(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre V. De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore » pp. 135-163
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre V. De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore » pp. 135-163

Chapitre V.
De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore

Il faut distinguer dans toute la littérature ce qui est national de ce qui appartient à l’imitation. L’empire romain ayant succédé à la domination d’Athènes, la littérature latine suivit la route que la littérature grecque avait tracée, d’abord parce que c’était la meilleure à beaucoup d’égards, et que vouloir s’en écarter en tout, eût été renoncer au bon goût et à la vérité ; peut-être aussi, parce que la nécessité seule produit l’invention, et qu’on adopte au lieu de créer quand on trouve un modèle d’accord avec ses idées habituelles. Le genre humain s’applique de préférence à perfectionner, quand il est dispensé de découvrir.

Le paganisme romain avait beaucoup de rapport avec le paganisme grec. Les préceptes des beaux-arts et de la littérature, un grand nombre de lois, la plupart des opinions philosophiques, ont été transportés successivement de Grèce en Italie. Je ne m’attacherai donc pas ici à l’analyse des effets semblables, qui devaient naître des mêmes causes. Tout ce qui tient dans la littérature grecque à la religion païenne, à l’esclavage, aux coutumes des nations du Midi, à l’esprit général de l’antiquité avant l’invasion du peuple du Nord et l’établissement de la religion chrétienne, doit se retrouver avec quelques modifications chez les Latins.

Ce qu’il importe de remarquer, ce sont les différences caractéristiques de la littérature grecque et de la littérature latine ; et les progrès de l’esprit humain, dans les trois époques successives de l’histoire littéraire des Romains, celle qui a précédé le règne d’Auguste, celle qui porte le nom de cet empereur, et celle qui peut se compter depuis sa mort jusqu’au règne des Antonins. Les deux premières se confondent à quelques égards par les dates, mais leur esprit est extrêmement différent. Quoique Cicéron soit mort sous le triumvirat d’Octave, son génie appartient en entier à la république ; et quoique Ovide, Virgile, Horace, soient nés pendant que la république subsistait encore, leurs écrits portent le caractère de l’influence monarchique. Sous le règne d’Auguste même, quelques écrivains, Tite-Live surtout, montrent souvent dans leur manière d’écrire l’histoire, un esprit républicain ; mais pour analyser avec justesse le genre distinctif de ces trois époques, il faut examiner leurs couleurs générales, et non les exceptions particulières.

Le caractère romain ne s’est montré tout entier que pendant le temps qu’a duré la république. Une nation n’a de caractère que lorsqu’elle est libre. L’aristocratie de Rome avait quelques-uns des avantages de l’aristocratie des lumières. Quoiqu’on puisse, avec raison, lui reprocher tout ce qui, dans la nomination des sénateurs, tenait purement à l’hérédité, néanmoins le gouvernement de Rome, dans l’enceinte de ses murs, était un gouvernement libre et paternel. Mais les conquêtes donnaient un pouvoir immense aux chefs de l’état ; et les principaux Romains, élite de la ville reine de l’univers, se considéraient comme possesseurs du patriciat du monde. C’est de ce sentiment d’aristocratie chez les nobles, de supériorité exclusive chez les habitants de la cité, que dérive l’éminent caractère des écrits des Romains, de leur langue, de leurs mœurs, de leurs habitudes, la dignité.

Les Romains ne montraient jamais, dans quelque circonstance que ce fût, une agitation violente ; lors même qu’ils désiraient d’émouvoir par l’éloquence, il leur importait encore plus de conserver la dignité calme d’une âme forte, de ne point compromettre le sentiment de respect, qui était la base de toutes leurs institutions politiques, comme de toutes leurs relations sociales. Il y a dans leur langue une autorité d’expression, une gravité de son, une régularité de périodes, qui se prête à peine aux accents brisés d’une âme troublée, aux saillies rapides de la gaieté. Ils triomphaient dans les combats par leur courage, mais leur force morale consistait dans l’impression solennelle et profonde que produisait le nom romain. Ils ne se permettaient, pour aucun motif, pas même pour un succès présent, ce qui pouvait porter atteinte aux rapports durables de subordination, d’égards et de sagesse.

C’était un peuple dont la puissance consistait dans une volonté suivie, plutôt que dans l’impétuosité de ses passions. Il fallait le persuader par le développement de la raison, et le contenir par l’estime. Plus religieux que les Grecs, quoique moins fanatique ; plus obéissant aux autorités politiques, moins enthousiaste, et par conséquent moins jaloux des réputations individuelles, il n’était jamais privé de l’exercice de sa raison par aucun événement de la vie humaine.

