(1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257
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(1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

I. — L’esthétique du roman1

Dans les deux volumes de ses Pages de critique et de doctrine, M. Paul Bourget réunit des préfaces, des discours, des articles, qui se rapportent en général aux thèses politiques et sociales du « traditionalisme ». Je ne m’occuperai pas de ces thèses. Mais certaines pages, à l’occasion de Taine, de Balzac, de Tolstoï, de Melchior de Vogüé, touchent à des questions sur l’esthétique du roman. La compétence de M. Bourget est ici certaine. Il a toujours été, et parfois à ses dépens d’artiste, un romancier conscient. Il a réfléchi sur la technique du genre. Il en a parlé beaucoup avec des maîtres : « Le dialogue, le portrait, la description, le choix du sujet, la crédibilité, la transcription du temps, la perspective des épisodes et celle des personnages, — autant de problèmes que nous agitions indéfiniment dans la chambre meublée de la rue Rousselet où vieillissait pauvrement Barbey, dans le logement encore bien modeste de la rue Dulong, aux Batignolles, où Maupassant commençait Bel-Ami, dans l’appartement bourgeois où Taine écrivait les premiers volumes des Origines de la France contemporaine. » Ses opinions méritent d’être sérieusement pesées.

Ce qu’il a éparpillé au fil de quelques articles, je tâcherai de le réunir en une file. On peut le grouper sous trois chefs : des réflexions sur les sources du roman, c’est-à-dire sur la psychologie du romancier, — sur la construction du roman, — sur les fins du roman.

I

Pourquoi écrit-on des romans, et quelles qualités y met-on précisément en jeu ? se demande M. Bourget, à l’occasion de l’Étienne Mayran de Taine. Taine avait commencé ce roman vers 1861, puis l’avait abandonné. M. Bourget indique les raisons qui le lui avaient fait entreprendre : la place matérielle, que l’état actuel des lettres fait plus brillante pour le romancier que pour le critique, les qualités d’artiste que se reconnaissait justement Taine, l’opinion qu’il avait que le roman est, en tant que création, supérieur à l’analyse, et, en tant qu’analyse, supérieur au reste de l’analyse. Il commença Étienne Mayran, et il se découragea, parce qu’il se sentait trop sous l’influence de Stendhal, et parce qu’une certaine probité timide, un certain manque d’imagination constructive le condamnait à l’autobiographie ; l’autobiographie d’autre part choquait sa délicatesse d’homme comme une exhibition, choquait aussi sa conscience d’artiste qui n’appréciait de romans que ceux où « le cordon ombilical était coupé » et où « les figures tournaient ». Il jeta alors dans un tiroir son roman inachevé, et se remit à son travail de critique et d’historien.

— À tort peut-être, dit M. Bourget. Il aurait pu continuer cette œuvre et continuer sur cette voie, son roman étant meilleur et ses raisons d’y renoncer moins bonnes qu’il ne croyait.

Le roman, ajoute M. Bourget, n’imitait Stendhal que dans la mesure où tout débutant est tenu d’imiter quelqu’un. Taine aurait trouvé son originalité. D’ailleurs « le romancier grandissait en lui, de page en page. Le huitième chapitre atteste un étonnant progrès de métier sur le premier ».

J’ai conservé pour Taine une admiration respectueuse et solide, et je ne sais s’il faut y faire entrer ou en excepter la préférence que je donne ici au jugement de Taine sur celui de M. Bourget. J’ai déjà bien de la peine à supporter dans Graindorge tout ce qui est fiction. Observons d’ailleurs que Graindorge était inspiré des Mémoires d’un touriste comme Étienne Mayran de Rouge et Noir. Mesurons la distance de Stendhal à Taine romancier, et considérons la nature de l’imitation. Victor Hugo, à trente ans, imite Walter Scott, et il écrit Notre-Dame de Paris. À cinquante ans passés il imite Eugène Sue et écrit Les Misérables. C’est l’imagination qui allume l’imagination. C’est une imitation par l’extérieur ; un mouvement et un décor qu’un romancier suggère à un autre romancier, et où celui-ci met son âme. Toute imitation féconde est une imitation superficielle, l’imitation d’une forme, d’un dehors. Plus un écrivain a de dehors, et plus il est accessible à cette imitation féconde, plus il rayonne d’une nature généreuse. Racine, qui est le maître de l’intérieur, du dedans, n’a pu être imité que par de froids pasticheurs. Voyez au contraire combien de génies débutants ont pu prendre pied par l’imitation la plus candide, la plus palpable du drame shakespearien, exprimer à travers cette imitation une âme nouvelle : Schiller avec Les Brigands, Goethe avec Goetz de Berlichingen, Hugo avec Cromwell, Musset avec Lorenzaccio, Ibsen avec Empereur et Galiléen, Maeterlinck avec La Princesse Maleine. M. Bourget lui-même, de qui a-t-il appris son métier ? De romanciers à dehors, à technique visible, de Walter Scott et de Balzac. Il est aussi dangereux d’imiter Stendhal que d’imiter Racine, parce que tous deux sont, à des points de vue bien différents, un paradoxe de limpidité et de simplicité, parce que l’imitateur voudra ajouter à leur dedans des dehors, les compléter, les enrichir, faire mieux, — et tout sera gâté. La spontanéité de Stendhal est pour Taine une nature qui est en deçà de l’art, et qu’il s’efforce d’amener à l’art. Étienne Mayran, c’est du Stendhal écrit, habillé, composé, — manqué. Son héros est un Julien Sorel factice, fait de quelques pièces raides. Taine a bien jugé. Il a vu qu’Étienne ne vivait pas, et que lui ne ferait jamais vivre de personnages imaginaires. Il s’est rabattu sur le réel, sur les personnages historiques, mais ses portraits des Origines sont composés en somme comme son Étienne Mayran. Son Danton, son Robespierre, son Napoléon, ont une vie puissante et monotone, pensée a priori, organisée non pas autour d’une âme mais autour d’une définition, d’une faculté maîtresse. Ils témoignent d’un génie d’interprétation par l’abstrait, non de réalisation dans le concret, et ce génie est mal à sa place hors de l’histoire. La raideur naturelle à ses lignes, c’est toujours vers Stendhal que Taine se tournait pour essayer de la détendre et d’épouser plus près la souplesse de la vie. Chaque année, nous dit-il, il relisait La Chartreuse de Parme.

Observons que, des deux héros, Étienne Mayran est raconté dans une autobiographie de Taine, tandis que Julien Sorel est composé par Stendhal assez objectivement, à l’occasion d’une cause célèbre jugée aux assises de Grenoble. Ce n’est pas seulement la différence de deux écrivains qui nous occupe, mais celle de deux genres. Il est très rare qu’un auteur qui s’expose dans un roman fasse de lui un individu vivant. Des Mémoires donnent bien l’impression de la vie, mais tout autre que celle d’un roman. Balzac, qui luttait contre l’état-civil, a mis au jour une fois au moins un personnage amorphe, un enfant qui n’a pas un trait de l’enfant : c’est lorsqu’il a voulu se raconter lui-même et qu’il a écrit Louis Lambert. Et Louis Lambert nous donne peut-être dans son didactisme la clef théorique de cette faculté du vrai romancier, qui crée des personnages avec sa substance propre (ce que Balzac comme Schopenhauer appelle sa Volonté) et, livré à eux, cesse d’être intéressant pour lui-même, soit qu’un tel état devienne chez lui, par l’entraînement professionnel, une habitude, comme pour Balzac, ou qu’un égoïste comme Stendhal y trouve un alibi momentané, ou qu’il flotte, comme c’est l’ordinaire, entre ces deux types extrêmes. En d’autres termes, le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible, la biographie par Sextus Tarquin de tous ces Sextus Tarquins que, dans l’apologue qui termine La Théodicée de Leibnitz, la divinité montre à Sextus peuplant à l’infini l’infinité des mondes possibles. Il semble que certains hommes, les créateurs de vie, apportent la conscience de ces existences possibles dans l’existence réelle. S’ils prennent pour sujet de leur œuvre cette existence réelle, elle se réduit en cendre, elle devient fantôme, sous la main qui la touche. Elle a eu sa vie, elle n’a pas droit à une autre. Le génie, du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel. De chaque coulée, il exige qu’elle soit de source, et vierge.

Le point où Taine s’est découragé de son roman est celui-là même où ce roman paraît à M. Bourget prendre son plus vif intérêt. « Rien de plus intéressant, dit M. Bourget, rien de moins souvent traité que ce thème, et riche pourtant en signification : l’adolescent qui commence à penser. Balzac l’a touché, avec sa supériorité habituelle, dans Louis Lambert. Le huitième chapitre d’Étienne Mayran peut être mis en regard. » Question en effet très curieuse. Comment se fait-il que ce thème ait été, comme le remarque M. Bourget, si peu traité ? Et comment se fait-il qu’il ait été traité de façon en somme si scolastique et si sèche par Balzac et par Taine ? Est-il pour l’homme de réflexion et de pensée un thème plus abondant en musiques prenantes, que celui où il revivrait son entrée dans le monde vierge encore de l’intelligence ? Comme on se souvient de son premier émoi de jeune homme, celui qu’on ne revivra jamais, devant un matin d’Italie, ne garde-t-on pas vibrant encore le premier Italiam ! Italiam ! qui dévoile à des regards fiévreux de seize ans l’univers des idées, et comment l’art peut-il faillir à son devoir naturel de lui donner la seconde naissance, de le transcrire au registre d’or ? C’est un fait pourtant : il y a manqué.

Ou plutôt il l’a fait une fois, et jamais plus il n’y est revenu. Ce lever de soleil de la pensée et sa rougissante ferveur, nous les avons vus dans les dialogues de Platon, et pas ailleurs. L’art d’Athènes a, de ses doigts légers, et d’une seule et frêle ligne, ainsi qu’à la paroi d’un vase, tracé cette figure sacrée ; et elle fait la seule des figures antiques qu’une délicatesse secrète défendit à l’art classique français, à tout l’art moderne, de s’essayer à reproduire. Pas un trait qui dans l’autobiographie intellectuelle de Descartes, dans le Discours de la Méthode, nous révèle ce collégien de La Flèche, figure olivâtre et maigre, aux cheveux noirs et aux yeux ardents comme un Bonaparte de la pensée, à l’heure où l’intelligence le toucha de son rayon et lui découvrit par la forêt scolastique ses droites avenues. L’enfance et l’adolescence sont pour le xviie  siècle des infirmités naturelles dont il n’est pas décent de parler, une fois que la nature vous a soustrait à elle. Il semble que depuis les Grecs le péché originel ait été étendu à toutes les naissances, à celles aussi de l’esprit. Ce n’est pas le moment d’insister. Mais relisez un matin Charmide et Lysis, et allez voir ensuite au Louvre ce tableau anonyme du xviie  siècle, qui s’appelle Un précepteur et son élève. Vous jouirez d’une belle courbe de pensée historique.

Comme le jongleur qui offre à la Vierge l’humble tribut de ses pauvres tours, Taine, sur cette aurore des jeunes socratiques, écrivit sa thèse latine, De personis Platonicis, devenue son article sur les Jeunes Gens de Platon. Je l’imagine, adolescent, lisant Platon comme son voisin lisait Daphnis et Chloé, arrivant en fin de compte, avec cette thèse, à un triste alibi comme celui de ce voisin qui franchissait un seuil toléré. Nous sommes de pâles Épigones…

Mais ce sont là raisons à côté, et sentimentales. Pourquoi le roman de la jeune intelligence n’a-t-il pas été écrit, quand depuis un siècle tant de romans parfaits de l’enfance sont nés ? Je dis romans, et non souvenirs, ou plutôt je dirai souvenirs en tant qu’ils deviennent des romans, en tant qu’ils transforment l’enfant réel que l’on fut et que l’on ignore en l’enfant possible que l’on construit et que l’on croit avoir été. Peut-être l’enfance et l’adolescence sont-elles pour le roman deux matières très inégalement observables et fécondes. L’enfance paraît claire, limpide, spontanée, elle se livre, elle a sa vie et sa logique à elle, qui sont harmonieuses et complètes. L’adolescent est tout en secrets inavoués, en demi-teintes, en malaise et en transition. L’enfance marque un état et l’adolescence un passage. Pour l’artiste, pour le romancier, l’enfance révèle une matière aimable, et l’adolescence dissimule un sujet ingrat. Il ne peut rendre sensible la transition de l’adolescence qu’en l’arrêtant, ordonner le désordre qu’en le supprimant. Évidemment nous ne savons pas ce qu’est, au fond, un enfant. Mais l’art dispose, pour créer des enfants vivants, d’une hypothèse commode, féconde, admirable : celle que le génie poétique est une enfance continuée, et que l’enfance est un génie poétique. Vraie ou fausse, cette hypothèse met, dans le roman enfantin, l’auteur de plain-pied avec son sujet. L’esprit d’observation et l’esprit d’invention, dont l’harmonie donne naissance au roman, bénéficient l’un et l’autre de conditions privilégiées : observation d’un sujet qui paraît si malléable et transparent, invention dont le ressort est le même que celui de la chose inventée, de la chose observée. Dans Le Moulin sur la Floss, qui me paraît l’œuvre la plus donnante et la plus saine, la plus belle rivière épique du roman au xixe  siècle, comparez cette abondante création de poète qu’est l’enfance de Maggie et de Tom avec les formes rapides, abrégées, qui demeurent seules pour nous indiquer leur adolescence. Et George Eliot en avait fort bien conscience, puisqu’au sortir immédiat de l’enfance, elle les a fait mûrir tous deux par le malheur, les a soustraits à l’adolescence pour les jeter dans la vie.

Tandis que le roman de l’enfance épanouit l’ample et multiple figure d’un âge, le roman de l’adolescence, dans ce désarroi du romancier et de son sujet, se réduit à un point, à une crise, à l’histoire des premières amours. Et alors la psychologie de l’âge disparaît presque entière sous celle de l’amour. Les exceptions sont rares. Il ne me vient à la mémoire que celle de Jean-Christophe. À la différence de ce qui a lieu d’ordinaire, le chef-d’œuvre du livre, sa partie centrale et solide, c’est l’histoire de l’adolescent, c’est la vie de l’intelligence et des sens étudiée avec une minutie divinatrice, en fonction très précise de l’adolescence. On dirait que, dans cette histoire d’un musicien, Romain Rolland aborde le roman avec une nature de musicien, une nature qui ne s’arrête pas en tableaux, mais sympathise avec un mouvement, ne s’éprouve vivante que dans la fluidité pure, dans l’acte de la succession, dans une croissance ardente et fiévreuse, une adolescence perpétuelle.

C’est que le musicien Jean-Christophe est une sensibilité, le contraire par exemple d’un Julien Sorel qui est une volonté, d’un Étienne Mayran qui va être une intelligence. Si l’adolescent qui commence à sentir, à aimer, peut devenir sujet de roman, il est très difficile au romancier que son héros sente, aime en adolescent, que l’accent soit sur ceci : un commencement. Sitôt que l’amour s’installe, il est l’amour éternel. Dès lors l’adolescent qui commence à penser peut moins encore fournir matière à une œuvre d’art. Au contraire de l’amour, la pensée qui commence n’est pas dans son acte, elle paraît à celui qui l’a dépassée un état inchoatif, un balbutiement. Ce que l’on pense d’abord est toujours banal, et la flamme intérieure, le pur enthousiasme qui l’accompagne, apparaît ensuite, toujours, comme une illusion. L’idéal de la pensée est en avant de l’homme, dans une fin, et non en arrière, dans un commencement. Le fait de la pensée devient œuvre d’art en tant qu’il est cette plénitude et cette fin. Charmide et Lysis sont beaux, mais d’une beauté qui se rapporte à l’amour, à l’action, à la vie, et que l’émoi de pensée revêt seulement d’une fleur passagère, d’un duvet qui s’évapore dans une rougeur ou un sourire. La claire, l’indestructible et la substantielle beauté de la pensée en tant que telle, elle est dans le vieux Socrate du Phédon : « Et les Thébains diraient vrai, si ce n’est en ceci, qu’ils le savent. » Devant ces grandes plaines de lumière que connaissent la maturité et la vieillesse, comme les premiers feux pâlissent et ne relèvent bientôt que du silence et de l’oubli ! Vue du dehors, la pensée de l’adolescent fait un spectacle médiocre, aussi bien que l’amour chez Arnolphe, Roméo et Juliette qui meurent après leur première nuit d’amour, Gaston de Foix, tué à vingt-deux ans dans l’éclat du triomphe et du génie, obtiennent un destin de dieux privilégiés. Mais, si je suis sensible à la grâce et à la ferveur de la Danse devant l’Arche, c’est qu’elle me mène à plaindre Henri Franck de n’avoir pas atteint le palier d’où il aurait souhaité qu’elle fût oubliée, s’il ne l’avait déjà lui-même oubliée.

On devine alors pourquoi la plume de Taine s’est découragée et cassée sur ce thème de roman qui lui paraissait si propice : « L’adolescent qui commence à penser ». Ce thème, il en a vu la misère, pas assez tôt heureusement pour ne pas confirmer son expérience et la nôtre au moyen de son stérile essai. Étienne Mayran commence à penser, non dans un émoi confus, mais par découvertes faites peu à peu, par acquisitions limpides, méthodiques, abstraites. « Il reste, dit M. Bourget, un clair et prudent bourgeois français qui continue de raisonner, même dans cette fièvre d’une révélation. Il en tire une philosophie, mais d’une utilité immédiate, et qui n’est pas très loin de celle de Candide, tant le célèbre : “Cultive ton jardin”, représente le fond même de notre race. “Le train régulier des classes, dit Taine, les appels de la cloche, toutes les portions automatiques de la vie lui semblaient maintenant commodes, après lui avoir été insupportables. La pension était une mécanique qui lui ôtait le souci des choses inutiles. M. Carpentier et les maîtres d’études étaient des domestiques excellents pour mener et panser la bête.” » Cette façon raisonnable et sèche d’entrer dans le monde de l’intelligence peut-elle être celle d’un adolescent à l’esprit ardent, confus et généreux ? Le Taine de 1861, quelle pensée son sens au moins technique de la vie lui suggéra-t-il, lorsqu’il vit l’Étienne Mayran qui sortait de ses mains ? Un petit vieux de seize ans ! Il n’y a pas là seulement l’échec de l’auteur, mais l’échec du genre, du roman sur « l’adolescent qui commence à penser », roman qui ne peut aboutir qu’à l’un ou l’autre de ces deux attentats, vieillir l’adolescent ou puériliser la pensée.

Quoi qu’il en soit de ce projet particulier, M. Bourget regrette la décision de Taine et croit qu’il aurait réussi dans le roman : « Qui pouvait mieux que lui, dit-il, traiter ce thème ; l’histoire de la sensibilité d’un grand intellectuel dans le Paris d’après 1850 ? » Il se fût agi, cette fois, du roman de l’homme qui pense, et contre ce roman ne valent plus les objections de principe et de fait qui vont contre celui de l’adolescent au début de la pensée. Peut-être Bouvard et Pécuchet donne-t-il la caricature d’un grand et décisif roman dont la place était marquée à cette époque, et qui ne fut pas écrit, d’une Recherche de l’Absolu qui eût brisé son cadre individuel et flamand pour devenir un grand tableau social et vivant. Mais Taine ici était-il qualifié ? C’est possible. Qualifié pour nous donner une magnifique œuvre manquée, une œuvre dont tous les personnages eussent été des automates saccadés, bâtis par principes, où l’on eût sauté avec effroi les pages d’esprit, comme celles de Graindorge, ou comme, dans Étienne Mayran, les tirades grinçantes et si douloureuses du camarade blagueur d’Étienne, du loustic de la pension Carpentier. Mais certainement on y eût rencontré des pages d’une masse et d’une gravité puissantes dont la musique nous soutiendrait encore : quelque figure visible, sous une forme ou sous une autre, — cabinet de savant ou bureau du ministère — de ces « petits faits » se dégorgeant innombrablement pour devenir sous l’esprit ordonnateur un système, un levier, une preuve ; le tableau dont Taine nous donne comme le carton dans le paragraphe de la Révolution sur Roland et sa femme dépouillant le courrier de l’Intérieur. (On s’aidera à le situer dans un roman si on se rappelle le beau chapitre de Cinq-Mars où Vigny peint Louis XIII devant le terrible portefeuille des Affaires.) On y eût trouvé de superbes méditations dans une forêt, et comme finale quelque colossale figure de la science inhumaine, pareille à celle qui termine Les Philosophes classiques, ou à la Niobé du Voyage en Italie.

M. Bourget estime que Taine « eût créé un type nouveau de fiction, comme il a créé depuis un type nouveau d’histoire. Je vois en esprit les quatre ou cinq livres qu’il eût composés ainsi. J’en pourrais dire, me semble-t-il, et la matière et la facture ». La facture, soit : l’observation voulue, tendue et factice charriée dans le grand rythme épique que nous versent les Origines, — une formule, qui peut-être n’eût pas été très loin de celle de Zola. Mais la matière ? M. Bourget pense peut-être que Taine aurait pu présenter sous forme de roman les thèses auxquelles les Origines ont donné la forme historique, créer un roman social, un roman argumenteur, oratoire et qui cherche à convaincre, analogue à celui de M. Paul Bourget lui-même ? C’est un rêve bien chimérique. Taine portait en lui un fond de sérieux qui ne lui laissait pas concevoir que l’on pût présenter la vérité autrement que comme carrée et claire, au nom de celui qui l’affirme et sous sa responsabilité. Exprimer ses idées ou ses émotions par des personnages de roman lui eût paru un détour artificiel et peu loyal. Un certain sentiment des substituts négatifs et des approximations personnelles que comporte la vérité, sentiment qui peut équivaloir dans les romans de M. Anatole France, par exemple, à celui de la vie vraie et le remplacer subtilement pour aider l’auteur à créer, sous des apparences d’hommes, des points de vue, manquait à Taine. Et je suis étonné que M. Bourget n’ait pas évoqué ici la matière toute différente dont Renan résolut le même problème, put triompher là où Taine avait renoncé.

Lorsque Renan, plus tard, à vrai dire, que Taine, toucha à la narration et à la fiction, il y réussit en maître. Comparez les Souvenirs à Étienne Mayran, les Drames philosophiques à Graindorge ! C’est que Renan, avec un sens d’une merveilleuse finesse, usa de la fiction sans aller au-devant d’elle, juste au moment de son chemin où elle s’offrait à lui comme un fruit à cueillir. Fiction ou souvenir, poésie et vérité : « Ce qu’on dit de soi, écrit-il, est toujours poésie. » Cette poésie venait sous sa plume d’historien et de critique aux heures où la vérité se dissolvait pour lui en nuances, et je pense bien que s’il s’était écouté, s’il ne s’était pas cru attaché, par un devoir professionnel, à ses monuments historiques, déserts et morts aujourd’hui, ainsi qu’à son Corpus, il eût été très loin dans cette voie, eût conté, pour notre charme, bien d’autres histoires que celle du Broyeur de lin, bâti d’autre théâtre que ses quatre Drames. « La forme de Souvenirs m’a paru commode pour exprimer certaines nuances que mes autres écrits ne rendaient pas. » Et ses drames, ce sont des conversations, dit-il, entre les lobes de son cerveau… Cette voie de la fiction, qui est celle de Marius l’Épicurien, de La Rôtisserie de la reine Pédauque, du Jardin de Bérénice, d’En marge des vieux livres, et où Renan est maître, voyez, sans que j’insiste, toutes les raison qui la fermaient à Taine. Je crois qu’en somme il s’est bien jugé, et qu’en fait de roman la limite vraie à laquelle sa nature lui permettait d’atteindre et de s’arrêter était son Napoléon.

Pourquoi et avec quelles qualités écrit-on des romans ? Comme M. Bourget, je n’ai pas voulu dépasser, dans une question si vaste, le cercle d’un exemple particulier. Que le lecteur transforme ici en raisons positives d’en écrire les raisons négatives qui ont retenu Taine et arrêté Étienne Mayran. Ces raisons positives ont elles-mêmes des espèces qui varient peut-être avec chaque romancier, qui varient certainement avec chaque groupe de romanciers. On voit quel effort et quel discernement seraient nécessaires à une critique et à une psychologie qui voudraient aller plus loin.

II

Le génie du romancier étant donné, ses personnages et ses milieux puisant dans sa vie leur vie, quelles seront les qualités essentielles et les qualités secondaires du roman ? À quelles conditions atteindra-t-il la qualité de chef-d’œuvre, et quels accidents le retiendront-ils sur un plan un peu inférieur ? On pense bien que M. Bourget ne traite pas cette énorme question, et que je ne m’y risquerai pas non plus. Je signalerai seulement, pour réfléchir à leur propos, les points où il l’effleure.

Constatant chez Tolstoï une puissance d’évocation créatrice aussi grande que chez aucun, il reconnaît (et ce n’est pas une nouveauté) « qu’il lui manque une autre qualité, sans laquelle il n’est pas de chef-d’œuvre accompli. Cette qualité, la rhétorique classique la nommait d’un terme bien modeste : la composition ». Et de ce que Tolstoï l’ignore, de ce que Guerre et Paix et Anna Karénine se déroulent sans plan organique, sans ossature, commencement, milieu, ni fin, M. Bourget conclut « qu’avec toute sa force, Tolstoï n’est encore qu’un génie informe et inachevé ».

(Remarquons que ce qui est vrai de ces deux grands romans, ne l’est pas de La Mort d’Ivan Ilitch ou de Résurrection, qui sont bien charpentés.)

On touche là une question d’esthétique très délicate. Un roman qui n’est pas conçu selon un ordre de composition organique, comme une pièce de théâtre, est-il nécessairement inférieur ? (Je crois que M. Bourget a tort de comparer Guerre et Paix à Tartuffe et à Hamlet, puisqu’aucune œuvre dramatique n’a jamais existé sans composition serrée, et qu’il n’en est pas de même du roman.) Mais, avant de qualifier, peut-être serait-il d’une bonne méthode de distinguer. Il me paraît que l’on peut, de ce point de vue, classer les romans en trois espèces, et je les appellerai, faute d’autres noms : le roman brut, qui peint une époque, le roman passif qui déroule une vie, le roman actif qui isole une crise.

Le roman qui a pour objet la peinture d’une époque présente cette époque dans sa complexité, de façon à donner une impression de temps multiple, de force inépuisable, d’un rythme de vie sociale qui déborde toute représentation individuelle, toute existence individuelle, et que l’on ne peut réduire au développement d’un organisme individuel sans le défaire et le dénaturer. C’est le roman de Tolstoï. Ce sont aussi Les Misérables. Cet art, M. Bourget ne l’admet pas : « J’ai souvent entendu dire, écrit-il, que l’incohérence d’un livre comme Guerre et Paix reproduisait merveilleusement l’incohérence de la vie. Ce sophisme ne résiste pas à la réflexion. La vie n’est incohérente que pour les intelligences incapables de démêler les causes. Elle est, au contraire, intimement et profondément logique pour qui sait voir ces causes, et le grand art littéraire consiste à montrer cette nécessité intérieure, l’ordre secret sous l’apparente anarchie des événements. » On reconnaît le dogmatisme intempérant de M. Bourget. Tout est logique par un côté et mystère par un autre. Le romancier qui nous donne le sentiment du mystère nous amène à un sentiment vrai, tout aussi bien que celui qui nous fait toucher une armature logique. Mais il y a un sentiment du mystère plein et un sentiment du mystère vide. Lorsque Victor Hugo, ayant raconté la bataille de Waterloo, dans Les Misérables, se met à méditer sur la chute de Napoléon, et ne lui trouve que cette explication amplement développée : Cet homme gênait Dieu ! — nous ne reconnaissons là que du bavardage et du bruit, c’est la forme vide du mystère. Guerre et Paix ne nous présente pas d’explication. Mais par la lenteur de la narration, par ses tours et ses retours, par son fractionnement en épisodes, il nous fait présentes et sensibles les forces de résistance passive qui usent et détruisent Napoléon. Ce génie oriental de patience et de durée que Tolstoï incarne dans Kutusof, il le développe, lui aussi, dans son roman même, et il nous oblige à l’incarner en lui. Napoléon qui s’étonne de ne pas recevoir à Moscou les propositions de paix d’Alexandre, et qui s’imagine que la guerre russe, comme un siège de Louis XIV, comme les campagnes de Prusse et d’Autriche, sera réglée régulièrement en cinq actes prévus (marche sur la capitale, grande bataille, entrée dans la capitale, traité de paix, rentrée dans Paris par les Champs-Élysées), — lui que le silence d’Alexandre scandalise, c’est le romancier français demandant à Guerre et Paix nos qualités classiques. Alexandre Ier et Tolstoï, comment eussent-ils renoncé à ces deux trésors de la force russe, l’espace et la durée ? Nous sommes ici au cœur même de la vérité littéraire : un écrivain dont l’art est consubstantiel à son sujet et dont le sujet est consubstantiel à sa race.

Qu’un autre romancier russe, Tourgueneff, ait écrit des romans qui sont des chefs-d’œuvre d’harmonie, d’équilibre, de composition, cela ne diminue pas plus Tolstoï que Tolstoï ne diminue Tourgueneff. Tourgueneff est aussi russe en composant à la française que Tolstoï en décomposant à la russe. Il faut à la Russie sa capitale de nutrition, Moscou, et sa capitale de relation, Pétersbourg. Anna Karénine et Fumée sont deux chefs-d’œuvre. En refusant de préférer l’un à l’autre, je n’abdique pas mon jugement : il y a quelque chose de plus beau que l’un ou que l’autre, c’est l’un et l’autre, c’est leur opposition, et, par suite, leur harmonie.

Le roman passif ne crée pas le principe de son ordre. Il le reçoit tout fait de la réalité, de la vie. Il prend comme son unité simplement l’unité d’une existence humaine, qu’il raconte, et qui lui fait un centre. C’est en somme le type le plus simple et le plus commun du roman. Gil Blas en demeure chez nous le modèle. Il plaît particulièrement aux romanciers anglais. Dickens le pratique de préférence, George Eliot lui donne plus d’ampleur et de solidité en substituant volontiers la perspective d’une famille, comme dans Le Moulin sur la Floss ou Adam Bede, à celle d’un individu, bien que cette dernière lui ait fourni un chef-d’œuvre technique, minutieux et un peu froid, Romola. Ce genre de roman tient au premier, au roman brut, en ce qu’il dispose librement de la durée, en ce qu’il peut s’étendre indéfiniment sans perdre son unité, en ce qu’il accepte docilement toutes les digressions. Il va de soi qu’on y reconnaîtrait facilement plusieurs espèces secondaires, selon qu’il se rapproche davantage du roman brut ou qu’il va plutôt au roman actif. On y distinguerait par exemple ces trois catégories : le roman enregistreur, dont Gil Blas, David Copperfield sont les types, vrai roman passif, dont le héros est un homme moyen, modifié du dehors par les événements de sa vie, d’une vie qui a pour fin naturelle une expérience moyenne, indulgente, et qui se termine quand le héros est « arrivé » ; — le roman progressif à évolution lente, le développement normal d’un caractère donné dès son principe ; les deux romans de Stendhal en sont les chefs-d’œuvre ; — le roman progressif à mutation brusque, qui portera de préférence sur des caractères de femme, et qui d’ailleurs ne se distingue pas profondément du précédent, puisque l’art du romancier cherche à établir sous l’apparence de cette mutation brusque les assises d’une logique : ainsi Madame Bovary et Romola.

Le roman actif est le roman dans lequel l’ordre n’est pas donné du dehors par l’unité d’une époque ou celle d’une existence humaine, mais est créé par une libre disposition du romancier. Il isole et déroule un épisode significatif. Il est cette œuvre de composition méthodique qui paraît à M. Bourget la forme supérieure du roman. Je ne le contredirai pas ; mais il faudrait bien préciser le sens de ce terme, la composition, qui, si l’on veut sortir d’une généralité inopérante, est peut-être moins clair qu’il ne paraît.

« Une chose est parfaite et entière, dit Aristote, quand elle a un commencement, un milieu et une fin » (Poétique, VII), et il continue en montrant que, par ces trois termes, il ne faut pas entendre seulement des places dans la durée, mais des natures propres, irréductibles. M. Bourget, qui emploie les mêmes mots, ajoute : « un point de vue ». Évidemment ; mais c’est là le plus bas degré de la composition. Il est peu d’œuvres d’art assez inorganiques pour ne pas le comporter.

La vérité est que, si l’on sort de ces généralités, le terme de composition aura un sens propre à chaque art, même à chaque genre. La composition en sculpture est très différente de ce qu’elle est en peinture. Elle est encore plus différente de la musique aux autres arts. C’est ce que je ne puis développer ici ; mais je crois que, provisoirement, l’exemple du roman donnera une vraisemblance suffisante à cette idée générale.

Dans le roman, le terme de composition présente trois sens assez différents. Il y a l’art de composer une intrigue, l’art de composer un caractère, l’art de composer un état.

L’art de composer une intrigue est, évidemment, un art, mais c’est plus évidemment encore, un art inférieur. Ivanhoé, Une ténébreuse affaire, beaucoup de romans de M. Bourget, sont de ce point de vue bien composés, tandis que Les Trois Mousquetaires, La Femme de trente ans, Anna Karénine sont, de ce même point de vue, mal composés. Mais un lecteur cultivé ne prend pas beaucoup au sérieux ni ce mérite ni ce grief. Dans Eugénie Grandet ou dans Le Curé de Tours, nous sentons que la qualité du chef-d’œuvre vient en partie de ce qu’il y a peu d’intrigue, de ce que le miel est sans cire, d’une sincérité et d’une transparence supérieures.

La composition de l’intrigue ne prend une valeur d’art que lorsqu’elle est un moyen dans la composition d’un caractère ou de caractères. Aristote loue Homère d’avoir choisi, pour composer l’Iliade et l’Odyssée, les épisodes de l’histoire d’Achille et d’Ulysse qui mettent le mieux en valeur leur caractère. Et j’y verrais une part essentielle dans l’art du roman si je ne réfléchissais à ceci que la beauté d’un roman non seulement peut exister avec une intrigue et des caractères à peu près nuls, mais encore peut être fondée précisément sur la nullité de cette intrigue et de ces caractères. C’est la découverte du réalisme et la formule de Madame Bovary. Le frottement séculaire du rouleau administratif dans une petite ville normande y a détruit toute capacité d’événements dramatiques, y a fait les caractères émoussés, et le centre du roman n’est plus cette réalité d’action qu’étaient Achille et Ulysse, c’est au contraire un vide d’ennui en la personne d’Emma. Comme le roman de Don Quichotte fut conçu en un contre-roman, cette épopée typique de la France bourgeoise qu’est Madame Bovary fut imaginée en une contre-épopée. Elle est en même temps un contre-drame. Elle se relie à l’esthétique de Bouvard et Pécuchet quand ils préparaient la vie du duc d’Angoulême, et de Flaubert lui-même, cela va de soi, quand il écrivait Bouvard et Pécuchet.

Composer un état, c’est mettre son ou ses personnages dans une situation morale tragique, et, comme ce tragique est probablement le sommet de l’art, il semble que le roman ait chance de trouver là l’occasion de ses chefs-d’œuvre. La Princesse de Clèves est la composition moins d’une intrigue et d’un caractère que d’un état. M. Bourget, qui a écrit tant de romans médiocres, a réalisé peut-être avec L’Échéance, l’œuvre la plus saisissante du roman dans ce domaine. Mais cette composition tragique n’appartient au roman que par accident, elle est le principe de la tragédie. Elle a sa place naturelle au théâtre. Cette forme qui devrait être, semble-t-il, la plus haute du roman, y est exceptionnelle et précaire. Elle appartient à un autre genre, à un autre ordre.

Si l’œuvre composée, équilibrée, à la française, que M. Bourget oppose aux romans désordonnés de Tolstoï, était en effet la perfection du roman, comment expliquer que notre époque classique, lorsqu’elle a cultivé le roman, ait tourné si délibérément le dos à cette perfection ? M. Bourget cite le mot de Melchior de Vogüé sur Guerre et Paix : « Guerre et Paix n’est pas un roman, c’est une Somme, la somme des observations de l’auteur sur tout le spectacle humain. » Une Somme, le mot est profond, mais précisément n’est-ce pas pour cela qu’elle est un roman ?

Nos deux siècles classiques ont, au fond, eux aussi, considéré le roman non comme une œuvre harmonieuse, équilibrée, composée et compensée, mais comme une Somme. On connaît les lendemains du Cid. Quels sont ceux de La Princesse de Clèves ? Le Grand Cyrus et la Clélie sont des Sommes comme le roman de Rabelais, des sommes de la vie précieuse et de l’analyse sentimentale. Et lorsqu’au xviiie  siècle survient une renaissance du roman, que sont toutes ses œuvres, sinon des Sommes ? C’est une Somme d’événements que le roman de Lesage ; où est la composition serrée dans Gil Blas et Le Diable boiteux, sinon à l’intérieur de chaque épisode ? C’est une Somme que les romans de Voltaire, malgré leur courte étendue : Candide et Zadig ne consistent qu’en une succession d’épisodes. Ce sont des Sommes que les romans minutieux et patients de Marivaux, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu. C’est une Somme que La Nouvelle Héloïse, composée à peu près, avec sa franchise de forme épistolaire, comme Anna Karénine ; Manon Lescaut est à peine une exception, et Paul et Virginie compte ici vraiment peu.

La raison, elle s’aperçoit bien vite. C’est que le roman, pour l’âge classique, n’est pas précisément un genre. Il forme au-dessous des genres une sorte de milieu commun, vague, un mélange, une confusion, dont l’essence est précisément d’être ce mélange et cette confusion. Il se définit par opposition au genre privilégié, le théâtre, tragédie ou comédie, dont le principe est l’unité et la composition, et qui ne souffre, lui, ni mélange, ni désordre. On pouvait écrire, à quelques occasions, des comédies à tiroir comme Les Fâcheux ou Le Mercure galant ; les tiroirs n’en étaient pas moins le contraire même du vrai théâtre. Au contraire les romans de Lesage, de Voltaire, de Rousseau, sont presque des romans à tiroirs, Le Diable boiteux et Zadig en sont tout à fait. Rien de plus commode que ces tiroirs, en effet, pour faire une somme, pour y vider des poches pleines. Tragédie, comédie, pamphlet, politique, musique, histoire, agriculture, larmes, rires, tout cela peut et doit se succéder dans un roman : le mélange de la prose et des vers eût, partout ailleurs, scandalisé Boileau ; mais du moment que la Psyché de la Fontaine était un roman…

Dire pourquoi ce genre inférieur l’a emporté au xixe  siècle sur les genres classiques, pourquoi le roman a débordé sur toute la prose ainsi que le lyrisme sur la poésie, ce serait s’engager dans des pages et des pages d’histoire littéraire. Mais en somme le principe des classiques était juste. Tout roman implique un minimum de composition (flottement n’est pas incohérence) ; mais aucun roman ne peut réaliser le maximum de composition : « Le Ménage de garçon, Tartuffe, Hamlet, dit M. Bourget, sont composés. Ils représentent des types d’art très différents. Un caractère leur est commun… Rappelez-vous par contraste Guerre et Paix et Anna Karénine. » Sur trois exemples de composition, M. Bourget, qui dit citer au hasard, est obligé d’en nommer deux qui sont du théâtre, et cela me paraît assez typique. Une texture de roman est toujours plus souple, plus indéterminée, que celle d’une œuvre dramatique. Un roman a le temps. Le théâtre, à qui les classiques concédaient vingt-quatre heures, n’a pas le temps. Un roman a l’espace, et il décrit. La disparition dans l’espace est interdite à la tragédie. L’esthétique propre du roman est bien, comme les classiques l’avaient vu, une esthétique de composition desserrée, de temps, d’espace. La Princesse de Clèves et L’Échéance ne me paraissent pas moins des chefs-d’œuvre, mais des chefs-d’œuvre d’esthétique dramatique, comme la Sainte Famille peinte par Michel Ange est un chef-d’œuvre d’esthétique sculpturale. Ils font, eux aussi, en se déversant du côté dramatique, la preuve de cette plasticité, de cette fusion ou de cette confusion des genres qu’implique le roman.

C’est là sa vraie nature, et il est fort possible qu’il y retourne de plus en plus. Ce roman-somme à la Tolstoï, que le goût populaire français apprécia dans Les Mystères du peuple et Les Misérables, et dont Balzac voulut après coup que la Comédie humaine donnât au moins l’étiquette, Jean-Christophe nous l’a rendu à une échelle un peu réduite. On demande, il est vrai, pour l’instant au roman des qualités de discipline et de construction ; peut-être s’apercevra-t-on que l’on atteint à ces qualités dans la mesure où l’on sort du roman, qu’elles appartiennent au théâtre et au discours direct.

Et si l’on persiste à leur maintenir le premier rang, ce qui serait assez mon avis, la conséquence en pourrait être pour le roman, pour le genre triomphateur du xixe  siècle, quelque mésestime du xxe .

III

Les préférences de M. Bourget sont pour le roman qui prouve, pour la peinture de la vie qui amène à porter un jugement sur la vie. Je n’en veux pas venir à la question des fins morales de l’art, mais réfléchir seulement à deux problèmes que touche en passant M. Bourget.

Une des raisons pour lesquelles, selon lui, Taine abandonna son roman, c’est qu’il ne le sentait pas assez objectif, que toujours il se voyait derrière ses personnages, expliquant, commentant. Le vrai roman était, pour Taine, celui dont « les figures tournent »« les choses et les gens existent comme des objets concrets » sans que l’auteur paraisse. C’était l’esthétique de Tourgueneff, de Flaubert, de Maupassant, M. Bourget ne croit pas qu’elle soit exclusive de l’esthétique opposée, qu’il préfère, et il n’a pas de peine à citer des chefs-d’œuvre fort peu objectifs, traversés de commentaires par l’auteur : Adolphe, Sylvie, les romans de Balzac. « Un roman, dit-il, n’est pas de la vie représentée. C’est de la vie racontée. Les deux définitions sont très différentes. La seconde est, seule, conforme à la nature du genre. Si le roman est de la vie racontée, il suppose un narrateur… Un témoin… n’est pas un miroir impassible, il est un regard qui s’émeut, et l’expression même de ce regard fait partie de ce témoignage. » Ainsi Balzac et Walter Scott. « Colomba, Pères et enfants, Madame Bovary, sont des chefs-d’œuvre aussi, mais trop nettoyés, trop calculés. Vous cherchez en vain ce jaillissement, ce parfait naturel qui, chez Balzac, se traduit en verve, chez Scott en bonhomie. »

Évidemment, l’essentiel n’est pas d’avoir l’une ou l’autre des deux théories, il est d’avoir, dans l’une ou dans l’autre, du génie. Mais c’est dans l’esthétique à laquelle se rallie M. Bourget que le roman apparaît le plus clairement et le plus abondamment comme ce genre mixte dont je parlais tout à l’heure. Il paraît ici intermédiaire entre les mémoires du romancier et son imagination. Il nous rend fraîche et présente cette vérité psychologique que dans toute mémoire il y a imagination, dans toute imagination mémoire. Je crois pourtant que le rendement esthétique de cette formule est, tout compte fait, inférieur au rendement de l’autre.

D’abord il arrive presque toujours que cet auteur et ces personnages, qui coexistent dans le roman, se comportent de façon inégale dans la durée. Il faudrait pour qu’ils demeurassent de concert, que le génie critique et le génie créateur fussent, chez l’auteur, égaux, ce qui ne se produit pour ainsi dire jamais. Ou plutôt il faudrait que l’auteur, qui se tient visible dans son roman, fût un personnage aussi intéressant, ni plus ni moins, que ceux du roman même. Je crois bien que George Eliot seule réalise ce difficile et parfait équilibre. Il y a très peu de romans de Balzac qui n’aient poussé au noir, c’est-à-dire où tantôt les péripéties feuilletonnesques, tantôt les commentaires filandreux ne remontent embarrasser et assombrir les figures. Au contraire il arrive souvent que l’humour anglais ait ce résultat de faire vivre dans un roman le visage du romancier de façon plus vive et plus durable que celui de ses personnages : ainsi Sterne ou Dickens. Pareillement ce qui reste le prodige et le délice des romans de Voltaire, ce sont ces doigts infatigables, d’intelligence et de flamme, ces doigts de fée railleuse toujours aperçus sous les robes transparentes de leurs marionnettes, sous le Guignol de Zadig ou de L’Ingénu.

Ensuite (et en conséquence) c’est un fait que Colomba, Pères et enfants, Madame Bovary, les trois romans que cite M. Bourget comme exemples de la forme préférée par Taine, n’ont pas aujourd’hui un grain de poussière, sont demeurés intacts sous le temps, sans feuilles mortes ni branches caduques. Pas une œuvre de Balzac ni de Walter Scott n’a conservé cette netteté ; pas une qui n’ait ses taches de rouille, celles de Balzac dans la déduction souvent pénible des événements, celles de Scott dans la convention banale des caractères principaux. La présence matérielle de l’auteur l’induit au bavardage et au remplissage. Au contraire la forme impersonnelle a le mérite d’être une école, un effort, une discipline. Le roman objectif exige impérieusement la qualité du style. La probité de la matière et celle de la forme n’en font qu’une. Ce n’est pas un hasard si le style de Walter Scott et de Balzac est discutable et discuté, tandis que celui des trois autres ne l’est pas.

Enfin le fait que l’auteur ne se déverse pas manifestement dans son œuvre n’empêche pas qu’il n’y soit présent. Seulement cette présence y est introduite elle-même comme une œuvre d’art. Elle s’encadre dans un personnage, et le comble de l’art consiste à faire de ce personnage un vivant comme les autres, non un raisonneur et un didactique, non un Cléante ou un de Ryons, à le placer simplement en un certain point d’équilibre et de vérité qui l’érige en substitut de l’auteur. Dans Pères et enfants, c’est l’oncle Paul. Dans Colomba, Mérimée, Européen cultivé qui présente à des Européens cultivés, amateurs à la fois ironiques et badauds d’émotions fortes et de vie intense, les mœurs primitives de la Corse, a placé comme délégué de ses lecteurs et de lui-même le colonel anglais et sa fille. Dans Madame Bovary, Flaubert, plus ou moins consciemment, a peut-être atteint une note plus subtile et plus pure encore de l’art. Quoi ? ce roman amer, où il n’y a que des malheureux et des imbéciles, contiendrait un personnage pour figurer la pensée lucide, la présence observatrice de l’auteur ? L’auteur serait ailleurs que dans ces deux « mots d’auteur » qu’on lui a reprochés comme contraires à son principe : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis un demi-siècle de servitude », et dans l’épithète au dernier mot de Charles : « C’est la faute de la fatalité » ? Oui. Comme le sculpteur allemand qui se représente écoutant, sous la chaire à prêcher de Fribourg, son œuvre, Flaubert a personnifié sinon lui-même, du moins la méthode objective dont son roman est le fruit, dans le grand médecin qui arrive au dernier moment, près d’Emma, le docteur Larivière. En apparence il est inutile au roman comme il est inutile devant la mort. Il n’ajoute rien à quoi que ce soit que le roman fait vivre. Il n’y représente aucune valeur d’existence, mais la valeur d’intelligence. Il est dans ce coin du roman l’idéal actif qui fait que le roman existe. Cette calèche, dont le tonnerre rapide roule vers la maison de Bovary sur le pavé d’Yonville (j’ai encore la phrase et le bruit dans l’oreille), c’est la figure du romancier ; la patache du Lion d’Or, la patache de Sisyphe, montant et descendant chaque jour la côte qui relie Yonville aux centres, c’est l’image du roman. Le docteur Larivière n’a fait que passer, Homais seul a le bénéfice de ses consultations, — gratuites, et c’est le ruban rouge d’Homais qui met le point final au roman. Qu’importe ! Au-dessus de ces dernières pages le lecteur a vu l’idéal pour lequel, dans son cabinet de Croisset, sur le manuscrit de sa Bovary, l’argile d’Homais pétrie sous ses mains, geignait, souffrait, mourut Flaubert.

Cette autre question soulevée par M. Bourget : quelle différence y a-t-il entre la littérature à idées et la littérature à thèses (du point de vue du roman, s’entend), on voit qu’elle est en somme contenue dans la précédente. « La littérature à idées, dit M. Bourget, est celle qui dégage de la vie humaine, considérée dans sa vérité, les grandes lois qui la dominent. Son premier caractère est le réalisme de la peinture. Son but n’est pas de prouver telle ou telle théorie. Elle constate, puis elle conclut. La littérature à thèses subordonne au contraire la vérité de la peinture à une démonstration posée a priori dans l’esprit de l’auteur. Elle est idéaliste dans le mauvais sens du mot. Elle vient amender la réalité. Elle l’altère en vue d’un effet total à produire, qui sera la supériorité de tel principe sur tel autre. » Seulement, M. Bourget ne demande ses exemples qu’à la littérature dramatique (Corneille et Musset, Voltaire et Hugo) dont l’optique est fort différente de celle du roman. Et cela peut-être parce que, s’il s’était attaché au roman, il aurait dû prendre pour exemple de la littérature à thèses, qu’il condamne, ses propres œuvres. Je sais bien que tout roman à thèse, L’Étape et Un divorce comme les autres, sont écrits pour que le lecteur constate d’abord, et pour qu’il conclue ensuite, ou plutôt pour qu’il accepte la conclusion de l’auteur. Mais en réalité, cette conclusion, ce n’est pas nous qui la tirons du roman, c’est l’auteur qui en a tiré son roman. M. Bourget, et les auteurs de romans à thèse, croient n’avoir fait que du roman d’idées, parce qu’ils ne représentent pas nécessairement comme de malhonnêtes gens ceux qui, d’après eux, pensent faux, et que le professeur Monneron est un aussi brave homme que le professeur Ferrand. Mais Monneron et Ferrand n’en figurent pas moins des conclusions de l’auteur ; si la vie conclut contre l’un et en faveur de l’autre, ce sont les idées de l’auteur, les événements voulus par l’auteur, qui y ont obligé la vie. Tous deux sont des a priori, comme leurs confrères de tous les romans à thèse, comme le Claude Gueux de Victor Hugo, et même comme l’Eudore des Martyrs. Le roman à thèse oblige le lecteur à une seule conclusion, et c’est pourquoi le son qu’il donne est mat, il ne vit pas, il ne se termine pas sur cet accent vital qu’est l’indétermination. Au contraire, tout roman vraiment représentatif de la vie sollicite le lecteur à des conclusions, et ce roman se comporte ici comme le théâtre. De Polyeucte, de Phèdre, des deux romans de Stendhal, de La Recherche de l’Absolu, d’Anna Karénine ou de Fumée, je tire d’abord une émotion de vie ou de pensée, puis cette émotion se refroidit et se disperse en une infinité de conclusions possibles, qui varient avec chaque époque et peuvent varier avec chaque esprit. Il ne faut pas dire que l’œuvre d’art ne prouve rien. Elle est une capacité, une disponibilité de preuve. Mais elle n’est pas une preuve. M. André Gide s’est impatienté avec raison contre ceux qui voulaient que La Porte étroite conclût à telle vérité, et contre tel ordre de pensée ou de sentiment. Il nous invitait à conclure, à conclure à nos risques, mais il ne voulait pas que l’on accusât son roman d’avoir conclu, l’auteur de s’être attaché à une besogne de lecteur, au lieu de convier et d’élever le lecteur à une besogne d’auteur.

M. Bourget a ainsi, d’une abondante expérience, posé çà et là des points de discussion. Mais la matière est évidemment trop riche pour que, malgré la longueur de ces pages, j’aie voulu, moi aussi, poser autre chose qu’à l’occasion et à la suite des siens d’autres points de discussion. La discussion peut-être n’en laissera pas grand-chose, mais comme c’est elle-même qui est le but de ces lignes, je m’y résigne et m’en applaudis.

II. — Symbolisme et roman

La Revue critique a relevé ce passage d’un mien article :

« Le docteur Larivière n’a fait que passer… Qu’importe ? Au-dessus de ces dernières pages le lecteur a vu l’idéal pour lequel, dans son cabinet de Croisset, sur le manuscrit de sa Bovary, l’argile d’Homais pétrie sous ses mains, geignait, souffrait, mourut Flaubert. »

Sur quoi la Revue critique répond : « Il nous paraît que M. Thibaudet trouve ici à louer dans Madame Bovary les mérites propres d’une image d’Épinal. Pour notre part nous ne pensions pas jusqu’à présent que ce genre de rébus ou de charade moralo-sociale fût le signe d’un art bien “pur” ni bien “subtil”. »

C’est le signe de l’art, simplement. Pureté et subtilité marquent ici des qualités analogues à celles de l’air et de la lumière, quand ils composent une noble atmosphère, quand sans pousser en avant leur beauté propre, ils embellissent et solennisent ce qu’ils baignent.

Pour m’expliquer mieux, pour mettre mieux en relief le problème sur lequel la Revue critique veut bien (et je l’en remercie) me faire réfléchir, je chercherai d’abord — ce sera facile — des exemples de ces images d’Épinal, de ces charades et de ces rébus, qui occupent en effet, dans l’art, une place, bien subalterne.

Au plus bas degré se trouve évidemment l’art allégorique. L’allégorie est en effet une sorte de rébus intellectuel. Elle marque une candeur excessive de logique, elle ne conçoit point l’art sans une armature rationnelle, et de peur que cette armature échappe aux yeux, elle la rend la plus visible, la plus palpable possible. Chapelain, qui s’était préoccupé candidement de collectionner sur la Pucelle tout ce qui pouvait lui fournir un ridicule, n’avait eu garde de manquer celui-là, et il avait eu soin de prévenir que ses personnages représentaient, qui l’appétit irascible, qui l’appétit concupiscible, qui la Grâce. En peinture une école allemande a suivi les mêmes voies ; Cornélius et Overbeck ont dû rédiger de petits livrets pour permettre au spectateur de se reconnaître dans les allégories complexes de leurs tableaux religieux.

Et pourtant « il n’est pas de serpent… » et le serpent même de l’allégorie peut plaire. Non seulement une œuvre sera belle malgré l’allégorie (le personnage de Faux-Semblant dans Jean de Meung est vivant quoiqu’allégorique) ; mais encore elle peut plaire par l’allégorie elle-même. Un grand artiste incorporera à son art l’allégorie consciente, il saura en tirer une beauté. Le Paradis du Dante élève un ordre d’allégories au-dessus de l’Enfer qui est un ordre de passions. L’art des cathédrales atteint une grande beauté précisément par la franchise, par le parti-pris audacieux de l’allégorie. Quand le sculpteur représente en face de l’Église fière et droite la Synagogue aux yeux bandés, et appuyée sur un roseau qui se brise, nous ne séparons pas dans l’œuvre la beauté de l’exécution et la beauté de l’idée. Cette « charade » est magnifique. Les vitraux de Chartres en présentent une plus singulière encore, lorsqu’ils nous montrent les quatre Évangélistes montés à califourchon sur quatre prophètes de dimensions colossales : allégorie de la concordance entre les deux Testaments.

C’est un fait capital dans l’histoire de l’art que tout l’art chrétien ait été ainsi pénétré d’allégorie. Un paradoxe, moins singulier qu’il ne semble, fait qu’une hypothèse absurde a engendré des conséquences admirables. Cette hypothèse née à Alexandrie avec Philon, est que, derrière chaque histoire racontée dans un livre hébreu de la Bible, il existe un moment, ou une idée, d’un livre grec, et que cette histoire juive présente, allégoriquement et sous des voiles, ce moment, cette idée. Le livre grec, pour Philon, c’était l’œuvre de Platon. Pour l’exégèse chrétienne c’est le Nouveau Testament. Mais l’essentiel est qu’une certaine forme d’art, qui nous paraît aujourd’hui inférieure, est donnée par ces anciens comme l’art même auquel recourt la parole divine lorsqu’elle inspire un livre. Découvrir des allégories, les prêter à Dieu, les porter au compte de Dieu, fut un des exercices coutumiers et nécessaires de la pensée religieuse. Aussi ne pensa-t-on pas qu’il fût possible de s’élever plus haut, dans l’art littéraire ou plastique, qu’en produisant à son tour, et sur le modèle façonné, proposé, par Dieu, une belle allégorie. De là une des causes qui donnèrent à l’esthétique du Moyen Âge un de ses caractères, à la cathédrale une de ses flèches.

L’esprit humain, et nous-mêmes, en tirèrent-ils un bénéfice ? En Provence on remarquait un jour (peut-être était-ce un Provençal) devant Gaston Boissier que les petits Méridionaux avaient l’esprit plus vif et plus précoce que les écoliers du Nord (?). « Ce n’est pas étonnant, dit Boissier, ils sont bilingues et font des versions dès le berceau ! » C’était parler en professeur de latin, et il y aurait beaucoup à dire sur ces prétendus avantages du bilinguisme, mais il est bien certain que rien n’éveille, ne mobilise, n’incite l’esprit, comme de faire des versions, inconscientes ou pénibles. Or qu’est-ce que la pratique de l’allégorie, sinon celle de versions intellectuelles ? La symbolique chrétienne fut une école où s’exerça l’esprit, où il s’habitua, à reconnaître une âme derrière tout objet, à deviner sous toute écorce extérieure le fruit d’intelligence ou d’amour.

De l’allégorie au symbole il y a la différence du mécanique au vivant, et de la symétrie à la souplesse. Une allégorie est l’expression d’idées par des images. Un symbole donne au moyen d’images l’impression d’idées. Telle était déjà la différence entre l’allégorie de la caverne, et les mythes du Phédon ou du Gorgias qui se rapprocheraient plutôt des symboles. C’est d’ailleurs dans une langue littéraire assez récente que les termes d’allégorie et de symbole en sont venus à diverger ainsi.

En d’autres termes l’allégorie se présente à nous sous la forme d’une intention nette, précise, détaillée, le symbole sous la forme d’une création libre où l’idée et l’image sont indiscernablement fondues. Les deux notions demeurent encore voisines et parfois on les distingue mal. Le Cédar de La Chute d’un ange est-il une allégorie ou un symbole de l’humanité ? Il est conçu en allégorie, traité en symbole. Mais Faust est un symbole. Le Satyre et La Maison du berger sont des types de poésie symbolique. Dans cet ordre d’idées, on peut poser en principe que la note d’art sera d’autant plus pure que le symbole paraîtra moins voulu par l’auteur, plus deviné, plus découvert, plus construit par le lecteur. La beauté suprême du Satyre et de La Maison du berger, c’est cet ondoiement de poésie pure qui semble dépasser la conscience du poète, entrer comme une matière rafraîchissante et fluide dans les canaux de notre intelligence, traverser l’idée claire, et cristalliser au-dessus d’elle dans une pure intuition. La musique, dit à peu près Leibnitz, est l’exercice de l’esprit quand il fait de l’arithmétique sans le savoir. Du symbole à l’allégorie il y a un peu ce rapport et cette différence de la musique à l’arithmétique.

Je demande pardon de ce long détour qui n’était peut-être pas tout à fait nécessaire, mais qui m’a paru commode. Je voudrais en effet souligner ceci : que généralement tout grand art comporte, en dehors et au-dessus de sa généralité, de sa nécessaire idéalisation, une portée symbolique qui est tantôt la suite, tantôt un substitut de cette généralité, de cette idéalisation. Mais, plus précisément, — et je suis ici au cœur de la question que je voulais démêler, et autour de laquelle je n’ai fait, jusqu’ici, que tourner, — on pourrait poser ces deux lois :

La portée symbolique d’une œuvre est d’autant plus pure qu’elle paraît plus éloignée de la symétrie allégorique, qu’elle implique plus de suggestion et moins d’expression.

La portée symbolique d’une œuvre est d’autant plus haute que la matière de cette œuvre paraissait, dans sa définition et son concept, comporter moins de possibilité de symbole, — d’autant plus haute que le symbole jaillit plus directement du particulier, des moyens propres à un art, sans l’intermédiaire d’une généralisation intellectuelle.

Cela ne signifierait pas grand-chose si des exemples n’essayaient de le préciser.

I. — Melchior de Vogüé écrivit, à la fin d’une carrière de lettres honorable, des romans peut-être honorables aussi, mais à coup sûr médiocres. Il en est un qui me demeure, en ce moment, assez présent à la mémoire, Les Morts qui parlent. C’est construit avec quelque entente du métier. Mais l’impression littéraire est analogue à celle que laissent un Cabanel ou un Bouguereau : une main molle, qui n’a jamais palpé, sous la chair apparente, un dessous. Or, ce qui rend, dès les premières pages, l’œuvre banale, c’est qu’aussitôt nous voyons clairement l’intention de l’auteur, qui est de faire du symbole, et qui coule naturellement aux formes du symbole les plus conventionnelles, les plus prévues. Elzéar Bayonne, Rose Esther, Kermaheuc, Cantador, sont créés devant nous, forgés, élevés, pour devenir des personnages représentatifs, des chefs de file, des étiquettes sur une série. Et il est instructif de voir comme ces symboles prémédités font long feu. Théophile Gautier remarque dans Les Grotesques que, depuis que, le monde est monde, un seul enfant ne se vit point désigner par ses parents la poésie comme une voie de perdition, mais fut au contraire, dès ses tendres ans, nourri pour être poète, façonné dès le foyer au service des Muses. Ce fut Jean Chapelain ! (Gautier invente un peu ; mais il n’importe.) Je livre le fait aux réflexions du lecteur, et ne lui désigne pas le symbole, pour que, l’ayant trouvé de lui-même, il l’en juge meilleur…

Un exemple du même ordre. Je place les bons romans de M. Louis Bertrand bien au-dessus des Morts qui parlent ; mais il lui est arrivé de cultiver ce genre avec la même candeur que le très distingué vicomte, et de faire parler, lui aussi symboliquement, des morts assez mécaniques. Je me souviens d’une œuvre compacte et honnête, où M. Bertrand prétendait écrire le roman de l’Algérie moderne, et qui s’appelle La Cina. Œuvre de début, que l’auteur a depuis bien dépassée. Dans la Cina, une robuste et véhémente Italienne, l’auteur avait voulu évidemment symboliser l’Algérie future, la nouvelle race, la nouvelle nation, faite de sang latin. L’homme dont elle est la maîtresse représentait la conscience algérienne, incertaine encore, d’aujourd’hui. Et la scène à faire, la scène toute faite du roman, c’était le conflit entre la Cina et la mère du jeune homme, et celui-ci finissait par renoncer à sa mère, et il était visible que l’aventure sentimentale ne venait qu’enluminer un dessin social. Ce symbole distinct, plaqué et cru, paraît d’un art assez rudimentaire. Songez à un autre roman africain, celui de Flaubert. À Salammbô s’incorpore aussi une existence symbolique, celle de la nature féminine orientale, le sexe passif sous les influences lunaires, le mysticisme diffus qui monte des gynécées, la religion sensuelle d’une cité phénicienne, d’autres choses encore, — de sorte que la fille d’Hamilcar est traitée en symbole de l’Orient comme la Cina de M. Bertrand en symbole de l’Algérie. Et la différence, toujours, reste la même entre l’œuvre vivante, qui résonne indéfiniment, et l’œuvre artificielle, mate, qui s’arrête à un contour, — entre le symbole qui se développe, s’élargit, fleurit, et le symbole préconçu, fixé, vissé.

II. — Des étiquettes comme le Romantisme des Classiques paraissent aujourd’hui fort puériles. Pourtant on pourrait avec pas mal de raison employer, en ce genre de langage, les mots de Symbolisme des Réalistes, qui, tout en paraissant réunir des antipodes, expriment une vérité. Le réalisme, pour notre goût façonné, quoi qu’il en ait, par trois littératures classiques, ne prend une valeur d’art que si ses détails, ses particularités, sont significatifs au point de dégager des puissances de suggestion indéfinies, d’apparaître comme les visages vivants de tout un ordre. De même le symbolisme pur ferait par lui-même quelque chose d’intellectuel et de décharné ; il ne peut trouver sa chair esthétique que dans un réalisme précis et puissant. Et non seulement réalisme et symbolisme s’impliquent comme des compensations mutuelles, mais encore la différence apparente, l’opposition première de leurs deux idées met dans l’œuvre d’art une de ces dissonances fondamentales qui lui donnent une nouveauté, un relief, une hardiesse, la montrent dans l’acte splendide d’un effort réussi, lui font desserrer et vaincre, comme dans le fait de la rime, telle nécessité qui paraissait inéluctable. Considérez dans la littérature les grandes œuvres symbolistes, et vous verrez que le secret de leur puissance est dans la franchise de cette synthèse : voyez à quel point la Divine Comédie, Faust sont nourris par les sucs de la réalité la plus vigoureuse, parfois la plus brutale. Jocelyn, qui est chez nous le chef-d’œuvre de l’épopée familière, a été conçu comme une œuvre symboliste. Il est une synthèse de l’abbé Dumont et du Cédar tombé, de l’ange créé par Dieu, défait par sa propre volonté, refait par l’épreuve et la douleur. Et la vie esthétique de la Béatrice de Dante n’est pas différente, et celle non plus de Faust, puisque Faust c’est d’abord Goethe lui-même.

Pareillement une œuvre réaliste atteint son parfait niveau d’art lorsque, de sa vérité intense, nous passons naturellement et nécessairement à une grande intuition symbolique, lorsque les paysans de Millet ne paraissent que la vibration humaine de la mystérieuse glèbe, lorsque le geste d’un semeur est élargi jusqu’aux étoiles. De cette attentive sympathie, quoi de plus différent, d’abord, que l’ironie sèche et l’observation féroce d’un Flaubert et d’un Maupassant ? Et pourtant, si on y regarde de près, la grande loi, chez eux, demeure pareille. Boule-de-Suif dépasse l’anecdote par la même démarche, et de la même grandeur, que Madame Bovary et Salammbô. Et le type d’art auquel ils se rattachent, l’œuvre exemplaire de tout réalisme symbolique, c’est Don Quichotte, — Don Quichotte que Madame Bovary transforme en une version française. Or je crois bien que le mot qui nous fait pénétrer de la façon la plus profonde au cœur de l’esthétique commune à tous ces romans, c’est précisément, dans Madame Bovary, la réflexion qui souligne, au comice agricole, la remise de la médaille à la vieille servante : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis un demi-siècle de servitude. » Je nommais tout à l’heure Millet. C’est une formule qu’il eût pu adopter. La servante Nicaise reste une servante peinte avec le même souci de vérité qu’une figure hollandaise. Mais Flaubert veut qu’elle dépasse l’individualité, qu’elle symbolise un demi-siècle de servitude, qu’elle symbolise la servitude, et le symbole évidemment boiterait, resterait voilé, s’il n’était mis en lumière à la Rembrandt (souvenez-vous du Christ aux cent florins), devant l’épanouissement des bourgeois. Ainsi la fille d’Hamilcar symbolise devant les âpres, grouillantes masses d’hommes, de Carthage et des mercenaires, les siècles silencieux qu’accumule la rêverie mystique de l’Orient. Même raccourci symbolique de siècles traité épiquement dans La Tentation, férocement dans Bouvard.

Dans cette valeur symbolique consiste la différence qui sépare le grand réalisme, en somme épique (Flaubert avait son encrier de l’Odyssée et son encrier du Margitès, mais dans tous deux la même encre), du réalisme anecdotique, Flaubert de Daudet et Maupassant des Goncourt. On appliquerait les mêmes distinctions au roman anglais : réalisme anecdotique de Dickens, réalisme épique de George Eliot. Comme Ulysse est traité en symbole vivant du Grec, Emma Bovary en symbole vivant de la France, Tom et Maggie Tulliver symbolisent, avec une intensité, une vérité générale qui n’a jamais été dépassée, les deux types de l’âme anglaise. Comme l’Odyssée pourrait s’appeler : À quoi tient la supériorité des Grecs, Le Moulin sur la Floss pourrait prendre le titre d’un livre maintenant oublié : À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons. Une comparaison de la Bovary avec ces œuvres est-elle (et nous touchons ici les limites de Flaubert) bien propre à exalter, à faire renaître « l’orgueil français » ?

Il y a quelques années, M. Seippel écrivit sur nous (nous présentions alors sur l’étranger une façade style Combes et de la petite France) un livre peu bienveillant, intitulé Les Deux Frances. Il voyait dans Madame Bovary à son lit de mort un symbole de la France d’alors : agonisante entre des républicains et des catholiques également racornis, comme Emma entre le pharmacien Homais et le curé Bournisien (celui de L’Enterrement d’Ornans). Or toute la question posée en ces quelques remarques revient à ceci : Dans quelle mesure l’œuvre de Flaubert contenait-elle ce symbole ? Dans quelle mesure est-ce l’ingéniosité de M. Seippel qui l’y trouve ?

Il serait ridicule de supposer que Flaubert a voulu l’y mettre. Mais il n’est que vraisemblable et logique de voir dans l’œuvre de Flaubert, vivante et géniale, quelque chose de plus qu’une création de types : une capacité de symbole. Il y a là une frontière flottante, un indiscernable milieu entre les indications de l’auteur et ce que devine, ce qu’ajoute le lecteur. Il y a cette collaboration de l’auteur et du spectateur ou du lecteur, qui est la marque nécessaire de tout art suprême, et où les parts ne pourraient se faire par une distribution artificielle de concepts clairs. J’en reviens alors à ce que j’ai indiqué : c’est que la valeur d’une œuvre symbolique consiste moins dans ce qu’elle réalise que dans ce qu’elle suggère, que cette suggestion c’est le symbole, inopérant si on ne l’a découvert soi-même.

III. — Mais s’il y a là un courant naturel de l’art, il faut qu’il soit suivi avec mesure et avec goût. Un fait typique, ce fut la protestation qu’Ibsen formula contre ceux qui donnaient à ses drames une haute portée symbolique. Sa conscience d’artiste lui disait que ses œuvres organiques, vivantes, menaçaient d’être rongées, embrumées, refroidies, par d’intempérantes exégèses qui dissolvaient toute l’action en idées, tous les personnages en figures, toute l’aventure en symbole. Il prétendait que ses drames fussent vus et appréciés comme des drames, et même — exagérant à son tour en sens contraire — comme des anecdotes.

IV. — Pour en revenir à l’exemple qui fut l’occasion de ces pages, je crois qu’il est parfaitement permis de voir dans le docteur Larivière le symbole même de cet idéal d’observation exacte qui met aux mains de Flaubert son parfait outil de romancier. L’esthétique dont il procède est celle de la phrase que j’ai citée sur le « demi-siècle de servitude ». Phrase personnelle, illogique certes dans un roman qui veut être tout objectif, mais combien précieuse ouverture sur l’idéal d’art en vue duquel l’expérience précise et actuelle n’est qu’un moyen ! Par cette « servitude » s’insinue dans le dur roman une veine de pitié, déjà russe, et à laquelle tient Flaubert puisqu’il en tirera Un cœur simple. De même le docteur Larivière, par sa seule présence, fait que le morceau d’humanité immortalisé par Madame Bovary n’est pas borné par ces deux colonnes d’Hercule de la bêtise, à droite Bournisien, à gauche Homais. On sait d’ailleurs que Flaubert a voulu représenter en Larivière son père lui-même, l’homme qui lui avait inspiré l’idée de la science et le sentiment du respect : c’est ainsi que Jocelyn, symbole de l’humanité tombée qui remonte aux cieux, est d’abord l’abbé Dumont.

Quant aux intentions formelles de Flaubert, à l’état, de sa conscience claire quand il créait ses personnages, encore une fois nous ne pouvons les pénétrer. Il a mis en ses héros, comme un grand artiste, ce principe d’élargissement qu’est la vie. Il les a laissés vivre en nous, vivre par nous, et, dans les limites d’un goût discret, il n’est pas pour eux d’autre mode de s’élargir et de vivre que celui dont j’ai essayé de discerner la courbe et de remémorer les sources.

III. — « La Colline inspirée »

La Colline inspirée est une œuvre heureuse. Heureuse, parce que, derrière toutes ses réserves de conscience et ses coulisses de labeur, elle s’épanouit d’une flexible, seule et longue venue. Et ce qui est vrai du livre l’est de sa place dans un tout. Une des satisfactions les meilleures que chaque livre de M. Barrès nous donne, c’est qu’il nous sollicite à l’installer dans un ordre, ou plutôt qu’il prend place de lui-même dans cet ordre, qu’il nous permet à plein l’exercice de ces belles facultés humaines, le classement et la continuité. Continuité d’une vie harmonieuse, classement dans un paysage dont les richesses s’équilibrent, dont les masses sont distribuées savamment par les puissances aériennes et par la bienveillance des esprits lumineux qui passent.

Sur ce paysage de son œuvre, il dresse aujourd’hui un belvédère central, une colline de Sion-Vaudémont, et comme le fléau d’une balance où notre imagination peut équilibrer les Vosges et Paris, Aigues-Mortes et Venise, Tolède et Athènes. Moins qu’une œuvre sur la Colline inspirée, il a voulu sans doute, ou son instinct d’artiste a voulu en son nom, construire une colline inspirée, d’où ce qu’il écrivit et pensa ne parût élargir qu’un cercle, respirer que d’une haleine, et d’une seule colonne de fumée bleue, rendre, disciplinée et tendre, au ciel lorrain cela même que la Colline respire et qu’elle inspire.

D’une telle œuvre, un chapitre des Amitiés françaises nous avait déjà donné l’extrait. Pour amplifier cette délicate chapelle en la grande église de La Colline inspirée, M. Barrès a eu le bonheur de trouver dans l’histoire de Sion un beau mythe, un mythe complaisant, riche en vibrations et en échos, et qui s’est révélé, sous ces mains savantes, capable d’envelopper exactement la colline entière dans un réseau de musique.

Je sais bien, puisque M. Barrès me l’apprend, que les frères Baillard ont existé, et qu’au fond de ce mythe il y a une histoire vraie. Pour me faire une opinion sur cette histoire, j’attends le livre que certainement, à cette heure, un homme de bibliothèque et de génie modeste, s’étant glissé dans le sillage de M. Barrès, est en train d’écrire sur les faits et gestes authentiques des messieurs Baillard. Quand cet homme sans artifice nous aura placés devant les documents, nous saurons peut-être que l’histoire des trois frères fut plus banale et plus sèche que celle contée dans La Colline. D’après les éléments de vérité que je crois discerner dans le récit de M. Barrès, ce Léopold qu’il nous peint comme un furieux idéaliste en révolte contre la lettre, l’ordre et la nécessité de l’Église, me paraît avoir versé de tout son poids de paysan dans un matérialisme immodéré : ce matérialisme qui est l’un des dangers du catholicisme, et auquel le catholicisme échappe d’ailleurs toujours par l’existence de sa hiérarchie, de ses Pères, de ses docteurs, par toute cette cordée spirituelle qui retient, sur la pente de glace, la pauvre chair prête à glisser. Aussi devrait-on distinguer entre l’hérésie de l’esprit et du cœur, celle de l’Évangile sans l’Église, du christianisme sans catholicisme, — et l’hérésie de la matière, celle de l’Église sans l’Évangile, du catholicisme sans christianisme. Certes la première est l’hérésie normale, celle qui nous apparaît en pleine lumière quand nous évoquons le protestantisme, elle est la seule qui puisse provigner et fleurir. La seconde n’ayant pas l’esprit avec elle, ne va pas loin, reste dans l’ombre ; elle est en puissance chez le prêtre d’affaires, chez le prêtre bâtisseur, chez le fondateur de congrégations, le distributeur de cordons, le maniaque de hiérarchie, de titres, de grades. Si la machine ordonnée de l’Église blesse et brise son orgueil au lieu de l’utiliser, s’il est atteint de cette phobie de l’évêque qui détraque parfois si étrangement un prêtre, il s’accrochera à la première occasion sinon de fonder une Église dont il soit le chef, du moins d’entrer dans une Église où il soit quelqu’un, — et tout maniaque d’autorité, lorsqu’il est à la fois convaincu et peu intelligent, ne peut exercer sa manie que sur la lettre. Cette hérésie catholique d’orgueil est peut-être plus commune chez les prêtres que l’hérésie chrétienne d’amour ; emprunte-t-elle le langage de celle-ci — le seul langage avouable de l’hérésie — c’est un masque fragile, et qui, pour un œil perspicace, ne tient pas. Si je cherchais dans Léopold Baillard une figure qui dût se lever dans une parfaite unité vivante, je serais peut-être troublé de voir M. Barrès souder en son héros ces deux formes d’hérésie qui s’y rejoignent mal. Je sais bien que le charnel et le mystique se tiennent en psychologie comme le corps et l’âme ; d’autre part tout état de l’âme peut sortir d’un autre, et c’est l’affaire du psychologue de nous faire voir comme il en sort, de créer entre eux la ligne visible et complète d’une logique vivante. Cependant je vois le Léopold des premières pages ne tenir « compte des gens qu’autant qu’ils méritaient de prendre place dans le coin d’un vitrail ou d’un tableau en attitude de donateur ». À la chartreuse de Bosserville, c’est un mystique, une « imagination frémissante », un homme de désir. Puis, après la rupture avec l’Église, derrière ce paysan matérialiste et superstitieux, mélange de païen et de Mormon, derrière ces croix de grâce, ces mots de passe pour le salut, M. Barrès a placé, a supposé, la source mystique, la voix et la vie de l’esprit, d’un esprit libre, haut, délicat, dont le prêtre qui assiste à son lit de mort Baillard réconcilié, a la révélation à son tour, avec lequel, lui aussi, comme repentant et faisant l’autre moitié du chemin, il se réconcilie. « Au fond de sa longue erreur ce malheureux hérésiarque avait connu un enthousiasme du divin et un élan d’adoration que le meilleur croyant devait envier et désirer d’ajouter à sa foi. » Mais quand il était dans l’Église, le connaissait-il ? Il ne le semble pas. Cet enthousiasme du divin naît de son hérésie. C’est précisément le meilleur croyant qui ne doit ni envier ni désirer cela ; Bossuet n’eût-il pas trouvé singulière l’idée que sa foi à lui pût envier les élans d’adoration de Madame Guyon ?

                   Il faut craindre le mien.
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien.

En réalité le Baillard de M. Barrès est construit comme la Sorcière de Michelet et comme le Jocelyn de Lamartine. Il est comme eux le point de départ, le prétexte d’une somme lyrique aux libres fusées. À la sorcière hystérique Michelet a incorporé l’esprit humain tourmenté qui cherche et qui aime. À Jocelyn Lamartine a incorporé la générosité et la magnificence de son âme, ses trésors déréglés de sensibilité religieuse ; un grand artiste est venu tenir l’orgue dans l’église du curé campagnard et faire sur un océan musical flotter l’hostie de l’élévation. Et à un Mâconnais Jocelyn ne paraît-il pas une colline inspirée dressée devant la muraille des grandes Alpes, devant leurs orgues de solitude et de poésie que les jours clairs suscitent à l’horizon ? Dans son Léopold Baillard, M. Barrès, lui, a incorporé des parties de sa nature, de son rêve ou de sa terre, qui fussent restées stériles s’il ne les avait évoquées dans le cercle de ce sorcier et de ce prêtre.

Le paysan Léopold Baillard « a reçu de Vintras un mythe à sa portée ». Par quelle transmutation devient-il, dans La Colline inspirée, lui-même un mythe qui se balance à l’extrême et fuyante portée des esprits les plus aériens et de M. Barrès lui-même, une pointe extrême de la Lorraine, pareille à cette pointe extrême d’Europe que Du sang évoquait ? Ce prêtre interdit retombe à cet état rudimentaire du sorcier, d’où la fonction sacerdotale est sortie. Mais l’art autour du sorcier groupe les images élémentaires et mystérieuses de la montagne, de la prairie et des morts. M. Lanson a appelé La Colline inspirée notre plus beau livre de psychologie religieuse depuis le Port-Royal de Sainte-Beuve. J’y vois un magnifique livre de poésie religieuse qui prend place entre La Sorcière et Jocelyn. Mais, puisqu’un critique autorisé a évoqué, à son sujet, Port-Royal, en effet pourquoi pas ?

