ai une sincère obligation… »
C’est par tous ces côtés que Rollin était le type excellent du professeur et du maître d’autrefois, tenant en quelque chose encore de la mère et de la nourrice, et destiné lui-même à être surpassé en bien des points par ceux qu’il avait élevés. Depuis lui, on a eu des maîtres d’une autre nature, ambitieux eux-mêmes et disant à leurs élèves hautement : « Ayons de l’ambition, messieurs, il en faut… » ; des maîtres éloquents, hardis, quelquefois présomptueux, bons à leurs disciples, mais au besoin jaloux aussi et rivaux si ces derniers grandissent trop et s’émancipent ; des maîtres enfin désirant rester tels toujours et sous toutes les formes, aimant la domination, et sachant sans trop de difficulté passer de l’exercice de renseignement à la prise de possession du pouvoir politique. Le règne des Rollin est dès longtemps fini.
Parmi le concert d’éloges dont a été l’objet cette douce mémoire que chacun a célébrée à l’envi et qui ne portait ombrage à personne, j’ai distingué un admirable morceau écrit en 1805 par un homme également modeste et qui était bien de la même race, M. Guéneau de Mussy. En 1805, on sortait de la Révolution, et quinze années d’interruption et de ruines avaient laissé le temps de se produire à des générations nouvelles qui débordaient de toutes parts et qui n’étaient que l’avant-garde de celles d’aujourd’hui. M. Guéneau de Mussy, en terminant une Vie de Rollin, a peint cette jeunesse qui succédait, et il a trouvé des accents où l’on reconnaît l’ami de Bonald en même temps que celui de Fontanes et de Chateaubriand :
Où sont, s’écriait-il avec gémissement, où sont les éducations sévères qui préparaient des âmes fortes et tendres ? Où sont les jeunes gens modestes et savants qui unissaient l’ingénuité de l’enfance aux qualités solides qui annoncent l’homme ? Où est la jeunesse de la France ? Une génération nouvelle lui a succédé. Eh ! qui ne jetterait un cri de douleur en la voyant ainsi dépouillée de grâces, de vertus, et même de ces nobles traits de la physionomie qui semblaient héréditaires ! Les enfants de cette génération nouvelle portent sur le front la dureté des temps où ils sont nés. Leur démarche est hardie, leur langage superbe et dédaigneux : la vieillesse est déconcertée à leur aspect…
Hélas ! ils croissaient presque à l’insu des pères, au milieu des discordes civiles, et ils sont absous par les malheurs publics, car tout leur a manqué : l’instruction, les remontrances, les bons exemples et ces douceurs de la maison paternelle, qui disposent l’enfant aux sentiments vertueux et lui mettent sur les lèvres un sourire qui ne s’efface plus. Cependant ils n’en témoignent aucun regret ; ils ne rejettent point en arrière un regard de tristesse. On les voit errer dans les places publiques et remplir les théâtres comme s’ils n’avaient qu’à se reposer des travaux d’une longue vie. Les ruines les environnent, et ils passent devant elles sans éprouver seulement la curiosité ordinaire à un voyageur : ils ont déjà oublié ces temps d’une éternelle mémoire.
Génération vraiment nouvelle, et qui sera toujours distincte et marquée d’un caractère singulier qui la sépare des temps anciens et des temps à venir ! Elle ne transmettra point ces traditions qui sont l’honneur des familles, ni ces bienséances qui défendent les mœurs publiques, ni ces usages qui sont le lien de la société ; elle marche vers un terme inconnu, entraînant avec elle nos souvenirs, nos bienséances, nos mœurs, nos usages ; et les vieillards ont gémi de se trouver plus étrangers, à mesure que leurs enfants se multipliaient sur la terre.
Et la caractérisant de plus en plus par les traits qui lui sont propres et qui marquent ceux même qui en sont l’élite, M. Guéneau de Mussy déplore cet esprit précoce d’indépendance qui a remplacé et envahi l’âge naturel de la soumission et de la docilité. Je fais comme Rollin, et, en présence de cette éloquente et vraiment belle page si peu connue, je ne me lasse point de copier :
Déjà, continue-t-il, ils nous révèlent, malgré eux, toute la tristesse de cette indépendance que l’orgueil avait proclamée au nom de leur bonheur, et rendent témoignage à la sagesse d’une éducation si bien assortie aux besoins de l’homme, qui préparait à l’accomplissement des devoirs par de bonnes habitudes, hâtait le développement de l’intelligence sans le devancer, et retenait chaque âge dans les goûts qui lui sont propres. Ces apparences austères gardaient au fond des cœurs la joie, la simplicité, et une sorte d’énergie heureuse qui doit animer la suite de la vie. Maintenant le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l’entrée de sa carrière, en contemple vainement l’étendue. Il n’enfante que des désirs mourants et des projets sans consistance… Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse, ni la gravité de l’âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années orageuses et frappées de stérilité, où l’on dirait que le cours des saisons et l’ordre de la nature sont intervertis ; et, dans cette confusion, les facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes. La jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses douceurs d’une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe de la vie, à l’indifférence qui naît du désespoir : une grande maladie s’est manifestée sous mille formes diverses. Ceux même qui ont été assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits, ont attesté toute la violence qu’ils ont soufferte. Ils ont franchi brusquement toutes les époques du premier âge, et se sont assis parmi les anciens, qu’ils ont étonnés par une maturité précoce, mais sans y trouver ce qui avait manqué à leur jeunesse.
Ainsi s’exprimait éloquemment, dans l’amertume de son cœur et avec un sentiment de deuil profond, un biographe et un successeur de Rollin, il y a près de cinquante ans, en présence des générations dont René ouvrait la marche, et auxquelles nous avons tous plus ou moins appartenu. Aujourd’hui, s’il faut en toucher un mot, d’autres générations sont venues et ont pris rang, animées elles-mêmes d’une inspiration toute différente, mais qui n’ont pas fait pour cela un seul pas de retour vers le passé ; car le passé, pour la masse des générations humaines, ne revient jamais. Les générations d’aujourd’hui sont positives, sans rêverie, sans tristesse ; radicalement guéries du mal de René, elles ont en elles l’empressement d’arriver, de saisir le monde, de s’y faire une place, et d’y vivre de la vie qui leur semble due à chacun à son tour : générations scientifiques ou industrielles, peu idéales, avides d’application, estimables pourtant en ce que la plupart font entrer le travail dans leurs moyens et ne reculent point devant les études spéciales qui mènent au but. En face de telles générations, quel langage tenir ? Celui du bon Rollin, certes, y échouerait. Pour rendre à ces nouveaux venus le respect des lettres et des nobles études, on ne saurait les présenter trop sérieuses, trop essentielles à la nature humaine et à son développement, trop liées avec tout ce qui est utile dans l’histoire, dans la politique, trop conformes à la vraie connaissance morale et à l’expérience. Il faut, en un mot, des vues et un langage que je ne me charge pas de trouver, que quelques-uns sont en voie de découvrir peut-être, mais qui auraient pour effet ce qu’il y a de plus difficile au monde : créer de nouveau un besoin élevé, réveiller un désir ! Dans tout ceci, en resongeant au bon Rollin dont le nom revient encore par un reste d’habitude, je crois qu’il est impossible d’en faire autre chose qu’un honorable, un pieux et lointain regret.