Les Romains avaient commencé par mépriser les beaux-arts, et en particulier la littérature, jusqu’au moment où les philosophes, les orateurs, les historiens rendirent le talent d’écrire utile aux affaires et à la morale publique. Lorsque les premiers de l’état s’occupèrent de littérature, leurs livres eurent sur ceux des Grecs l’avantage que donne toujours la connaissance pratique des hommes et de l’administration ; mais ils furent composés nécessairement avec plus de circonspection. Cicéron n’osait attaquer qu’avec timidité les idées reçues à Rome. Les opinions nationales ne pouvaient être bravées par qui voulait obtenir de la nation son suffrage pour les premières places de la république ; l’écrivain aspirait toujours à se conserver la réputation d’homme d’état.

Dans les démocraties, telles qu’était celle d’Athènes, l’étude de la philosophie et l’occupation des affaires politiques se trouvent presque aussi rarement réunies, que dans une monarchie le métier de courtisan et le mérite de penseur. Les moyens par lesquels on acquiert la popularité, occupent entièrement le temps, et n’ont presque point de rapport avec les travaux nécessaires à l’accroissement des lumières. Les chefs du peuple n’ont, pour ainsi dire, aucune idée de la postérité ; les orages du présent sont si terribles, les revers et la prospérité portent si loin la destinée, que toutes les passions sont absorbées par les événements contemporains. Le gouvernement aristocratique offrant une carrière plus lente et plus mesurée, fixe davantage l’intérêt sur tous les genres d’avenir : les lumières philosophiques sont nécessaires à la considération dans un corps d’hommes choisis, tandis qu’il suffit des ressources de l’imagination pour émouvoir la multitude rassemblée.

Excepté Xénophon, qui avait été lui-même acteur dans l’histoire militaire qu’il raconte, mais qui néanmoins n’a jamais eu de pouvoir dans l’intérieur de la république, aucun des hommes d’état d’Athènes ne fut en même temps célèbre par ses talents littéraires ; aucun, comme Cicéron et César, ne crut ajouter par ses écrits à son existence politique. Scipion et Salluste furent soupçonnés, l’un d’être l’auteur secret des comédies de Térence, l’autre d’avoir été l’acteur caché de la conspiration dont il était l’historien ; mais on ne voit point d’exemples dans Athènes, que le même homme ait suivi la double carrière des lettres et des affaires publiques. Il résultait de cette séparation presque absolue, entre les études philosophiques et les occupations de l’homme d’état, que les écrivains grecs cédaient davantage à leur imagination, et que les écrivains latins prenaient pour règle de leurs pensées la réalité des choses humaines.

La littérature latine est la seule qui ait débuté par la philosophie ; dans toutes les autres, et surtout dans la littérature grecque, les premiers essais de l’esprit humain ont appartenu à l’imagination. Les comédies de Plaute et de Térence ne sont que des imitations du grec. Les autres poètes antérieurs à Cicéron, ou méritent à peine d’être nommés, ou, comme Lucrèce, ont mis en vers des idées philosophiques22. L’utilité est le principe créateur de la littérature latine ; le besoin de s’amuser, le principe créateur de la littérature grecque. Les patriciens instituaient, par condescendance pour le peuple, des spectacles, des chants et des fêtes ; mais la puissance durable étant concentrée dans le sénat, ce corps devait nécessairement donner l’impulsion à l’esprit public.

Le peuple romain était une nation déjà célèbre, sagement gouvernée, fortement constituée avant qu’aucun écrivain eût existé dans la langue latine. La littérature a commencé lorsque l’esprit des Romains était déjà formé par plusieurs siècles, dans lesquels les principes philosophiques avaient été mis en pratique. L’art d’écrire ne s’était développé que longtemps après le talent d’agir ; la littérature eut donc, chez les Romains, un tout autre caractère, un tout autre objet, que dans les pays où l’imagination se réveille la première.