Qu’est-ce, chrétiennement, que cette colline de Sion-Vaudémont, cette colline de l’inspiration ? C’est un « haut lieu ». « Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse… Ce sont les temples du plein-air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière… Tout notre être s’émeut… C’est le sentiment religieux qui nous envahit. Il ébranle toutes nos forces. Mais craignons qu’une discipline lui manque, car la superstition, la mystagogie, la sorcellerie apparaissent aussitôt, et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviennent des lieux de sabbat. » Comme l’intelligence de M. Barrès, sinon son goût et son sentiment, est ici d’accord avec les directions que désigne le doigt de l’Église ! Il semble que le christianisme ait gardé de l’Ancien Testament cette défiance des hauts lieux, où les Samaritains offraient les sacrifices qu’abominait Jérusalem. Il semble qu’il se soit souvenu que la montagne apparaît deux fois seulement dans l’Évangile, une fois comme le séjour du démon qui y conduit Jésus afin de le tenter par les richesses de la terre, — une fois comme le lieu de la Transfiguration, où brille un instant au regard des disciples cette intuition de la divinité refusée à l’homme pécheur, à l’Église militante. Sur les hauteurs s’élèvent d’ordinaire des chapelles, comme des tours de guet contre le démon, et dédiées à l’ennemi de Satan, à Saint-Michel, qui y remplace le Mercure gaulois et romain (ce qui fait de Saint-Michel-Mont-Mercure en Vendée la joie des topologues). Au point central de la Gaule, au Puy-de-Dôme, les chrétiens n’ont rien élevé sur le temple détruit du Mercure gaulois. Ce n’est, pas sur les sommets où l’esprit indiscipliné rôde que nos pères ont été chercher et placer Dieu.

À l’âme il fallut des maisons de l’âme, des lieux où l’âme se connût et se sentît. « Notre mal, dit Pascal, vient de ne pas savoir demeurer dans une chambre. » Et les couvents, pour que l’âme y trouvât le bien intérieur, ont toujours demandé, Bénédictins, Cisterciens ou Chartreux, à la nature, de leur donner l’image d’une chambre close ; ils se sont installés dans des vallons, entre des horizons fermés. Ils n’ont pas puisé leur inspiration dans le vent qui passe, mais ils ont lutté sur la terre contre les eaux fiévreuses qui stagnent, ont assaini leur âme en assainissant leur val. Le spirituel eut là ses lieux de « production » que des héritiers comblés délaissent pour la joyeuse et libre « consommation » des hauteurs et de l’esprit qui souffle.

Aussi le lieu spirituel de l’âme française, son autel central et son puissant massif religieux ne fut-il pas ce Puy-de-Dôme du Mercure gaulois, où Pascal envoyait son beau-frère vérifier des lois scientifiques. Domaine, peut-être, d’Archimède qui a « éclaté aux esprits », mais non de Jésus crucifié. Ce fut ce vallon de Port-Royal, d’où la nature avait exclu toute image de beauté, de joie, de santé, d’horizon, ce fonds marécageux où les fièvres décimaient les religieuses, jusqu’à ce que le travail des solitaires l’eût desséché : « C’est une piété élargie, où se mêlent les plaisirs de la mélancolie, dit M. Barrès, qui m’attire sur les quatre domaines où les Baillard ont porté leur grande passion de bâtisseurs. » Une piété élargie où se mêlent les plaisirs de la mélancolie, quel exact blason intellectuel d’un héritier de Chateaubriand ! Il y joint, ce qui est d’un merveilleux raffinement, le goût ou le sel de l’ordre. Mais si Port-Royal fut mieux qu’une colline inspirée, c’est qu’il devint le lieu d’une piété rétrécie, disciplinée, dense et qui faisait poids — ce poids de l’âme par lequel un couvent paraît affaisser le vallon qui l’enferme, — le lieu d’une piété rapprochée des sources et qui épouse comme une forme de la raison suprême le concept élémentaire du christianisme. Et Port-Royal, accablé par l’Église et l’État, donne, si l’on veut, à l’âme française séculaire, ce point central de religion que fait pour un temps, et pour un groupe de paysans lorrains, la colline foudroyée des Baillard. Le Jansénius de l’Augustinus, interprète de la plus haute théologie, fournit aux Arnauld et aux Pascal, comme Vintras à Baillard, un mythe à leur portée. La vie religieuse épouse dans la lumière du génie aussi bien que dans les bas-fonds de la folie certaines lignes simples, les mêmes. Et puis en est-ce le triste, en est-ce le beau, que la même mer d’intelligence reçoive enfin le fleuve magnifique et le torrent boueux de hasard ? et que cette angoisse du divin tourne inévitablement, chez l’héritier affiné, au plaisir d’une sensuelle curiosité ? Ut declamatio fias, ut voluptas fias. De ce Port-Royal incorporé à la France comme son ossature d’énergie, pouvons-nous séparer ce merveilleux jésuite dont il est devenu la chose, la proie, le délice, Sainte-Beuve ? Quelle Expiation eût écrite ici un Victor Hugo intelligent, en prenant pour son Napoléon le Pascal des Provinciales ! Mais non expiation : condition et nécessité humaines, et cela même qui mène les premiers siècles chrétiens aux Origines de Renan, la Révolution aux Dieux ont soif. Du temps de Port-Royal, Sainte-Beuve était déjà dans la place, avec les Longueville et les Sablé, les pécheresses pénitentes qui se faisaient bâtir une maison près du couvent, une villa près des sources en un Vichy spirituel. Il était dans la place, et le malin Racine, dans ses deux lettres cruelles, fut, je crois bien, seul à le voir.

Du temps des frères Baillard, M. Barrès était-il déjà sur la Colline de Sion ? Étaient-ils, ces sorciers, hantés par des lambeaux de la poésie qui les magnifie aujourd’hui ? Je ne sais, et qu’importe ! Renan regrette dans Saint Paul que l’Apôtre ne soit pas mort renanien ; M. Barrès, lui ne nous dissimule pas que Léopold barrésise. Dans un des plus émouvants chapitres du livre, Léopold Baillard, seul, la nuit, en la cuisine d’une maison endormie, parle aux esprits qui le hantent. Un petit garçon qu’il vient de guérir étrangement d’un mal d’oreilles et dont la chambre est voisine, s’est levé, et, les yeux à une fente de la porte, regarde épouvanté le thaumaturge. Il l’écoute qui parle à celle qui fut le plus doux rêve de sa vie, à cette sœur Thérèse qui dut aller cacher on ne sait où la honte qu’elle tenait de lui et de son coupable amour. Et le petit garçon épouvanté entend l’incantation : « Où t’a menée la vie, Thérèse ?… Ô Thérèse, messagère de mon esprit, pareille à moi, mais plus légère, tu volais plus audacieusement. Ô ma prophétesse, souviens-toi des prairies où je t’ai menée et qu’avec la force d’un petit faucon soudain tu quittais et tu dominais, les ailes battantes et le gosier sonore… » Ici un Dostoïevsky ferait peut-être de nous aussi un petit garçon épouvanté, mais avec M. Barrès nous ne le sommes pas, et nous ne souhaitons pas l’être. Nous reconnaissons les paroles de Léopold, ce sont celles que nous entendîmes près de la fontaine Pirène, c’est Le Cheval ailé sur l’Acrocorinthe. Et toute la colline inspirée, et ces trois Baillard qu’elle porte comme des cloches livrées à la corde et au vent fou, qu’est-ce sinon ce Cheval ailé lui-même, et ces heures de vie frémissante où l’esprit de M. Barrès connaît qu’il se crée des limites pour l’ivresse de les dépasser, qu’il les dépasse pour la certitude de les retrouver ?

Si l’œuvre de M. Barrès acquiert sa distribution et son équilibre en les deux massifs que l’on sait, La Colline correspond dans le second à ce que figure dans le premier Le Jardin de Bérénice. Léopold Baillard est construit comme la jeune Bérénice ; il figure une partie, qui s’anime, de la sensibilité du poète. « Bérénice va disparaître, mais je garde le meilleur d’elle-même. Je me suis approprié son sens de la vie, sa soumission à l’instinct, sa clairvoyance de la nature ; je suis la première étape de son immortalité. » Mais bien plutôt il retrouve en Bérénice ce qu’il a mis en elle de tout cela, il n’y cherche que ce qu’il a dès longtemps trouvé, il l’y cherche pour l’heure neuve de le retrouver. Ce qu’il a mis et ce qu’il retrouve en Léopold ce sont les esprits de sa colline, ces esprits de la marche en plein air, de l’amplitude indéfinie sous le regard, de la pensée qui se balance et alternativement se répand dans la plaine, s’exalte dans le ciel : une fièvre si loin de la fièvre électorale dans les marais d’Aigues-Mortes ! Et quelle magnificence d’été après la pousse flexible et frêle de printemps ! Quel spectacle de santé et d’ordre dans cet élargissement d’une âme par la vie ! Léopold Baillard et le Père Aubry, l’homme de l’esprit qui souffle et l’homme de la réalité qui demeure, le prophète de la Colline et le soldat de Rome, ne vous font-ils pas songer, eux opposés, puis réconciliés dans la lumière, à ces deux ombres du Jardin, Philippe et l’Adversaire ? Cette rétractation de Léopold, tout ce qui se passe, au dernier jour, entre le Père Aubry, le Père Cleach et lui, s’incorpore à l’un des plus anciens motifs, à la première musique qui faisait déjà son âme la plus subtile à l’œuvre de M. Barrès. Le motif d’une contradiction à sentir, à exaspérer, à apaiser, mais jamais à résoudre, parce que ses deux termes font les deux pôles d’une vie. Quels synonymes l’œuvre future donnera-t-elle à ce dialogue jamais épuisé de la plaine et de la chapelle ?

Si je ne savais tout cela, je ferais à M. Barrès la plus injuste querelle, et je reprocherais à La Colline cela même qui lui apporte son sens : la présence perpétuelle de l’auteur. Présence d’autant plus curieuse qu’elle voisine avec une singulière entente du métier de romancier, dans sa partie la plus objective et la plus technique ; comme dans Les Déracinés, les personnages de second plan sont enlevés avec une vigueur et une individualité sans défauts, sans repentirs. De ce point de vue François est aussi parfait que la Léontine. La Léontine et Mouchefrin paraissent plus vrais et plus vivants que Sturel et Rœmerspacher, comme François et Quirin le paraissent plus que Léopold et Thérèse. Vrais, vivants, et qu’avouerait un Flaubert ou un Maupassant. Et pourtant comme ils nous intéressent et nous retiennent moins ! Comme la vie reste au second plan, pendant que l’esprit occupe le premier ! Un roman de M. Barrès se comporte comme une pièce de Dumas fils, et au contraire d’une comédie de Molière : le personnage qui nous captive est celui où nous reconnaissons l’auteur, ou des parties de l’auteur, ou la présence de l’auteur. Il nous est d’ailleurs un peu indifférent qu’il se nomme Philippe ou qu’il demeure anonyme. Mais enfin s’il n’était pas là nous n’aurions que du demi-Barrès. Je me suis maudit plusieurs fois d’évoquer, à propos du chef-d’œuvre de Colette Baudoche, L’Abbé Constantin. C’est que j’étais gêné un peu que ce personnage y fît défaut.

Un être seul vous manque et tout est dépeuplé.

Mais dans La Colline M. Barrès est heureusement chez lui, et le tour où il nous convie est celui du propriétaire. Un propriétaire qui ne nous permet pas de l’oublier, qui ne nous souffre pas seuls devant les arbres de son parc ou les tableaux de sa galerie, et dont quelque chose nous dit toujours : Qualis artifex… Je ne sais si c’est malgré lui ou le voulant qu’il fait revenir dans sa Chanson de la Colline le motif du théâtre : « C’est ici l’un des théâtres mystérieux de l’action divine et l’un des antiques séjours de l’Esprit. »« La colline apparaissait de loin comme le plus rare des tréteaux, où des scènes de miracle se joignaient à une véritable comédie. Et pour achever d’intéresser le populaire, voici que des effets de drame s’annonçaient. »« La Reine éternelle de Sion… goûtons-la dans un décor qui varie des diamants d’une gelée d’hiver aux illuminations d’un coucher de soleil en automne. »« Cette nuit de Sion formait un vaste drame musical où, sur le fond d’un large motif de religion éternelle, se détachaient le chant catholique des Oblats et le thème en révolte de Léopold. » Un roman de M. Barrès est le type de l’œuvre où la construction de l’œuvre reste visiblement incorporée à l’œuvre, est tournée en un élément de beauté, comme ces ornements de la cathédrale gothique qui conservent en pierre des charpentes d’échafaudage d’abord et normalement provisoires. Lisez l’admirable page du départ de Léopold après l’arrestation de François. Songez à ce qu’un Tourgueneff aurait fait de cette aventure tragique, et, quand Léopold fugitif s’abrite dans l’ombre de la grande tour de Brunehaut, lisez ceci : « Elle est bien romantique, cette nuit, la vieille ruine des comtes de Vaudémont, avec ses pauvres tombes paysannes, son église, ses grands arbres et l’immense horizon sur la plaine nocturne. C’est une de ces solitudes où s’attarde aux heures de crise un héros malheureux… » Et dans une autre ruine, celle du château d’Étreval : « Jamais Walter Scott, le chantre des races opprimées, n’imagina un rendez-vous nocturne plus romantique que celui de ces vieilles pierres déchues et de ce représentant des antiques chimères. » Que vient faire ici le romantisme ? direz-vous peut-être. C’est au critique de remarquer que telle description saisissante est romantique, et que tel repas de paysans qu’évoque M. Barrès fait penser à une toile de Le Nain. (Et puis si le caractère romantique de la ruine est la première chose à laquelle puisse songer un héritier de Chateaubriand, c’est sans doute la dernière à laquelle pouvait penser Léopold). — Je ne sais. En tout cas je ne suis pas choqué. Tout art personnel implique un parti-pris. Le parti-pris de M. Barrès est cette présence littéraire, cette atmosphère littéraire, cette franchise de l’écrivain à ne pas se dissimuler, à demeurer dans son décor et parmi ses héros, à y circuler avec aisance, à d’autres moments, la sienne. Il est à lui seul le chœur de sa tragédie.

Cette présence active, à un technicien matériel du roman, paraît d’abord un défaut, jugeons-la seulement par ses fruits. Voyez-la qui donne à La Colline inspirée tout son mouvement et son rythme, et qui, à mesure que nous avançons, se met à soulever comme une respiration authentique le sein de la montagne lorraine. Voici une impression que je soumets au jugement des bons lecteurs, et que je retirerai bien volontiers s’ils ne la confirment pas. Le prélude : Il est des lieux où souffle l’Esprit ne semble-t-il pas reproduire, sans y ajouter rien de bien saisissant, des motifs et des thèmes auxquels M. Barrès commence à nous habituer ? Ne donne-t-il pas une impression de déjà vu, de prévu, de gaufrier prêt pour les mains des parodistes ? En ouvrant le livre, une peur nous prend. Est-ce que M. Barrès en serait arrivé à cette heure qu’il évoquera plus tard sur Léopold : « C’est l’hiver plus en rapport avec sa défaite, avec la monotonie de son âme, avec le repliement de son génie monocorde… C’est l’âge et c’est l’heure où Victor Hugo produit Le Pape, L’Âne, La Pitié suprême. Personne ne tient plus les orgues, mais elles continuent de vibrer et d’emplir les voûtes. » Toute crainte ensuite, quand nous avançons, se dissipe. Les brumes incertaines d’un matin se lèvent et fondent, une pleine journée de soleil s’établit. Et quand nous avons traversé cette œuvre dense et riche, voici qu’au dernier chapitre les mêmes motifs reviennent, et qu’ils reviennent l’ayant traversée avec nous, et, comme une source, filtrés par elle. Cette fois les mots sonnent, d’un pur argent, comme l’authentique retentissement de l’âme. L’instrument qui s’essayait dans le prélude se révèle accordé par l’exercice, par le temps, par les esprits de Sion, et par le tourbillon éphémère de ces hommes qui maintenant disparaissent et ne laissent plus de voix qu’à la colline, à la prairie où ils rentrent et sont recueillis. Ainsi une voix qui se répétait et qui peut-être s’égarait, incorporée à l’œuvre s’est disciplinée, embellie, ajustée par elle.

Moins que jamais La Colline inspirée nous paraît alors l’aventure personnelle des Baillard. J’évoquais tout à l’heure Jocelyn. Elle est comme Jocelyn le chant ou l’hymne de la purification. Comme Lamartine dans l’histoire de l’abbé Dumont et dans les accents de son pays mâconnais, M. Barrès a pris dans la chronique des Baillard et dans la terre lorraine les éléments matériels nécessaires pour que montât cette musique sans poids. Ce n’est pas un hasard si les deux fois une vie de prêtre donne son apparence symbolique la mieux accordée à ce motif de l’homme désordonné qui se purifie. Dans Jocelyn, purification par l’amour, par la douleur, et par le sacrifice. Dans La Colline, l’amour trouble plus qu’il ne purifie, il se purifie en réintégrant l’ordre, en se ployant à l’ordre, qui est le nom même du sacrement sacerdotal ; mais l’ordre l’accueille comme le père de l’enfant prodigue accueille son fils : « Ce malheureux hérésiarque avait connu un enthousiasme du divin et un élan d’adoration que le meilleur croyant devait envier et désirer d’ajouter à sa foi. » Et voyez comme des deux poèmes (je ne parle pas de l’exécution du détail, seulement de l’impression laissée), l’un est classique — et c’est celui de Lamartine, — l’autre romantique — et c’est celui de M. Barrès ! J’ai pu faire naguère, la même différence entre la mort de Jean Valjean et la mort de Jean-Christophe. Jocelyn et Léopold, ces deux vivants, sont, en restant vivants, des symboles et traités comme tels. Jocelyn, dernier héros de l’épopée brisée que rêve Lamartine et qui commence à La Chute d’un ange, est le symbole de l’humanité, du dieu tombé qui se souvient des cieux et qui d’un vol unanime y remonte. Il éveille en nous, comme la fin de l’Iliade, Polyeucte, ou le Sermon sur l’Unité de l’Église, ces basses profondes de l’Homo sum, nous fait toucher cette source de la communion humaine où l’art classique est baptisé. Mais La Colline inspirée, où Léopold pour nous rentre et se fond, elle demeure le symbole d’une âme, d’une seule âme, la plus riche et la plus royale, incorporée à Sion-Vaudémont comme Chéops à sa pyramide, comme Chateaubriand au rocher du Grand-Bé ; l’âme non plus de l’homme en tant qu’homme, mais « de l’homme qui s’appelle Callias ».

IV. — « La Nouvelle Croisade des enfants »

« Je l’écris avec certitude : le Kantisme est un poison pour l’intelligence française. Il l’engourdit et la paralyse. Tout père de chez nous, soucieux de transmettre le flambeau de sa race, devra en préserver ses fils. Il ne le leur laissera pas ignorer, mais il leur montrera son venin. » Ainsi parle M. Léon Daudet dans ses nerveux, savoureux, endiablés Fantômes et vivants. J’ignore comment les pères de famille s’accommoderont de ces hauts devoirs, et de quelles mains subtiles ils démonteront la Dialectique transcendantale afin d’y rendre palpable à leur géniture, et claire sous le flambeau de leur race, la poche à venin. Ce que je sais bien, c’est que M. Henry Bordeaux n’expose point l’intelligence française aux poisons dont la menace le Kantisme. Au contraire de la Critique de la raison pure, les œuvres de M. Henry Bordeaux, et singulièrement La Nouvelle Croisade des enfants, se présentent aux « pères de chez nous » sous le visage le plus souriant, le moins offensif. Un de ses admirateurs lui a consacré un livre qui s’appelle : Le Romancier de la famille française. « Quelles canailles que ces pères de famille ! » disait Talleyrand. Quels subtils et quels révolutionnaires que ces romanciers de famille ! me disais-je en lisant La Nouvelle Croisade. Car ce livre se compose d’une préface et d’un roman, et la préface et le roman (oui, Monsieur !) m’ont intéressé comme des œuvres de futurisme très authentique.

Croyez bien que je ne fais pas concurrence à Monsieur Mézigue, et laissez-moi vous citer un précédent grâce auquel vous accueillerez mieux mes dires. J’avoue que je n’ai jamais lu de romans de Luigi Capuana, professeur à l’Université de Catane. Mais il y a quelques années je me trouvais en Sicile, au moment où se célébraient les fêtes de son jubilé, et où il recevait un porte-plume en or que lui offraient les écoliers et écolières de l’Italie. Les journaux siciliens abondaient en articles qui l’étudiaient ; il y était généralement exalté comme un romancier de santé morale, propre éminemment à la cure de printemps dans les familles italiennes, et même comparé plusieurs fois, s’il me souvient bien, à M. Henry Bordeaux lui-même. Quelques mois après, comme je me trouvais encore en Italie, les journaux retentissaient de comptes rendus d’un procès intenté à Marinetti, à d’autres futuristes aussi peut-être, pour outrages à je ne sais plus quoi, les mœurs je crois. Or un événement du procès fut une lettre de Capuana, qui non seulement défendait les futuristes, mais se déclarait, en termes italianissimement enthousiastes, lui-même futuriste. Et le journal de l’école paraissait avec cette grande manchette : Luigi Capuana futurista ! L’auteur du Monoplan du Pape avait fait là une grande conversion ! Il y a dans La Nouvelle Croisade des enfants un monoplan et un pape, tous deux en considérable posture. Mais il est des raisons plus sérieuses pour nous faire pressentir, dans les conditions naturelles du roman de la famille, italien ou français, les pentes qui le conduisent vers l’esthétique de F. T. Marinetti. Et je pense bien que celui-ci a l’esprit assez large pour faire siennes ces paroles du duc d’Orléans : « Je ne redoute aucun concours, de quelque point de l’horizon qu’il me vienne. »

La préface de M. Henry Bordeaux s’appelle Trois petites marionnettes. M. Bordeaux, afin de remercier ses lecteurs qui l’ont introduit si souvent dans leur famille, nous conduit à son tour dans la sienne, et nous présente ses trois fillettes, discrètement, mais assez pour que nous les jugions charmantes. Je ne crois pas que le roman de M. Bordeaux décourage ses imitateurs (j’en connais !), mais la préface de M. Bordeaux, ou plutôt, dans cette préface, les propos de son aînée, mademoiselle Paulette, décourageront tous ses critiques, qui ne pourront jamais qu’ajouter du grossier et du lourd aux deux aphorismes décisifs dont cette malicieuse petite personne a décoré son auteur.

Voici le premier. Elle est entrée dans le cabinet de travail de papa. Elle est entrée là comme on entre chez le marchand de sucres d’orge. Elle n’a point senti cette aura qui souffle dans les lieux inspirés. Mais simplement « la voilà qui vient et qui me pose sa petite main sur le front. — Paulette, ma mie, que me veux-tu ? — Mais, papa, ton front n’est pas mouillé. — Pourquoi, diable, mon front serait-il mouillé ? — Tu ne gagnes pas ton pain à la sueur de ton front. Elle avait lu dans son Histoire sainte, etc. » Cela est profond. Il se voit que M. Henry Bordeaux n’écrit pas à la sueur de son front, que son travail est facile et paisible, lisse et sec. Victor Hugo, ainsi admonesté par Georges ou Jeanne, aurait peut-être crié, comme le Colosse de Rhodes dans La Légende des siècles :

La goutte de l’orage est ma seule sueur !

M. Henry Bordeaux, lui, n’avait pas d’orage romantique ni d’inspiration panique à évoquer, et il est resté coi. — Vous avez raison, Paulette. Il y a ceux qui gagnent à la sueur de leur front le pain de leur pensée, et il y a les autres. Quand la carafe est en sueur, c’est que son eau est fraîche.

Et le second. À la veille du premier janvier, Paulette et son papa ont été faire un tour de promenade aux Champs-Élysées, mais, comme c’est le moment des étrennes, que la maison est déjà encombrée de cadeaux, sa mère a défendu qu’on achetât rien à Paulette. Et M. Henry Bordeaux, qui est un jeune papa, tient compte de cette recommandation à peu près comme ferait un vieux grand-père. Il achète ce qu’on lui demande. Il achète un seau de bois : un seau trouve toujours, pour l’acheter, celui que dirait Willy…

« Après le seau une pelle la tenta… J’offris la pelle. Qu’est-ce, en effet, qu’un seau sans une pelle pour le remplir de sable ? Il y a entre les deux instruments un rapport étroit, un lien nécessaire qu’un papa n’aperçoit pas immédiatement, mais qu’un enfant discerne tout de suite. Puis ce fut une balle. À vrai dire, la balle ne se rattache à rien. De même la corde à sauter qui me fut aussi réclamée. J’offris la balle, j’offris la corde à sauter. Mais j’avais une raison, une raison supérieure, que tous les parents, soucieux de l’éducation de leurs enfants, comprendront : je voulais savoir jusqu’où iraient les appétits de Paulette. Vous conviendrez que c’était là une expérience intéressante. Alors elle désigna une poupée d’un air tendre et me la montra sans rien dire. Je vis le point d’or qui court dans ses yeux se fixer. Elle souriait, elle était jolie à croquer, elle ne demandait rien. J’offris la poupée.

Savez-vous comment elle me remercia ? Non, vous ne le devineriez jamais. Les deux mains pleines, elle me considéra gravement et me dit enfin :

— Comme tu es faible, papa ! »

Aucun critique de M. Henry Bordeaux n’est allé plus loin, ne s’est exprimé sur son compte avec cette autorité, sévère et juste. Il est vrai que M. Bordeaux est, en bien des points, un auteur faible, et j’ai cité cette page afin que l’on vît qu’il est un auteur faible dans le moment, en la mesure et pour les raisons qui en font un papa faible. Il est faible, dans les deux cas, par défaut de volonté, de discernement, de discipline, non par défaut de moyens naturels, d’invention et d’observation. Que faudrait-il pour rendre cette page exquise ? Cela même qui eût fait juger à Paulette que son papa était fort : de la décision, du sacrifice, — rayer, barrer. Supprimez, sans rien ajouter, tout le remplissage fadasse, toute la sauce à la farine, et il vous reste ceci :

« Après le seau une pelle : j’offris la pelle. Puis ce fut une balle. La balle ne se rattache à rien : j’offris (donc) la corde à sauter. Je voulais savoir jusqu’où iraient les appétits de Paillette. Elle désigna une poupée d’un air tendre, elle souriait, elle ne demandait rien : j’offris la poupée.

(Alors) les deux mains pleines, elle me considéra et me dit : Comme tu es faible, papa ! »

Je n’ai fait qu’ajouter un donc pour une clarté peut-être superflue et bien qu’il fasse pléonasme avec la ponctuation, et que transposer un alors. La page de M. Bordeaux, mise au régime des viandes grillées, et fondue, dégraissée, rajeunie, vous prend tout de suite un petit air piquant et savoureux de Jules Renard. Je voudrais que ce Renard, en puissance chez lui, servît un peu à M. Bordeaux de conscience littéraire, de remords vivant, ainsi que celui du jeune Spartiate, et quitte peut-être à mouiller son front d’un peu de sueur. Mais que d’obstacles ! Faiblesse de M. Bordeaux à l’égard de lui-même : tout ce qui tombe de sa plume, il le garde, et voilà ses pages qui cheminent, chargées, elles aussi, de seaux, de pelles, de cordes à sauter et de poupées, qu’il n’a pas eu la force de refuser, à mesure que les plus faciles boutiques les lui proposaient. Faiblesse de M. Bordeaux à l’égard des familles, des éternelles et fortes familles ! À la renommée de Carpentras contribuent, avec ses berlingots, les inscriptions placées jadis sur les sièges de la promenade : Banc pour s’asseoir. M. Bordeaux, plus soucieux que Mallarmé d’être intelligible, tient excessivement à ne laisser pour les familles, même carpentrassiennes, aucune obscurité dans ses propos. Il ne dira pas : « Qu’est-ce qu’un seau sans une pelle ? » mais bien : « Qu’est-ce qu’un seau sans une pelle pour le remplir de sable. » Au moins la grand-mère, qui est dure d’oreilles, a compris. Les jésuites mettaient des coussins sous les coudes des pécheurs, M. Bordeaux met des cornets acoustiques dans les oreilles de ses lecteurs. Mais le style vrai ce n’est pas cela, le style vrai ce n’est pas le style jésuite, c’est même tout le contraire. Et voilà ce que mademoiselle Paulette nous a fait, d’un mot, saisir.

Maintenant que nous avons la clef, nous pourrions analyser de même toutes les pages de M. Bordeaux, arriver aux mêmes conclusions, et nous convaincre qu’il y a dans La Nouvelle Croisade des enfants une étoffe où l’on taillerait, avec des ciseaux, un conte fort aimable. Mais l’étoffe telle qu’elle est, dans son entier, dans son superflu, si elle ne nous donne pas cela, nous donne pourtant quelque chose de plus curieux qu’on ne croirait. C’est le moment de s’expliquer sur le futurisme de M. Bordeaux, qui consiste en gros, je le dis tout de suite, dans la création d’un type nouveau de roman : le roman-film. Je rappelle que le futurisme, tant littéraire que pictural, n’est guère sorti, jusqu’aujourd’hui, de l’Italie, qui est la terre nationale du cinéma.

Et le futurisme, en effet, figure bien le principe du cinéma, appliqué de façon inattendue, parfois curieuse, aux arts. Une toile futuriste invite l’œil à la cinématographier, comme une toile impressionniste invite l’œil à la recomposer avec des taches ; mais l’œil, si j’ose dire, n’en fait qu’à sa tête : s’il est jusqu’ici (je parle du mien) consentant aux invites de l’impressionniste, il ne veut rien savoir devant celles du futuriste, et il a beau tourner sa manivelle, le cinéma ne marche pas.

Quoi qu’il en soit, M. Bordeaux, qui s’est dépeint, dans sa préface, comme le père le plus complaisant, doit conduire fort souvent ses fillettes au cinéma. Écrivant, dans La Nouvelle Croisade, un conte pour ses enfants et pour ceux des autres, soucieux de les captiver ainsi que les captive Rigadin, il a, sans doute, malgré lui, inséré, comme un futuriste, le plus possible de cinéma dans son roman. Et je vous assure, que vu sous cet angle, son livre devient très curieux. Vous savez que la plupart des romans populaires passent aujourd’hui au cinéma, de Roger la Honte à Quo vadis, et il y a quelques semaines les journaux nous annonçaient que M. Paul Bourget avait traité avec une maison italienne pour la mise en film de Cosmopolis. Mais jusqu’ici il fallait que l’adapteur désarticulât le roman pour le projeter sur l’écran. Cette fois il n’aura qu’à prendre tel quel le roman-scénario de M. Bordeaux pour en tirer le plus joli film que puissent voir les petits et les grands enfants d’Europe.

Quand le cinéma sera sorti de sa phase empirique, que son esthétique propre se dégagera, et que des artistes vrais essayeront d’en faire autre chose que le pot-pourri assez discordant et saugrenu qu’il est généralement aujourd’hui, on comprendra sans doute qu’un film c’est un mouvement, que tout doit y être sacrifié au mouvement, construit ou plutôt orienté en vue d’un mouvement. La course folle, en boule de neige, la poursuite des sergents de ville, des étalagistes renversés, des petits pâtissiers, qui fait normalement le fond inchangé d’un épisode comique, demeurent très caractéristiques : car, bien qu’hérités du vaudeville, ils sont nécessités par le genre cinématographique, ils lui sont incorporés comme la πομπή à l’ancienne comédie attique. Ils constituent le schéma que doit s’attacher à développer l’art du cinéma. Cela d’un côté, le futurisme milanais de l’autre, voilà peut-être deux extrêmes encore grossiers qui aideraient notre imagination à évoquer cet art de mouvement, cette danse du monde sur l’écran d’une salle, art vrai, complet, cherchant ses moyens dans son principe et dans son centre, tel que le courant du siècle le verra certainement s’épanouir.

La Nouvelle Croisade c’est la forme la plus ingénieuse et la plus délicate qu’ait prise jusqu’ici l’idée de cette course folle, rythme élémentaire, respiration et vie de tout le roman, et par laquelle sont aspirés, définis, tous les personnages de M. Bordeaux. Le titre d’un chapitre : Et la poursuite continue… pourrait former le sous-titre du roman, jusqu’au moment où la poursuite se termine dans la communion des enfants.

Cette course, c’est le départ des enfants d’un village savoisien, qui, ayant entendu en classe l’instituteur raconter la Croisade des enfants, celle du xiiie  siècle, sont amenés par un des leurs, le petit Philibert, à se croiser eux aussi, à s’en aller à Rome pour voir le pape et communier de sa main. Une fois qu’ils sont partis, les parents courent après eux à travers la montagne, jusqu’au Mont-Cenis, conduits par le curé et l’instituteur, dont les discussions servent d’intermèdes comiques et ne perdront rien à devenir des gestes sur l’écran ; les parents les rattrapent, mais Philibert et sa sœur Annette, eux, vont toujours, vont jusqu’à Turin, jusqu’à Rome, poursuivis par les parents, par l’oncle Thomas, le curé toujours et l’instituteur encore, et il y a des chemins de fer, et il y a un aéroplane qui a une panne au mont Cenis, et qui va à Rome, et qui prend l’oncle Thomas, et ils retrouvent enfin Annette et Philibert, à la Chapelle Sixtine, avec le pèlerinage des petits communiants français, que le pape vient de recevoir. M. Bordeaux a même mis assez d’art à ne pas ralentir le mouvement de la course, à ne jamais l’immobiliser en tableaux plastiques à la façon du Châtelet.

Elle ne commence, cette course, qu’au sixième chapitre ; mais les cinq premiers y préluderaient par cinq morceaux faits à souhait, eux aussi, pour le cinéma, et ménagés comme les cinq parties d’une ouverture. Voici le Miracle de la Noël, les jouets que l’oncle Thomas avec du bois et des couteaux fabrique la nuit de Noël pour les sabots de ses neveux, ces jouets qui se feraient si joliment, sur l’écran, devant les spectateurs, — Le Songe de l’oncle Thomas endormi dans, la chapelle abandonnée, l’oncle Thomas à la porte du Paradis, rudoyé par Saint Pierre et renvoyé sur la terre par le Seigneur Jésus, — l’ancienne Croisade des enfants, racontée en classe par l’instituteur, et qui passerait sur la toile à la manière du Rêve de Detaille.

Tout cela est si bien appelé par le cinéma que sûrement, cet été, dès la fonte des neiges, la croisade des enfants va être suivie, en pays savoisien et italien, de la croisade Pathé ou de la croisade Gaumont. Les opérateurs, ayant transporté leur matériel en quelque Avrieux, suivront, vers la mi-juin, par le Mont-Cenis, la trace des petits croisés. Certainement on ne sera pas embarrassé pour la figuration, sauf en un point : verrons-nous Pie X sur le film ? La Chapelle Sixtine s’ouvrira-t-elle ? Et la communion des enfants par le pape, l’apothéose de la croisade, terminera-t-elle dignement, sur un point final de stabilité, d’éternité, ce poème oculaire de mouvements ? Quel beau problème à agiter dans une assemblée de cardinaux ! Le cardinal Mathieu n’aurait pas vu là de grande difficulté, lui qui, lorsqu’il entrait pour vêpres, en grand apparat, dans le chœur de sa cathédrale, permettait, dit-on, que l’organiste attaquât : Tiens, voilà Mathieu ! Il ne manque pas de curés qui font servir leur église à des projections cinématographiques, Jérusalem ou scènes de la Passion. Les journaux nous donnaient récemment le texte de la lettre fort aimable que Pie X a écrite à M. Bordeaux pour le féliciter de sa Nouvelle Croisade, et le pape a collaboré avec l’auteur, puisque les paroles que celui-ci met dans sa bouche, à la scène finale, « sont directement inspirées du discours adressé par le Souverain Pontife, le 14 avril 1912, à la chapelle Sixtine, au pèlerinage des petits communiants français ». Le Pape n’a jamais vu aucun inconvénient à poser devant l’objectif, en une quarantaine au moins d’attitudes, bénédiction ou même prière intime : la photographie animée ne diffère de la photographie immobile que par un perfectionnement technique, et Guillaume II ne dédaigne point de s’y prêter libéralement. Je suis bien certain que tous les petits et les grands enfants qui vont au cinéma seraient reconnaissants à Pie X d’accorder jusqu’au bout son appui au talent cinématographique de M. Henry Bordeaux.

C’est là tout le futurisme de M. Bordeaux, et je suis très disposé à avouer qu’il est beaucoup plus sain que celui de M. Marinetti. Son roman m’a donc intéressé par la pente fleurie qui le conduit au cinéma, et parce qu’il fournissait une donnée à des questions que je me posais il y a quelques années : je me demandais si le meilleur du roman n’allait pas se déposer dans le théâtre ; voilà qu’il brûle singulièrement les étapes. Mais je reconnais qu’à côté du scénario cinématographique, qui nous donnera tout ce que peut avoir le plus beau film du monde, la Croisade des enfants a des pages ingénieuses, spirituelles, d’un esprit parfois un peu préparé et compassé comme l’était celui de La Petite Mademoiselle. M. Henry Bordeaux sait construire avec habileté un roman, et je me souviens même que toute la seconde moitié de La Maison était des meilleures. Ce qui lui fait défaut c’est, bien entendu, le style. Je n’ai aucun préjugé contre ces sortes d’œuvres, je ne suis pas assez sot pour leur reprocher leur succès, et je garde assez de sang-froid pour les mettre à leur rang moyen. Il est exact que les poètes n’ont pas, en tant que poètes, le droit d’être médiocres ; ils sont bons ou mauvais. Mais le théâtre, le roman, l’histoire, la peinture, la sculpture, la musique (tout en somme sauf la poésie), vivent quotidiennement, normalement, sainement, de talents moyens, ou, simplement, de talents. Il en est en littérature comme en politique, où la continuité, la résistance et la santé ordinaires d’un pays résident dans ses classes moyennes. C’est le terreau qui permet la floraison, c’est le normal couronné et violenté par l’exception géniale qui lui fournit sa raison d’être, c’est la vie littéraire courante qui apporte, à l’élite, appui et résistance, et au-delà de laquelle s’épanouissent les moments privilégiés d’amour, c’est le système de rapports sans lequel il n’y aurait pas d’absolu, c’est l’ordre des appelés hors desquels sont tirés les élus, mais sans lesquels il n’y aurait pas d’élus. Il n’est pas besoin de mobiliser toute la pensée de Leibnitz pour comprendre que notre monde littéraire est, après tout, le meilleur des mondes littéraires possibles. Ne partage pas cet avis M. Paul Stapfer qui a écrit plusieurs volumes afin de montrer que les réputations littéraires, passées et présentes, constituent la plus hasardeuse et la plus incohérente loterie. Il n’en prenait à témoin, d’ailleurs, que son goût personnel, ce qui était peu. Il se plaignait d’avoir vainement consacré un livre entier à prouver qu’Adolphe Monod était un prédicateur aussi grand que Bossuet : ce qui d’ailleurs m’a fait lire Adolphe Monod, et m’aurait conduit à penser que M. Stapfer était un mauvais plaisant, si Adolphe Monod n’avait été précisément son parent. Le jugement de la postérité sur Bossuet et Monod est bon. Le jugement favorable des classes moyennes sur M. Bordeaux s’explique par les qualités de M. Bordeaux, qui est un ouvrier de romans très expert comme MM. de Flers et Caillavet sont des ouvriers habiles de pièces. Cela n’empêche point la hiérarchie, mais la permet, la dévoile, la consacre. Villiers de l’Isle-Adam fait remarquer avec bon sens que le bourgeois préfère évidemment la lecture de Scribe à la lecture de Milton, mais qu’au seul prononcé du nom de Milton, et bien que le bourgeois ne l’ait jamais lu, ce nom implique pour l’intelligence du bourgeois une lumière de gloire qu’il ne songerait jamais à placer autour du nom de Scribe, et que la seule comparaison entre Milton et Scribe lui paraîtrait un parallèle entre un sceptre et une paire de pantoufles, quelque argent qu’ait gagné Scribe, quelque pauvre que soit mort Milton. Le succès est nécessaire, et la gloire est nécessaire, et quand l’homme de lettres a distingué avec clarté ces deux ordres, quand il a compris de plus que la gloire n’est pas l’ordre premier et qu’au-delà il en est encore un autre, qui est à la gloire ce que la gloire est au succès, ce que le succès est à la réclame, alors il possède la paix de l’âme, ou du moins il a réalisé l’une de ses conditions. Charles XII en campagne voulait envoyer une de ses bottes gouverner la Suède à sa place : la littérature d’une époque a ses pantoufles de famille, bienfaisantes et nécessaires ; le danger ne commence qu’au moment où elle prétendrait les élever comme un sceptre.

V. — « La Vieillesse d’Hélène2 »

M. Jules Lemaître a loué, dans les Lettres à un ami, les vieux bonapartistes, ceux qui menèrent et goûtèrent la vie parisienne avant 1870, des anecdotes qu’ils savent raconter, et des années enviables dont ils demeurent les témoins. Le temps n’est pas très éloigné, où des vieillards aussi plaisants, contant, dans les cercles, à des jeunes gens le Paris de leur âge mûr, celui du xixe  siècle à sa fin, rappelleront avec complaisance qu’en leur temps, le dimanche soir, un Parisien ne se couchait pas sans avoir lu les douze colonnes du Sarcey sur papier blanc et les douze du Lemaître sur papier rose. La semaine parisienne n’eût pas été une table complète sans cette salière, sel de cuisine d’un côté, sel fin de l’autre. Gros sel et sel blanc, sachant qu’ils se complétaient, vivaient en bons termes, et M. Lemaître ne désignait le Francisque devenu alors une institution nationale qu’en l’appelant du nom que donnait Jacques Tournebroche à l’abbé Coignard : « Mon bon maître. » Un jour, un lecteur écrivit aux Débats pour se déclarer agacé et indigné de mots qu’il jugeait une ironie sournoise. M. Lemaître se défendit dans un feuilleton que nous conservent les Impressions de théâtre, protesta de son affection pour Sarcey, et termina en disant qu’il n’était pas peu fier d’avoir été salué par le bon maître, un soir, comme son héritier présomptif, en ces termes savoureux : « Allez, allez, après moi c’est vous qui serez la vieille bête ! » Cette ancienne page des Impressions me revenait à la mémoire en relisant dans La Vieillesse d’Hélène, une autre ancienne page des mêmes Impressions, écrite il y a bien un quart de siècle, En marge de l’Abbesse de Jouarre, et que, non sans un subtil et mélancolique dessein, M. Lemaître a voulu replacer dans son livre d’aujourd’hui.

« Il y avait autrefois, dans une ville de l’Inde, un vieillard très saint, nommé Touriri, qui dès son adolescence s’était appliqué à dompter sa chair afin d’entrer vivant dans la paix du Nirvâna. Mais un jour, ayant lu des livres étrangers, il reconnut la vanité de son entreprise et cessa de croire à ce qu’enseigne le Bouddha. Même il écrivit des ouvrages où il démontrait que le Bouddha n’avait point fait de miracles et qu’il n’était pas Dieu. Mais, en même temps, il professait une sagesse si haute et si sereine, et ses écrits avaient tant de grâce, qu’il se fit, dans la ville et dans tout le royaume, un grand nombre de disciples et d’admirateurs.

« Cependant, Touriri continuait à vivre dans la chasteté, afin que nul ne pût dire que c’était l’attrait des plaisirs grossiers qui l’avait fait renoncer à ses premières croyances. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, il paraissait aimer beaucoup les femmes, et il parlait d’elles sans nécessité dans tous ses livres, comme si elles l’eussent préoccupé très vivement. Et il écrivait sur elles des choses si douces, si caressantes et si délicates, que tous ceux qui le lisaient en étaient charmés et troublés jusqu’au fond de leur cœur.

« Or, un jour, une veuve de trente ans… »

Ce Touriri, qui avait vers 1889 la figure d’Ernest Renan, voici que, pareil à ce portrait de l’artiste que les sculpteurs allemands mettaient au pied d’une chaire à prêcher quand ils l’avaient achevée, M. Jules Lemaître, le plaçant à la fin de La Vieillesse d’Hélène, nous y laisse cette fois reconnaître sa figure à lui. Il paraît d’abord au lecteur que l’auteur a tout simplement continué à donner des Contes en marge, à exploiter comme La Fontaine un genre qui est devenu son modique, mais délicat et parfait domaine. Et cependant, si l’art reste le même, cette troisième gerbe n’est pas faite du même blé que les deux autres. Sarcey avait prédit à M. Lemaître qu’il serait un jour « la vieille bête » : entendons cela en tout bien tout honneur. Comme ce pauvre diable qui était si malheureux qu’il en devint Polonais, M. Lemaître doit convenir qu’il a réalisé la prédiction de Sarcey, au point qu’il en est devenu royaliste, la dernière chose évidemment que Sarcey eût prévue. Je ne sais pas si, après ce petit conte de Touriri, Renan lui a écrit : « Quand vous aurez mon âge, vous ferez votre Abbesse de Jouarre, à côté de laquelle la mienne ne paraîtra plus qu’une très petite sœur converse. » En tout cas La Vieillesse d’Hélène, vieillesse de l’Hélène intime et spirituelle qui fut l’âme de M. Lemaître, c’est, comme lui-même nous l’indique imperceptiblement du doigt par ce retour de Touriri, son Abbesse de Jouarre.

Il est d’ailleurs très curieux et très élégant de voir chacune des trois séries de Marges, dans sa fantaisie apparente, dessiner une figure qui n’appartient qu’à elle, et qui marque, dans la sagesse du conteur, trois nonchalants étages. Au vrai, la première série seule rend le son clair de la vraie sagesse, et chacun presque de ses contes est composé, comme une eau très pure, transparente et souriante, de ces deux éléments fluides, la clairvoyance et l’indulgence. Il y a beaucoup de mal dans le monde, les belles chimères ne font qu’ajouter à ce mal ou du moins n’en diminuent rien, et, pour alléger un peu son poids, pour obtenir un peu de bien, vaut seulement une sagesse usuelle, faite de bon sens et de mesure, humble de cœur et industrieuse des mains. C’est la leçon de Thersite, du Premier Mouvement, de L’École des rois, de La Seconde Vie des Sept Dormants, de presque tous les autres contes aussi. Dans L’Innocente Diplomatie d’Hélène, la Tyndaride, qui n’est pas encore la vieille Hélène, s’assortit à ce chœur par les plus françaises des fines et bonnes manières. Et tout le recueil se placerait sous l’invocation de Sainte Marthe : « On sait que cette sainte si raisonnable et si modérée devint, par la suite, la patronne la plus populaire des Méridionaux. Ainsi le voulut l’indulgente ironie divine. » N’oublions pas que la plupart de ces contes sont contemporains de l’excursion de Jules Lemaître dans la politique, alors qu’avec de candides artifices, il avait rêvé de faire de la Patrie française une sainte Marthe, qui, après avoir tué la Tarasque, fût devenue la patronne des Méridionaux et de nous. Espérons qu’il nous donnera un jour les Mémoires de sa vie sur ces temps et sur d’autres : en tout cas voilà dans ces premières Marges les mémoires de son imagination.

La seconde série contient bien, avec L’Enfant Jésus et le Bon Maçon, un souvenir de la période des bonnets à poil et des bonnes élections. Mais, dans son ensemble, elle réalise avec indépendance et souplesse toutes les significations du titre : elle s’ouvre, en guise de préface, par la lecture académique Sur les vieux livres, et, cette fois, M. Lemaître s’efforce de donner à ses contes un tour historique, objectif, de nous faire penser aux livres mêmes à l’occasion desquels il les écrit. En marge de Villehardouin met en présence, simplement, l’âme occidentale sérieuse, simple et forte, l’âme grecque passionnée de subtilités et mère des hérésies. Le Renégat ne vise qu’à évoquer la figure de Saint-Louis. Panurge marié et Dulcinée mènent le Don Quichotte et le Pantagruel à la conscience claire, à l’intelligence désabusée et tranquille qui les achève comme la fumée du soir sur le toit d’une maison humaine. Mère et fille, La Fontaine chez les voleurs, le Journal du duc de Bourgogne nous font pénétrer aussi délicatement dans le cœur de Madame de Sévigné, de La Fontaine, de Fénelon. Cette seconde série est du temps où M. Jules Lemaître, passé des conférences politiques aux conférences littéraires, étudiait, un peu pour eux-mêmes, Racine, Fénelon, Chateaubriand. Il cherche, dans les vieux livres, l’âme de ces vieux livres : il ne leur demande pas, ou leur demande moins, de nous révéler la sienne.

Mais des vingt-trois contes de La Vieillesse d’Hélène, une vingtaine redisent à peu près la même sagesse : qu’il n’y a de vrai que l’amour, que tout revient à l’amour, que ne pas faire l’amour c’est immanquablement faire des bêtises, et que faire l’amour c’est peut-être bien, c’est même sûrement, faire une bêtise encore, mais que c’est au moins faire la bêtise suprême, et que c’est d’être la suprême qu’elle se révèle admirable et devient la sagesse. Touriri I « parlait des femmes sans nécessité dans tous ses livres, comme si elles l’eussent préoccupé très vivement ». Touriri II, Touriri fils de Touriri, lit des livres qui n’en parlent pas toujours, qui, à son avis, n’en parlent pas assez, et il les conduit doucement à en parler, il s’appuie sur leurs fictions pour les solliciter et les achever dans le sens qui par-dessus tout l’occupe. Les marges des vieux livres, dans lesquelles il écrit, ressemblent alors à celles des livres neufs qu’achètent les collégiens : les premières feuilles de leurs Géorgiques portent dans les blancs les notes attentives dont les peuplent la bonne volonté d’octobre et les oracles rendus par le professeur sur la grammaire ou la prosodie ; mais le quatrième chant, expliqué dans les mois chauds de l’année qui finit, ne reçoit plus sur ses pages que des profils de minois tendres, et des nez retroussés sous des chignons vastes…

La vieillesse est misérable, parce que sont assis, qui la tourmentent, à ses côtés, les fantômes décharnés de l’Amour, et même, comme deux Dioscures noirs, ses fantômes alternés et jumeaux, l’un qui flétrit Hélène et l’autre qui empoisonne Pénélope. « Hélène de Sparte, fille du Cygne et de Léda, était depuis cinquante ans la belle Hélène. » Elle est « pleine de souvenirs » d’amour, elle a été aimée des hommes, c’est elle maintenant qui veut aimer, et qui, repoussée avec mépris, traitée de « vieille enragée » par un beau capitaine des gardes « eût donné toute sa gloire pour n’être qu’une fille de quinze ans, simplement gentille ». Des artifices de toilette, l’obscurité double du crépuscule et d’un grand chapeau, lui font ses quinze ans pour un petit pâtre qui l’aime ainsi, qui la voulant voir de près la poursuit et va la saisir. « Alors l’héroïque fille du Cygne et de Léda, tirant un poignard de sa ceinture, le plongea tout entier dans son cœur avant d’être touchée par les mains de l’enfant et pour qu’il ne connût pas sa vieillesse. » — Puis voici, à l’autre bout d’Homère, la vertueuse gardienne de sa foi, assise au foyer d’Ulysse. Quand son époux revenu tue tous les prétendants, elle commençait à aimer le dernier arrivé, le seul modeste et bien élevé d’eux tous, Aristonoos. Certes « elle s’enorgueillit d’être demeurée fidèle », mais aussi, continuant d’être la sage Pénélope, « comme elle était encore plus triste qu’avant le retour d’Ulysse, on croyait que cette tristesse lui venait de sa piété et qu’elle était convenable à sa vertu ».

Ingres, dans l’Apothéose qui entoure le vieillard aux yeux vides, ayant assis, à ses pieds, l’Iliade rouge entre des armes et la verte Odyssée sur une rame, groupe à ses côtés les génies humains qui lui tendent leur œuvre. Les derniers Contes en marge mettent sur son trône fragile la vieillesse au cœur desséché, entre cette trop mûre Hélène qui se tue et cette Pénélope d’espoirs morts, de taciturne deuil. Et le conteur veut que toutes les vieillesses humaines, et celles-là surtout du génie, s’approchent du fantôme pour lui porter la même confidence, pour que leur vie à eux aussi s’exhale dans un peu de cette amertume. Voici Racine aux répétitions d’Esther, qui ne fait et qui ne dit et qui n’entend avec ces petites filles que les sottises que vous devinez, et qui désormais, pour être sûr de lui, n’ira à Saint-Cyr qu’avec M. Despréaux. Voici La Fontaine, tout à fait déréglé, à soixante-sept ans occupé par des jeannetons, par des fillettes qui n’étaient point de Saint-Cyr, et qui « se disait que l’amour — et il entendait par là l’amour physique — était de beaucoup la meilleure chose qu’on eût dans cette vie dépourvue de signification ; qu’il en était plus sûr en vieillissant et en se souvenant », — mais qui ne peut supporter que Madame de La Sablière mette un cilice pour faire pénitence à sa place, et qui aime mieux faire pénitence lui-même. Voici Bossuet en personne, qui, ainsi que Socrate dans ses derniers jours traduisant en vers sur l’ordre du dieu les fables d’Ésope, s’est mis à traduire le Cantique des Cantiques « parce que la méditation du Cantique des Cantiques, c’est la volupté permise aux saints. Et il intitulait sa traduction le Saint Amour ». Un petit neveu de douze ans, met la main sur ces vers dans le bureau de son oncle, et, comme il les trouve très tendres, il les envoie à Marie de Pécouel, qui a quatorze ans, et qu’il aime bien, et la fillette, très effrayée, très troublée, demande à Monsieur de Meaux de la confesser, lui remet les vers. « M. de Meaux ne continua pas sa traduction du Cantique des Cantiques… » Voici Renan, Touriri et les marges de l’Abbesse… Dans cette anthologie des vieillesses illustres, toutes ces vieillesses ne sont pourtant pas tendues pareillement du même côté : pour la vieillesse de Corneille, M. Lemaître a donné à son anecdote un tour généreux et délicat, ne se permet pas d’oublier que Corneille est Corneille.

Ce sont les contes d’une soirée d’automne dans la vallée du Loir, Ils sont en finesse et en réticences ; derrière ces brumes transparentes tremble une conscience quelque peu troublée, et, comme sous leur hasard apparent, les trois gerbes sont fort adroitement composées, il semble que les deux derniers des nouveaux contes, La Vierge Sarrasine et Les Grands Souliers répondent en fin du livre à ce que sont au début, dans les deux marges de l’Odyssée, Hélène et Pénélope. Une statue de Vierge, sculptée avec le souvenir d’une femme d’Orient par un imagier qui avait rapporté de la croisade une concubine mahométane, est habitée par un démon, et cette statue fait tomber sur ceux qui la prient tous les malheurs mêmes qu’ils lui demandent de détourner. Elle est désensorcelée un jour qu’elle est priée par une jeune fille toute innocente, et que la vision de la jeune fille a purifié l’imagier de ses mauvaises ardeurs. Puis c’est le conte de la petite fille à qui l’ange de Noël n’apporte rien parce qu’elle a mis au pied du poêle, non des souliers à elle (qui d’ailleurs n’en a pas), mais d’énormes souliers de charretier (que d’ailleurs elle a volés), et qui trouve le bonheur quand elle a rendu les gros souliers. De sorte que le livre se termine, en somme, par de la sagesse authentique tout de même, une sagesse qu’on n’osait plus espérer. La vieillesse d’Hélène et celle de Pénélope se sont évanouies pour laisser la place à la fraîcheur et aux sources de jeunesse : un regard bleu exorcise les fantômes luxurieux d’Orient, — et Célestine nous indique la vraie science du bonheur et du malheur : la vie triste et manquée est celle qui a demandé au sort qu’il jette ses dons dans les plus disproportionnées chaussures, les hommes avides et sans goût lui tendent à remplir des souliers trop grands qui ne sont pas les leurs.

Dans Panurge marié, M. Jules Lemaître faisait boire à Panurge « ce vin blanc de Vouvray qui sent jusqu’à la dernière goutte le pressoir et la vendange, et qui continue, même en bouteilles, à vivre sa vie propre et à subir l’influence des saisons, tour à tour sec et sucré, pétillant ou paisible, suivant que là-haut, sur le sol pierreux, la vigne sa mère porte des fleurs ou des grappes. » Les deux dernières bouteilles, je veux dire les deux derniers contes, sont du sucré et du paisible, et de fait il y a, tout de même, dans certaines de ces bouteilles, un excès de sucre qui doit plaire aux vieilles dames gourmandes ; mais les vrais amateurs, les fins buveurs, savent aussi où trouver leur part. Remarquez que le vin de M. Lemaître, si docile « dans sa transparente prison de verre », aux influences des saisons, se comporte beaucoup moins bien en tonneaux : il m’arrive parfois de relire quelques Contemporains, et je retrouve à chaque bouteille débouchée la plénitude de leur corps et la fraîcheur de leur bouquet ; mais le Rousseau, le Racine, le Chateaubriand, si j’en tire une page dans ma tasse d’argent, me paraissent tout de suite d’une année inférieure (outre que, pour les besoins de la conférence, le jus de la grappe y est quelque peu chaptalisé). Pareillement si le tiers au moins des Contes ont toute la savoureuse substance des vins de 1906 et de 1911, si les deux autres tiers sont encore, à des degrés divers, fort agréables, la seule fiction que M. Jules Lemaître nous ait donnée en cercles, son roman des Rois, ne nous a offert, quand nous l’avons goûtée, qu’un jus fade et douteux. Ne souhaitons donc plus qu’ajouter à ces rangées de Vouvray encore des bouteilles neuves qui deviendront de vieilles bouteilles. Après tout, cette sagesse en bouteilles ne diffère pas en nature de la sagesse des énormes foudres rabelaisiens, et le Panurge marié où Pantagruel démontre délicatement à Panurge qu’« il est donné à tous maris d’être cocus, mais non pas à tous d’être trompés ; cela n’est donné qu’à ceux qui avaient droit de compter que leur femme leur serait fidèle », a pour dernier mot le même qui couronne le « Panurge à marier » du grand François : Buvons !

VI. — Romans pendant la guerre

À l’époque d’Agadir, je crois, Charles Péguy mettait l’un de ses cahiers sous l’invocation de Saint-Louis de Gonzague en souvenir d’un mot qui lui est attribué. Il jouait à la balle dans une cour de séminaire et quelqu’un demanda : « Si nous apprenions que c’est maintenant le jugement dernier, que ferions-nous ? — Moi, dit Louis de Gonzague, je continuerais à jouer à la balle. » En ce temps-là, chacun se demandait : « Et si c’était la guerre ? » Et Péguy répondait : « Moi, si c’était la guerre, je continuerais à faire les Cahiers. » Évidemment Péguy, en ce qui le concernait, n’était pas prophète ; quand il y eut la guerre, le lieutenant Péguy quitta les Cahiers, et se fit bravement tuer. C’est qu’aucune imagination humaine ne peut égaler cette œuvre de la nature, la courbe d’une destinée vivante. Le Saint-Louis de Péguy m’évoque le sort d’un journaliste sportif qui, avant 1914, avait appelé la guerre « une pâle image du rugby ». Il fut blessé au genou dans l’une des premières batailles, soigné dans un hôpital par un médecin qui adapta à sa blessure un drain particulièrement ingénieux. Trop ingénieux, car ce major, soucieux d’en obtenir la gloire et le galon, découvrait devant tout venant et particulièrement devant les huiles le malade et l’appareil auxquels il avait donné tous ses soins : le sportsman allait sans doute guérir, mais, à force d’être mis à nu et expliqué à des officiers considérables, il attrapa une bronchite dont il mourut.

Aujourd’hui cependant, sous un ciel plus indulgent et dans le premier printemps de la paix, il est permis peut-être de la voir sans nuages et de dire sans remords : il y avait même sous les obus, les bombes, les gaz empoisonnés, de l’ultima ratio regum et du jugement dernier des peuples, un jeu de balles idéal qui s’accomplissait solitairement en quelques têtes, le schématisme d’un certain rugby dont il ne faut pas médire puisqu’il se confond par un côté avec les valeurs supérieures de la guerre elle-même. Joffre n’avait pas peut-être un génie guerrier napoléonien. Pourtant après Charleroi il sauva la situation en exécutant avec lucidité et sang-froid un thème classique de l’École de guerre sur la couverture de Paris, il continua les grandes manœuvres, comme Louis de Gonzague eût continué à jouer à la balle : le génie de Gallieni, l’allant des chefs et la furia francese firent le reste. En 1918, Foch dut se maintenir la mentalité froide d’un joueur d’échecs : « J’aime mieux jouer ma partie que la sienne », dit-il de Ludendorff au moment le plus critique de l’avance allemande. Peut-être l’imagination est-elle plus frappée par l’élan d’une troupe d’attaque ou par les combats singuliers en plein ciel d’un aviateur de chasse. Peut-être aussi vaut-il mieux, pour la majorité d’une troupe chercher à agir que « chercher à comprendre » et peut-être en effet Péguy a-t-il mieux servi en se faisant tuer qu’en continuant les Cahiers. Toujours est-il qu’au sommet de la guerre, comme au sommet de quoi que ce soit, il faut placer ce qu’Aristote met au principe des choses, l’intelligence calme, libre et maîtresse d’elle-même qui continue un jeu commencé — comme Archimède jusque dans le sac de sa ville persiste à tracer sur un sable fragile les figures d’une géométrie éternelle.

Nous avons vu, ces cinq ans, la littérature (puisque c’est elle qui est en jeu en ces lignes) suivre l’une ou l’autre des deux directions esquissées dans ce vieux cahier prophétique de Péguy : ou bien continuer à jouer à la balle, ou bien demander, tantôt réellement et tantôt plus métaphoriquement, de la poudre et d’autres balles. Je crois que dans son ensemble elle a confirmé le mot de Péguy et la table des valeurs à laquelle j’ai fait allusion.

Évidemment, il ne faut pas exagérer. Si nous regardons la poésie, nous voyons que MM. de Régnier et Vielé-Griffin s’étant à peu près tus et le poète inattendu sur lequel quelques-uns comptaient n’ayant point jailli de la guerre, trois poètes ont ajouté considérablement, sinon en volume du moins en poids, à une œuvre déjà estimée : Claudel, Gasquet, Valéry. (Je n’oublie pas le charmant Paul Fort ; mais il est moins un poète que la poésie diffuse de ce temps : comme la roue du moulin on l’entendrait s’arrêter mieux qu’on ne l’entend tourner, il se fond dans l’élément, l’air, le paysage.) Tous trois ont reçu, en deux sens différents, leur impulsion de la guerre. Tandis que Claudel et Gasquet ont écrit des poèmes de guerre dignes de ce qu’ils avaient déjà fait de plus beau, Valéry a été poussé par la guerre même à rêver au son du canon un Divan oriental-occidental, pris dans le cercle et les froides pierres de l’Hérodiade mallarméenne, une épure étoilée de poésie essentielle. Et quand on se réfère au passé de la poésie lyrique, cette dernière direction est peut-être, en ces circonstances, la plus normale : un soleil d’Austerlitz reste unique dans le ciel, où il n’y a point place pour deux soleils, mais il suscite comme une image alternée et rivale le clair de lune de Chateaubriand, dont nous n’avons pas fini d’exploiter l’héritage et de reproduire les attitudes.

Hors de la poésie on trouverait encore l’occasion de rendre diverses sortes d’hommages à la littérature de guerre. Il semble qu’elle ait eu surtout une valeur pragmatique et documentaire. Pragmatique par les services qu’elle a rendus. Les articles quotidiens que deux de nos principaux chefs de file, MM. Barrès et Maurras, ont réunis en volumes, furent comme celui d’un bon officier ou d’un bon soldat de l’excellent service journalier, et même un beau tour de force de journalistes professionnels : mais ils n’appartiennent pas comme Le Jardin de Bérénice ou L’Avenir de l’intelligence au monde des œuvres que l’on relit. (On tirerait pourtant, avec du soin, de L’Âme française pendant la guerre, une anthologie admirable.) Ils nous font sentir assez bien la marge qui sépare le monde de l’action et le monde de l’écrit, les lois différentes qui régissent l’un et l’autre. Des romans ont pu rendre des services du même ordre ou d’un autre ordre. Le succès du Feu qui fut bien en son temps le journal vrai d’une escouade a contribué lui-même à le rendre moins vrai, il a été certainement pour quelque chose dans les améliorations matérielles qui ont rendu plus supportable, après les affaires de Champagne, la vie physique et morale du soldat : il a obligé les grands chefs à lire une sorte de cahiers du poilu en somme plus efficaces et plus salutaires que le jeu de la voie hiérarchique ; il a travaillé pour sa part à la formation de cette armée propre, aux joues vermeilles, bien nourrie et mieux abreuvée, l’armée du roi Pinard et de la reine Madelon, dans les bras de qui, en novembre, se jetaient les Alsaciennes. C’est ainsi que le diable portera sa pierre à Dieu.

Valeur documentaire aussi. Mais ici ne nous pressons pas et ne confondons pas documentaire et historique. Nous avons déjà pu mesurer l’écart énorme entre ce qui fut écrit par l’auteur pour être publié et les carnets ou les correspondances que les familles ont divulgués après la mort de celui qui les nota. Le carnet d’Amédée Guiard, le recueil de lettres sans nom qu’a publiées et préfacées M. André Chevrillon dépassent de beaucoup en accent et en sincérité, toutes les œuvres « anthumes » (j’exhume ce mot d’Alphonse Allais, fort inattendu ici, voilà un cas où l’on s’aperçoit que le mot manquait en effet à la langue). Mais les œuvres de notre génération n’ont pas encore beaucoup d’années à demeurer anthumes. La vraie physionomie morale de la guerre ne se dégagera que dans un demi-siècle, lorsque se liront, se publieront, se compareront, avec la masse et le recul nécessaires, les milliers de carnets et de correspondances conservées dans les familles, les liasses subsistantes des cinq ou six millions de lettres quotidiennes envoyées du front ou au front et d’où sortiront probablement des chefs-d’œuvre. Alors, pourra se dresser dans son ampleur, en dehors de tout souci d’apologétique et d’action, la vraie carte des Familles spirituelles de la France.

La vraie littérature de la guerre, on ne la lira elle aussi que dans cinquante ou cent ans. La grande guerre ne se conçoit que comme un fait historique, et un fait n’est historique vraiment que s’il a un avant et un après, s’il possède ses trois dimensions. Laissez-lui le temps d’acquérir la troisième et ce n’est pas seulement l’histoire, c’est le rêve, c’est l’art, c’est la création esthétique qui pourront s’installer dans leur domaine, se sentir les coudées franches, respirer à pleins poumons, créer dans l’espace avec les matériaux d’un chantier intégral.

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Aussi, et sauf quelques exceptions qui confirment la règle, la littérature normale — et la meilleure — fut-elle, ces cinq ans, du côté de ceux qui continuèrent à jouer à la balle. J’ai déjà noté la logique avec laquelle M. Paul Valéry fut conduit par l’atmosphère même de ces années à reprendre dans une mine obscure le filon d’or de la poésie mallarméenne. Ainsi l’on peut dire très vigoureusement et il semble qu’on pouvait prévoir a priori que la vraie littérature de guerre serait celle de la vie intérieure. Un homme libre est évidemment une lecture mieux appropriée à la vie de tranchée que L’Union sacrée ou La Croix de guerre, et je sais bien que dans toute ma vie militaire je n’ai fait volontiers que des lectures de cet ordre. On lit pour sortir de soi ; mais quand on mène une vie dont l’essence est de vous sortir de vous, on lit pour rentrer en soi. Il y a peut-être un peu d’intempérance et pas assez de paix véritable dans cette capitale Possession du monde qui fourmille d’admirables pages, mais M. Duhamel dont l’œuvre et le nom vont grandir beaucoup a écrit vraiment en ce beau livre de vie intérieure une œuvre que lui imposait son temps.

Parmi ces livres de la vie intérieure, meubles d’art propres à une époque de guerre, je ne veux retenir aujourd’hui que les romans. D’ailleurs le roman seul entre dans la vie intérieure avec tout le recul, l’indépendance et les moyens d’animation nécessaires pour la disposer sur le plan complet et vivant d’une œuvre d’art. Quelle marge n’y a-t-il pas entre La Nouvelle Héloïse et les Rêveries d’un promeneur solitaire et même Les Confessions ! J’ai retenu, dans la production récente, trois œuvres caractéristiques, de premier ordre toutes trois, et dont les auteurs ont atteint un point de perfection qui ne leur était pas habituel. (Mais à qui la perfection est-elle habituelle ?) C’est Le Justicier de M. Paul Bourget, Solitudes de M. Édouard Estaunié, et Fumées dans la campagne, de M. Edmond Jaloux.

Lorsque je lus Le Justicier, j’avoue que je ne l’attendais pas. Dès le début, M. Bourget comme journaliste (c’était son devoir) et comme romancier (c’était son droit) s’était mis en plein dans la littérature de guerre. Il était même, je crois, arrivé bon premier pour publier un roman sur la guerre : Le Sens de la mort, roman à thèse très artificiel selon une de ses vieilles formules ; il avait continué par Lazarine et Némésis, ce dernier simplement curieux, d’une imagination épaisse et mal venue. Mais du Justicier l’éloge le plus haut et le plus vrai qu’on puisse faire, c’est qu’il nous donne une autre Échéance, cette Échéance qui frappa justement Brunetière d’admiration, d’une admiration dont parlant à quelqu’un il concluait ainsi les raisons : « Car vraiment on ne peut savoir la mesure d’un romancier que lorsqu’il a écrit une histoire sans amour, tout aussi bien que l’on ne saurait obtenir celle d’un critique tant qu’il ne s’est pas expliqué sur le xviie  siècle. » Si M. Bourget nous donne une troisième nouvelle de la même valeur, leur recueil en un volume demeurera classique.

L’immense ressource, chez M. Bourget, c’est que, derrière ses partis pris rigides et les manies après tout un peu extérieures de son dogmatisme étroit, il demeure une tête parfaitement équilibrée et toujours intelligente, un travailleur avisé, méthodique et sage, qui jusqu’ici n’a donné aucun signe de déclin ; lorsqu’il publie un roman médiocre ou mauvais, il ne tarde pas à en écrire un bon. Le public ne peut d’ailleurs jamais compter sur la critique pour le guider dans cette production mêlée : tout ce qu’on pourrait faire, ce serait écrire un petit indicateur, une sorte de Baedeker qui désignerait les endroits où l’on est sûr de trouver, après chaque roman bon ou mauvais de M. Bourget, l’article de lancement et l’article de dénigrement systématique. Pourtant rien ne serait plus intéressant que de marquer de façon désintéressée les réussites et les échecs d’un grand travailleur, robustement doué, qui occupe aujourd’hui la place centrale du roman français.

À quiconque est sensible au plaisir de l’ouvrage bien fait et porté à l’estime de l’artiste qui sait son métier, Le Justicier donne une satisfaction telle qu’on ne voit pas comment il serait possible, dans cet ordre, d’aller plus loin. Le procédé ordinaire de M. Bourget y apparaît à plein : trois enveloppes concentriques, moulées l’une sur l’autre et qui ne font qu’un seul être vivant, et qui sont une histoire habilement posée et savamment nouée, un drame individuel de conscience, une question sociale. C’est la construction du Disciple, de L’Étape, de L’Échéance. On aurait profit à démonter l’œuvre de M. Bourget en se plaçant à chacun des trois points de vue successifs. Dans Le Justicier le dernier élément occupe en étendue le moins de place, mais vraiment en qualité il domine et c’est lui qui donne à tout le récit son allure et son sens, c’est lui qui eût mérité à ce morceau une place de choix dans la bibliothèque positive de Comte. Cette question sociale, cette thèse est simple. M. Bourget y renouvelle en somme la doctrine de L’Étape, selon laquelle la famille, et non l’individu, constitue la réalité sociale, M. Bourget reprend même un type de L’Étape, le vieux professeur républicain et stoïcien, entre deux fils dont l’un se construit au-delà de lui et dont l’autre se défait, se dégrade en deçà, et L’Étape n’était pas du tout un mauvais roman, mais la courte nouvelle du Justicier dépasse de beaucoup L’Étape, d’abord parce que la réussite de métier est meilleure, et ensuite, et surtout pour deux raisons qu’il importe d’indiquer.

La première est que, dans son travail probe et persévérant pour enrichir son métier et pour nourrir son œuvre, M. Bourget a fait récemment une découverte. Je ne veux pas dire que tout soit toujours bon dans les contributions que M. Bourget demande incessamment à son carnet de notes, à ce que le Dorsenne de Cosmopolis appelle son crachoir ; dans son beau Démon de midi n’avait-il pas l’idée de verser tout un dictionnaire étymologique des noms propres ramassés on ne sait où, et fort déplacé ? Ce que M. Bourget paraît avoir récemment acquis, de beaucoup plus solide et plus fructueux, c’est le goût et le sens du symbole. Il semble avoir été frappé au cours de la guerre par le rapport des événements actuels avec certains mythes antiques, avec les éléments fondamentaux de la tragédie grecque. Il en a tiré sa Némésis, œuvre assez curieuse, mais où l’architecture symbolique s’édifie bien laborieuse et bien bizarre, et dont les côtés fâcheux m’ont rappelé parfois Le Phalène. Il a remis ensuite son symbolisme sur le métier, et Le Justicier est né. Au milieu du Justicier se pose, comme sa figure principale, son personnage le plus vrai, de la façon à la fois la plus simple et la plus profonde, un tombeau, celui où le « justicier » finit par faire porter ses deux fils, et dans lequel se réconcilie, s’éclaire et se définit la pleine et grave réalité d’une famille humaine. On a prononcé à ce propos le nom de Fustel de Coulanges et rappelé La Cité antique : c’est très juste. Le tombeau du Justicier m’évoque l’église de L’Annonce faite à Marie et le symbolisme de M. Bourget me paraît ici, par sa source traditionnelle comme par le sens même de son art, assez parent de celui de Claudel.

En second lieu, la conclusion de M. Bourget, d’une si large, abondante et grave générosité, contraste heureusement avec le caractère un peu étroitement agressif de ses romans analogues qui, malgré leurs tendances très positives, sont en somme écrits surtout contre quelque chose ou contre quelqu’un. L’esprit, lancé sur cette ligne, ne s’arrête plus, et quand nous avons fermé un livre qui nous laisse tant de profondes pensées, nous allons sur sa pente plus loin qu’il ne va et nous nous retournons comme pour voir si M. Bourget ne va pas prendre la même route. Puisque cette haine du père s’est apaisée après la mort dans l’intelligence, puisque l’homme de colère a déposé devant la vérité posthume son injurieux fardeau, puisque le même tombeau, par une loi supérieure à l’individu, doit réunir ceux que l’erreur de la vie sépara, ce qui est vrai d’une famille n’est-il pas vrai d’une nation, ce qui est vrai d’une nation n’est-il pas vrai de l’humanité ? Il est nécessaire peut-être de se croire justicier devant un homme comme devant un peuple comme il était nécessaire que l’abbesse de Jouarre gardât à la société la chasteté qu’elle lui avait promise : mais l’homme doit-il se coucher dans le tombeau en serrant encore sur son visage, comme les morts de Mycènes, ces masques d’or ? Rien ne vaut dans la nouvelle de M. Bourget la résonance infinie qu’elle laisse après elle, et, dans noire nuit actuelle, la durable phosphorescence de son symbole.

Comme M. Bourget, M. Édouard Estaunié me paraît avoir écrit, dans les trois nouvelles, reliées par le même fil, de Solitudes, son chef-d’œuvre. Le cas de M. Estaunié est fort intéressant. Ingénieur, il n’a cessé de pratiquer son métier et il est aujourd’hui, je crois, directeur général des Téléphones ; il figure dans ces deux ou trois cents chefs techniques de services, signalés par la parabole saint-simonienne, qui font marcher la machine matérielle de la France. Ses premiers romans, à caractère autobiographique, sur l’éducation des collèges de Jésuites et sur les déboires de l’ingénieur pauvre, paraissaient l’orienter vers une transposition littéraire de sa vie professionnelle, mais il n’a pas tardé à suivre la direction inverse et à faire de son œuvre littéraire son alibi, sa seconde nature. Il semble, au premier abord, bien bizarre que le même personnage qui chasse à coups de sonneries la solitude des maisons et la paix des cabinets de travail, nous ait donné cette analyse parfaite et profonde de la solitude. Mais, en ces pages minutieuses et tristes, en cette aiguille de glace et de diamant qui fouille si loin, c’est encore l’analyse et l’instrument scientifiques que nous reconnaissons, et ce roman de M. Estaunié rejoint ainsi de façon frappante la poésie de Sully Prudhomme.

M. Estaunié n’a pas écrit là une œuvre d’analyse personnelle, il n’a point tiré de lui-même, comme Vigny, pour s’en plaindre ou s’y plaire, sa propre solitude. Il a fait, en technicien, en psychologue, en connaisseur minutieux de ce réseau téléphonique qu’est le système nerveux, une étude objective, admirable de science et de détail. Je ne veux pas résumer ces trois nouvelles, d’une lecture passionnante et d’un art supérieur, mais je puis en résumer le schème théorique. Le malheur de l’homme est d’être seul, Vae soli ! Mais la vraie solitude n’est point l’absence d’une société humaine. Un être peut vivre heureux et occupé dans une solitude matérielle complète qu’il peuplera à sa guise : telle solitude d’enfant, de vieille fille, de moine, d’artiste, est une solitude animée, bruissante de choses et d’êtres, peut-être sur terre la figure la plus juste du bonheur égal et constant. Cette solitude, M. Estaunié la reconnaît de loin, mais ne s’en occupe pas. Elle n’intéresserait pas son goût d’analyse aiguë et cruelle, pas plus qu’un avare pur, vivant seul avec son or, n’intéresserait la comédie de Molière. La solitude dramatique, pour M. Estaunié, ne commence qu’avec la présence d’autrui. La vraie, l’horrible solitude, démon torturant de l’humanité, ne s’installe ni chez celui qu’on pourrait appeler le solitaire professionnel qui, l’ayant prise comme vaccin, est immunisé contre son mal, ni chez l’homme des sociétés et des foules. Elle s’établit dans une maison, entre deux êtres qu’elle repousse chacun en lui-même et qu’elle crucifie. C’est, à proprement parler, une maladie de l’amour, comme la jalousie, une maladie qui d’on ne sait quel fond obscur peut apparaître tout à coup en plein bonheur. Un Iago invisible s’établit à côté de l’Othello envahi par ce supplice de la solitude et lui peint désormais Desdémone à sa fantaisie. Ce démon de la solitude tel que le suscite M. Estaunié, nous pouvons aussi le comparer au démon de la perversité d’Edgar Poe : nous sommes sur les mêmes terres mystérieuses de la nature humaine. Et l’on n’en sort que par la mort, le crime ou le suicide. M. Estaunié, en réalisant ce démon, en lui faisant dévorer lentement ses victimes, a jeté dans les abîmes de la vie intérieure un coup de sonde saisissant.

Fumées dans la campagne, de M. Edmond Jaloux, n’a rien d’un coup de sonde et paraît venir au monde dans un paysage harmonieux, attendri et doucement triste de Provence. M. Jaloux, jusqu’ici, demeurait l’auteur de ce beau récit intérieur, frémissant et plein, Le reste est silence, auquel Fumées dans la campagne, après dix ans, donne un admirable pendant. De l’un à l’autre, M. Jaloux, semble-t-il, a perdu et gagné : on ne retrouve pas toujours dans Fumées ce nombre grave, cette musique extérieure autour d’une intériorité lourde, comme un bruissement d’abeilles autour du poids de miel, que l’on aimait dans Le reste est silence. Fumées, plus étendu, plus détendu, comporte au contraire quelques espaces traînants et quelques négligences, mais il l’emporte par le détail, l’exactitude et surtout l’intelligence aiguë de l’analyse. Celui qui sait goûter les pures qualités classiques, le vrai travail bien fait, le roman construit, la savante composition dans une lumière bien comprise, aimera ce livre et le relira. L’art de M. Jaloux, dans Fumées, me rappelle d’assez près celui de Tourgueneff, injustement oublié aujourd’hui, dont Taine apparentait l’art à celui des Grecs. Ce n’est pas un hasard si le titre de Fumées, le motif de vie et d’art auquel il correspond se retrouvent dans un roman de Tourgueneff, dont le sujet est d’ailleurs tout à fait différent de celui de M. Jaloux.