Un goût plus sévère que celui des Grecs devait résulter, à Rome, de la distinction des classes. Les premières, cherchant toujours à s’élever, ne tardent pas à remarquer que la noblesse des manières, la délicatesse de l’éducation, font mieux sentir la distance des rangs que toutes les gradations légales. Les Romains n’auraient jamais supporté, sur leur théâtre, les plaisanteries grossières d’Aristophane ; ils n’auraient jamais souffert que les événements contemporains, les personnages publics fussent ainsi livrés en spectacle. Ils permettaient qu’on jouât devant eux de certaines mœurs théâtrales, sans aucun rapport avec leurs vertus domestiques, des pantomimes, ou des farces grossières, des esclaves grecques faisant le principal rôle dans des sujets grecs, mais rien qui pût avoir la moindre analogie avec les mœurs des Romains. Les idées, les sentiments qu’on exprimait dans ces comédies étaient, pour les spectateurs de Rome, comme une fiction de plus dans un ouvrage d’imagination ; et néanmoins Térence conservait dans ces sujets étrangers le genre de décence et de mesure qu’exige la dignité de l’homme, alors même qu’il n’y a point de femmes pour auditeurs.

Les femmes avaient plus d’existence chez les Romains que chez les Grecs ; mais c’était dans leurs familles qu’elles obtenaient de l’ascendant : elles n’en avaient point acquis encore dans les rapports de la société. Le goût, l’urbanité romaine avaient quelque chose de mâle qui n’empruntait rien de la délicatesse des femmes, et se maintenaient seulement par l’austérité des mœurs.

L’éloquence orageuse de la Grèce, ni l’ingénieuse flatterie de la France ne sont faites pour les gouvernements aristocratiques : ce n’est ni le peuple, ni l’individu-roi qu’il faut captiver ; c’est un corps, c’est un petit nombre, mettant en commun ses intérêts séparés. Dans un tel ordre de choses, il fallait que les patriciens se respectassent mutuellement pour en imposer au reste de la nation ; il fallait obtenir une estime de durée ; il fallait que chacun eût des qualités sérieuses et graves, qui pussent honorer ses pareils, et servir à leur existence, autant qu’à la sienne propre. Ce qui singularise, ce qui excite trop d’applaudissements ou trop d’envie, ne convient point à la dignité d’un corps. Les Romains ne cherchaient donc point à se distinguer, comme les Grecs, par des systèmes extraordinaires, par d’inutiles sophismes, par un genre de vie bizarrement philosophique23. Ce qui pouvait obtenir l’estime des patriciens était l’objet de l’émulation générale : on pouvait les haïr ; mais on voulait leur ressembler.

Quoique les Romains se soient moins livrés que les Grecs à la littérature, ils leur sont supérieurs par la sagacité et l’étendue dans les observations morales et philosophiques. Les Romains avaient sur les Grecs une avance de quelques siècles, dans la carrière de l’esprit humain. D’ailleurs, plus il existe de convenances à ménager, plus la pénétration de l’esprit est nécessaire. La démocratie inspire une émulation vive et presque universelle ; mais l’aristocratie excite davantage à perfectionner ce qu’on entreprend. L’écrivain qui compose a toujours ses juges présents à la pensée ; et tous les ouvrages sont un résultat combiné du génie de l’auteur, et des lumières du public qu’il s’est choisi pour tribunal.

Les Grecs étaient beaucoup plus exercés que les Romains à ces reparties promptes et piquantes qui assurent la popularité au milieu d’une nation spirituelle et gaie ; mais les Romains avaient plus d’esprit véritable ; c’est-à-dire, qu’ils voyaient un plus grand nombre de rapports entre les idées, et qu’ils approfondissaient davantage tous les genres de réflexion. Leurs progrès dans les idées philosophiques sont extrêmement sensibles, depuis Cicéron jusqu’à Tacite. La littérature d’imagination a suivi une marche inégale ; mais la connaissance du cœur humain et de la morale qui lui est propre, s’est toujours perfectionnée progressivement. Les principales bases des opinions philosophiques des Romains sont empruntées des Grecs ; mais comme les Romains adoptèrent, dans la conduite de leur vie, les principes que les Grecs avaient développés dans leurs livres, l’exercice de la vertu les a rendus très supérieurs aux Grecs, pour l’analyse de tout ce qui tient à la morale. Le code des devoirs est présenté par Cicéron avec plus d’ensemble, plus de clarté, plus de force, que dans aucun autre ouvrage précédent. Il était impossible d’aller plus loin avant l’établissement d’une religion bienfaisante, et l’abolition de l’esclavage politique et civil.

Les anciens n’ont point approfondi les passions humaines, comme l’ont fait quelques moralistes modernes ; leurs idées même sur la vertu s’y opposaient nécessairement. La vertu consistait, chez les anciens, dans la force sur soi-même et l’amour de la réputation.

Ces ressorts, plus extérieurs qu’intimes, n’ont point permis à l’homme de connaître les secrets du cœur de l’homme ; et la philosophie morale y a perdu sous plusieurs rapports.

Les opinions stoïciennes étaient le point d’honneur des Romains : une vertu dominante soutient toutes les associations politiques, indépendamment du principe de leur gouvernement ; c’est-à-dire qu’entre toutes les qualités, on en préfère une, sans laquelle toutes les autres ne sont rien, et qui suffit seule à faire pardonner l’absence de toutes. Cette qualité est le lien de patrie, le caractère distinctif des citoyens d’un même pays. Cher les Lacédémoniens, c’était le mépris de la douleur physique ; chez les Athéniens, la distinction des talents ; chez les Romains, la puissance de l’âme sur elle-même ; chez les Français, l’éclat de la valeur ; et telle était l’importance qu’un Romain mettait à l’exercice d’un empire absolu sur tout son être, que, seul avec lui-même, le stoïcien s’avouait à peine les affections qu’il lui était ordonné de surmonter.

Si un homme d’honneur était susceptible de quelque crainte, il la repousserait avec tant d’énergie, qu’il n’aurait jamais l’occasion ni la volonté de l’observer dans son propre cœur. Il en était de même, parmi les philosophes romains, des sentiments tumultueux de peine ou de colère, d’envie ou de regret : ils trouvaient efféminés tous les mouvements involontaires ; et rougissant de les éprouver, ils ne s’attachaient point à les connaître dans eux-mêmes, ni dans les autres. L’étude du cœur humain n’était pour eux que celle de la force ou de la faiblesse. Toujours ambitieux de réputation, ils ne s’abandonnaient point à leur propre caractère ; ils ne montraient jamais qu’une nature commandée.

Cicéron est le seul dont l’individualité perce à travers ses écrits : encore combat-il par son système ce que son amour-propre laisse échapper. Sa philosophie est composée de préceptes, et non d’observations. Les Romains n’étaient point hypocrites ; mais ils se formaient au dedans d’eux-mêmes pour l’ostentation. Le caractère romain était un modèle auquel tous les grands hommes adaptaient leur nature particulière ; et les écrivains moralistes présentaient toujours le même exemple.

Cicéron, dans ses Offices, parle du décorum, c’est-à-dire, des formes extérieures de la vertu, comme faisant partie de la vertu même ; il enseigne, comme un devoir de morale, les divers moyens d’imposer le respect, par la pureté du langage, par l’élégance de la prononciation. Tout ce qui peut ajouter à la dignité de l’homme, était la vertu des Romains. Ce sont les jouissances philosophiques, et non les idées douces d’une religion élevée, qu’ils proposent pour récompense des sacrifices. Ce n’est point aux consolations du cœur qu’ils en appellent pour soutenir les hommes, c’est à la fierté ; tant leur nature est majestueuse, tant ils s’efforcent d’éloigner d’eux tout ce qui pourrait appartenir à des mouvements sensibles, ces mouvements fussent-ils même à l’appui de la plus sévère morale !

On ne voit donc, dans la première époque de leur littérature, aucun ouvrage qui montre une profonde connaissance du cœur humain, qui peigne ni le secret des caractères, ni les diversités sans nombre de la nature morale. C’eût été peut-être encourager les faiblesses, que d’en démêler les causes, tandis que les Romains voulaient en ignorer jusqu’à la possibilité. Leur éloquence elle-même n’est point animée par des passions irrésistibles ; c’est la chaleur de la raison qui n’exclut point le calme de l’âme.

Les Romains avaient cependant plus de vraie sensibilité que les Grecs ; les mœurs sévères conservent mieux les affections sensibles, que la vie licencieuse à laquelle les Grecs s’abandonnaient.

Plutarque, qui laisse de ce qu’il peint des souvenirs si animés, raconte que Brutus, prêt à s’embarquer pour quitter l’Italie, se promenant sur le bord de la mer avec Porcie, qu’il allait quitter, entra avec elle dans un temple ; ils y adressèrent ensemble leur prière aux dieux protecteurs. Un tableau qui représentait les adieux d’Hector à Andromaque, frappa d’abord leurs regards. La fille de Caton, qui jusqu’alors avait réprimé les expressions de sa douleur, en voyant ce tableau, ne put contenir l’excès de son émotion. Brutus, alors attendri lui-même, dit en s’approchant de quelques amis qui l’avaient accompagné : « Je » vous confie cette femme, qui unit à toutes les vertus de son sexe le courage du nôtre » ; et il s’éloigna.