« Il regardait les fumées bleues qui montaient, montaient sans fin dans l’air lourd ; On dirait vraiment, dit-il, qu’elles sont alimentées par un brasier énorme. Et pourtant, si nous nous approchions de ces feux, si nous soulevions les feuilles encore intactes, nous verrions qu’il n’y a, au fond, qu’un foyer bien pauvre, à demi éteint, qui consume lentement les dernières fibres sèches. Il en est ainsi de presque toutes les destinées humaines. Considérées à distance, elles font un certain effet. On croirait presque, à notre éclat, qu’il y a en nous une belle flamme dévorante, qui brûle notre vie et fait flamber nos passions et, dessous on ne trouverait rien qu’une cendre à peine chaude, qui nourrit mal nos pauvres désirs, tout le reste s’évapore en fumée… »

Hiéroglyphe bleu, motif musical sur lequel chacun peut déployer le roman de ses destinées et des destinées du groupe auquel l’a associé la vie ! M. Jaloux a fait monter ses fumées dans le ciel mélancolique et noble de la campagne aixoise ; il y a construit minutieusement, et avec une science achevée des plans, du relief et de la vie, les petites marionnettes humaines qui y font quelques tours et s’en vont. Comme d’ordinaire, dans tout roman qui s’énonce à la première personne, le personnage le plus vivant n’est pas celui qui raconte, Raymond. Et pourtant… Plutôt, il nous paraît le personnage le moins construit, parce qu’il a pour fonction, dans la texture du roman, non de se construire, mais de construire les autres ; il n’y représente pas le vivant, mais la vie ; il n’est pas poussé volontairement en lumière, mais il fait corps avec l’organisation, la respiration même du récit, il nous figure exactement le tas de bois qui s’échauffe et brûle de l’intérieur. La plus belle fumée du livre, c’est ce Provençal traité posément, discrètement, dans le mode mineur, avec une mesure et une minutie discrète auxquelles un connaisseur sourit de plaisir, Maurice de Cordouan. Les personnages de M. Jaloux témoignent d’une belle et pleine valeur humaine, mais ils paraissent garder aussi toute la valeur de documents exacts sur leur milieu local.

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J’ai voulu tirer de la production de ces dernières années trois romans (on n’en doublerait pas facilement le nombre) que l’on met à part pour les relire, et dont on découvrira mieux, à chaque lecture, la solidité. On ne saurait rien imaginer, en apparence, de plus différent que la concentration laborieuse et magistrale de M. Bourget ; la percée méthodique, aiguë, impitoyable, de M. Estaunié ; le récit appliqué, spacieux, égal et plein de M. Jaloux. Et pourtant, si je me rapporte d’un coup d’œil aux épithètes qui sont venues ici sous ma plume, je vois qu’elles ont un trait commun et qu’une même racine, sous des synonymes, se retrouve en les trois écrivains. C’est de l’art volontairement construit et charpenté, de l’art équilibré et prévu, et en somme et surtout intelligent. Quelles que soient, dans tous les ordres les valeurs que ces années tragiques ont pu promouvoir à la lumière, on n’en voit pas de supérieures à cette intelligence ordonnatrice, substance de toute qualité humaine. Je ne veux pas dire que le problème de l’intelligence, de son primat ici ou là, soit résolu, ni surtout qu’il soit simple. Mais cela c’est une autre histoire, et je n’ai pas à sortir aujourd’hui du court secteur où j’ai essayé, sans vouloir conclure trop avant, de repérer quelques points.

VII. — Le roman de l’aventure3

Il ne serait pas très juste de parler, pour quelques bons romans d’aventures récents, d’une renaissance. On a toujours aimé les récits de ce genre, parce qu’on y trouve l’essentiel du roman, qui est de conter une histoire neuve. Ceux qui réfléchissent sur leurs lectures reconnaissent ensuite que cette histoire neuve était très vieille, et d’avoir paru neuve n’en prenait que plus de valeur. Il est certain que le roman d’aventures a récrit l’Odyssée ou Robinson au moins autant de fois que le roman psychologique a récrit Manon ou Madame Bovary. Ces récritures, qui peuvent être bonnes, médiocres ou mauvaises, c’est la vie même de l’art, comme les variations sur les thèmes du temple grec ou de la cathédrale. Et mettre à nu ces thèmes, apercevoir ce permanent, c’est la vie même de la critique.

Le public a goûté les deux premiers romans de M. Pierre Benoit, Kœnigsmark et L’Atlantide. D’autre part l’Édition française illustrée publie, sous une forme artistique, avec d’excellents bois de Daragnès, une Collection littéraire des romans d’aventures qu’inaugure avec une traduction de L’Étonnante Vie du colonel Jack, de Daniel de Foë, Le Maître du Navire, de M. Louis Chadourne.

Tout cela fait une lecture agréable. Je ne méconnais pas ce qui s’y trouve d’original et d’inattendu, ce qui en fait de vrais romans d’aventures. Pourtant je me trouve plutôt disposé à y chercher des similitudes, tout simplement parce que des similitudes offrent un meilleur terrain pour filtrer et clarifier des idées. De ces similitudes j’en retiendrai deux, l’une entre les deux romans de M. Benoit, l’autre entre L’Atlantide de M. Benoit et le roman de M. Chadourne et j’essaierai d’en tirer des conclusions.

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M. Benoit doit une partie de son succès à l’aisance de sa narration, à la fluidité ingénieuse de ses tableaux successifs, à la souple solidité de sa composition, à des qualités techniques et à une certaine présence ou virtualité de roman-cinéma. Mais tout cela, et la suite plus ou moins imprévue des aventures, ce sont les moyens d’un roman, ce n’est pas son essence ni son noyau. Or, les deux romans de M. Benoit racontent des histoires différentes, dénouent des écheveaux originaux, mais ils racontent et ils dénouent autour du même noyau.

Le centre de Kœnigsmark c’est la grande-duchesse Aurore, et le centre de L’Atlantide c’est la princesse Antinea. Toutes deux, également belles bien entendu, diffèrent apparemment beaucoup dans leur chair ; Aurore est une Russe qui fait à Vignerte dans la manière d’Astiné Aravian à Sturel le récit de ses aventures aristocratiques, décousues, pittoresques et savoureuses, et à qui ces aventures de jeunesse ont donné le dégoût de l’homme, de sorte qu’elle est pour bien dire, ou plutôt pour ainsi dire, vierge. Bien au contraire l’Antinea de L’Atlantide est une sorte de Sémiramis ou de Catherine II dans la sensualité saharienne et terrible de qui tient garnison un officier fréquemment renouvelé, happé pour l’amour et la mort par cette fosse de fourmi-lion qui s’ouvre fabuleusement dans le désert rouge. Pourtant, quelles que soient les différences plastiques et sensuelles entre la fille des neiges et la fille du soleil, on a vite fait de les reconnaître l’une et l’autre et de les classer comme les amants d’Antinea dans la même salle circulaire de marbre et sous la même armure d’orichalque. M. Pierre Benoit est un poète, l’auteur de Diadumène ; ces deux femmes appartiennent au monde des poètes plus qu’au monde des hommes. Nous reconnaissons en elles de somptueuses figures romantiques et symbolistes, sous les bijoux de qui on trouve moins de chair que de marbre, celles que schématise en lignes de diamant l’Hérodiade de Mallarmé, celle que Villiers ne s’est point lassé de produire en Elen ou Morgane ou Tullia Fabriana. Il est vrai que dans Salammbô le génie de Flaubert a réussi à en faire cadrer la forme passive avec le type vivant et durable de la femme d’Orient. Et je ne méconnais pas la souplesse intelligente avec laquelle M. Benoit sait animer de vrais feuillages dans l’air autour de la figure d’Aurore. Et comme M. Benoit est un artiste adroit, tout cela demeure fort acceptable. Mais enfin reste ceci qu’il y a au milieu de ses deux romans, et peut-être de son imagination poétique et romantique, une image artificielle et belle de l’éternel féminin, autour de laquelle se déroule l’aventure.

Cette remarque, dira-t-on, que des romans, fussent-ils d’aventure, se développent autour d’une femme, ou plutôt d’un homme ou d’une femme et de la vieille aventure amoureuse, ne va peut-être pas très loin. Saurait-il y avoir d’autre roman que cela ? Le mot roman pour vous signifie un in-18 qu’il faut couper, lire, parce que lire les romans nouveaux est, comme la cigarette, une habitude prise depuis la Bibliothèque Rose et le Jules Verne annuel. Avec ces pages vous bâtissez des châteaux de cartes d’idées comme avec la fumée de la cigarette vous faites monter des cercles couleur de rêve ; mais dans le langage populaire, qui est le vrai, roman ne signifie pas essentiellement un in-18, il signifie une histoire d’amour intéressante, et, pour la concierge, s’applique aussi bien à celle qui se passe au sixième de son immeuble qu’à celle qui se déroule dans le rez-de-chaussée de son journal. Il y a quelques années, L’Éclair publiait des réponses de soldats à des questions d’histoire posées par leur capitaine (le journaliste qui les trouvait absurdes ne révélait que sa propre absurdité). Interrogé : « Qu’est-ce que l’Algérie ? » Dumanet avait répondu : « C’est où il y a des zouaves. » Un roman, en français, c’est où il y a de l’amour. Ne vous étonnez pas que M. Benoit ait écrit des romans en français.

Entendu. Mais notez — et c’est là que je voulais en venir — que dans les romans d’aventures, qui forment jusqu’ici un genre réel, ordonné, abondant, avec sa manière, ses limites et ses lois propres, l’amour ne tient jamais aucune place, sinon par hasard et très épisodique et banale. Le roman d’aventures exclut l’amour comme la tragédie classique excluait le personnage d’un mari trompé. Aussi, dans un certain français, n’est-ce pas un roman, pas plus que les Provinciales n’étaient un pamphlet pour le juré de Paul-Louis Courier. Étant gamin, je demandai, un dimanche, à la vieille demoiselle qui tenait la bibliothèque paroissiale un roman de Jules Verne. Elle était entourée de quelques assistantes, consœurs en Sainte-Catherine, qui se mirent à rire, et leur chef me déclara : « Je vais vous donner un livre de Jules Verne, mais si c’était un roman je ne vous le donnerais pas. » Telle une cigarette en chocolat n’est pas une cigarette. Je fus humilié d’avoir été surpris, en flagrant délit de folie des grandeurs, ne me doutant pas que j’utiliserais beaucoup plus tard la leçon de sémantique de l’académie en jupons.

Précisément, dira-t-on, leur meilleur public, les romans d’aventures le trouvent chez les enfants et les adolescents. L’intérêt et les convenances commandent aux auteurs de faire voyager leurs héros dans tous les mondes possibles, excepté dans le pays du Tendre. Et les romans d’aventures sont tout à fait adaptés à la mesure de ce public. Aussi ce genre de production reste-t-il ordinairement dans certaines limbes et s’oublie-t-il avec la culotte courte. Peu de livres qui aient fait passer autant d’heures délicieuses que Les Aventures de Jean-Paul Choppart et celles de Robert Robert. Et qui connaît Louis Desnoyers ? D’ailleurs, quand il a voulu écrire des « romans », ces romans n’ont rien valu. Jules Verne fut candidat à l’Académie française, et, comme un écrivain pour enfants n’entre pas plus à l’Académie qu’un tailleur pour enfants n’obtient la renommée de Paquin, les gardiens de la tradition verte jugèrent cette candidature aussi fantaisiste que l’eût été celle du comédien Molière sous Louis XIV, que l’ont été celles de Baudelaire et de Paul Fort. Si les romans d’aventures sont des romans sans amour, ce n’est pas une question de genre, c’est une question de public.

Il y a là quelque chose de vrai, mais qui s’applique surtout à la France où le développement du roman d’aventures est en effet resté médiocre. Cependant voici des faits qui nous montrent la question plus complexe. Le vrai roman français, le roman d’analyse, a toujours répugné à incorporer l’aventure à ses études humaines. Il y a eu toute une période de notre histoire littéraire où le roman d’aventures a été en même temps roman d’amour : c’est l’époque des romans du cycle breton, et, à la limite, du Roman de la Rose : cela n’a rien produit de bon. Enfin il y a un pays où le roman d’aventures est un genre vivace, puissant, enraciné en pleine humanité et qui a donné des chefs-d’œuvre. C’est l’Angleterre. Or, le roman d’aventures anglais est toujours absolument sans amour.

Ce roman anglais d’aventures est fondé par un des livres capitaux de la race anglo-saxonne et de la littérature d’Occident, Robinson Crusoë. Robinson met à l’origine du roman d’aventures cette sorte de cristal, de miel sans cire, de schématisme pur que Le Cid installe à la naissance de la tragédie classique ou La Princesse de Clèves au principe du roman d’analyse. Deux éléments : le désir de l’aventure, puis l’aventure elle-même, sous sa forme la plus extraordinaire, la plus neuve pour un homme animal politique, la plus purement aventure ; la solitude. L’hyperbole de l’aventure est réalisée par une économie hyperbolique de moyens, et c’est soutenu par la vigueur même de son sujet que de Foë a pu, comme l’auteur du Cid et de la Princesse, écrire son chef-d’œuvre. Tel qu’il est fondé ici par le romancier anglais, le roman d’aventures est le roman de l’énergie, de l’intelligence utile et de l’action, et c’est ainsi d’ailleurs que les Grecs l’avaient compris dans l’Odyssée. L’Odyssée, que Bérard a reliée si matériellement à l’idée thalassocratique, est comme Robinson le livre d’un peuple de marins, de colonisateurs et qui obéit exactement aux mêmes lois. Un héros amoureux y serait ridicule. Sur un tel métal toute faiblesse, toute avance délicate d’amour paraît rouille, énerve l’œuvre d’art dans la même mesure et pour les mêmes raisons que le héros, — Virgile nous l’apprend à ses dépens. Le sujet de Robinson excluait automatiquement l’amour, et c’est pourquoi il réalisait automatiquement l’eau-mère du roman d’aventures. Mais je crois bien qu’un romancier français n’aurait pas résisté à l’idée de faire de Vendredi une sauvagesse.

Comme l’Odyssée, Robinson est écrit pour une race, non pour un public, s’imprime sur l’homme dès qu’il sait lire et l’intéresse encore quand il n’est plus qu’un des vieillards spectateurs du Ludus pro patria. Et l’auteur de Moll Flanders et de Roxana n’écrit pas seulement comme celui d’Hector Servadac pour les enfants. Il sait créer des femmes vivantes, touchantes, amoureuses, mais elles demeurent dans le gynécée littéraire. Considérez maintenant l’autre Anglo-Saxon qui a été, sur une autre voie, à la plus admirable limite du roman d’aventures, Edgar Poe. Lui, qui a dessiné quelques-unes des plus pures et musicales figures de femmes qui soient, se fût gardé de les placer dans Le Scarabée d’or et Gordon Pym. L’aventure et l’amour retiennent chez lui sur leurs plans sans communication toute leur pureté de diamant.

Wells nous instruit mieux encore. On l’a appelé le Jules Verne anglais, alors qu’il y a entre Jules Verne et lui la différence d’une imagination ingénieuse à un art véritable et créateur de vie. Wells a écrit des romans d’aventures et des romans d’analyse. Autant dans ceux-ci il met en scène joliment et profondément l’amour, autant il l’exclut rigoureusement de ceux-là. Chez ce romancier si parfaitement intelligent il y a une science très sûre des lois organiques qui constituent les genres. Aussi L’Amour et M. Lewisham est-il un chef-d’œuvre, et Les Premiers Hommes dans la Lune un autre chef-d’œuvre. Le public français a fait surtout un succès à des imaginations pittoresques comme La Guerre des mondes, et l’on ouvre Les Premiers Hommes avec une défiance instinctive contre un sujet épuisé depuis Cyrano et même Arioste jusqu’à Jules Verne. C’est pourtant ce que Wells a écrit de plus vivant comme caractère, de plus adroit comme construction, de plus intelligent comme résonance de pensée. J’ai employé le mot caractère au singulier, car Cavor est le seul qu’il y ait dans le roman, et singulièrement attirant parce qu’il appartient à la lignée morale de Robinson. L’aventure de Robinson, nous la voyons, chez ce savant opiniâtre et bourru, transféré sur le terrain de la découverte scientifique comme les héros de la mythologie grecque dans le ciel étoilé ; elle y prend une valeur, un éclat, un orient admirables.

L’amour ne tient pas plus de place dans les romans où Stevenson a condensé en poète toute l’âme de l’aventure, et faut-il rappeler qu’il est pareillement absent de l’œuvre où toute la race anglo-saxonne a reconnu pendant vingt ans son âme d’énergie aventureuse, celle de Rudyard Kipling ?

Voilà donc un trait constant du roman d’aventures, et fort naturel, puisque le roman d’aventures est par excellence le roman de l’action et le roman d’analyse le roman de la passion. La passion n’est introduite dans le roman de l’action que comme élément de détente ou de comique. On admet parfaitement que le vaisseau de l’aventure porte son poltron innocent et passif, son Toussaint Lavenette. Il pourrait porter aussi son amoureux. On attend Dulcinée autour de don Quichotte alors qu’on ne saurait imaginer une Dulcinée sérieuse de Robinson et de Cavor. Or, les officiers français qui dans les deux romans de M. Benoit représentent l’aventure vont bien à l’aventure pour des Dulcinées. L’aventure française, contrairement à l’aventure anglaise, se présente avec l’odor di femina, plus qu’avec celle de l’embrun et du large. Aussi garde-t-elle quelque chose d’artificiel, et nous vérifions ici à la manière de Brunetière, une bonne loi des genres.

M. André Beaunier, étudiant récemment dans la Revue des Deux Mondes les romans de M. Benoit, intitulait son article : Une renaissance du roman romanesque. Et je ne sais pas si le roman romanesque était si mort que cela, puisque M. Marcel Prévost, qui écrit encore, avait déjà prétendu le faire renaître d’une mort peut-être aussi hypothétique. Mais enfin c’est bien cela ; les romans de M. Benoit sont moins des romans d’aventures que des romans romanesques, et tout roman d’aventures traité par un Français tendra au roman romanesque.

Le roman romanesque n’est d’ailleurs pas très facile à définir. Pratiquement, c’est le roman qui satisfait l’esprit romanesque, c’est-à-dire imagine et fait imaginer l’amour non comme venu d’un intérieur et mêlé à la trame ordinaire de la vie, mais descendu par un vol inattendu de la destinée, et prenant une figure extraordinaire et lyrique. L’Amadis de Gaule et les romans de Mlle de Scudéry sont des romans romanesques, et Le Roman d’un jeune homme pauvre ou L’Abbé Constantin pareillement, les romans romanesques d’une société d’argent. Don Quichotte parodie le roman romanesque et Madame Bovary de même.

Le roman romanesque a pour clientèle des femmes à l’imagination faible et à la vie froissée, des Emma Bovary. Il a pu rencontrer, avec les Amadis, avec Madeleine de Scudéry, avec nos auteurs de roman-feuilleton, d’immenses succès de lecture, il est toujours demeuré en dehors de l’art. D’autre part le romanesque, c’est-à-dire un certain arrangement inattendu des événements analogue à celui qui est requis au théâtre, figure comme élément secondaire et utile dans le roman normal, ne disparaît même pas du roman que le réalisme construit contre le romanesque, comme Adam Bede ou L’Éducation sentimentale. Tout roman sur l’amour, en tant qu’il montre l’amour tourmenté ou empêché, implique du romanesque, tout roman sur la vie, en tant qu’il la montre froissée ou accidentée, implique du romanesque. Si le roman d’aventures anglais nous paraît appartenir à une nature vraiment différente du romanesque, c’est que, mis en présence des circonstances les plus extraordinaires, ses héros demeurent tendus uniquement vers l’action ; leur représentation est, pour varier une expression bergsonienne, superposable à l’action. Or, le romanesque prend sa source dans un exercice de l’imagination, un débordement de la représentation, un reflux ou une écume de l’action impossible ou empêchée.

Il semble donc qu’à la différence du roman d’aventures anglais qui demeure uniquement, aisément, naturellement sur le plan de l’aventure, les Français entendent par roman d’aventures une fusion ou, comme disent les philologues, une contamination de l’aventure et du romanesque. Cela est lié à l’être même de notre race : il fallait la guerre pour que La Vie parisienne connût ce fabuleux succès que ne lui pouvaient même assurer autrefois les hommes d’esprit groupés autour de Marcelin ; et les femmes d’Hérouard, collées dans tous les bureaux de compagnie et toutes les guitounes d’officiers, sont devenues l’art propre aux tranchées françaises, comme les rennes, les bœufs sauvages, et les mammouths peints ou gravés au trait étaient l’art propre d’une civilisation troglodyte plus ancienne. Le romanesque a fructifié sur cette aventure de cinq ans comme sur son terreau naturel et il prendra bien d’autres formes que les romans de M. Benoit. N’imaginez-vous pas M. Jean Giraudoux nous donnant un roman romanesque pur qui exclurait l’aventure aussi rigoureusement que le roman d’aventures anglais exclut le romanesque ?

N’oublions pas que l’année même qui précéda la guerre on appelait une renaissance du roman d’aventures. Les lecteurs de la Nouvelle Revue française se souviennent de l’article publié sous ce titre par Jacques Rivière, et ils se souviennent du Grand Meaulnes. Or, Le Grand Meaulnes reste aujourd’hui et restera peut-être longtemps encore le chef-d’œuvre de l’art que comporte le roman d’aventures conçu à la française, c’est-à-dire le roman romanesque d’aventures ou le roman de l’aventure romanesque. Alain Fournier s’était placé avec un art parfait au fil de certaines nécessités. D’abord il avait compris que l’aventure romanesque n’est purement belle que dans un milieu d’enfants : un enfant romanesque est poétique ; une vieille demoiselle romanesque ne l’est pas, et Bélise n’appartient qu’à la comédie. Puis l’aventure romanesque de Meaulnes vient du dedans et non du dehors, est donnée par l’effet de l’imagination naturelle, non par un accident comme celui qui engage Vignerte dans une cour d’Allemagne ou le capitaine de Saint-Avit dans le couloir de rochers au bout duquel il y a l’Atlantide. Elle fait corps avec cette imagination, c’est-à-dire avec de la substance, de la plante et de la fleur humaines. Enfin et surtout il y a là une économie merveilleuse de moyens : le château des Sablonnières et le passage des saltimbanques, cela demeure peu de chose et ne dépasse pas l’horizon d’une carte d’école primaire, et toute l’aventure romanesque française tient là-dedans comme toute l’aventure active anglaise tient dans certaines pages si simples et si infiniment résonnantes de Stevenson. Mais comme il est difficile à l’aventure et au romanesque de se rejoindre sans que celui-ci empâte, et rabaisse celle-là ! Le Grand Meaulnes a peut-être cent pages de trop, celles où le romanesque prolonge l’aventure quand l’aventure a donné tout son effet : le romanesque est jeté sur les marcs de l’aventure pour en faire une seconde cuvée. Et la dernière phrase qui nous montre Meaulnes engagé dans le romanesque pour sa vie entière diminue par un choc en retour l’intérêt de la première et pure aventure d’enfant, qui devrait demeurer l’unique.

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Je n’ai encore rien dit du Maître du Navire de M. Louis Chadourne. On y trouve la même ingéniosité que dans les livres de M. Benoit, mais son orientation paraît très différente. M. Benoit est un charmant imaginatif qui invente des histoires pour le plaisir de les inventer, les contes pour le plaisir de les conter. Le géomètre qui demandait d’Athalie : Qu’est-ce que cela prouve ? méritait une réponse positive, car Athalie prouve ou tout au moins démontre beaucoup de choses, poétiques, politiques et humaines. En ce sens les romans de M. Benoit ne « prouvent » à peu près rien, tandis que Le Maître du navire est écrit pour prouver, ou démontrer, ou montrer une certaine idée de l’homme et du monde. Le roman, fort intelligent, de M. Chadourne, appartient à la lignée des contes philosophiques du xviiie  siècle. Ce n’est pas traité dans la manière sobre de Candide et de Zadig, mais c’est traité dans leur esprit.

Le roman ou plutôt le conte de M. Chadourne développe un thème qu’un poète très minime du nom d’Eugène Manuel mit à la portée des enfants en des vers sans artifice. Des enfants se disputent un tas de noix et demandent à un vénérable derviche qui passe là de le partager entre eux, lui disant que son partage sera pour eux aussi juste que s’il était fait par Dieu lui-même. — Vous voulez donc, mes enfants, que je partage comme Dieu. — Oh ! oui ! » Ainsi fait le derviche, donnant tout aux uns et rien aux autres. M. Chadourne a imaginé un Hollandais qui, dans une île inconnue où il est le seul maître et où les indigènes vivaient dans l’état d’innocence heureuse du Supplément au Voyage de Bougainville, établit le règne de Dieu ainsi entendu, à son gré donnant les plaisirs ou infligeant maladies et tortures, — de sorte que l’île expérimentale de Van den Brooks, où Van den Brooks s’est proclamé Dieu (un pauvre bonhomme de Dieu qui, découragé par sa solitude, finit par abdiquer), est à peu près dans l’ordre moral et religieux ce qu’est dans l’ordre de la vie physique l’île du docteur Moreau. Le ton ironique et agréable du récit contraste de façon curieuse avec l’âcre philosophie de M. Chadourne et avec son idée sensuelle et sombre de la souffrance. Je laisse cela de côté et ne veux m’intéresser aujourd’hui qu’à une certaine technique et une certaine orientation nécessaire du roman d’aventures.

À côté des deux sortes, anglaise et française, active et romanesque, du roman d’aventures que l’on discernait tout à l’heure, Le Maître du navire nous donne l’occasion d’en spécifier une troisième. Je l’appellerais le roman de l’aventure intellectuelle, le motif de l’aventure lié de façon ironique et symbolique à un certain romanesque de l’intelligence libre. Les exemples feront mieux comprendre. On rangerait sous cette étiquette d’abord, à une frontière, les romans de voyage en Utopie, tantôt mornes comme celui de Thomas Morus, tantôt pittoresques et vivants comme ceux de Cyrano de Bergerac, — puis, comme le cœur véritable et le massif du genre, ces romans de l’intelligence en aventures dont le xviiie  siècle, tant en Angleterre qu’en France, donne les chefs-d’œuvre, avec les romans de Voltaire et Gulliver, — enfin ces tapisseries où l’aventure n’est plus qu’un motif idéologique, et dont le symbolisme a donné autrefois deux figures presque jumelles, avec Le Voyage d’Urien d’André Gide et Couronne de clarté de Camille Mauclair. On pourrait dire sommairement que, dans le roman d’aventures anglais, l’aventure intéresse l’action, que dans le roman d’aventures romanesque elle décore la sensibilité et que dans le roman d’aventures idéologique elle matérialise l’intelligence. Aussi ne faudra-t-il pas demander au dernier de créer des personnages vivants.

Mais (c’est elle que j’annonçais en commençant), certaine ressemblance en apparence tout extérieure entre L’Atlantide et Le Maître du navire paraît assez typique. Tous deux sont les romans d’une île, les solitudes de sable se comportant géographiquement comme celles de la mer, d’une mer à la deuxième puissance qui isole toujours et ne réunit jamais. En apparence la remarque ne va pas très loin. Mais notons qu’au fond on en pourrait retrouver autant dans Le Grand Meaulnes. Le château mystérieux du Grand Meaulnes est perdu légendairement dans les sables de la Sologne comme le domaine d’Antinea est perdu dans les sables du Sahara, et l’art qui obtient ici le plus d’effet est évidemment celui dont les moyens sont les plus sobres. Je rappelais au sujet du Maître du navire L’Île du docteur Moreau. Une île mystérieuse où les choses ne se passent pas comme ailleurs paraît le lieu naturel du roman d’aventures, et la découverte de cette île l’aventure de ce roman. Tel était le thème du premier grand roman d’aventures, fort curieux, qu’il y ait eu dans notre langue, le Polexandre de Gomberville. Songez à l’île de Robinson. Allez même jusqu’à l’île de La Tempête. Et le livre-souche des romans d’aventures, l’Odyssée, n’est-il pas le roman des îles mystérieuses, celle de Calypso, celle des Morts, celle des Lotophages, celle des Phéaciens, et celle du retour d’où monte la fumée du foyer ?

La raison en est simple. L’aventure s’identifie en quelque sorte avec la mer. La mer d’eau ou la mer de soleil et de sables, le fluide, le mystérieux, l’illimité, voilà le milieu, la matière passive ou la matrice de l’aventure. Le roman d’aventures s’épanouira naturellement chez un peuple de marins, Grecs, Anglais, Arabes de la mer Rouge, et les repos et les découvertes, et les fleurs de la mer ce sont ses îles. Les îles constituent, on le sait, des conservatoires de formes vivantes anciennes. Le domaine d’Antinea et celui des Sablonnières se comportent dans l’imagination du romancier comme, dans l’économie de la nature, Madagascar, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Leur isolement, après un cataclysme (fictif dans le roman d’Alain Fournier et réel dans celui de M. Benoit), y a maintenu de vieilles formes extraordinaires, disparues sur les continents, comme les monotrèmes et les oiseaux géants. Le Maître du navire nous rend d’ailleurs fort bien le fil qui réunit l’imagination la plus libre à la réalité géographique : c’est un supplément au Supplément au Voyage de Bougainville. Et si les îles apparaissent comme des conservatoires de formes anciennes, l’imagination y verra pareillement et inversement de possibles laboratoires pour des formes nouvelles : telles l’île du docteur Moreau et celle de Van den Brooks.

De sorte que, réellement, tout roman d’aventures tend à cristalliser sous la forme de Robinson et de l’île de Robinson. Voilà bien l’aventure et le lieu de l’aventure ramenés à leur schéma essentiel, à leur substance ou à leur loi. L’aventure de Robinson est la plus extraordinaire qu’un homme puisse vivre, et en même temps on la voit à la portée de chacun. Tout coin de terre où nous sommes peut nous devenir l’île de Robinson. Il suffit que nous nous retrouvions nous-mêmes. André Gide a réuni dans un même volume Paludes et Le Voyage d’Urien. Le poêle de Descartes, la chambre de Hollande où il écrit les Méditations, voilà d’autres îles de Robinson, et les motifs transcendants de l’aventure, motifs qui descendent pour prendre corps et se charger de matière dans la durée et dans le roman. Le vrai, le pur et le transparent roman d’aventures, c’est celui dont la dernière démarche consiste à abdiquer l’illusion de l’aventure, à enterrer comme Prospero sa baguette magique, à reconnaître que l’aventure est partout, et qu’il suffit de regarder avec certains yeux la vie humaine la plus simple pour la voir s’installer, s’éployer, éclatante d’imprévu, dans le royaume de l’extraordinaire.

VIII. — Autour de Jean Giraudoux

Les livres de M. Jean Giraudoux inquiètent des lecteurs, en passionnent d’autres, excitent des discussions, créent des amitiés, deviennent peu à peu les murs, les arceaux, les figures, les saints d’une chapelle. Je suppose que M. Pierre Lasserre qui promène en ce moment, pour les lecteurs de La Minerve française, un bras iconoclaste dans les chapelles littéraires, conduira un jour contre cet oratoire païen, nouveau Cyrille ou nouvel Antoine, ses moines et ses raisons. Rendons hommage aux services que peut rendre le franc parti de cet ennemi de son temps et de ce dépisteur du romantisme et admettons sa chapelle, à lui, sa chapelle sévère où l’on chante au lutrin — celui de Boileau — sur les textes solides d’autrefois. Mais si nous vivons sous le régime des chapelles littéraires (et pourquoi pas des chapelles critiques ?), si la grande cathédrale centrale apparaît froide et désertée, est-ce nécessairement un mal ? Palerme, ville malpropre, à population malingre, à églises barbares, à jardins médiocres, devient délicieuse par ses admirables oratoires, ces chapelles de confréries, produit parfait de l’art du xviie et du xviiie  siècle, qui tiennent du sanctuaire, du boudoir et du théâtre, et où l’on imagine respirante et souriante une vie religieuse comblée de décor et de bonheur. Notre vie littéraire, fatiguée et sensuelle, tend à prendre une figure de ce genre : laissons-lui donner les fleurs de sa saison. Une matinée dans un oratoire de Palerme ne nous ferme pas à la beauté de Saint-Pierre, de Chartres ou de Vézelay. Assouplir son goût ne signifie pas qu’on cesse de flairer fit de rejeter le mauvais goût. Le vrai goût consiste même à établir une juste mesure entre l’art éternel et l’art de son temps ; à savoir, quand il le faut, envisager l’un du point de vue de l’autre ; à savoir aussi, quand il le faut, ne pas le faire. Dans la vie de l’art pas plus que dans l’art de la vie le carpe diem n’exclut le sub specie æterni : s’ils se font équilibre et s’ils se nourrissent l’un de l’autre, c’est exactement ce qui peut s’appeler la sagesse, et le goût n’est que la forme sensuelle de la sagesse.

J’entrerai donc sans remords dans l’oratoire de M. Giraudoux et je m’y abandonnerai à un plaisir presque sans mélange. Qu’est-ce d’ailleurs que son oratoire sinon lui-même ? L’École des indifférents et Simon le Pathétique construisent avec des états d’âme, des rêves, des fantaisies, des tendresses et des regrets, une rotonde de lumière colorée, de bouquets et de parfums où se tiennent, comme un peuple choisi, des esprits de vie intérieure. J’emploie peut-être une comparaison et un vocabulaire qui n’agréeront pas à tous les lecteurs de M. Giraudoux. C’est que malgré moi, ou plutôt avec un consentement qu’à la réflexion j’accorde volontiers, je transporte encore au monde intérieur les figures de l’Église militante et de l’Église triomphante que lui donnait M. Barrès dans cet Homme libre qui fut un des bréviaires de la génération antérieure à celle de M. Giraudoux et qui demeure en somme le classique du genre. Et puis ces images nous procurent une satisfaction historique et critique, parce qu’elles nous rappellent que ces formes de vie, ces enfants plus ou moins terribles, furent tenus sur les fonts baptismaux de la sensibilité catholique. Il faudrait une dévotion bien ombrageuse ou une irréligion bien radicale pour froncer le sourcil. Seulement le style de la vie intérieure chez M. Giraudoux diffère beaucoup du style de la vie intérieure chez le Barrès d’autrefois et même chez n’importe qui. C’est ce style nouveau qui doit nous intéresser.

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Nouveau, ou presque nouveau, en littérature. Mais pas nouveau du tout dans l’art. Si M. Giraudoux a trouvé tout de suite un public, c’est que la peinture et la musique le lui avaient préparé. Cette question des rapports de la littérature d’une époque avec les autres arts est tellement complexe que, lorsqu’on y regarde de près, elle doit être pour chaque époque envisagée d’un point de vue spécial, avec un caractère nouveau, et que ce qui est vrai d’un temps nous apparaît, au premier tournant, faux du temps qui le suit. Pour le cas présent il s’est produit ceci. Un art du discontinu, un art d’intensités fragmentaires, de notes locales, d’instants uniques et aigus, un art tout opposé à cette ligne, à cet oratoire, à ce substrat qui jusqu’ici, tant chez les classiques que chez les romantiques, avaient paru une condition élémentaire de l’œuvre, s’est créé dans la France du xixe  siècle à une époque qu’il est difficile de trancher de façon bien nette. On peut en faire remonter l’origine littéraire aux Goncourt ; mais l’influence considérable des Goncourt s’est arrêtée vers 1890, et c’est sous une tout autre figure que le symbolisme a repris et développé cet art du discontinu. En peinture il est, en somme, sorti presque tout entier du génie de Claude Monet et en musique du génie de Debussy. Aujourd’hui il constitue un monde véritable, complet, harmonieux avec son esthétique et ses lois, sa gauche et sa droite, ses adversaires de gauche qui le honnissent au nom des outrances contraires, ses adversaires de droite qui l’attaquent au nom des principes anciens. Il n’est pas difficile de voir la place qu’y tient M. Giraudoux.

Le symbolisme n’a rien produit en matière de roman ! Les romans de M. Henri de Régnier sont des compositions parfois élégantes, mais froides, qui ne gardent aucune des musiques de sa poésie. Si Laforgue avait vécu, il y aurait eu probablement un roman du symbolisme, dont les Moralités légendaires nous permettent d’imaginer la figure. Faute de Laforgue ce roman est resté en puissance, en sommeil, comme la Belle au Bois dormant. Il nous revient aujourd’hui : c’est le roman de M. Giraudoux.

Il nous revient en même temps qu’ailleurs nous revient tumultueusement Rimbaud, et nous le voyons qui porte à ses deux côtés les figures exactes d’une peinture et d’une musique, celle de Monet et celle de Debussy. Je ne dis pas, ce qui serait absurde, que M. Giraudoux se soit inspiré de l’un ou de l’autre. Seulement les amateurs de Monet et surtout ceux de Debussy ont été portés tout de suite, par l’impulsion acquise, au cœur même de l’art et de la sensibilité de M. Giraudoux. Ces trois formes qui retiennent (car il ne faut rien exagérer) toutes les différences impliquées dans leurs langages spécifiques de phrases, de sons, de taches, et aussi dans des natures individuelles originales, comportent entre elles trois analogies qui les penchent l’une vers l’autre : d’abord une eau qui, au lieu d’être donnée comme un ensemble et dans une coupe, imbibe des éponges juxtaposées, à la douceur de chevelure, et ruisselantes, indéfiniment, sous la pression de la main, — puis une sensibilité sans cesse recommençante et neuve, sans cesse ramassée pour embrasser la figure tendre de l’instant ; — et enfin une intelligence toujours en éveil pour empêcher cette sensibilité de s’user en habitude, intelligence étonnamment froide, ingénieuse, systématique à rebours, et qui, lorsqu’on la prend par les poignets pour regarder ce qu’il y a au fond de ses yeux si mystérieusement clairs, lance comme son étincelle la plus profonde et la plus authentique un regard nu de conscience et d’ironie. C’est le moment où l’on aperçoit le procédé construit contre un autre procédé, le moment où une sagesse suprême parle comme Athéna à Ulysse : « Ô fourbe ! qui te surpasserait en malice, si ce n’est un Dieu ? » Et c’est pourquoi on sort d’une série de Monet, de L’Après-midi d’un Faune, de Simon le Pathétique avec une âme de légèreté, un sourire sans sécheresse, qui ont traversé des espaces de lumière et de fraîcheur, de tendresse et de pensée, et qui ne sont point du tout, dans les arts où il y a eu des Rembrandt, des Beethoven et des Racine, la fleur suprême, mais qu’on est heureux de porter sur le visage comme le signe encore d’un trésor intérieur.

De lecteur à auteur il faut bien que les trésors intérieurs sympathisent, qu’ils soient faits de cristaux et de pierreries analogues et que les pièces ici d’or et là d’argent, frappées des mêmes effigies royales, circulent dans le même royaume. Beaucoup se plaisent en M. Giraudoux parce qu’ils se reconnaissent en ses pages, parce qu’il les fait connaître à eux-mêmes, et surtout parce qu’il cherche lui-même, comme son lecteur, à se connaître en faisant tout le nécessaire pour n’y jamais arriver, et pour reculer sans cesse le moment où il se saisirait, où il ne lui serait plus possible, dans cette occupation totale de lui-même par un corps exact et une âme vraie, de se chercher des synonymes, de se créer des substituts et d’envoyer à sa place dans la vie des êtres faits comme lui, ces lui-mêmes honoraires qui la vivent à sa place et qui s’appellent Jean, Manoël, Bernard, Simon. Il se raconte pour satisfaire le même besoin, se procurer le même plaisir et faire la même découverte qu’on éprouve et qu’on obtient à l’entendre se raconter. Écrire, pour lui, c’est être son premier lecteur, c’est s’ouvrir à une page-neuve, acquérir une figure d’abord contenue en lui de façon indistincte, comme il vous vient une pensée, comme il vous arrive un amour, comme il vous naît un enfant, — et c’est l’égoïste, c’est le paresseux, c’est le pathétique. Après dix ans M. Giraudoux se verra peut-être dans son atelier comme Rembrandt entre ses portraits de lui-même, les uns proches de lui, et les autres si étrangement loin, se confondant avec un aspect de la lumière ou une idée du modelé. Et l’on songe aussi aux séries de Monet, cathédrales, nymphes ou peupliers. Plus justement il semble que toutes ces figures soient créées comme Ève d’une de ses côtes, et nous rendent les aspects féminins, passifs, nonchalamment élégants ou puérilement tendres de, sa nature. Ombres qui se détachent de lui, qui vont se fondre dans le peuple des ombres pour lesquelles il écrit, et qui forment dès maintenant avec elles un monde, j’ai bien dit un oratoire, dont les fidèles se reconnaissent.

Parlant d’une de ces ombres il nous fait pénétrer avec franchise dans son propre laboratoire d’ombres ! « En réalité il ne se rappelait jamais rien. Il était même effrayé parfois de se sentir dénué de passé, de souvenirs. Son enfance s’était écoulée sans particularités. Ou du moins, alors qu’à tous ses camarades étaient arrivées des aventures, alors que les détails d’une période de leur vie se groupaient naturellement, sa vie à lui n’avait pas d’épisodes. Pourtant il avait passé ses dix premières années au milieu de cinquante ouvrières bavardes, dans l’atelier de son oncle. À elles cinquante, suivant un illustre exemple, elles n’avaient pu remplir un seul recoin de sa mémoire. Il ne se rappelait pas davantage un événement de lycée qui pût devenir une anecdote. Il inventait donc son passé quand il en avait besoin ; il y logeait les aventures que son imagination bâtissait sans répit ; et il défaisait ses souvenirs d’occasion après chaque récit, ainsi qu’un prote, le cliché une fois inutile, remet en place ses caractères. » On voit même à de certains détails que la mémoire de M. Giraudoux a le génie de l’inexactitude, et il s’est accommodé avec ce génie pour se créer une autre mémoire, d’autres mémoires, qui sont bien des mémoires, mémoires possibles plutôt qu’imaginations, des vies authentiques vécues de l’intérieur et où il y a le mouvement d’une vie réelle sur lequel se succèdent seulement des images fictives.

Les personnages, les « séries » de M. Giraudoux diversifient un même type, comme font, sur un registre plus large, plus classique, plus nourri, les personnages de M. Barrès. J’ai essayé ailleurs de montrer comment les principales figures de roman chez celui-ci, Philippe, Simon, Bérénice, les sept Déracinés, même Ehrmann et Baillard représentent des variantes d’un type élémentaire, des figures de l’auteur, les uns comme Philippe et Sturel authentiquement réalisés, les autres faits d’éléments plus distants et plus détachés, mais reconnaissables encore. Il y a là sans doute une nécessité de tout riche égotisme dans l’acte qui le répand hors de lui pour s’éprouver mieux.

Le Barrès d’hier et d’aujourd’hui, qui ne possédait pas une étoffe imaginative et créatrice bien considérable, a su pourtant, en utilisant cette étoffe avec clairvoyance et discipline, tirer de lui une galerie riche, diverse, inattendue, ne point se répéter, créer courageusement du nouveau, à ses risques et périls, avec une réussite inégale. On ferait des réflexions analogues sur André Gide. Une question inquiétante se pose pour M. Giraudoux : répètera-t-il indéfiniment la manière qui fait aujourd’hui notre plaisir ? Rien n’empêche évidemment que les six deviennent cinquante, et que M. Giraudoux anime hors de son corps de nouvelles côtes, un André le Rêveur, un Pierre le Fantastique, un Tristan le Triste, un autre Jacques le Fataliste ou un second Jacques le Mélancolique. Dans les générations antérieures, M. Abel Hermant fut conduit par une pernicieuse nonchalance à tirer d’un gaufrier certain modèle de petit jeune homme indéfiniment répété, à laisser envahir par cette plante parasite une œuvre d’une excellente tenue littéraire et dont tant de morceaux restent si précieux comme témoignages sur les mœurs de l’époque. Je ne reproche d’ailleurs rien à M. Hermant, je sais les nécessités du journalisme, et il m’est toujours loisible, s’il paraît un Cadet de Coutras, de relire Courpière ou Les Grands Bourgeois. Je signale simplement des Cadets de Coutras sur le chemin possible de Simon et de Jean. Mais pourquoi M. Giraudoux ne serait-il pas de taille à éviter ce péril ? Les quatre héros de L’École des indifférents et de Simon le Pathétique forment un tout complet qui, d’être unique, demeurera plus exquis. Provinciales indique des sources d’émotion nuancée et riche, auxquelles M. Giraudoux n’a jusqu’ici presque pas touché et qui rendent vraisemblables de beaux romans frais, touffus, fleuris et vivants. L’auteur du Petit Duc saura sortir de lui où plutôt découvrir en lui des pays nouveaux que, de certains sommets de son œuvre, nous apercevons déjà.

Certains sommets comme ces vingt dernières pages de Simon, si délicates, si tempérées, si musicales. Et si riche que paraisse un jour la diversité épanouie des romans que j’appelle, tous les thèmes en sont d’avance, j’en suis sûr, contenus dans Simon, comme tous les thèmes barrésiens étaient compris dans Un homme libre. Sans doute les romans de M. Giraudoux cristalliseront toujours autour de sensibilités enfantines et féminines, et lui qui, durant la guerre fut, à ce que disent les autres, un fameux homme, un poilu vraiment et beaucoup là, n’écrira que pour tenir sous des yeux neufs de lycéen des visages fins, lumineux, pleins de deux yeux ouverts où se font., des voyages infinis. Il gardera toujours certaines puissances d’enfance qui lui maintiendront dans l’ombre sa rosée jusqu’au soir. Il ne sortira jamais tout à fait du lycée. Admirable condition pour être aimé d’hommes à qui la guerre, de dix-huit à cinquante ans, a permis de refaire quatre ou cinq ans de lycée, et de retrouver tout leur visage d’autrefois à ce détour de leur destinée.

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Hyperbole ! de ma mémoire…

« C’était presque la grâce ; c’était la tendresse. Je m’arrêtais à tous les étalages. Je découvrais les magasins de jouets. Tout ce avec quoi l’on joue m’était désormais interdit, vu mon âge, mais chacun de ces soldats de plomb, de ces tramways, parce qu’ils étaient petits, par cela seul me devenaient chers. Tout ce qui était petit et vivant m’émouvait. Géant soudain, j’eusse été pour la France un Gulliver délicieux, ami du petit président, amoureux de la présidente. Je pouvais du moins être Gulliver pour tous les autres siècles et ne m’en privai point… »

Il y a en effet un Gulliver, une logique gullivérienne qui expliquent chez M. Giraudoux le secret de son art intérieur. Un coup de baguette fait du champ de sa vision tantôt un Lilliput, tantôt un Brobdignac. On entre dans un ordre où sont changés les rapports ordinaires de quantité, où tel monde logique revêt en un moment, comme un serpent qui change de peau, une logique nouvelle. On passe de la terre à la mer. Une géographie et une cartographie de marins ne ressemblent pas du tout à une géographie et à une cartographie de terriens : les vues de côtes et les vues de continents ne se raccordent que lorsqu’on a compris (voyez Bérard) l’optique des unes et des autres. Mais tout le monde n’a pas le pied marin, l’observation et l’imagination marines. Et j’admets fort bien que la lecture de M. Giraudoux doive donner à des gens d’un goût terrien le mal de mer. Je me sens même capable de me le donner, ce mal, en m’abandonnant malignement et perversement à certaines combinaisons de tangage et de roulis assez fréquentes chez M. Giraudoux. Mais je préfère rester sur le pont et respirer l’air salin d’une fraîche aventure. Le plancher des ruminants aura son heure.

Il aura son heure. Je ne demande qu’à, la reculer en relisant la soixantaine de pages que dans les livres de M. Giraudoux je marque au crayon bleu, afin d’en déshabiller à chaque fois la parfaite et renaissante pureté — celle-ci par exemple qui épouse, comme une vague transparente, docile et flatteuse, mon vœu de rester pris dans le charme liquide et les sirènes marines avant la fumée bleue et le lit d’olivier d’Ithaque rocailleuse : « Je ne me hâte point.. Le bonheur ne nous pèse guère, à condition, comme un haleur, de le tirer au pas. Et je tiens, pendant l’heure qu’il me reste à être enfant, à m’amuser une dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui s’enfournent dans les trams, des policemen qui glissent sur une pelure d’orange, des vieilles qui s’en vont au prêche, courbées, en jaquette aubergine doublée de renard. J’aurai, me semble-t-il, à partir de demain, à ne sourire qu’aux choses et aux visages attristés. Le bruit des samovars qui bouillent, des petites cuillers qui tombent, du vin qui dans les verres fait glouglou, ne pourra plus me réjouir. Et c’est le dernier jour aussi où l’orgueil et la pauvreté des femmes ne peuvent m’atteindre. Je me sentirai visé, moi aussi, désormais, par le dédain dont elles écartent, dans les omnibus, tous les pauvres cœurs qui sont là, par le regard dur et sans contrainte qu’elles dirigent sur la glace en mettant leurs épingles à chapeaux. Je saurai que toutes sont maudites, puisque chacune porte en son cœur de quoi nous les faire désirer toutes, et n’est que le prétexte de sa propre ruine. Je saurai qu’elles vieilliront et qu’il y a déjà, au creux de leur main, assez de rides pour craqueler le corps le plus somptueux. C’est vers tout cela que je vais, c’est vers ce qu’on appelle le bonheur, et je ne me hâte point. »

Les serpentements, le vagabondage, le flottement marin qui se déroulent en M. Giraudoux, ils ne sont point pressés d’arriver parce qu’ils savent d’avance et qu’ils vous apprennent la désillusion des ports. Visage encore de l’attente, de la vie retenue comme une musique et indéfiniment différée, nœud gordien beau comme un caractère chinois, où s’attarde, sœur aînée de celle de Simon, la curiosité de Gide, et sur lequel M. Barrès rêve de l’acier qui le tranchera, canif de Philippe, sabre de général, et, dans l’ombre et la solitude irrespirables des Mères, couteau de Racadot. Non, M. Giraudoux n’est pas pressé d’arriver. La vie ? Le bonheur ? L’amour ? « La pitié, dit-il, est justement ce qui remplace l’amour chez les égoïstes. » Un mot qui servirait bien d’enseigne à toute une partie de l’œuvre de M. Barrès, et qui nous indique, d’un doigt mystérieux, les limites que ne dépassera pas M. Giraudoux. Mais, à l’intérieur de ces limites, le beau domaine encore, la riche étendue, le jardin fleuri et la pièce d’eau végétante de Monet à Giverny ! L’auteur de Provinciales a renoncé presque, après les Provinciales, à l’invention et au récit. Aventure et découverte tendent chez lui à se cantonner dans le détail et dans le style, les phrases recouvrent le livre, le mangent comme un peuple éclatant et bruissant d’insectes mange le feuillage d’une forêt et comme les nymphéas recouvrent un étang. M. Giraudoux écrit du style le plus délicieux d’aujourd’hui, un Vouvray bouqueté et parfumé dont chaque verre fait renaître un panier de vendange sur un coteau de lumière. Que ne nous donnera-t-il pas le jour où la naissance fraîche, la liaison originale des mots et des images ne sera que le signe et le visage apparents d’une naissance pareille d’épisodes, d’histoires, de récits, le jour où l’aventure de sa phrase se développera en l’aventure d’un roman, comme les lignes dont il parle et qu’une jeune femme porte au creux de sa main se développent moins en rides qu’en les courbes de son corps et en les destinées de sa vie ! Imaginez une aventure printanière qui soit à la hauteur de cette description du printemps, une symphonie qui réalise ce que promet ce programme fabuleux de concert :

« Le printemps vint à l’improviste. Tous les astres de l’hiver scintillèrent quelques semaines au-dessus de feuillages déjà épanouis. Pas de hannetons. Une lune rousse, bourdonnante, dépaysée, à laquelle les plus tendres pousses résistaient avec l’entêtement de lauriers centenaires. Plus d’ornières, de crevasses, de guérets défoncés. Partout un gazon, un blé, un orge dru et ras ; un enfant au galop pouvait traverser la France sans tomber. Des pluies soudaines rapportaient aux rivières les pluies dérobées à l’autre année. Les canaux étaient combles et débordaient chaque matin. Les sourciers, à toute minute égarés, retenant des deux mains leur baguette, arrivaient à des étangs inconnus, à des lacs. Le réservoir des jets d’eau, des fontaines, avait été remonté sur les plus hautes montagnes, était une neige au soleil. Déjà résonnaient à l’aube les détonations lointaines des champs de tir ; la guerre était ouverte. Déjà le poète était étendu sur le dos au milieu de la prairie, cherchant au-dessus de lui, comme un mineur dans son couloir, son ouvrage de la journée. Déjà les merles surveillaient les fleurs de cerisier, les moineaux les feuilles de radis… Les lycéennes écartaient leurs fourrures, montraient leurs visages nouveaux, et les collégiens les regardaient sans peur, désireux de les épouser. Les jardiniers ouvraient leurs serres, les gardiens leurs musées, on allait rapporter chaque palmier, chaque tableau dans son bosquet habituel… Seuls, dépassant les taillis de cent coudées, restaient fidèles à l’hiver les grands arbres, les ormes, les platanes, les chênes. On ne leur en voulait pas ; on savait que dans six mois, géants lents à comprendre, ils resteraient fidèles à l’automne. »

Que M. Giraudoux sorte de la petite aventure sentimentale, du morceau où piétinent d’excellents écrivains d’aujourd’hui ! Ou plutôt qu’il la conserve toute, mais qu’il la laisse s’élargir par une croissance indéfinie et vivante, comme une ville bien placée dans un heureux carrefour et sous une destinée bienveillante ! Qu’il suive le rythme de cette forme élargie et progressive arrivée à une opulence de fruit mûr dans Amica America. Égoïsme, paresse et pathétique, ces masques ne l’ont pas épuisé. Dans la logique de ce Gulliver il y a un monde nouveau à découvrir, une Amérique amie dont l’autre lui a dessiné sur la mer, comme on écrit sur du sable ou de l’eau, l’apparence et le symbole.

IX. — Le centenaire de George Eliot

Le centenaire de George Eliot, en nous occupant cette année en même temps que celui de Spencer, peut nous aider à reconnaître deux figures tout à fait contrastées de l’Angleterre, comme Eliot elle-même se plaît à en voir dans Tom et Maggie Tulliver. Autant Spencer paraît un mécaniste pur, mécaniste de la pensée et de la matière, sorte d’ingénieur philosophique et moral, portant de la nébuleuse primitive à l’État et à l’individu de demain un point de vue, une méthode, des manies d’ingénieur civil (les polytechniciens venus à la philosophie et à la littérature sont peut-être en France ses analogues les plus ressemblants), — autant Eliot paraît douée uniquement et exclusivement du génie de sentir et de créer la vie : l’un et l’autre se connaissaient, se fréquentaient, s’estimaient beaucoup, et la nature de Spencer était pour Eliot un sujet d’étonnements et d’épigrammes sans fiel qu’elle ne lui ménageait pas.

On trouve cependant entre eux une ressemblance. L’on sait quelle stupeur provoqua chez beaucoup de lecteurs l’Autobiographie de Spencer : on n’imaginait pas encore qu’un philosophe pût se raconter lui-même avec autant de platitude. J’ai dit que cette biographie tout de même m’intéressait fort, mais je ne demande à personne d’être de mon avis. On a publié, selon la coutume anglaise, après la mort d’Eliot, sa vie et ses lettres, avec des fragments de journal, le tout formant trois copieux volumes. Il semblerait qu’avec la vie intellectuelle et morale si originale, si indépendante et si forte qu’a menée George Eliot un tel livre dût offrir un intérêt de premier ordre. Il n’en est rien, et l’ouvrage ne s’élève pas beaucoup au-dessus de celui où Spencer s’est exposé. Eliot et Spencer appartiennent au type des écrivains et des penseurs qui se mettent tout entiers dans leur œuvre, se subordonnent et se sacrifient naturellement à elle, ne gardent pour eux-mêmes qu’une part minime et toujours décroissante de la richesse qu’ils créent et répandent. Tel le caissier de la Banque de France, dont la signature garantit quarante milliards de billets et qui arrive mal à doter ses filles.

À l’extrémité opposée on apercevra un Amiel, sorte de Roi Midas, riche du prodigieux trésor intérieur que nous fait entrevoir le Journal intime, transformant en or tout ce qu’il touche, jusqu’au pain et aux fruits de sa table, incapable d’en tirer de la vie, de l’être, des œuvres. Entre les deux l’équilibre parfait d’un Goethe, et, à un moindre degré, la pénétration de l’œuvre et de la vie chez un Chateaubriand, un Sainte-Beuve, et même un Flaubert. Comparez George Eliot à George Sand : les romans de celle-ci nous paraissent aujourd’hui d’un intérêt secondaire, bien qu’ils ne méritent pas la profondeur de dédain injurieux où on les a capricieusement laissés tomber. Mais les dix volumes de mémoires et surtout l’abondante Correspondance gardent encore dans leur masse diffuse la présence, le mouvement et le feu de la vie. La destinée littéraire de George Eliot fut exactement inverse. On songe devant elle à cet apologue de l’impératrice Élisabeth noté par M. Christomanos : « Je vis une paysanne qui distribuait la soupe aux valets : elle ne put remplir sa propre écuelle. »

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La carrière littéraire d’Eliot serait un phénomène unique si celle de Rousseau n’existait pas. Comme Rousseau elle commence à écrire assez tard, — à trente-sept ans, ayant derrière elle l’acquis d’une vie riche, pleine, originale. Comme Rousseau (un peu le Rousseau de la légende, j’en conviens) elle est déterminée à écrire par un hasard et nullement par une vocation intérieure ; elle vient de s’unir à Georges Lewes, et celui-ci prétend qu’elle devrait rédiger ses récits, ceux-là sans doute qu’elle lui conte dans leurs soirées ; elle s’en défend, finit par essayer, et ce sont les Scènes de la vie cléricale. Comme Rousseau, le succès le plus enthousiaste l’accueille dès le début, la maintient à l’état de tension et de travail créateur, lui fait accumuler en l’espace de quelques années, ses vrais chefs-d’œuvre, immédiatement dans toutes les mains. Comme Rousseau elle s’impose aux lecteurs, à son temps, par la seule force de son génie, malgré la situation sociale la plus irrégulière, vivant en union libre, dans le pays même du Cant, avec un philosophe séparé de sa femme et de ses enfants. Elle-même mettait d’ailleurs Rousseau au-dessus de tous les écrivains. Mais là s’arrête à peu près l’analogie. Autant Rousseau paraît un fiévreux et un malade, autant George Eliot, dans sa vie comme dans son œuvre, donne une impression de santé et d’équilibre. Certes la sensibilité affleurante et décevante, la mobilité à l’état de passion et de tourment qui font l’être du malheureux Rousseau ont existé dans la nature de celle qui a voulu se peindre en Maggie Tulliver. Mais, elles ont existé en sourdine, elles n’ont point résisté à certaine nature souveraine qui les incorporait à sa lucidité et à son calme, elles ont été surtout absorbées par la vie de création littéraire. Si Rousseau est peut-être la première en date de ces victimes de la littérature qu’en France nous connaissons si bien, Eliot fut au contraire sauvée par la littérature, promue par elle à la plénitude de la destinée heureuse et normale qui lui convenait. La littérature comme l’amour peut être un fléau ou un bienfait. Elle redouble autour d’un Rousseau les flammes de son enfer. Elle multiplie autour d’une Eliot les harmonies de la nature et de l’homme. Plus exactement voyez ce que la littérature fait, pour leur tourment, des « quatre Sirènes » qu’étudie M. Maurras dans Le Romantisme féminin : des femmes arrêtées en pleine émotion, en pleine vibration sensuelles. Son effet sur George Eliot fut bien différent, quoique encore très authentiquement féminin : la littérature fut sa maternité.

Une maternité morale dont l’effet ressemble à celui d’une saine maternité physique. La femme qui devient dans des conditions favorables mère et créatrice de vie entre généralement dans une phase de santé, de bonheur, d’action aisée, d’épanchement et de sourire qui disent oui à l’univers. Ce fut le cas de George Eliot. Ses livres naquirent en enfants frais et riches de pulpe comme le peuple des tableaux de Rubens. Ainsi s’explique en partie le sacrifice de son être à son œuvre, le sacrifice naturel de la mère aux enfants. On est choqué d’abord, en lisant ses fragments autobiographiques, de la voir si bien devenue une pure femme de lettres, s’intéressant surtout à ce qui comporte un rendement utile de production littéraire, laissant se stériliser à peu près les beaux champs de vie intérieure où elle avait vécu sa première existence. Ce sont là tout simplement des nécessités analogues aux nécessités maternelles. « Revenons à la réalité, disait Balzac. Parlons d’Eugénie Grandet. » La réalité de Silas Marner et de Romola comporte comme celle des enfants qui croissent tout un ordre de détails matériels, goûters à préparer ou bas à raccommoder, qui paraissent à une mère aussi essentiels que l’étaient autrefois pour elle les mots d’amour dans les orangers. Le brave Augier faisait du père de famille un poète. Bien plutôt c’est le poète qui doit se plier devant son œuvre à des devoirs de père ou de mère de famille.

George Eliot a cessé d’être intérieurement intéressante au moment où ses héros le sont devenus, où elle a éteint sa vie jusqu’à la modeste mesure d’une lampe de travail pour entretenir la flamme de la leur. À vingt ans elle eût probablement écrit comme George Sand. Elle se fût mise entière et directement, d’une nature sincère et ardente, dans ses récits. Ses personnages, trop près de leur source, n’eussent pas vécu beaucoup plus que ceux de Disraëli. Mais les saisons se succédèrent en elle avec la lenteur, la régularité, la perfection même de la nature, et la récolte se fit par une pleine journée d’automne, dorée et tiède à point. Ses romans, ses héros, ses enfants, elle ne les inventa pas, elle les tira de son souvenir. Elle raconta, avec le génie achevé de la transposition, elle-même, son frère, ses parents, ses voisins, le coin vivant d’humanité où cet être observateur et réceptif avait fait sa partie et tenu sa place. Tout cela fut dessiné selon une juste perspective, ni de trop loin ni de trop près, dans une transparence de poésie vraie et dans une lumière aussi substantielle que celle de Claude Lorrain ou de Hobbema. La vie réalisée et dégagée sous cette forme créatrice et maternelle, durant les belles années qui allèrent des Scènes de la vie cléricale à Romola, ce fut l’ordre où Mary Evans mit au jour le meilleur d’elle-même, fut vraiment elle-même avec plus de vérité peut-être qu’elle n’en comportait aux temps de jeunesse où elle passait par ses grandes crises religieuses et morales.

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La Russie ayant groupé ses grands romanciers dans l’espace à peu près d’une génération, il ne reste que deux littératures, la française et l’anglaise, pour avoir réparti sur deux ou trois siècles une suite serrée et continue, un peuple véritable de créateurs de vie. Si les Français sont plus artistes, si la vie qu’ils ont créée atteint des profondeurs uniques de subtilité et de raffinement, il semble bien que, malgré la présence ici d’un Balzac, d’un Stendhal et d’un Flaubert, la masse et la poussée de vie produites au jour par le roman anglais représentent quelque chose de plus touffu, de plus puissant, de plus irrésistible. Le don de construire et de mettre en valeur est moindre que chez les Français, mais l’énergie créatrice est plus intense dans son foyer, plus patiente dans sa durée, plus sûre et plus tendue sur la ligne du temps. Cette présence et ce respect du temps, voilà la marque authentique du grand roman anglais et Eliot a sans doute été ici plus loin qu’aucun de ses compatriotes.

Ce trait rentre d’ailleurs dans un autre plus général. C’est presque un lieu commun que de dire que l’Anglais est un homme et l’Angleterre une nation pour lesquels la durée existe, possède une vertu propre, crée un droit, une vérité, une beauté. Il n’en a sans doute pas été toujours ainsi, mais la psychologie de l’Angleterre moderne, telle qu’elle ressort par exemple de ce pharisien de Macaulay (au moins aussi typique de l’autre côté du détroit que Thiers et que Michelet chez nous) et telle aussi que Taine l’a éprouvée poétiquement dans sa matinée d’Oxford, comporte comme une vérité la croyance à la durée et comme une vertu la soumission à la durée. Il est peut-être naturel que la philosophie bergsonienne se soit si fortement implantée en pays anglais.

Le roman français a toujours une tendance à imiter la tragédie française, à éliminer ou tout au moins à ramasser la durée, à contracter le personnage dans une figure plastique, dans un caractère fixe, et son action dans la peinture d’une crise. Stendhal plus que tout autre sait s’installer dans la durée ; la séduction de La Chartreuse provient en partie de ce que les personnages, et surtout Fabrice, y durent éternellement, continûment, et que, par un miracle d’art spontané, l’isochronie semble parfaite entre le déroulement du roman et le déroulement normal de la vie ; Fabrice et la Sanseverina n’y sont jamais posés du dehors, mais l’auteur paraît les laisser construire par la durée qui les porte et les événements qui les forment. Ils n’en vivent pas moins, le livre une fois fini et fermé, avec une intensité unique ; mais on a senti cette vie se déposer, se former, cristalliser sans hâte, au fur et à mesure des jours, des circonstances et des péripéties. Il n’en va pas de même du Rouge et Noir, où, dès le début les personnages sont affirmés beaucoup plus entièrement, et où Julien (fort justement d’ailleurs, car les conditions de ce roman sont tout autres que celles de La Chartreuse) ne comporte pas ce mûrissement de Fabrice dans son jardin d’Italie. Les romans de Balzac isolent des tranches déterminées et décisives d’existence. Et à vrai dire Flaubert dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale suit bien en somme la durée lente et progressive d’un personnage, mais l’exception confirme singulièrement la règle, puisque cette durée même est prise comme un élément de caractère, un principe de nihilisme, que, rigoureusement, pour Flaubert, un être qui dure c’est un être qui se détruit, et que ces deux romans sont comme le tableau clinique de cette destruction. Même remarque pour les Goncourt et Alphonse Daudet, qui ne représentent presque jamais (passez tout en revue depuis Charles Demailly jusqu’à Port-Tarascon) que des êtres qui se détruisent, que des durées qui se défont, si l’on peut appeler durée ces tableaux successifs, saccadés et sans continuité des Goncourt diamétralement opposés aux « suites » anglaises.

Observez que si ce sens et ce besoin de la durée font la solidité du roman anglais, ils ont rendu les Anglais absolument incapables d’écrire la nouvelle courte (alors que les Américains y ont si bien réussi), — la nouvelle courte, triomphe du conteur français et que nous voyons chez nous les plus médiocres produire chaque jour pour les journaux avec une sorte de tour de main héréditaire. C’est qu’ici la durée ne paraît plus un flot qui nous porte ; mais au contraire un obstacle qu’il faut vaincre en y jetant rapidement un pont.

La durée du roman anglais ne défait pas, ne détruit pas, elle construit, comme fait chez nous celle de La Chartreuse de Parme. Les personnages, de l’enfance à la mort, naissent, grandissent, deviennent hommes, jouent leurs rôles, disparaissent ; mais quand ils se sont évanouis, il subsiste derrière eux de l’humanité et de la beauté, de l’essentiel et du plein. Leur vie, quel que soit son détail minime ou misérable, quels que soient l’ironie et le sourire de l’auteur, c’est néanmoins quelque chose d’arrivé, de sérieux, d’unique, que nul autre n’aurait pu vivre à leur place, de même que nul autre n’eût pu écrire à la place de l’auteur l’analogue d’une œuvre de génie. Le réalisme et le naturalisme français, qui racontent des échecs avec une joie secrète et dure, font au contraire de la durée vivante quelque chose qui aurait dû ne pas être. Ils la nient du point de vue du droit avec la même âpreté minutieuse qui la leur fait analyser du point de vue du fait. Tous leurs récits pourraient porter un titre analogue à celui d’une œuvre de Tourgueneff (qui eut fort bien conscience de cette tragédie littéraire) : Journal d’un homme de trop. Chez Eliot au contraire comme chez de Foë, Thackeray, Dickens, Meredith, Hardy, vous ne trouverez jamais un homme de trop. Au nom de quoi, sinon de l’orgueil ou du rêve, jugerions-nous qu’un homme, nous ou autrui, est de trop ?

Tel est donc l’essence du roman anglais, et surtout de celui d’Eliot, une durée humaine, acceptée comme la seule et la pleine réalité, enregistrée et suivie avec la longue patience sympathique d’un génie consubstantiel à la vie qu’il pénètre : je ne cherche pas ici d’expressions bergsoniennes, mais je les vois sans regret venir d’elles-mêmes sous ma plume. Dans ces dimanches de George Eliot, où se réunissaient autour d’elle et de Lewes les plus libres esprits de l’Angleterre, Mill, Spencer, Tyndall, Huxley, et où les problèmes se discutaient avec tant de calme et de sérieux, il est probable que l’évolutionnisme spencérien, apparemment doctrine de la vie, devait être spontanément critiqué et rejeté par Eliot du point de vue même de cette vie et de cette durée que son génie créait et respectait : de sorte qu’un philosophe, en accouchant socratiquement la pensée d’Eliot, en eût tiré avec une certaine précision et un certain détail l’idée de cette opposition établie par M. Bergson entre l’évolutionnisme mécanique et la création vitale. Les choses ne se passent-elles pas dans L’Évolution créatrice selon le même rythme que dans Adam Bede et Le Moulin ? — Justement, c’est que L’Évolution créatrice est un roman, un beau roman. — C’est surtout qu’un roman d’Eliot est profondément une évolution créatrice. Mettez qu’entre l’artiste qui fait de son œuvre le théâtre de cette évolution et le philosophe qui enregistre cette évolution par la pensée il y a la différence même de l’instinct et de l’intelligence, lorsqu’ils s’appliquent au même objet : les deux registres fournissent un point de vue analogue sur le mécanisme spencérien. Et un beau génie des balancements et des complémentaires, à une heure où la philosophie n’est pas mûre encore pour la critique de l’évolutionnisme qui conquiert le monde anglo-saxon, développe aux côtés de Spencer, qui est certes bien loin de flairer l’ennemi, le roman de la durée vivante.

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Cette durée, il faut d’abord qu’elle existe, et, en laissant de côté les formes très différentes qu’elle revêt en poésie, en musique, en histoire, il est bien certain qu’elle ne peut exister que dans le roman et que de nature elle est entièrement opposée au théâtre. Le théâtre « n’a pas le temps » et le roman « a le temps ». Je n’insiste pas sur ce lieu commun. Mais le roman anglais, avec ses longues suites copieuses de trois, cinq ou dix volumes (réservés chez nous aux romans populaires, Juif errant, Misérables, Rocambole), sait se donner le temps et s’établir en plein confort de durée. (On sait que Jean-Christophe est plus septentrional que français.) Le roman anglais a le temps comme l’Angleterre a l’espace, et le lecteur, comme le commerçant de là-bas, sait faire crédit. Ainsi le roman anglais de l’époque victorienne a l’incomparable secret de faire pousser un être de façon entière, insensiblement, sans à-coups, — ou à peu près ; car peut-être reste-t-il une peu de trépidation, de saccade nerveuse et de brusquerie dans Dickens. Mais quelle perfection chez Thackeray ! En lisant La Foire aux vanités, ne sent-on pas de l’intérieur, et par une mystérieuse sympathie, grandir George Osborne, Dobbin, Alice, l’enfant passer à l’homme en une sûre continuité, rester le même et devenir nouveau, épouser la logique imprévisible de la vie ? Et cela George Eliot l’a fait mieux encore que Thackeray, à un point qui ne paraît pas pouvoir être dépassé.

Quand M. Bergson a voulu aborder par son point central cette vision de la vie qui lui était apparue dans son thème élémentaire et simple, il est allé tout droit au problème de la liberté. Ce problème devrait apparemment fournir au roman une matière inépuisable, et pourtant, sauf des exceptions très hautes comme La Princesse de Clèves, il semble que presque tout le roman français ait pris le déterminisme comme un postulat inconscient, se soit donné pour tâche de dissiper, selon l’expression spinoziste, cette ignorance des causes qui nous déterminent, mise pour nous avec un exposant positif au compte de la liberté. Il n’en est pas de même du roman anglais, et je renvoie à ce que j’ai dit ailleurs du roman d’aventures et de Robinson. En tout cas, George Eliot en se plaçant en plein courant de la vie a senti s’imposer à elle les drames de la liberté, la vision des moments privilégiés, où la vie s’éprouve dans toute sa fécondité virtuelle et, d’un flot unanime de tout l’être, se porte à l’acceptation d’une destinée. Dans tous ses romans, on retrouve ces moments privilégiés qui se détachent en fils d’or, mais mêlés profondément à la texture suivie du récit. Quel est le grand tournant de Maggie Tulliver, en qui George Eliot a mis les plus vraies parties d’elle-même et qui doit occuper pour nous, dans cette galerie dont on aimerait parler entre Eliotistes (mais où sont-ils ? Sonnons tout de même ici au ralliement !) comme les Stendhaliens parlent de leurs personnages familiers, la place centrale ? Est-ce la fuite avec Stephen ? Peut-être non.

Au moment d’histoire où nous sommes parvenus, la famille Tulliver réalise, comme un individu limité, une nature absolue. Elle vit dans un monde où les familles existent, de même que l’Angleterre existe : l’esprit Dodson n’est pas un vain mot. Dans cette famille adulte et fixée dans certains caractères stables, deux êtres se développent, Tom et Maggie, deux êtres qui comme tous les personnages d’Eliot, sont foncièrement bons : car si elle a montré des hommes qui sont devenus mauvais, elle a expliqué comment ils l’étaient devenus, elle a toujours refusé d’animer une figure qui fût destinée par sa naissance au mal, à la sottise, au péché, elle appartient au pays de Wesley, non à celui de Saint-Cyran. Aucun mot ne lui semblerait plus mal fait pour terminer un de ses romans que celui sur lequel se clôt presque Madame Bovary : C’est la faute de la fatalité. Tom et Maggie sont de petites créatures libres qui font elles-mêmes leur destinée, et chacune des filles de la famille Dodson, même Madame Glegg, a dû résoudre en son temps un problème pareil. Le problème est celui-ci : l’enfant s’adaptera-t-il à l’esprit de sa famille, ou bien prendra-t-il appui sur elle pour s’évader de cet esprit ? Famille, Église, État, ce problème du conformisme est au fond le problème qui se pose à chaque conscience anglaise et qu’elle résout fréquemment par des partis pris énergiques et totaux. Tom a opté pour le conformisme, pour la famille en tant que chose « établie ». Il le fait parce que c’est son devoir, et il le fait avec des sacrifices lourds qu’il a conscience de pouvoir, s’il lui plaît, éviter ; d’où sa dureté à l’égard des cœurs plus faibles. Maggie opte peu à peu pour le non-conformisme ; il semble qu’elle y soit poussée par les circonstances, en réalité elle y est toujours conduite par sa petite volonté, qui la mène à des conséquences qu’elle n’a pas prévues. Dès lors le vrai tournant de Maggie, la journée décisive où toutes ses puissances apparaissent au clair et où sa nature s’ouvre jusqu’en son fond, n’est-ce pas cette journée de son enfance où jalouse de sa cousine Lucy elle la jette dans la boue et se sauve chez les bohémiens ? Tout le raccourci de sa vie est là, et tout le drame qui se passera plus tard entre Maggie et Lucy, Tom et Stephen y est soutenu en miniature et en graine. Voilà, chez les Tulliver, l’inévitable non-conformiste de la famille anglaise la plus enracinée, la plus étroite, la plus Dodson. Voilà la triste et merveilleuse découverte d’un nouveau monde moral. Voilà l’individu qui, avec le cœur le plus tendre pour les siens et le plus déchiré par l’éloignement, se fera cependant une existence propre, ira vers les lointains intérieurs comme un aventurier vers les mers étrangères. Voilà la fine pointe par laquelle l’être des Dodson et des Tulliver se défait, éprouve déjà cette pente de l’eau que descendra la jeune fille quand la détente d’un cœur surmené la laissera flotter inerte aux côtés de Stephen. Dès lors Maggie n’est-elle pas comme Emma Bovary un être qui se détruit ? Peut-être. Mais notez d’abord qu’il n’y a dans le roman de Flaubert, sauf Homais, aucun personnage qui se construise et qu’Emma est prise dans le courant universel d’une création qui se défait, entre ce Gog et ce Magog des derniers temps, Homais et Bournisien ; dans Eliot au contraire, Maggie est seule à se détruire par les explosions d’un cœur ardent, et Tom établit à côté d’elle un élément solide de contraste. Et observez aussi que lorsque l’eau emporte le moulin et brise la barque où Tom et Maggie dans les bras l’un de l’autre réunissent les dernières secondes de deux vies que le drame de leur cœur sépara, nous sommes saisis par la gravité d’une catastrophe tragique comme devant le palais d’où Œdipe sort les yeux crevés, mais nous n’avons pas l’impression que cette vie du frère et de la sœur, brisée dans le même désastre, ait passé inutile et stérile. S’ils ne sont plus, ils ont été, ils ont vécu la vie de chair et d’os et non pas, comme les personnages de Madame Bovary, celle dont parle Perdican, la vie de l’être factice créé par l’ennui et l’orgueil ou par la bêtise sociale. La mort les arrête comme un contour, elle ne les détruit pas comme une main qui touche une forme de sable. Bien plus il fallait qu’ils cessassent d’exister afin d’être ce qu’ils sont devenus : les types profonds d’une Angleterre séculaire.

Lisez les autres romans aussi, à la recherche de cette vie morale profonde, de cette pure liberté intérieure qui n’est pas de la volonté tendue à la Corneille, mais le gonflement et la respiration d’une âme au moment inattendu, souvent le plus insignifiant, comme le grain de sénevé de l’Évangile, où elle s’engage dans sa destinée imprévisible, se plante pour fructifier en bien ou en mal. Adam Bede n’est que cela et il est manifestement tout cela. Et le jour où, élaguant tous ses souvenirs personnels, Eliot a voulu dessiner en son raccourci parfait cette courbe d’une vie humaine, elle a écrit Silas Marner. Le tisserand de Raveloe symbolise l’homme avec autant de puissance concentrée et nue que les enfants de M. Tulliver expriment l’Angleterre. Tête droite et obstinée, il s’est attaché à la lettre de la religion, et la lettre l’a trompé. Du même fonds dont il enfouissait son cœur dans une église formaliste et étroite, il l’a alors enfoui avec une autre matière sans vie, celle de l’or. Et l’or lui est volé. Silas est resté le même et sur cet homme pareil le second coup de la destinée est pareil au premier : c’est la même erreur qui l’abuse. Mais à la place de son trésor il a trouvé les cheveux dorés d’un petit enfant, et cet or qui n’est plus stérile c’est le premier rayon des richesses éternelles que les vers ne mangeront point. Un secours miraculeux, qui aurait pu si bien ne pas être, a amené Silas à sa nouvelle destinée, a porté vers une chose vivante toute la nature ignorante qui l’attachait à la matière. L’acte le plus haut de la liberté c’est cette conversion intérieure vers la vie qu’Eliot a décrite si souvent comme le sujet propre à son génie.