Je ne sais si nos troubles civils, où tant d’adieux ont été les derniers, ajoutent à mon impression en lisant ce récit ; mais il me semble qu’il en est peu de plus touchants. L’austérité romaine donne un grand caractère aux affections qu’elle permet. Le stoïcien Brutus, dont la farouche vertu n’avait rien épargné, laissant voir un sentiment si tendre dans ces moments qui précèdent et ses derniers efforts et ses derniers jours, surprend le cœur par une émotion inattendue ; l’action terrible et la funeste destinée de ce dernier des Romains, entourent son image d’idées sombres qui jettent sur Porcie l’intérêt le plus douloureux24.

Comparez à cette situation Périclès défendant, devant l’aréopage, Aspasie accusée ; l’éclat de la puissance, le charme de la beauté, l’amour même tel que la séduction peut l’exciter, vous trouverez tous ces moyens d’effet réunis dans le récit de ce plaidoyer ; mais ils ne pénétreront point jusqu’au fond de votre âme. Dans le secret de la conscience se trouve aussi la source de l’attendrissement. Ce ne sont ni les préjugés de la société, ni les opinions philosophiques qui disposent de notre cœur ; c’est la vertu, telle que le ciel l’a créée, vertu d’amour ou vertu de sacrifice, mais toujours délicatesse et vérité.

Quoique les Romains, par la pureté de leurs mœurs et les progrès de leur esprit, fussent plus capables que les Grecs d’affections profondes, on ne trouve point dans leurs écrits, jusqu’au règne d’Auguste, la trace des idées et des expressions sensibles que ces affections devaient leur inspirer. L’habitude de ne laisser voir aucune de leurs impressions personnelles, de porter toujours l’intérêt vers les principes philosophiques, donne de l’énergie, mais souvent aussi de la sécheresse et de l’uniformité à leur littérature. « Quant à ce sentiment, dit Cicéron, vulgairement appelé l’amour, il est presque superflu de démontrer combien il est indigne de l’homme. » Ailleurs il dit, en parlant des regrets et des pleurs versés sur les tombeaux, que « ces témoignages de douleur ne conviennent qu’aux femmes ». Il ajoute « qu’ils sont de mauvais augure ». Ainsi l’homme qui voulait dompter la nature, cédait à la superstition.

Sans vouloir discuter ici quel avantage résulte, pour une nation, de cette force morale, exaltée par tous les efforts réunis des institutions et des mœurs, il est certain que la littérature doit avoir moins de variété, lorsque l’esprit de chaque homme a sa route tracée par l’esprit national, et que les efforts individuels tendent tous à perfectionner un seul genre, au lieu de se diriger vers celui pour lequel chacun a le plus de talent.

Les combats de gladiateurs avaient pour objet d’intéresser fortement le peuple romain par l’image de la guerre et le spectacle de la mort ; mais dans ces jeux sanglants, les Romains exigeaient encore que les esclaves sacrifiés à leurs barbares plaisirs, sussent triompher de la douleur, et n’en laissassent échapper aucun témoignage. Cet empire continuel sur les affections, est peu favorable aux grands effets de la tragédie : aussi la littérature latine ne contient-elle rien de vraiment célèbre en ce genre25. Le caractère romain avait certainement la grandeur tragique ; mais il était trop contenu pour être théâtral. Dans les classes même du peuple une certaine gravité distinguait toutes les actions. La folie causée par le malheur, ce cruel tableau de la nature physique, troublée par les souffrances de l’âme, ce puissant moyen d’émotion, dont Shakespeare a tiré le premier des scènes si déchirantes, les Romains n’y auraient vu que la dégradation de l’homme. On ne cite même dans leur histoire aucune femme, aucun homme connu, dont la raison ait été dérangée par le malheur. Le suicide était très fréquent parmi les Romains, mais les signes extérieurs de la douleur extrêmement rares. Le mépris qu’excitait la démonstration de la peine, faisait une loi de mourir ou d’en triompher. Il n’y a rien dans une telle disposition, qui puisse fournir aux développements de la tragédie.