De ce point de vue Romola ne s’oppose nullement aux autres romans comme une reconstitution historique à des œuvres de réalisme. D’abord tout ce qui est reconstitution historique y est assez faible, et ne s’élève pas au-dessus de Walter Scott dont Eliot reproduit souvent le procédé. Mais Romola est peut-être avec Le Moulin l’œuvre la plus autobiographique d’Eliot. Elle a eu la discrétion de ne mettre en scène aucun personnage de son entourage, ni surtout Georges Lewes, n’ayant pas sur les convenances les mêmes sentiments que les femmes et les hommes-femmes de lettres d’aujourd’hui. C’est pourquoi elle a coupé court à toute tentation en rejetant son œuvre dans un passé qui satisfaisait en elle la femme de bureau très matérielle soucieuse d’utiliser un voyage en Italie, et qui présentait, par le revival de Savonarole, quelque analogie avec les milieux anglais où elle avait vécu. Ce roman où tout se groupe autour des personnages saisissants de Tito et de Romola (Savonarole est bien manqué), c’est le roman de la liberté intérieure et le roman de la conversion intérieure. Il s’agit d’abord de montrer la nécessité d’une tension et d’une défense pour que la circonstance la plus légère ne nous entraîne pas dans le mal. Tito, qui n’est pas plus mauvais que l’Hetty Sorel d’Adam Bede, est conduit à une vie de scélérat comme Hetty à l’infanticide par une chaîne dont le premier chaînon est fait d’un instant de négligence et d’oubli. Il ne réagit pas quand il le pourrait, et il est frappé par une fatalité dont il est responsable parce qu’il s’y est en somme librement soumis. Romola facilement reconnaissable représente l’intellectuelle païenne, douce et savante, raisonnable et tendre, la plante choisie d’un beau cabinet d’antiques ou de travail pour un père et pour un époux, et dans le cœur de qui la souffrance et Savonarole éveillent les sentiments de sacrifice chrétien dont se comblera doucement et tristement le vide intérieur qui lui est révélé par le plus ordinaire accident de la vie. Au centre de tout roman d’Eliot (sauf Daniel Deronda) il y a une créature qui lui ressemble, un être pour qui la vie morale existe, et tous sont plus ou moins avancés sur un chemin, mais ils vont sur le même chemin : c’est Jeanne, Maggie, Dinah, et cette attachante Dorothée Casaubon. L’admirable spectacle que de voir le christianisme protestant se déposer dans la maison de ces positivistes que sont Eliot et Lewes, l’incorporer malgré les malentendus à une tradition continuée — ainsi que le catholicisme romain a cristallisé sur les murs de l’Église comtiste !

Ainsi cette créatrice de vie qui n’a guère puisé que dans son expérience personnelle anglaise est devenue, comme elle le rêva sans doute à Weimar et à Florence, un puissant et bienfaisant génie d’Europe. Elle n’a pas été déplacée dans le cercle de philosophes où elle vivait, les Mill, les Spencer, les Huxley, les Lewes. Elle a fait son domaine propre de ce qui manquait à leur philosophie. Il lui fallait peut-être des philosophes autour d’elle comme il faut à côté de Maggie le frère qui se réalise dans la nature contraire. Elle s’est installée dans la vie comme ces philosophes dans l’abstraction et le mécanisme. Et c’est peut-être par une belle illusion (mais je ne la croirai jamais tout à fait trompeuse), que j’ai vu glisser par elle leur philosophie vers la détente, la création et la vie. Et dans l’incident philosophique auquel je me suis référé, il n’y a sans doute qu’un accident ; sans doute la philosophie de l’évolution créatrice n’est qu’une étape sur une belle route que nous entrevoyons, sur une route que l’art entoure d’un paysage et dont Silas Marner nous fait à la façon d’un mythe platonicien entrevoir le raccourci idéal. Il vient toujours un moment où la pensée humaine, ayant vu disparaître le trésor illusoire qu’elle couvait, peut retourner chez elle dans le désespoir et les morceaux d’une existence brisée. Elle peut aussi rester, méditer, sentir bientôt sous ses doigts cet or de chevelure au-delà duquel il y a, comme la mer derrière sa frange d’écume, la vie riche et mouvante qui l’apporte.

X. — Le roman de la destinée4

Deux romans musulmans, écrits par des musulmans, viennent d’être chez nous l’objet de la plus grande faveur : Saâda la Marocaine, de Mme Elissa Rhaïs, et Le Livre de Goha le Simple, de MM. Albert Adès et Albert Josipovici. Il y a toutes sortes de raisons de se réjouir de ce succès. D’abord les deux livres le méritent : ils sont vraiment intéressants. Ensuite, ils nous attestent une vie réelle, curieuse, féconde, dans ces belles civilisations de l’Islam qui ont chez nous tant d’amis passionnés, qui ont exercé sur tant de nos écrivains de belles séductions, et qui trouvent aujourd’hui dans la langue et la culture françaises un milieu où elles circulent avec distinction et aisance ; ils nous permettent de rêver à une littérature musulmane de demain, à une belle figure méditerranéenne. Enfin, ils nous apportent des idées et des sentiments de l’Islam au moment même où nous sommes au point précis qui nous permet de les comprendre et de les goûter. Ou plutôt la grande idée et le grand sentiment de l’Islam : la destinée humaine. Dans Le Livre de Goha le Simple, elle apparaît un peu confusément, selon notre goût occidental, parce que l’art de MM. Adès et Josipovici est un peu un art d’arabesques, un art de détails indéfinis et charmants : je ne suis peut-être ici pas très impartial, parce que je vois Goha à travers de vieux souvenirs, et que le livre a été pour moi exactement l’une de ces étincelantes après-midi d’il y a dix ans, passées tout entières au hasard, ainsi qu’en une forêt l’été, dans les rues du Caire, et où j’ai rencontré bien certainement Goha et Sayed, El-Zaki et Alyçum. Évidemment Octave Mirbeau exagère quand il dit que le style de ce roman est « aussi pur que le style de Flaubert ». Mais c’est dans un sentiment assez juste qu’il écrit : « Je n’ai compris l’Orient, je ne l’ai vécu que du jour où j’ai lu Goha le Simple. » Comme le livre désordonné, touffu et délicieux a enthousiasmé l’auteur de Dingo (Goha est un Dingo innocent), il est naturel que le livre d’Elissa Rhaïs ait séduit M. Doumic. Il a de bonnes qualités classiques, il est composé, il est clair. Le sentiment de l’inévitable destinée, du mektoub, y est développé, mis en lumière entre un commencement et une fin, et si les arabesques ne manquent pas, elles se rattachent à un dessin principal. Elissa Rhaïs appartient à une famille de conteurs arabes professionnels, mais sa façon de voir la vie et de conter est certainement moins arabe que celle des deux Égyptiens. Elle est mieux à notre goût. Son récit ne piétine ni ne s’attarde, ne provoque aucune de ces impatiences qu’on peut légitimement éprouver avec Goha lorsqu’on n’y trouve-que l’occasion d’une promenade dans les rues du Caire. Il est vrai que je vois dans Saâda beaucoup plus que dans Goha, un placage de clichés empruntés à la production courante du roman français, mais cela ne me gêne pas plus chez un étranger que les efforts touchants qu’il peut faire pour s’adapter à l’extérieur des mœurs françaises. Je ne cache pas que, sur le fruit exquis de Saâda, j’aimerais mieux trouver la pelure ou l’écorce des Mille et Une Nuits que celle du père Dumas, mais cela est un détail.

Les journées tièdes, douces, insensiblement coulantes, durant lesquelles le voyageur s’abandonne dans la détente ensoleillée d’une ville orientale, Goha et Saâda n’en rendent pas seulement le pittoresque, ce qui serait peut-être négligeable, ils en rendent surtout la pente ; la journée glisse dans les rues du Caire comme sur un lit incliné une eau de durée dont on épouse la fuite avec une résignation voluptueuse et une mélancolie dorée. Nos deux romans d’Islam, Saâda plus clairement, Goha de manière plus développée, nous font sentir dans la vie ce poids de la destinée qui l’entraîne, destinée qui, une fois accomplie, apparaît dans le passé comme une œuvre d’art curieuse, comme une figure plastique du bonheur ou du malheur humain, mais qui, au moment où elle s’accomplit, va comme un cheminement discontinu et singulier de hasard et d’instant. Cela est musulman, c’est entendu, et l’Islam en a tiré un secret de paix intérieure. Mais cela n’est-il que musulman, et n’avons-nous pas dans notre vie et dans nos lettres d’aujourd’hui, dans notre roman intérieur et dans le roman que nous lisons, de quoi incorporer ces livres arabes à notre existence et à nos pensées, et les aborder non seulement pour connaître l’Orient, mais pour reconnaître l’homme ?

S’abandonner à une destinée, suivre, être une goutte d’eau dans le courant, une goutte d’eau lumineuse d’innocence idiote et de simplicité profonde comme Goha le Simple dans les rues du Caire, une goutte d’eau bourbeuse, naguère si claire, comme Saâda, comme Messaoud, l’homme de malechance… Et comme cette image, qui n’est pas fort neuve, vient sous ma plume, voilà que mon regard tombe sur la couverture de Bob bataillonnaire, le roman de M. Pierre Mac Orlan, où Gus Bofa me paraît avoir dessiné sous un képi de joyeux cette goutte même d’eau bourbeuse. Le maigre Bob s’avance, la cigarette, la lèvre, le menton, le regard et toute la figure pendant abandonnés et gouailleurs, sous le barda qui domine, tour branlante surplombant une glèbe, l’uniforme kaki. Bob suit son destin, un destin qu’il n’a pas fait et dans la discussion duquel il se sent aussi incompétent que Goha et que la vieille Friha, un destin pareil à celui que nous avons suivi quatre ans sous le même barda et sur les mêmes routes et sous les mêmes puissances. Certes, ces temps tragiques ont pu nous donner un sens de la destinée aussi profond et aussi clair que celui où s’est formée l’intelligence dramatique et historique des Grecs ; ils ont levé sur des nations écroulées et sur des idées en ruines, des figures de marbre qui se dévoilent à peine et nous éclairent déjà ; mais l’humble et le quotidien sont formés dans le même ordre que ces grandes effigies, et nous retrouvons sur les figurines de terre cuite la ligne des statues faites pour les bois sacrés. La guerre nous a ouvert un sens presque nouveau pour les hautes tragédies de la destinée, pour Hérodote et Eschyle ; elle nous a du même fonds donné un sens pour cette ligne de la destinée quotidienne dont ces deux romans d’Islam nous apportent, à cette heure précise, une figure d’Orient. Entre les figures d’Occident, nous n’avons que l’embarras du choix : un hasard heureux veut que l’actualité choisisse pour moi et me tende le dernier des trois Bob.

Je ne pense point sans sympathie à certain Bob d’autrefois. C’était celui de Gyp. Il ne m’advint point pendant la guerre, comme à mon charmant ami le poète Louis de Gonzague-Frick, de loger plusieurs semaines de loisir dans une cagna que garnissaient les œuvres complètes de Gyp, venues là je ne sais d’où, sans doute envoyées à titre de ravitaillement par la bonne comtesse. J’imagine que si j’avais relu ces Gyp (dont certains me plurent assez autrefois) j’aurais pensé y retrouver, avec tout son brillant passager et passé, certain style Troisième République, aussi caractérisé et aussi révolu que le style Second Empire. C’est pourquoi je me laisse dire docilement que la quatrième République a déjà commencé. Le Bob de la troisième, agréable et terrible gamin, n’a guère de traits communs avec le Bob né de la collaboration de Jeanne Landre, de Francis Carco et de Pierre Mac Orlan. Bob et Bobette enfants perdus, Bob et Bobette s’amusent, Bob bataillonnaire nous font connaître un enfant perdu de Montmartre, qui ne peut compter et faire compter Bobette que sur lui-même, qui vit dans Paris à peu près comme Sâdik, le Yaouled de Saâda, dans Blidah, et que son industrie alerte ne préserve pas plus que Sâdik de tomber dans les mains de la dure police. Enfant perdu de la destinée, enfant perdu de bataillon d’Afrique, enfant perdu de la grande guerre, Bob a suivi sa chance, souvent mauvaise et parfois bonne. Tel qu’il va, roule, tangue dans le dessin de Gus Bofa, voilà vingt ans qu’il marche ainsi, vingt ans qu’il peut dire à la mobile fortune : « Tu es seule mon père et ma mère, mon foyer et mes dieux. »

Peut-être M. Mac Orlan a-t-il été un peu gêné dans un cadre qui convenait à M. Francis Carco, et peut-être le Bob de celui-ci se meut-il sur des plans plus délicats. Peut-être aussi le titre de roman d’aventures détone-t-il sur un livre où il n’y a en somme que de la vie quotidienne. M. Mac Orlan, qui a écrit dans Le Chant de l’équipage un des plus spirituels et savoureux romans d’aventures que je sache, devrait plus que quiconque n’appliquer l’étiquette qu’à bon escient. Mais je crois bien que je patauge : Bob bataillonnaire est intitulé roman d’aventures comme tel livre d’Alphonse Allais s’appelle Le Parapluie de l’escouade parce qu’on n’y parle ni de parapluie ni d’escouade. Bob, comme beaucoup d’autres romans de guerre, et comme Le Feu lui-même, est le contraire du roman d’aventures. Bob connaissait mieux l’aventure quand il rôdait, même, sur le pavé parisien, que lorsque, les dés ayant roulé sur la table des dieux, l’humanité, avec Bob à son centre de feu, fut prise dans la plus tragique aventure de l’histoire. Plus précisément, tout ce qui compte comme roman de guerre appartient au roman de la destinée et non au roman de l’aventure.

Un roman de la destinée est un roman qui se passe dans une sorte de pensée cosmique, atmosphère qui nous baigne et nous pénètre, et où tout ce que nous faisons semble exister idéalement avant notre action. Voici quelques lignes de Bob bataillonnaire :

« Le train interminable se perdait dans un tunnel. Des copains reconnurent Bob, l’appelèrent, il monta avec eux et l’homme du génie.

Plus tard, avec les premiers mouvements rythmiques du train, il sentit que sa personnalité s’évanouissait tout à fait.

Excellent nirvana où l’on se fout du tiers comme du quart, où l’on dort d’un sommeil de bête, où les contingences n’ont pas d’importance. La locomotive pense pour tous, et c’est elle seule qui marquera le premier arrêt où d’autres volontés se substitueront à la sienne. »

Voilà bien la psychologie d’un retour de permission. Et ce sentiment amer et doux de la destinée où l’on est embarqué, servait en somme de fond continu, tantôt apparent et tantôt recouvert, à presque toute la vie militaire. Il y avait là plusieurs éléments. D’abord la face interne de la discipline, force principale des armées : le soldat (et aussi le gradé inférieur) est plié à l’obéissance plus qu’à l’initiative ; tout le détail de sa vie est public, administré, matriculé ; il sécrète naturellement une philosophie dont le mektoub n’est que la forme extrême et logique. Puis cette sécrétion se comporte sur lui comme un enduit protecteur, crée un calus d’indifférence, engendre des attitudes utiles à la dure vie quotidienne. Enfin ce sentiment est favorisé par certains mécanismes psychologiques : on pourrait, semble-t-il, définir le sentiment passif de la destinée comme une paramnésie chronique, c’est-à-dire une faculté de projeter toujours du passé sur le présent. Dans la vie de campagne je tombais toujours, en arrivant dans un nouveau pays, sur cette impression : tout ce que je voyais, je l’avais déjà vu. Comme en permission je n’étais pas sujet à ces paramnésies (et que je ne les éprouve plus aujourd’hui) il est très probable qu’elles provenaient de ceci : ce pays nouveau, je le voyais de l’intérieur d’une compagnie et en même temps que tous les camarades de la compagnie, ou plus précisément de l’escouade. Leur présence, leurs regards qui précédaient, recouvraient, suffoquaient, rendaient anonymes les miens et en faisaient une partie d’un grand regard total, cela se traduisait pour moi par du passé, du déjà vu : le vu par autrui avec moi devenait automatiquement du déjà vu par moi. Et je me rendais fort bien compte que cette paramnésie chronique, cet obscurcissement et cet émoussement du présent faisaient leur partie dans ce sentiment assez voluptueux et où se plaisait l’intelligence, d’abandon à une destinée humaine qui vous emporte comme un train, comme un navire dont on oublie, au bruit doux de l’eau qu’il coupe, la fragilité.

Mais si ce sentiment entretient une armée dans un certain état de santé morale inférieure qui est en somme utile, qui se confond avec la résignation héréditaire d’un peuple de paysans, et sur les fondements duquel la philosophie et le christianisme peuvent bâtir, il n’en est pas moins vrai, que c’est en réagissant contre lui, en ¡s’arrachant à lui, que les chefs d’une armée la mènent à la victoire, et que le simple soldat obtient la victoire, aux heures où il se sent chef de lui-même. Les valeurs supérieures de la guerre sont l’aventure, la volonté, l’invention, l’occupation totale et ardente du présent, toutes les qualités que l’Occident symbolise en le premier de ses héros autochtones, le divin Ulysse. Il ne peut pas y avoir d’Ulysse oriental.

Or, comment se fait-il que ces valeurs supérieures de la guerre n’aient pas eu leur roman ? Elles ont été exprimées magnifiquement dans des correspondances et des carnets d’officiers, mais elles n’ont donné naissance à aucune œuvre d’imagination importante, et le roman de la destinée passive a seul été vigoureusement poussé.

Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’on aurait dû tirer de la guerre le roman du courage actif, de la volonté tendue. Un raisonneur de Bob bataillonnaire dit : « Obéir passivement et loyalement, c’est déjà un embusquage ; l’inconnu, c’est l’initiative et la responsabilité. » C’est vrai. Il y a pour un nouveau Vigny un roman possible de l’officier auprès duquel le capitaine Renaud ne serait qu’un embusqué sublime.

Si ce roman n’a pas été écrit, et si le roman contraire, celui de la destinée (Servitude et grandeur militaires sort de la même âme que les tercets des Destinées) s’est imposé seul, il me semble que cela tient à de simples raisons d’histoire littéraire. Depuis plus d’un demi-siècle, le roman français suit uniformément cette direction. Il est le roman d’une destinée qui s’accomplit et, généralement, d’un être qui se défait. Il a son type en Madame Bovary, sur laquelle tout le roman français, depuis soixante ans, est bâti, comme toute la tragédie française était bâtie sur Le Cid et Andromaque. Le mot profond par lequel Charles éclaire toute sa destinée : « C’est la faute de la fatalité », peut servir d’épigraphe à ce roman et à ceux qui l’ont suivi ces soixante ans : romans de la fatalité. Les trois romans modernes de Flaubert, tous les romans des Goncourt, de Daudet, de Zola, de Maupassant, les premiers romans de Bourget, le continuel roman de Loti, les quelques vrais romans d’Anatole France, Le Roman de l’énergie nationale, tous déroulent une destinée triste que l’on porte, suivent une destinée qui retombe, et nous montrent plus ou moins les baguettes noircies du feu d’artifice éteint. « Un homme qui se défait, dit Barrès, dans La Mort de Venise, c’est tout le pathétique. »

Cette direction que le roman français a suivie après Flaubert n’était nullement celle qu’il suivit entre 1830 et 1857. La Comédie humaine comporte évidemment des baron Hulot, mais dans son ensemble elle est surtout un laboratoire de volontés ardentes, le creuset où se construit un monde qui veut vivre et qui vit, très charnellement et puissamment. Le grand roman de l’époque, Le Rouge et le Noir, est le roman de la volonté. À un degré inférieur, les romans de George Sand figurent pareillement des constructions d’êtres, et Les Misérables aussi. Il semble que les deux massifs du roman français au xixe  siècle, avant et après 1857, s’équilibrent comme Corneille et Racine, comme le théâtre de la volonté et le théâtre de la passion.

Cette seconde période continue. Elle a continué pendant la guerre comme la littérature classique continuait pendant la Révolution et l’Empire. Pour Stendhal, le roman de la guerre sera naturellement une « aventure », celle d’un jeune homme ardent, Fabrice, qui part pour se battre aux côtés de Napoléon. Pour la littérature d’après 1857, pour le réalisme et le naturalisme, qui n’est pas encore mort ( Naturalisme pas mort ; lettre suit , télégraphiait avec divination Paul Alexis à l’enquête de Jules Huret) le roman de la guerre sera naturellement une « destinée », celle d’une escouade, dans la bataille, la pluie, la mauvaise humeur et la dysenterie, pareille à la destinée de la famille de Messaoud dans Saâda la Marocaine. C’est ainsi que Zola, dans La Débâcle, a compris la guerre de 1870. Quand vint la guerre de 1914, le goût littéraire de la majorité du public réclamait pareillement un roman de la destinée, la chronique d’une escouade, ballottée pittoresquement, tristement, au hasard, et, le talent de M. Barbusse aidant, ce fut Le Feu.

Il est possible que le roman français en revienne à ses directions de 1840, réintègre dans ses sources hautes, dans son château d’eau, les valeurs de volonté. Pour le moment, rien ne fait présager cette direction (je notais récemment, comme un signe très isolé, L’Esprit impur, de M. Gilbert de Voisins, ce contre-Assommoir). M. Jean Giraudoux, M. Marcel Proust, qui ont trouvé de nouvelles formes, ne les ont pas vues dans cette direction. Peut-être une seconde décalogie de M. Romain Rolland, un second Jean-Christophe donnerait-il des indications intéressantes ; mais peut-on l’espérer ?

En tout cas, on fera bien maintenant de ne pas prendre tout à fait au pied de la lettre ce que je disais du caractère foncièrement islamique de Goha et de Saâda. Leurs auteurs, bons connaisseurs de notre roman français, nous ont rendu la pente générale de notre roman contemporain, et ils l’ont fait avec d’autant plus de réussite qu’elle coïncide avec le sentiment musulman de l’abandon à la destinée. Et nous trouvons encore le même caractère dans le roman de cet autre Orient qu’est la Russie. Tourgueneff, Dostoïevsky, Tolstoï, nous montrent, le premier des vies qui se défont, et les deux autres, avec des vies qui se défont, des vies qui trouvent leur équilibre, ou plutôt leur étiage, dans un renoncement mystique à la vie : Goha rappelle un peu le moujik de Guerre et Paix. Si la France, la Russie, l’Islam, communient dans ce roman de la destinée, l’Angleterre continue, dans son roman, à s’attacher à une idée de responsabilité, de volonté, d’aventure. Je ne veux tirer de ces constatations aucune conclusion pessimiste : la littérature a ses lois, la vie politique et sociale a les siennes, et conclure trop rapidement de l’une à l’autre constitue précisément l’une des usurpations de la littérature.

XI. — Du romanesque5

M. Seillière a déjà consacré à la psychologie sociale du xixe  siècle et à certaines origines qui l’expliquent dans les deux siècles antérieurs une vingtaine de volumes, intelligents et copieux, d’autant plus intéressants qu’ils se relient, comme une de ses chaînes principales, à ce qui me paraît être depuis vingt ans le Massif Central de la critique française : une analyse, et, dans une certaine mesure, un essai de liquidation du romantisme. On sait quelle est ici la part de M. Maurras, de M. Lasserre, de M. Benda. M. Seillière, qui n’est pas comme eux journaliste et dont la forme est moins piquante, se trouve moins connu du grand public, ce qui n’a aucune importance.

Le petit livre qu’il vient de publier sur Les Origines romanesques de la morale et de la politique romantiques, pose avec élégance et s’efforce avec discrétion de résoudre de curieux problèmes littéraires. J’en écarterai tout ce qui appartient aux étiquettes et aux classifications ordinaires de M. Seillière, dont je ne nie pas d’ailleurs la commodité : impérialisme et mysticisme démocratique, au sens particulier et personnel où il les prend, sont des termes utiles à l’auteur pour exprimer ses idées propres, mais dont on sent tout de suite qu’ils lui resteront aussi propres et qu’ils n’ont aucune chance d’être adoptés par la critique courante. En général d’ailleurs les mots dont se nomme un mouvement littéraire et social sont nés non d’une désignation expresse de la critique, de tel critique particulier, mais d’un hasard obscur, d’une profondeur populaire analogue à celle d’où provient le langage courant, et qui leur laisse le vague et la souplesse nécessaires : c’est le cas de romantisme, de naturalisme, de symbolisme. Le sens à la fois littéraire et moral que M. Seillière s’est efforcé de donner au terme d’impérialisme risque d’amener de grandes confusions. Au fond c’est un mot anglais, qui n’a de sens et de portée que dans le monde anglo-saxon, depuis Disraëli et le couronnement de la reine comme « impératrice ». On a pu voir dernièrement à quel point il est dangereux de laisser le public en user librement et parler d’impérialisme français, d’impérialisme italien, d’impérialisme américain. Ces réserves faites, je ne vois nul inconvénient à ce que M. Seillière prenne comme fil conducteur de ses recherches les mots qui lui conviennent : il me suffit de les considérer comme des monnaies dont il use pour sa circulation intérieure.

Ce que je dis se rapporte cependant plus à d’autres livres de l’auteur qu’à celui-ci, où il s’est efforcé de reconstituer la filiation qui relie le roman romanesque de la littérature courtoise au roman romantique inauguré par Rousseau, le roman étant dans les deux cas le truchement d’un idéal féminisé, la réalisation d’un milieu artificiel où la nature féminine devient la valeur suprême. Le livre roule donc sur deux idées, l’une qui intéresse l’histoire des sentiments et de la civilisation, l’autre qui concerne l’histoire du roman.

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M. Seillière ouvre son livre par une introduction qui, afin de faire mieux sentir par le contraste l’atmosphère propre de cette nature féminine où le romanesque et le romantique nous ont plongés, dessine les traits généraux d’« une société qui n’a pas élaboré de morale érotique », c’est-à-dire où la femme occupe un plan secondaire, où l’amour, au lieu d’animer comme chez nous la vie et la pensée, l’art et la littérature publiques, est maintenu à peu près silencieusement dans le domaine individuel et privé, et où les valeurs sanctionnées par la bonne conscience et par l’opinion sont des valeurs masculines d’énergie, de discipline et de politique. C’est le Japon, pays d’« impérialisme rationnel » dont M. Seillière rapproche la morale virile de celle des sociétés antiques. Il cite même à ce sujet un curieux texte de Rousseau lui-même dans la Lettre à d’Alembert : « Les anciens avaient en général un très grand respect pour les femmes, mais ils marquaient ce respect en s’abstenant de les exposer au jugement public, et croyaient honorer leur modestie en se taisant sur leurs autres vertus… Dans leurs comédies, les rôles d’amoureuses et de filles à marier ne représentaient jamais que des esclaves ou des filles publiques (comme les Geishas au Japon)… Depuis que des foules de barbares, traînant avec eux leurs femmes dans leur armée, eurent inondé l’Europe, la licence des camps jointe à la froideur naturelle des climats septentrionaux qui rend la réserve moins nécessaire, introduisit une autre manière de vivre, que favorisèrent les romans de chevalerie… C’est ainsi que la modestie naturelle au sexe est peu à peu disparue et que les mœurs des vivandières se sont transmises aux femmes de qualité. » Le rôle que le bon Rousseau attribue ici aux invasions des barbares et à la licence des camps nous ferait rire si nous ne songions que c’est bien dans de tels laboratoires ou dans leurs vapeurs que se sont en effet formées les modes physiques et morales du Directoire et de 1920.

M. Seillière ne prétend d’ailleurs pas mettre notre civilisation entière à l’école du Japon. Il sait qu’il y a des courants qui ne se remontent pas, et que toute éducation individuelle ou sociale consiste à prendre les hommes tels qu’ils sont, non tels qu’ils auraient pu être, même mieux être, dans d’autres conditions de race, de temps et de milieu. Le fait seul que l’Occident est devenu maître de la planète avec la nature à moitié féminisée que lui a léguée le moyen âge, indique que cet érotisme de l’« amour pour principe » n’était pas un poison, était même le contraire. « C’est probablement en partie grâce à son utilisation de l’érotisme comme tonique de l’activité vitale que l’Occident a pu se soumettre tant de forces de la nature et par là conquérir l’actuelle domination du globe. Mais il ne faut pas oublier que notre race a conservé longtemps des cadres moraux suffisamment rationnels à des impulsions érotico-affectives, sublimées de temps à autre en ingénieux mysticismes théoriques. Ces cadres, empruntés de la politique dorienne, subsistent dans Platon, le grand initiateur érotique et mystique de notre civilisation européenne : on les retrouve dans le stoïcisme des Romains, appuyés sur l’expérience gouvernementale de leur aristocratie guerrière ; puis dans le Christianisme ecclésiastique, héritier pour une si grande part des philosophies méditerranéennes antiques, enfin chez les grandes nations anglo-saxonnes contemporaines, qui ont conservé jusqu’ici un christianisme suffisamment rationnel comme contre-poids à leurs fréquentes velléités mystiques. Mais, lorsque l’érotisme s’émancipe précisément de tout-frein, — comme il arrive présentement sous l’action de l’usure nerveuse accrue par l’allure vertigineuse du progrès moderne, — il devient une menace pour l’avenir social : le mysticisme prend alors un caractère féminin très frappant ; absorbé à haute dose, son action tonique devient une action paralysante ou stupéfiante. C’est le péril romanesque, rousseauiste et romantique : c’est le péril présent. »

M. Seillière développe sur le plan historique ces mêmes idées que MM. Maurras, Lasserre, Benda, ont utilisées pour une critique des mœurs et qui flottaient à l’état épars, dans la pensée française, depuis 1850. Et je sais bien que rapprochements, comparaisons, associations de concepts fournissent d’ordinaire à la critique un utile moyen d’avancer son ouvrage. Mais la destinée de cette Pénélope est de dissocier la nuit les idées qu’elle associe le jour, et ce double travail, qui satisfait un double intérêt, n’est ni contradictoire ni inutile.

Le mouvement d’idées dont nous nous occupons ici en vient à associer comme les fils entrecroisés du même tissu romantisme, mysticisme, féminisme, démocratie. Ou, pour passer à un\ autre ordre de métaphore, ils apparaissent comme les textes d’une inscription quadrilingue que la critique se plaît à traduire les uns par les autres. Si, entre ces textes, l’un est original, ce serait, semble-t-il, celui qui correspond au terme de féminisme. Et, au fond, il doit y avoir là, malgré toutes les dissociations qui s’imposent et le travail inverse de la Pénélope nocturne, quelque chose de vrai. La vie donne à chacun l’expérience de la nature féminine, expérience que l’on sait plus authentique et plus profonde que tout concept, et, lorsque nous retrouvons dans l’histoire ou dans la littérature des natures ou des mouvements analogues, lorsque des courants de psychologie sociale nous semblent passer par les mêmes chemins que des courants connus de psychologie individuelle, il n’y a peut-être pas en effet d’explication plus juste que celle qui au premier abord paraît simplement une métaphore arbitraire. Si la vie individuelle est une vie sexuée, il semble difficile que la vie sociale puisse être pensée ou éprouvée sans des éléments de sexualité, et que la fonction plus ou moins développée qu’y remplissent la femme et la vie amoureuse ne se fasse pas sentir jusque dans ses formes artistiques et politiques. La comparaison instituée par M. Seillière entre deux civilisations aussi avancées sur des voies divergentes, aussi opposées que celles des Japonais et des Français, — comparaison que facilitent les enquêtes de Hearn et de Bellessort, — peut être regardée comme un excellent procédé de travail. Un Institut français doit se fonder bientôt à Tokio : on pourrait lui proposer comme un butin enviable des analyses de ce genre. Les Japonais ont encore mal compris que le livre où la majorité des lecteurs français croit prendre l’idée la plus vraie du Japon soit cette fantaisie de marin en bordée (très jolie d’ailleurs et dont les descriptions, celles surtout des premières pages, restent pour un lettré français inoubliables) et ce monument d’ignorance qu’est Madame Chrysanthème. Les gens compétents sont d’accord pour déclarer qu’aucun livre ne contribue davantage à nous faire mépriser par les Japonais, à nous rendre plus petits pour eux, plus Bandar-Log que ce roman qui veut les faire eux-mêmes petits et simiesques.

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Nous touchons ici au second sujet de M. Seillière. Madame Chrysanthème fait partie d’une longue série de romans (très inégaux, mélange de chefs-d’œuvre et de rapsodies puériles) dont l’auteur —  et ce fut une des raisons de son succès — d’une sensibilité très fine et toute féminisée, est devenu la figure centrale d’une sorte de féminisme planétaire. (Les Désenchantées si terriblement ennuyeuses sont à ce point de vue typiques.) Mais cela nous a paru tellement naturel, cela comportait tellement d’antécédents et de sympathies dans le roman français antérieur, tout au moins depuis Rousseau, que ce féminisme a semblé à beaucoup de lecteurs comme l’atmosphère et l’air respirable du roman, du genre roman. Notons que le roman planétaire s’appelait en Angleterre Kipling alors qu’il s’appelait en France Loti, que l’impérialisme mâle de l’un s’oppose au féminisme nerveux de l’autre à peu près comme le Tommy des Chansons de la chambrée à mon frère Yves. De l’un et de l’autre côté du détroit les deux mondes littéraires nous offrent là deux points de repère intéressants. Et je laisse au lecteur le soin d’embrancher ces réflexions sur les réflexions concordantes que me suggéraient récemment le roman de la destinée et le roman de l’aventure.

M. Seillière s’est efforcé à retrouver dans les romans français antérieurs à La Nouvelle Héloïse « les sources de la morale romanesque » et les figures du féminisme au moment où il se dédouble en un mysticisme passionnel, il en a vu la naissance dans le lyrisme et le roman courtois, en particulier dans les poèmes de Chrestien de Troyes et les remaniements en prose du Lancelot. Il les a suivis dans l’œuvre de Marguerite de Navarre, L’Astrée et Madeleine de Scudéry. Il s’est souvenu que Rousseau fut dans son enfance un grand lecteur de romans, que lui et son père, après souper, en dévoraient ensemble toute la nuit, et que L’Astrée en particulier était son roman préféré. De sorte que Rousseau nous arrive porté par tout un flot de littérature romanesque dont il est utile de reconstituer l’inventaire, et dont la place est particulièrement importante dans les filiations, les généalogies intellectuelles où se plaît la critique de M. Seillière.

Et je me demandais, en suivant ces filiations qui en somme sont assez justes, pourquoi nous ne possédons pas une histoire du roman français, ou plutôt pourquoi nous l’avons laissé écrire par un critique anglais, d’ailleurs fort distingué, M. Saintsbury. Précisément M. Saintsbury vient de publier le deuxième volume de son History of the French Novel. Je ne l’ai pas encore lu, mais j’ai lu le premier qui va jusqu’en 1800, et les souvenirs de cette lecture me paraissent apporter quelque réponse à cette question.

Au premier abord, une histoire du roman français serait non seulement intéressante à écrire, mais facile. D’abord le roman constitue depuis le moyen âge un genre parfaitement continu, une série dense et compacte. Ensuite il nous présente un fidèle miroir de son époque, ou plutôt de l’idéal que se formait cette époque. Enfin, ne comportant jusqu’à Rousseau aucune œuvre de génie (si on laisse Rabelais de côté), accumulant, au contraire, des bibliothèques de médiocrité et des continents de platitude, il permet au critique historien d’établir entre le livre et son époque cette solidarité, cette endosmose que ne viennent pas rompre le jaillissement libre, l’équation personnelle de l’individu. Il existe sur ce sujet des essais partiels, le livre de M. Le Breton sur le roman au xviie  siècle, les curieux inventaires de la littérature courante au xviiie  siècle qu’a faits M. Mornet. Nul équivalent pourtant, chez nous, de l’ouvrage d’ensemble de M. Saintsbury.

C’est qu’une histoire suivie du roman français implique un point de vue beaucoup plus naturel à un étranger qu’à nous. Un étranger voit commencer la littérature française, comme les autres littératures européennes, au moyen âge, et sa démarche la plus naturelle est de la suivre dès cette époque. Un Français laisse d’ordinaire aux médiévistes ce qui est antérieur à Villon ou même à Ronsard. La rupture, le hiatus entre la France du moyen âge et la France de la Renaissance, figure, dans l’ordre littéraire, un trait français original pareil à ce qu’est en politique l’opposition scolaire entre la France de l’ancien Régime et celle de la Révolution. La prétérition dédaigneuse du moyen âge chez Sainte-Beuve, le « trou noir » de Taine, les lances rompues par le pugnace Brunetière contre les médiévistes, sont assez significatifs. Or si l’histoire de la poésie et du théâtre s’accommode de cette coupure (et encore au prix d’une déformation certaine), l’histoire du roman ne s’en accommode pas. Le roman, bien que l’antiquité ait pu lui servir de « matière », ne tient à peu près par rien à l’antiquité classique : il est autochtone comme l’architecture gothique, il est « roman ». Une histoire du roman doit tourner le dos à la chaîne classique, plonger d’abord en plein moyen âge. C’est ce qu’a fait M. Saintsbury, qui attribue comme M. Seillière une grande importance au Lancelot et voit en Genièvre (peut-être à-travers les héroïnes de Shakespeare) une des plus attachantes et curieuses figures de tout le roman français.

M. Saintsbury insiste sur les mêmes courants généraux que M. Seillière, romanesques et féministes. Le roman français qui tient la plus grande place dans son premier volume (jusqu’à 1800) est Le Grand Cyrus qu’il se glorifie d’avoir lu en entier et jusqu’au dernier de ses deux millions de mots. Il lui consacre, si mes souvenirs sont exacts, une cinquantaine de pages. Il a en revanche une demi-ligne sur Les Liaisons dangereuses de Laclos, que sans doute il n’avait pas lues quand il écrivit son ouvrage. Un de ses amis s’étonna de la lacune. Il lut alors Laclos et bien entendu expliqua dans une note d’une seconde édition que son silence était juste, le livre ne valant rien du tout. Un Français ne partagera nullement l’avis de M. Saintsbury, et les Liaisons lui importeront infiniment plus que le Cyrus et le Lancelot. Cela nous montre à quel point il est difficile de trouver sur la série des romans français un point de vue juste, et quel départ soigneux s’impose entre leur importance sociale et leur valeur littéraire. L’histoire du roman jusqu’au xviiie  siècle, c’est l’histoire d’un genre foisonnant, capital dans l’ordre historique, mais littérairement manqué. De sorte qu’un critique prendrait, dans les premiers volumes d’une histoire du roman, des habitudes de classification et de jugement dangereuses. Et cette histoire qui nous paraissait naguère si facile nous présente maintenant une difficulté invraisemblable. Décidément Dieu fait bien ce qu’il fait : la place des glands (comme Manon) est sur les chênes, et par terre celle des citrouilles de dix livres, bibliothèque Bleue ou Grand Cyrus.

De sorte qu’un regard jeté sur notre roman nous amène à une conclusion assez curieuse. La copieuse série romanesque et féministe que M. Seillière nous montre allant de la littérature courtoise à La Nouvelle Héloïse existe, forme en somme pendant quatre siècles le fond et le courant du roman français. Mais ce n’est guère qu’en réagissant contre elle et en la niant que le roman produit quelque chose de bon. Don Quichotte, qui est le premier roman moderne de génie, l’est contre les Amadis. Pourquoi Rabelais ouvre-t-il une source intarissable de joie ? Parce que nous nous y débarbouillons de tout romanesque. Il est singulier qu’un livre aussi réservé exclusivement à l’homme, aussi hermétiquement fermé à la femme soit resté un des livres canoniques du peuple le plus profondément imprégné d’odor di femina. Ou plutôt c’est très naturel. La Princesse de Clèves est aussi ennemie du romanesque que Manon Lescaut, et Gil Blas que Candide. Si Rousseau fait entrer dans le monde supérieur du style et de la vie ce romanesque demeuré jusqu’à lui dans le terreau de la littérature, il ne donnera après lui aucun chef-d’œuvre, et Madame Bovary sera au romanesque moderne ce que Don Quichotte était au romanesques du moyen âge. De sorte que le romanesque de La Nouvelle Héloïse est aussi isolé, aussi exceptionnel dans l’ordre de la beauté qu’il est, dans l’ordre de l’existence sociale, relié à d’innombrables antécédents et à d’innombrables suites. L’art a fait sur son terrain cette police que M. Seillière voudrait que la société fît sur le sien. Le romanesque n’a été démasqué et chassé que par le roman, cette lance d’Achille de la littérature.

XII. — Les analystes romands

Les libraires Crès et Georg ont commencé à publier, à Paris et à Genève, une Collection Helvétique, établie dans les mêmes conditions de beauté irréprochable et solide que Les Maîtres du Livre et où doivent figurer par le meilleur de leur œuvre les principaux écrivains suisses. Les volumes annoncés constituent un choix heureux et riche, si ce n’est que l’absence de Vinet étonne un peu. Jusqu’à présent trois ouvrages ont paru, La Bibliothèque de mon oncle, de Töppfer, Mon village de Philippe Monnier, Adolphe de Benjamin Constant.

Même si — ce qui serait dommage — la collection devait s’arrêter là, on pourrait trouver un sens à la réunion de ces trois volumes et les arrêter en un tout significatif. On y voit la double face et, si l’on veut, les deux versants de la littérature suisse d’expression française, l’un local, l’autre universel.

La littérature romande locale est une littérature agréable à savourer sur place, mais qui ne s’exporte guère plus que les vins de la Côte. Il est naturel que la Collection Helvétique commence par un livre de Töppfer, que les Suisses continuent à goûter fort et à mettre assez haut ; mais cette réputation n’a guère passé le Jura, et Töppfer ne tient en France que la place d’un vieux nom désuet. J’avoue d’ailleurs qu’il ne m’a jamais ennuyé. Le livre de Philippe Monnier, remarquable érudit genevois, livre plein de sincérité et de fraîcheur, est lui aussi le type de ces livres dont l’agrément ne se transplante guère. On dirait qu’il est accordé à une certaine durée suisse tranquille et saine, un peu lente, pour laquelle un lecteur français ordinaire n’a guère de sens préparé. Ce sont là des écrivains suisses locaux au sens et dans la mesure où Roumanille est un écrivain provençal local, qu’il faut lire en Avignon ou dans l’esprit d’Avignon. Qu’est-ce que la Campano mountado peut bien dire à un Parisien ?

Mais, comme à côté d’un Roumanille la Provence a produit un Mistral, la Suisse romande, au-dessus de sa riche littérature locale, élève une grande littérature européenne, gloire spirituelle et couronne du Léman, pareille aux Alpes roses qui l’environnent le soir. C’est celle des Rousseau et des Staël, des Constant et des Amiel. De caractère suisse très autochtone, elle s’incorpore à la littérature française et rayonne sur elle, avec elle, dans la culture universelle.

Si la littérature romande a dans l’une et l’autre de ces littératures son Jura et ses Alpes, on y discerne encore un troisième élément : une route, un fleuve qui les traverse. Depuis La Nouvelle Héloïse, toute la littérature de la Suisse française est groupée autour du Léman, entre l’île où Rousseau a sa statue et le beau cimetière où à Clarens reposent Amiel et Vinet ; et ce Léman auquel s’est identifiée cette vie littéraire, entre ce Jura et ces Alpes, nous fournit cette troisième image : celle d’un fleuve qui passe, d’une route naturelle qui le traverse, ou plutôt qui le dépose et dont il n’est que l’élargissement momentané. Le Rhône, qui conduit ce pays vers la France, qui l’ouvre à la France et qui lui ouvre la France, a pour double spirituel ce que j’appellerai une littérature de liaison. Entendons par là celle que représentent les Suisses émigrés en France, qui vivent et écrivent en France, et qui néanmoins y gardent leur physionomie natale, y sont appréciés pour des qualités suisses, ou plus strictement genevoises et calvinistes, une préoccupation des choses morales, un sérieux un peu lourd pour lequel il y a toujours une place (en même temps qu’un grain d’ironie) dans la riche complexité de la culture française. Par un certain côté les grands Suisses européens, qui ne sont européens que parce qu’ils sont d’abord de grands écrivains français, appartiennent à cette littérature de liaison et ne sont pas acceptés en France sans quelques brimades : évidemment la Suisse et la république de Genève partagent la responsabilité du calvaire de Rousseau après l’Émile et du : Au loup ! qui s’abattit sur ce malheureux. Mais les persécutions subies par Mme de Staël, aux prises non seulement avec la force, mais avec certaines exigences nationales françaises, nous révèlent en clair entre les deux frontières l’existence d’un plan de friction et d’hostilité : Alfred de Musset appelle la baronne un Blücher littéraire, et l’on sait avec quelle ardeur M. Maurras s’est appliqué à dénoncer et à obturer « l’échancrure de Genève et de Coppet ». Et si grand qu’ait été en France le succès d’Amiel, l’article que Brunetière lui consacra dans un de ses grands jours de hargne peut être considéré comme une réaction et une défense du traditionalisme français. Ainsi les grands Suisses européens sont à la fois entre la France et le Léman agents de liaison et agents de discorde. Les vrais agents de liaison, la vraie littérature de liaison, sont représentés par ces Genevois, devenus Parisiens, voire académiciens, cette monnaie d’un Necker littéraire que sont les Schérer, les Cherbuliez, les Rod ; le sérieux un peu gris qu’ont maintenu Schérer et Rod l’un sur la critique, l’autre sur le roman, la fantaisie érudite, un peu laborieuse de Cherbuliez, assez injustement tombé après sa mort dans une obscurité complète, ont été au contraire exactement des Rousseau et des Staël, des Constant et des Amiel, accueillis et élevés par les forces de conservation sociale, par Le Temps et la Revue des Deux Mondes, au moment où l’élite protestante prenait dans le monde de la bourgeoisie française figure de Mentor et d’éducatrice.

Peut-être cette classification, dont je ne me dissimule pas le caractère fragile, nous aiderait-elle, au seuil de cette Collection Helvétique, à éclairer ce problème souvent discuté : s’il y a une littérature suisse romande ou si les écrivains romands sont simplement des écrivains français vivant dans un pays indépendant politiquement de la France, mais français de langue et de lettres aussi bien que la Lorraine ou la Comté. En réalité il y a bien une littérature helvétique de langue française, avec une délimitation et une originalité qui ne peuvent se comparer à celles d’aucune province de l’unité française. Cette originalité consiste dans l’existence et les rapports de ces trois littératures, l’une à tendance locale, la seconde à tendance européenne, la troisième à tendance française. La première est maintenue dans une situation excentrique à l’égard de la France, qui l’ignore à peu près ; la seconde traverse la littérature française pour se jeter dans la littérature européenne tout en gardant la couleur propre de ses eaux ; la troisième, au contraire de la première, s’incorpore à la littérature française et lui apporte — modestement jusqu’ici — certains éléments protestants. Aucun écrivain n’appartient d’ailleurs uniquement à l’une des trois, qui sont de simples limites théoriques, ou plutôt des signes de mouvement, des flèches qui désignent des directions.

J’arrive un peu tard à l’Adolphe de Benjamin Constant, dont la belle réédition, précédée du Cahier rouge et d’une préface de M. Robert de Traz, est en somme l’occasion de ces propos. Et récemment l’auteur de La Jeunesse de Benjamin Constant, M. Gustave Rudler, qui a fait du maître lausannois sa province, donnait une édition critique d’Adolphe avec une longue préface, pleine d’éclaircissements, indispensable désormais aux fervents du court et parfait roman. Il serait inexact de parler, à cette occasion, d’actualité. Adolphe, un des rares romans du xixe  siècle qui n’ait pas aujourd’hui une ride, est étranger, ou supérieur, à toute actualité.

J’ai rangé l’auteur d’Adolphe parmi les grands Suisses qui furent de bons Européens (N’est-ce pas la Suisse de Bâle et de Sils Maria qui fut pour l’esprit de Nietzsche la nourrice de cette idée du bon Européen ?) et qui ont mené par leur personne et par la destinée de leur œuvre, d’un fond helvétique et sous des formes françaises, une vie européenne. C’est peut-être un manque de goût que de suspendre à une construction aussi sobre qu’Adolphe ces étages artificiels et lourds. Qu’on me permette de sacrifier l’élégance à la commodité.

Le fond helvétique, ou plus précisément romand, de Benjamin Constant, a été, comme il était naturel, mis en lumière dans la préface de l’édition suisse par M. Robert de Traz. M. de Traz constate que les grands écrivains romands ont pour trait commun le sens de l’analyse. Et, appliqué à Constant, à Vinet, à Amiel, rien de plus exact. Pourrait-on l’étendre à Rousseau, chez qui les deux génies de l’abstraction et de la déformation passionnées étouffent par tant de côtés le don de l’analyse ? Ils l’étouffent, mais aussi le poétisent et le transfigurent, comme le lierre fait d’un arbre ou d’un mur. Tout compte fait, le roman du Léman, La Nouvelle Héloïse est bien l’eau-mère de la littérature aux cristallisations variées dont parle M. de Traz, et dont il cherche les origines dans la psychologie du Romand.

Il la voit surtout dans une religion qui fait de l’homme son propre confesseur. Et il y aurait ici des réserves à faire. La littérature d’analyse ne s’est pas développée outre-mesure dans les pays protestants ; elle a au contraire l’essentiel de ses origines et le meilleur de sa floraison dans la France catholique, celle de Montaigne et du xviie  siècle. Il est probable que les analystes romands doivent une part de leur don à la culture française, et que la mise en contact de cette culture avec des conditions de vie locale soustraites en partie à l’influence française, riches de sève indépendante et originale, lui a fourni ses traits particuliers.

M. Robert de Traz, qui connaît son pays et qui donna l’an dernier dans son roman de La Puritaine et l’Amour un curieux et fin morceau de psychologie genevoise, marque avec justesse ces traits particuliers. Les analystes romands « ne montrent pas la sociabilité aimable qui a tourné les moralistes et les romanciers français vers l’observation d’autrui ». Ils concentrent la leur tout entière sur eux-mêmes. Fils spirituels de Rousseau, ils rendent à leur manière et propagent cette souveraineté du sens individuel, triomphante après lui dans la littérature. Ils rompent l’équilibre que les analystes français, de Montaigne à Vauvenargues, avaient maintenu entre l’homme individuel qui regardait en lui et les hommes qu’il regardait à travers lui ou à travers l’expérience desquels il se regardait. Surtout, à la différence des analystes français, ce sont des scrupuleux et des timides. Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère ont vécu une vie franche, hardie, ont pris librement et fortement leur jour sur eux-mêmes et sur l’homme, ont participé à la volonté simple, au calme, au grand œil clair de l’âge classique. Chez les romands l’analyse ne va pas sans la conscience d’une impuissance, d’une inaptitude à la vie réelle, à laquelle la vie intérieure donne un substitut magnifique, solitaire et triste. Jamais ce cas, poussé à sa forme pathologique, n’a éclaté plus singulièrement qu’en Rousseau. Les Confessions nous apprennent à quel point il était rongé par les pires formes sexuelles, psychologiques, morales de la timidité, de l’impuissance absolue à occuper avec décision et naturel le moment présent. Dans le sens où il y a un esprit de l’escalier, Rousseau a vécu toute sa vie sur l’escalier. Il y a contracté ses maladies mentales et écrit ses livres. La Nouvelle Héloïse est l’œuvre d’un homme qui doit rêver intensément l’amour du même fonds dont il le manque ; et s’il place tous ses enfants aux Enfants-Trouvés, l’auteur de l’Émile n’en sera que plus passionné de paternité et d’éducation. La timidité, la peur d’être et de vivre l’a rejeté dans une solitude qui est devenue son élément naturel, et où les sentiments sociaux se sont recomposés comme images avec une intensité telle que l’écart entre ces images et leur possession aboutit naturellement à des secousses de folie. À un degré beaucoup moindre et compatible avec la vie la plus normale et en apparence la plus calme, le même caractère se retrouve chez Constant et chez Amiel, « Amiel, dit M. de Traz, qui a appliqué l’analyse aux choses de l’intelligence comme Constant aux choses du cœur. » L’un et l’autre ont trouvé dans l’analyse, comme Rousseau dans toute son œuvre, la compensation et la revanche d’une vie manquée, d’une vie qu’il était dans leur destinée de manquer. Ou plutôt on songerait à leur compatriote Azaïs dont le système des compensations mérite mieux que les plaisanteries dont on l’a accablé : à un certain degré de sagesse, à certain biais que la sagesse permet à notre jugement, il n’y a pas de vie manquée, pas de vide, l’ordre de la vie est l’ordre du plein.

Dans le pur roman d’Adolphe, tous ces caractères se ramassent, se concentrent et deviennent lucides comme au cœur d’un diamant. Vu par un très petit côté, Adolphe apparaîtrait comme le roman de la timidité, Adolphe ou le Timide, comme Mallarmé dit avoir vu annoncé sur l’affiche d’un spectacle, en province, Hamlet ou le Distrait. Adolphe tient en partie ce caractère de son père : Laforgue appelait le sien un dur par timidité, celui d’Adolphe est un brusque et un sec par timidité. Un timide ou n’agit pas, ou agit par coups de tête, ou est agi par autrui et l’on peut remplacer, si l’on veut, ou par et, car Adolphe présente selon les cas chacune des trois figures. Promis par ses talents au plus éclatant avenir, il n’aboutit à rien, se perd obscurément dans l’indifférence et l’inaction ; la réflexion n’étant pour lui qu’une manière d’employer le temps sans agir, son action exclut la réflexion comme sa réflexion excluait l’action, et il agit par brusque caprice : « Avec votre esprit d’indépendance, lui écrit son père, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. » — Excellente condition, cette indépendance intérieure, pour que la dépendance vienne du dehors, et d’une femme experte par nature à la provoquer et à la maintenir.

Ellénore reste touchante, et nous suivons volontiers Adolphe lorsqu’il assume toute la faute, ne donne tort qu’à sa propre faiblesse. Le lecteur comme l’auteur prennent parti pour elle parce qu’elle est pleinement femme et qu’elle aime, au lieu qu’Adolphe abdique certains caractères normaux de l’homme, et n’aime pas, croit, comme le lui dit Ellénore, avoir de l’amour quand il n’a que de la pitié. Tout cela est vrai, et pourtant il faudrait changer bien peu l’inclinaison et l’optique du roman pour qu’Ellénore inspirât au lecteur homme (elle aurait toujours pour elle la solidarité féminine) antipathie et méfiance, pour qu’Adolphe devînt le personnage intéressant. Nature exigeante et emportée, incapable d’empire sur elle-même quand il s’agit de son amour, incapable du désintéressement qui sacrifierait cet amour au repos et aux chances de bonheur d’Adolphe, incapable de laisser son amant, par instants, à lui-même, de ne pas lui imposer cette occupation forcenée du corps et de l’âme, cette présence despotique de la femme qui veut être tout pour un homme, même et surtout si cet homme devait finir par n’être rien hors d’elle, Ellénore fait volontairement par amour le malheur de celui qu’elle aime. Égoïsme qui ne prend pas le masque du dévouement, mais qui est à sa façon un dévouement, un dévouement aussi profond que l’est cet égoïsme, et l’un et l’autre exprimant sous deux noms opposés la même réalité, qui est l’amour. Cette présence entière, puissante et sombre, de l’amour donne l’être et le sang à Ellénore et rejette Adolphe dans le monde des ombres faibles, rongées par une conscience mauvaise. On a beau construire et développer le discours de Lysias, il faut en présence de l’amour vrai en venir toujours à la palinodie de Socrate. L’amour d’Ellénore fait le malheur d’Adolphe et le malheur d’Ellénore. Mais il est de l’être, il est l’être, et hors de cet être Adolphe ne trouve que le vide : « Je sentis le dernier lien se rompre, écrit-il de la mort d’Ellénore, et l’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent !… J’étais libre, en effet, je n’étais plus aimé ; j’étais étranger pour tout le monde. »

Les exigences et l’égoïsme d’Ellénore se transfigurent dans le nom et la réalité de l’amour. À leur tour la timidité et la faiblesse d’Adolphe s’idéalisent dans le sentiment de la pitié. Sa timidité s’emploie à ne pas oser rompre les liens que lui-même a formés, à reculer devant l’énergie brutale qui infligerait la souffrance à l’être aimé. De sorte que sa timidité reste finalement le meilleur de lui-même et qu’il en fait jaillir les trésors du cœur comme Rousseau, Constant, Amiel, ont fait lever de la leur ceux de l’art et de la pensée.

Adolphe n’a nullement ce caractère de nihilisme sec qu’on y voit quelquefois, à travers certaines figures de la vie de Constant. Il est plus près de Rousseau que de Chamfort. L’amour y est envisagé d’un long et mélancolique regard qui en pèse tout le poids substantiel et en pénètre l’éternelle réalité. L’amour d’Adolphe et d’Ellénore acquiert chez Constant ce poids et cette réalité par une construction en profondeur d’une psychologie ou mieux d’une philosophie vécues. « L’amour, dit-il de son commencement, supplée aux longs souvenirs par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé : l’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. » Adolphe paraît illustrer cette idée que l’amour est pour notre être la manière par excellence de durer, qu’aimer c’est durer, c’est amasser un capital intérieur dont nous dépendons de plus en plus. La mémoire et l’habitude que notre vie psychologique enregistre ordinairement avec lenteur, l’amour leur communique une accélération effrayante, à tel point que lorsque l’amour lui-même est éteint — c’est le cas d’Adolphe — la mémoire et l’habitude qu’il a déposées en retiennent la figure, suffisent à en maintenir l’image, à enchaîner bon gré mal gré l’homme à cette image : « La longue habitude que nous avions l’un de l’autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble avaient attaché à chaque parole, presque à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d’une espèce de mémoire de cœur, assez piquante pour que l’idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. » La profondeur d’Adolphe consiste ici à avoir montré comment se crée cette mémoire, comment se forme et se remplit l’être d’un homme dans la durée, comment se modèle en nous cette troisième dimension qui nous donne une destinée. Il semble bien, d’après ses préfaces et ses appendices, que Constant n’ait prétendu nous offrir à travers une demi-fiction que son propre portrait, celui d’un homme « qui n’a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile », ayant « consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans autre force que l’irritation ». Adolphe n’est qu’une œuvre de génie que parce que Constant a dépassé ce cadre, atteint comme l’auteur de La Nouvelle Héloïse à la réalité éternelle de l’amour, élevé son sujet au-dessus de sa propre nature comme les grands analystes où nous le rangeons ont su convertir leur puissance critique d’analyse en une force de création.

XIII. — « La Symphonie pastorale »

Depuis que la Nouvelle Revue française a repris sa publication, les rapports de ses collaborateurs ont été plutôt de discussion que de congratulation. L’expérience, la raison et le bon goût nous montrent là un moyen de vie et de santé supérieur aux échanges de séné et de casse. Les livres d’André Gide, qui sont des livres d’intelligence, de réflexion et de critique sollicitent l’intelligence, la réflexion, la critique, parfois avec eux, parfois contre eux, y trouvent leur milieu et leur prolongement naturels. Il semble même que l’auteur s’efforce aujourd’hui d’y tenir le moins de place possible, afin d’en laisser davantage où s’éveille, s’exerce et s’étende sur ses thèmes l’esprit du lecteur. Et cela ne s’entend ni des Nourritures terrestres ni de Paludes développés dans le mouvement inverse et d’où Gide est revenu, depuis l’Immoraliste, par une grande courbe. Mais La Porte étroite donnait beaucoup à cette spontanéité du lecteur ou du critique, et il semble que La Symphonie pastorale, s’accordant ici avec son titre musical, lui abandonne davantage encore. On voudra bien trouver naturel que je réponde ici à cet appel d’air.

Peut-être regretterais-je que la mariée soit trop belle et que l’auteur me fasse le champ trop large. Il a indiqué tout l’essentiel de son sujet, et c’est à nous de faire refleurir ses roses de Jéricho. Mais ce sujet était si beau et si riche, il prêtait à tant de variations et de suggestions qu’on voudrait que l’auteur se fût pris pour lui de plus de passion encore, et qu’il l’eût traité en vraie symphonie plutôt qu’en sonate. Il dépasse par trop le cadre de cette musique de chambre à laquelle Gide s’est tant plu avec Le Retour de l’enfant prodigue, La Porte étroite et Isabelle. Peut-être abandonnerai-je tout à l’heure ce point de vue, mais ce ne sera pas sans en avoir tiré ce qu’il contient de juste.

Quand je dis que ce sujet est très beau, quand à la réflexion j’ajoute que c’est peut-être le plus beau qui soit, je pense à ce titre d’un livre de Descartes : Du Monde ou de la Lumière. Pour une intelligence l’idée du monde se confond avec l’idée de la lumière, connaître c’est voir ; et l’allégorie de la caverne dans la République est à peine une allégorie, et bien plutôt la transposition exacte à la lumière intellectuelle de ce qui concerne sa sœur aînée ou bien jumelle, la lumière physique. Cela a donné naturellement une des plus belles pages des littératures humaines. Platon aurait fait évidemment un grand livre en développant l’aventure d’un de ces prisonniers ; et ce livre après tout nous l’avons et il est formé par l’ensemble des dialogues, lutte de la lumière et des ténèbres, histoire des yeux qui s’ouvrent, ou qu’ouvre le pasteur-type, Socrate.

Mais pour les yeux de l’âme comme pour les yeux du corps la lumière existe en fonction de l’ombre, en fonction des ténèbres. Le héros de la lumière dans le monde de la peinture c’est Rembrandt. Et dans les dialogues platoniciens, où la lumière intellectuelle diffère tellement de cette lumière d’atelier répandue chez Aristote, Descartes ou Spinoza, où elle subit autant de contacts avec l’ombre que dans Rembrandt et donne des modelés aussi vivants, l’ignorance, l’interrogation, l’ironie socratique constituent la part de ces ténèbres nécessaires.

Un philosophe, un peintre, un poète peuvent connaître à des titres différents que la lumière est chose vivante et qu’il n’y a pas solution de continuité entre la lumière extérieure qui frappe la rétine et la lumière intérieure qui s’exprime par le regard. Dans quelle mesure l’une est fonction de l’autre, la psychologie l’a expliqué en analysant l’atlas visuel et l’atlas tactile (le mot heureux de Taine peut être conservé). Mais ces théories ont contracté une vie vraiment dramatique, depuis le xviiie  siècle, dans l’observation des aveugles-nés auxquels une opération donnait, à l’âge adulte, l’usage de la vue. Diderot ne manqua pas de ressentir l’intérêt prodigieux de cette découverte et d’en exploiter avec profondeur toutes les suggestions dans la Lettre sur les aveugles qui le fit mettre à Vincennes. Trente ou quarante ans plus tard, écrivant des commentaires à cette lettre, il y esquissait la touchante et belle histoire de Mlle de Salignac, qui semble annoncer déjà Gertrude, et à laquelle l’auteur de Jacques le Fataliste et du Neveu de Rameau eût été capable, s’il s’y fût arrêté, de donner une vie magnifique.

Il est singulier que (sauf Les Emmurés de M. Lucien Descaves et un ou deux autres livres) le roman n’ait jamais touché à ce sujet profond et riche. Un aveugle-né dans une famille, dans une histoire, y fait un peu la figure de l’Ingénu ou de Micromégas dans un roman de Voltaire (et c’est pourquoi la Lettre sur les aveugles devient si vite, sous la plume de Diderot, de la littérature critique et qui, comme disait Flaubert, sape les bases). L’aveugle-né a ses sens, son monde, sa raison à lui. Il donne l’impression du différent, est enveloppé en même temps d’une pitié attentive et d’une bienveillance sacrée. Il apporte par sa présence aux plus obtus une leçon de relativisme. Il permet et propage une existence plus consciente, plus curieuse, plus tragique. Si c’est une femme, elle étend encore ce domaine en fragilité, en sensibilité, en délicatesse. Dans cette famille ou ce milieu, deux mondes sont en contact comme dans un pays frontière et bilingue, une Alsace ou une Suisse. On ne peut manquer d’y faire des versions et des expériences curieuses, d’y avancer dans la connaissance d’autrui et de soi-même.

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La Symphonie Pastorale est en somme le troisième livre d’analyse serrée, raisonnable, sans fantaisie lyrique, qu’ait écrit André Gide ; les deux premiers étaient L’Immoraliste et La Porte étroite. Tous trois paraissent construits sur un certain modèle commun. C’est l’histoire d’un caractère lancé dans la vie, et retourné par des forces intérieures qu’il portait en lui et qu’il ignorait, — l’histoire d’une guérison qui devient elle-même une maladie, ou plutôt la transposition des idées de maladie et de guérison dans un monde où ces deux termes cessent de comporter une raison et où il n’y a plus que des états cliniques : œuvre d’un esprit qui ne qualifie point et qui seulement expose. Le Michel de L’Immoraliste, malade physiquement, est guéri par le dévouement de sa femme, et cette guérison prend elle-même la figure d’une maladie puisque Michel y perd la pitié, l’amour, s’attache comme à un absolu à cette vie personnelle, égoïste qu’il allait perdant et qu’il a retrouvée avec une joie de pasteur devant sa brebis perdue. Alissa s’est efforcée d’entrer par la porte étroite, elle a sacrifié sa vie à la vie éternelle et il paraît bien que le rétrécissement continu de la voie qu’elle suit vers cette porte stricte soit simplement l’affaiblissement et la perte de la vie vraie. Dans Michel l’instinct vital s’accroît et emporte tout ; dans Alissa il décroît et manque à tout. Est-il la seule vérité ? Doit-il s’appeler le mensonge vital ? L’auteur refuse de répondre, ou plutôt il est placé et il nous place à un point où le même texte — la vie — peut se lire indifféremment dans les deux langues.

Alissa s’est engagée vers la porte étroite parce qu’un fiancé sans énergie l’y laisse tristement aller, et qu’il ajoute à celle d’Alissa, pour l’accélérer, sa propre démission de la vie. Le récit, vu d’un certain biais, est construit sur cette parole de l’Évangile que, si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. Le terme d’aveugle n’appartient d’ailleurs qu’à l’un des deux langages critiques en lesquels on peut traduire le livre. Et, pour peu que nous en eussions envie, les dernières pages, le ménage de Juliette, pourraient nous incliner à croire qu’à Jérôme et à Alissa est échue la meilleure part.

On voit dès lors le rapport qui unit le thème de La Symphonie à celui de La Porte étroite. C’est un peu artificiellement que je viens de rappeler à propos de la dernière un mot de l’Évangile : il y a chez Jérôme plutôt qu’aveuglement torpeur, mollesse et, dans la conduite d’Alissa il pèche par omission et non par action ; mais dans La Symphonie nous trouvons littéralement l’histoire d’une aveugle conduite par un aveugle et l’issue tragique que prédit l’Évangile.

Le pasteur est aveugle non évidemment comme Gertrude, mais, sur on autre registre, dans la même mesure. Comme Gertrude il figure un aveugle au milieu de clairvoyants, et le principal clairvoyant est ici sa femme. Amélie a du bon sens, de la raison et de l’arithmétique. Elle sait que sur un troupeau de cent brebis, une brebis, même si elle est égarée, ne compte que pour un centième. Et le pasteur, qui porte l’Évangile et qui marche à sa lumière, a pitié de cet aveuglement, car la clairvoyance de l’un est la cécité de l’autre. Mais Amélie voit clair là où son mari reste dans les ténèbres ; elle voit clair dans l’amour du pasteur pour Gertrude. Jacques aussi y voit clair. Et cette cécité du pasteur en ce qui concerne son amour n’est qu’un cas d’une cécité plus générale, d’une ombre dans laquelle il baigne et qui paraît son élément comme l’est pour Gertrude la nuit matérielle des aveugles. Pasteur de l’Évangile et de la loi d’amour il croit à la bonté et à l’innocence de l’amour, il se livre comme à une facilité suprême à l’abondante charité de son cœur ; il croit en s’abandonnant à la mansuétude et à la tendresse marcher divinement dans une voie sans piège. C’est sur cette voie qu’il a ramassé la brebis perdue pour la porter vers son foyer. Et cette parabole de la brebis perdue justifie pour lui toute la conduite aveuglée qui mènera son cœur à la ruine et Gertrude à la mort. Elle l’autorise et l’invite à s’occuper, comme Amélie le lui reproche avec amertume, de Gertrude plus qu’il n’a fait jamais d’aucun de ses enfants. Il glisse insensiblement à l’amour, avec le doux consentement qui l’attache au progrès d’une bonne œuvre. Il est aveugle et il vit dans le bonheur des aveugles.

Un bonheur comme celui de Gertrude. Gertrude est la fille spirituelle du pasteur, et cette pureté spirituelle abolit toutes les barrières qui partagent le champ du cœur dans l’espace de la paternité à l’amour. Quand le pasteur l’a recueillie, à l’âge de quinze ans, ce n’était que de la chair sans âme, une misérable couverte de vermine et qui, de n’avoir vécu qu’avec une vieille femme sourde, était restée muette. Par une éducation patiente il l’éveille à la parole et à l’esprit. Et, ici comme ailleurs, nous sommes un peu gênés par la condensation et la brièveté du récit : un beau défaut, et que tant de livres diffus et sans discipline nous rendent cher, mais un défaut tout de même. Il semble que ce récit et ces personnages ne soient pas tout à fait accordés au rythme de la durée humaine. Ainsi ces projections cinématographiques qui nous font suivre la marche accélérée d’une rose qui s’ouvre, d’une chrysalide qui devient papillon ; c’est très intéressant, mais nous restons un peu gênés devant cet ingénieux artifice parce qu’il nous montre la vie sous un aspect contraire à la vie, une vie sans durée ou du moins sans la durée qui est propre à la vie, une vie où cette durée vraie est remplacée par un ordre de rapports qui l’imite sans la remplacer. Nous vivons, comme aime à le rappeler M. Bergson, dans un monde où nous devons attendre qu’un morceau de sucre fonde. La fiction qui nous soustrait à cette attente nous soustrait aux lois de notre monde, aux lois de la vie. Les grands romans anglais, ceux de Thackeray, de Dickens, d’Eliot nous conservent merveilleusement ce sens de la durée. Le roman français plus abstrait, plus nerveux, plus pressé, y réussit peut-être un peu moins, ou bien tourne adroitement autour de la difficulté. Cette difficulté, dans le sujet de La Symphonie pastorale, était peut-être insurmontable : on peut exprimer en quelques pages, par des points de repère bien choisis, toute la durée d’un enfant qui devient homme, et cela parce que sa durée est la nôtre propre, celle que nous-mêmes avons vécue ; il n’en est pas de même de la durée d’une idiote, muette et aveugle, qui en quelques années devient une belle créature, sensible, intelligente, éloquente, et les points de repère les mieux choisis paraissent ici artificiels parce que notre expérience ne nous fournit rien qui puisse les réunir. De sorte que le franc parti de schématisme et de concision qu’a pris André Gide était peut-être après tout le bon parti.

Gertrude a apporté sans le savoir la division et le mal dans la maison du pasteur. Mais elle reste heureuse, de ce bonheur intéméré, continu et doux qui est propre aux aveugles et qui, dans une certaine mesure, appartient aussi à cet autre aveugle qu’est le pasteur. On sait que les aveugles-nés ont, toutes choses égales d’ailleurs, l’air plus heureux que les clairvoyants, et, psychologiquement, cela se tient fort bien avec cet autre fait en apparence contraire que les adultes devenus aveugles par accident sont parmi les mutilés ceux qui nous paraissent davantage à plaindre. C’est qu’un aveugle-né vit dans un monde à sa mesure, un monde tactile, odorant et sonore qui l’entoure, s’adapte à lui comme un vêtement souple et chaud. Son univers reste à sa portée. L’ordre visuel au contraire est l’ordre des choses qui ne sont pas à notre portée de vie, l’ordre de ce qui nous est coexistant et qui, par rapport à notre existence propre, demeure, dans sa presque totalité, du pur possible. Cet espace visuel, étendu par le télescope jusqu’à des mondes qui ont disparu depuis des milliers d’années, multiplie devant nous les objets proposés à notre choix et à notre désir. Il constitue le monde propre à des êtres de désir, et il faut beau coup de bonheur ou beaucoup de sagesse pour que le désir, moyen de progrès pour l’espèce, n’amène pas le mal de l’individu. Et, bien qu’il soit évidemment plus difficile et plus beau d’atteindre la sagesse en traversant dans le voyage humain la lumière, pleine d’embûches, du jour, tout se passe comme si les aveugles de naissance la captaient, cette sagesse, dans la fraîcheur de sa source obscure.

Mais, tout en restant à sa stricte portée, le monde d’un aveugle-né peut devenir aussi riche, aussi nuancé, aussi profond que le monde d’un clairvoyant. André Gide a été très sobre dans ses allusions à ce monde comme dans le reste, mais les perspectives qu’il ouvre sur lui sont d’une étrange beauté. Le dialogue du pasteur et de Gertrude sur les lys des champs est pur lui-même comme un de ces lys idéaux que décrit l’aveugle : « Ne pensez-vous pas qu’avec un peu de confiance l’homme recommencerait de les voir ? Mais quand j’écoute cette parole, je vous assure que je les vois. Je vais vous les décrire, voulez-vous ? On dirait des cloches de flamme, de grandes cloches d’azur emplies du parfum de l’amour et que balance le vent du soir. Pourquoi me dites-vous qu’il n’y en a pas, là devant nous ? J’en vois la prairie toute emplie. » Le monde où vit Gertrude est beau comme un rayon de miel, d’un miel composé de la musique, si complète et si puissante pour une créature chez qui l’oreille est appelée à suppléer le regard, de la charité des hommes, de la douceur du maître qui l’a conduite à la pensée, de l’Évangile dans lequel cette maison de pasteur l’a maintenue baignée.

Ce monde est beau, mais illusoire. Ce monde qui s’est formé autour d’une aveugle participe de l’aveuglement et du mensonge. On songerait un peu au Canard sauvage.

Dans un monde de clairvoyants, il y a un ordre de la lumière, qui fait fonction de vérité. Et le jour où Gertrude a cessé d’être physiquement aveugle, le contraste entre l’erreur où elle était mêlée et la vérité à laquelle lui donne accès son sens nouveau lui rend sa destinée contradictoire et la vie impossible. Aveugle elle a aimé la parole et l’âme du pasteur ; clairvoyante elle voit que cette parole et cette âme correspondent à la figure de Jacques. Son monde ancien et son monde nouveau, au lieu de se combiner pour la faire vivre, la tuent par leur contraste.

À ce point du récit, il y a un monde d’illusion et un monde de vérité. Le monde d’illusion se confond avec l’aveuglement physique de Gertrude et l’aveuglement spirituel du pasteur. Cette illusion c’est, d’une façon générale, celle de la facilité, cette facilité que Lamartine appelait la grâce du génie et qui en paraît la tentation et le danger : danger de l’art, danger de l’État, danger de la vie intérieure. « Est-ce trahir le Christ ? dit le pasteur. Est-ce diminuer, profaner l’Évangile que d’y voir surtout une méthode pour arriver à la vie bienheureuse ? L’état de joie, qu’empêchent notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de Gertrude m’en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui enseignent. » L’interférence de cette joie de Gertrude et de la docte joie enseignée au pasteur par son Évangile a été l’amour, ou plutôt l’illusion et le mensonge de l’amour, illusion et mensonge dont meurt la jeune fille quand elle les voit en face.

La vérité chrétienne, ou même la vérité tout court, se définira-t-elle par le contraire de cette facilité, de cette joie spontanée ? En tout cas c’est à ce contraire, tenu par lui pour la vérité, que l’erreur de son père conduit la clairvoyance de Jacques : « Le fâcheux, dit le pasteur, c’est que la contrainte qu’il a dû imposer à son cœur, à présent lui paraît bonne en elle-même ; il la souhaiterait voir imposer à tous. » Et Jacques devient catholique, et Gertrude, quand elle a compris, devient catholique comme celui qu’elle aime. Sans doute le catholicisme paraît-il à Jacques le vrai parce qu’il est plus difficile, plus complexe, s’identifie mieux avec le tragique humain. C’est une conversion dans laquelle « il entre plus de raisonnement que d’amour ».

Dès lors il semble bien que La Symphonie soit une contrepartie de La Porte étroite. Le véritable aveugle de La Symphonie, qui est le pasteur, voit le fleuve évangélique passer sous une porte large, et il y passe avec lui dans la facilité de son cœur ouvert : « Je cherche à travers l’Évangile, je cherche en vain commandement, menace, défense. Tout cela n’est que de saint Paul C’est au défaut de l’amour que nous attaque le Malin. Seigneur ! enlevez de mon cœur tout ce qui n’appartient pas à l’amour. » La Symphonie pastorale paraît conclure à l’erreur de la porte large (avec les critiques récents du romantisme, de M. Seillière à M. Maurras) comme La Porte étroite concluait à l’erreur de la voie stricte, et cette contradiction laisse beau jeu à ceux qui donneraient volontiers de Gide la définition que Moréas donnait de Sainte-Beuve : un naturel tortueux surexcité par l’intelligence. Mais cette apparence doit être redressée.

Il y a là au contraire, ou, si l’on veut, aussi bien, l’expression d’une parfaite loyauté intellectuelle. En réalité aucune de ces deux études de psychologie religieuse n’implique de conclusion positive, ou plutôt chacune des deux corrige et détruit ce que l’autre pourrait présenter comme apparence de conclusion positive. Les conclusions positives sont des abstraits, des coupes théoriques sur la vie ; l’auteur des Nourritures terrestres les écarte pour épouser directement et authentiquement la vie. Il ne présente pas à la critique ce bloc d’idées arrêtées par lequel elle aurait prise sur lui et le cataloguerait parmi les tenants ou les auteurs d’une doctrine. Tant mieux après tout : il ne faut pas que la critique soit, comme le pasteur de La Symphonie, victime de la facilité et de la porte large.

Je rappelais tout à l’heure Ibsen (et, entre parenthèses, les dialogues de La Symphonie nous font parfois regretter que l’œuvre n’ait pas été exécutée sous la forme dramatique, qu’elle me semble fort bien comporter. Il est vrai qu’alors « la scène à faire » eût été la même que celle de la Massière). Le Canard sauvage, Un ennemi du peuple, Rosmersholm paraissent de même impliquer des conclusions contradictoires. Les critiques français, dont l’éducation s’était faite dans la pièce à thèse d’Augier et de Dumas, en ont été troublés, ou bien ont essayé de concilier ces contraires et de prêter à Ibsen des thèses générales et permanentes. Du jour où Ibsen eut déclaré et expliqué que la scène était pour lui un lieu de vie et non une chaire à thèses, il leur parut moins intéressant. Or les romans de Gide sont comme les pièces d’Ibsen des points de vue vivants sur un problème, non des plaidoyers pour la solution de ce problème. Le contraire de M. Paul Bourget. Certains verront là un scepticisme, un nihilisme, un a athéisme social » qu’ils condamneront sévèrement. Ainsi M. Artus Bertrand condamnait non seulement Paul-Louis, mais toute espèce de pamphlet. « Pourtant, lui demandait Courier, les Lettres provinciales ? — Oh ! livre admirable, divin, un des chefs-d’œuvre de notre langue. » Rappelons-nous donc les raisons qu’on nous donnait au collège pour nous faire aimer les contradictions apparentes de la Fontaine, et par exemple les morales opposées de L’Hirondelle et les petits oiseaux et du Meunier, son fils et l’âne.

XIV. — Le groupe de Médan

C’est le titre d’un livre fort agréable à lire où MM. Léon Deffoux et Émile Zavie ont rapporté beaucoup d’anecdotes sur les six écrivains naturalistes qui collaborèrent aux Soirées de Médan et dont le groupement constitua, dans tous les sens du mot, une école définie et assez solide : Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, et, fermant la marche, Paul Alexis. Lorsqu’en 1889 Jules Huret mena sa célèbre enquête sur le déclin du naturalisme et l’avenir du symbolisme naissant, Alexis, qui se trouvait à Aix au reçu du questionnaire, télégraphia : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » J’ai entendu Catulle Mendès proclamer cette dépêche le meilleur de ses ouvrages : ce qui n’est pas beaucoup dire. Et le fait est qu’après trente ans elle est encore vraie. Évidemment on peut dire qu’en littérature rien ne meurt et tout se transforme. Mais enfin, très peu d’années avant la guerre, la Comédie-Française recevait encore des drames romantiques selon la pure formule de Hugo et de Vacquerie, comme en 1830 elle recevait des tragédies classiques. Aujourd’hui c’est enlevé et liquidé, on n’écrit plus et sans doute on n’écrira plus jamais de drames romantiques. Et le romantisme en tant que genre littéraire est mort, quoique son esprit soit assez vivace pour qu’on nous le montre tous les jours dans notre miroir même, en nous invitant à écraser l’infâme. Le symbolisme a moins duré encore. On ne fait plus de vers symbolistes, et les poètes symbolistes eux-mêmes y ont renoncé. Mais on écrit, toujours des romans naturalistes, où il semble que rien à peu près n’ait bougé depuis 1885. Le roman, plus ou moins satirique, poussé au noir et peuplé de grotesques, que tant de débutants rédigent sur le milieu professionnel où ils ont vécu, est un roman naturaliste. Depuis Sous-Offs et Le Cavalier Miserey on en a écrit sur la vie militaire plusieurs douzaines. La guerre a donné une nouvelle force à ce courant, et le plus grand succès de librairie de ce temps, Le Feu, a pris la suite des Soirées de Médan et de La Débâcle.

Cette persistance de la formule naturaliste prouve-t-elle sa fécondité et son excellence ? Pas tout à fait. La vérité est que le naturalisme a constitué une école de roman pour tous, a montré au premier venu qu’il pouvait bâtir un roman avec sa vie et celle de ses voisins, la figure de son adjudant ou de son chef de bureau. Et cette école primaire a donné des résultats en somme défendables. Le président Grévy, à qui on disait que le Salon manquait d’œuvres exceptionnelles, mais présentait une bonne moyenne, se frotta les mains et déclara : « Une bonne moyenne ! C’est ce qu’il faut dans une République ! » Vers la même époque, Zola déclarait dans un article bruyant que la République serait naturaliste ou ne serait pas : je ne sais pas dans quelle mesure la République est naturaliste, mais le naturalisme s’est montré républicain, en se révélant comme la formule qui convient pour donner le plus grand nombre d’élèves passables. Cette foule de romans plus ou moins naturalistes ne sont pas ennuyeux. Ils décrivent avec intérêt. Ils constituent de bons documents sur un grand nombre de milieux. Leur psychologie n’est pas profonde, mais pas négligeable non plus. Le Français, surtout s’il vit à Paris, possède une faculté d’observation critique et de psychologie remarquable : ce genre de roman moyen fournit à cette capacité de psychologie son domaine naturel. Le roman naturaliste n’aura pas laissé d’œuvre d’art puissante, mais aucune époque, pas même le xviiie  siècle, ne sera éclairée de tous les côtés par une telle masse de documents sur les conditions et les milieux. Les frères Leblond ont pu écrire une Histoire de la société française sous la Troisième République d’après les romans, et particulièrement d’après ceux qu’avait produits la conception naturaliste. C’est une esquisse générale qui pourra être reprise dans chacune de ses parties. On souhaiterait par exemple une bibliographie analytique et complète des romans sur l’armée, ou sur l’Université, ou sur les bureaux.

Ce n’est donc pas seulement du groupe de Médan, mais de toute une suite de petits romanciers encore florissants qu’on pourrait dire avec MM. Deffoux et Zavie : « Quels documents pour les Maindrons de l’avenir et quelles ressources pour ceux qui voudront étudier la seconde partie du xixe  siècle ! Ces écrivains ont catalogué, de la fin du Second Empire aux vingt premières années de la République, toutes les classes d’une société en pleine transformation. Ils se sont efforcés d’établir le dossier vivant de leur temps. Et si, par excès de scrupules, il leur arriva d’accumuler dans leurs livres trop de documents humains — voire photographiques — ils nous transmirent aussi sur cette époque bien des renseignements ou des aspects typiques qui, sans eux, ne pourraient aisément se reconstituer. N’est-ce pas souvent chez des petits-maîtres, chez un Restif de la Bretonne par exemple, que les dévots du xviiie  siècle vont chercher, parmi tant de pages incolores aujourd’hui, parmi tant de bavardages, le pittoresque psychologique et l’atmosphère même d’un âge de transition ? »

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Cependant ce qui existe littérairement ce sont les élites et non les moyennes. Le naturalisme c’est avant tout le groupe dit de Médan, les six écrivains sur qui MM. Deffoux et Zavie ont écrit six chapitres pleins de choses curieuses. Il y a eu cette année quarante ans que Zola, Maupassant, Huysmans, Paul Alexis, Céard et Hennique, réunis par certaine idée commune du récit et du roman, écrivirent les six nouvelles des Soirées de Médan. Zola, alors lancé et connu, y collaborait bienveillamment avec cinq jeunes écrivains qui n’avaient rien produit de remarqué. Or les six se partagent nettement en deux groupes.

D’abord celui qu’on pourrait appeler le naturalisme impersonnel, avec Céard, Hennique et Alexis, qui a saisi et appliqué la formule avec le minimum d’originalité extérieure et visible, ce qui se concilie fort bien avec la pure esthétique naturaliste, et lui a fait écrire les œuvres chimiquement pures de l’école, comme Une belle journée. Évidemment Une belle journée n’est pas baptisée dans les eaux du génie. Mais cette œuvre sèche, qui a aujourd’hui quarante ans, ne date pas, et se lit encore avec une parfaite satisfaction. On sait d’ailleurs qu’un de ses mérites est d’être placée sur le chemin du Vin en bouteilles, un simple titre qui, comme L’Incommodité des commodes de Jules Vabre, est plus célèbre que bien des œuvres en trente-cinq volumes, et que M. Deffoux dépouille, malheureusement, de son auréole en nous apprenant que le manuscrit existe et compte trois cents lignes. Le naturalisme a tourné ici, comme le symbolisme avec Mallarmé, autour d’une page blanche, d’une perfection sans tache et sans réalité, du roman où il n’arrive rien et qui, pour des initiés, signifierait tout. Ce naturalisme est à L’Éducation sentimentale ce que L’Après-Midi d’un Faune est au Satyre. Paul Alexis, que MM. Deffoux et Zavie nomment l’ombre de Zola, n’y figure que pour mémoire, et, sans parler de son fameux télégramme, pour quelques contes assez savoureux (ses romans ne valent rien). Mais après que le chapitre du Groupe de Médan nous a fait connaître l’auteur du Vin en bouteilles, il faudrait y faire une place à M. Gabriel Thyébaut, ce naturaliste idéal qui aussi, écrit M. Céard, « excellait à découvrir les intentions compliquées et secrètes incluses dans les vers de Stéphane Mallarmé ». Connaissait-il qu’il aurait pu être ou qu’il était le Mallarmé du naturalisme, ayant le Vin en bouteilles pour Une dentelle s’abolit ? Ces logiciens parfaits, ces humoristes de l’absolu, ce sont les edelweiss de notre littérature, les fleurs des glaciers. Vous direz peut-être que le glacier naturaliste ressemble à celui qu’on pouvait voir à la porte d’Augias quand Hercule eut passé chez lui ; vous me rajeunirez de vingt ans avec ces facéties d’autrefois qui firent à Émile Zola le meilleur de sa gloire populaire.

Ainsi le premier groupe naturaliste serait celui de ces gens d’esprit, de ces humoristes qui ne manquent à aucun de nos mouvements littéraires et qui pouvaient se satisfaire amplement à débiter en morceaux l’observation misanthropique et comique de Flaubert. Au second appartiendraient trois tempéraments positifs et originaux, vigoureux et suivis, Zola, Maupassant, Huysmans, qui furent le noyau du naturalisme et dont les noms restent en pleine lumière dans notre suite littéraire.

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Les noms restent en lumière. Que demeure-t-il aujourd’hui des œuvres ? Certainement beaucoup. Réalisme et naturalisme auront été, après Balzac, et de Flaubert à Huysmans, le vrai massif, le roc substantiel et solide du roman français. La critique des grands organes et des grands noms, qui s’est acharnée contre ces romanciers, qui a donné contre eux pendant un demi-siècle avec le plus persévérant ensemble, a perdu son procès. La critique, comme dans l’affaire du Cid, a eu tort contre le public. C’est moi qui le crois, mais elle n’en convient pas encore. J’ai sous les yeux un recueil de morceaux choisis, daté de 1920, qui est un des plus répandus dans l’enseignement secondaire, et qui est destiné par ses notices suivies à servir en même temps d’histoire de la littérature française, ce qui incite par ces temps de livres chers les professeurs à l’adopter. Ni Zola ni Maupassant n’y ont de notice, mais bien Jules Sandeau, Octave Feuillet et André Theuriet. Pour les vivants deux notices seulement, l’une sur Paul Bourget, l’autre sur Pierre Loti, dont on nous dit froidement qu’« il saisit avec sûreté les traits caractéristiques de la psychologie japonaise ! » (ni France, ni Barrès n’existent). L’ensemble de la critique universitaire reste sur ses anciennes positions (on fera les exceptions qui conviennent, M. Lanson et quelques autres). Mais La Bruyère nous dit que si Le Cid est un chef-d’œuvre, les Sentiments de l’Académie sont de l’excellente critique. Mieux vaut comprendre et expliquer les répugnances de cette critique que les condamner en bloc.

On conçoit que le réalisme et le naturalisme, ou plutôt les œuvres vivantes auxquelles il a fallu donner ces étiquettes conventionnelles, aient mis la critique devant un cas de conscience fort délicat, le même après tout où l’avait placée le romantisme. On a dit cent fois que le romantisme depuis Rousseau était l’insurrection, chez l’écrivain, du sens individuel contre la société. C’est vrai dans le principe, c’est vrai pour le psychologue, mais ce n’était généralement pas vrai pour le lecteur, pour le public, qui pouvait au contraire puiser à pleines mains dans les grands romantiques des sentiments religieux et sociaux : respect de la conscience et amour de l’humanité chez Rousseau, sentiment religieux chez Chateaubriand, sentiment de l’honneur chez Vigny, sentiment de la famille chez Lamartine, sentiment de la patrie chez Hugo, goût du bon sens chez Alfred de Musset, religion de l’amour chez George Sand, — tous sentiments positifs qui élèvent le ton vital de l’homme. À partir de Flaubert, l’insurrection de l’individu contre la société devient chez le romancier plus ardente, plus totale, plus acharnée, mais, au contraire du romantisme, elle correspond à une dépression vitale chez l’artiste et elle a pour effet de produire la même dépression chez le lecteur. Pour effet, non pour but. Le but est la pureté, l’absolu de l’œuvre d’art, l’évangile de Gautier et de Baudelaire qui forme plus ou moins liaison du romantisme au réalisme et assurera plus tard, avec Remy de Gourmont par exemple, la même liaison du naturalisme au symbolisme. Le critique qui par profession, ou par devoir, ou simplement par conformité avec la nature des revues et des journaux par lesquels il peut atteindre le public, a le goût et le sentiment d’une fonction morale des livres, se trouve naturellement à l’état de défiance et de défense contre cette littérature. Et il serait absurde de l’imaginer dès l’abord louée, comprise, encouragée par une critique liée de tant de côtés à l’enseignement, à la formation d’un esprit public. Les naturalistes ont été les meilleurs romanciers de leur temps, et Le Roman naturaliste de Brunetière demeure un livre de critique excellent, loyal et qui devait être écrit : le mot de La Bruyère conserve une vérité permanente.

Une seconde raison justifiait la révolte, la mauvaise volonté et la mauvaise humeur de la critique. Le mouvement réaliste n’était pas limité à la France. Il transformait en même temps le roman anglais avec George Eliot. Et Eliot lui donnait une figure bienfaisante, constructrice, fortifiante qui contrastait absolument avec cette pente où le menaient Flaubert, les Goncourts, Zola, Maupassant, celle d’une énergie, d’une société, d’un pays qui se défont. De là le transfert à la littérature d’un lieu commun politique qui, de Montesquieu à Taine et à M. Bourget, a exercé chez nous une si grande action : la comparaison de l’excellence et de la solidité anglaises avec les malheurs et les défauts de notre caractère, de nos institutions, de notre histoire.

En troisième lieu, le naturalisme n’eut pas ce qu’avait eu le romantisme et ce qu’allait avoir le symbolisme, une critique à lui. Victime de la critique officielle, il en chercha une autre et ne la trouva pas. Zola, qui avait parcouru les livres de Taine à la librairie Hachette quand il y était commis (une de ses rares lectures) avait pensé offrir cette place à Taine en se proclamant son disciple. Le philosophe déclina ce rôle de cornac, et regarda le prétendu disciple à peu près de l’œil dont un professeur de rhétorique se voit écouté par le garçon qui porte dans les classes le cahier d’absences. Le lancement d’un contemporain ne lui avait d’ailleurs pas réussi avec Hector Malot, et sa vieillesse considérait tous les romanciers de son temps, y compris Paul Bourget, comme des malades. N’ayant pas trouvé ce qu’il cherchait, Zola se déclara le critique du naturalisme, comme le père Ubu, brouillé avec les magistrats, rendra lui-même la justice. Il gagna dans ces fonctions beaucoup de ridicule, et ses quatre ou cinq volumes ineptes sur ce chapitre demeurèrent toute la somme de la critique naturaliste. Le public se trouva donc placé devant les œuvres naturalistes sans présentation, sans médiateur intellectuel. Cela amena les naturalistes à chercher le succès par des moyens directs, à atteindre le public et non la critique, à demander des succès de quantité plutôt que de qualité.

La manière dont ils s’y prirent ne leur concilia pas les honnêtes gens. N’ayant à la bouche que les intérêts de l’art, ils extorquèrent ce succès de la façon la plus grossière. La course à la vente fit tomber Zola dans le mépris, jusqu’au moment où l’affaire Dreyfus, dans laquelle il se conduisit avec l’orgueil naïf d’une nature italienne (ses manifestes sont de l’Annunzio sans ailes, un Annunzio biffin au lieu d’un Annunzio aviateur) mais avec désintéressement et courage, groupa derrière lui toutes les files d’un parti politique. Il y laissa d’ailleurs tout talent, et le romancier finit enlisé dans le gribouillage illisible des Quatre Évangiles. Quant aux autres naturalistes, qui ainsi que le font remarquer MM. Deffoux et Zavie, étaient presque tous bureaucrates, on se gaussait de leurs rêves érotiques et on se répétait le dernier vers des Assis de Rimbaud. On égaye facilement toute une salle par le spectacle d’un monsieur qui a la colique, mais il est entendu que les autres maladies en elles-mêmes ne sont pas plaisantes : il était réservé à Huysmans de reculer ces limites et de faire rire, mais à ses dépens, toute une génération, des dyspepsies que Folantin-Durtal conduit du picolo à l’eau bénite et de l’escalope au Saint-Sacrement.

Tout cela explique l’impopularité du naturalisme auprès de la critique. Et pourtant il a fait son chemin et remporté sa victoire. De ses trois artistes créateurs, Zola, Maupassant et Huysmans, il ne reste pas une image d’hommes, mais une réalité d’œuvres. Aucun d’eux ne paraît avoir eu d’existence en dehors de sa création, et la plus médiocre de leurs œuvres c’est assurément eux-mêmes. Le naturalisme tirait d’ailleurs de cette médiocrité un de ses principes créateurs, puisque son sujet favori était l’histoire d’une vie manquée. Ils semblent avoir eu le don de la vie intérieure juste assez manquée pour fournir à la fois à leur pessimisme et à leur observation, pareils à ces chenilles qu’une guêpe afin de fournir à sa larve une proie fraîche, pique juste assez pour les immobiliser, pas assez pour les tuer.

Zola a laissé une grande œuvre, qu’on ne lit plus guère. La machinerie puérile, les prétentions primaires y rebutent le goût qui aujourd’hui ne veut pas plus de Rougon-Macquart en littérature que de grandes toiles historiques en peinture. Et pourtant le jugement de Lemaître sur cette « épopée pessimiste de la nature humaine » me paraît aujourd’hui encore très juste. Non seulement cette masse commande le respect, mais plus de la moitié de ces livres, quand nous les relisons, se tiennent encore. Il y a un art de faire de la vie et cet homme connaissait son art. Le jour où les retours et les balancements inévitables nous ramèneront à l’oratoire, à l’enchaîné, au massif, évidemment on ne fermera pas les yeux sur le manque de style de cette grande œuvre, mais on lui rendra de l’estime, on cherchera à y rapprendre quelques secrets que le goût du détail aura fait perdre.

Maupassant n’a pas été sujet à la même éclipse. Il subsiste d’un bout à l’autre à peu près, intact et robuste. Il est curieux que les deux maîtres de la nouvelle, Mérimée et lui, nous présentent les deux tempéraments si opposés de l’intellectuel et du sensitif. (Et encore, en cherchant bien, en cherchant la femme, on trouverait le joint.) Mais le jour où l’on fera de l’un à l’autre la comparaison classique qui s’imposera, on trouvera, je crois, que Maupassant l’emporte. Je ne vois pas d’où une ride, une fêlure, une moisissure pourraient venir sur Boule-de-Suif, La Maison Tellier, ni même sur Bel-Ami.

De Huysmans, Remy de Gourmont a fait remarquer à peu près, avec raison, que c’était la médiocrité parfaite sauvée par le style. En lui-même il serait peu de chose, mais (en jetant par-dessus bord l’insupportable À Rebours) il a eu le génie de pousser jusqu’au bout la conscience et la peinture de la médiocrité et de l’envelopper dans ce style imagé, caustique et verveux qui demeure une agréable jouissance de lettré.

Ce qui n’empêche nos trois naturalistes d’apparaître, après Flaubert, comme des Épigones. Dans ce partage de l’empire d’Alexandre, Zola a pris pour l’appliquer à la société contemporaine le gaufrier oratoire, le mouvement épique de Salammbô, en quêtant sans grand succès son style dans les cuisines d’Hamilcar. Maupassant a reçu l’héritage normand de Madame Bovary et d’Un cœur simple, et Huysmans a écrit toute son œuvre dans les marges de Bouvard et Pécuchet. Que ceux qui sont déroutés par ce livre étrange remarquent par l’exemple de Huysmans à quel point Flaubert a modelé Bouvard sur la réalité, à quel point la réalité de Huysmans, chef de bureau à l’Instruction publique, s’est modelée sur lui.

XV. — Le roman de l’intellectuel

M. Edmond Jaloux a écrit sous ce titre La Fin d’un beau jour un roman assurément distingué, mais qui n’est pas son meilleur. Si j’en crois ce que j’ai lu quelque part, ce roman n’est que le premier d’une série où l’auteur se propose de décrire, en la considérant sous des angles et dans des situations différentes, la vie de l’intellectuel, et il est certain que c’est là une vie aussi intéressante au moins que celle des personnages de Jésus-la-Caille ou de Chéri. Rien de plus louable qu’une telle ambition, et il faut souhaiter ardemment à un écrivain si intelligent et si consciencieux d’en réaliser une partie.

D’autant plus ardemment que s’il y réussit il sera le premier. Évidemment on a écrit de bons romans sur ce qu’on pourrait appeler le petit intellectuel, comme on dit le petit bourgeois, par exemple Charles Demailly. Mais si le roman du grand intellectuel a parfois été tenté, il n’a jamais produit une œuvre viable. Balzac y a complètement échoué dans Louis Lambert. S’il peut sembler avoir réussi dans La Recherche de l’Absolu, c’est d’abord parce que le titre en est faux et que les recherches de Balthazar Claës ne font que symboliser dans le relatif la recherche de l’absolu. C’est ensuite que Claës est vu du dehors et non du dedans, que l’intérêt du drame consiste en ce dehors : cette obscurité du centre, dans le tableau, fait un effet aussi puissant que la lumière du centre dans un tableau de Rembrandt ou dans La Nuit du Corrège. La « recherche de l’absolu » nous passionne surtout ici par le mouvement dont elle ronge une vieille fortune de famille, comme dans un autre roman se rétrécit sous le feu d’une vie ardente la symbolique peau de chagrin, Balzac a puissamment ramené son roman à un roman d’argent. Il a tenu le coup et il a réussi en choisissant cette voie étroite et paradoxale. Je crois bien qu’un autre eût choisi la voie large et facile, qui eût été de faire occuper par l’amour la valeur que Balzac fait tenir par l’argent, et qui lui eût fourni probablement une belle occasion d’échouer.

Les raisons pour lesquelles le roman intérieur du grand philosophe ou du grand savant, du grand poète ou du grand artiste, n’a jamais pu et ne pourra probablement jamais être réalisé pleinement ne sont pas très obscures, et cela nous étonnerait bien si elles n’allaient pas par trois.

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J’indiquerais la première d’une façon bien lourde en disant que les personnages d’un roman ou d’une œuvre dramatique doivent être contenus en l’auteur sinon formellement du moins éminemment. Ces termes scolastiques signifient simplement qu’il ne peut créer des êtres dont les perfections soient égales ou supérieures aux siennes. Je dis des perfections et non des volontés. En usant toujours des mêmes expressions scolastico-cartésiennes, nous dirons que, de même que la volonté est pareillement infinie chez Dieu et chez l’homme, de même l’artiste atteindra couramment le beau ou le sublime d’une volonté aussi infinie que celle de son génie : telles les grandes figures d’Homère ou de Milton, de Shakespeare ou de Corneille, de Goethe ou de Balzac. Mais, de même qu’on ne conçoit pas que Dieu puisse réaliser dans l’être libre et créé, dont la volonté est infinie comme l’est la volonté divine, une perfection d’intelligence et de création pareille à la sienne, de même que Dieu peut tout créer (même selon Descartes des triangles dont les trois angles vaudraient plus de deux droits) excepté un autre Dieu, de même le génie peut tout recréer, sauf le génie. Un artiste fait concurrence à l’état civil qui enregistre des hommes, il ne fait pas concurrence au registre divin où lui-même est inscrit et où s’immatriculent les génies.

Non seulement un génie ne peut pas créer un génie imaginaire, mais encore il échoue presque toujours à reconstituer par le roman, à faire revivre directement un homme de génie réel. Les plus grands écrivains du xixe  siècle ont essayé de mettre sur pied une figure de Napoléon : ni Hugo, ni Vigny, ni Tolstoï n’ont fait de concurrence sérieuse à l’état civil d’Ajaccio. Prenez le poète qui a créé évidemment les héros les plus grands, Corneille. Il a atteint avec Polyeucte le sommet de sa propre grandeur, et, cherchant comment il pourra grandir encore, il songe à ajouter à la grandeur de sa tragédie idéale la grandeur de la tragédie réelle, il aborde pour la première fois l’homme de génie, dans La Mort de Pompée, avec César. Et le créateur d’Horace, de Polyeucte et de Pauline ne nous donne qu’un bien triste César. Toutes proportions gardées c’est l’aventure de Rostand dans L’Aiglon, lorsqu’il passe du panache de Cyrano au petit chapeau.

Ainsi un grand poète a toute latitude pour créer des êtres sublimes par leur abnégation, leur héroïsme ou leur volonté, une Cordelia, un Horace, un Prométhée. En cette matière non seulement il fait concurrence à l’état civil, mais il le dépasse infiniment, il fait les êtres plus grands que nature, il peint les hommes tels qu’ils devraient être, et c’est en voyant ce qu’ils devraient être que les hommes se reconnaissent en lui, non par hypocrisie, mais parce que leur devoir-être c’est leur être véritable, c’est eux-mêmes dans leur mouvement, leur tendance, leur élan, et, pour tout résumer d’un mot, leur devoir.

Autant l’artiste a pleine liberté et pleine puissance dans la sphère de ce que Kant appelle la seule chose absolument bonne, la bonne volonté, autant ses moyens sont restreints quand il veut créer des intelligences ; j’entends de grandes intelligences, des intelligences géniales, car s’il s’agit du monde inférieur de l’intelligence, celui-ci lui est largement ouvert : la concurrence à l’état civil lui est permise pour produire des mal-venus de l’intelligence, faire vivre et parler des imbéciles. Le théâtre et le roman trouvent là une magnifique carrière, et vont à leur tour plus loin que la réalité : la plénitude de l’imbécillité d’un Orgon ou d’un Homais n’est probablement pas plus réalisée dans la nature que la plénitude du patriotisme d’Horace ou la plénitude du sentiment du devoir chez Pauline. En matière morale un romancier peut avoir ses personnages au-dessus de lui ; et Taine estime même que, toutes choses égales d’ailleurs, un romancier qui les a au-dessus de lui est supérieur à un romancier qui les prend au-dessous. Mais en matière intellectuelle c’est le contraire. Le romancier qui les prend au-dessus de lui les prend mal, les peint mal, échoue. Dans Madame Bovary Flaubert ne prend qu’un personnage au-dessus de lui, et il a chance de le bien connaître, puisqu’il veut y figurer son père : c’est le docteur Larivière. Or il est vu du dehors ; comparé aux autres personnages il ne vit pas, il n’a que deux dimensions quand ils en ont trois.

Ainsi l’art, atelier des héros, n’a jamais produit et ne produira sans doute jamais un héros de l’intelligence. À vrai dire il ne s’y est jamais essayé, ou il n’a commencé à s’y essayer que très récemment. La voie a été tentée par des romanciers ou des auteurs dramatiques intelligents et instruits qui ont voulu, le plus légitimement du monde, renouveler quelque peu leur art en le faisant bénéficier de cette intelligence et de cette instruction. C’est ce qu’a essayé M. Bourget dans Le Disciple, qui fut en son temps une tentative originale. Et le cas paraît typique. M. Bourget reçut alors de Taine une lettre assez dure, mais singulièrement précise et précieuse, et qu’il a eu la loyauté de communiquer aux éditeurs de la Correspondance, où nous pouvons la lire. Le principal reproche que Taine fait à M. Bourget, c’est d’ignorer ce que c’est qu’un savant et de construire son personnage de chic, de représenter non un vrai savant, mais la figure conventionnelle que prend le savant dans l’imagination vulgaire. Il est vrai qu’il s’agit d’un roman, où nous autorisons jusqu’à un certain point le romancier à expliquer les êtres par le dehors et à racheter cette infériorité évidente par d’autres mérites ; il est vrai aussi que Sixte n’est pas le principal personnage du Disciple et que Greslou est construit avec plus de science et plus en profondeur. Mais dès qu’on passe au théâtre le vice irrémédiable de la tentative apparaît. Les Flambeaux de M. Henry Bataille étaient une pièce très faible, et aucun auteur dramatique n’eût pu de ce sujet rien tirer qui fût beaucoup mieux : les planches sont le lieu de la vie et non le lieu de l’intelligence.

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On fait concurrence à l’état civil, on fait plus difficilement concurrence à la nature. L’état civil enregistre chaque jour de futurs amoureux, de futurs avares, de futurs médecins, de futurs professeurs, de futurs députés, qui ressemblent aux innombrables amoureux et avares, aux innombrables professeurs, médecins, députés. L’artiste qui ajoutera à cette série Dominique, Grandet, Diafoirus, Monneron, Leveau (j’en cite des grands et des petits) imite la nature en créant ses personnages, et le terme imiter la nature a fini par prendre un sens assez clair pour me dispenser de toute explication. Mais pour créer le génie il ne faut pas imiter la nature, il faudrait être la nature, être une nature. On appelle génie précisément ce qui dans l’humanité correspond à cette imprévisible nouveauté, acte essentiel de la nature. On appelle génie ce qui dépasse l’imitation. Le génie, lui, imite la nature lorsqu’il crée les êtres que la nature ou la société produisent elles-mêmes en série, amoureux ou avares, professeurs ou médecins, députés ou membres de plusieurs sociétés savantes. Il ajoute alors à cette série, il met un nom de plus à l’état civil, et de telle sorte que l’être qu’il ajoute à cette série exprime la série entière et que ce nom de plus qu’enregistre l’état civil pourrait clore l’état civil, rendre les autres inutiles. Mais si le génie imite ce que la nature crée en série, il ne saurait imiter le génie, qui est précisément ce qui ne saurait être produit en série. Si le génie réalise des types, il ne saurait réaliser le génie, qui est le contraire du type, à savoir l’individu, et l’individu absolu. Représenter le génie, ce sera nécessairement le représenter selon les lois de toute représentation artistique, le représenter comme une généralité vivante qui nous paraîtra absorber tous les hommes de génie comme Grandet absorbe tous les avares, comme Juliette absorbe toutes les jeunes filles amoureuses, comme Arnolphe ou Mithridate absorbent tous les amoureux hors d’âge. Mais qu’est-ce à dire sinon que représenter le génie c’est détruire le génie, tuer la plante pour la classer dans un herbier, substituer à l’imprévisible le prévu et le donné ?

Seulement, comme l’art consiste après tout à surmonter des difficultés qui paraissaient d’abord insurmontables, on tâchera d’user d’un biais. Au lieu de regarder le soleil en face on le regardera dans l’eau. Considérons la seule œuvre qui, produite par le génie, ait pour sujet le travail du génie, La Recherche de l’Absolu. (Quant à Faust, je ne crois pas qu’on puisse le considérer sous cet angle.) Balzac n’a eu garde de décrire ce travail ; mais il l’a rendu auguste et mystérieux en le reflétant dans un certain milieu, en le mettant en contact avec le monde par Marguerite et Mulquinier. Il a fait œuvre éternelle et typique en représentant non pas le génie, réalité d’invention et de présent fulgurant, mais un tableau de toujours qui peut s’appeler les hommes devant le génie.

Et il n’y a que cette façon pour l’artiste d’aborder le génie, ou même tout simplement d’aborder le portrait de l’intellectuel : le considérer non en lui-même, mais dans ses rapports avec les hommes. Ainsi, dans Le Disciple, le roman de l’intellectuel commence au moment où son intelligence, ou son œuvre, ont agi sur un homme et l’ont poussé à l’action. Mais alors il ne s’agira plus de la vie ni des drames de l’intelligence ; il s’agira d’une vie et de drames qui se passent hors de l’intelligence.

Une autre façon beaucoup plus naturelle et plus tentante pour un écrivain, de peindre l’intellectuel parmi les hommes, ce sera de le peindre parmi les femmes, de le montrer au moment où il ressemble à presque tous les hommes, au moment où il aime. Et c’est ce qu’a fait M. Bataille dans Les Flambeaux, c’est ce qu’a fait M. Jaloux dans La Fin d’un beau jour.

Mais alors prenons garde. L’intérêt de l’ouvrage consistera évidemment pour l’auteur à colorer l’amour des reflets de l’intelligence et du génie, à donner à l’amour l’équation personnelle de l’intelligence et du génie. Or cela me paraît encore plus difficile que de les peindre.

Aime-t-on avec son intelligence ou son génie ? Non. Même une femme n’aime pas ainsi. L’homme qu’ait le plus aimé cette créature d’amour, ce génie d’amour qu’était George Sand, ce fut un être creux, vaniteux et sot, Michel de Bourges. Si un génie d’amour lui-même n’aime pas avec ce génie et n’en fait qu’un emploi esthétique, à plus forte raison un peintre, un romancier, un philosophe n’aimera-t-il pas avec son génie. Autrement les plus grands hommes aimeraient les femmes les plus distinguées. Je ne dis pas que cela ne se soit pas réalisé parfois, et trois « ménages » me viennent à l’esprit : Voltaire et Mme du Châtelet (qui était un cerveau remarquable), Constant et Mme de Staël, George Sand et Alfred de Musset. Or les deux dernières liaisons étaient des enfers ; et bien que la première ait eu des orages terribles, elle est peut-être la seule exception, que d’ailleurs bien des raisons expliquent. Mais généralement l’intelligence et l’amour mènent leur train séparé. Ne voit-on pas l’intelligence la plus critique penchant fréquemment vers des amours ou des unions nettement ancillaires ? On comprend qu’un écrivain soit tenté par ce beau sujet : représenter dans un grand génie une magnifique explosion d’amour. Il conjugue dans un être idéal deux puissances qu’il voudrait réaliser en lui-même, sans s’apercevoir qu’elles ne se concilient que dans le rêve et qu’elles s’excluraient à peu près en un être vivant.

La place que tient l’amour dans un homme d’intelligence n’intéresse guère son intelligence. (Une fusion de l’amour et de l’intelligence apparaîtrait bien dans les dialogues de Platon, mais on trouvera bon que je ne complique pas ces raisons en discutant la façon dont on entendait l’amour dans les écoles philosophiques d’Athènes.) Dès lors les amours des hommes de génie ressembleront beaucoup aux amours du reste des hommes, auront plutôt une tendance à s’emparer moins de toute l’âme, à être moins intéressantes. C’est dans un certain entre-deux, dans une sorte de classe moyenne, c’est chez les « honnêtes gens » qu’on trouvera cette combinaison d’intelligence et d’amour, de passion et d’analyse, cette humanité normale qui est le terrain inépuisable du roman et du théâtre : je ne crois pas que les excursions au-delà enrichissent beaucoup notre littérature psychologique.

Le roman du génie n’est pas capable de soutenir la concurrence de la nature, qui seule crée des génies. Et le roman de l’intelligence n’est pas capable de soutenir la concurrence de la critique. Il est généralement écrit par des esprits doués pour la critique qui transportent leur don critique dans le roman parce qu’ils jugent plus agréable de faire du roman. Ils arrivent à un genre bâtard qui n’est ni l’un ni l’autre, bien qu’il puisse à son tour, en vertu de la puissance imprévisible et de l’invention du-génie, donner un chef-d’œuvre : nous ne pouvons cataloguer et juger que le passé.

Et c’est pourquoi précisément l’analyse critique du génie et de l’intelligence a une immense supériorité sur ce même travail tenté par le roman. La critique les étudie dans leur réalité, c’est-à-dire dans un passé, dans leur nature, dans l’acte même du génie et de l’intelligence. Le roman les prend dans une possibilité, c’est-à-dire dans le vague et l’abstraction ; l’homme de génie qu’il crée nous donnera l’impression de tout sauf du génie. C’est le cas du roman de M. Jaloux. M. Jaloux a écrit l’histoire d’un vieil homme amoureux d’une très jeune fille, et qui, ayant conscience de l’inconvenance d’une telle union, la cède à un jeune homme : l’histoire de La Massière, si vous voulez. Il a fait la jeune fille tendrement admiratrice du vieillard, et cela aussi à l’occasion donnera une création vivante : le sacrifice (car c’est toujours après tout un sacrifice) peut être accepté ou provoqué, reconnaissant ou joyeux, le cœur présentant mille détours imprévisibles et subtils. C’est un bon sujet de roman ou de théâtre, qui peut être indéfiniment traité, indéfiniment réussi. Mais l’auteur a pensé le renouveler en disposant les personnages et les sentiments autour de la présence du génie. Et le génie n’ajoute rien à l’intérêt du sujet.

Le génie de ce roman est un génie conventionnel qui n’a encore jamais existé, à savoir l’union d’un abondant génie artistique et d’un grand métaphysicien. Nous pouvons supposer qu’un génie qui soit au roman ce que Platon fut au dialogue et qui y mette une puissance métaphysique aussi intense existe quelque jour. Mais tant qu’il n’est pas réel il n’est pas possible, il n’est pas vraisemblable, il ne s’accorde pas à la nature qui nous est donnée, et dans laquelle nous vivons. Le romancier ne saurait animer en un tel sujet l’homme de génie, il peut animer l’homme, ce qui est différent, mais alors le génie devient quelque chose de surajouté, qui est placé là pour bien faire et comme une décoration extérieure : un amoureux a du génie comme il a la rosette rouge ou comme il est de l’Institut. Je ne puis voir le génie incorporé à une vie que si cette vie et ce génie ont existé, si j’étudie en critique Shakespeare, Rousseau ou Goethe.

La clef des romans de ce genre se trouve dans la dédicace de La Fin d’un beau jour au charmant esprit qu’est M. Jean-Louis Vaudoyer. L’auteur souhaite que son ami donne place dans sa mémoire à Joachim Prémery et à Olive Hallencourt simplement, dit-il, « parce qu’ils témoignent tous deux d’un même goût pour cette vie à la fois spirituelle et romanesque, qui nous a toujours paru la plus belle de toutes ». À la bonne heure ! Mais de ce qu’un homme intelligent d’aujourd’hui goûte ces deux formes de vie, il ne s’ensuit pas qu’elles puissent être réalisées, ni par lui ni par un autre, sous leur forme pure et totale, en une figure artistique, en une image du génie. « Le paradis, disait M. Barrès, c’est d’être à la fois clairvoyant et fiévreux. » Le paradis du Père Éternel lui-même conciliera-t-il ces contradictoires ?

J’ai voulu montrer simplement la difficulté d’une tâche telle que celle qu’a entreprise l’auteur de La Fin d’un beau jour. J’ai indiqué les raisons pour lesquelles un romancier aura infiniment plus de chances de réaliser comme vivante une figure de raté comme le Maurice de Cordouan de Fumées dans la Campagne qu’une figure de génie achevé et sublime comme Joachim Prémery. Et cela nous amènerait une fois encore à chercher comment et pourquoi le roman du xixe  siècle, surtout français, a été particulièrement le lieu des existences obscures ou des existences qui se défont.

XVI. — Le voyage intérieur6

Je crois bien que le genre du voyage intérieur ou, si l’on veut, de la psychologie décorative, fut une des inventions du symbolisme. Invention relative, puisque la carte du Tendre peut rentrer sous cette rubrique, et, surtout, que le Roman de la Rose s’y relie formellement. Le symbolisme se trouvait là dans son domaine : visions et voyages terrestres symbolisaient visions et voyages de l’âme ; le passage à travers la nature était un passage à travers la « forêt de symboles », et les regards que nous fixions sur elle étaient au moins aussi familiers que ceux dont elle nous observait.

Le Voyage d’Urien d’André Gide, suivi, à quelques mois de distance, de Couronne de clarté de Camille Mauclair, furent, en prose, deux œuvres typiques, deux illustrations précises de ce symbolisme. Mais la poésie surtout vécut en partie sur lui. Les premiers poèmes de M. de Régnier, La Chevauchée d’Yeldis de Vielé-Griffin, la plupart des écrits des poètes mineurs semblent hantés par ce thème. On y rattacherait d’ailleurs, avec des réserves, telles œuvres des pères de l’école comme Les Illuminations de Rimbaud, la Prose pour des Esseintes et Le Nénuphar blanc de Mallarmé.

Des réserves dont il n’est pas difficile de voir le sens. Toute cette production se distribuera entre deux limites, dont l’une sera l’allégorie pure et l’autre ce que j’appellerai, faute d’un meilleur terme, le symbole pur. Le Roman de la Rose et surtout la carte du Tendre sont des allégories pures, puisque les pays et les personnages y portent les noms mêmes des sentiments qu’ils représentent. Le sens allégorique répond aux incidents du voyage et aux lieux traversés, exactement et trait pour trait, comme la ligne de la mer à celle de ses rivages. Mais, dans le voyage symboliste, l’allégorie reste à l’état de tendance et de direction, ne passe pas à une réalité matérielle. Le symbole n’est pas un décalque, mais une substance poétique qui vit aussi par elle-même, avec spontanéité et gratuité.

Et surtout le voyage symboliste comporte un sujet déterminé, toujours le même ; il rappellerait le Pèlerin de Bunyan plutôt que le Roman de la Rose ou le Tendre : c’est un voyage du poète à l’intérieur de lui-même. Le symbolisme s’est développé à l’ombre du mythe de Narcisse, que des accointances avec le Parnasse lui faisaient appeler parfois Narkissos. Le Voyage d’Urien tenait par bien des côtés au Traité du Narcisse, en gardait l’illustration, le décor. Rémy de Gourmont ne se trompait pas lorsqu’il voyait dans l’idéalisme la philosophie propre de la littérature symboliste, comme le scientisme avait été la philosophie de la littérature naturaliste, comme le bergsonisme est, selon M. Benda, la philosophie de la littérature belphégoriste.

Mais ce voyage intérieur qui, dans les dernières années du xixe  siècle, fournit leurs thèmes principaux aux poètes et aux prosateurs symbolistes, nous en voyons à présent les parties artificielles. Quand parut Couronne de clarté, M. Maeterlinck écrivit dans le Mercure, très sincèrement sans doute, que cela lui paraissait un des plus beaux livres qui eussent jamais été écrits. Si quelqu’un en disait autant aujourd’hui, M. Mauclair y verrait probablement une mauvaise plaisanterie. Pareillement Le Voyage d’Urien, qui émerveilla autrefois tant de jeunes gens, est aujourd’hui le moins lu des ouvrages d’André Gide, le plus indifférent au gros de ses lecteurs. Il occupe dans son œuvre cette place en porte-à-faux que tient L’Ennemi des lois dans l’œuvre de M. Barrès. Il intéresse d’ailleurs d’autant plus l’historien, à qui il plaît de voir seulement dans une œuvre sa fonction dans une suite littéraire ou son rôle dans le développement d’un écrivain. De ce point de vue il forme entre André Walter, Paludes, Les Nourritures, le deuxième de quatre degrés qui se suivent très régulièrement.

Mais, du point de vue de l’art, Couronne de clarté et Le Voyage d’Urien nous paraissent aujourd’hui des mondes morts comme la lune. Le premier ne rayonne que de clarté froide, et le second est un voyage dans un univers à deux dimensions qui non seulement n’est pas le nôtre, mais n’est pas celui de l’auteur, car l’auteur l’a abstrait de lui par une coupe artificielle, par une démarche de son intelligence. Ce sont là les témoignages d’une période littéraire, les signes d’un art qui fut intellectualisé à l’excès, et auquel les acteurs, qui savaient fort bien cela, s’empressèrent tous deux de tourner le dos. Bien qu’ils fussent alors très jeunes l’un et l’autre, ils paraissent avoir écrit ces voyages pour liquider un passé plutôt que pour exprimer leur présent ou pour s’orienter vers un avenir. Ajoutez que c’était pour des débutants, hantés par Flaubert et par le métier parnassien, de magnifiques exercices de style.

Je rattachais, très largement d’ailleurs, ces voyages symbolistes à tels poèmes mallarméens et aux Illuminations. Mais notons d’abord que s’ils ont subi l’influence de Mallarmé ils n’ont pas subi celle de Rimbaud. Couronne de clarté et Le Voyage d’Urien sont des œuvres de logique liée, de suite oratoire, comportant tous les développements, les tours de pensée et de style qu’on trouve dans la rhétorique transmise par Flaubert. Ils se placent sur un registre tout à fait différent de l’art direct, discontinu, purifié de ciment commun et de liant intellectuel, tel que le révèlent Les Illuminations, la Prose pour des Esseintes ou Le Nénuphar blanc. Et remarquons enfin qu’autant ces œuvres du symbolisme de 1893 ou 1894 ont cessé d’exercer une action littéraire et même d’être connues, autant les formules de Rimbaud et de Mallarmé nous paraissent en plein courant de la littérature actuelle et en pleine influence sur elle.

Du point de vue qui nous occupe, celui du voyage intérieur, la différence est grande. Dans le premier cas il s’agit d’un voyage dans un monde d’idées, de ce qu’on appelait en ce temps-là une idéologie. Mot aussi consubstantiel à la littérature de cette époque que les mots de « méditation » ou d’« élévation » à la poésie romantique. Les trois livres du Culte du moi sont appelés par M. Barrès « trois idéologies ». Les symbolistes se proposaient volontiers d’écrire des « idéologies passionnées », où rien ne manquait plus que la passion. Au contraire les fragments de Rimbaud et de Mallarmé que nous opposons ici aux amples idéologies symbolistes nous frappent en ceci qu’ils essaient de présenter au lecteur non pas un extrait idéologique, obtenu par celui dont la chair est triste et qui a lu tous les livres, mais un monde intérieur complet, un monde vivant, singulier, individuel ; ils ne se servent pas de la géographie pour figurer artificiellement un pays nouveau, mais sont eux-mêmes un pays nouveau, avec sa lumière propre, sa végétation particulière, son humanité indigène, son langage. Un poète est un monde, non au sens quantitatif, mais au sens qualitatif. Pour nous faire voyager dans ce monde, il faut nous l’ouvrir avec ses trois dimensions. Les Illuminations et Le Nénuphar blanc poussent à l’hyperbole ( Hyperbole ! de ma mémoire… ) cette création du pays, de la nature qu’est le poète, et où nous voyageons. La carte du Tendre et la Prose pour des Esseintes (je renvoie au commentaire que j’en ai donné dans mon Mallarmé) constituent les deux extrêmes absolus d’un genre.

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Je m’efforce ici de remonter moi-même un courant de mon monde intérieur et de mon passé pour m’expliquer la joie où m’a plongé Suzanne et le Pacifique, de M. Jean Giraudoux. J’en dirais bien volontiers ce que M. Maeterlinck disait, vers 1894, de Couronne de clarté. Et comme M. Maeterlinck exagérait de bonne foi, il se peut bien aussi que j’exagère de bonne foi. On verra dans dix ans ce qui restera de cet enthousiasme. Mais enfin, pour moi, la beauté des Illuminations et du Nénuphar blanc n’a pas bougé, et comme le livre de M. Giraudoux me paraît se relier à cette veine, participer à cette nature, comme, au contraire des Illuminations, il n’est pas un livre isolé, un aérolithe étrange, mais se relie à toute la littérature de la génération montante (qui n’est d’ailleurs pas la mienne et que je vois d’un autre rivage) il y a bien des possibilités pour qu’il fasse une fortune durable.

Suzanne vient à sa place et en son temps dans l’œuvre de M. Giraudoux qui paraît maintenant dessiner une perspective aussi vivante et aussi intéressante que la première partie de celle de Barrès ou de Gide. Dans L’École des indifférents, et dans Simon le Pathétique, M. Giraudoux détachait des parties de lui-même, leur donnait une liberté dont elles se grisaient comme d’un Vouvray doré, les laissait ou les faisait jouer sous ses yeux dans le miroir d’un monde plus vrai :

Le divin Mahomet enfourchait tour à tour
Son mulet Daïdol et son âne Yafour,
Car le sage lui-même a selon l’occurrence
Son jour d’entêtement et son jour d’ignorance.

Et d’autres jours encore, et l’artiste bien davantage. Ces jours-là M. Giraudoux écrit Daïdol l’Entêté ou Yafour l’Ignorant, Manoël le Paresseux ou Simon le Pathétique. Puis ce fut la guerre, le moment où on sortait de soi de manière plus originale et plus difficile qu’au temps de Du sang, de la volupté et de la mort ou des Nourritures terrestres. Le bleu horizon teignit ces « sorties » à des couleurs que les littérateurs de 1894 ignoraient. Et Lectures pour une ombre, Amica America, Adorable Clio ont cette originalité de nous paraître habillées de bleu et vivantes dans le bleu. Une originalité que nous croyons d’abord bien excentrique, et dans laquelle ensuite nous nous reconnaissons nous-mêmes et cinq millions d’hommes. C’est le privilège d’un grand écrivain. « Je suis, dit Suzanne, la seule personne qui voit le soleil en rêve. » M. Giraudoux est le seul homme qui ait vu la guerre en bleu, c’est-à-dire comme elle était. Les Français, peuple logique, ne veulent pas savoir que la couleur du drap militaire a été changée. Ils voient toujours cette guerre culottée de rouge. Comme à la lueur d’une étoile lointaine, il faut des années au rayon bleu pour atteindre le monde sublunaire. Comme dans une étendue cartésienne M. Giraudoux l’a amené instantanément à nous.

Sous ses prénoms à épithètes, il s’était dit lui-même. Dans ses livres de guerre il était sorti de lui, sorti aussi de la guerre par chacune de ses phrases, qui, en tournant le dos à la guerre ; devenaient pour nous le type de la littérature de guerre ; ainsi, de ceux qui disputaient à qui verrait le premier le soleil levant, le gagnant fut celui qui regarda vers le couchant et aperçut les montagnes occidentales touchées par les premiers rayons. Suzanne et le Pacifique est un voyage comme Amica America, mais un voyage dans le monde intérieur. Voyage qui rappelle la Prose pour des Esseintes beaucoup plus que Le Voyage d’Urien. L’île de Suzanne n’a rien d’allégorique. Elle est, comme la nature, une vraie nature.

Quand le livre parut débité en tranches minces dans la Revue de Paris, comme d’Otrante à Cadix, les lecteurs partis trente au premier numéro se trouvèrent à peine dix au dernier. Moi-même j’abandonnai à la première étape. Je me rendis compte que cela ne supportait guère la division. Le contraire exactement de ces romans de M. Paul Bourget, dont les six parties se moulent exactement sur les dispositions et l’attente du lecteur de la Revue des Deux Mondes, comme le melon que la nature, selon Bernardin, a divisé en tranches pour nous inciter à le manger en famille. Suzanne n’est pas un melon. C’est une pomme : et je pense aux raisonnements insidieux par lesquels les instituteurs persuadent aux petits enfants que la terre ou une pomme cela se comporte de la même façon. Comme Jupiter visita Léda sous la forme d’un cygne, la Terre n’apparaît-elle pas à Newton sous la figure d’une pomme ? (à Ève aussi). Suzanne, île de Suzanne, pomme rose et blonde,

Qu’as-tu vu dans ton exil ?
Disait à Spencer sa femme,
À Rome, à Vienne, à Pergame,
À Calcutta ? Rien !… fit-il
Veux-tu découvrir le monde
Ferme les yeux, Rosemonde.

Puisque c’est son univers que M. Giraudoux a voulu mettre au jour dans cette belle bulle ronde, pourquoi ce changement de sexe ? Pourquoi Suzanne au lieu d’Urien ou de Simon ? C’est que la création poétique ressemble à l’autre, et que celui qui crée imite Dieu. M. Giraudoux a détaché de Simon — ou de lui-même — une côte. Le monde que nous créons, ou le monde qui se crée de nous, c’est une femme, c’est de la nature féminine, c’est de la féminité inemployée, que sais-je ? Pour M. Giraudoux, dont la littérature est très jeune, ce serait fort bien une jeune fille. La jeune fille est partout présente vaguement dans son œuvre, comme une eau invisible et divisée dans un pays de verdure, comme le jeune homme dans l’œuvre de M. Abel Hermant. Il était naturel qu’il trempât, pour le rendre plus frais, son monde intérieur dans une sensibilité de jeune fille, non d’une couventine, mais d’une lycéenne. (Avez-vous remarqué que depuis vingt ans la lycéenne a évincé de la littérature la couventine, alors que l’adolescent des romans est resté le pensionnaire des établissements religieux ?) Suzanne est une sœur de Claudine. Mais les aventures de Claudine ne la mènent qu’à Paris, tandis que Suzanne gagne le voyage autour du monde offert par le Sydney Daily à la première de son concours de la meilleure maxime sur l’ennui, et au cours de ce voyage est jetée sur une île déserte, ou plutôt dans une île individuelle, faite à sa mesure, qui n’est peuplée que par elle, mais est toute peuplée d’elle.

M. Giraudoux a une vision originale des choses et surtout des rapports entre les choses. Et comme les choses ne sont que dans leurs rapports réciproques, cela revient au même. Quand on entre chez lui, il faut faire comme un wagon du Sud-Express qui en arrivant en Espagne doit modifier l’écartement de ses roues. Il faut s’adapter à de nouvelles images. Rien d’ailleurs de plus agréable et de plus facile. Suzanne remet tout cela au point en transportant ce monde dans une île, en symbolisant sur une figure de jeune fille l’imagination de M. Giraudoux. Il y a dans cette île le rocher Claudel et le rocher Rimbaud. Aujourd’hui l’île Giraudoux nous semble un monde bizarre. Mais n’oublions pas que ce genre d’image géographique fut appliqué pour la première fois par Sainte-Beuve à Baudelaire dont l’œuvre était pour lui un Kamtchatka littéraire. Aujourd’hui ce Kamtchatka est devenu pour nous un Bougival. Dans cinquante ans on ira peut-être à l’île Giraudoux comme à la Grande-Jatte.

On s’étonne parfois de voir M. Giraudoux voir et sentir ainsi ; on se demande comment il peut être Persan, — je veux dire de l’île Suzanne. Il doit, lui, trouver bien singulier un monde où tout le monde n’en est pas, ou plutôt un monde où chacun n’a pas son île. Ce livre qui a paru si bizarre à tant de lecteurs de la Revue de Paris, j’imagine une humanité où il représenterait le seul mode de littérature possible. Dans ce monde, faire de la littérature, écrire, ce serait mettre au jour son île, dire son île, la dire insulairement, avec les créations qui lui sont propres, ses épyornis, ses moas, ses ornithorynques. — Mais je n’ai pas d’île. — Alors n’écrivez pas. Dans ce monde évidemment, il n’y aurait pas de littérature classique, et le mot de classicisme serait inintelligible. Certes il n’est pas le nôtre. Littérairement comme géographiquement, notre terre est faite d’un mélange et d’un équilibre de culture insulaire et de culture continentale. Mais la Prose pour des Esseintes ou Suzanne nous fait rêver une hyperbole, une pureté d’île, état rare, précaire et charmant qui prend fin par le retour de la règle, la rentrée au bercail. Le roman se termine sur l’entrée du contrôleur des poids et mesures…

Un contrôleur qui opérerait sur un registre plus délicat de poids, et qui incorporerait l’île Suzanne à des mesures plus subtiles, ne serait pas embarrassé pour lui trouver d’autres antécédents, et la rattacher à un archipel, à un système insulaire. Je crois que le monde d’images où vit M. Giraudoux dérouterait moins un Anglais qu’un Français. Elles rappellent la préciosité du xvie  siècle et particulièrement les dialogues des comédies shakespeariennes. Or comment Shakespeare, avant de se retirer à Stratford, a-t-il terminé et résumé son œuvre ? Il a voulu que sa dernière comédie, La Tempête, fût l’île Shakespeare. Il s’est représenté en Prospero, créant et organisant autour de lui un monde à lui, un monde qui fût lui, où le génie Ariel fût tout simplement son génie. La poésie de Victor Hugo après 1851 s’explique comme un effort pour créer l’île Hugo,

(Mais le Père est là-bas dans l’île !)

effort d’ailleurs mal réussi parce que le poète empêtré dans une trop abondante tradition copie de trop près une autre île, qui est Patmos. Chateaubriand, après avoir cherché son île toute sa vie, l’a trouvée une fois mort, au Grand-Bé. Et le parcours continental de Napoléon est peu de chose à côté de la perfection plastique des deux îles qui ne vivent que de lui et par lui, celle de sa naissance et celle de sa mort. Il y a peut-être un dialogue possible entre le contrôleur des poids et mesures (dont le critique fait lourdement le personnage) et la charmante Suzanne.

XVII. — Du roman anglais

Sous ce titre Le Roman anglais de notre temps, M. Abel Chevalley publie à Londres une courte histoire du roman anglais à laquelle on ne saurait faire que l’honorable reproche de brièveté excessive. Nous n’avons pas en France d’histoire du roman français, mais un critique anglais éminent, M. Saintsbury, en a écrit une, fort copieuse, où l’optique étrangère, parfois originale, éveille et surprend utilement le goût d’un Français. Une Histoire du roman anglais écrite par un Français ferait, de l’autre côté de l’eau, une figure symétrique à l’History of the French Novel. Certes le roman puise une de ses raisons d’être dans l’accouchement et l’éclaircissement des caractères nationaux, dans la mise au jour d’une Angleterre, d’une France, d’une Russie plus authentiques que les vraies ; il est le principal truchement qui fasse connaître les peuples les uns aux autres. Mais en même temps il tend à devenir un genre de plus en plus international : l’effacement automatique et général de la poésie devant le roman, dans toutes les littératures d’aujourd’hui, s’explique de bien des façons un peu comme le passage, pour l’écrivain, d’un petit public à un grand public. Il se passe là quelque chose d’analogue à ce que Brunetière, dans la littérature du xviie  siècle, appelle la victoire des genres communs. Un poète, surtout un poète lyrique, est borné à son pays, il ne se traduit pas. Un romancier, s’il trouve un bon traducteur, ne perd que peu à la traduction. Et la traduction même n’est pas nécessaire pour lui créer un public international.

Elle n’est pas nécessaire pour un Anglais. La propagation de la langue anglaise marche depuis vingt ans avec une rapidité incroyable. Non seulement les débouchés du livre anglais le déversent sur la large partie du globe dont l’anglais est la langue naturelle, mais son public français, germanique, slave, oriental et extrême-oriental, s’accroît sans cesse. De là, d’ailleurs, un danger contre lequel le roman anglais a réagi à peu près jusqu’ici, mais devant lequel sa force de résistance pourra fort bien s’affaiblir. C’est le danger commercial. Le roman, fabriqué en série pour un public peu difficile, exporté comme de la cotonnade ou de la verroterie, loué à la grosse par la critique, sans discernement, des journaux quotidiens, est organisé en Angleterre par ateliers ou plutôt réparti, comme les vêtements de confection, dans un travail à domicile, qui nourrit son homme et plus souvent sa femme.

Un immense public, dit M. Chevalley, assez cultivé pour ne pas goûter les histoires sentimentales des feuilletonistes, mais trop occupé ou trop superficiel pour chercher dans la lecture autre chose qu’un divertissement sans fatigue, fait vivre une foule de romanciers et absorbe chaque année des tonnes de littérature. C’est à ces lecteurs et à ces auteurs que pense l’étranger quand il constate le goût déplorablement facile du public et la puérilité des œuvres dont il se nourrit. On oublie que, d’après un calcul approximatif, dix-sept millions d’Anglais sur quarante lisent au moins un volume de fiction par mois. Si nos écrivains avaient ce même nombre de clients, est-on sûr qu’ils seraient moins puérils, moins prolixes ?

Le roman anglais a, comme le rat, une queue longue et froide. Mais le genre reste vigoureux et sain. Certes M. Chevalley exagère (à moins qu’il ne veuille parler du nombre d’exemplaires vendus) lorsqu’il écrit que « le petit nombre des romans anglais égaux aux meilleurs des nôtres, quoique différents, dépasse à lui seul notre production totale ». Il n’en est pas moins vrai que, du point de vue de la qualité, de l’invention et de la vie, le massif du roman anglais dépasse le nôtre. Rien de plus différent d’ailleurs que la carte littéraire des deux pays. La littérature française est une durée, une continuité de quatre siècles qui, d’une plénitude presque égale, s’enchaînent, se succèdent, se commandent de façon à donner dans leur ensemble même l’impression d’une œuvre d’art. La suite de la littérature française est une suite bien composée, une vie humaine dont les quatre âges équilibrent et fondent en une plénitude plus savante leurs quatre plénitudes harmonieuses. On pourrait appliquer à cette durée la phrase célèbre de Strabon sur la disposition de la Gaule par une main artiste. La littérature anglaise, elle, est faite de trois massifs incomparables, brusquement surgis dans une puissante explosion vitale, et dont les deux premiers n’ont guère duré plus d’une génération : le théâtre du xvie  siècle, la poésie de la première moitié et le roman de la seconde moitié du xixe  siècle. De loin ils n’apparaissent guère plus unis qu’une Angleterre, une Écosse et une Irlande. Il est vrai qu’un Anglais verra la continuité là où un étranger la reconnaît mal. L’idée doit sans doute être mise au point et rectifiée. En tout cas le roman anglais depuis Walter Scott (Waverley est de 1815) connaît, en quantité et en qualité, une continuité, un foisonnement, une vigueur créatrice qui forment une durée presque unique dans l’histoire littéraire. Pour continuer nos images géographiques, il est dans le temps l’équivalent de l’empire britannique dans l’espace. Des études politiques et économiques sur l’empire britannique sont nécessairement des études qui concernent, par la connexion et l’analogie des faits, le reste du globe. Pareillement une étude sur le roman anglais doit nous amener sans cesse à des comparaisons. Il concerne le fait littéraire, l’avenir littéraire du globe entier. Je demanderai au livre de M. Chevalley l’occasion de soulever trois questions, qui ne sont pas seulement liées à l’esthétique générale du roman, mais qui intéressent particulièrement le roman français.

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De même que, par un certain côté, toute la durée de la tragédie française, entre 1636 et 1830, tient déjà en raccourci, avec son relief général, ses pentes de grandeur et de décadence, dans l’œuvre de Corneille, de même on pourrait voir préfigurés en Walter Scott les directions du roman anglais, et, comme tout se tient, les problèmes généraux qui se posent au roman et que pose le roman.

Celui des sources du roman. Dans l’espèce humaine la littérature c’est d’abord et partout la poésie et le théâtre. Dans les trois littératures classiques, la troisième étant celle de la France du xviie  siècle, le roman fait figure de parent pauvre. Quand il s’enrichit, c’est, comme le bourgeois ou le paysan, avec les biens des deux ordres privilégiés. Brunetière nous montre le roman français se nourrissant avec Lesage et Marivaux des pertes successives de la comédie, avec Prévost et Rousseau (ceci est un peu artificiel) des pertes de la tragédie, s’incorporant avec Mme de Staël et George Sand le domaine des moralistes, avec les descriptifs le domaine de la poésie. Il faudrait faire aussi une place importante au genre épistolaire, qui produit au xviiie  siècle le roman de Richardson, de Rousseau, de Laclos, et qui donne sa forme naturelle aux désirs et aux ambitions de leurs destinées manquées : le soldat qui ne reçoit jamais de lettres, et qui s’en écrit à lui-même pour entendre le vaguemestre le nommer, s’il est poète, ce sont les plus belles de la compagnie. L’évolution du roman anglais serait un peu différente. Ses origines sont moins aristocratiques. On le voit pousser au xviiie  siècle dans des boutiques d’écrivains publics (et Dickens, ce sera encore une boutique ouverte sur la rue la plus vivante et le courant humain le plus extraordinaire). Mais dans cet apport des genres anciens qui constituent le genre nouveau, il faudrait faire en Angleterre, où la littérature incline plus que chez nous vers la poésie pure, une place plus grande à la poésie. « Qu’est-ce que Walter Scott ? dit M. Chevalley. Un poète rentré, un grand poète épique, narratif, descriptif, évocateur, lequel, déçu et dépassé dans la poésie, prend sa revanche en prose. Il anoblit le roman en y portant l’éclat des genres jusqu’alors dits nobles. »

Et le roman est un genre impérialiste. Il y a en lui une volonté de domination, une puissance d’absorption comparables à ceux de la race anglo-saxonne. S’il a commencé à se nourrir des reliefs de la poésie et du théâtre, il est maintenant installé à table, la maison lui appartient et c’est à eux d’en sortir. Aujourd’hui, en France comme en Angleterre et comme ailleurs, faire de la littérature c’est faire du roman. En France, il y a vingt ans, faire de la littérature c’était encore faire du théâtre, comme au xviiie  siècle ; de même que faire de la critique c’était faire de la critique dramatique. Aujourd’hui le théâtre est un monde fermé abandonné à des professionnels (j’avais écrit habiles professionnels comme on écrit éminent économiste ; mais non, pas même cela). Et la critique dramatique qui le suit comme l’ombre le corps maigrit comme lui. Quand les vieux braves qui la défendent encore ne seront plus là, il faudra pour les remplacer réquisitionner la troupe. (L’Académie fait œuvre prévoyante en se munissant de militaires.) Le roman dévore tout.

L’immense succès et le vaste rayonnement de Walter Scott ont, comme le dit M. Chevalley, « solidement assis la vertu du roman ». Au-dessus d’Alexandre Hardy, au-dessous de Corneille, cet écrivain qu’on ne lit plus prend comme eux placé dans la famille des héros œkistes d’un genre. Ce n’est pas un hasard si Walter Scott paraît en même temps qu’Arkwright et que Peel, et si la naissance du grand roman coïncide avec la naissance de la grande industrie. Le grand roman, je veux dire l’atelier de romans ou l’usine de romans. À partir de Walter Scott, les grands romanciers, et aussi les petits, deviennent des fabriques de romans, ou plutôt ce qui est fabrique chez les petits est nature chez les grands. Shakespeare, Corneille sont des natures pareilles à la nature, et qui s’en sont détachées en l’imitant, en continuant son mouvement créateur, comme les planètes se sont détachées du soleil. À partir de Walter Scott ce rôle de « natures » est tenu en Occident par des romanciers. Un Dickens, un Balzac, un Dostoïevsky, un Flaubert, un Kipling sont des natures, non comme des hommes, mais comme une France, une Angleterre ou une Russie, c’est-à-dire comme des réalités incorporelles, génératrices d’hommes. Si Walter Scott ne prend pas place dans un tel monde, il a tracé le premier, pour une action et pour une époque, leur figure extérieure, leur schème.

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Cette conversion irrésistible de tous les genres littéraires en roman, il n’y a sans doute ni à la déplorer ni à l’admirer. Le critique écrirait ici volontiers des pages comme celles de Tocqueville sur l’avènement de la démocratie, et, une fois rappelé le troisième volume de La Démocratie en Amérique, on se sent en effet envahi par bien des analogies. Roman et démocratie vont de pair. Le roman s’adresse à un public de plus en plus étendu. Il est vrai qu’il en fut de même, d’abord, du théâtre. Les mystères sont une façon pour les clercs, qui savent lire, de montrer la Bible à ceux qui ne savent pas lire. Et que fait le théâtre de Shakespeare sinon montrer Plutarque, les chroniques italiennes ou Belleforest à qui ne peut les lire ? Le théâtre fut donc démocratique (dans un sens très spécial, ajouterons-nous vite pour ne pas recevoir de M. Maurras la lettre qu’il écrivit jadis à M. d’Haussonville, et comme les journaux appellent le colin le démocratique colin, non que ce poisson ait installé dans les profondeurs marines le suffrage universel, mais parce que son prix le met à la portée de toutes les ménagères). L’imprimerie et l’école ont fait du roman à son tour le genre démocratique. Et si la démocratie (toujours au même sens) est une conquête de l’homme, elle est bien davantage encore une conquête de la femme, elle tend invinciblement (avec ou contre la nature, cela c’est une autre histoire) à l’égalité des sexes… Les adversaires de la démocratie (au sens politique) voient même en elle une transgression exorbitante de la nature féminine (lisez Le Romantisme féminin de M. Maurras et les ouvrages de M. Seillière). En tout cas la victoire du roman, la transgression (au sens géologique) du roman sont un peu des victoires et des transgressions de la femme. La poésie féminine est restée jusqu’ici très exceptionnelle, n’a paru que chez quelques poètes mineurs. L’art de la composition dramatique a toujours été absolument fermé aux femmes. Ne parlons pas de l’éloquence ni des grands genres spéculatifs ou critiques. Dans le roman au contraire la femme est chez elle. Le xviie  siècle français avait déjà eu moins de romanciers que de romancières. Quand commence avec Walter Scott la descente en bataillons serrés des romans^ les femmes y ont leur place éminente. Deux des grandes natures romancières du siècle sont féminines, George Sand et George Eliot. Et si je n’avais pas déjà employé plus haut ce mot de nature, il me viendrait à leur propos irrésistiblement.

Les deux romans, anglais et français, se comportent ici assez différemment. D’une part, les femmes auteurs tiennent plus de place dans le premier que dans le second. Un certain nombre de grands ateliers, comme ceux des Humphry Ward, des Gaskell, sont féminins. Des femmes tiennent une place de Racine anglais, c’est-à-dire introduisent dans le roman (avec une parfaite décence de termes) la peinture brûlante et authentique de l’amour total : ce sont autrefois les sœurs Brontë, aujourd’hui Miss May Sinclair. D’autre part, à la différence du roman français du xixe  siècle, et plus large, plus indépendant que lui, le roman anglais peut porter sur d’autres réalités humaines que l’amour (auquel avec Balzac l’argent fait chez nous une rallonge, mais encore secondaire). Les deux plus illustres romanciers de l’avant-dernière génération, Kipling et Wells (on rabattra ce qu’on voudra de la conjonction) demeurent à peu près étrangers à ses peintures, Kipling durant toute sa carrière et Wells dans la première et la troisième partie de la sienne. Il est vrai que ni l’un ni l’autre ne laisseront dans la circulation un seul personnage largement vivant : reste que dans le roman anglais, et malgré Meredith, le département de l’amour appartient aux femmes plus qu’aux hommes. Et s’il n’en est pas tout à fait de même chez nous, nous avons pu voir cependant, depuis George Sand jusqu’à nos brillantes romancières d’aujourd’hui, le génie féminin ajouter au roman ce que de l’amour l’art de l’homme n’atteindrait pas.

Sauf le cas exceptionnel de George Eliot, ces women novelists sont, en Angleterre comme chez nous, des combattantes. Leur art n’est pas désintéressé. Elles luttent pour une cause. « Elles ont été, dit M. Chevalley, l’avant-garde des mouvements pour la réforme du mariage, du divorce, des lois sanitaires et sociales. Elles ont exprimé plus fortement cette lutte des sexes qui est faite d’amour et de haine. » Et il fait cette supposition ingénieuse « que la longue paix démocratique (?) et mercantile où deux ou trois générations d’Anglais vécurent sans exposer leur vie ait obscurément exaspéré l’instinct collectif et profond des femmes, qui, elles, risquent la leur à chaque maternité » jusqu’à la grande guerre. La conquête du roman par les femmes ne fera probablement que continuer et se développer, et la nature féminine fournira longtemps des sources fraîches pour renouveler le roman. La littérature française a pris depuis quelque temps figure d’un champ de bataille politique. Dans cinquante ans elle sera peut-être un champ de bataille sexuel.

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Enfin une question de technique. M. Chevalley nous dit à plusieurs reprises que les romanciers anglais composent mal (ce qui est un lieu commun de la critique française). Dans Walter Scott il fait une exception pour La Fiancée de Lammermoor, qu’il reconnaît « admirablement composée ». Mais La Foire aux vanités est « mal composée ». D’autres encore. Qu’est-ce donc qu’un roman bien composé ? Je crains qu’il y ait dans ce mot une convention artificielle et scolaire qu’on se transmet sans trop y regarder.

Flaubert se reproche au sujet de tous ses romans des défauts de composition, et le problème : Flaubert savait-il composer ? pourrait relayer la fastidieuse question : Flaubert savait-il écrire ? Quel est le roman de Balzac, de George Eliot, de Tolstoï, de Dostoïevsky qui soit composé ? Si Maupassant soigne la composition de ses nouvelles, il n’en fait pas autant pour ses romans. Si la composition était le mérite principal d’un roman, il n’en faudrait mettre aucun avant ceux de M. Bourget.

La vérité est que le mot de composition a un sens très différent quand il s’agit du théâtre et du roman. La composition dramatique est fondée sur des simultanéités. Elle resserre dans le temps (trois unités), elle porte non sûr des évolutions, mais sur des situations, des coupes typiques et momentanées mises en pleine lumière. L’exigence de la composition s’y traduit par l’exigence de la scène à faire, qui réunit pour des paroles décisives les principaux personnages sur un même espace et à un même moment, et qui n’est par conséquent que la loi des trois unités à la seconde puissance ; on peut l’appeler une composition dans l’espace autant et plus qu’une composition dans le temps. M. Bourget (dont l’exemple est instructif) a échoué au théâtre parce qu’il y apportait des habitudes de romancier, et cependant c’est avec des secrets de théâtre qu’il compose ses romans : aucun qui ne tourne autour de la scène à faire, de la confrontation, de l’entrevue d’Agrippine et de Néron, des marronniers de Figaro. Mais le grand roman, le roman-nature, pour reprendre l’expression de tout à l’heure, ce n’est pas cela, c’est de la vie, je veux dire quelque chose qui change et quelque chose qui dure. Le vrai roman n’est pas composé, parce qu’il n’y a composition que là où il y a concentration, et, à la limite, simultanéité dans l’espace. Il n’est pas composé, il est déposé, déposé à la façon d’une durée vécue qui se gonfle et d’une mémoire qui se forme. Et c’est par là qu’il fait concurrence non seulement à l’état civil, mais à la nature, qu’il devient une nature. Ainsi se créent la force et l’être de La Foire aux vanités, du Moulin sur la Floss (pour lequel M. Chevalley montre un bien injuste dédain), d’Anna Karénine, des Parents pauvres, de L’Éducation sentimentale, des Frères Karamazov. Leur reprocher de n’être pas composés, c’est leur reprocher d’être. Je sais bien qu’au-dessous de ces mondes vivants, il y a de belles œuvres pour lesquelles le mot composition reprend un sens, ou plutôt réunit sous une étiquette un peu arbitraire un certain nombre de sens : on pourra dire par exemple que Galsworthy et Johan Bojer, M. Boylesve et les Tharaud savent composer, et sans recourir à l’esthétique dramatique. Cela signifie d’abord qu’ils savent conter, puis qu’ils sont intelligents, et puis que leur roman est fait pour exécuter une idée de roman qu’ils ont eue, qu’ils ont fait ce qu’ils voulaient et l’ont bien fait. Mais ceux qui ont écrit les romans-nature que je nommais auraient pu, eux, dire comme Flaubert : « On n’écrit pas les livres qu’on veut. » On sent que leurs romans ne sont pas sortis d’une idée mais qu’un monde d’idées sort de leurs romans. Ils se trouvent, si on veut, composés quand ils sont écrits, mais ils n’étaient pas composés avant d’être écrits, et il n’y a de vraie composition que préconçue. Cela soit dit pour poser le problème, un peu au hasard, par quelques touches, et nullement pour le résoudre.

XVIII. — Le roman du plaisir7

On a médité souvent et tristement sur la mort des livres. Le passé nous y invite, et nous modelons l’avenir à son image. Le naufrage de tant d’œuvres grecques et latines nous paraît annoncer un destin pareil à nos littératures modernes ; l’usure du papier, les révolutions futures, le dégoût possible de la lecture et de l’écriture, nous sont représentés, par nos bibliothécaires, bibliophiles, bibliomanes, bibliophages ou bibliophobes, comme des périls vraisemblables. Habent sua fata libelli. Et pourtant, s’ils sont sujets aux coups des divinités mauvaises, il me semble que, tout compte fait, le génie immanent de la terre attache à leur conservation une valeur précieuse, étend sur eux une aile presque miraculeuse. Nous avons gardé, après tout, la plus grande partie des chefs-d’œuvre admirés des anciens, et, quand on songe aux chances de destruction, on imagine qu’il a fallu vraiment qu’ils fussent conduits jusqu’à nous, comme le jeune Tobie, par la main d’un ange. L’ange gardien des livres (certains penseront peut-être que c’est un diable) n’a pas fini de veiller sur eux et il leur fera peut-être traverser des pas plus dangereux. Le jour où l’espèce humaine aurait terminé sa mission et transmis à d’autres êtres la charge de figurer l’avant-garde à la pointe de la vie terrestre en marche, il est probable que ces êtres trouveraient moyen de recueillir l’héritage de nos livres, et qu’ils rêveraient, sur ces livres, à l’humanité, comme nous imaginons la vie d’Athènes et de Rome entre les feuillets de Platon ou d’Horace.

Ils trouveraient dès lors dans nos livres, et bien mieux encore que nous, ce que nous y trouvons nous-mêmes : une grande fabrique d’illusion. Les livres à vrai dire ne nous trompent jamais complètement sur nous, parce qu’en même temps que nous les lisons nous nous sentons vivre, et que nous savons corriger continuellement l’écart entre l’homme qu’on voit dans les livres et l’homme réel. Mais ils nous trompent abondamment sur la nature, et s’ils nous aident à l’utiliser pour notre action, ils nous empêchent de l’éprouver dans son être. Nous devons, pour passer ce Styx, les dépouiller avec nos autres vêtements sociaux. Dès lors nos livres tromperont nos successeurs sur l’humanité bien plus encore qu’ils ne nous trompent sur la nature ; ceux-ci ne pourront les corriger par leur expérience, parce qu’ils ne seront pas des hommes ; et ils ne pourront en tirer le schème pratique d’une action sur nous, puisque nous ne serons plus. Dès lors la trace ou la reproduction de nos livres risquerait de figurer dans ce magasin d’inventions anciennes et délaissées parmi lesquelles le Cavor de Wells retrouve, chez les lunaires, notre télégraphie sans fil (Tagore affirme ingénument que nos plus subtiles philosophies d’Occident gisent pareillement au rebut dans la vieille ferraille de l’Inde). Mais n’oublions pas que nous avons passé par un moyen-âge, que l’antiquité y a été conservée pendant dix siècles comme une ferraille obscure et rouillée, et qu’il est bien des voies imprévues au bout desquelles cette ferraille, fourbie à neuf, redevient utile et belle.

Je m’excuse de cette longue préface où j’ai voulu seulement introduire des êtres imaginaires, mais après tout possibles, qui, succédant aux hommes, se les représenteraient d’après les livres que nous leur aurions, par quelque artifice, laissés. (Supposez une humanité condamnée à périr en quelques années par une modification inévitable et graduelle de son atmosphère, et s’employant à jeter sa « bouteille à la mer », c’est-à-dire à semer sur sa planète quelques témoignages quasi indestructibles de son passage, à graver des livres sur un métal durable, à faciliter la besogne des Champollions extra-humains, à laisser un témoignage comme l’Arne Da Knussem de Jules Verne ou le Cavor de Wells.) Nous transmettrions sans doute à ces héritiers une image bien différente de notre image réelle. Et, (pour en arriver tout de même, après avoir tant musé, à l’objet de ce discours) si notre intelligence et notre action leur apparaîtraient tout de même sous un jour assez exact, nous ne leur apporterions guère de quoi les aider à se représenter nos plaisirs. Ils seraient devant nous comme nous devant l’Égypte. Les Égyptiens ne nous ayant laissé que des monuments funéraires, n’ayant employé qu’à la vie d’outre-tombe leur génie monumental et plastique, nous en concluons candidement qu’ils ne devaient penser qu’à la mort et ressembler à un peuple de chartreux où on se dirait l’un à l’autre : Frère, il faut mourir.

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Trahit sua quemque voluptas. Et pourtant il n’est rien dont la littérature s’occupe moins que du plaisir, j’entends le plaisir physique. Et il va de soi que la faute n’en est pas à la littérature, mais bien au plaisir, qui ne se révèle pas susceptible d’expression littéraire. Il y a une littérature amoureuse, une littérature élégiaque, une littérature tragique ; il n’y a presque pas de littérature voluptueuse. Celle que nous a laissée le xviiie  siècle (on mettra les noms) ne vaut pas cher. Et il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver dans Les Mille et Une Nuits traduites par M. Mardrus la présence ou l’image du plaisir. On en dirait volontiers ce que dit Montaigne d’un vers morne et précis d’Ovide qui le « chaponne ». Le plaisir de la table nous a fourni, au crépuscule de la douceur de vivre, le livre charmant de Brillat-Savarin. L’autre plaisir ne donne lieu qu’à des polissonneries lugubres comme L’Art de jouir de La Mettrie. Mieux vaut être, dit Stuart Mill, Socrate malheureux qu’un pourceau satisfait. L’essence et l’ordinaire de la littérature s’appliquent généralement à ce Socrate malheureux, et sa plus riche matière ce sont les misères d’un roi dépossédé.

C’est aussi que (le mot style étant pris dans son sens le plus large) il n’y a littérature que là où il y a style, et le style figure pour nous un plaisir qui en évoque lointainement et subtilement d’autres, mais ne souffre pas d’être recouvert par un autre. Tout plaisir exprimé littérairement devient plaisir de style, et sa lumière propre s’efface dans cette lumière, comme la clarté des étoiles dans celle du jour. Le contraire se passe pour nos douleurs, nos misères de roi dépossédé. Si le plaisir est lumière, la douleur est ombre. La lumière du plaisir littéraire n’absorbe pas cette ombre, mais au contraire la met en valeur, et un sujet tragique ou triste palpite et vit dans ce clair-obscur. La lumière qui transfigure cette ombre ne saurait (à moins d’un artifice qui ne va pas très loin, comme chez certains Hollandais ou chez les impressionnistes) transfigurer une autre lumière. Or, pour emprunter au même ordre physique une autre métaphore, l’interférence du plaisir de style et d’un autre plaisir produit facilement un déplaisir, comme l’interférence de deux ondes lumineuses engendre une zone obscure.

Le problème ne se pose d’ailleurs de cette manière qu’en littérature. Si on l’étudiait dans les autres arts, il faudrait en modifier les termes, et tel n’est pas mon dessein. Je veux simplement noter que le poète, l’auteur dramatique, le romancier sont mal à l’aise et se trouvent tout de suite pris de court devant le plaisir. Et le lecteur, le spectateur ne savent trop que penser et que dire. Un livre qui implique un appel à la sensualité, pour peu qu’il révèle quelque talent, trouve des lecteurs par milliers. Il a pour lui non Socrate malheureux, mais ce qui sans être satisfait, sommeille et grogne dans le cœur humain… Le critique, homme sage et qui vit au-dessus des passions humaines, impose comme saint Antoine silence à ce compagnon disgracieux. Il fait, en bon globule blanc, la police de l’organisme littéraire. Mais pour certains ce saint Antoine est un Paphnuce… Je songe ici au conflit entre M. Henry Bataille (soutenu en somme par le public puisque ses pièces font de l’argent) et la critique, à leurs injures et à leurs exclusions mutuelles. C’est un sujet que je retrouverai un jour sur mon chemin.

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Ce chemin où, au lieu de marcher, je m’assieds sur un banc d’où je regarde un paysage un peu trop lointain, je m’y suis engagé à la suite de deux romans agréables et charmants, Suzanne et le Plaisir, de M. André Beaunier, et Les Taupes de M. Francis de Miomandre.

Les pages ordinaires de M. Beaunier sont pour mon goût, et même pour ma raison, un peu réactionnaires et ses romans ingénieux m’apparaissent, dans le recul des souvenirs, bien inégaux. Je n’aime pas beaucoup sa manière de romancer l’histoire, et Sidonie m’a fait froncer le sourcil. Mais depuis son Joubert aucun de ses livres ne m’a autant intéressé que cette Suzanne.