On n’aurait jamais pu, d’ailleurs, transporter à Rome l’intérêt que trouvaient les Grecs dans les tragédies dont le sujet était national26. Les Romains n’auraient point voulu qu’on représentât sur le théâtre ce qui pouvait tenir à leur histoire, à leurs affections, à leur patrie27. Un sentiment religieux consacrait tout ce qui leur était cher. Les Athéniens croyaient aux mêmes dogmes, défendaient aussi leur patrie, aimaient aussi la liberté ; mais ce respect qui agit sur la pensée, qui écarte de l’imagination jusqu’à la possibilité des actions interdites, ce respect qui tient à quelques égards de la superstition de l’amour, les Romains seuls l’éprouvaient pour les objets de leur culte.

À Athènes, la philosophie était, pour ainsi dire, l’un des beaux-arts que cultivait ce peuple, enthousiaste de tous les genres de célébrité. À Rome, la philosophie avait été adoptée comme un appui de la vertu ; les hommes d’état l’étudiaient comme un moyen de mieux gouverner leur patrie. La grandeur de la république romaine était l’unique objet de leurs travaux ; elle réfléchissait sur ses guerriers, sur ses écrivains, sur ses magistrats plus d’éclat qu’aucune gloire isolée n’aurait pu leur en assurer.

Un même but doit donner à la littérature créée par la république romaine, un même esprit, une même couleur. C’est par la perfection et non par la variété, par la dignité et non par la chaleur, par la sagesse et non par l’invention, que les écrits de ce temps sont remarquables. Une autorité de raison, une majesté de caractère singulièrement imposante, garantit à chaque phrase, à chaque mot son acception toute entière. Loin d’avoir rien à retrancher à la valeur des termes, il semble, au contraire, qu’ils supposent au-delà de ce qu’ils expriment Les Romains donnent beaucoup trop de développements à leurs idées ; mais ce qui appartient aux sentiments est toujours exprimé avec concision.

La première époque de la littérature latine étant très rapprochée de la dernière de la littérature des Grecs, on y remarque aussi les mêmes défauts, qui tiennent, comme ceux des Grecs, à ce que le monde connu n’existait pas depuis longtemps. On trouve beaucoup de longueurs dans de certains sujets, de l’ignorance et de l’erreur sur plusieurs autres. Les Romains sont supérieurs aux Grecs dans la carrière de la pensée : mais combien toutefois dans cette même carrière ne sont-ils pas au-dessous des modernes !

La principale cause de l’admiration qui nous saisit en lisant le petit nombre d’écrits qu’il nous reste de la première époque de la littérature romaine, c’est l’idée que ces écrits nous donnent du caractère et du gouvernement des Romains. L’histoire de Salluste, les lettres de Brutus28, les ouvrages de Cicéron, rappellent des souvenirs tout-puissants sur la pensée ; vous sentez la force de l’âme à travers la beauté du style ; vous voyez l’homme dans l’écrivain, la nation dans cet homme, et l’univers aux pieds de cette nation.

Sans doute Salluste et Cicéron même n’étaient pas les plus grands caractères de l’époque où ils ont vécu : mais des écrivains d’un tel talent se pénétraient de l’esprit d’un si beau siècle ; et Rome vit tout entière dans leurs écrits.

Lorsque Cicéron plaide devant le peuple, devant le sénat, devant les prêtres ou devant César, son éloquence change de formes. On peut observer dans ses harangues, non seulement le caractère qui convenait à la nation romaine en général, mais toutes les modifications qui doivent plaire aux différents esprits, aux différentes habitudes des hommes en autorité dans l’état. Le parallèle de Cicéron et de Démosthène se trouve donc presque entièrement dans la comparaison qu’on peut faire de l’esprit et des mœurs des Grecs, avec l’esprit et les mœurs des Romains. La verve injurieuse de Démosthène, l’éloquence imposante de Cicéron, les moyens que Démosthène emploie pour agiter les passions dont il a besoin, les raisonnements dont Cicéron se sert pour repousser celles qu’il veut combattre, ses longs développements, les rapides mouvements de l’orateur grec, la multitude d’arguments que Cicéron croit nécessaires, les coups répétés que Démosthène veut porter, tout a rapport au gouvernement et au caractère des deux peuples.

L’écrivain solitaire peut n’appartenir qu’à son talent ; mais l’orateur qui veut influer sur les délibérations politiques, se conforme avec soin à l’esprit national, comme un habile général étudie d’avance le terrain sur lequel il doit livrer le combat.