C’est un sujet très neuf, comme tous ceux qui portent précisément sur le plaisir (je ne dis pas, bien entendu, sur l’amour). M. Beaunier n’a eu qu’à ouvrir les yeux et à voir vivre le monde d’aujourd’hui pour cueillir et placer dans son roman, exquisément écrit, la figure d’une petite femme toute charmante et bonne, qui ne vit que pour le plaisir, ne respire que le plaisir, et le jour où cet air respirable lui manque brusquement tari par la mort de celui qui incarnait pour elle le plaisir définitif, meurt de la plus inévitable asphyxie. Ce petit changement de point de vue, cette présence du plaisir, aussi volontaire et méthodique chez l’auteur qu’elle est libre et spontanée chez son héroïne, suffisent pour donner une figure nouvelle au plus traditionnel thème du roman français. Ainsi l’auteur de Valentine Pacquault n’avait pas eu de peine à écrire une Bovary plus âpre et plus charnelle. Pour M. Chérau le corps de la femme prenait un poids de fatalité, tandis que pour M. Beaunier il ne comporte qu’une pente de plaisir, — une pente par laquelle s’écoulent et s’éteignent son âme et sa vie. Et, tout autour, M. Beaunier a mis en place les touches, les harmoniques voluptueuses qui donnent au livre ses fonds, ses valeurs, son unité. Ce livre eût été un peu frêle pour porter le titre lourd de Roman du Plaisir, ou simplement celui de Il Piacere de d’Annunzio. Suzanne et le Plaisir fait un titre qui nous met de plain-pied avec sa fragilité, sa grâce et ses demi-teintes.

Mais ce roman sur le plaisir, pourquoi M. Beaunier (et sans doute aussi tout écrivain avisé) lui donne-t-il pour sujet une femme et non un homme ? L’homme est après tout aussi ardent et aussi naïf, que la femme dans la recherche du plaisir. Peut-être plus : la langue n’a pas d’équivalent féminin du terme de viveur. Et, quels que soient les accommodements avec le ciel de lit, l’homme connaît mieux, évidemment, le plaisir de l’homme qu’il ne connaît le plaisir de la femme. L’homme de plaisir a d’ailleurs fourni son contingent littéraire au roman et au théâtre. M. Lavedan en a fait de façon abondante et amusante la physiologie, depuis Viveurs et Le Vieux Marcheur jusqu’à la série des Leur. Lucien Muhlfeld a écrit sur ce thème une jolie et adroite Carrière d’André Tourette. Mais voici la différence.

L’homme a toujours écrit le roman du plaisir de l’homme sur un ton railleur, désenchanté, parfois envieux. L’écrivain s’ingénie à reconnaître et à révéler les tares, les faiblesses, les sottises de l’homme de plaisir. Il l’étudie en le méprisant ou en le détestant, en voulant faire partager ce sentiment au lecteur. Le plaisir, épousé sympathiquement par l’auteur, intéressera peu. Ou plutôt distinguons. S’il s’agit du plaisir des jeunes gens, il est trop spontané, trop simple, trop inconscient pour que sa peinture aille bien loin. La jeunesse, pour l’art, est l’âge de la vie, non l’âge du plaisir. L’homme de plaisir c’est l’épicurien, et on ne devient guère que vers quarante ans un vrai épicurien. Un des personnages de M. Beaunier dit que l’âge heureux c’est cinquante ans, quand la vie est faite et qu’il n’y a plus qu’à en jouir. Peut-être ! mais lorsque la vie est faite, elle n’a plus qu’à se défaire, et elle n’y manque pas. Nous serions écœurés de voir le centenaire de Brillat-Savarin célébré par l’Association des Étudiants. Une heureuse impécuniosité la garde contre cette faute de goût. Mais une tablée de messieurs mûrs, chauves, ventrus, hauts en couleur, devant la carpe à la Chambord ou l’oreiller de la Belle-Aurore, nous plaît comme une image parfaite et une harmonie de la vie. Nous n’allons guère plus loin : le roman vrai et franc du vieil épicurien aurait bien des chances d’être désagréable, et surtout — vice rédhibitoire — de révolter toutes les femmes.

Vieux ou jeune, l’homme de plaisir (il ne s’agit pas évidemment de don Juan) ne sera guère admis par le public littéraire. Ce sera toujours une figure plus ou moins ridicule ou odieuse. Il n’en est pas de même de la femme. La littérature va ici à l’encontre des mœurs. Les mœurs et même les lois, qui permettent à l’homme de « s’amuser », le défendent à la femme. Et pourtant la femme qui, sans méchanceté, vit pour le plaisir, est sympathique à l’homme et à la littérature des hommes. (Sinon à celle des femmes : le rapport est inverse, et maintenant les lionnes savent peindre.) Voyez Renaud promettre à Claudine, comme une grâce de plus, avec Rézy, ce qu’il déplore, avec l’opinion publique, chez son fils Marcel. Qu’une jeune et jolie femme aille au bout de tous les plaisirs, dit l’homme, pourquoi pas ? Elle n’en est que plus belle, et cette ; beauté c’est une promesse de bonheur. — Pour elle ou pour vous ? — C’est tout au moins une Idée du bonheur, une Idée du plaisir : l’artiste platonicien relaye l’homme épicurien. Et en effet il y faut un artiste, comme Colette et M. Beaunier. Hors du monde de l’art on s’indignera. Où donc ai-je lu cette variante de l’Évangile ? Quand Jésus eut arrêté par un mot divin le bras de ceux qui lapidaient la femme adultère, un Juif survenu n’en ramassa pas moins un très gros pavé. « Malheureux, lui dit le Maître, pour frapper cette pécheresse te crois-tu donc sans péché ? — Non, mais je suis son mari. » M. Beaunier expliquerait à ce forcené — comme le fait à son fils la mère même de François — qu’il n’y a pas de vilaines femmes qui trompent leurs maris, mais des femmes que leur destinée a fait tomber sur des maris nés pour être trompés. On naît encorné comme on naît rôtisseur. M. Beaunier a fait semblant de punir Suzanne, mais son pavé est en carton : jusqu’à l’extrême-onction le plaisir demeure autour d’elle comme les roses d’un buisson sacré.

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Si le plaisir ressemble à un buisson de fleurs, épanoui sous le soleil, ces fleurs, comme toutes les plantes, ont un ennemi : les taupes. M. de Miomandre a écrit le roman des Taupes.

Quand on dit d’une femme : « C’est une vieille taupe », l’image est plus claire que toute définition. Il y a d’ailleurs de jeunes taupes. Le livre de M. de Miomandre, paraissant à l’époque des lettres anonymes de Tulle, bénéficie d’une certaine actualité. Actuel, il se relie tout de même à un ancêtre, le roman-type de la taupe, La Cousine Bette. Dans le charmant pays de joie et de sourire qu’est la Touraine, de jeunes époux réalisent une figure de bonheur aussi agréable à regarder qu’un beau tableau ou un joli paysage. Mais ce bonheur est comme les roses ; il a besoin d’être arrosé, arrosé d’amitiés, arrosé d’argent, il lui faut plonger ses racines dans un sol propice ; et les taupes, sous la figure de l’avarice et de l’envie, sont à l’œuvre, les taupes que le plaisir scandalise parce qu’il est le plaisir, et qu’il s’épanouit dans la lumière au-dessus de leur domaine souterrain. Et alors le rosier se flétrit et les fleurs tombent…

Les Taupes sont donc moins le roman du plaisir que le roman des ennemis du plaisir. Et gardons-nous de le juger avec un esprit taupe, c’est-à-dire aveugle. Loin de moi la pensée de trouver dangereuses et fausses les idées religieuses et morales qui nous mettent en garde contre l’amour du plaisir et qui contribuent à nous placer dans la divine mesure. Mais la haine du plaisir (la haine qui est un amour trahi) s’appelle du nom des deux sentiments dont M. de Miomandre a animé ses taupes : l’avarice et l’envie. Les cinq autres péchés capitaux s’excusent si bien qu’on les avoue, et même qu’on s’en vante volontiers : on se reconnaît fort bien gourmand, luxurieux, paresseux, orgueilleux ou colérique. Mais ni Harpagon, ni Bette, ni personne, ne se reconnaîtront avares ou envieux, ni ne recevront ces mots autrement que comme une injure. Bel hommage rendu au plaisir, de ne réserver comme péchés inavouables que les deux péchés contre le plaisir !

M. de Miomandre avait écrit avant Les Taupes un volume de critique plein de finesse et de goût, Le Pavillon du mandarin. Et M. Beaunier est un de nos critiques estimés, malgré ses partis-pris (qui n’a pas les siens ?). Or dans la critique est contenu un art d’éprouver du plaisir et de le faire partager. On ne saurait peut-être sans exagération appeler la critique un grand plaisir, mais il ne saurait exister de critique, de goût, sans une affection pour le plaisir, sans un art pour le repérer et le savourer. Là étaient les lacunes d’un esprit aussi robuste que Brunetière, d’une intelligence aussi déliée que Faguet. Brunetière, qu’Anatole France appelait Picrochole, voulait, nouveau Grand Ferré, passer sa plume au travers du corps d’un brave Anglais, sir John Lubbock, qui avait écrit un livre sur le Bonheur de vivre. M. Léon Daudet, qui dîna chez lui, nous fait de ses repas un tableau affreux (et je sais bien que la baronne Staffe n’approuverait pas M. Daudet, mais je prends le renseignement où je le trouve, et M. de Coislin eût fait évidemment un médiocre polémiste). Faguet, qui se délectait d’une omelette au boudin, louangeait parfois de la littérature, et singulièrement de la poésie, qui n’étaient en vérité qu’omelette au boudin. Mais le seul roman qu’ait écrit Sainte-Beuve s’appelle Volupté, et il n’y a de critique complet que celui qui est capable d’écrire, en gros ou en détail, à sa manière, son Volupté. Jules Lemaître n’avait ni l’éloquence et l’architectonique de Brunetière, ni l’intelligence pétillante de Faguet, mais comme il l’emportait sur eux pour le goût, et quelle bonne cuisine que ses articles ! Et M. Daudet (qui nous donne toujours de bons renseignements sur les gens de lettres amphitryons) nous affirme qu’à sa table régnait la chère la plus parfaite. La décadence de la critique suivrait probablement celle du plaisir. Bonne raison pour le défendre contre ses ennemis de droite, qui sont les taupes, et ses ennemis de gauche, qui sont les gloutons.

XIX. — Le roman de la douleur

Lorsque Socrate, reprenant et refaisant le discours de Lysias, a montré au jeune Phèdre combien l’amant raisonnable et prudent est supérieur à l’amant enflammé et démoniaque, il sent autour de lui, parmi les puissances invisibles qui l’entourent et l’inspirent, une réprobation. Il se compare à Stésichore, qui, ayant mal parlé d’Hélène, perdit la vue, et ne la retrouva que lorsque, tenant sur la plus belle des créatures le langage des vieillards aux portes Scées, il eut écrit sa palinodie. Non, s’écrie Socrate, on ne saurait comparer la sagesse, qui est humaine, à l’inspiration, qui est divine, ni l’amour prudent, qui marche sur la terre, à l’amour orageux, pathétique et furieux, qui a des ailes et l’espace. Je louais l’autre jour l’heureuse inspiration de deux aimables esprits, M. Beaunier et M. de Miomandre, qui, ayant songé que le plaisir, fraîcheur précaire de notre vie, pouvait à lui seul animer un roman, avaient élevé dans le feuillage un autel gracieux au petit dieu qu’ils servaient. Mais, hélas !

Le vent de Vautre nuit a jeté bas l’Amour
Qui dans le coin le plus mystérieux du parc
Souriait en bandant malignement son arc,
Et dont l’aspect nous fit tant rêver tout un jour.

Notre louange du plaisir ne sera, comme celle de la raison dans le Phèdre, supportable que si elle est suivie de la palinodie, et si, derrière le dieu délicat et lumineux, nous apercevons comme fond de notre art et de notre pensée la grande forme tragique qui se confond avec la nuit et révèle comme elle le rayon des mondes lointains, — la douleur.

Les êtres que j’imaginais, et qui, succédant à l’homme, ne pourraient le connaître que par ses livres, ne verraient presque de lui que sa face douloureuse. Quand l’homme a chanté ses plaisirs et en a fait de l’art, il est bien vite arrivé au bout de cet art, comme est bien vite au bout du plaisir celui qui lui consacre sa vie. Mais les poésies, le théâtre, le roman, ont trouvé dans la souffrance humaine leur air respirable et leur carrière indéfinie. Et même dans les arts plastiques, qui donnent bien davantage au plaisir sensible, ce primat de la douleur subsiste : une œuvre qui nous apporte une idée de santé et de joie comme celle de Raphaël et de Rubens, ne la mettons-nous pas au-dessous de celle qui décèle une inquiétude et un mécontentement, celle d’un Léonard ou d’un Rembrandt ? Et quelle qualité plastique trouverons-nous supérieure au tragique de Michel-Ange ?

L’art n’existerait pas sans la présence de la douleur, ou bien il se serait arrêté à des formes superficielles. Qu’il survienne pour la calmer ou pour la rendre plus consciente, il lui est lié par une communauté fraternelle. Le langage ici nous avertit. De ce qui est écrit sur le plaisir, nous ne dirons jamais que c’est profond : nous imaginerons toutes les épithètes laudatives, excepté celle-là. Mais dès qu’une ligne, une page, un livre sur la douleur humaine nous frapperont et nous saisiront, ce sera le premier mot qui nous viendra ; nous les appellerons profonds. C’est que, par leur mouvement et leur être, ils vont toucher à nos propres profondeurs, et, comme le son de la pierre qui tombe, nous aident à les mesurer. Dans le plaisir nous sentons quelque chose qui se répand comme un plumage ou un chant d’oiseau à la surface de nous-mêmes, la multiplie sous la lumière en facettes cristallines. Dans la douleur nous éprouvons ce qui en nous se ramasse et pèse, le mouvement qui contracte et intensifie notre densité pour nous ne savons quelles balances. Il n’existe, au fond, qu’un sujet de l’art et de la pensée humaines : l’homme devant l’énigme de la vie. Le plaisir va probablement dans le courant de la vie (tout au moins de la vie de l’espèce), mais il nous fait tourner le dos à cette énigme. La douleur est sans doute un obstacle que rencontre la vie, mais cet obstacle nous retourne le visage et les yeux vers cette énigme, nous l’expose sous un biais qui lui donne des lignes intelligentes et qui nous permettrait peut-être de la deviner.

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Ce n’est pas seulement le dernier roman de M. Édouard Estaunié, L’Appel de la route, qu’on pourrait appeler le roman de la douleur, ce sont à peu près tous ses romans, qui vivent dans cet élément de la souffrance humaine, et qui en tirent leur nourriture et leur style. Si je disais que M. Estaunié ne nous montre jamais que des êtres qui souffrent, la caractéristique serait bien banale. Un personnage romanesque ou tragique n’entre en effet dans l’art qu’en raison de la souffrance qu’il subit, de la souffrance qu’il inflige, ou de la souffrance qu’il guérit. Sous ces trois formes c’est toujours autour du même centre que gravitent les mondes du roman et du théâtre. Mais la plupart du temps ou du moins très souvent, cette souffrance qui vaut à un personnage de devenir le sujet d’une histoire intéressante ou typique est une souffrance qui lui vient par une catastrophe, par un coup de hasard, par une disposition singulière, ou bien qui est donnée comme la conséquence d’une passion, d’une erreur, d’une ambition ; elle a été apportée par des causes qui auraient pu ne pas être. Elle se détache exceptionnellement sur certain fond de plaisirs vulgaires et de satisfactions normales incorporées au train des affaires humaines.

Pour M. Estaunié au contraire elle est ce train même, cette réalité des affaires humaines, la douleur se confond avec la vie, et l’énigme de la vie avec l’énigme de la douleur. Il y a évidemment des êtres qui nous paraissent heureux, qui le sont peut-être, mais cela, pour M. Estaunié, signifierait presque qu’ils ne vivent pas, ou qu’ils vivent dans un monde à deux dimensions, dans un monde sans profondeur. Et cette douleur qui se confond avec la vie, qui se confond avec le roman, semble se confondre aussi avec le style même de M. Estaunié. On pourrait dire qu’il existe en français un style de certitude, un style de découverte, un style d’inquiétude (et beaucoup d’autres, mais la coupe dont j’ai besoin pour le moment ne comporte que ces trois). Le style de certitude est un style oratoire au mouvement uniforme et progressif : Bossuet qui expose ce qu’il croit voir clairement, ce qu’il croit être indubitablement, en réalise le type. Le style de découverte donne la sensation que l’auteur aperçoit, comprend ce qu’il dit au fur et à mesure qu’il l’écrit, transporte dans l’écriture le graphique même d’une invention actuelle qui s’enregistre en même temps qu’elle se déroule : tel le style de Montaigne et celui de Sainte-Beuve ; c’est a priori le type du style que devrait écrire un bergsonien, si d’une part un vrai bergsonien ne savait combien l’a priori est trompeur, et si d’autre part M. Bergson n’avait le style précisément contraire (tout cela est à la fois très clair et très compliqué). Enfin le style d’inquiétude procède par une série de phrases discontinues, pressées, et cependant uniformes, qui paraissent frapper comme des coups de doigt à la porte d’un mystère, et qui imposent à notre vision la présence d’une figure anxieuse, de même que le style de certitude lui imposait celle d’une figure impérieuse et satisfaite, et le style de découverte celle d’une figure chercheuse : le type saisissant de ce style d’inquiétude nous est fourni par les Pensées de Pascal. Je ne comparerai pas plus M. Estaunié à Pascal que Zola à Bossuet ou Marcel Proust à Montaigne. Mais on donnerait le style de Zola, tout oratoire et affirmatif, et absolument pur de toute réticence, c’est-à-dire de toute critique, comme un exemple de style de certitude, le style de Marcel Proust comme un type de style de découverte, et enfin le style de M. Estaunié me paraîtrait, pour des raisons que l’on comprendra en relisant une page des Pensées, vivre selon le mouvement même d’un style d’inquiétude. En d’autres termes, le premier style extrait, de l’image ou de l’idée, la décision de l’homme qui a raison et qui propage cette raison toute faite, le deuxième le problème où se plaît l’homme qui aime chercher et pour qui les trouvailles ne sont qu’un moyen de chercher plus loin, le troisième l’angoisse où se consume l’homme qui est perdu dans un mystère et qui frappe à la porte sous laquelle des raies de lumière paraissent. À cette porte on peut d’ailleurs frapper tumultueusement ou méthodiquement. M. Maeterlinck y frappe un peu tumultueusement, comme un poète romantique. M. Estaunié y frappe méthodiquement, comme un ingénieur. Notons qu’il y avait un ingénieur en puissance dans l’inventeur de la machine arithmétique et des carrosses à six sous, et qu’on trouverait, avec beaucoup d’artifice, un plan d’ingénieur dans l’Apologie de la religion chrétienne.

M. Estaunié s’est attaché à écrire, avec une sécheresse d’ingénieur vraiment consubstantielle au sujet, le roman de la douleur. Mais ce roman, cette sombre Hécate littéraire, a trois faces : roman de la douleur, et aussi roman de la solitude et roman du silence. Roman de chacun des trois précisément parce qu’il est le roman des deux autres. Ce roman qui était en puissance dans L’Empreinte et Le Ferment, et qu’à la lueur des œuvres suivantes nous voyons se dégager, M. Estaunié l’a abordé de divers côtés avec Les choses voient, Solitudes, L’Ascension de M. Baslèvre. Il semble qu’il en donne aujourd’hui la somme dans L’Appel de la route.

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Pour M. Estaunié l’existence est affectée non seulement du sceau originel de la souffrance, mais encore de cette autre marque, que nous ne pouvons vivre sans faire souffrir autrui. Dans L’Ascension de M. Baslèvre un pur amour menait vers la lumière un être terne qui avant d’aimer ne paraissait que le plus ordinaire des vaincus de la vie. Ce livre aurait pu aussi s’appeler L’Appel de la route, et se terminer sur le même thème que le livre d’aujourd’hui. Mais il s’agissait alors de la route lumineuse, tandis qu’il s’agit ici de la route sombre. Une route dont toute la ténèbre tient dans l’énigme de cette phrase, prononcée par un des personnages : « Pourquoi l’être humain ne saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ? Pourquoi l’essaimage automatique de la douleur, et la nécessité de toujours tuer pour vivre ? » Et ailleurs : « Est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir ? Il suffit d’exister. »

Cela je ne dirai pas que M. Estaunié l’a démontré. Un roman d’ailleurs ne démontre rien. Mais il l’a développé dans trois récits convergents qui sont des chefs-d’œuvre de composition savante et originale. Trois amis réunis discutent sur la souffrance humaine, et chacun s’engage à apporter des exemples fournis par la vie à l’appui de sa thèse, à savoir, pour le premier, que la souffrance est injuste, pour le second qu’elle est incompréhensible, pour le troisième qu’elle est incomprise. Or il se trouve que les trois récits se complètent et n’en font qu’un. Le hasard a fait que le deuxième ami, puis le troisième, ont été plus ou moins en rapport avec les personnages qui font le sujet du premier récit. Le deuxième récit vient compléter le premier et le troisième éclairer les précédents. L’une et l’autre des deux premières thèses seraient successivement justifiées si on s’arrêtait à l’un et à l’autre des deux premiers récits. Mais précisément elles ne seraient justifiées que parce qu’on se serait arrêté. Cette justification ne serait faite que de notre ignorance. C’est le troisième qui conclut, ou tout au moins son récit se confond avec cette conclusion. Et on conçoit fort bien, et même on doit concevoir une suite indéfinie de récits dont chacun apporterait un éclairage nouveau et impliquerait peut-être une autre réponse. Mais il fallait que l’auteur construisît, se bornât et pût paraître conclure. La conclusion est formulée par un prêtre, comme dans les romans de M. Bourget, et d’ailleurs on peut imaginer ce roman construit sur le type de ceux de M. Bourget ; on le voit, par exemple, suivant le cours et le rythme de L’Échéance, et recevant le titre de Drame de famille. (En comparant les deux techniques, précisément curieuses des mêmes sujets, on se rendra fort bien compte de ce qu’il y a de plus populaire, et d’un peu périmé, dans celle que M. Bourget a héritée de Balzac.) Cette conclusion n’est autre que la conclusion chrétienne : la voie douloureuse est une voie. L’abbé Manchon en donne pour signe ceci : la souffrance détache ; en détachant l’homme de la terre elle l’allège, le rend comme fluide et mobile le long de la route où la mort le fait disparaître de notre horizon sans qu’il cesse d’aller.

Je contesterai d’autant moins cette conclusion qu’un livre sur la souffrance, une réflexion sur la souffrance ne sauraient guère en comporter d’autre. Réfléchir sur la souffrance, c’est déjà la dominer, c’est déjà chercher à l’utiliser. Et si le plaisir sert à nous attacher à la vie, à nous la faire vivre et à nous la faire transmettre, la douleur ne saurait être utilisée que pour nous détacher de la vie. Et nous savons bien que sans ce détachement la société humaine ramperait misérablement, et que l’individu ne garderait qu’une valeur médiocre. Mais quelle que soit la vérité d’une telle conclusion, ce n’est ni cette vérité ni cette conclusion qui nous intéressent dans ce roman. C’est le roman. Et celui de M. Estaunié pouvait se passer de sa conclusion sans cesser d’être le roman de la douleur, et sans que rien à peu près fût diminué de son art ni de son artifice.

Car il comporte un artifice ; je l’indiquerai en disant que, plutôt que sur la vision de la douleur humaine, il est fondé sur une vision douloureuse de l’humanité. Il implique à la fois chez l’auteur et chez ses personnages une volonté de douleur, à laquelle Dostoïevsky nous a accoutumés, mais qui n’est pas habituelle à un Occidental, et qui nous paraît chez M. Estaunié particulière et originale.

Une volonté de douleur, nous la trouvions bien dans l’Alissa de La Porte étroite. Et le titre du roman de Gide, ainsi que certains de ses mouvements, nous rappellerait peut-être L’Appel de la route. Mais là où Gide ne voulait écrire que le drame d’une âme humaine, M. Estaunié a voulu écrire le drame de l’âme humaine. Et il n’a pas généralisé sans l’artifice nécessaire.

Cette volonté de souffrance que je crois y discerner, M. Estaunié la nie, et même il a écrit son roman pour la nier : « Est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir ? Il leur suffît d’exister. » Soit. Il a voulu raconter des existences qui font souffrir, et sans le vouloir. Mais que sont ces existences ?

Il n’y a dans L’Appel de la route que des destinées souffrantes et brisées. Simplement, dit M. Estaunié, parce que ce sont des destinées humaines et que des hommes existent. Ces hommes souffrent bien par des hommes, et ne souffrent que par des hommes, mais non par des hommes qui veulent les faire souffrir. Celui qui nous fait souffrir n’est que la cause occasionnelle de notre souffrance, ou la cause par déclenchement, comme l’oiseau de l’avalanche ou le fumeur de l’explosion. « Le plus souvent celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a fait. Une seule chose compte : la souffrance, en elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert. »

Mais, en fait, les souffrances infligées aux créatures de ce sombre roman ont une cause, et toujours la même, qui est le silence et la solitude. Ces personnages souffrent et font souffrir non parce qu’ils existent, mais parce qu’ils sont seuls et qu’ils se taisent. Entre Lormier et sa fille, entre Mlle Lormier et René, entre Henri et son père, entre Mme Manchon et son fils aîné, se sont installés non des silences passifs, mais des silences actifs qui font fonction de zones d’hostilité, de terrains vénéneux où foisonnent toutes les espèces de la douleur. La famille Lormier est une famille où on a pris l’habitude du silence comme on prendrait ailleurs celle de l’alcool ou des disputes. Le médecin qui entre dans la maison, au début du roman, l’a vu installé, ce silence, au lit de mort de Mme Lormier, entre la morte et les deux vivants, comme un maître dur et terrible auquel la victoire restera et qui finira par étrangler Geneviève dans sa cellule de carmélite aussi bien que Lormier dans sa chambre de Versailles. Dès que la morte a fermé les yeux, il s’empare avec plus d’autorité des deux vivants. « Pour se torturer ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire. » Et ce silence n’est pas un simple vide, c’est un poids, c’est une force, comme les silences d’Eschyle, et une force qui tue. Lorsque Lormier pousse son : « Pourquoi ? Pourquoi ? » désespéré, il est étrange que personne ne lui dise la vérité, à savoir qu’il souffre non d’autrui, mais de lui-même. Il meurt du silence de sa fille, mais ce silence elle le tient de lui avec sa vie même, elle a respiré chez lui ce poison : cet inventeur absorbé dans ses recherches a dû faire du silence, au sens où les médecins disent qu’on fait de l’albumine ou de la tuberculose. Sa fortune même est consubstantielle à ce silence. Elle a été constituée par sa femme sans qu’il le sût, et c’est seulement quand sa femme est morte qu’il se connaît riche. Mais son premier mouvement est pour maintenir le silence autour de cette fortune. Il craint, dit-il, qu’on ne recherche sa fille pour son argent. C’est une de ces raisons dont on se dupe soi-même. En réalité il est tenu par la passion installée dans sa maison, la passion du silence, comme Grandet l’est par l’avarice ou Hulot par la luxure : passion du silence, c’est-à-dire passion de la vie secrète, qui porte comme toute passion sa puissance de vie et sa puissance de mort. Dans ce roman on en meurt. Ainsi Geneviève Lormier mourra de ce silence d’un quart d’heure, de cette voilette abaissée, entre la gare et la ville de Semur ; elle en mourra en se demandant : « Pourquoi me suis-je tue ? »

Mêmes nappes de silence empoisonné dans la famille Manchon. La maladie a été inoculée ici par un homme, qui ne paraît qu’en une page, le père qui, convaincu par une calomnie que son jeune fils n’était pas de lui, a mieux aimé garder ce secret en se tuant que l’éclaircir au moyen d’une explication. Lui aussi a été serré à la gorge et étranglé par le silence. Il aurait pu, pour le repos des siens, emporter avec lui son affreuse maladie, mais il a fallu qu’avant de mourir il parlât tout juste assez pour la communiquer, comme M. et Mme Lormier, à son sang. Il a fait jurer à son fils aîné de chasser de la maison celui qu’il croit un bâtard. Et plutôt que de tenir ce serment, plutôt que de faire ce mal, Henri s’est exilé lui-même de la famille en se faisant prêtre. Mais il faut que la destinée s’accomplisse, que le silence engendre le silence comme chez les Atrides le meurtre engendre le meurtre : en se taisant Henri installe chez les Manchon le silence qui tue, le silence qui chassera et fera mourir René, et fera tenir à Henri, malgré lui, terriblement, son serment.

Les silences de Lormier, de Geneviève, d’Henri, sont des silences faits de noblesse et de fierté, et pourtant ces silences tuent. Ils empoisonnent non parce qu’ils sont une infection, mais parce qu’ils constituent, comme un corps saisi par le froid, un terrain favorable à l’infection. Et cette infection, elle est représentée ici par les créatures blafardes qui s’installent dans le silence pour l’exploiter, le creuser et pour y faire le mal qui leur est propre : celles que M. de Miomandre appelle les taupes. Le sujet de L’Appel de la route est à peu près celui des Taupes. Il faut un effort pour s’en apercevoir : supposez le même thème traité par Fragonard et par Rembrandt, par Banville et par Baudelaire !

Il y a deux taupes dans le roman de M. Estaunié (oscillez, selon votre commodité, de l’image de la taupe à celle du microbe), deux habitantes infernales de ce royaume du silence : la vieille fille et la petite ville. La vieille fille Lapirotte était jeune quand elle a installé chez les Manchon la calomnie qui a fait du père un cadavre et du jeune homme un vieillard. Jeune ou vieille elle était l’envie, la méchanceté, une triste chose irresponsable que M. Estaunié ne s’arrête pas à accabler, et qui a rempli, dans un terrain favorable, sa fonction de taupe. Mais la taupe individuelle n’arrive à la plénitude de son œuvre et de son mal que lorsqu’elle s’est croisée avec cette taupe collective qu’est la rumeur d’une petite ville. Alors le mal s’étale dans sa perfection, les taupes ouvrent, jusqu’à ce que le terrain s’effondre, leurs galeries dans l’âme et dans l’être du silence. Le triple récit, brisé et repris, de M. Estaunié, donne d’ailleurs la sensation même de ces galeries obscures, de ce lacis souterrain qui semble écrire les caractères du hasard, et qui écrit ceux de la destinée.

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« Le silence d’un homme qui souffre, dit M. Estaunié, finit par éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même. » Ses personnages croient qu’ils se taisent parce qu’ils souffrent. En réalité ils ne souffrent que parce qu’ils se taisent ou qu’on se tait autour d’eux ; parce qu’ils se sont tus ou qu’ils ont été pris dans une conspiration familiale de silence. Et ce n’est pas le silence qui éteint l’univers autour de l’homme que le silence fait souffrir, mais, s’il s’est tu, c’est qu’il vivait déjà dans un univers à peu près éteint. Se taire, c’est nier l’univers et se constituer soi-même en univers. Il y a dans l’homme le silence bas, l’air des vallées, qui provient de la timidité, et le silence élevé et glacial, l’air des cimes, qui provient de l’orgueil. Mais l’un et l’autre participent de la même essence, car la timidité est une forme de l’orgueil, c’est l’orgueil des faibles.

Le silence ne fait qu’un avec la solitude, et ces récits de M. Estaunié nous apparaissent comme la suite de ses Solitudes. Il y a des hommes qui souffrent de la solitude et des hommes qui paraissent en jouir : les Pensées de Pascal nous donnent la formule des premiers, et tant de pages délicieuses de Rousseau la formule des seconds. Et cependant le malheur et la folie de Rousseau ne sont-ils pas nés de la solitude, de cette solitude peuplée par lui de « taupes » imaginaires ? Dans ses derniers romans M. Estaunié semble avoir été halluciné par cette idée que la solitude est le visage le plus ordinaire de la souffrance. Mais ce mal fait tellement corps avec le solitaire qu’il l’aime du même fonds dont il s’aime, qu’il ne pourrait le détester qu’en se détestant. Dès lors il est amené à tenir cette solitude et cette souffrance pour l’appel d’une route qui se confond, ou qui pourrait se confondre avec lui. La conclusion du roman de M. Estaunié est en somme chrétienne, puisque l’appel de la route reste personnifié par la retraite d’une carmélite et par les discours d’un prêtre qui parle en prêtre. Mais cette conclusion n’est pas présentée comme une certitude, et le livre, commencé sur une angoisse, écrit dans l’angoisse, finit sur une angoisse. Derrière le rideau de son parloir nous ne voyons pas plus Geneviève que son père ne l’a vue : qui sait si elle n’a pas emporté son désespoir dans la mort ? Et, comme on nous le laisse entendre, les propos de l’abbé Manchon sont un peu des propos professionnels de prêtre : quel est, derrière cet autre voile, leur fonds et leur poids d’humanité ? Le livre a l’apparence d’un dialogue, où il faut finir, mais où on ne conclut pas réellement, et nous sommes invinciblement portés à estomper l’image sur laquelle il s’achève, à voir devant nous non une route toute faite qui nous appelle, mais une forêt épaisse et mystérieuse où il nous appartient d’abattre des arbres et d’ouvrir des pistes.

XX. — La composition dans le roman

Des Nouvelles pages de critique et de doctrine, de M. Paul Bourget, j’avoue que je n’ai pas lu les pages de doctrine. La doctrine de M. Paul Bourget est connue depuis longtemps. Il est probable qu’elle ne changera pas. Et il est certain que tout a changé autour d’elle d’une telle façon que ce qui est aujourd’hui le moins pris au sérieux chez M. Bourget, c’est assurément le doctrinaire. Il n’en va pas de même du romancier, ni surtout du critique. J’ai donc lu ses pages de critique, et particulièrement celles sur l’art du roman, avec toute l’attention qu’elles méritent et qu’elles récompensent.

On souhaiterait même, en cette matière, trouver, au lieu de pages, un livre. Je ne sais combien de romans M. Bourget écrira encore jusqu’à la fin de sa carrière ; mais sans doute y en aura-t-il plusieurs de médiocres. Il est vrai que le romancier, en entamant un roman, ne sait jamais si cela donnera du bon, du moyen ou du mauvais : le vin une fois tiré, on le boit, et on voit ou on sent comment il a passé. En tout cas ce que nous savons bien, c’est qu’un livre sur l’Art du Roman, écrit par M. Bourget, présenterait le plus vif intérêt, tiendrait dans son œuvre une place élégante et utile. On peut en pêcher déjà quelques bribes dans ses anciennes et ses nouvelles Pages.

Les deux volumes des premières Pages ont paru il y a dix ans, et j’ai déjà eu occasion de relever et de discuter ce que disait M. Bourget au sujet d’une qualité du roman « sans laquelle il n’est pas de chef-d’œuvre accompli. Cette qualité, la rhétorique classique la nommait d’un terme bien modeste : la composition ». Lui-même revient, dans ses Nouvelles Pages, sur cette question, et son point de vue n’a pas changé. Il se trouve, par un exceptionnel hasard, qu’il en est de même du mien. Et comme on peut voir là une question capitale de « rhétorique », comme c’est même la question centrale de la rhétorique, comme il faut bien de temps en temps se retremper dans la rhétorique, je voudrais reprendre, après dix ans, ce même problème. Je n’ai en ces matières, ni l’autorité de M. Bourget, ni non plus cette conscience de son autorité, qu’est son dogmatisme. J’entre dans une question ouverte que je ne prétends pas fermer, que je tiens au contraire à laisser ouverte. Un Art du Roman véritable serait une sorte de dialogue, issu d’États Généraux du roman, avec ces trois ordres, les romanciers, la critique, le public, — le premier qui milite, le second qui fait oraison, le troisième qui paie. Je sais bien que nos oremus paraissent aux deux autres ordres de la fumée subtile et vaine, et que le tiers-état, en matière de roman, tend à être tout. C’est grâce à lui que nous aurons plutôt une autre Écuyère qu’un Art du Roman. Raison de plus à notre clergé, tant qu’il est encore toléré, pour rêver sur cet Art, avec des fumées, tantôt épaisses, tantôt bleues.

« Il y a, dit M. Bourget, outre l’élément de vérité, un élément de beauté dans cet art si complexe du roman. Cet élément de beauté c’est, à mon sens, la composition. Si nous voulons que le roman français garde un rang à part, c’est la qualité que nous devons maintenir dans nos œuvres. Une Eugénie Grandet, une Colomba, une Madame Bovary, un Germinal, un François le Champi, un Nabab, pour citer au hasard quelques livres de type très différent, sont remarquables par cette netteté dans le dessin, que vous ne trouverez ni dans Wilhelm Meister, ni dans Les Puritains d’Écosse ou Rob Roy, ni dans David Copperfield ou Le Moulin sur la Floss, ni dans Anna Karénine ou Crime et châtiment. Je cite de nouveau, au hasard de ma mémoire, d’autres livres de tout premier ordre également. Nous ne trouvons pas davantage cette beauté de composition dans Don Quichotte ni dans Robinson. Pourquoi ne pas reconnaître que l’insuffisance de ces puissants récits est justement dans ce défaut Ordonnance ? Nous l’admirons, cette claire ordonnance, dans tous nos classiques. C’est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. Quand on examine les récits des romanciers nouveaux, on voit qu’ils se laissent volontiers tenter par l’impressionnisme… »

— Le roman français est un roman bien composé. Les Français seuls savent composer. Un romancier qui veut être éminemment français doit savoir composer. Un impressionniste qui ne compose pas n’est pas un écrivain très français. Il ne suffit pas d’écrire en français, il faut composer en français. — Tout cela, M. Bourget, bon traditionaliste, le redit après ses maîtres de rhétorique, après les nôtres, après Brunetière, après Faguet. Ici tout notre passé littéraire fait bloc. Nos premiers exercices d’écriture s’appelaient compositions françaises. Le « Ce n’est pas composé » est tombé incessamment et tombe encore des chaires universitaires, tantôt sur un écolier de troisième, tantôt sur une thèse d’histoire, tantôt sur MM. de Goncourt. Et tout cela, d’un certain point de vue, est utile, est légitime. Ce sont idées anciennes, idées considérables. Mais nous pouvons, nous devons toujours, comme disait Gourmont, les dissocier. Dissocier des idées n’est pas nécessairement les ruiner. C’est voir d’abord comment elles se sont associées.

En 1912, j’écrivais que, dès qu’on sort des généralités, et de cette composition sommaire qui consiste à avoir un commencement, un milieu et une fin, composition qui existe à peu près dans toute œuvre d’art, on s’aperçoit que le sens du mot est très différent dans chacun des arts, en sculpture, en peinture, en littérature, en musique. Remarque trop évidente, et par elle-même de peu de portée. Mais, pour nous borner à la littérature, voyons dans quelles conditions et autour de quels genres la rhétorique a cristallisé son idée de composition.

À des époques précises et autour de deux genres seulement, à savoir le discours et le poème dramatique.

Pas de discours sans composition. L’expérience apprend en effet que si on veut faire entrer des raisons dans la tête d’un tribunal, d’une assemblée, d’une foule, il faut que ces raisons fassent masse, ou plutôt boule de neige, qu’elles s’appuient les unes les autres en une progression qui prenne le plus possible les caractères d’une progression géométrique, qui accroisse incessamment la conviction, et qui utilise avec le maximum d’efficacité un espace de temps restreint : restreint mécaniquement, chez les Grecs, par la clepsydre, restreint organiquement, partout, par la capacité d’attention d’un auditoire. De là, comme dans le vaisseau phénicien de l’Économique, la nécessité d’un ordre ; à la fois artificiel et vivant, dont les rhéteurs siciliens firent un art. Cet art sicilien de la rhétorique, dont les logographes et les orateurs athéniens donnèrent ensuite des modèles, dont Aristote, Cicéron, Quintilien étendirent les lois et les observations en une véritable Institution oratoire, il est demeuré jusqu’à nos jours l’arsenal de la rhétorique et la maison-mère de la « composition ». Composition et discours sont presque synonymes. Composition latine ou française, en langue scolaire, équivaut à discours latin et discours français. Les chaires de prose latine ou française, dans nos universités, s’appelaient naguère ou s’appellent encore chaires d’éloquence latine, d’éloquence française. L’Académie française décerne alternativement un prix de poésie et un prix d’éloquence. Il est vrai que l’éloquence qui nous gouverne n’est plus celle de Corax et Tisias et du plaidoyer, mais celle de Bossuet et du sermon, c’est-à-dire des trois points. Tout sujet peut et doit se traiter en trois points, et s’il ne vous paraît en comporter que deux, c’est que vous ne savez pas « composer ». Faute d’un point, vous perdrez le prix d’éloquence.

En matière dramatique la composition est aussi nécessaire qu’en matière oratoire. Une pièce mal faite est une mauvaise pièce, j’entends une mauvaise pièce pour le spectateur. La Poétique d’Aristote porte sur la composition dramatique, comme la Rhétorique porte sur la composition oratoire. La floraison du théâtre en France s’est accompagnée d’une feuillaison de Poétiques ou de Dramatiques, depuis l’abbé d’Aubignac jusqu’à Sarcey, où la question capitale était celle des règles de la composition : il y avait ici le songe comme il y avait là la prosopopée, ici la scène à faire comme là la péroraison, ici l’exposition comme là l’exorde, etc…

Voyez au contraire les deux autres grands genres, à savoir l’épopée et la poésie lyrique. Les prétendues règles de la composition épique, telles que les reproduit Horace, sont de fausses fenêtres, tentées par les critiques ; elles ont été vite discréditées. La vérité est qu’aucune des trois grandes épopées antiques, l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide, ne comporte une véritable composition. On ne peut pas ôter une scène à Œdipe Roi, on peut retrancher, sans les rendre ni moins épiques ni moins claires, la moitié de l’Iliade, du Nostos, de la Mnesterophonie ou de l’Énéide. Elles sont belles avec vingt-quatre ou douze chants. Elles seraient belles avec quarante-huit ou six. La composition n’est pas une partie essentielle de leur être poétique. Il n’en va pas de même des parties : l’épisode d’Ulysse chez Polyphème, de Priam dans la tente d’Achille, sont des chefs-d’œuvre de composition (dont la leçon ne sera pas perdue pour le drame satyrique et la tragédie). Notons cette différence. Elle nous servira tout à l’heure.

Enfin, quand il s’agit de la poésie lyrique, ce n’est plus la composition qui est érigée en maxime, c’est l’absence de composition. Il n’est peut-être pas de théorie à laquelle Boileau ait plus tenu que celle du beau désordre en matière de haut lyrisme. Il insiste fortement sur elle dans ses œuvres critiques en prose, et, ce qui est plus grave, il prétend la mettre en pratique dans son Ode sur la prise de Namur. Je sais bien que Brunetière et Faguet ont cru voir que les grandes odes de Lamartine et de Hugo étaient admirablement composées. Je ne crois pas cependant que le mot convienne. La composition, la distribution des matières, le plan, sont, pour un discours ou pour un drame, un travail préparatoire indispensable. Mais pendant qu’un poète lyrique procéderait à cette préparation, l’inspiration l’abandonnerait ; elle reviendrait ensuite se heurter aux barrières d’un cadre artificiel qui ne serait plus fait pour elle. Elle construit au contraire son plan au fur et à mesure qu’elle se fait, comme l’être vivant construit en grandissant le squelette sur lequel il s’appuie. Il y a évidemment un ordre dans Les Révolutions, À celle qui est restée en France ou Le Retour de l’Empereur, un ordre plutôt qu’un beau désordre ; mais ordre ne signifie pas ici plan : c’est un ordre spontané déposé par l’inspiration, pendant que s’écrivait le poème. Et ce serait évidemment abuser des mots que de le comparer à l’ordre d’un sermon de Bossuet ou d’une tragédie de Racine.

Faguet, écrivant sur L’Orme du mail (article recueilli dans les Propos littéraires), dit que le livre « a ses défauts, qui sont un manque trop absolu, même pour une fantaisie, de composition ». L’éternelle note, à l’encre rouge, qui foisonne sur les copies ! Bienheureux manque de composition, qui nous permet d’ouvrir l’Orme à n’importe quelle page, comme Montaigne ou La Bruyère ! On lit les livres qui sont composés, mais on relit ceux qui ne le sont pas. Or, un ou deux ans après, parlant du Mannequin d’osier, voilà Faguet qui s’avise que c’est une merveille de composition parce qu’il est « en progression bien ménagée et mesurée. M. Bergeret, mécontent, sans fureur du reste, d’avoir été vulcanisé, chasse sa femme ; mais, comme il est de caractère faible, il la chasse en trois fois. Il s’y reprend. Un pas, puis un autre plus accusé, puis un autre, définitif. Il la chasse, d’abord, en la personne du mannequin d’osier sur lequel elle essayait ses robes, et qu’il jette par la fenêtre. Il la chasse ensuite en la personne de la servante dévouée qui prenait les intérêts de sa maîtresse. Il la chasse enfin elle-même, et voilà qui est d’une composition admirable ». Très juste. Mais qu’est-ce que c’est que cette composition ? Une composition de roman ? Non. Bien plutôt une composition de théâtre. Certes personne n’est plus incapable de penser théâtre que M. Bergeret, si ce n’est M. France. Mais voilà que, mis en face de la situation la plus comique qui soit dans les Gaules, le cocuage, ils réagissent comiquement, ils font de la comédie, du théâtre. « Un pas, puis un autre, puis un autre », c’est cela même le mouvement dramatique. Relisez Le Mannequin. On a eu l’idée absurde de mettre Le Lys rouge au théâtre et même au cinéma. Je suis loin de posséder le répertoire du théâtre contemporain ; mais je ne crois pas qu’un industriel de l’adaptation ait songé à scénifier Le Mannequin, qu’il n’y a pourtant qu’à jeter en l’air pour le voir retomber sur la scène, y marcher, y comporter ses trois actes, y faire ses trois pas. Il y a le Cocu imaginaire. Il y a le Cocu magnifique, il y a Dardamelle ou le cocu glorieux, le Tartarin de la corporation. Il y aurait, en M. Bergeret, le Cocu malin, l’Ulysse de la grande armée. Et voilà pourquoi le livre peut recevoir en marge, de la main de Faguet, l’apostille : « Bien composé ». Notez que plusieurs des romans de M. Bourget ont été ainsi, et pour les mêmes raisons, portés d’eux-mêmes au théâtre, où ils résistaient mieux que les tableaux épisodiques adaptés des romans des Goncourt, de Daudet, de Zola.

Si l’on s’en tient aux anciens genres, on trouve donc que la composition au sens plein du terme, c’est-à-dire la composition préconçue, est issue des nécessités de deux genres déterminés, florissants en notre âge classique, le développement oratoire et l’œuvre du théâtre. Que dirons-nous du genre qui tend aujourd’hui à absorber les autres, — le roman ?

Notons d’abord que lorsque M. Bourget exhorte les romanciers à vénérer surtout l’arche sainte qu’est la composition, il semble bien qu’il prêche pour son saint. Aucun romancier ne compose d’une manière aussi habile, aussi nette, aussi apparente que lui ; la qualité qu’on peut le moins lui refuser c’est la solidité de la construction : il y a dans sa soupe bien des légumes venus des jardins de Taine, de Balzac, de Walter Scott, mais ces légumes, associés à un pain bis, font une assiettée épaisse, substantielle, nourrissante, je dirai même auvergnate : soupe qui n’est évidemment pas signée Montagné, mais qui tient debout la cuiller, qui tient solide dans l’estomac, et que j’avoue manger de bon appétit presque chaque fois que M. Bourget publie un roman nouveau. Dans presque tous les livres de M. Bourget, on reconnaît un homme qui a expliqué le Conciones, qui a pensé avec Taine et Brunetière, et un des rares écrivains d’aujourd’hui qui ait fait visiblement et loyalement sa rhétorique. Quiconque a le goût et le sentiment de la tradition française, dans son fonds ancien et son étoffe solide, lui en sait gré. Un roman de M. Bourget est composé comme un discours de Tite-Live ou une tragédie classique. Mais qu’est-ce à dire, sinon précisément qu’un roman de M. Bourget nous apparaît peut-être moins comme un roman pur que comme un recoupement romanesque des deux genres à composition, l’oratoire et le dramatique ? M. Bourget a un style oratoire et même un but oratoire, comme Taine et comme Brunetière. In narratione orator. Il écrit des romans à thèse pour prouver et pour convaincre, ce qui est besogne d’orateur. Le récit prend spontanément chez lui la forme du discours, d’un flot qui roule, d’un ensemble en marche, marche ordonnée méthodiquement, j’allais dire militairement. Mais l’oratoire à lui seul ne donnerait rien, si M. Bourget n’y joignait précisément un don dramatique des situations, des crises : le talent de l’exposition, l’art des préparations sont chez lui visibles, peut-être trop visibles ; la scène à faire, en général une grande scène d’explication, est amenée aussi immanquablement et à une place aussi déterminée que chez Sardou et Henry Bataille. Les marronniers de Figaro ne manquent pas davantage, où tous les personnages sont conduits et s’entrecroisent, soit par hasard, soit par le mouvement même et la logique de l’œuvre. Dire que M. Bourget sait admirablement composer, c’est donc dire qu’avec lui le roman verse à la fois dans l’oratoire et dans le dramatique. Ce cas qui lui est particulier, ce cas Bourget, n’est-ce pas par un mirage tout naturel et par une projection de sa propre nature, que M. Bourget, lorsqu’il disserte sur son art, l’érige en règle et en nécessité du roman ?

Il cite comme des exemples de « composition » : Eugénie Grandet, Colomba, Madame Bovary, Germinal, François le Champi, Le Nabab. C’est vrai pour Colomba et François le Champi, un peu moins pour Eugénie Grandet, fort peu pour Madame Bovary, Germinal, Le Nabab. Ces trois derniers romans sont au contraire formés d’épisodes, tous intéressants, mais tels qu’on pourrait en supprimer plusieurs ou en ajouter plusieurs sans que l’ouvrage perdît sa signification. Il en est de même des romans que M. Bourget déclare mal composés : Wilhelm Meister, Les Puritains, David Copperfield, Le Moulin sur la Floss, Anna Karénine. Crime et châtiment. Je crois que tout esprit non prévenu reconnaîtra que le rythme, la disposition de Madame Bovary se rapprochent beaucoup plus de ceux d’Anna Karénine que de ceux de Colomba et de n’importe lequel des romans, si bien composés, de M. Bourget. Tolstoï nous dit qu’Anna Karénine lui étant payée à la page, il fit, pendant qu’il l’écrivait, de grandes pertes au jeu, et dut, pour cela, allonger beaucoup son roman. Donc, Tolstoï, s’il eût amené plus souvent le roi à l’écarté, Anna Karénine eût été plus courte. Eût-elle été meilleure ou moins bonne ? Nous n’en savons absolument rien. En tout cas elle eût été encore Anna Karénine. C’est un fait que l’immense majorité des grands romans européens, de ceux qui font partie de notre vie comme notre histoire même, individuelle ou nationale, ne sont pas des « compositions » oratoires ou dramatiques, mais de la vie qui se crée elle-même à travers une succession — d’épisodes.

« Nous l’admirons, cette claire ordonnance, s’écrie M. Bourget, dans tous nos classiques, dans Corneille comme dans Racine, et dans Molière comme dans La Fontaine, dans La Princesse de Clèves, comme dans Candide et Manon Lescaut. C’est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. » Ô le dangereux nationalisme ! C’est avec ce raisonnement que l’Académie Française, gardienne de la « vertu nationale » et de la tradition française, a exclu, depuis Balzac, presque tous les grands romanciers français, parce que Madame Bovary n’est pas « composée » comme un discours du duc de Broglie ou une étude de Brunetière, parce que Numa Roumestan n’a pas la bâtisse de Théodora ou de Célimare le bien-aimé. Le romancier n’a pas à composer comme l’orateur, mais à disposer comme la vie, avec laquelle il collabore et qu’il imite. Que nous cite ici M. Bourget ? Corneille, Racine et Molière, qui sont des hommes de théâtre, La Fontaine qui est un conteur, La Princesse de Clèves et Manon Lescaut qui sont des nouvelles, Candide qui est une simple succession de scènes et de propos destinés à prouver quelque chose. Où est donc le roman ? Le roman, genre nouveau, veut des vertus, nationales ou autres, sur ses propres mesures, non des vertus qui aient déjà servi.

On l’a dit bien souvent. Que le roman descende plus ou moins de l’épopée, il tient chez nous la place du poème épique dans d’autres civilisations. Or, nous l’avons vu, le poème épique n’exige nullement la composition oratoire ou dramatique. L’Odyssée a vingt-quatre chants. Elle aurait pu, comme Anna Karénine, être plus longue ou plus courte, à la fantaisie de celui qui les a réunis. C’était toujours l’Odyssée, la vie industrieuse du roseau pensant et actif, plus fort que la nature et la fortune. Mais allez donc enlever la confirmation du Pro Milone ou un acte de Polyeucte !

L’épopée ne demande pas de composition. Seulement les épisodes, dont elle est formée, en exigent une. Ils sont faits de discours et de courts récits. Or le discours est composé, le court récit est composé. Et précisément l’on voit dans l’Odyssée de Victor Bérard, à quel point l’épisode homérique est lié à ces deux genres parlés et composés : le discours cher aux Grecs et la représentation dramatique. Comme l’épopée le roman est formé d’épisodes, tous destinés à faire connaître les mêmes personnages, et donnant autant de coupes sur le même flux de vie. Et ces épisodes, eux, exigent une composition, à laquelle ne manque aucun grand romancier. Il n’y a rien au-dessus de la composition du comice agricole dans Madame Bovary. Les épisodes de Dickens et d’Eliot, de Tolstoï et de Dostoïevsky se détachent, ou plutôt s’attachent, pareillement.

Mais il y a un genre où l’épisode est seul, vit pour lui-même, et où par conséquent la composition est tout : c’est la nouvelle. Qui le dit, et fort bien ? M. Bourget lui-même. « La matière de la nouvelle, écrit-il, est un épisode, celle du roman une suite d’épisodes. Cet épisode, que la nouvelle se propose de peindre, elle le détache, elle l’isole. Ces épisodes dont la suite fait l’objet du roman, il les agglutine, il les relie. Il procède par développement, la nouvelle par concentration. Les épisodes du roman peuvent être tous menus, insignifiants presque. C’est le cas dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale. L’épisode traité par la nouvelle doit être intensément significatif. »

C’est juste. Mais pourquoi, sous cette étiquette de « composition », empruntée à la rhétorique classique, M. Bourget réunit-il les deux opérations contraires, celle de la nouvelle qui concentre, celle du roman qui étend et disperse ? Le roman, dit-il, « agglutine et relie » des épisodes. Soit. Mais le romancier ne compose pas un roman comme il compose ses épisodes, tout au moins un romancier purement romancier, non orateur ni dramaturge. Un romancier, ayant conçu l’embryon de ses personnages, vit avec ces personnages, se laisse conduire par leurs exigences de vie, se garde de vivre leur durée avant qu’eux-mêmes l’aient vécue. Les critiques à principes condamnent la fin de Julien Sorel qui tue par vengeance alors que son « caractère » est l’ambition, celle d’Emma Bovary qui se tue pour des affaires d’argent alors que son « caractère » la classe dans les affaires d’amour ; ils reprochent tout simplement ici à Stendhal et là à Flaubert d’avoir laissé la vie se former, déposer et s’achever comme elle fait dans la réalité et dans un tact de romancier qui crée, au lieu de l’avoir fait conclure comme conclut un discours qui prouve. L’expérience nous montre qu’un certain idéal de « composition » classique, portant sur les caractères et sur l’œuvre, doit être considéré comme un danger et un ennemi du roman : lisez un roman écrit par un scholar comme l’Étienne Mayran de Taine ! Composer, dit M. Bourget, est « le conseil qu’une critique bienfaisante donnerait à ces jeunes écrivains » trop purement impressionnistes. Je crois qu’il faudrait mettre les plus grandes précautions à pratiquer cette bienfaisance.

Sainte-Beuve, dans l’article qu’il écrivit à la mort de Balzac, dit : « Il y a trois choses à considérer dans un roman : les caractères, l’action, le style. » Il n’emploie pas, dans cette table des valeurs justes, le mot composition. Mais trois pages plus loin il écrit : « M. Eugène Sue est peut-être l’égal de M. de Balzac en invention ; en fécondité, en composition. » La composition a pris place dans les trois qualités, plutôt inférieures, en lesquelles un Eugène Sue peut dépasser un Balzac.

En réalité, il y a deux grandes divisions de l’art littéraire : l’art à qui le temps est mesuré et l’art qui dispose librement du temps. Le discours, la conférence, le théâtre, la nouvelle sont des genres très différents, mais ils présentent ce caractère Commun d’être contraints à utiliser un minimum de temps pour un maximum d’effet. De là la nécessité et les lois de la composition. Le lyrisme, l’épopée, le roman, disposent au contraire du temps à la façon de la nature elle-même. Un même sentiment, l’amour d’une femme, la mélancolie de la mort, peut être exprimé en un sonnet, mais aussi en un long poème lyrique, en un recueil lyrique, en une douzaine de recueils lyriques. Un Pindare ou un Stésichore ne pouvaient chanter ou faire chanter trop longtemps devant leurs auditeurs, mais un Shelley ou un Hugo peuvent chanter indéfiniment les mêmes choses pour leurs lecteurs. L’épopée peut se répandre en liberté, et le roman aussi. Voyez la faveur avec laquelle le public accueille les longs romans, les romans-somme qui donnent non une sensation d’ordonnance et de composition, mais de long fleuve vivant : Les Misérables, les grands romans russes, Jean-Christophe, Les Thibault. Le genre suprême du roman est probablement là. Une « critique bienfaisante » ne saurait faire naître ces œuvres cycliques. Elle peut du moins leur sourire et les saluer, leur conseiller de ne pas s’inquiéter devant le vieux. « Ce n’est pas composé ! » C’est notre plaisir. Mais c’est aussi un devoir de savoir gré à M. Bourget de cette critique technique que loue si justement en lui M. Charles Du Bos à la fin de ses Approximations : critique technique, critique des genres, que M. Bourget tient en partie de Brunetière, que chaque génération est appelée à modifier, à rectifier, et dont il importe de ne pas laisser perdre la tradition et le goût.

XXI. — Le roman dans l’énergie

Je copie à peu près ici le titre d’un article que M. André Beaunier écrivait récemment sur quelques romans du jour : Les Romans de la nouvelle énergie. M. Beaunier reconnaissait dans plusieurs romans actuels le signe d’un goût pour l’énergie, une manière de représenter du dedans et d’éprouver dans son mouvement l’action physique et consciente, et il les attribuait tantôt aux habitudes de la guerre, tantôt à celles du cinéma, tantôt à d’autres. Il opposait cette génération à la nôtre : « Nous préférions l’intelligence, — nos jeunes gens préfèrent l’énergie. » Barrès écrivait en visitant les châteaux des croisés dans le Péloponnèse : « Nous devons rêver où nos pères ont vécu. » Les jeunes gens diraient-ils aujourd’hui : « Nous vivons où nos pères ont rêvé ? » Peut-être. L’essentiel est qu’ils ne se disent pas : « Nous vivons ce que nos pères ont rêvé. » La vie implique une telle force de création neuve qu’on ne vit jamais ce qu’on a rêvé soi-même. À plus forte raison vit-on non seulement ce que les pères n’ont pas vécu, mais ce qu’ils n’ont pas rêvé.

Pourtant on imagine difficilement une génération en bloc préférant l’intelligence, une génération en bloc préférant l’énergie. Il est même probable qu’intelligence et énergie figurent en proportion égale dans toute génération. Ce qui change, ce sont leurs rapports, les manières dont l’une et l’autre se considèrent, s’estiment, s’utilisent réciproquement. Cette génération dont parle M. Beaunier, et qui préférait l’intelligence, quels étaient donc ses maîtres, sinon ses maîtres du moins ses demi-aînés, je veux dire, entre 1890 et 1900, les écrivains, soit jeunes encore, soit dans la force de l’âge, en qui elle se reconnaissait, se complaisait, sur qui elle se modelait et sur qui elle disputait ?

C’était France, c’était Loti et c’était Barrès. Ce devait être bientôt Bergson et Maurras. Or, de ces cinq écrivains, il n’en est qu’un qui tourne franchement le dos à l’énergie, et qui joue sur le seul tableau de l’intelligence et des livres, Anatole France. En lui, la réalité de la vie se classe, s’ordonne, s’équilibre en un monde de cadences, de phrases, d’idées, l’artiste persuade au lecteur le repos devant de belles formes, l’esprit oscille entre le jardin d’Épicure et un jardin de curé, dans les allées desquels on reconnaît au matin, parmi les traces qui se croisent, le sabot de l’aegipan et la griffe du diable. Loti, certes, n’est pas un écrivain d’énergie : contemporain de Kipling, ayant eu son temps de gloire en même temps que le grand Anglais, il paraissait faire avec le maître de l’impérialisme et de l’action un couple de singulier contraste ; et une vue superficielle, une litanie sur la supériorité des Anglo-Saxons, pouvaient prendre texte de cette opposition pour voir d’un côté quelque chose qui se défaisait et de l’autre quelque chose qui se construisait. Mais si nous regardons à l’action plus qu’au tempérament de Loti, nous reconnaîtrons qu’il occupa une sorte de fonction planétaire, qu’il jeta au voyage, à la sortie, à la vie maritime et au plein air, bien des vies et bien des imaginations, énergie potentielle qui, chez tels fondateurs de notre empire colonial, ne demandait qu’à se transformer en force vive. Barrès ne fut peut-être un homme d’action qu’à la manière de Chateaubriand et de Lamartine, mais on peut dire qu’il posa pour une génération le problème de l’énergie. Dans les Trois Idéologies, il avait mis en littérature (avec ce décalage de quelques années, nécessaire pour aménager une perspective) sa vie de collège. Mais au moment même où il les rédigeait, il vivait la vie d’action politique qui allait déposer Le Roman de l’énergie nationale. Ayant envoyé sur la tête de ses professeurs de philosophie, qu’ils s’appelassent Renan ou Bouteiller, les coups de bâton qui prétendaient les rejeter à la trappe, il institua Napoléon professeur d’énergie, et la grande voie de sa vie fut désormais, avec des succès divers, une culture de l’énergie française. Après 1900, fonctionnent, sur deux plans tout à fait différents, les deux influences de Maurras et de Bergson. La première institue une école d’énergie et de discipline. Et Bergson ne prend contact avec le grand public que le jour où L’Évolution créatrice le montre ayant obtenu de sa pensée ce produit net : une philosophie de l’énergétique, un reclassement critique de l’action.

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Ce qu’on appelle une génération littéraire, c’est peut-être, tout simplement, une certaine manière commune de poser des problèmes, avec des manières très différentes de les résoudre, ou plutôt de ne pas les résoudre. Le problème posé pour la génération qui va de 1900 aux années préparatoires de la guerre, c’est bien, dans une certaine mesure, un problème d’énergie, un problème d’action, et, d’une façon générale, un problème qui intéresse tout l’homme ; ce n’est pas, ou c’est beaucoup moins, ce problème d’art pur, qui, sous les signes de Flaubert ou de Mallarmé, aux temps du naturalisme et du symbolisme, parut quelque temps problème majeur. Mais au moment où la guerre vint transmuer les valeurs, ceux dont l’influence fut jetée tout à coup en pleine lumière et qui agirent sur la toute jeune génération, au contraire ce ne furent nullement des professeurs d’énergie. Les maîtres du chœur de 1920 ne faisaient certainement pas monter le dynamomètre au même chiffre que les maîtres du chœur de 1905.

On eut ce spectacle curieux de trois écrivains déjà âgés, nés autour de 1870, qui tous trois avaient débuté, vers la vingtième année, par des œuvres où ils étaient déjà presque tout entiers, qui ensuite s’étaient conservés dans l’ombre des chapelles, et qui, au moment de la guerre, parurent ensemble, d’un même mouvement, dans la grande nef, où ils sont encore. Ce sont Gide, Proust et Valéry. Il faudra bien un jour les traiter en équipe, avec ce parallélisme de départ, de carrière et d’arrivée, qui ne peut pas être un hasard, et qui a sans doute sa racine dans certain rythme de durée littéraire propre au dernier quart de siècle : avec aussi cet égaillement sur une piste indéfiniment élargie, qui fait qu’ils appartiennent à des lignées, à des familles d’esprit et de nature françaises tout à fait différentes. Image d’ailleurs fort inexacte, puisque précisément cette unité de « carrière » littéraire les a beaucoup moins occupés qu’un Barrès par exemple. Mais la critique est obligée de se raccrocher à toutes sortes de moyens de fortune et d’images disparates pour mettre de l’ordre dans une réalité complexe, pour prendre dans sa main un mercure qui fuit de toutes parts. Ne nous arrêtons à aucune, utilisons-les toutes un moment.

Or pas un des trois n’apparaît comme un professeur d’énergie. Dans trois directions différentes, au contraire, Gide, Valéry et Proust réalisent un maximum de littérature désintéressée. Le jour où Gide s’est attaché au problème de l’action, comme à tous les problèmes où vit l’intelligence aiguë de cet homme de problèmes et de cet ennemi des conclusions, il a donné à l’action un exposant qui en soutirait tout l’élément actif propre : la gratuité. Monde de la gratuité chez Gide, monde de la poésie pure et de la caractéristique universelle chez Valéry, monde de la vacance, de l’oisiveté libre et de l’analyse indéfinie chez Proust, — voilà ce qui, préparé dans l’atmosphère symboliste et dans les profondeurs sous-marines des années 1890, est monté brusquement, et avec séduction, à la lumière inattendue des années d’après-guerre. Non sans résistance d’ailleurs. J’en prends à témoin les Jugements de Massis et les Partis pris de Ghéon.

Il s’agit là, dira-t-on, de trois auteurs d’une éducation et d’une discipline antérieures à celles de la génération actuelle, et qui avaient trouvé leur « nouveau » avant le moment où une vague de fond les a poussés. Mais si on regarde ceux qui, sur des couches plus jeunes, ont apporté un nouveau à peu près contemporain de la guerre, comme Giraudoux, et jusqu’à un certain point Morand, on ne reconnaîtra pas davantage en eux une école ou une figure d’énergie. Giraudoux, parti de bon matin dans la rosée avec son fusil, parcourt en chasseur le monde des sensations, des images, des allégories, comme Proust se tient à la chasse au poste dans le petit cercle psychologique et mondain. Giraudoux, c’est aussi, si l’on veut, le crieur d’Aladin, qui demande dans les rues de la littérature : Qui veut changer ses vieux yeux contre des neufs ? Morand, lui, ne fait même plus la chasse aux impressions. Il fait la chasse en l’air, la chasse pure, comme les Tarasconnais dans leur campagne sans gibier. Son œuvre ressemble à une étonnante collection de casquettes devenues de la dentelle, et de la plus fine. Et je prie qu’on ne voie là aucune épigramme. Je cherche des images pour dire ce que je sens, tout simplement. Comme Baudelaire avait apporté dans la littérature un frisson nouveau, Morand y a apporté un mouvement nouveau, un mouvement sinon pur, du moins purifié, un mouvement auquel il serait possible, et légitime, de donner toutes sortes de beaux noms littéraires, mais certes pas celui d’énergie. Ici encore nous sommes, ou plutôt nous restons, dans la littérature gratuite.

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Vous parlez, dira-t-on, du Morand des Nuits, ouvertes ou fermées, et j’admets que chacune de ces Nuits fasse une belle casquette de chasse. Le Morand de Lewis et Irène cherche un gibier plus réel, sans le trouver encore bien sûrement : « Je n’ai jamais travaillé, dit Lewis. Les affaires modernes, ce n’est pas du travail, c’est du pillage. J’allais tout droit à la vieillesse, avec cet excès d’agitation et ce défaut d’activité, qui sont bien de l’heure présente. » Il était assez naturel qu’il sortît de là un roman de finance, tourbillon de papiers multicolores et de devises sur les joutes d’Europe, que l’agitation devînt agio, que ce mouvement d’écran, de Rolls-Royce et de sleeping trouvât, comme l’inquiétude éternelle d’Israël, son signe et son corps fluide dans ce mouvement qui transforme les choses solides et stables en argent qui roule, l’argent qui roule en papier qui vole, le papier qui vole en crépitement d’étincelles spirituelles, prélude peut-être d’incendie matériel. La littérature de M. Morand et la finance reçoivent communément l’épithète consacrée d’internationale. On pouvait s’attendre à ce que l’une fût un bon miroir de l’autre.

On dira aussi que la vraie littérature implique plus de sérieux et plus de poids, qu’elle n’est pas chasse à la casquette. Précisément. Elle implique un sérieux tel, que, dans les seaux alternés qui y montent et y descendent (succession des générations, paysage contemporain que forme une génération), la gratuité veut être compensée quelque part par une énergie tendue, par du sérieux volontaire et âpre qui morde sur la réalité. Barrès figurait à merveille le signe et le maître d’une de ces chambres de compensation. Il était incomparable pour équilibrer, avec l’aisance d’un prince spirituel, cette ombre et cette lumière du champ esthétique et humain, les puissances de détente et les forces d’énergie, les jardins du plaisir et de la rêverie à Venise ou sur l’Oronte, et les champs de travail agricole ramassés autour de Sion-Vaudémont. Mais on ne peut pas demander à un rond-point les ressources et la complexité d’une ville, et il est nécessaire que ces deux natures littéraires (provisoires, car on peut trouver et utiliser bien d’autres plans de dichotomie) soient réalisées par des artistes, des groupes, des genres de vie, des familles d’esprits, non seulement différents, mais opposés et ennemis. Les batailles au sein d’une même génération sont aussi nécessaires que les ruptures entre deux générations. De même il n’y a pas un public, mais des publics, et chacun de ces publics demande sa satisfaction propre. Une littérature de gratuité exige presque, de l’autre côté, une littérature d’action utile, efficace, énergique. La chasse à la casquette mène à la chasse au lion. Et si ce lion se trouve être finalement un âne, ou un vieux fauve aveugle et quêteur, prenons-en notre parti. Relisons don Quichotte. Nous avons besoin de chasseurs de lions ; nous avons moins besoin de lions.

Cette littérature d’action destinée à équilibrer dans la balance la littérature dite gratuite, où la trouverons-nous aujourd’hui ? Puisque l’actualité littéraire m’a fait alléguer Lewis et Irène, je lui comparerai trois livres, qu’il faut bien appeler des romans, mais où, comme dans Lewis et comme dans presque tous les livres vivants d’aujourd’hui, l’autobiographie ou plutôt l’autoportrait transposé vient ronger, rajeunir, renouveler le cadre du roman. Ce sont les livres de M. Lucien Fabre, de M. Kessel, de M. de Montherlant.

Curieuse l’analogie entre le sujet de Rabevel et celui de Lewis, portés l’un et l’autre par l’après-guerre, et l’un et l’autre romans non seulement de la vie pour l’argent, je veux dire pour le papier, mais de la vie dont le mouvement épouse par un singulier mimétisme le rythme de cet argent ou de ce papier. Seulement, entre les deux manières de le traiter, il y a toute la différence d’une Panhard de 1898 à une Voisin de 1924, ou, si l’on préfère une image à cheval unique, entre un solide percheron et un sauteur de haies à Auteuil. M. Fabre a senti avec un sûr instinct que son sujet, pensé et vécu après la guerre, eût semblé démodé et faux s’il l’avait fait contemporain, il en a fait presque un roman historique (nous vivons vite aujourd’hui), il lui a donné un fort poids de matière, un moteur robuste, lui a donné à traîner toute cette ferraille feuilletonnesque qui, à partir du deuxième volume, a rebuté tant de lecteurs, est arrivé cependant, et par ses qualités et par ses défauts, à créer un foyer, celui de ces ardents dont il écrit le mal, et de telle manière que tout le mal que nous trouvons dans l’auteur, ou que nous pouvons dire de lui, c’est encore le mal d’un ardent. Je songeais un peu, en lisant Rabevel, au Paysan parvenu de Marivaux. Et en effet, bien que Rabevel soit de la rue des Rosiers, le mal des ardents, c’est-à-dire la gloutonnerie de la vie intégrale, en long et en large (s’en mettre jusque-là ! disait le Suédois de La Vie parisienne), implique comme chambre de chauffe un coffre solide et rude de paysan. Rabevel est bien un roman de l’énergie, et aussi un roman énergique : mais d’une énergie de quantité, comme celle de la nature aux temps carbonifériens. En passant à Lewis on passe à un autre monde, le monde de la qualité, du mouvement réduit à un schème élégant et sûr. Cela sort tout vif, non plus de la campagne cévenole, mais de la rue de la Paix. Avec ce métal dur, ces cuivres éclatants, ces roulements délicieux, nous sommes bien en 1924, nous allons vers 1930 par un mouvement aussi spontané que celui qui fait retourner Rabevel vers 1830 et vers Balzac. Entre la soupe aux choux de M. Fabre (les délicats prétendent y trouver un soulier de Ponson du Terrail : il est vrai que le rocambolisme y tient quelque place) et la crème de bisque de M. Morand (les mêmes délicats la disent faite, dans les restaurants ouverts la nuit, de centaines de pattes broyées la semaine par de jolies quenottes), c’est au goût de décider, et je ne veux pas disputer aujourd’hui des goûts. Buvez Un verre de Chanturge, ce Beaune de l’Auvergne, sur la première, un Sauternes sur la seconde, et moquez-vous des délicats.

Mais peut-être êtes-vous atteint de cette forme bénigne et louable du mal des ardents, qui se confond avec le désir de la perfection ? Peut-être souhaitez-vous un vrai roman de l’énergie, comme celui de M. Fabre, et qui soit en même temps une belle pièce de stand, écrit avec la solidité et le brillant du roman de M. Morand ? Soyez heureux. Vous l’avez. Je crois bien que M. Kessel nous l’a donné dans L’Équipage, qui a tenu cette année, pour les amateurs de fini et de racé, la place de Silbermann dans la production de l’an dernier.

Le roman de M. Morand comme celui de M. Fabre épouse une réalité, une réalité en mouvement : l’argent, selon la formule capitaliste moderne. Avec ce mouvement de l’argent, ce mouvement vers l’argent, est composé, chez l’un et chez l’autre, un mouvement vers l’amour, un mouvement vers les femmes : exigence du roman français, dont M. Fabre et M. Morand se tirent avec plus ou moins de bonheur. Dans l’absolu l’un exclurait l’autre. Mais dans l’absolu Harpagon serait exclusivement avare, Julien Sorel exclusivement ambitieux. Défions-nous de l’absolu. Prenons les genres comme les auteurs, comme les hommes, avec les nécessités intérieures qu’ils apportent et qui sont leur corps. Il reste ceci, que le vrai personnage d’un roman sur l’argent, ce devrait être moins les hommes qui se servent de l’argent que l’argent qui se sert des hommes. Dans ce monde judaïsé du capital, le héros c’est l’argent, comme dans la tragédie juive de Racine le héros c’est Dieu. L’énergie, dans Rabevel, comme dans Lewis, nous la voyons hors de Rabevel et de Lewis. Eux, nous les voyons bien en mouvement, dans une automobile, mais sur les coussins et non au volant. Au volant, il y a quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas eux, et leur énergie n’est pas toute d’eux, toute à eux. Le vrai roman de l’énergie, ce serait le roman où l’homme et la machine qu’il dirige, comme l’âme et le corps, ne feraient qu’un. Précisément parce qu’on peut reconnaître en tous deux des qualités analogues de précision, de netteté, de jeunesse, de style sobre, musclé, douché et massé, il nous faut distinguer, opposer bien soigneusement le roman en sleeping de M. Morand et le roman en avion de M. Kessel.

J’allais écrire : le roman-avion. Je parlais tout à l’heure du mimétisme qui confondait le mouvement du roman et le mouvement de l’argent dans Lewis ou dans Rabevel. Ainsi Ouvert la nuit et le train de relation directe où M. Morand convoie la valise diplomatique. L’Équipage est construit comme un avion, se meut comme un avion, incorpore à de la vie humaine cet être de l’avion que le pilote et l’observateur ont assumé par l’adaptation de leurs muscles et la transmutation de leurs nerfs. L’effet incomparable du roman provient de cette fusion non seulement entre l’âme de la machine et l’âme de l’homme qui la meut, mais entre ces deux âmes et la technique propre de l’auteur et du livre. De là l’accomplissement de l’énergie en sa haute et pure tension. J’en ai relevé des exemples tout le long du roman. Je m’arrête seulement au dernier de ma liste. Tout le drame se conclut par ce geste : les mains jointes d’Herbillon qui avoue et qui implore. Que sont ces mains jointes, sinon, au ciel même du roman, un point extrême dans le bleu, l’intensité la plus grande de l’énergie morale réduite à un signe là-haut, comme l’avion lui-même, à un signe d’effort intérieur qui coïncide avec l’effort le plus grand du génie mécanicien, vainqueur du poids et de la troisième dimension ? Les deux énergies, celle d’une âme et celle d’un corps, celle de l’homme et celle de la machine, sont réunies dans la plénitude de l’instant, presque sexuellement, comme les deux êtres devenus un…

L’amour c’est la production dans la beauté. Le vrai roman de l’énergie c’est le roman d’un corps qui assume, gouverne, libère cette énergie. M. Kessel a promu à l’être ce corps vivant, réel, de l’avion aux deux aviateurs héroïsés par une rivalité d’amour. Je mettrai aujourd’hui, à côté de son livre, Le Paradis à l’ombre des épées, de M. de Montherlant. Le Paradis n’est pas plus un roman que Le Songe. Comme Le Songe il appartient à cette famille, si nombreuse aujourd’hui, de l’essai romanesque. C’est un essai sur le corps.

Le corps, c’est-à-dire la source immédiate d’énergie. Il est curieux de voir que, de tous ces sujets, celui de M. de Montherlant soit le plus neuf, que la littérature ait jusqu’ici beaucoup moins utilisé cette énergie que les autres. Le roman de l’argent, tel que l’écrivent M. Fabre et M. Morand, prend la suite de tout le réalisme moderne, il suit la voie centrale du roman bourgeois au xixe  siècle. Le roman de la machine, l’expression littéraire du corps en mouvement sur une machine, Zola dans La Bête humaine l’a essayé pour la locomotive et le chemin de fer, la bicyclette, l’automobile, ont engendré en quantité sinon encore en qualité une littérature abondante. Mais en littérature le rôle passionnel et voluptueux du corps, son usage érotique, ont tout à fait obscurci sa fonction motrice, sa valeur d’énergie. C’est à cette source d’énergie que jusqu’ici s’est appliqué, pour la capter littérairement, M. de Montherlant. Il y parvint d’ailleurs par une autre énergie, celle de son style, le plus beau fruit de chair verbale que nous sentions aujourd’hui mûrir sous notre main. Fraternité de ce style avec un corps juvénile, avec le tronc des platanes de Vaucluse, avec le travertin doré des palais romains. La main posée sur lui sent une circulation de sang, d’eau, de fruits, de soleil.

L’argent, la machine, le corps humain, voilà les trois figures d’énergie ; les trois sections d’une énergétique humaine que peut encore aujourd’hui se partager le roman. Il serait curieux de les voir apportées par des courants historiques, ou plutôt rapportées, avec quelques conjectures, à ces courants. L’argent sous sa forme motrice, capital, crédit, papier, tourbillon de forces autour de la planète, c’est en grande partie une invention juive (lisez le livre de Sombart, Les Juifs et la vie économique, qu’on vient de traduire). La machine à moteur, c’est la marque propre de la civilisation européenne moderne. La religion de l’énergie physique et de la belle santé corporelle, c’est notre point d’attache avec la Grèce. Trois énergies, par lesquelles se tisse aujourd’hui sur le métier du monde l’éternelle toile de Pénélope, et que le roman, l’histoire, la critique, reflètent dans leur jeu rapide de miroirs.

XXII. — Le roman domestique8

Ces deux dernières années, aucun livre nouveau ne m’avait, je crois, plus remué, n’avait poussé en moi une plus forte marée, venue de l’inconnu et du large, que deux traductions de romans russes, Les Messieurs Golovleff et Le Démon mesquin. Voici aujourd’hui un événement plus important encore : la première traduction complète et véritable des Frères Karamazov.

Jusqu’à maintenant avait pesé sur les éditeurs et aussi sur les « traducteurs » cette phrase du vicomte de Vogüé : « Je ne m’arrêterai pas davantage aux Frères Karamazov ; de l’aveu commun, très peu de Russes ont eu le courage de lire jusqu’au bout cette interminable histoire. » N’oublions pas que le vicomte était de la carrière, qu’il écrivit Le Roman russe dans ses loisirs d’attaché d’ambassade, qu’il entendait par « Russes » les gens du monde vus à la Cour et au Restaurant de l’Ours, et que les renseignements venus de ces hautes sphères ne commettent en littérature que leurs moindres dégâts. Ajoutons cependant que, dans une de ses lettres à Pontmartin, qui le montrent bien supérieur à la copie en tenue de ville qu’il fournit pour la Revue des Deux Mondes, il écrit en 1884 de Dostoïevsky : « C’est un homme énorme… Taine me disait ces jours-ci que MM. Zola, Daudet, de Goncourt et consorts, ne sont pas dignes de dénouer les cordons des souliers de cet homme-là. » Toujours est-il que les éditeurs n’osèrent communiquer Les Frères Karamazov au public français que sous forme d’« adaptation ». Il est vrai que le public eut des compensations de quantité, puisqu’il avait le choix entre deux « adaptations » : l’une appliquait à l’œuvre de Dostoïevsky la méthode de l’amputation, l’autre celle des comprachicos. Les Français qui n’ont de goût pour aucune des deux pratiques, et qui ne hantent point les théâtres où Sophocle est « adapté » par Latuile, et Shakespeare par Guibollard, devaient lire, s’ils le pouvaient, les Karamazov dans la traduction anglaise ou allemande. Les Éditions Bossard mettent fin aujourd’hui à cet état fâcheux en publiant les trois forts volumes d’une traduction intégrale, où le texte entier est rendu en bon français par MM. Henri Mongault et Marc Laval, auxquels les lettrés ne marchanderont pas leurs remerciements.

Il est curieux de rapprocher du rapport de l’ancien attaché d’ambassade cette phrase de M. Abel Chevalley dans son Roman anglais : « Aucun livre n’a été plus lu en Angleterre, durant cette période (1917-1918), que Les Frères Karamazov. » Il est vrai que, pour M. Chevalley, cela s’entend de « la mince portion du public anglais qui se pique de littérature ».

Quand on songe de plus à la place de Dostoïevsky en Allemagne, on peut dire qu’il représente aujourd’hui la plus grande des influences psychologiques et littéraires qui s’exercent sur le dit public. L’étude rapide, en parole improvisée, mais pénétrée d’intelligence et de lumière mobile, que lui a consacrée André Gide, les polémiques qu’elle a suscitées du côté traditionaliste français, avec Henri Massis, les commentaires qu’ont apportés Merejkowsky et Chestov, tout cela attire l’attention spéciale du public français (la « mince portion », bien entendu). Et il ne faut pas oublier l’étude heurtée, pleine de phrases éclatantes et d’aperçus profonds, que M. Suarès, avant la guerre, consacrait à Dostoïevsky : il n’y manquait qu’un peu de rhétorique et d’embonpoint, mais ayons meilleur caractère qu’Henri Béraud, et prenons les maigres comme ils sont.

Bien entendu je ne me risquerai pas, en quelques pages, à tenter une exégèse de cette œuvre énorme, de ce monde, qui n’est d’ailleurs qu’un fragment de celui qu’avait conçu Dostoïevsky. Les quatre parties et l’épilogue ne forment eux-mêmes que la première partie, et, dans la pensée de Dostoïevsky, la moins importante, d’un roman qui en comportait une seconde, se passant trente ans après, c’est-à-dire dans cette génération nouvelle qui, aux dernières pages, s’éveille dans les enfants autour d’Aliocha. Le grand œuvre de sa vie, tel que le concevait Dostoïevsky, ce devait être un immense roman sur l’existence de Dieu, rêvé sous la forme de La Vie d’un grand pêcheur (dont M. Halpérine-Kaminsky, d’après la publication récente des archives soviétiques, a publié un plan à la suite de sa traduction de La Confession de Stavroguine) et tenté aussi sous la forme des Frères Karamazov. Le pendant romanesque et russe, sans doute, de Pascal et de cet autre monument esquissé : l’Apologie de la religion chrétienne. Et tous deux le pendant littéraire des rêves de Michel-Ange, Saint-Pierre de Rome et le Tombeau de Jules II ? Nous sommes dans le royaume des géants. Que ce soit assez pour nous, aujourd’hui, de dessiner une main.

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C’est en effet par un côté peut-être secondaire que je prendrai ici les Karamazov, celui qui est tracé dans le titre de la première des quatre parties : Histoire d’une Famille.

Je me demande (sans d’ailleurs me faire de réponse et simplement pour amorcer une conversation intérieure qui ne tarderait pas à se transporter sur d’autres plans) si, entre tant de sujets possibles de romans, tentés par des romanciers, le sujet-type ne serait pas précisément l’histoire d’une famille. Jusqu’à Balzac, les grands romans ont été généralement sinon des biographies d’individus, du moins des tableaux du monde écrits du point de vue d’un individu : Gil Blas, Julie, Manon Lescaut, et les romans de Stendhal, plus tard ceux de Maupassant, suivraient assez cette direction. Avec Balzac apparaît cette idée que l’élan créateur d’un romancier doit s’efforcer de coïncider non seulement avec celui d’un individu, d’individus, mais avec celui d’un monde, d’une totalité supérieure aux individus et qui se manifeste par eux, par leurs affinités et leurs contradictions. Ce qui frappait à la porte intérieure de Balzac, ce qui voulait vivre par lui, c’était une société, la même qui se formait, à la même époque, dans l’inconscient de la génération nouvelle, pour s’épanouir plus tard, à l’âge d’homme, dans la vie du Second Empire. Le roman de Flaubert est trempé dans ce baptême. Madame Bovary brise le cadre d’une vie individuelle pour devenir la monographie d’une petite ville où tient l’être de la société française au xixe  siècle. Et Flaubert inaugure dans L’Éducation sentimentale le roman d’une génération globale, que Le Rouge et le Noir avait tenté, mais sans le faire sortir d’une vie individuelle.

Cette création d’un groupe, d’une totalité, on peut la comparer, dans l’ordre du roman, à ce qu’est, dans l’ordre des idées philosophiques, la production d’un système. Comme le philosophe pense par idées, il faut que le romancier pense par êtres. Or qui pense par idées ? l’homme. Qui pense par êtres ? la nature. Nous sommes bien, chez le grand romancier, devant l’exigence d’une nature.

Mais le moyen à la fois le plus sûr et le plus économique de se placer dans l’intérieur d’une nature créatrice d’êtres et non dans celui d’un homme producteur d’idées, c’est peut-être d’épouser l’élan vital de cette pluralité restreinte et définie qui s’appelle une famille. D’abord la restriction du champ permet la conscience et la pleine efficace des moyens. Mais ensuite et surtout la famille est une réalité dont nous éprouvons depuis notre naissance l’expérience directe et continue. C’est sur elle et c’est en elle que se sont essayées et développées nos facultés de sympathie et en même temps celles de critique (et rien n’est plus nécessaire à la vision binoculaire du romancier que cette coexistence et cette pénétration de la sympathie et de la critique). Dans le roman de la famille seul, il semble que puisse se concilier un idéal fermé de perfection comme celui de la biographie individuelle, et un idéal ouvert de vie, comme celui de la « Comédie » humaine ou yonvillaise.

Zola l’avait senti lorsqu’il avait tenté d’équilibrer le massif de la Comédie humaine par l’Histoire naturelle et sociale d’une famille. Mais naturelle avec Buffon et Claude Bernard, sociale en outre, c’était beaucoup, et on conviendra que l’histoire des Rougon-Macquart est plus pensée et construite du dehors que vécue du dedans.

Le roman qui s’est placé le plus habituellement dans la réalité interne et dans la vie d’une famille, c’est le roman anglais. L’importance donnée, dans les longs romans de Dickens et de Thackeray, aux années d’enfance, y disposait, mais le roman de ces deux écrivains ne s’est guère développé sur ce plan. Épouser par le roman l’être d’une famille, rendre avec une profondeur de musicien un rythme particulier, retrouver dans l’élan qui pousse les personnes d’une famille un élan analogue à celui qui distribue les types organiques sur le globe ou les peuples dans l’humanité, ce fut peut-être l’invention et l’œuvre de George Eliot. On en trouverait bien des exemples dans Adam Bede, Middlemarch et Daniel Deronda. Mais Le Moulin sur la Floss particulièrement vit de ce thème et pour ce thème. En lisant Le Moulin, je vois une nature Tulliver et une nature Dodson, comme en regardant l’humanité je vois une nature blanche et une nature jaune, en regardant la Grèce une nature dorienne et une nature ionienne. Avec Tom et Maggie, une nature Tulliver progresse et se crée, sur une pluralité complémentaire de tableaux, comme avec les conformistes et les non-conformistes une nature anglaise a poussé dans l’histoire ses deux sexes spirituels.

On sait quels éléments d’autobiographie entrent dans les romans d’Eliot. L’idée qui vient le plus naturellement aux romancières anglaises soucieuses d’exploiter l’encrier, on conçoit que ce soit celle d’un portrait de famille. Et, dans ce pays du home, on conçoit aussi que ce roman s’accompagne d’un courant de sympathie et de tendresse, comme celui qui coule abondamment du roman d’Eliot. La critique n’y prend que la forme d’un humour sans aiguillon. Mais après son âge organique de bonne conscience victorienne, le roman anglais, comme les autres choses anglaises, est passé à une phase critique. Et le roman de la famille en est sorti profondément modifié.

« Nos parents et nos maîtres, dit Stendhal, sont nos ennemis naturels. » L’histoire de Stendhal, la jeunesse de Julien et de Fabrice, nous montrent que ce n’est pas là chez lui une simple boutade. Le mot de Stendhal pourrait servir d’épigraphe à une partie de la production romanesque anglaise depuis Butler. Dans un livre de M. Abel Hermant, un homme, à qui sa femme a donné un faux emploi de son temps, convaincu qu’elle le trompe, se précipite chez elle, la trouve en train d’écrire un papier qu’elle cache, le lui arrache, et trouve une suite de feuillets sous ce titre : La Haine conjugale, roman. En Angleterre, bien des romanciers de l’un et de l’autre sexe, de l’autre surtout, se sont essayés, sur leurs buvards d’écolier, avec quelque Haine filiale, roman. J’imagine même qu’un roman aussi médiocre que Dombey et fils, en aurait pu retrouver, un moment, un regain de popularité.

Il est dès lors typique d’opposer au Moulin sur la Floss le chef-d’œuvre de Butler. Ainsi va toute chair, publié à la date cardinale de 1903, n’est pas seulement une histoire de la famille Pontifex. Il répond à son titre profond, vivant, héraclitéen. Je ne sais pas si George Eliot, en donnant à la rivière une sorte de rôle musical dans Le Moulin (qu’on se souvienne de la descente de Maggie et de Stephen, et des dernières pages, celles de la catastrophe) ne sentait pas dans cet élan vital d’une famille le même rythme liquide que Butler a exprimé par son titre. Nous sommes bien ici devant une certaine nature commune de roman, ici critique et là organique, une nature que nous retrouvons, dans un autre monde et portée par une autre culture, quand nous lisons les Frères Karamazov.

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Ce roman prodigieux déborde par bien des côtés le caractère que j’en isole ici, et il faudrait se garder de croire qu’on en tient là une définition. Mais lui aussi est bien le roman d’une famille, l’élan vital d’une famille qui se confond symboliquement (c’est la marque du génie) avec un élan vital russe, comme les Tulliver et les Pontifex avec un flux et un reflux d’élan vital anglais. Au procès, le procureur le dit dans son réquisitoire : « La famille Karamazov résume certains traits de notre société contemporaine, à l’état microscopique, comme une goutte d’eau résume le soleil. » Qu’est-ce qu’un Karamazov ? se demande Aliocha. « C’est la force de la terre, une force violente et brute. Un mal des ardents, qui se confond avec le mal et le bien héréditaires du peuple russe. Un Karamazov c’est « une nature large, capable de réunir tous les contrastes et de contempler à la fois deux abîmes, celui d’en haut, l’abîme des sublimes idéals, et celui d’en bas, l’abîme de la plus ignoble dégradation ». Cette nature Karamazov s’explicite en quatre fils. Ivan, le matérialiste, celui qui ressemble le plus à son père, et qui s’entretient avec une partie de lui-même où Dostoïevsky nous fait reconnaître le diable : c’est le Russe tourné vers l’Occident. Dmitri, l’impulsif, le Russe oriental et nature. Smerdiakov, leur demi-frère, l’être effroyable fait de l’atmosphère pourrie de la vieille salle de bains où il est né. Alexis, le rédempteur, qui retourne, sur les voies de l’Évangile, aux racines de la vie spirituelle russe. Sur la maison Karamazov pèse, comme sur toute la Russie, une oppression démoniaque qui suscite le parricide au point que les trois premiers Karamazov sont amenés, à commettre l’acte en même temps, indissolublement, Ivan en pensée, Dmitri en demi-acte, Smerdiakov en acte. Et la responsabilité va loin, plus loin, fait tache d’huile, se confond avec le péché originel de l’humanité entière, de sorte qu’Ivan peut prononcer le mot terrible sur lequel tourne peut-être cette première et seule écrite partie des Karamazov : « Qui ne désire pas la mort de son père ? »

Notons qu’un des grands courants du roman russe avait été ouvert par Pères et enfants de Tourgueneff, le roman du conflit entre deux générations. Souvenons-nous des Messieurs Golovleff, qui prennent place sur le même plan que Les Frères Karamazov. Et reconnaissons la puissance, la constance de ce thème dans la suite du roman russe.

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J’en reviens au roman français. Là aussi, mais dans des conditions fort différentes, nous repérons l’importance du roman de la famille, du roman domestique d’élan vital, depuis 1870.

On peut discuter sur M. Paul Bourget. Mais, même en faisant abstraction des autres raisons, toute critique honnête lui accordera la considération qu’on doit au représentant du roman français traditionnel, avec ces qualités françaises héréditaires, qui sont le goût des idées, la pratique de la composition, le sens de l’oratoire et du dramatique. Romancier traditionnel, il est, par surcroît, sinon par conséquent, traditionaliste. Et, jusqu’à ces années d’après-guerre, je crois bien qu’il était le principal et le plus logique metteur en œuvre du thème que j’étudie ici.

Toute une section de ses romans pouvait porter le titre d’un de ses recueils de nouvelles : Drames de famille. Dans un livre récent de critique, M. Jean Héritier écrit : « L’inclination de M. Bourget pour les drames qui ne sont, dans la conscience, que le retentissement du désordre social, le tournait naturellement vers les tragédies domestiques. » Notons que ses meilleures nouvelles, L’Échéance et Le Justicier, et ses meilleurs romans, L’Étape, Un divorce, L’Émigré sont précisément de ces drames de famille. Et ajoutons qu’idéologue contre-révolutionnaire, doctrinaire Bonaldien, il a trouvé sa formule, son vase brisé, sa terre et ses morts en une théorie de la famille cellule sociale.

Dans ces trois lignes, M. Héritier a dû employer les mots de « drame » et de « tragédies domestiques ». La formule ne conviendrait pas aux deux nouvelles, qui se passent dans une conscience, mais parfaitement aux trois romans, qui se passent dans une famille. Et j’en reviens à cette idée, déjà exprimée ici, que le roman français traditionnel, avec son représentant le plus autorisé, emprunte une partie de sa technique à l’éloquence et au théâtre. La restauration de la tragédie classique sur un plan moderne (qu’on se souvienne de Brunetière et d’Hervieu !) c’est une idée académique naturellement tenace, et la poussière du tapis vert, quand on le bat dans la cour de l’Institut, s’envole, dirait-on, selon une courbe racinienne. On me demandera pourquoi alors M. Bourget ne réussit pas au théâtre : autre question (cordon ombilical, rythme du dialogue) qu’il faudrait traiter à part. Mais, c’est un fait qu’il pense (et intitule à l’occasion) ses romans de cet ordre comme drames et tragédies domestiques. M. Héritier signale ailleurs justement l’analogie de L’Émigré (que M. Bourget a porté au théâtre) et des Fossiles de M. de Curel : « En face de la crise domestique, un Claviers-Grandchamp, un Chantemelle, font montre d’une extraordinaire énergie, celle de leur hérédité guerrière. » « Tragédie domestique », « crise domestique », tragédie égalant crise. Mais ni Le Moulin sur la Floss, ni Ainsi va toute chair, ni Les Frères Karamazov n’isolent des crises, ne sont des tragédies (pensez à ce qu’aurait fait M. Bourget de cette situation étonnante du parricide aux trois plans) et ils participent d’une nature de roman européen, qui déborde fort notre formule française.

Cette variété donne, pour la critique, un intérêt singulier au panorama qui s’étend sous ses yeux. Dans le premier numéro d’après-guerre de la Nouvelle Revue française, je déclarai mon goût pour la nouvelle du Justicier, et des camarades me suivirent d’un regard scandalisé comme si je désertais la bonne cause. Je songeais précisément aux Frères Karamazov, je reconnaissais dans ce roman domestique russe une des grandes artères du roman contemporain, je voyais dans les dernières lignes de la nouvelle, bien bâtie à la française (et dont le thème figure d’ailleurs dans un chapitre de la première partie d’Anna Karénine) M. Bourget désigner un tombeau de famille comme l’aboutissement de the way of all flesh, et, entre ces trois lignes anglaise, russe, française, d’une même idée de roman, je choisissais non l’une d’elles, non leur accord, mais leur vie complémentaire et le dialogue de leurs oppositions.

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Ce roman domestique, roman-thèse et roman-tragédie, que M. Bourget représente obstinément chez nous, il est cultivé par une littérature de droite, qu’on peut appeler victorienne (dans le sens où la Russie et l’Italie politiques d’aujourd’hui peuvent avoir leurs Girondins et où un terrain d’Amérique est dit jurassique). M. Bazin avec Les Oberlé, M. Bordeaux avec La Maison en ont donné des échantillons, et ce groupe académicien, traditionaliste et catholique, n’est pas bien difficile à caractériser.

Mais la vie littéraire française, comme la vie littéraire européenne, ne vit que d’oppositions, et il existe en France, aujourd’hui, un roman domestique nouveau, accordé à un rythme européen, vibrant assez à l’unisson d’un Butler ou d’un Dostoïevsky, sans qu’on puisse parler cependant d’imitation, et dont Les Thibault de Roger Martin du Gard, représentent peut-être la figure la plus importante.

Qu’est-ce que Les Thibault ? Le contraire d’une « thèse » et d’un « drame » à la Bourget. Un stream of flesh (j’associe intentionnellement le terme de William James et le titre de Butler), l’élan vital d’une famille, ou plutôt de deux familles, qui se cherche, se crée, expérimente, à travers l’auteur et sous nos yeux. L’être de Thibault et des Fontanin est là comme celui des Tulliver et des Dodson, des Pontifex, des Karamazov. Il est là, extérieur et antérieur à toute idée, à tout drame, et les idées, les drames, ne pourront figurer que des coupes provisoires, artificielles et précaires sur ce courant absolu de vie.

Mais ce roman domestique, s’il accorde à un rythme du roman européen, subit des influences surtout françaises. Attachons une grande importance à la révolution intérieure qu’amène chez Jacques Thibault la lecture des Nourritures terrestres. Au principe des Thibault il y a le « Familles, je vous hais ! » des Nourritures, celui de Stendhal, de Vallès, aussi bien que de Butler. Voilà le Non ! par lequel commence la marche qui mène à une affirmation originale, à une façon autochtone de construire et de peupler le tombeau du Justicier.

Ce thème des Nourritures, repris par Gide dans Le Retour de l’enfant prodigue, le voici en liaison avec l’œuvre romanesque de Jean Schlumberger, et même aussi (je songe aux Fils Louverné) avec son œuvre dramatique. Depuis Heureux qui comme Ulysse jusqu’au Camarade infidèle Schlumberger a senti et vu tous ses thèmes de roman aimantés et gouvernés par ce thème intérieur : la vie d’une famille, l’individu dans la famille, le flux et le reflux de l’entrée dans une famille et de la sortie de la famille, — famille qui se fait et famille qui se défait — le tout moins dans un esprit de solution et de décision, qu’avec la hantise des scrupules et des problèmes, le scrupule du protestant, le problème de l’intellectuel, — et la décision appliquée à des valeurs d’art, la conclusion donnée par le beau titre emprunté à Du Bellay, par le cercle de vie bien vécue où se replie Un homme heureux.

Et ce Retour de l’enfant prodigue, partition où il est étrange que la musique n’ait pas encore repris son bien, — noyau idéal autour duquel, sur un plan qu’on rêve, se déposeraient en couches concentriques les romans de Schlumberger et Les Thibault, voyez-le fructifier au théâtre et y déléguer La Maison natale de Copeau. Dans ces rapports complexes, cette endosmose du roman et du théâtre qui forme un des rythmes de la littérature moderne, nous avons vu, là où la famille se conservait, coïncider L’Émigré et Les Fossiles. Ici, où la famille se critique et se défait, voyez coïncider pareillement Le Retour et La Maison.

Devant ces noms, mes lecteurs, tout en réagissant diversement selon qu’ils sont pour ou contre ceux-ci et ceux-là, ont déjà établi leurs points de repère. À l’inspiration catholique du roman domestique franco-victorien, ils pensent pouvoir opposer une inspiration protestante, qui relierait toutes ces dernières œuvres, et ils ne se trompent pas beaucoup. Cela n’est pas douteux pour ce qui est de Gide et de Schlumberger, et peut s’entendre d’une certaine manière en ce qui concerne Martin du Gard et Copeau. Des deux familles dont l’élan vital va composer Les Thibault, l’une est protestante, et l’on a entendu déjà, du côté de la critique catholique, des réclamations fort vives contre la figure caricaturale, un peu proche des Caves du Vatican, donnée par Martin du Gard à la vie catholique. Quant à La Maison natale, dont il serait bien curieux d’alterner les représentations avec celles des Fossiles, en une admirable leçon de littérature comparée (on excusera ces manies de professeur), leur inspiration est aussi nettement ibsénienne que l’inspiration des Fossiles est cornélienne. On peut fort bien voir, dans cette opposition, un plan catholique et un plan protestant qui se coupent.

Il serait vain de grouper ces écrivains en une école fermée. Il serait plus vain encore de noter qu’ils appartiennent tous à la Nouvelle Revue française, et de descendre, pour la galerie, le ceste au poing, dans l’arène que l’on sait. Mais il nous faut bien sentir dans nos mains la baguette de coudrier qui s’agite et qui repère un courant d’influence. Un courant qui tient sa partie dans une hydrographie souterraine complexe. On conçoit qu’une polémique traditionaliste et catholique se soit fait entendre, et que M. Massis, ainsi que d’autres maurrassiens de la Revue universelle, aient signalé des nuées sur la fameuse échancrure de Genève et de Coppet. M. Maurras appelait autrefois le protestantisme une « sorte d’îlot qui ne communiquait que par certains points très étroits avec le reste de la vie française ; mais de-larges chaussées, de nombreuses passerelles, de spacieuses levées de terre rejoignent au contraire le monde huguenot français à l’Allemagne (par la Suisse), à la Hollande, à l’Angleterre, c’est-à-dire aux peuples d’Europe les moins conformes pour la langue, les mœurs et la civilisation, à notre tradition et à notre origine ». M. Maurras, méridional, doit regarder parfois les ponts par le gros bout de la lorgnette et les chaussées par le petit bout. Dans l’ensemble pourtant le schéma n’est pas inexact. Mais enfin, protestants ou non, il faut bien, dans un pays, des gens qui aient le goût de ces échanges, et qui empêchent, par ces levées ou ces chaussées, une civilisation de croupir dans le conformisme, une littérature de s’étioler dans l’imitation indéfinie d’elle-même. Tout cela est affaire de mesure.

Pratiquons nous-mêmes cette mesure, et ne divaguons pas hors de notre problème limité : le roman domestique. Je rappellerai ici un romancier dont la formation catholique apparaît aussi nettement que la formation protestante chez tels écrivains cités plus haut : c’est M. Mauriac. Le roman court et vigoureux qu’il donnait récemment, Génitrix, fut présenté, par la bande de l’éditeur, comme « le drame de l’amour maternel ». On reconnaît les termes qui conviennent si bien au roman de M. Bourget : drames de famille, tragédie domestique, c’est-à-dire condensation et crise à la française. Ces formules sont toujours goûtées du public théâtrocratique français, et l’éditeur de M. Mauriac a eu raison, pour sa publicité, d’en choisir une. Le roman ne s’y prête pourtant qu’à condition d’y être sollicité un peu artificiellement. Depuis Le Baiser au lépreux, M. Mauriac me semble hanté par un roman qui évidemment différerait beaucoup de celui de M. Martin du Gard, mais qui serait Les Peloueyre comme celui-ci est Les Thibault, c’est-à-dire une nature familiale qui s’explicite et qui progresse. Le Baiser au lépreux, Génitrix, paraissent des coupes à la française sur ce grand sujet, des extraits, des épisodes comme ceux qu’on détache des Géorgiques. M. Mauriac, qui est un romancier fort intelligent, est capable de jouer sur l’un et sur l’autre tableau, et quel que soit le choix qu’il fasse, il sera loué des uns et blâmé des autres. Je me garderais donc de lui donner d’autre conseil que celui de relire Le Meunier, son fils et l’âne. Le mal serait peut-être qu’entre le roman-drame de sa bande et le roman-courant-de-vie-domestique dont je parle ici, son parti demeurât incertain et trop sagement éclectique.

Si je n’ose conseiller aux romanciers de faire ce que je dis, voilà donc que je leur déconseille très fort de faire ce que je fais : car s’il est un parti incertain et éclectique c’est bien celui qui consiste à n’en prendre aucun, ou à les prendre tous, ce qui est la même chose, et à ce parti je vois que je me suis tenu tout le long de ces pages. J’y suis encore. L’optique de la critique est-elle donc si différente de celle des romanciers ? Pas tant que cela. Que le romancier prenne parti pour une technique, c’est là une exigence intérieure d’art et de style. Mais je ne lui souhaite pas de prendre parti entre ses personnages plus que le critique ne prend ici parti entre les romanciers. La critique du roman est elle-même un roman dont les romanciers sont les personnages. Il y a une Comédie romanesque comme il y a une Comédie humaine. Et le roman domestique supérieur, ce serait peut-être ce roman des familles d’esprits, qui appartient à la critique, et dont elle n’écrit encore que d’incertains épisodes.

XXIII. — Le roman urbain9

J’ai dit comment le roman de la famille, de principe et d’apparence corrects, officiels, victoriens et henricobordelais, se trouve finalement fournir un véhicule commode, rapide et pratique aux esprits les plus subtils et les plus agiles du genre romanesque. La création artistique trouve ici, pour en suivre les voies, une route tracée par la création naturelle, par la génération des corps, par la continuité humaine faite de tradition et de renouvellement. Ici un roman intéressé, qui prêche une thèse morale, là un roman désintéressé, qui épouse, à ses risques et périls, un courant frais et neuf de vie, le premier ayant plus de chance de gagner l’assentiment des contemporains, le second d’apporter du nouveau et d’ajouter à la réalité. Mais la vie humaine en groupe est faite de bien d’autres élans que celui de la famille, et ces élans, le roman a ses façons originales de sympathiser avec chacun d’eux, de le schématiser, de le revivre et de l’épanouir.

Celui d’une nation, dira-t-on. En principe, oui. En réalité, il n’y a pas encore de roman national, au sens où on a pu parler d’épopée nationale : je veux dire un roman où une nation se reconnaisse tout entière, soit prise, comme par un miroir, dans le cercle de quelque bouclier d’Achille. Il y a des romans français et des romans anglais. Je ne vois guère un roman de l’Angleterre ou un roman de la France. Sur une réalité si complexe le roman ne saurait prendre que des vues fragmentaires, complémentaires les unes des autres. Tout au plus un Balzac ou un Tolstoï peuvent-ils pratiquer une coupe dans cette continuité, la coupe d’une époque, d’une génération qui passe ou d’une génération qui vient. On n’imagine pas un romancier exprimant dans une œuvre la totalité d’une race et d’une nation, alors que nous le voyons fort bien nous donnant sinon la totalité, du moins l’essentiel, à un moment privilégié, de la vie d’une famille.

Mais il peut être tenté, il est tenté parfois par le roman d’un autre groupe : une ville, grande ou petite. Il existe une série assez copieuse, assez sérieuse, de romans que j’appellerais les romans urbains. On pourrait donner, en critique, au roman urbain, une place analogue à cette géographie urbaine dont l’école française s’est fait depuis une vingtaine d’années une heureuse spécialité. Ou plutôt le chapitre de l’histoire et de la physiologie du roman que j’esquisserais ici, si c’était le lieu, ferait pendant à quelque article des Annales de la géographie sur les Méthodes de la géographie urbaine. Ce qui m’en donne aujourd’hui l’idée, c’est le Colin-Maillard où Louis Hémon a jeté toute pure, avec une nature si directe de romancier-né, son expérience de la vie londonienne.

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Entre la complexité, le grouillement d’un grand roman et ceux d’une grande ville, il semble qu’il y ait affinité, et que l’idée de les réunir comme la forme et la matière d’une même œuvre doive venir naturellement à l’esprit d’un romancier. Pourtant on ne trouve rien de tel avant le xixe  siècle. Et il me semble bien que l’auteur de cette nouveauté féconde, le créateur du roman urbain, ce soit Victor Hugo. Je ne vois pas de précédent, avant lui, à l’idée organique d’où est sortie et selon laquelle s’est construite Notre-Dame de Paris : écrire le roman d’une ville. En 1830 le roman historique est le roman à la mode, ou plutôt le roman où un poète romantique peut verser à flots tout ce qui fait le plus brillant et le plus achalandé de son métier, pittoresque, couleur, truculence. Le modèle se trouve à pied d’œuvre, et ses procédés sont de ceux qui s’attrapent facilement : Walter Scott, qu’un Hugo peut bien démarquer avec la même facilité que l’auteur de Cinq-Mars. Le plus farouche hugolâtre devra avouer que les personnages de Notre-Dame ne s’imposaient pas, ne demandaient pas à sortir de l’auteur et à vivre, avec l’exigence d’un Grandet ou d’une Bovary, et que n’importe quels autres mannequins eussent aussi bien peuplé ce Paris sous Louis XI. Mais ce qui s’imposait à Hugo, avec l’autorité impérieuse d’une œuvre qui veut être, d’une parole qui doit être dite, c’était précisément le roman de Paris à une époque pittoresque. Et probablement, quand Hugo conçut cette idée, il n’alla pas bien loin pour lui chercher un corps : il le trouva sous ses pieds.

L’idée consistait à tenter une œuvre panoramique, analogue par sa simplicité, sa richesse, son fouillis et sa vie, au coup d’œil jeté sur une ville, d’un lieu élevé d’où on l’embrasse toute. Le lieu élevé, pour Victor Hugo, qui consacrait ses après-midi à la promenade, c’étaient les tours de Notre-Dame, où il trouva la poésie de Paris, du même regard soutenu, puissant, grandiose et monotone qu’il trouva, dans ses promenades de Jersey et de Guernesey, la poésie de la mer. Notre-Dame est sortie de la familiarité avec l’espace urbain, comme Les Travailleurs de la mer de la familiarité avec l’espace marin. Et, par ses deux découvertes de Paris et de l’Océan (la Méditerranée appartient à d’autres) le grand poète semble marquer, et dans sa destinée et dans son art, un plan d’extension analogue à celui qui a marqué, depuis, le rythme saisonnier des vies parisiennes, et qui relie l’avenue du Bois-de-Boulogne à Deauville, le Marais à Paramé, la rue Claude-Bernard au Crotoy, — le côté de Guermantes à la plage de Balbec.

Notre-Dame est si bien cela, le roman urbain d’un Parisien amoureux de sa ville (Victor Hugo n’avait eu d’autre patrie d’enfance que le train des équipages de la Grande Armée) que, comme le Paris d’alors autour de sa cathédrale, ce roman nous semble agglutiné, tassé, autour de ce chapitre magistral, pendant du Tableau de la France de Michelet, qui parut presque en même temps : Paris à vol d’oiseau. Et le jour où Hugo écrivit son autre grand roman, conçu d’ailleurs dès sa jeunesse, Les Misérables, il voulut que ce roman fût, en partie, l’autre tour de la Notre-Dame romanesque et du roman urbain, le roman du Paris contemporain, dans son intérieur, son mouvement, et les fameuses verrues dont parle Montaigne. Il est vrai qu’entre-temps son idée avait été exploitée par d’autres, et que Les Mystères de Paris avaient pu paraître une sorte de brouillon des Misérables.

Dans Les Misérables, le dessein essentiel de Hugo n’est plus, je le sais, comme dans Notre-Dame, un roman urbain, mais un roman social. Peut-être pourrait-on penser (ce serait au moins à voir et à discuter) que le roman urbain, c’est-à-dire le roman qui met au premier plan la description vivante d’une ville, ne saurait guère sortir des cadres et des habitudes du roman historique. Comme celle du roman historique, son idée organique, son idée-mère, c’est la peinture d’un milieu, qui, pour une raison ou pour une autre, aura séduit l’imagination de l’auteur. Ainsi verrait-on un bon pendant de Notre-Dame dans cet autre roman urbain qu’est Salammbô, où Flaubert s’est proposé d’abord ceci : le roman de Carthage. Mais c’est un fait que le roman urbain, si son rendement en humanité reste faible et s’il arrive vite aux impasses du convenu et de l’artificiel, déborde le roman historique, et trouve aujourd’hui un ample domaine dans l’exploitation de nos capitales et de nos petites villes.

Je ne prétends pas épuiser ici toutes les figures du roman urbain. J’en indiquerai quelques-unes, en énumération simple, et sans viser à l’induction vraie.

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Deux types de roman urbain ont paru particulièrement tentants depuis un demi-siècle : c’est le roman d’une grande capitale et le roman d’une ville d’art déjà plus ou moins célèbre. Bien entendu, je parle seulement ici des romans où la ville fournit le sujet même, et non de ceux où elle fournit seulement un cadre. Il serait absurde de voir dans Mensonges, de M. Bourget, un roman sur Paris, ou dans L’Appel de la route, de M. Estaunié, un roman sur Semur-en-Auxois. Mais Cosmopolis, du même M. Bourget, est expressément voulu et conçu comme un roman sur Rome, et Bruges-la-Morte, de Rodenbach, comme un roman sur Bruges. En voici un autre exemple. À partir d’un certain âge, un écrivain curieux, et qui a beaucoup vécu, songe, ou songeait autrefois, à écrire ses mémoires, œuvre copieuse, lente et un peu confuse. Il a paru intéressant à M. Henri Lavedan chez Richelieu, à M. Gustave Geffroy chez Goncourt, de remplacer les mémoires des vieux Parisiens qu’ils sont par un long roman sur Paris, le premier avec Irène Olette, le second avec Cécile Pommier. Et alors, à la manière des peintres et des sculpteurs, à la manière aussi de Flaubert dans Salammbô, les écrivains symbolisent volontiers en une figure de femme, ou de jeune fille, la ville dont ils ont conçu le dessein de laisser une somme romanesque. Cela ne contribue généralement pas à rendre cette femme très vivante. Pour qu’un personnage paraisse vraiment symbolique, la première condition est que l’auteur ne songe pas le moins du monde à y mettre du symbole. Il appartient non au romancier de le traiter en symbole, mais au lecteur de le voir en symbole.

Le roman urbain, surtout celui d’une grande ville, comporte cet autre piège à loups : risquer d’en mettre trop. Didon ayant reçu pour fonder Carthage l’étendue que pouvait tenir une peau de bœuf, découpa la peau en lanières très minces dont elle put tirer de quoi enclore Byrsa. Il ne faut pas que le roman urbain suive cet exemple et s’efforce de faire tenir le tout d’une ville dans la peau étroite que lui donne la nature du genre romanesque. Cet accident advint à Zola.

Le roman, avec Zola, avait poussé en description comme la poésie avec Delille. Et de même que Les Rougon-Macquart avaient conçu le roman domestique dans une ampleur et une ambition où il se perdait, de même Les Trois Villes étouffèrent le roman urbain en faisant éclore sur lui une pullulante facilité de description. Plus encore que Lourdes et Paris, Rome donna un exemple curieusement complet de l’erreur d’un romancier. Les trois Rome, par le truchement du guide Joanne, durent s’entasser et tenir dans la peau de bœuf. Je veux dire la peau de bœuf des quinze jours que Zola passa à l’hôtel de la Minerve pour « se documenter ». Le procédé, d’une facilité puérile, consiste à mettre au centre du roman un personnage aussi novice que l’auteur, et qui, en visitant la ville, passe, avec le guide Joanne dans sa soutane, par les émerveillements, les visions et les réflexions dont le bon Zola tient le procès-verbal. Le Voyage du jeune Anacharsis et Rome au siècle d’Auguste n’en usaient pas autrement. Autour de ce compère de revue, prennent place les délégués aux symboles, les personnages chargés de figurer les différents aspects des trois Rome. D’où le carton-pâte, le truquage, le diorama, le bâillement du lecteur. M. Bourget, dans Cosmopolis, a été plus adroit. Mark Twain disait que les drames de Shakespeare n’ont pas été écrits par Shakespeare, mais par quelqu’un qui s’appelait aussi Shakespeare. Le roman de M. Bourget n’est pas le roman urbain de Rome, mais le roman urbain d’une ville — Cosmopolis — qui s’appellerait aussi Rome comme elle pourrait s’appeler Nice ou Saint-Moritz, et qui d’ailleurs n’existe que conventionnellement, puisque la thèse du romancier consiste à montrer que ses citoyens se comportent selon leur rang d’origine, non selon une nature de cosmopolites. À la limite de Cosmopolis, et à l’antipode même du roman urbain tel que le maçonna pesamment Zola, on placerait ce curieux petit livret d’un voyageur à Rome, barrésien d’extrême-gauche, Le Livre de désir de Charles Démangé, qui consiste à rêver sur le Pincio : « Rome n’est pas dans Rome, elle est toute où je suis. » Et à une autre extrémité, on pourrait voir ce roman urbain en puissance, en esprit aussi, qui circule le long de l’œuvre de M. Romains, depuis Le Bourg régénéré jusqu’à Donogoo-Tonka, le roman du Dieu unanimiste et mystificateur qui dit : Fiat urbs !

Le roman urbain d’une ville d’art tentait fort, avant la guerre, les romanciers qui étaient romanciers, et surtout ceux qui ne l’étaient pas (ces derniers parfois les plus intéressants). Le Feu est-il le roman urbain de Venise ? Ce serait à voir. Mais qui n’a pas dit ou pensé, en sortant de prendre un billet chez Cook : « Je pars pour Venise écrire un roman » ? C’était avant la guerre. Aujourd’hui un roman sur Venise s’écrirait avec la même facilité qu’une tragédie en cinq actes en vers pour l’Odéon.

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S’il survient, quelque jour proche, une belle flambée du roman urbain, nous le verrons bien —  et nous sommes curieux par exemple de savoir ce que donnera Rome à M. de Montherlant. En attendant, M. Paul Morand nous a apporté la nouvelle urbaine, et on a publié le Colin-Maillard de Louis Hémon.

Car les ouvertures de nuit et de jour, faites par M. Morand, sont bien expressément des nouvelles urbaines ou de petits romans urbains (la différence classique du roman et de la nouvelle subit aujourd’hui bien des secousses). Tout comme Notre-Dame de Paris, mon Dieu ! Et le recul dans l’espace a remplacé le recul dans le temps. Le roman urbain ne vient pas du désir de mettre un homme ou une femme au monde, mais de la volonté d’y pousser un pays. Ce ne sont pas les pays qui servent de cadre aux personnages, ce sont les personnages qui servent de cadre aux pays. Aussi un poète s’y trouvera-t-il mieux à sa place qu’un romancier. Notre-Dame est une idée de poète. Flaubert jette dans Salammbô toute sa nature romantique. La littérature urbaine n’est qu’un rameau de la littérature locale, je veux dire de la littérature où les hommes existent en fonction d’un lieu qu’il faut décrire, peindre ou chanter. Tout Mistral tient dans cette littérature locale. L’idée-mère, l’intention et le fond de Mireille, ce n’est pas une histoire d’amour, ni l’amour de l’histoire d’amour, comme dans Phèdre ou Manon Lescaut : c’est la volonté d’appeler à la vie poétique son pays de Maillane, de Saint-Rémy et d’Arles ; Calendal ce n’est pas Calendal, mais le poème de la Provence ; Nerte ce n’est pas Nerte, mais le poème de l’Avignon des papes ; et dans le Poème du Rhône Mistral se décide à choisir le titre exact et adéquat. M. Morand, beaucoup plus poète que romancier, écrit une Nuit nordique comme Mistral écrivait en Mireille une journée provençale, et la vieille terre fournit ses figures en mouvement au courrier de cabinet comme elle fournissait ses figures en repos au paysan bachelier. L’agrément poétique d’une nouvelle de M. Morand est apporté en partie par toute la diversité elliptique qui tient en quelques pages, non pour caractériser vraiment un pays et lui donner sa forme pure, ainsi que fait Mistral, mais pour en suggérer le rêve et pour en trouver, en imposer la ligne de déformation fantastique. Certains passages de Mireille et de Calendal (ce ne sont pas les meilleurs) nous esquissent déjà des salles du Museon Arlaten, le mobilier provençal classé et étiqueté, comme Notre-Dame préfigurait le musée de Cluny et Salammbô le musée de Carthage. Une nouvelle de Morand, ce n’est pas un musée, oh non ! (le futurisme a passé par là). Mais je songe devant elle à la valise diplomatique, que le vulgaire croit pleine de secrets d’État, et qui recèle un complet d’Écosse, des postiches, un chien pékinois, de l’eau de Coty, le manuscrit de Suzanne et le Pacifique, un oreiller de la Belle Aurore. Un beau désordre n’est pas un effet de l’art, mais un art très personnel devient l’effet d’un beau désordre. On met parfois M. Valéry Larbaud dans le même compartiment que M. Morand. C’est cependant le contraire. Son décor est subordonné à ses personnages, comme dans Madame Bovary — alors que, chez M. Morand, les personnages sont subordonnés au décor, comme dans Salammbô. Pareillement Lewis et Irène, livre de la phynance, n’appartient pas au côté romanesque d’Eugénie Grandet, où est Grandet, l’avare, qui vit, mais au côté poétique du roman de Zola (voyez L’Argent) où c’est l’argent qui est, court, donne la vie et la mort.

Colin-Maillard est né d’une idée poétique analogue à celle des Nuits de M. Morand. L’image du titre, le bandeau sur les yeux de l’Irlandais lâché à travers Londres, nous impose même une sorte de nuit londonienne, sœur du fog. Si on voit dans le livre uniquement les caractères et les aventures, son intérêt paraîtra probablement médiocre, et, comme M. Souday, on le jugera inférieur à Nell Horn de Rosny, beau roman trop oublié. Il faut, pour l’admirer, le considérer du seul point de vue du roman urbain, y voir la réussite fort savante d’un roman sur Londres, d’une découverte de Londres. Pour revenir à l’exemple du roman urbain le plus grossièrement naïf, Louis Hémon a évité tout ce qui rend si insipide, dans Zola, la découverte de Rome par l’abbé Pierre Froment : voir Londres par les yeux d’un touriste, double de l’auteur, de ses ignorances et de ses naïvetés. (En lisant la thèse très curieuse et intelligente de M. Roe sur Taine et l’Angleterre, on connaîtra que, toutes proportions gardées, Taine en Angleterre ressemble pas mal à Zola dans Rome ; et à la limite caricaturale de tout cela il y a Bouvard et Pécuchet, qui est bien le livre d’une génération.) Il ne pouvait non plus s’agir de voir Londres par les yeux d’un Londonien pur ; imagine-t-on un jeune Anglais écrivant le roman de Paris du point de vue d’un vieux Parisien ? Hémon prend un parti mixte très délicat et très sûr : le personnage qui découvrira Londres ne sera point un double de l’auteur, mais un être original, dont le cordon ombilical aura été bien coupé, un Irlandais passif, ardent, romanesque, religieux, crédule, et avec lequel un fils de Bretons, comme Hémon, trouvait probablement, dans sa nature, de quoi sympathiser, cet Irlandais à Londres me fait songer à Lamennais, à Villiers de l’Isle-Adam dans le monde intellectuel de Paris. En même temps l’élan du livre s’accorde à l’un des rythmes de la nature britannique : l’entrée, avec quelque désordre, du Celte dans la vie anglo-saxonne. Le roman urbain de Louis Hémon en a pris un mouvement vivant, une composition souple et savante qui le placent à mi-chemin entre M. Morand et les Tharaud.

Je viens de nommer les Tharaud. L’Ombre de la croix et Un royaume de Dieu se rattachent à ce même ordre sinon du roman urbain, du moins du roman de milieux. Ils ne sont point des poètes, des notateurs, des compositeurs intelligents. D’une façon générale, il semble que ce roman de l’éloignement dans l’espace, avec son optique originale, ses procédés neufs commandés par son objet, par ses routes, même par le machinisme qui l’aide et le modèle à son image (chemin de fer, automobile, aviation) tende à occuper une place assez analogue à celle qu’occupa, aux temps romantiques et post-romantiques, le roman du recul dans le temps, le roman historique. Celui-ci coïncidait avec l’histoire, cette machine à explorer le temps. Celui-là coïncide aujourd’hui avec une géographie, une machine à explorer l’espace.

XXIV. — La psychologie romanesque

Dans sa préface au Bal du comte d’Orgel, Jean Cocteau a publié une fiche, trouvée heureusement dans une des boîtes de Raymond Radiguet, et qui jette sur le livre un beau pinceau de lumière. Elle commençait ainsi : « Roman où c’est la psychologie qui est romanesque. Le seul effort d’imagination est appliqué là, non aux événements extérieurs, mais à l’analyse des sentiments. » Raymond Radiguet n’énonce point, certainement, ce qu’il veut faire, mais ce qu’il a fait. Cette vue abstraite, cette réflexion critique, est née comme l’indique la rédaction, après que Le Bal a été écrit, tout au moins en partie, — écrit non pour que l’auteur se conformât à une machine de manifeste, à une théorie littéraire, celle de la psychologie romanesque, mais afin que sortît de lui un être obscur et neuf qui voulait vivre : après le diable au corps, l’étincelle de feu mobile, le dieu dans l’esprit.

Car Le Bal n’est plus, comme Le Diable, de l’ordre de la promesse. Nous tenons un fruit dans la main. Ne songeons pas à la corbeille qui aurait dû être. Ne nous demandons pas si elle aurait pu être. Nous avons ce livre : il se suffit, il est. Je ne sais ce qu’il engendrera demain. Je crois qu’il agira. Aujourd’hui il dit, avec d’autres et peut-être mieux, le mot que cherchait la grappe littéraire née à l’ombre de ce grand Proust en fleurs qui poussa, toute une semaine de printemps, comme un arbre de Judée dans un jardin de château français. Et il le dit, lui, en pur et sec parler de France. « Style, constate-t-il : genre mal écrit comme l’élégance doit avoir l’air mal habillée. » Formule hâtive. Corrigeons : genre non écrit (à la Stendhal) comme l’élégance doit avoir l’air non habillée, paraître une nudité civilisée. Le mot est bien celui-ci : psychologie romanesque.

Il y a un romanesque des événements : et l’on a le roman d’aventures ou le roman dit romanesque, que l’on découvre une fois tous les trente ans. Il y a un romanesque du style : la chasse à la tournure précieuse ou à l’épithète rare. Il y a un romanesque du milieu : dans le temps, et c’est la chasse au milieu rare que Flaubert réalise avec Salammbô ; dans l’espace contemporain, et c’est en bas le roman des hors-la-loi, en haut le roman des milieux mondains. Le romanesque tente, à un point donné, l’effort pour rompre avec une logique, un automatisme, un conformisme, une habitude. Mais toutes ces formes du romanesque ne touchent point, d’ordinaire, ce fond, le cœur humain, non plus que les tempêtes et les changements de la surface n’affectent les couches épaisses et calmes des eaux profondes. Le logique et l’attendu, chassés par le romancier des aventures d’une vie, et de la texture du style, et de la nature des conditions, ne s’en retrouvent que mieux dans la suite des sentiments, dans l’enchaînement de la conscience et du vouloir.

L’absence du romanesque psychologique, le contraire du romanesque psychologique, on les verra par exemple dans le roman de caractère, tel que Balzac en a donné les modèles. Peu ou point de romanesque de ce genre dans Goriot, Bette, ou Birotteau. L’homme est donné, avec son caractère fixé, et ses actes suivent son caractère, comme dans le roman édifiant la punition suit la faute, comme, dans le style à clichés, l’épithète suit ses substantifs accoutumés, comme, dans le roman réaliste bourgeois, le ridicule pittoresque suit le manquement aux usages. On peut même dire que plus le roman pousse loin le romanesque de l’aventure, plus une inévitable compensation l’oblige à donner à ses personnages un caractère immuable, à leur faire toujours éprouver les sentiments et accomplir l’action que le lecteur attend d’eux.

Or précisément ces caractères immuables, ces centres fixes de radiations romanesques, ce sont des abstractions. Ils fatiguent vite. Ils reposent bientôt au cimetière des livres qui n’agissent plus. Tel n’est pas assurément le cas de Balzac, parce que chez Balzac se sont réunis miraculeusement trois courants : un courant technique, celui de l’ouvrage bien fait et du roman bien bâti ; un courant psychologique, la tradition des moralistes français et particulièrement de La Bruyère, cet analyste des caractères fixés, abstraits de la vie réelle comme les œuvres de la sculpture et de la peinture donnent des abstraits du mouvement réel ; un courant enfin de mobilité sociale, vivante et changeante, l’interaction d’une société entière, d’une humanité qui marche et se crée. S’il y a chez Balzac peu de romanesque psychologique, en revanche il existe un magnifique romanesque social, et l’on peut dire qu’avec Le Rouge et le Noir, avec Les Mystères de Paris, et Les Misérables, avec L’Éducation sentimentale, le roman français, à sa grande époque productive, s’est installé à plein dans ce romanesque social.

Le romanesque psychologique apparaît lorsque les sentiments et les actions des personnages font éclater et démentent tous les cadres préconçus dans lesquels le lecteur pouvait les prévoir, et aussi dans lesquels ils pouvaient, le moment d’auparavant, se prévoir eux-mêmes. Et il est évident que la réalité implique une grande part de ce romanesque psychologique. De Pertharite à Andromaque on verrait à l’état nu et avec une lucidité d’épure, la tragédie passer du romanesque de roman à du romanesque psychologique. On trouverait à de fréquents intervalles ce romanesque psychologique dans Stendhal, dans Eliot, dans Thackeray, dans Meredith. Mieux encore il règne presque en maître dans Dostoïevsky. Ce romanesque passionnera un homme à la lecture des Karamazov, d’une manière analogue à celle dont le romanesque d’aventures passionnait un adolescent à la lecture des Trois Mousquetaires.

Tout roman n’est pas nécessairement romanesque, et même une partie de ses chefs-d’œuvre sont construits expressément contre le romanesque, considéré comme l’ennemi. Mais une des puissances vivantes, un des feux subtils et circulants du roman, c’est le romanesque pur, fait d’inattendu, de création et de commencement absolu : lutte contre le cliché, lequel se met d’ailleurs bientôt au service de son vainqueur et lui conquiert des sujets dociles ; lutte contre la logique ; lutte contre l’habitude ; et, jusqu’à la génération présente, une autre lutte plus salutaire et plus tonique encore : la lutte contre la conspiration générale en faveur de l’habitude, de la logique et du cliché, tout l’élément combatif qui tenait dans l’antithèse du bœuf gras et de la vache enragée. Aujourd’hui la vache enragée tend à devenir vache grasse ; une conspiration en faveur du nouveau pour le nouveau, du romanesque pour le romanesque, se forme spontanément. Et je songe à Mallarmé, qui, ayant vu à Oxford quelles commodités admirables de vie la civilisation anglaise mettait au service de l’intelligence et des livres, éprouvait tout de même un sentiment d’inquiétude ironique devant ce qu’il appelait « des états de rareté sanctionnés par le dehors ».

Devant Radiguet on a pensé souvent à Rimbaud. Je penserais aussi, et plutôt, au mathématicien Galois. Mais, à la différence des états de rareté de Rimbaud et de Galois, ceux de Radiguet furent terriblement sanctionnés par le dehors. La durée littéraire implique des lois de vie, qu’on ne viole pas impunément et l’état de yearling favori, comme celui de la plus belle femme de France, c’est une façon de vivre dangereusement, d’autant plus dangereusement qu’on est le dernier à sentir le danger… Le diable qu’on a au corps, quand des orchestres de palace, voire ceux du bétail tecticole, l’exaspèrent, il peut vous remonter à la gorge et vous étrangler. Radiguet est mort au seuil d’une vie, la militaire, qui lui eût fait grand bien, et l’influence de l’adjudant et du capitaine l’eût reposé heureusement de celle de Proust, de Gide et de Cocteau. « Vos jeunes, disait l’autre jour un vieux grincheux, ils mettent sur le toit le bœuf que de mon temps on avait sur la langue. » Il y eut des protestations. On égrena des analogies et des différences. On cita Jean de Tinan, on loua le bon vieux temps, on reconnut tout de même des qualités au nouveau, dont un défaut fut au moins de nous montrer Radiguet, comme le jeune Marcellus, pour nous l’enlever aussitôt. « Il était, nous assure M. Cocteau, de la race grave dont l’âge se déroule trop vite jusqu’au bout. » Un peu de ralenti eût déroulé, j’en suis persuadé, vingt chefs-d’œuvre et la carrière d’un des grands écrivains du xxe  siècle.

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Qu’est-ce que ce romanesque psychologique du Bal du comte d’Orgel ? Une invention perpétuelle de sentiments et d’attitudes dans un roman où il n’y a pas d’autre invention, et où le sujet, presque inexistant, n’est guère que celui de La Princesse de Clèves. Et, à l’origine, chez l’écrivain, un romanesque de l’intelligence, une volonté (je n’ose dire une habitude) non pas de susciter des sentiments et des attitudes sans cause, mais de les expliquer toujours par une cause dont aucun des personnages ne peut se douter, et dont la clef demeure tout entière entre les mains de l’auteur et du lecteur. Le défaut est celui-ci : nous sommes beaucoup plus occupés à admirer l’intelligence du romancier qu’à sympathiser et à vivre avec ses héros. Mais le plaisir de sympathiser et de vivre avec une intelligence aiguë, avec le laboratoire cérébral où s’élaborent les idées, les essences de la psychologie romanesque, ne vaut-il pas celui de vibrer avec la vie romanesque d’une créature fictive ? Le plan d’intérêt du Bal du comte d’Orgel ce ne sont pas les êtres de chair et d’os qui tournent dans ce bal, c’est l’orchestre, c’est la musique immatérielle dont les nombres et les rapports règlent leur mouvement.

Un exemple. Anne d’Orgel, ayant appris que sa femme et François, qui s’aiment sans se l’avouer, sont parents, les oblige à s’embrasser.

« Mme d’Orgel se recula. Ni elle ni Séryeuse n’avaient plus envie de s’embrasser que d’entrer vifs dans le feu, mais chacun pensa qu’il fallait n’en rien révéler à l’autre. C’est pourquoi ils s’exécutèrent en riant. François posa un gros baiser sur les joues de Mahaut, dont la figure prit une expression méchante. Elle en voulait à son mari de cette contrainte, et à Séryeuse du rire qu’il avait eu. Car si elle savait ce que signifiait son propre rire, elle ne soupçonnait pas le sens de celui de François. »

C’est charmant et c’est vrai. Mais où est ici le centre d’intérêt et de vie ? Dans aucun des trois personnages, dans aucune des trois attitudes. Il est dans cette explication, dont on ne saurait se passer, et surtout dans ce fait que cette explication appartient au point de vue du romancier ou du lecteur, point de vue qui ne peut être réalisé dans une sensibilité vivante, mais seulement dans le lieu idéal d’une intelligence abstraite. Sans être nouveau, cela est plus rare qu’on ne pourrait supposer. Dans la psychologie classique, celle de Racine ou de Stendhal, il y a généralement quelqu’un qui sait, et avec qui l’auteur s’efforce, pour un moment, de coïncider. Ici personne ne sait, et l’auteur ne coïncide qu’avec un lieu géométrique situé nécessairement en dehors de ses personnages. Mais d’autre part on trouverait bien des pages analogues chez Marivaux, chez Dostoïevsky, et chez Proust. Et la littérature la plus récente nous habitue davantage encore à ce tour, à cette comédie des erreurs vue d’un point de vue d’intelligence. Je songe à Thomas l’Imposteur de Jean Cocteau. Et aussi à Giraudoux et à Morand. La pente de facilité est d’ailleurs là, tout près. Dans un Manuel du parfait plagiaire, qui a fait mes délices, et où les pastiches de Georges-Armand Masson font rouler, comme sur des montagnes russes de foire, les écrivains sur cette pente, on nous montre Giraudoux recueillant, pour nourrir ses romans, des jeux de petits papiers : X a rencontré Y. À quel endroit ? Que lui a-t-il dit ? Que lui a-t-elle répondu ? Où sont-ils allés ? Qu’ont-ils fait ? Qu’en est-il résulté ? » La même plaisanterie, ou à peu près, sert pour le pastiche de Morand. Et elle servirait pareillement, si on voulait, pour Radiguet. Elle signifierait simplement le désarroi de l’esprit logique, habituel aux critiques, devant des associations bizarres. Mais l’habitude nous rend vite cette logique familière. Chez Radiguet comme chez Morand, je suis frappé non par la facilité et l’abondance, mais par le conscient, le ramassé, le sec et le net. Il avait, dit Cocteau « le cœur dur… Son cœur de diamant ne réagissait pas au moindre contact. Il lui fallait du feu et d’autres diamants Il négligeait le reste ».

La scène du chapeau, à la fin du livre, paraît le chef-d’œuvre de ce romanesque psychologique. Un chapitre du chapeau avait déjà permis à Rostand de donner le fin du fin romanesque verbal et précieux, à Proust celui du romanesque mondain. Est-ce que le chapeau, forme vide de la tête, étui du roseau pensant, girouette du clocher humain… ? Mais quel romanesque de seconde cuvée vais-je faire à mon tour ?

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Dans la note que j’ai citée, Radiguet se défend de traiter le cadre mondain de son roman à la manière de Proust. Et ce Proust qui l’inquiète paraît bien l’auteur qui a le plus agi sur lui.

Mais notons aussi comme un signe utile ce besoin d’un romanesque nouveau qui apparaissait quelque temps avant la guerre, celui dont Jacques Rivière témoignait dans le Roman d’aventure, celui qu’on pouvait découvrir dans deux livres dont l’action s’est prolongée tout le long des années de guerre and after : Les Caves du Vatican et Le Grand Meaulnes. Seulement, dans l’un et l’autre, le roman d’aventures tourne autour du roman que j’appellerai encore lourdement, usant des mots qu’on m’a appris au collège, roman de caractère. Ici le roman de l’aventurier. La dernière phrase du Grand Meaulnes marque avec précision ce « caractère » aventurier. Lafcadio porte des actes gratuits et Meaulnes des aventures comme le pommier porte des pommes. Ils sont appelés par des vocations, ils suivent des lignes, nous leur posons des étiquettes. Il y a dans Le Libertinage, de Louis Aragon, une Demoiselle aux principes, qui est précisément dédiée à André Gide, et que je poserais volontiers, comme un coq brillant, sur le clocher que je suis en train d’échafauder. Après l’avoir lue, on appellerait fort bien la critique Céline, de même qu’on dénomme la censure Anastasie. Or, plus encore qu’aux Caves, Céline serait dépaysée au Bal. Les personnages du Bal ont nécessairement des caractères, puisqu’ils ont un passé. Mais il semble que pour Radiguet leurs actions ou leurs sentiments ne soient intéressants, et psychologiquement romanesques, que lorsqu’ils démentent ce caractère qu’ils ont, le retournent ou le dévient brusquement, le remplacent par le caractère qu’on leur croit, ou qu’ils veulent faire croire, et qui, s’aperçoit-on, est aussi à eux que l’autre.

Devant le romanesque et l’inattendu de cette psychologie, je songe au romanesque et à l’inattendu des images chez Giraudoux. Mais ces deux esprits si souples s’exercent sur les matières les plus opposées. Chez Radiguet ce sont des virages ; les virages d’une route de montagne ; la main étonnamment sûre qui tient la direction donne une héroïque vitesse. Chez Giraudoux ce sont des méandres ; les méandres d’eau verte dans une gorge rocheuse et fleurie ; ni direction ni vitesse, mais la sympathie avec une délicieuse dérive, sur un radeau d’images. Le critique, avec son bâton ferré, ses gros souliers et sa peau de bouc, a grimpé des côtes. Le voilà sur le plateau qui domine la vallée. Il jette son sac et s’assied dans l’herbe. Le torrent et la route sont deux détails, deux signes, avec bien d’autres, dans le paysage. Ces analogies entre le dessin de l’un et celui de l’autre, cette opposition de leur matière et de leurs usages, une géologie assez simple les explique. Il y a une géologie du temps présent. (Mais Radiguet nous dit d’aller plus vite, et les méandres de Giraudoux devraient nous apprendre à changer plus rapidement nos images. Passons.)

L’essentiel est de voir à la source de ce romanesque psychologique une étonnante capacité d’abstraction, de schématisme et de mouvement. Je rappelais tout à l’heure le génie mathématique de Galois ; mais un écrivain n’est pas un théoricien, c’est un praticien, et la psychologie de Radiguet me ferait plutôt songer à celle des calculateurs et des joueurs d’échecs, phénomènes eux aussi dès leur jeunesse. On sait, depuis l’enquête d’Alfred Binet, qu’un joueur d’échecs capable de jouer sans voir plusieurs parties à la fois n’imagine pas mentalement, comme on le croyait, le détail des échiquiers. Ce qu’il possède dans la tête, ce n’est pas la vision matérielle des parties qui s’y jouent, c’est le thème, le schème moteur, le dynamisme idéal de ces parties, qu’il épouse comme le chauffeur épouse le mouvement de sa machine, comme la parole ou le style épousent celui d’une langue. Radiguet joue ainsi des parties d’échecs psychologiques. Il pense ces parties d’échecs comme des mouvements de pièces qui n’existent pas par elles-mêmes, mais qui existent dans un jeu qu’il mène et dont la complication lui est une joie.

À chaque page, des mouvements qui sont aussi bien ceux de la tour et du fou que ceux d’un cœur de femme ou d’un cœur d’homme. Au geste sûr et dur de l’écrivain, correspond le bruit sec de l’ivoire sur l’ivoire. « Que l’amour est d’une étude délicate ! Mahaut qui croyait n’avoir pas à se rapprocher d’Anne s’en rapprochait bel et bien : mais ces deux pas en avant ne les faisait-elle pas par mesure, et parce qu’Anne en faisait deux en arrière ? »

Tout l’esprit de Radiguet, ou plutôt de la partie jouée par Radiguet sur un échiquier qu’il ne daigne pas étaler et auquel sa tête suffit, il tient dans les trois dernières pages du livre. « Elle regardait son mari, mais le comte d’Orgel ne vit pas qu’il avait devant lui une autre personne. Mahaut regardait Anne, assise dans un autre monde. Dans sa planète le comte, lui, n’avait rien vu… » Voilà le mot. Les personnages, à commencer par Mahaut et François, sont aussi étrangers les uns aux autres que des planètes : planètes qui s’ignorent, en ce que l’une ne peut rien connaître dans l’autre de ce qui fait la vie, rien du moindre brin végétal ou animal ; mais planètes que nous pensons, par le réseau de nos formules et le mécanisme de notre calcul, comme les parties solidaires d’un grand échiquier en mouvement ; liées, mariées, rapprochées par le dehors, séparées par leur intérieur solitaire.

J’exagère peut-être ce côté de l’œuvre de Radiguet. Mais je crois que, s’il eût vécu, d’autres œuvres l’eussent plus exagéré encore. Il y avait dans son génie de romancier ce que l’on sent dans le génie poétique de Valéry : une capacité foudroyante de mobilité. Victor Hugo louait Baudelaire d’avoir trouvé un frisson nouveau. L’important, pour un artiste d’aujourd’hui, est peut-être de trouver un mouvement nouveau, une manière nouvelle moins d’avoir des idées que de sauter des idées, les idées intermédiaires, le plus d’idées intermédiaires. possible. Un jeu dangereux, dira-t-on. Un jeu vivant. Le jeu de la pointe de diamant qui fore quelque chose. Mallarmé approuverait, reconnaîtrait les siens. Son Coup de Dés et le jeu d’échecs de Radiguet se jouent à des tables éloignées, mais entre lesquelles, pour peu qu’on se promène dans le café, on voit toute une littérature faire le pont. Un pont de marbre. — Ou un pont de bateaux ? — Il y faudrait tout un dialogue : remettons-le à un autre jour.

XXV. — Le roman catholique

Sous le Soleil de Satan, de M. Bernanos, a obtenu une considération méritée. C’est un admirable début. De grands esprits, parmi lesquels Dante, ont attribué au diable l’invention des romans. M. Bernanos me fait songer à un mouvement stratégique des romanciers catholiques pour attraper le Malin et l’obliger d’entrer dans la bouteille où il nous servait son vin empoisonné.

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Pour diverses raisons, parmi lesquelles il faut compter l’importance du public catholique, qui lit beaucoup, le titre de romancier catholique est brigué par un certain nombre d’auteurs.

Il y a d’abord les catholiques d’éducation, qui pensent reconnaître, et qu’on reconnaîtra dans leur œuvre, ce qu’on appelle, d’un terme (barrésien) à équivoque, la sensibilité catholique. La sensibilité catholique expliquerait en partie les romans de M. François Mauriac. Il est possible qu’il y ait quelque chose de cela, surtout dans ses premiers livres. Mais dans ses œuvres de la période des Cahiers verts je vois des cas psychologiques ou humains, qui pourraient aussi bien se rencontrer dans des familles protestantes ou maçonniques. M. de Montherlant tenait, lui aussi, fortement, à la catholicité de ses ouvrages. Consiste-t-elle en ceci, que le lecteur doive se dire : « Ce n’est pas un élève d’un collège laïque qui aurait écrit cela ! » et qu’il reconnaisse dans Le Songe l’empreinte de Sainte-Croix ? Je ne sais pas ce que peut être cette empreinte, mais le dialogue du Jésuite et d’Alban : « Si je te demandais de ne plus pécher ? — Demande-moi donc quelque chose de plus utile à Dieu ! » semble bien indiquer que le catéchisme étudié jadis par M. de Montherlant était celui du diocèse de Pamperigouste, et nous ne nous étonnons pas de le voir passer sous le soleil de Mithra. Je songe de même à tout ce qui se dit sur la sensibilité protestante de Gide, son éducation puritaine. Je veux bien noter tout cela pour être complet, comme le médecin dans son anamnèse ; je déclare cependant que s’il m’arrive jamais de rattacher Les Nourritures, Les Caves et Corydon à Martin Luther ou à Calvin, ce ne sera que par les chaînes les plus fragiles.

Il y a une seconde manière de poser sa candidature au titre de romancier catholique. C’est, après la manière dite de la sensibilité, celle que j’appellerai logique ou démonstrative. Elle consiste à étayer d’un roman à thèse un dogme, ou un commandement, ou une théorie catholique. Je ne rappelle que pour mémoire l’Histoire de Sibylle, qui d’ailleurs n’est pas tout à fait cela, et j’en viens tout de suite à M. Paul Bourget, à qui ce dessein a peut-être inspiré son plus beau roman, Un divorce, et sa meilleure nouvelle, L’Échéance. Un divorce est destiné à justifier la thèse catholique de l’indissolubilité du mariage ; L’Échéance, celle des vœux religieux comme seule issue à certaines situations morales. La forte nature oratoire et logique que possède ou qui possède M. Bourget, et qui donne à ses romans une part de leur ton original, pouvait être tentée par cette besogne difficile, où il ne semble pas que personne l’ait suivi. Une partie du Démon de Midi et la pièce de Jules Lemaître, L’Aînée, nous font songer à ce que pourrait être un de ces romans à thèse qui porterait sur le célibat ecclésiastique. Quant à des romans de ce genre sur d’autres sacrements que le mariage et l’ordre, je ne vois pas comment on s’en tirerait.

Mais précisément on songe alors à une troisième sorte de roman et de romanciers catholiques qui auraient pour sujet non pas, comme les premiers, les survivances de la vie catholique dans la vie qui ne l’est plus ; non pas, comme les seconds, la défense et l’illustration de l’ordre catholique ; mais la vie catholique elle-même, vécue de l’intérieur, sentie dans ses exigences et ses profondeurs. On a pu trouver quelque chose de ces intentions dans les romans de M. Émile Baumann. Les drames chrétiens de Claudel impliquent ce foyer à leur centre. Le roman de M. Bernanos est bien un roman de cette vie religieuse profonde, ou du moins il l’est en partie et nous fait croire que les prochains suivront cette filière, où d’ailleurs les difficultés ne manquent pas. Mais ce qu’on entend par littérature ce sont des difficultés qu’on a tournées, que la vie a tournées.

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Il est d’abord à croire que, dans les conditions actuelles de la littérature catholique, ce soit plutôt au roman catholique qu’au roman simplement chrétien qu’on doive s’attacher. Job le Prédestiné de M. Baumann était bien plutôt un roman chrétien qu’un roman catholique. Le dogme de la prédestination (plus enveloppé de précautions oratoires et parfois assez exténué chez les catholiques) appartient en somme à toutes les confessions chrétiennes, et le héros de M. Baumann aurait pu être aussi bien un tisserand des Flandres ou un sabotier Vaudois, protestant. Pareillement la corruption de la nature par le péché. Mais que serait un sujet de roman strictement catholique ?

Je laisse de côté la partie extérieure, et ce qu’on peut appeler les scènes de la vie cléricale. Ferdinand Fabre, aujourd’hui bien oublié, s’y était taillé une bonne petite province. Notons même que le roman à curé sympathique attire de gros tirages. Lamartine n’a trouvé dans nul autre sujet la réussite de larmes que lui a value Jocelyn. L’Abbé Constantin fit fureur. M. Clément Vautel, s’il eût écrit Notre instituteur chez les riches, eût atteint péniblement vingt mille, et le théâtre et le cinéma lui eussent passé loin du nez. Et quand on songe à la manière dont Stendhal dans Le Rouge, Balzac dans Le Curé de Tours, Flaubert dans Madame Bovary, Anatole France dans l’Histoire contemporaine, Barrès dans La Colline ont aimé modeler sous une soigneuse lumière des types cléricaux, on voit que le roman français a volontiers exploité ce filon. C’est en somme avec Stendhal (un précurseur envers qui M. Vautel est bien ingrat) que la psychologie de la vie cléricale est entrée dans le courant littéraire. Il y avait fallu la Révolution, le Concordat, et la Charte.

Seulement cette psychologie ne va pas très loin. Elle concerne l’automatisme du métier plutôt que sa source d’énergie. La substance de la vie catholique consiste dans l’usage des sacrements. On est catholique dans la mesure où l’on mène une vie spirituelle rythmée et nourrie par les sacrements, les deux sacrements à répétition, Pénitence et Eucharistie, et les cinq sacrements à caractère unique. Même dans l’usage la qualité de catholique est toujours coextensive à un minimum de vie sacramentaire, baptême, première communion, mariage à l’église. Les sacrements forment le centre de la littérature de dévotion. Le roman, c’est aujourd’hui le genre propre de la dévotion à la littérature. Un roman qui ne fait pas de place à la vie par les sacrements, pourra-t-on l’appeler catholique ? D’autre part, dans quelle mesure les sacrements autres que le mariage chrétien deviendront-ils sans difficulté ou sans scandale matière de roman ? Il y faut au moins la poésie. Polyeucte a pu être la tragédie du baptême, Jocelyn le poème de l’ordination. Je n’ai pas idée que dans tout cela le roman, la prose doivent se sentir bien chez eux.

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L’existence, l’avenir du roman catholique en France paraissent liés à une situation assez paradoxale de notre littérature religieuse : l’effacement croissant du clerc devant le laïque. L’Église est une société spirituelle hiérarchique gouvernée absolument par des prêtres, et où il est veillé à ce que le troupeau n’usurpe aucune autorité. Ce fut là l’une des raisons qui firent rejeter par l’auteur de l’encyclique Pascendi gregis la loi de séparation. Aucune couleur ne fit jamais plus d’horreur à Rome qu’à cette occasion celle des cardinaux verts.

Or le cardinalat vert (le vert d’une Académie idéale bien entendu) est presque une tradition de l’Église française, j’allais dire gallicane. En France, la France de Montaigne et de Voltaire, l’œuvre la plus urgente que pût se proposer le clergé était la défense de la religion contre la libre-pensée. Et en effet trois grandes Apologies du christianisme ont enrichi notre littérature, ont été lues par tout le monde, ont fourni à la pensée ou à la sensibilité française des raisons d’être chrétiennes. Mais deux d’entre elles, celle de Pascal et celle de Chateaubriand, sont écrites par des laïques, par des individualités sans mandat, et l’auteur de la troisième, Lamennais, ne demeure prêtre que provisoirement. En dehors du xviie  siècle, pas de littérature cléricale qui compte. Est-ce que la formation sacerdotale par les séminaires, en combattant le sens propre, couperait les racines de l’originalité littéraire ? Un seul écrivain est sorti de Saint-Sulpice : Renan. Et depuis le jour où Massillon est descendu de la chaire, toute la littérature catholique française a été une œuvre de laïques.

Peut-être faut-il penser ici aux modifications de toutes sortes qu’apporte dans la société chrétienne le règne des livres, entre les livres les livres imprimés, entre les livres imprimés ceux qui sont destinés à être, lus par le plus grand nombre, et entre ces derniers le livre universel, le livre à son maximum de mouvement, d’adaptation, d’ubiquité, qui est le journal. C’est ce que dans Notre-Dame Hugo voit d’un œil de visionnaire. Alors l’exception que je viens de signaler n’en est plus une. Pourquoi le xviie  siècle, seul de nos quatre grands siècles littéraires, comporte-t-il une puissante littérature cléricale, celle que préside Bossuet et où je ferais à peine rentrer Fénelon, si homme de lettres ? C’est que des quatre le xviie est le moins livresque, le plus oratoire, celui qui implique la prédominance du parlé sur l’écrit. Brunetière aimait à le répéter. Le xviie  siècle est celui des genres parlés : théâtre, éloquence religieuse — et surtout valeur unique, à la cour et à la ville, du bon parler, — siècle de Racine, de Molière, de Bossuet, parce que siècle de Vaugelas. Or l’Église catholique est le lieu du parler. Il n’y a pas besoin qu’un prêtre sache écrire à son évêque. Il est nécessaire qu’il sache parler à son troupeau. Dans un monde où les grandes valeurs appartiennent à la parole il prend tous ses avantages. Songeons que Louis XIV n’ouvrait jamais un livre (un lecteur, qui était parfois Racine, lui faisait un peu de lecture quand il ne pouvait pas s’endormir), ne lisait pas les papiers d’État, dont les secrétaires lui donnaient des résumés ou des extraits. Ces secrétaires d’État étaient Colbert et Louvois. Corneille, Racine, Molière lui parlaient par leurs acteurs, et l’Église par ses sermonnaires.

Mais un monde où les valeurs de lecture et d’écriture prennent le pas, la toute-puissance, quelle différence ! Un jour que Bossuet se promenait en compagnie dans les jardins de Versailles, un orage éclata, et chacun courut se mettre à l’abri, sauf le prélat, qui ne hâta point son pas, et déclara qu’il aimait mieux risquer un rhume que manquer, en trottant, à la gravité sacerdotale. Eh oui ! Littérairement aussi l’Église ne court pas. Mais Pascal, inventeur des omnibus, a créé avec les Petites Lettres une littérature qui court. Et la phrase de Voltaire, elle court, elle court. Ce mot d’une encyclique de Grégoire XVI, comme il est plein d’expérience sacerdotale : hæc detestabilis atque exsecranda libertas artis librariæ !

Mais il s’agit là seulement du prêtre. Les catholiques laïques peuvent courir sous l’orage, et même à une vitesse de onze devant la porte dorée. Les journalistes catholiques valent les autres. Il semble même que de fortes convictions chrétiennes fassent une bonne température pour l’invective, les clameurs qui frappent fort, le plein orchestre verbal et imagé qui arrêté un public : voyez Veuillot, Barbey, Drumont, Léon Bloy. Et comme celui qui fut si malheureux qu’il en devint Polonais, il semble que Léon Daudet soit devenu catholique à force d’être journaliste. Renan voyait dans Jérémie le premier des journalistes, et il n’avait pas tort : le journalisme catholique a retrouvé en somme la température de ce prophète.

J’en reviens au roman. Le débordement du roman, le genre romanesque avaleur des autres genres, voilà un des méfaits de l’ars libraria, méfait qui ne devrait pas plus que le journalisme trouver grâce devant la tradition catholique. L’inventeur du roman catholique a cependant été un évêque, du nom de Camus (de Belley, il est vrai, où tout se tourne en cuisine), mais cela ne tire pas à conséquence. Le roman, pour l’Église, a été longtemps, lui aussi, detestabilis atque exsecrandus . Elle a confirmé le verdict de Dante qui l’a, avec Françoise de Rimini, placé dans l’enfer. Et puis, comme pour le journalisme, il a fallu le surveiller, l’utiliser. Bref la question du roman catholique s’est trouvée à l’ordre du jour.

Cette année où j’écris, le roman catholique, la littérature catholique, semblent prendre une place privilégiée, à la suite d’un mouvement qui a commencé, je crois, avec la querelle du Jardin sur l’Oronte. Barrès, qui pensait avoir partie liée avec la jeunesse catholique, en fut stupéfait et très peiné. Elle marquait, après la guerre, une volonté de séparer la religion d’avec la politique, les politiques. « Tu lis Auguste Comte, ce qui n’est pas drôle », écrivait Jules Lemaître à son ami. « Tu lis saint Thomas, ce qui est bien méritoire », lui écrirait-il aujourd’hui. À travers un quart de siècle, mesurez l’évolution.

Cela va plus loin. La place accordée aujourd’hui dans les lettres aux sentiments et aux problèmes religieux, elle a été conquise en partie sur la politique. Il n’y a plus, mais plus du tout, de littérature politique. Voyez dans les trois volumes de Politiques et moralistes de Faguet, cette chaîne puissante de doctrines politiques françaises, qui va de Joseph de Maistre à Renan. Si on a l’idée d’en écrire une suite pour notre après-guerre, dans ce corbillon que et qui mettra-t-on ? Les éditeurs ont abandonné les collections politiques qui les ruinaient, et les voilà partis dans les collections religieuses. Tous les jours il s’en crée une nouvelle. Et à ce propos, qui diable a choisi pour celle où a paru le roman de M. Bernanos le titre hugolard et le-conte-de-linsuleux de Roseau d’or ? Le Roseau tout court conviendrait si bien à une collection chrétienne ! Celui qui figure comme sceptre dans les instruments de la Passion n’est pas d’or. Et ce beau symbole de la statuaire de Strasbourg : le roseau brisé de la Synagogue et le roseau droit de l’Église. Il y a parmi les collaborateurs beaucoup de noms intéressants. On pourrait parler plus tard d’une « école du Roseau », ou d’un « mouvement du Roseau ». Mais l’or est en France aussi hors cours comme suffixe que comme monnaie.

XXVI. — Le problème du « Disciple »

Voilà une trentaine d’années que M. Paul Bourget écrivit Le Disciple. Ce roman n’honora pas seulement son auteur. Son succès aussi, le bruit qui l’entoura, et qu’on peut comparer au tumulte de La Trahison des clercs, les discussions qui remplirent la presse, honorèrent le public. M. Paul Bourget en fut orienté définitivement vers ce roman éloquent, élevé, à thèse conservatrice, dont l’initiateur paraît avoir été Octave Feuillet, avec l’Histoire de Sibylle et Monsieur de Camors. En effet cette Histoire de Sibylle, roman de droite qui est de 1862, et auquel répondit, comme roman de gauche, Mademoiselle de la Quintinie, de George Sand, voilà un traitement romanesque ou romancé du problème religieux, de sa figure sociale, et qui appartient avec évidence, et par ses qualités et par ses défauts, à l’ordre littéraire et moral du Second Empire. De Sybille au Disciple, il y a une bonne courbe de durée française, le passage de l’Empire à la République. M. Paul Bourget, dans les mémorables Essais de psychologie contemporaine, n’avait-il pas inventorié l’héritage et mis au net l’état d’esprit de ceux qui avaient vingt ans en 1870, c’est-à-dire qui entraient dans l’âge d’homme avec un régime révolu derrière eux, et qui, ayant reconnu pour maîtres les « Vingt ans en 1848 » de L’Avenir de la science, des Philosophes français, et de L’Éducation sentimentale, allaient vivre la vie et jouer la chance de la Troisième République.

Quand M. Bourget publia Le Disciple, cette Troisième République avait dix-sept ans. Dix-sept ans, l’entrée dans la jeunesse, l’âge de la classe de philosophie. Et Le Disciple c’est le roman de la classe de philosophie, le roman de l’influence du philosophe qui ouvre à un jeune esprit le monde de la pensée. Les problèmes philosophiques y devenaient, pour un garçon, quelque chose dont on vit et dont on meurt, dont aussi on fait vivre et mourir autrui, ce qu’avait été la question religieuse pour la jeune fille Sibylle. À la vérité, l’influence exercée sur Greslou n’était point celle d’un maître écouté et aimé, d’un philosophe de chair et d’os, de cœur et d’esprit, comme Alain, d’une incarnation du Socrate éternel, mais celle d’un philosophe abstrait et incorporel, retiré du monde, connu seulement par ses livres qui avaient suffi à lui donner un disciple. On sait que M. Paul Bourget a modelé librement son Adrien Sixte, un peu factice, sur un Taine également factice, et que d’ailleurs la création d’un homme de génie par un romancier, cela représente une partie si difficile à jouer que jusqu’ici elle n’a été gagnée par personne ; le romancier doit viser et créer au-dessous de lui, et non au-dessus.

Mais enfin Le Disciple qui fut, je crois, le premier roman de l’éducation intellectuelle, était exactement accordé à ces vingt dernières années du xixe  siècle, où le positivisme oratoire de Taine, le positivisme paramédical de la psychologie expérimentale, déclassaient chez tant de jeunes esprits les données du spiritualisme traditionnel, sans que le criticisme kantien ou néo-kantien, jeux froids, semblait-il de philosophes professionnels, parût bien propre à en sauver les débris. M. Bourget mettait en roman l’influence morale ou immorale de ce positivisme ; par un enchaînement simpliste ou simplifié, Adrien Sixte se trouvait en somme responsable de la mort d’une jeune fille, peut-être de celle de son jeune disciple, et paraissait fort embarrassé de la situation où M. Bourget l’avait fait entrer pour qu’il devînt personnage de roman. M. Taine, lui, était beaucoup moins gêné dans la lettre sévère qu’il écrivit à M. Bourget, et que celui-ci a tenu, avec une belle probité, à voir figurer dans la correspondance du philosophe — lettre éloquente et intelligente, qui ne porte pas entièrement contre la thèse du Disciple, et laisse, le problème ouvert. C’est alors que la dernière page du Disciple, spiritualiste et néo-chrétienne, se comporta comme une voile attendue, enflée de la plus favorable brise. Le Devoir présent de Paul Desjardins mit une jeunesse dans son sillage. Les cigognes de Melchior de Vogüé parurent au ciel. Une bataille, qui ne manquait pas de comique, entre Brunetière et Berthelot, l’un champion de la religion et l’autre de la science, ameuta le populaire sur la voie publique, comme celle d’autrefois entre Berthelot et Régnier sur le Pont-Neuf. Il y eut des banquets démocratiques, des défis homériques. Puis, à un an de distance, Taine et Renan disparurent. Et de nouvelles pages furent tournées.

Laissons ces pages. Je ne fais pas une histoire de trente ans. Léon Bopp, écrire, au nom de sa génération, un autre Disciple. Trente ans est exactement l’intervalle qui convient : trente ans, mesure non certes de la vie utile, mais de la vie de création, d’acquisition et de renouvellement d’un homme, trente ans font la durée d’une génération, le champ qui lui a été donné pour se prouver, l’espace vivant qu’elle a eu à remplir.

Le Greslou de M. Bopp se nomme Lenoir. Comme Greslou, il est philosophe, il joue sa vie sur le tableau de la réflexion et de la vie philosophique. Comme Greslou il écrit sa confession. Il l’écrit d’une prison, où il est, comme Greslou, inculpé d’assassinat. Les deux fois, nous avons affaire à un jeune philosophe qui a mal tourné. Les deux fois, pour parler types de Barrès, nous nous trouvons en face d’un Bouteiller qui devient plus ou moins Racadot.

Je me demande, entre parenthèses, pourquoi les philosophes, dans le roman, ont si mauvaise presse. La réalité ne m’a jamais fait voir rien de tel. Les philosophes, assez nombreux, que, de près ou de loin, j’ai pu connaître, qu’ils fussent positivistes ou idéalistes, panthéistes ou chrétiens, meyersoniens ou bergsoniens, étaient certainement d’une honnêteté et d’une délicatesse supérieures, je ne dirai pas seulement à celles du Français moyen, mais à celle des intellectuels ou des littérateurs ou des poètes. M. Vandérem, je le sais bien, a demandé qu’on les poursuivît comme exploiteurs de la crédulité politique, mais la species Tortoni n’est point, eût dit Souday, species æterni. Des philosophes, depuis Socrate, ont été mis à mort. On n’a pas entendu dire qu’un philosophe ait jamais tué personne. Toujours leurs églises ont abhorré le sang, beaucoup plus que les églises chrétiennes elles-mêmes, qui ont ajouté sur le vieux tableau de chasse les noms de Bruno et de Servet à celui de Socrate.

À la vérité ni Greslou ni Lenoir n’assassinent les gens pour les voler, à la manière de Racadot et de Mouchefrin. Greslou porte simplement la responsabilité morale du suicide d’une jeune fille sur laquelle il a fait sans l’aimer une expérience psychologique de séduction. Et Lenoir décharge son revolver sur les Camelots du Roi, qui assiègent l’hôtel Crillon dans les conditions d’ailleurs les plus étrangères à toute crédibilité. Le résultat dans les deux cas, c’est qu’il y a mort d’homme, et la responsabilité de la philosophie a été plus ou moins engagée au cours du roman.

Ou plutôt elle serait engagée si Greslou et Lenoir n’étaient des demi-philosophes, et si la responsabilité de mort n’allait, chez l’un et chez l’autre, à leur autre moitié professionnelle. Le Greslou qui mène Charlotte de Jussat au suicide c’est un homme de lettres. Le Lenoir qui abat un manifestant patriote, c’est un journaliste politique. Ils ont chu de la dignité philosophique dans la misère d’un autre état. Ni les théories de M. Taine sur la perception extérieure, ni les idées de M. Brunschvicg sur la causalité, n’ont quoi que ce soit à voir dans le crime de Greslou et celui de Lenoir.

L’expérience de séduction menée par Greslou ne va pas sans un journal de cette expérience, que Charlotte finit par lui dérober et lire. Elle s’empoisonne, en partie par honte d’avoir été étendue sur la table de cette opération psychologique. Mais est-ce la psychologie telle que l’ont pratiquée Taine, Spencer, Ribot ou Dumas, qui est ici concernée ? Ne serait-ce pas plutôt cette psychologie qu’il y a dans le roman psychologique, c’est-à-dire dans cette forme de roman dont M. Bourget, à l’époque où il écrivait Le Disciple, était devenu en quelque manière le chef ? Ou, plus généralement, cette psychologie qu’il y a dans le roman tout court, dans le métier de romancier qui fait son butin de la vie intime de ses maîtresses et de ses proches ? C’est de la même manière que des romanciers ou des romancières transposent aujourd’hui leur vie conjugale en expérience de mariage, notée pour Bernard Grasset ou Albin Michel.

Si je n’écrivais pas ceci à six cents kilomètres de Paris, je me permettrais peut-être d’aller, au lieu de les rédiger, causer ces réflexions avec M. Paul Bourget sous ses arbres de Chantilly. Je vois d’ici l’auteur des Essais de psychologie contemporaine arrêtant son interlocuteur au pied de la statue de La Bruyère, et lui répondant :

« Mais, Monsieur, ne connaissons-nous pas tous deux fort bien un philosophe, et un vrai, un pur, qui a noté en des centaines, et je crois bien en des milliers de pages, ses expériences d’amour ? C’est Amiel. Il en a rempli ce volume de Philine dont notre ami Edmond Jaloux a fait la préface, un peu scandalisé, lui pourtant romancier, de voir le philosophe écrire, aux heures où Philine s’épanouit de tendresse : “Je continue tout doucement mes études de psychologie amoureuse.”

— C’est bien vrai, mon cher maître. Et encore Philine ne donne qu’un maigre échantillon de l’extraordinaire manie du philosophe. Les amies d’Amiel, si elles avaient ouvert le Journal intime, auraient été aussi horrifiées que Charlotte. Mais précisément le monde Amiel n’est-il pas le monde exactement contraire au monde Greslou ? Amiel a mis la chair à part. Elle n’est pas intéressée, sauf une fois, qui n’a jamais été moins coutume, dans ses expériences de psychologie amoureuse. Tout se passe dans des herbages pacifiques qui nous laissent dans le climat moral opposé à celui de notre jeune carnivore. La philosophie chez Amiel ressemble à un flot de lumière qui tue les mauvais microbes. Et je lui ai toujours vu cette figure chez les philosophes. Sa vie est organisée de manière à ne faire souffrir gravement personne. La séduction d’une vierge, telle que l’accomplit froidement Greslou, c’est cela même qui lui eût fait le plus d’horreur. Philine et lui sont des personnes libres. Amiel, philosophe, vit en philosophe. Votre Greslou…

— Nous sommes d’accord. J’admets parfaitement, bien que je n’en sois pas absolument sûr, que les expériences d’Amiel sont inoffensives. C’est qu’une solide culture morale, un calvinisme invétéré, qui donne ici tout son effet utile, les soutient et les endigue. Une philosophie complète, normale et saine comporte non seulement une morale, mais une atmosphère morale. Cette atmosphère existe heureusement chez Amiel, mais il m’a paru que le déterminisme tainien en était dépourvu. Le contraste entre l’admirable pureté morale, la candeur intémérée, qui éclataient dans la personne de mon illustre maître, et l’amoralité du déterminisme qui faisait l’armature de sa pensée, voilà qui m’a toujours fait estimer que ce déterminisme ne pouvait être vrai. Le vrai, c’est ou le philosophe ou la philosophie. Je préfère croire que c’était le philosophe. »

Un esprit pointu rappellerait le raisonnement d’Épiménide et des Crétois, mais le La Bruyère de marbre ici apporterait peut-être son assentiment. Je craindrais cependant que ce ne fût le La Bruyère du dernier chapitre, celui des Esprits forts, non le meilleur. La seule confrontation qui importe ici, d’ailleurs, est celle du livre de l’aîné et du livre du cadet : le roman du philosophe et des influences philosophiques traité dans Le Disciple et dans Lenoir.

Ce qui agit dans le livre de M. Bopp, est plutôt l’influence de la philosophie, et non, comme dans le roman de M. Bourget, l’influence d’un philosophe. Il n’a pas fait le roman d’un « disciple » et d’un Maître. C’est pourtant un sujet qui me paraît dans l’air.

Il y a deux romans de disciple qu’on voit aujourd’hui parfaitement possibles : le roman du disciple de Bergson et le roman du disciple d’Alain. Un très bon moyen sinon de manquer le premier, du moins d’obtenir, sur lui, de M. Bergson, une lettre très analogue à celle que Taine écrivit à M. Bourget, ce serait de placer l’influence de M. Bergson au principe d’une liquidation ou d’une liquéfaction de l’intelligence. Le roman dont je parle serait moins facile. Il serait même, je crois, assez difficile. Au contraire le roman du disciple d’Alain se présenterait bien, avec une vie et un pittoresque qu’on devine. On le verra peut-être sortir.

Le délicat, c’est que la philosophie n’est pas romanesque. Voyez-vous Bergeret ou Teste plongés dans un romanesque extérieur, dans un crime comme celui de Greslou ou celui de Lenoir ? Tout au plus le crime de Sylvestre Bonnard ! Pour supprimer un homme, le philosophe n’a pas besoin de revolver. Il lui suffit de le rejeter de l’existence, à la manière dont M. Bergeret en rejette Mme Bergeret. M. Bopp comme M. Bourget a voulu rendre son jeune philosophe romanesque. Les deux romans se terminent par la cour d’assises. Mais Lenoir comme Greslou ne devient romanesque qu’en sortant de la philosophie pour entrer dans la littérature, le journalisme, la politique, le communisme. Alors, si les deux auteurs n’ont voulu que prouver ou illustrer cette thèse que la philosophie ne mène au crime qu’à condition d’en sortir, c’est bien, et c’est à peu près ce que M. Taine disait à propos du roman de M. Bourget.

Conclusion : la vie de l’intelligence peut sans doute fournir un romanesque nouveau, mais à condition que ce romanesque soit tiré de l’intelligence elle-même, ou du moins se détache sur un fond neutre, ordinaire, paisible, qu’il n’ait rien à voir avec le romanesque de cour d’assises. De ces fonds neutres, il y en a deux : la question d’argent et la vie conjugale. Balzac, dans La Recherche de l’Absolu, greffe la vie intellectuelle sur la question d’argent. France, dans l’Histoire contemporaine, greffe la vie intellectuelle sur la vie conjugale et sur les relations sociales les plus ternes. Et voilà deux chefs-d’œuvre. Valéry en eût écrit un troisième s’il eût développé les indications de Monsieur Teste, et d’ailleurs, pour mon usage personnel, je traite volontiers Monsieur Teste en chef-d’œuvre. Je regrette que ni il y a trente ans, ni aujourd’hui, le problème du disciple, le problème de l’éducation intellectuelle, n’ait été traité dans ce style simple. À quoi M. Bopp me répondra sans doute qu’il a fait ce qu’il voulait faire, et non ce qu’un critique voudrait lui voir faire, — que son véritable sujet est moins l’histoire d’un philosophe, d’un homme de l’intelligence, que le portrait d’un être sans unité, sans volonté, d’un malade qui a érigé en système sous le nom de hasardisme son impuissance et son abandon au caprice intérieur, — qu’il a pensé écrire l’éducation intellectuelle d’un médiocre, comme Flaubert a écrit L’Éducation sentimentale d’un homme très ordinaire. C’est possible, et je pèserais tout cela si je faisais la critique de son livre. Mais il ne s’agit pas de son livre, qui n’est ici qu’une occasion. Il s’agit d’un problème, ou plutôt d’un double problème : 1º Comment se présenterait aujourd’hui la question du Disciple ? — 2º Dans quelles conditions un roman de la vie intellectuelle est-il possible ? — C’est au critique de poser modestement ces questions et d’y répondre précairement. Il appartient à MM. les créateurs de les résoudre.

XXVII. — Le roman des âmes

Ce qui était perdu de Mauriac, et l’inauguration de sa troisième manière par un chef-d’œuvre, attirent notre attention sur la source, la veine ou le courant catholique dans le roman français. Si on en faisait l’histoire, il faudrait remonter jusqu’à saint François de Sales, qui n’est pas un romancier, mais qui introduit du romanesque dans la religion. Peu s’en est fallu qu’à son ombre et de son influence ne sortît une Astrée chrétienne, avec Camus, évêque de Belley. Malheureusement le brave Camus, le disert Camus, manque complètement de sens artistique, de sens de la vie, et même et surtout de bon sens, et ceux qui, sur la foi de certaines analyses ou de certains emballements, ouvriraient son roman chrétien, sa Princesse de Clèves religieuse, Palombe, n’auraient pas grandes chances de le terminer. Au xviie  siècle, le sentiment et le dogme religieux ne colonisent que dans le théâtre, avec Corneille, Rotrou et Racine, parce que l’appel d’air vient de là, que le grand genre est là. Le Génie du Christianisme est encore loin, et le jansénisme eût presque rougi d’avoir son Bunyan, comme le classicisme d’avoir son Milton…

Lorsque le xixe  siècle vient faire du roman ce que la Révolution avait fait du Tiers-État, c’est-à-dire à peu près tout, la question se pose du roman religieux, ou irréligieux, clérical, ou anticlérical, des rapports de la religion, de son personnel, de ses dogmes avec le roman. Il me semble qu’on pourrait y marquer trois directions : celle du roman de mœurs, celle du roman social, celle du roman d’âmes.

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Le roman de mœurs, c’est en grande partie le roman du personnel religieux, le roman du prêtre, des prêtres. Nous le voyons naître à une date et de causes très précises, en 1830. Il est un produit des quinze ans de Restauration, de la rencontre entre ces deux courants contraires : le gouvernement des curés, dont le pays ne veut pas, et la liberté de la presse. Les pamphlets anticléricaux de Paul-Louis Courier sont gros d’une littérature romanesque. Le prêtre, vu, compris, évoqué ou caricaturé du dehors, peut devenir un personnage de roman. De là, Le Rouge et le Noir, chronique de 1830, puis les Curés de Balzac, celui de Tours, celui de village, en attendant que le bas feuilleton prenne la parole, et que vienne Le Juif errant.

Le Rouge, qui contient tant de directions neuves du roman moderne, marque l’entrée du clergé dans la littérature, la naissance en France de ce que George Eliot appellera les Scènes de la vie cléricale. On sait à quel point la valeur documentaire de la Chronique de Stendhal est discutable. Mais, quelle que soit la fidélité historique du miroir, la figure de ses prêtres, les premiers qui paraissent dans le roman, correspond authentiquement à des natures traditionnelles du clergé français, auquel d’ailleurs Stendhal, malgré les souvenirs de la tyrannie Raillanne, sait rendre hommage. Nul doute que l’abbé Chélan, l’abbé Pirard, l’abbé Castanède, l’abbé de Frilair, l’évêque d’Agde, l’archevêque de Besançon n’aient existé et n’existent encore à des douzaines d’exemplaires. L’invraisemblance, chez Stendhal, consiste non dans les caractères, mais dans les événements où il engage ces caractères. Le Curé de Tours de Balzac, autre chef-d’œuvre. Stendhal et Balzac, voilà, en cette matière, les maîtres. On retrouvera cette tradition du roman de mœurs religieuses non seulement dans L’Abbé Tigrane de Ferdinand Fabre, mais aussi et surtout dans l’Histoire contemporaine d’Anatole France. Guitrel et Lantaigne valent presque Trubert et Birotteau, Pirard et Castanède.

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Le roman social-religieux (empruntons ce trait d’union au vocabulaire des partis politiques, ici fort bien à sa place), se répand dans un domaine plus étendu, et aussi plus facile, — d’une dangereuse facilité. C’est un roman à thèse qui étudie, car il s’agit bien d’une étude, l’influence de la religion sur telle forme de la vie sociale, et qui écrit pour prouver quelque chose. S’il est écrit pour appuyer la religion, il correspond à ce qu’on appelle l’apologétique du dehors. Le roman qui est pour a poussé une végétation obscure et nourrie dans les livres de distributions de prix, approuvés par les archevêques. Le roman qui est anti s’est multiplié dans les feuilletons des journaux d’extrême-gauche. Mais des œuvres considérables ont animé ces problèmes sous le regard des honnêtes gens. Telle la bataille à coups de romans entre Octave Feuillet et George Sand sur le mariage dans la religion et la religion dans le mariage, le romancier de l’Impératrice écrivant l’Histoire de Sibylle, et la dame de gauche lui répondant par Mademoiselle de la Quintinie.

Depuis un demi-siècle le roman social-religieux est représenté par M. Paul Bourget qui en a fait son domaine, et qui, avec Un divorce, en a écrit l’œuvre la plus caractéristique. Il faut remarquer que le narratur ad probandum était donné dans la nature littéraire de M. Bourget, ce contemporain de Brunetière, dont les romans sont toujours entraînés par un mouvement oratoire, à la manière d’un sermon, comme Alexandre Dumas fils avait ambitionné la place d’un confesseur et d’un directeur de conscience (on a toujours oublié, à tort, de comparer L’Ami des femmes et Tartuffe), ainsi M. Bourget a annexé au roman une manière de chaire Frayssinous pour la défense de la religion. La profession littéraire s’élève par là à la dignité d’une cléricature laïque, reproduit les rythmes et les types de la cléricature catholique.

Remarquons surtout qu’avec M. Paul Bourget, dont on connaît la formation tainienne, le roman social-religieux est pris dans une forme immodérément politique de la religion. Le meilleur et l’essentiel du christianisme lui paraît l’organisation catholique. Il adhère au catholicisme comme à un système spirituel qui a socialement réussi, qui apporte à la société des gages de conservation, qui réalise non une mystique, mais une dogmatique et une politique de droite. En 1914, M. Paul Bourget écrivait que les quatre piliers de la civilisation, ou quelque chose d’approchant, c’étaient le Vatican, l’Académie Française, la Chambre des Lords et le grand État-Major prussien. Depuis 1914, le grand État-Major prussien est par terre, la Chambre des Lords fléchit et pâlit, l’Académie Française… passons ! Des big four de M. Bourget reste le Vatican, plus gaillard et plus vivant une fois libéré de cette compagnie plutôt mêlée des trois autres, et qui même achève de s’en débarrasser en condamnant quelque peu M. Bourget. Condamner M. Bourget ? Si c’était vrai, cela se saurait. Entendons-nous bien. Dans le deuxième volume des Cahiers de Maurice Barrès, on trouve une conversation savoureuse de Barrès et de Bourget, où celui-ci, se ralliant à une pensée d’Auguste Comte et de Maurras, fait de l’Église romaine la circonstance atténuante et l’excuse de l’Évangile. C’est la tendance qui a été récemment condamnée. Et le moment où elle était condamnée à Rome était précisément celui où elle paraissait en France fatiguée et démodée, ayant déjà donné tout son mouvement et toutes ses œuvres.

Notons aussi que le roman social-catholique de M. Bourget est en général un roman bourgeois. Évidemment il n’est pas juste de cantonner, comme on le fait d’ordinaire, l’auteur du Disciple et de L’Étape dans la description d’un monde à cent mille francs-or de revenus. On n’en pensera pas moins que son roman conclut et sert à la défense et même à l’illustration de la bourgeoisie. Le populisme, lui, par un mouvement de compensation inévitable, paraît tendre à former une aile prolétarienne du roman social-catholique, bien que les idées religieuses de ses fondateurs demeurent encore obscures. Il semble que chez eux ce soit toujours affaire du dehors, comme chez M. Bourget, mais d’un nouveau dehors. D’ici quelques années nous aurons sans doute l’occasion d’accueillir et de commenter leurs explications, s’il leur chante d’en donner, ou d’en supposer dans le cas contraire.

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Mais enfin il semble que le vrai roman catholique ce doive être le roman des âmes, plutôt que le roman du personnel catholique et que le roman de l’utilisation catholique. Notez d’ailleurs que le roman des âmes n’est pas du tout écarté de ce dernier, que Le Démon de midi de M. Bourget, Le Charbon ardent de M. Thérive, lui font une place, ou même sont au fond, chacun à sa manière, quelque chose comme cela.

Mais le vrai roman catholique d’âmes, et même d’une façon générale, toute la très haute littérature catholique, n’existent que s’ils introduisent dans l’œuvre une présence obscure et reconnaissable du surnaturel. De là, l’importance des romans de M. Georges Bernanos, qui s’en vont laborieusement et puissamment, comme une exploration minière, à la recherche de ce surnaturel. Le dernier roman de M. Mauriac nous amène cependant à poser la question autrement que nous ne la poserions au sujet d’un roman de M. Bernanos.

La religion chrétienne est une société d’âmes qui doivent lutter ensemble contre le péché, s’efforcer ensemble vers le salut. Le roman des âmes, c’est donc le roman du mal et du bien des âmes, c’est-à-dire le roman du péché et du salut. Ainsi le comprend l’auteur de Ce qui était perdu, qui pour la première fois a donné très nettement à l’un de ses romans ce mobile, y a mis cet événement intérieur, et rien que cela.

Remarquons que ce roman des âmes, malgré l’opposition absolue des deux esprits et des deux formes d’art, correspond, dans une certaine mesure, à ces tragédies de l’âme, du dogme, du péché et du salut, que sont les grands drames claudéliens, L’Annonce, L’Otage, Le Soulier de satin. C’est bien là le but le plus haut auquel doive viser l’art chrétien.

Seulement on ferait à ce sujet l’observation suivante :

L’Église, qui a lutté longtemps contre le théâtre, n’a jamais vu d’un bon œil le roman, même catholique, j’entends le roman vivant et non le foin pour le râtelier des bibliothèques paroissiales. Aucune des trois formes du roman catholique que nous avons distinguées n’a de quoi le satisfaire.

Pour la première, c’est trop évident. Si vous alliez dire cette année 1930 à un prêtre de votre connaissance : « Monsieur l’abbé, on va fêter un centenaire qui vous intéresse : l’entrée du prêtre dans le roman français, avec Le Rouge et le Noir ! » il y aurait des chances pour qu’il répondit : « Il n’y a vraiment pas de quoi ! » Dans l’ancienne France, le roman de la profession cléricale n’eût pas été toléré, non plus que, jusqu’à la Troisième République, on n’a admis qu’un costume de prêtre parût sur le théâtre. Ce roman appartient au malheur des temps, et à ce que le pape Grégoire XVI appelait hæc detestabilis atque exsecranda libertas artis librariæ .

La seconde ? Nous avons vu qu’elle frise l’hérésie et que la doctrine sur laquelle s’appuie l’apologétique romanesque de M. Bourget ou son roman, apologétique s’est fait condamner. Mais n’allons pas trop loin ! Il est bien évident qu’un plaidoyer aussi bien fait et aussi éloquent qu’Un divorce en faveur des constitutions de l’Église sur le mariage sera tenu par les plus soupçonneux pour un excellent service religieux, une bonne campagne qui compte double.

Voilà, dira-t-on, de l’histoire déjà ancienne. Le moderne et l’actuel, c’est le roman du péché et du salut, tel que l’écrit M. Mauriac. Or dans le roman du péché, l’Église subodore avec raison le péché du roman, je veux dire le péché originel du roman, la complaisance avec laquelle, malgré les intentions les plus pures (un pavage de choix pour la maison du diable), l’auteur s’attarde (delectatio morosa) sur la présence et la peinture du péché. Des trois formes du roman catholique, la plus catholique, la troisième, est aussi la plus habitée du démon.

Les comédiens et les journalistes ont un patron. Les romanciers n’en ont pas. S’ils en cherchaient un, je crois que cet un serait une, comme les romanciers sont souvent des romancières. Je ne verrais guère comme possible que sainte Madeleine. Le cœur de Madeleine est la maison mère du roman moderne. Et du roman de M. Mauriac plus précisément encore. Un éditeur a eu l’idée de publier une série des Grandes Courtisanes, qui commence par une Aspasie de M. Abel Hermant, et se termine ou se terminera par La Jeunesse de la courtisane de M. de Lacretelle, et La Vieillesse de la courtisane de M. François Mauriac. Une Madeleine pénitente, hommage, offrande et conclusion du roman catholique dans cette série, voilà qui eût excité la verve de Paul Souday.

Et d’exciter la verve de Souday, un peu grosse dans la circonstance, mais point malsaine, et qui avait une valeur de contrepoids, cela ne rend pas le roman du péché exempt des inquiétudes et des censures ecclésiastiques. Nous en sommes, après tout, toujours à ce conflit du catholicisme des clercs qualifiés et du catholicisme des écrivains, qui dure depuis Lamennais, sinon depuis M. de Chateaubriand, et qui, tant dans l’affaire de L’Avenir que dans celle de L’Action française, a motivé les foudres de Rome. Du roman catholique mauriacien on trouve les antécédents manifestes chez Baudelaire, devenu, pour toute une section de la littérature catholique, le précurseur, et l’intercesseur qu’a été Rimbaud pour Claudel. Il y a aujourd’hui un catholicisme littéraire baudelairien, qui ne fera certainement pas l’objet des censures dogmatiques parce qu’il ne se formulera jamais (et encore, qui sait ?) en propositions, mais qui, manifestation et attitude de laïques, et rien que des laïques, appelle la surveillance et légitime des méfiances cléricales. Tout cela d’ailleurs, c’est le mouvement même de la vie religieuse française. Et, comme ce diable de roman bénéficie de tout, nous verrons sans doute un jour quelque roman important bâti sur ce thème des deux catholicismes, le clérical et le littéraire.

Appendice. Le liseur de romans10

Dans un conte agréable où il s’efforce d’établir ce qu’ont donné en rendement de plaisir (la seule chose qui compte selon lui) la civilisation grecque et la civilisation moderne, Pierre Louÿs conclut que les modernes n’ont inventé qu’une volupté nouvelle, qui est le tabac. À supposer que nous ayons conservé pour le reste toute la capacité de plaisir dont disposait un Grec, nous ne l’emporterions sur lui que du poids d’un peu de fumée. Je laisse de côté la question de savoir si un Grec du ive  siècle vivait plus heureux ou plus malheureux qu’un Français du xxe . Je la laisse de côté comme absurde. Ce qu’on appelle le bonheur, ou bien le plaisir, est fait de tant d’éléments, intérieurs et extérieurs, que nous ne pouvons jamais dire si nous en avons plus ou moins que notre voisin. Si on ne peut ici comparer deux hommes, comment comparerait-on deux époques ?

Vous pensez bien que je m’amuse à prendre au sérieux une aimable plaisanterie. Et, pour jouer encore au sérieux, je dirai que Pierre Louÿs a oublié une autre volupté nouvelle, ou, si on veut, une autre occupation agréable, que cet oubli étonne chez un romancier, et que c’est tout simplement la lecture des romans. Les Grecs ni ne fumaient ni ne lisaient de romans. Ils ignoraient ces deux manières de perdre voluptueusement leur temps. Le loisir de l’homme libre était rempli d’une autre façon. Je sais bien que tout cela est relatif, et que Rohde a pu écrire une érudite et littéraire histoire du roman dans l’antiquité. Le premier des romans qui nous sont parvenus, le Satyricon de Pétrone, suppose évidemment des modèles grecs, ne fait parfois que paraphraser des contes milésiens. Mais ces contes milésiens appartenaient, comme les récits mythologiques et le folklore, à la littérature orale, généralement grivoise, ils ne furent rédigés plus ou moins qu’assez tard, à l’âge des bibliothèques, et les gens bien élevés ne les lisaient pas. Tacite a pu écrire une page brillante sur la vie et la mort de Pétrone sans faire la moindre allusion au Satyricon. Et cela, j’en suis persuadé, par la raison qu’il ne l’a pas lu et qu’il en ignore l’existence. Cependant Tacite, le grand élève des rhéteurs comme Racine est celui des jansénistes, Voltaire des jésuites, Renan des séminaires et Taine des Universités, est un grand liseur, et ce Satyricon devait déjà passer, auprès de quelques personnes de goût libre, pour ce qu’il est en réalité, un chef-d’œuvre de style. Oui, mais un historien (le plus grave des historiens, dit Bossuet), un gendre d’Agricola et un grand fonctionnaire de Rome, eût jugé indigne de lui la lecture d’un pareil livre, et le roman, ou ce qui pouvait en tenir lieu à cette époque, était exclu de son cercle de vie et d’idées. Quelques romans grecs apparaissent à l’époque chrétienne, en contact avec des sources égyptiennes et orientales. Pareillement, on a retrouvé en Allemagne des sortes de pipes qui servaient sans doute aux Germains à fumer le chanvre, et l’on peut croire que certains Romains en ont essayé, comme nos fonctionnaires et nos marins, en Indo-Chine, tâtent de l’opium. Mais, d’une façon générale, la civilisation gréco-romaine reste aussi bien une civilisation sans lecteurs de romans qu’une civilisation sans fumeurs.

Bien qu’Anatole France ait appelé le livre l’opium de l’Occident, que la lecture d’un roman agréable soit assez comparable peut-être au divertissement que procure une bonne pipe, et que ces divers genres de fumée constituent également une sorte de nourriture spirituelle, laissons de côté un rapprochement dont il ne faut pas abuser, et demandons-nous à quel moment apparaissent les lecteurs de romans, à quel besoin nouveau répondent les romans, de quelle manière le goût des romans est incorporé au mouvement général qui fait la civilisation moderne.

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Le roman, comme son nom l’indique, signifie un écrit en langue vulgaire, par opposition à l’écrit normal, à l’écrit proprement dit, qui au temps des clercs se rédigeait en latin. Si le mot roman finit par signifier un récit, c’est que presque tous les écrits en roman étaient des récits. Entre l’écrit en, langue latine et l’écrit en langue vulgaire, ou romane, il y a cette différence capitale que l’écrit en latin appartient à une continuité littéraire, à une tradition, et que, lié au passé de la culture, il en prépare et en garantit l’avenir, il l’incorpore à une bibliothèque d’église ou de couvent où des hommes viendront le lire, d’une lecture plus ou moins délicieuse et intéressante, comme on y lit la Bible, saint Augustin, Boèce ou Virgile. Au contraire, l’écrit en langue romane n’a pas son but en lui-même, sa fin dans une lecture individuelle. Il sert simplement d’aide-mémoire pour une lecture à haute voix, c’est-à-dire pour une lecture devant un public. Il n’assure pas la liaison avec une littérature écrite, mais avec une littérature orale. La langue romane n’est pas la langue que lit le peuple, pour la bonne raison que le peuple ne sait pas lire. Elle est la langue qu’entend le peuple, et que lui lit l’homme qui sait lire, l’homme qui est clerc, le clerc.

Les premiers romans, les chansons de geste, sont donc, comme l’étaient les poèmes homériques et les pièces de théâtre chez les Grecs, des œuvres faites pour être récitées devant un public, et elles n’étaient écrites que dans l’intérêt de cette récitation. Au même titre que l’instrument de musique dont s’accompagnait le débit, le livre roman faisait partie d’un matériel de récitateur, et non pas, comme le livre latin, d’un matériel de bibliothèque. Il va de soi que cette récitation implique le poème en vers. Il n’y a pas plus de récit en prose qu’il n’y avait de théâtre en prose. On peut donc dire que, tant que le récit, le roman, qu’il soit de Charlemagne, de la Table-Ronde ou de l’antiquité, reste en vers, il n’y a pas de liseurs de roman, au sens que nous donnons aujourd’hui au mot liseur. Il n’y a que des récitateurs et des auditeurs de romans. Peu à peu, cependant, avec les progrès de l’instruction, surtout chez les femmes, on prendra le goût de la lecture proprement dite, et c’est alors qu’apparaissent, au xive  siècle, les grands remaniements en prose.

Mais le roman, comme genre absolument moderne, et auquel à peu près rien ne correspond dans l’antiquité, naît bien en Occident, et particulièrement en France, à une époque où il est récité et non pas lu. Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, dit Bossuet. Ce sont des auditeurs qui ont fait les romanciers. Le roman, comme le théâtre, comme l’éloquence et au contraire de la poésie lyrique, de la philosophie ou de l’histoire, c’est d’abord et surtout une affaire de public, c’était alors une affaire d’auditoire. Le Critias de Platon, la Cyropédie de Xénophon, le Satyricon de Pétrone, les Métamorphoses d’Apulée, s’ils sont restés des exceptions incomplètes et maladroites, s’ils n’ont pas, malgré tant de talent et d’ingéniosité, abouti à un genre littéraire original et fécond, s’ils n’ont pas constitué le roman, c’est que le public manquait, et que d’autres genres, épopée, tragédie, mythologie, histoire, satisfaisaient suffisamment au goût naturel qui porte l’homme à écouter des récits. La voie n’était pas libre pour le roman. Elle est libre au moyen âge, parce que deux publics, inconnus de l’antiquité, se sont formés sous l’influence du christianisme, celui des pèlerins et celui des femmes. La naissance du roman est donc liée, comme on pouvait s’y attendre, de même que la transformation de l’architecture et que l’apparition du « roman » en matière d’édifices, au caractère chrétien de la civilisation nouvelle.

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Deux publics ont donné les deux ordres du roman, son ordre mâle et son ordre féminin, son dorique et son ionique.

C’est sur les routes de pèlerinage, c’est pour un public de pèlerins, qu’ont été chantées les chansons de geste. Si nous voulions habiller cette phrase à la moderne, comme les miniaturistes habillaient en chevaliers Hector et Énée, nous dirions que c’est pour un public de voyageurs qu’ont été écrits les romans d’aventure, et nous retrouverions là l’un des rythmes ordinaires à la vie du roman, — du roman anglais aux xviiie et xixe  siècles par exemple. En lisant les travaux de M. Bédier et de M. Boissonnade, on verra quelle liaison, dans ce public et dans ceux qui récitent ou font réciter devant lui, existe entre le pèlerinage et la croisade. Qu’est-ce qu’un chrétien ? C’est un homme qui méprise sa maison terrestre et qui aspire à sa patrie céleste. Qu’est-ce qu’un pèlerin ? C’est un homme qui a quitté sa maison et qui s’en va vers un lieu sanctifié, vestibule de cette patrie céleste. Le mécontentement de soi et du monde, l’aspiration vers une vie nouvelle, des imaginations sur l’avenir et sur le possible, cela coule, tourbillonne, germe, fructifie sur ces routes de pèlerinage et dans ces âmes de pèlerins. Elles attendent un romanesque que l’Église, attentive aux besoins des pèlerins, leur fournit bientôt, dans ses hôtelleries même, — au point que la question de l’origine de ces chansons a été en partie résolue le jour où M. Bédier a eu l’idée d’appliquer, comme un transparent, la carte du cycle de Charlemagne sur la carte des hôtelleries de pèlerins, et a vu coïncider leurs traits. Des hommes plus grands et plus forts que nature, de belles aventures sur les routes de la croisade, l’héroïsation des deux sentiments qui, en une époque de violence et d’horreurs, maintiennent seuls droite et haute la tête humaine : la fidélité au suzerain et la foi en Dieu, — voilà ce qui forme un monde romanesque et ce qui peuple d’une humanité nouvelle, fortement et puissamment imaginée, ces routes où les pèlerins sont justement partis en quête du nouveau, de l’inconnu, du divin, et où, comme ceux d’Emmaüs, ils le rencontrent à l’hôtellerie, quand des clercs leur rompent, avec leur pain du corps, au nom de Dieu, un pain encore grossier, mais qui enveloppe tout un avenir.

À la littérature, qu’on peut appeler routière, des chansons de geste, vient s’ajouter et s’opposer, sous diverses influences que ce n’est pas le lieu d’exposer, une littérature courtoise qui est devenue le roman proprement dit. Le roman dit breton, avec ses aventures amoureuses et ses analyses sentimentales, marque la source de cette littérature romanesque, de ce grand fleuve, inconnu de l’antiquité, qui a coulé. plus ou moins large, plus ou moins réduit, tout le long de la littérature moderne, et qui, au xixe  siècle, devient l’immense estuaire que nous avons sous les yeux, confondu avec la mer, et absorbant presque tous les genres littéraires dans ses profondeurs et ses courants.

Or cette littérature courtoise, cette littérature romanesque, elle est née sinon dans la chambre des dames, du moins pour la chambre des dames, comme la littérature des chansons de geste était née pour les hôtelleries de pèlerins. Celle-ci avait été portée par le courant chrétien de l’inquiétude, du mouvement vers un monde idéal, et si nous voyons aujourd’hui dans la chanson de geste une des sources possibles du roman, c’est qu’en effet le roman est né après elle, et que la critique, l’histoire littéraire, ne peuvent guère se dispenser tout à fait du post hoc ergo propter hoc. Mais les chansons de geste et le métier des jongleurs avaient leur analogue dans les rhapsodies antiques-et dans le métier de rhapsode, qui ont été suivis (en l’engendrant peut-être en partie) du drame et non du roman. Au contraire, ce qu’on a appelé l’épopée courtoise, ou le roman breton, apparaît comme une réalité littéraire nouvelle, sans analogie dans l’antiquité, implique un auditoire, un public nouveaux : les femmes.

Voilà un fait d’une importance considérable, et peut-être, avec la découverte de l’imprimerie, la plus grande révolution littéraire de l’Occident. Tandis que la femme, dans les sociétés antiques, n’avait guère qu’une demi-existence, le christianisme et la société féodale lui confèrent un être entier, un être susceptible de toutes les dimensions humaines, et particulièrement de la dimension littéraire. Des poètes, dont Chrétien de Troyes nous donne le plus illustre exemple, acquièrent l’honneur et la fortune comme poètes attitrés des cercles féminins et des cours féminines, c’est-à-dire comme poètes d’un monde où la femme est reine d’un roman d’aventures où les aventures sont des aventures d’amour, d’une chanson de geste où les héros de batailles comme Charlemagne et Roland sont remplacés par des héroïnes d’amour comme Genièvre et Yseult. La voie est ouverte devant le roman, c’est par là qu’il a passé.

Ainsi le roman, dans le grand flot ininterrompu qui a coulé jusqu’à nous, et qui forme presque aujourd’hui notre Nil littéraire, est né pour la liseuse de romans autant et plus que pour le liseur de romans, ou plutôt il est né pour qu’un homme, poète, chapelain, clerc, ami, lise à haute voix un récit touchant et beau d’amour devant une dame qui l’écoute. Le théâtre ici est réduit à son expression la plus simple : un acteur qui lit, un liseur, et quelques femmes, peut-être une seule, qui écoutent. Mais cela suffit pour que tous ses esprits agissent, pour qu’ils investissent, à la manière dont l’hérédité d’une race héroïque fleurit des yeux et un visage d’enfant, ce genre nouveau du roman, qui naît, comme les hommes, dans une chambre de femme, et qui deviendra roi. La légende dit que les jeunes Athéniens, en sortant de la représentation des Perses, allaient frapper les boucliers, au cri de « Patrie ! Patrie ! » Les hommes qui venaient d’entendre l’Orestie purent s’écrier « Justice ! », ceux qui avaient assisté à Œdipe : « Fatalité ! » Mais de cette lecture faite, entre les tapisseries et les vitraux, à des rêveuses et à des recluses, sort un seul mot : Amour ! Et ces liseurs, ces liseuses de romans, à l’heure où le roman naît pour eux avec une exigence aussi impérieuse que la tragédie ou le dialogue à Athènes, qu’ai-je besoin de les imaginer, alors que les vers les plus célèbres peut-être du monde moderne sont là, qui les dessinent à toutes les mémoires ?

Mais si de connaître la première racine
De notre amour tu as si grande ardeur,
Je ferai comme celui qui pleure et dit.

Nous lisions un jour par divertissement
Lancelot, et comme Amour l’étreignit.
Nous étions seuls et ne soupçonnions rien.

Plusieurs fois fit que nos yeux se cherchèrent
Cette lecture, et que notre visage perdit couleur,
Mais d’un seul passage advint notre défaite.

Quand nous lûmes où au sourire désiré
Va le baiser d’un si parfait amant,
Celui-ci qui de moi jamais ne sera séparé,

À la bouche me baisa tout tremblant.
Galehaut ce fut le livre et celui qui l’écrivit.
Ce jour, nous ne lûmes pas plus avant.

Voilà le sceau d’or du grand poète et de la grande poésie qui pend, par ses voies lumineuses, à l’acte de naissance du roman. Je disais que c’était le passage peut-être le plus célèbre de la poésie moderne. Si on cherchait le passage aujourd’hui le plus célèbre de la poésie ancienne, peut-être faudrait-il citer celui des vieillards sur les Portes Scées, assemblés comme, dans le feuillage d’un arbre, des cigales harmonieuses, et qui, apercevant Hélène, déclarent qu’il est juste que tant de Troyens et d’Achéens aux belles cnémides succombent pour une telle beauté. Mais les anciens attachaient à ce passage beaucoup moins d’intérêt que nous. Ni Longin ni aucun rhéteur ne le cite entre les beaux traits d’Homère. Et s’il nous parle si puissamment, c’est précisément que nous reportons sur lui toute la lumière spéciale de notre monde, féminisé avec le roman et par le roman. Nous y voyons ce que les Grecs n’y voyaient pas et ce qu’Homère n’y a probablement pas mis : cette souveraineté de la femme, telle que l’a illustrée la littérature courtoise, et aussi cette importance de la femme aux yeux de Dieu et des hommes, telle que, d’Ève à Marie, l’a poussée en lumière le christianisme. Mais le sens authentique d’Homère tourne précisément le dos à celui-là. La plus belle des femmes, c’est, entre les Grecs et les Troyens, un butin de guerre, qui figure parmi les trésors que Pâris a enlevés à Ménélas. Si on répandait ces trésors devant ces vieillards, ils diraient : « Vraiment cela aussi en valait la peine ! » Ce qui n’empêche pas l’Hélène homérique d’être probablement, avec l’Alceste d’Euripide, la femme la plus vivante et la plus touchante de la littérature antique (Antigone, elle, participe de la nature des héros). Mais pourquoi ? Parce que, dans cette passivité qui en fait un butin de guerre entre les mains des hommes, un instrument de la destinée entre les mains des dieux, elle demeure malheureuse et plaintive. Elle porte moins l’orgueil de sa beauté qu’elle n’en porte le poids, avec une résignation triste. Certes toute la culture grecque répugnait au roman. Mais l’universalité du grand art est telle que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître aux poèmes homériques certains traits du roman éternel. Un de ces traits, c’est d’avoir fait tourner les deux plus longs et les mieux composés des poèmes homériques, l’Iliade et le Retour (distingué de la Télémakhie et des Erreurs) autour de deux figures mélancoliques de femmes pour lesquelles des hommes se battent et meurent : Hélène et Pénélope. Après l’épopée homérique, nous ne retrouvons que dans le roman courtois cette place centrale de la femme, mais une place en mouvement, et prise à plein, cette fois, dans le courant des valeurs romanesques.

Ce qui nous importe ici, c’est que la chambre des dames ne devient le lieu où se passent les romans que parce qu’elle est d’abord le lieu où l’on lit des romans, ou plutôt où l’on écoute lire des romans, où l’on rêve le roman, où l’on vit le roman. Le roman occupe alors, devant un public de femmes, une place analogue au dialogue philosophique, à Athènes, devant un public de jeunes gens. M. Lanson fait de Chrétien de Troyes une sorte de Paul Bourget de son temps, et aux analogies qu’il indique on pourrait joindre celle-ci, que ses romans, Cligès ou Lancelot, sont des romans à thèse, des thèses sur l’amour, nées de conversations féminines qui sont bien des conversations de salon.

Bien entendu, tout cela ne va pas sans opposition, sans ironie de la part des hommes. Devant ces écoles romanesques d’amour, toute une littérature narquoise tient le rôle des poètes comiques devant les écoles athéniennes de philosophie. La littérature anti-féminine, anti-romanesque des fabliaux nous montre toujours dans la femme un animal inférieur et méchant, et M. Lefranc a pu reconnaître et baptiser une « querelle des femmes » qui remplit notre littérature jusqu’à Molière. Cette querelle des femmes est liée étroitement à l’épanouissement et à l’originalité du roman. Le roman, c’est le genre où la femme existe, où le monde tourne autour d’elle, où l’on se passionne pour elle ou contre elle. La lecture des romans devient, dans une vie inoccupée ou rêveuse, l’équivalent idéal de l’amour, une sorte de monnaie frappée à son effigie, et qui d’ailleurs s’échange souvent, même ordinairement, contre la marchandise réelle. La brave La Noue écrivait au xvie  siècle : « J’ai ouï dire à un bon gentilhomme que ces livres avaient une propriété occulte à la génération des cornes, et je me doute que lui-même en avait fait l’expérience. » Et en effet, il existe une voie sur laquelle la littérature romanesque aboutit à Madame Bovary comme elle aboutissait, sur une autre, à Don Quichotte.

Mais, au temps de La Noue et de Cervantès, il y a deux ou trois générations que quelque chose de nouveau est intervenu, une révolution aussi importante que la révolution chrétienne : la découverte de l’imprimerie, la propagation du livre, l’habitude prise par l’homme de lire intérieurement, silencieusement, solitairement, ce qui était tout à fait exceptionnel dans l’antiquité, et assez rare au moyen âge, où la forme normale de la lecture était la lecture à haute voix. C’est avec l’imprimerie que la volupté nouvelle dont nous parlions tout à l’heure, la lecture des romans, s’incorpore solidement aux habitudes humaines. Mais pendant plus de deux siècles le roman n’en demeurera pas moins un genre littéraire mineur, peu cultivé par les grands écrivains, par ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, et qui ne trouvent pas dans le roman une forme littéraire appropriée à ce qu’ils apportent de nouveau. On lit partout des romans, on imprime beaucoup de romans. Les romans demeurent la lecture ordinaire des femmes et de quantité d’hommes. Mais ces romans, ce sont les romans anciens, ou de formule ancienne, qui exploitent ou renouvellent peu le vieux fonds du roman courtois. Le xvie  siècle s’enflamme pour une copie du Lancelot en prose, l’Amadis de Gaule. Le grand roman du xviie  siècle, c’est L’Astrée. Tout se passe comme si le public du roman, étant un public féminin, demeurait en retard sur l’évolution littéraire, comme si la littérature devait tenir compte, entre les deux sexes, du même décalage que la religion et le vêtement. Bien plus, dans la constitution et l’évolution même du genre, il semble que la « querelle des femmes » se continue. L’esprit du fabliau demeure, hostile et ironique, devant l’esprit du roman courtois, et c’est lui, après tout, qui pousse au xvie  siècle, la vie énorme du roman de Rabelais. Les deux seuls romans qui alors aient porté la marque du génie, qui se soient incorporés de façon durable à la littérature universelle, c’est le roman de Rabelais et celui de Cervantès, qui sont l’un et l’autre, des romans anti-romanesques, des parodies du vieux roman et des éclats de rire devant lui. Le vrai roman débute par un Non ! devant les romans, comme la vraie philosophie par un Non ! devant les philosophes. Avec eux, et pour la première fois, le roman tient dans une littérature la place suprême, celle d’une Odyssée et d’une Divine Comédie. Don Quichotte surtout, qui n’a pas plus été dépassé dans son genre que les poèmes d’Homère et de Dante dans le leur. Don Quichotte, ce n’est pas seulement un roman, le premier en date et en qualité des grands romans. C’est le roman des romans, comme le Saint-Genest de Rotrou par exemple est la comédie des comédiens. Ou encore c’est le roman contre les romans. Ou plutôt c’est le roman d’un liseur de romans, le roman d’une bibliothèque de romans, passée dans la tête de Don Quichotte, et promenée par lui, en chair et en os (surtout en os !) dans la vie réelle. Brunetière aimait à démontrer, par toutes sortes de raisonnements bizarres, que la critique était à l’origine de tout grand développement littéraire. Il aurait pu alléguer Don Quichotte en exemple. Don Quichotte, c’est la critique des romans, faite dans un roman, et c’est, proposée aux liseurs de romans, l’histoire d’un liseur de romans.

Si je continuais maintenant à suivre un ordre chronologique, pour arriver au roman d’aujourd’hui, aux liseurs d’aujourd’hui, je n’en finirais pas, et je dépasserais de beaucoup le cadre de cette causerie, où les réflexions ne portent pas sur le genre ou l’histoire des romans, mais sur le goût et l’habitude d’en lire, sur la mesure dans laquelle ce goût devient une passion humaine, analogue aux passions humaines qu’analyse le roman, et cette habitude une seconde nature, comparable aux autres formes de seconde nature que nous crée le développement humain, celle des boissons fermentées, celle du tabac, celle des migrations saisonnières à la manière des oiseaux. Nous nous plaçons ici, comme il faut le faire de temps en temps pour conserver la souplesse critique, non au point de vue de la production, mais au point de vue de la consommation, non au point de vue de l’offre, mais au point de vue de la demande, non au point de vue de l’auteur de romans, mais au point de vue du lecteur, pu mieux du liseur de romans. J’emploie le mot de liseur, qui indique une habitude et un goût, plutôt que celui de lecteur, qui peut impliquer un simple contact accidentel. Un liseur de romans, c’est celui pour qui le monde des romans existe. Songeons, pour fixer nos idées, à la différence entre le lecteur d’un journal et un liseur de journaux. Le lecteur d’un journal, c’est celui qui l’achète ordinairement, et qui le lit plus ou moins religieusement. Mais on ne dit pas un liseur de journal. Un journal ne dit pas : nos liseurs ! Liseur implique un pluriel. On dit un liseur de journaux. Qu’est-ce qu’un liseur de journaux ? C’est par exemple, en France, l’honnête bourgeois (je dis l’honnête bourgeois comme on disait au xviie  siècle l’honnête homme), qui le matin, vers dix heures et demie, entre au café, s’installe devant un vermouth citron ou un bitter groseille, concentre autour de son verre les hampes sur lesquelles s’enroulent les drapeaux quotidiens, en papier, des partis, des intérêts ou des boutiques, passe de l’un à l’autre, corrige l’un par l’autre, circule entre eux, selon son tempérament et son âge, avec scepticisme ou passion, trouve sur sa table de marbre un équivalent de la tribune parlementaire, de l’Agora antique ou de l’outre d’Éole. Je dis une table de café, et j’évoque des apéritifs, en songeant à nos habitudes françaises, mais je pourrais aussi bien dire le fauteuil de cuir d’un club anglais. Comme à Paris on vit avec plus de hâte qu’en province, nous avons des journaux de midi, qui, en donnant un abrégé et les passages caractéristiques de la presse du matin, permettent aux gens pressés de jeter rapidement, en déjeunant, le coup d’œil du « liseur ». Mais ces gens pressés ne sont pas plus de vrais liseurs de journaux que les invités des battues à massacre, chez les présidents de la République ou les banquiers israélites, ne sont de vrais chasseurs, ni les dîneurs en ville, de vrais gastronomes. Être un gastronome, être un chasseur, être un liseur, cela suppose certaines combinaisons de loisir et de goût qui ne s’achètent pas en bloc au marché ; mais on peut devenir de plusieurs manières un liseur de romans, et ce sont ces manières que je veux essayer au moins de dénombrer.

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Le degré inférieur des liseurs de romans serait représenté par le simple lecteur, d’où il nous faut bien partir. Et si on me taxe ici de quelque dédain aristocratique, où, comme disait Stuart Mill, pédantocratique, je demanderai que l’on attende, puisqu’au degré le plus élevé, je crois que je mettrai tout à l’heure le public.

Le lecteur de romans, c’est celui qui, en fait de romans, lit n’importe quoi, au hasard, sans être guidé par aucun des éléments, intérieurs ou extérieurs, qui tiennent et circulent dans ce mot : le goût. Quand je parlais du plus bas degré, ma phrase suivait la forme, la filière d’une vieille définition philosophique, par Descartes, qui appelle la liberté d’indifférence le plus bas degré de la liberté. Et il y a aussi, chez le lecteur peu lettré qui lit des romans, une sorte d’indifférence qui lui fait accepter n’importe quoi où il y ait de l’aventure, du mouvement, et surtout de la convention. À la base de notre pyramide, voyez cette masse énorme, passive et amorphe, de lecteurs de romans, qui en France, se confond en partie avec celle des lecteurs de journaux, puisque tout journal a un feuilleton, que tous les feuilletons se ressemblent, que les trois quarts des lecteurs de journal lisent le feuilleton, et que le feuilleton ou les feuilletons représentent, pour la plupart de ces lecteurs, surtout ceux de la campagne, le seul genre de roman, ou à peu près, qu’ils connaissent de leur vie.

Joignons aux lecteurs de feuilletons les lecteurs de ces romans à bon marché, comme on en voit dans le métro aux mains des ouvrières, et dont il se fait une consommation énorme. Un éditeur connu, M. Albin Michel, publie, avec M. Henri de Régnier comme directeur, une collection appelée Le Roman littéraire, dont la moyenne est littérairement honorable, et qui a connu pas mal de gros succès. Il disait à un reporter que ce qui lui permet de risquer, et, à l’occasion, de perdre de l’argent sur les romans littéraires, c’est le débit énorme et les bénéfices certains de La Clef des songes et d’autres livres analogues, de vente populaire, qui figurent dans son fonds de librairie.

Ce qui, dans l’ordre du roman, équivaut à La Clef des songes, connaît un succès de nombre et de vente analogue.

Mais nous n’avons pas à nous placer au point de vue de l’auteur ni à celui de l’éditeur. C’est le lecteur qui nous intéresse. Quel est le genre d’action de cette littérature sur le lecteur, et surtout sur les lectrices, puisque plus des trois quarts de son public sont un public féminin ? Je ne sais pas trop. Il faudrait une enquête très longue, très vaste et très bien menée dans les milieux populaires, et les enquêteurs professionnels trouvent d’ordinaire plus avantageuse la besogne toute faite que leur fournissent les confrères rasés par leurs questionnaires saugrenus. Observons cependant à quel point la révolution industrielle et technique du xixe  siècle a agi sur le monde littéraire et lui a imposé des formes nouvelles. La majorité des gens qui savent lire est touchée aujourd’hui moins par le livre que par le journal, le roman-feuilleton et le cinéma. Cette évolution a jusqu’ici concerné assez médiocrement la littérature proprement dite. Elle pourrait s’y répandre, en dépit de résistances comme celle de la littérature académique et celle de la littérature de cénacle. Le roman-feuilleton-cinéma, c’est-à-dire le roman qui paraît par tranches dans un journal et qui est projeté au fur et à mesure sur l’écran, est goûté du public populaire. Pourquoi cette synthèse des trois techniques modernes à forme ou à fin littéraire, journal, roman et cinéma, ne trouverait-elle pas, pour atteindre l’élite, son Shakespeare ou son Balzac ? Le roman, en Angleterre et en France, est sorti, au xviiie  siècle, d’un fatras populaire aussi amorphe. Et les plus beaux enfants de l’art sont nés après une longue gestation dans les entrailles obscures du peuple. Oui, la matrice est de ce côté, mais l’acte générateur masculin, c’est le passage fulgurant et imprévisible du génie.

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Ceux que nous avons appelés les lecteurs de romans ne demandent au roman qu’une distraction, un rafraîchissement, un repos de la vie courante. Ils oublient facilement, leur lecture leur est sans, cesse nouvelle, elle influe peu sur la matière et la substance de leur vie. La majorité du public qui lit des romans appartient à cette classe. Et d’ailleurs, à toutes les époques, presque tous les hommes ont considéré l’art comme un divertissement momentané. Mais si au lieu d’être la majorité cette classe était la totalité, l’art ne progresserait pas. Le roman en particulier se traînerait indéfiniment dans la répétition d’aventures monotones et dans la platitude. Tel fut d’ailleurs le cas du roman de chevalerie, qui sous la forme des remaniements et de la bibliothèque Bleue trouva à peu près jusqu’au xviiie  siècle la même masse relativement épaisse de lecteurs à distraire. Les romans de Dumas et d’Eugène Sue, que le cinéma adopte et adapte volontiers, sont appelés à durer dans des conditions analogues. Mais si, au-dessus de ces couches tranquilles, de cette pluie régulière absorbée docilement par la terre qui l’attend, il existe un monde aérien où les nuages passent, où les pluies se forment, où les climats se créent, je veux dire celui d’une littérature vivante, c’est que les lecteurs de romans ne tiennent pas toute la place, et qu’il y a les liseurs. Les liseurs de romans, ils se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle, et qui peut saisir l’homme entier aussi profondément que les autres fins humaines.

Au premier rang de ces liseurs proprement dits, il faudrait mettre l’homme que j’appellerai viveur de romans. Tout roman, toute fiction narrative ou dramatique, est destinée plus ou moins à nous faire vivre une autre vie que la nôtre, à nous imposer et à nous suggérer la croyance en le monde créé par l’artiste. Mais il y a des degrés et dans l’œuvre et dans le lecteur.

Le degré rudimentaire, c’est la simple crédulité, qui témoigne simplement de la sottise du liseur. Par exemple, Cervantès nous montre d’honnêtes servantes qui croient à la réalité de ce qui est conté dans les romans, pour la raison que ces livres portent l’approbation de l’autorité civile et religieuse, et que ni le roi ni la Sainte-Inquisition n’approuveraient des mensonges. Cette crédulité en quelque sorte mécanique n’a rien assurément de la suggestion qui gouverne le monde de l’art et de la vie. Et cette suggestion vraie, celle qui fait le viveur de romans, l’homme qui vit les romans, qui vit romanesquement, Cervantès l’a héroïsée dans Don Quichotte. Si Don Quichotte croit que le monde des romans de chevalerie existe, ce n’est pas parce qu’il lui est garanti par le privilège officiel du libraire. C’est parce que ce monde seul répond aux aspirations de sa nature, et à son idée héroïque de l’humanité. Ce qui répond au contraire pour lui à la catégorie de l’illusoire et du faux, c’est précisément la réalité mesquine, ridicule et pratique en laquelle se résolvent toujours les magnifiques départs et les romanesques aventures, et qu’il attribue au prestige d’enchanteurs malintentionnés. Et s’il connaît dans le monde romanesque le monde réel, c’est qu’il projette en ce monde romanesque son monde intérieur et spirituel, ce qui est d’ailleurs, sur un autre registre, le cas du philosophe, et trouve son plan dans l’allégorie platonicienne de la caverne. En Don Quichotte, le liseur de romans est devenu le viveur de romans et le viveur de romans est devenu le viveur de sa propre vie, mais de la vie idéale, de ‘celle qui demandait à être accouchée par un effort héroïque. Entre le degré de la basse crédulité qui croit au romanesque sur certificat officiel, et le degré de sublime suggestion qui croit au romanesque comme Platon croit à l’idée et Kant au devoir, parce que le romanesque doit être, il y a tous les degrés intermédiaires sur lesquels le lecteur de romans devient le viveur de romans.

Pour que le roman soit vécu par le lecteur, pour que la crédibilité technique devienne suggestion vivante, deux moyens sont possibles, deux moyens inverses, dont chacun devient le principe d’une des deux formes antithétiques du roman, le côté de Don Quichotte et le côté de Sancho.

Ou bien l’auteur s’élève sur un plan héroïque, déploie un vol de vie idéale, s’efforce de les suggérer au lecteur, et le lecteur, s’il y a déjà en lui quelque chose qui sympathise avec ce plan, se met en effet à vivre plus ou moins ce roman. C’est le cas typique de Don Quichotte avec les romans de chevalerie. C’est aussi le cas de Tartarin, lecteur de Gustave Aimard, des enfants qui partent pour Marseille afin de faire comme Robinson, des vocations excitées par Jules Verne et par Pierre Loti, et surtout celui des femmes romanesques, ou simplement sentimentales, qui sont poussées, comme Mme Bovary, à vivre les romans qu’elles ont lus.

Ou bien l’auteur suit la marche inverse, en apparence plus facile et plus sûre. Pour être bien certain que son roman sera vécu par les lecteurs, il s’inspire précisément de la vie que les lecteurs ont vécue ou sont en train de vivre, il la leur renvoie comme un miroir, et nous avons le roman dit réaliste. Le roman dès lors ne fait pas vivre une vie nouvelle à ses liseurs, mais il les aide à vivre leur vie ordinaire, il la souligne, il la détache, ou au contraire l’harmonise à un courant plus général. Mais alors, ici encore, deux cas peuvent se présenter. D’un côté le réalisme à la George Eliot, de l’autre côté le réalisme à la Flaubert. Ou bien le roman fait découvrir au lecteur dans la vie la plus terne, la plus humble, les mêmes puissances de noblesse et de tragique que dans les vies les plus illustres, les plus éclatantes et les plus dramatiques : c’est la doctrine qu’a exposée Eliot dans un chapitre célèbre d’Adam Bede. Ou bien le roman amène le lecteur à se dégonfler de ses illusions, à prendre conscience de sa misère, de son ridicule, de la misère et du ridicule de toute humanité : c’est le cas des romans de Flaubert et d’une bonne partie du roman naturaliste.

Lire les romans de l’un et de l’autre genre, c’est donc être amené à se reconnaître et à se juger ; c’est recevoir du roman le service que rendaient, au xviie  siècle, les moralistes et les sermonnaires. D’un côté le roman qui découvre à l’homme moyen, ordinaire, populaire, sa grandeur. De l’autre, le roman qui lui montre sa misère. Un peuple de romanciers rend à des millions d’hommes le service que Pascal demandait, pour quelques solitaires, à Épictète et à Montaigne. Le romancier se soumet en quelque sorte à ses lecteurs en faisant imiter par les figures de son roman les conditions de ses lecteurs, et il pourrait commencer son livre comme La Bruyère en disant : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté. » Mais l’inverse peut aussi se produire, le cas où ce sont les lecteurs qui peuvent dire : « Nous vivons la vie que le romancier nous a prêtée, la vie dont il nous a fait crédit » — un crédit devenu maintenant producteur de la réalité même en laquelle il impliquait la foi. C’est un peu ce qui s’est passé pour Balzac. On a fait plusieurs fois l’observation que, s’il a vécu sous la monarchie de Juillet, la société qu’il a mise en romans ressemble plutôt à celle du Second Empire. Et cela d’abord parce qu’un homme comme Balzac vit en avant et non en arrière de son temps, le voit moins dans son être actuel que dans son mouvement vital et sous l’aspect de l’avenir qui s’y élabore. Mais ensuite et surtout parce que le roman de Balzac a exercé, sur ses lecteurs, une suggestion, les a conduits à faire passer dans leur vie, dans leur société, un peu de son âme et de son être. Certes Balzac a imité, et fait concurrence à l’état civil. Mais à son tour l’état-civil a fait concurrence à Balzac, et la société s’est peuplée de personnages balzaciens. On ferait la même observation pour Stendhal, dont Le Rouge et le Noir a éveillé tant de vocations soréliennes. On la fait aujourd’hui pour Dostoïevsky, qui, nous dit-on, a vu et formé le monde de la Révolution russe comme Balzac avait deviné et éveillé celui du Second Empire, Rousseau celui de la Révolution française. Nous voici arrivés à un point où les liseurs de romans s’insèrent à vif dans l’évolution sociale, où ils fournissent leur chair et leur sang aux personnages fictifs créés par les romanciers, comme le sang noir versé par Ulysse donnait la parole et la vie aux ombres de l’île des Morts.

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Chez ces liseurs, le roman mène une vie imprévisible et libre, analogue à celle que fait avancer la nature. Mais il est d’autres liseurs plus rares, plus choisis, plus purement littéraires, et pour qui la lecture des romans devient une tâche précise et technique. Je veux parler des romanciers et des critiques.

La mesure dans laquelle les romanciers lisent des romans est très variable. Le psychologue Ribot, qui n’aimait pas les métaphysiciens, leur reprochait de ne pas se lire les uns les autres, et comme son dernier biographe, M. Dugas, citait ce mot à un métaphysicien, celui-ci répondit : « Sans doute ! J’aime la métaphysique, mais je n’aime pas la métaphysique des autres. » Il est humain qu’un romancier n’aime pas trop les romans des autres. En général un grand romancier lit peu de romans, et peut-être les romans des autres ne feraient-ils que troubler sa vision originale du monde, comme la souris qui se trouvait dans la lunette de l’astronome. Mais il y a aussi des romanciers qui sont de grands liseurs de romans. Je ne parle pas de ceux qui le sont par position et par devoir, comme les romanciers de l’Académie Goncourt, obligés (en théorie, comme la publication du Journal) de lire chaque année plusieurs centaines de romans. Je veux dire ceux qui les lisent par goût. Eh bien ! cela ne leur porte pas toujours bonheur. Ce sont en général des romanciers doués de plus d’esprit critique que de génie créateur, et qui abordent l’art par la petite porte de l’intelligence et de la conscience. Quand le romancier s’appelle Balzac, Dickens, Flaubert ou Tolstoï, il n’est pas utile à son art qu’il lise beaucoup de romans, et il en lit en effet fort peu. En tout cas il ne les lit pas comme le vrai liseur, pour les revivre. Il a assez à faire à vivre ses propres créations, femmes exigeantes et jalouses qui ne lui permettent pas de maîtresses.

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Il n’en est pas de même du critique, que Barrès appelait le célibataire de la littérature, et qui n’est pas assujetti, comme l’artiste, aux exigences d’une famille qu’il aurait fondée. Il va de soi qu’aujourd’hui tout critique est un liseur de romans, et, s’il fonctionne régulièrement comme critique attitré d’un journal, il se plaint souvent, il peut se plaindre à bon droit, de sentir dévorer par le torrent quotidien des romans sa capacité de lecture. On peut même dire que le critique est le vrai liseur de romans, à condition de ranger sous ce terme de critique les hommes et les femmes de goût qui, à la vérité, n’écrivent pas dans les journaux, mais qui savent raisonner leurs lectures, en parler pertinemment, et qui représentent, à Paris du moins, cette critique orale, cette critique spontanée, avec laquelle la critique professionnelle doit se maintenir en contact sous peine de se dessécher.

Je dis les hommes et les femmes de goût, et en effet, en parlant des liseurs de romans, ce serait une grave omission que de ne pas penser aussi et surtout aux liseuses. Nous avons vu tout à l’heure à quel point la naissance et le développement du roman dans le monde moderne étaient dus, en France surtout, au règne sentimental et mondain des femmes. Le terme de romanesque ne s’applique guère, dans le langage courant, qu’aux femmes, et le Don Quichotte français a été une Madame Bovary. Non seulement les femmes forment une part capitale des liseurs de romans, mais elles figurent avec abondance et poids parmi les auteurs de romans. Au xviie  siècle la distinction est très nette entre les romans écrits par des hommes, comme ceux de Furetière, Scarron, Sorel, qui appartiennent à l’ordre rabelaisien et picaresque, et les romans écrits par des femmes, comme ceux de Mlle de Scudéry et de Mme de La Fayette, qui préparent ou inaugurent le roman d’analyse. Je sais bien que d’Urfé, La Calprenède, Gomberville appartiennent au côté de la barbe, mais leur roman soumet le plus possible cette barbe au sexe qui tient le sceptre des cours d’amour, et dans la « guerre des femmes » se range résolument du beau côté. Au xixe  siècle, quelques-uns des plus grands romanciers de France et d’Angleterre sont des femmes. Mais si les femmes se placent au premier rang de ceux qui lisent et qui écrivent des romans, elles ne figurent que peu ou point parmi les critiques. La critique ne va pas sans quelque pédantisme. Quand ce n’est pas l’honnête pédantisme des professeurs, celui qui va à pied, c’est le pédantisme à la cavalière des journalistes. Et la bonne critique ne s’entend point sans des qualités qui à la fois rachètent et utilisent ce pédantisme. On pardonne facilement le pédantisme à un homme, comme on lui pardonne la laideur et la vieillesse. On ne les pardonne guère à une femme. Aussi la critique féminine, sous peine des pires accidents, ne sortira-t-elle généralement pas de la critique spontanée et parlée, de la conversation plus ou moins rédigée, des sympathies et des antipathies qui s’expriment avec finesse, mais se raisonnent difficilement.

Seulement, voilà une occasion unique de reconnaître, en critique, non à l’homme ni à la femme, mais au couple de liseurs de romans, une valeur singulière. J’appelais tout à l’heure le critique un célibataire de la littérature, mais gardons-nous bien de croire que ce célibat en esprit implique un célibat in the flesh. Le roman comporte comme ses deux natures, comme ses deux sexes, des auteurs et un public masculins, des auteurs et un public féminins. Ces auteurs et ces publics peuvent vivre chacun de leur côté. Rabelais a été porté à la gloire par un public exclusivement masculin. Et l’un des fonds utiles de la librairie Pion est représenté par des romanciers à gros tirage, très lus, et uniquement par les jeunes filles et les femmes. Mais enfin, et sans qu’il y ait lieu d’évoquer les vers de Vigny, ce sont là des exceptions. La règle est un public mixte, ou plutôt le dialogue contradictoire et vivant entre deux publics, qui ne demandent pas tout à fait la même chose à un roman et n’y voient pas non plus la même chose. C’est d’ailleurs le cas des deux yeux, dont les images différentes n’en font qu’une qui a en outre le relief. En matière de roman, je crois que le critique idéal serait fait d’une liseuse de romans et d’un liseur de romans. D’abord pour des raisons matérielles. La production des romans est si abondante, se tenir au courant et refaire ses lectures anciennes représente une chaîne si lourde, qu’on peut en dire ce que l’Ami des Femmes dit de celle du mariage, qu’il faut se mettre à deux pour la porter (Leverdet ajoute : Quelquefois trois ! Mais je prends le cas simple, et n’entre pas dans les complications). Et ensuite pour des raisons, meilleures encore, de division du travail. Une femme se montre d’ordinaire docile aux suggestions de l’auteur ; elle voit et elle suit les personnages, elle les juge, les aime ou les hait ; le liseur de romans se confond mieux chez elle avec le viveur de romans, et pour elle comme pour Balzac la « réalité », c’est Eugénie Grandet. Pour le critique masculin, la réalité ce serait plutôt Balzac. L’idéal de la femme qui lit serait de coïncider avec les héros ou les héroïnes du romancier. L’idéal de l’homme qui lit, et qui écrit de ce qu’il lit, serait de coïncider avec l’esprit créateur du romancier, et, plus loin encore, avec l’esprit créateur du roman considéré comme genre. À la limite de la lecture féminine, il y a la mise en jugement de Rodolphe pour sa muflerie ou de Charles Bovary pour sa bêtise, comme dans les cours d’amour. À la limite de la lecture critique masculine, il y a la mise en place de Flaubert dans la chaîne littéraire du roman français, et, comme disait Brunetière, dans l’évolution de son genre. Qui ne voit dès lors qu’un ménage de liseurs intelligents fera un milieu idéal pour une critique des romans ? J’en connais des exemples. L’homme tient la plume, mais avec une collaboratrice qui est parfois une inspiratrice. Encore est-il bon que ni l’un ni l’autre n’écrive de romans pour son compte. Et s’ils élevaient un enfant avec la préoccupation qu’il devînt romancier, le résultat paraîtrait peut-être plus propre à nous faire rire qu’à leur faire gloire.

Mais cette critique de ménage ne saurait être évidemment qu’une exception, et si je me suis amusé à la crayonner ici, à lui donner une place idéale bien supérieure à sa place réelle, c’est en mémoire et en reconnaissance du rôle des femmes dans la création du roman et dans la lecture des romans. La critique reste une œuvre individuelle.

Dans cette œuvre individuelle, dans cette lecture continuelle et professionnelle de romans, le grand danger que court le critique, c’est de se blaser et de s’ennuyer. Que de motifs, en effet, de découragement et de mauvaise humeur ! Les romans qu’on dirait fabriqués en série, et qui font tourner le liseur dans un cercle de clichés ; les romans sans intérêt ou morts-nés dont il faut cependant parler, parce que les autres en parlent, parce qu’ils ont eu un prix, parce qu’ils ont des chances d’en avoir un, parce que le directeur du journal les recommande, parce que l’auteur est l’ami de votre bonne amie ou la bonne amie de votre ami ; le critique peut en arriver à la placidité morne et résignée d’un Théophile Gautier, attelé trente ans à la meule du feuilleton dramatique, et disant du bien de tous les vaudevilles, sous prétexte que c’était la manière la plus simple de ne leur prêter aucune importance. Et pourtant il ne faut pas qu’il en vienne là. Il faut qu’il aime et respecte le roman comme Sarcey aimait et respectait le théâtre, où il allait huit fois par semaine, et pas plus blasé à soixante ans qu’à vingt. Sous la médiocrité et la misère de la production courante, il faut qu’il discerne la présence authentique et émouvante d’un genre littéraire puissant, d’un fleuve qui est en train de modeler un des grands paysages esthétiques qu’ait connus l’humanité, d’un élargissement, d’un renouvellement des valeurs, d’un âge original qui est l’âge du roman, comme il y a sur un autre plan l’âge des machines, comme il y eut au moyen âge celui des églises. Le romancier courant est l’ouvrier de ce monde, le bon romancier le contremaître, le grand romancier l’architecte. Les lecteurs de roman sont les fidèles, les vrais liseurs sont le clergé, les grands liseurs les chanoines qui suivent l’office dans leurs stalles. Le liseur idéal, il serait comme le clerc qui, dans cette maison vivante faite par l’esprit et pour l’esprit, prend conscience de tout le symbolisme architectural et liturgique, écrit, comme Durand de Mende, un Rational.

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« Le public ? disait Chamfort. Combien faut-il de sots pour former un public ? » La réponse est difficile. Pour former un public il faut certainement des sots, beaucoup de ces sots qui depuis Adam sont en majorité, mais il ne faut pas que des sots. On appelle public non pas une couche particulière d’humanité, mais le mélange, le brassage de toutes les couches, ici de tous ceux qu’atteint le roman, depuis les lecteurs d’Arthur Bernède jusqu’à ce liseur idéal, cet as de la critique, qui tiendrait sous ses yeux tout le relief, toute l’hydrographie du roman entre Pétrone et Marcel Proust. Or c’est ce public, dans sa totalité d’espace et de temps, qui constitue, en matière littéraire le juge unique. On doit le prendre tel qu’il est, dans la totalité de ses générations successives. C’est une question délicate que de savoir s’il y a des injustices littéraires. Il y faudrait tout un livre, comme celui que Stapfer a écrit pour établir qu’il y en a beaucoup, et que les réputations littéraires sont souvent l’œuvre du hasard et de la fantaisie. Je crois, moi, qu’il n’y en à guère. Ce qu’on appelle le jugement de la postérité, cela certes comporte bien des indécisions et des hasards, et les accidents de renommée comme ceux de Ronsard, de Shakespeare, de Racine, peuvent nous donner à réfléchir. Ce jugement est réformable dans son détail, mais en gros il existe et pèse. Quelque populaire et considéré du public français que soit Scribe, dit Villiers de l’Isle-Adam, et quelque ignoré qu’en soit Milton, quelque argent qu’ait gagné Scribe, quelque pauvre que soit mort Milton, l’idée de comparer Milton et Scribe ressemblera pour tout le monde à l’idée de comparer un sceptre et une paire de pantoufles. Il est vrai que tel journaliste convie quotidiennement ses lecteurs à préférer à Milton et au sceptre Scribe et la paire de pantoufles. Mais cela compte juste autant que l’opinion de Chrysale sur Plutarque, auteur idoine à recevoir des rabats.

Ce tribunal fonctionne pour les romans comme pour le reste. Le lecteur, ou le liseur, de romans, ne donne aux romans qu’un crayon de vie, une existence sociale à une dimension. La presque totalité des romans ne connaîtra jamais que cette dimension unique. La seconde dimension leur est apportée par le reliseur, par le public de reliseurs, c’est-à-dire par ceux qui, après une, deux, trois ou dix générations, les lisent encore, leur empruntent et leur communiquent de la vie. Et la troisième dimension leur vient des hommes de pensée, des historiens de la littérature, des critiques, de ceux par qui ils comptent, et qui les pèsent, et qui les établissent en un ordre, en une société, en une chaîne de montagnes où ne valent et ne sont nommés que les grands pics.

J’ai crayonné ici une figure du roman vu non pas du côté de sa vie objective, c’est-à-dire du romancier, mais vu du côté de sa vie subjective, c’est-à-dire du côté du public. Ce changement momentané de perspective, à titre d’essai ou de vérification, reste d’ailleurs secondaire, exceptionnel, et la grande voie de la critique consiste à coïncider avec le courant créateur du roman, non avec son milieu réflecteur. Mais il suffit de se souvenir de Don Quichotte pour voir comment ce milieu peut s’accorder à ce courant, comme le lit du fleuve et les rebords de la vallée peuvent être compris sous une même idée et participer d’un même mouvement.