(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XII, les sept chefs devant Thèbes. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XII, les sept chefs devant Thèbes. »

Chapitre XII,
les sept chefs devant Thèbes.

I. — La trilogie de l’histoire d’Œdipe. — Puissance des Imprécations. — Étéocle et Polynice. — Sacrifice de Mœnécée.

Eschyle, comme Sophocle, avait traité l‘histoire d’Oedipe dans une trilogie aux deux tiers perdue : Laios, Œdipe, les Sept Chefs devant Thèbes ; plus un drame satyrique qui avait pour titre le Sphinx. Cette dernière perte fait rêver. On se demande ce que pouvait être le rire d’Eschyle éclatant sur les lèvres ambiguës du Sphinx. De ces quatre pièces une seule nous reste. Pour les trilogies des Perses, de Prométhée et des Danaïdes, c’est celle du milieu qui a été conservée. Le temps les a mutilées par les deux bouts, de manière à en faire de sombres énigmes : on n’en a ni le premier ni le dernier mot. La tête est coupée, les pieds sont brisés : quelle physionomie initiale avait la statue ? de quel côté marchait-elle ? questions douteuses ou à demi résolues. Ici, nous n’avons que la fin de la terrible légende ; Œdipe a disparu de l’œuvre tronquée, et cette lacune est profonde. Eschyle scrutant l’énigme d’OEdipe où toutes les contradictions de la fatalité et du libre arbitre étaient renfermées, ce devait être une rencontre plus étonnante encore que celle du fils de Laïos questionnant le Sphinx.

Les Sept Chefs nous restent, et avec eux le siège de Thèbes : c’est comme si nous avions celui de Jérusalem chanté par Ézéchiel ou par Isaïe. Le cycle épique n’eut pas de plus grand Geste que ce siège illustre où le destin des Labdacides s’était consommé. Aussi mémorable par ses prodiges que par ses exploits : la foudre y avait combattu à côté des lances, des géants étaient tombés sous ses murs, comme les Titans au pied de l’Othrys. Trois poèmes, dont l’un contemporain d’Homère, l’avaient célébré. : la Thébaïs, l’OEdipodia et l’Alkmœonis. Plus tard, et après Eschyle, Antimaque composait encore une Thébaïs. L’épopée grecque tourna autour des murailles de Thèbes presque aussi longtemps qu’autour des remparts de Troie.

Œdipe appartient à Sophocle ; c’est en parlant de Œdipe à Colone que nous raconterons le bannissement du vieux roi. Rappelons seulement pour expliquer la catastrophe des Sept Chefs, qu’avant de partir pour l’exil, il avait lancé sur ses fils ingrats une imprécation. Châtiment surnaturel et d’autant plus redoutable. L’imprécation paternelle à peine proférée prenait souffle et vie ; elle entrait dans une divinité vengeresse, accourue pour l’exécuter, du fond de l’Érèbe. L’Érynnys s’insufflait et s’assimilait l’anathème. Un prophète, dans la Bible, mange un livre que lui tend un ange, et l’esprit de ce livre l’emplit aussitôt ; il le sait et il le répète comme s’il l’avait appris mot par mot. Ainsi l’Érynnys recueillant l’imprécation du père, s’enflammait de sa colère, et prenait pour siens ses griefs. Elle s’élançait sur les fils maudits et les poussait à leur perte. Souvent même l’Imprécation, s’identifiant avec l’Érynnys, sortait vivante des lèvres de celui qui la prononçait, comme ces démons qu’on voit, dans nos tableaux primitifs, jaillir, grilles ouvertes et ailes déployées, de la bouche des possédés. Son maléfice était certain, sa force était inévitable. Les Dieux ne pouvaient en préserver le maudit, l’Imprécation soutirant sa foudre d’un ciel supérieur et antérieur à l’Olympe.

La malédiction d’OEdipe s’attacha donc à ses fils et elle en fit deux Caïn. Étéocle et Polynice avaient partagé leur royauté en deux parts égales ; chacun devait régner un mois, et transmettre ensuite le sceptre à son frère. — Hodie mihi, cras tibi. — Mais on tient mal à deux sur un trône ; Étéocle, maître de Thèbes, chassa bientôt Polynice. Le proscrit, cherchant un refuge, prit le chemin d’Argos, la rage dans le cœur. Aux approches de la ville, il rencontra Tydée, fils d’OEnée et père futur de Diomède, exilé, lui aussi, de l’Étolie, pour avoir tué son frère Olénias. Les deux bannis se prirent de querelle et en vinrent aux mains, le combat suivit la dispute. Mais Adraste, le roi d’Argos, vint à passer sur la route. L’oracle d’Apollon lui avait prédit que ses deux filles, Argis et Déipyle, épouseraient, l’une un sanglier, et l’autre un lion. Il vit un sanglier sur le bouclier de Polynice et un lion sur celui de Tydée : évidemment le dieu lui amenait les époux promis. Adraste sépara et réconcilia les deux combattants ; il donna Argis au fils d’OEdipe, Déipyle à Tydée, et jura de les rétablir sur leurs trônes. L’armée argienne marcha contre Thèbes, malgré le devin Amphiaraos qui avait prédit qu’aucun des chefs ne reviendrait vivant de cette guerre, et que lui-même périrait s’il y prenait part. Amphiaraos s’était caché dans une grotte pour n’être point entraîné dans l’expédition. Mais Polynice, qui avait rapporté de Thèbes un collier splendide, présent des dieux à Harmonia, lorsqu’elle épousa le héros Cadmos, l’offrit à Ériphyle, la femme du devin. Le collier qui a la forme du serpent fascine et tente comme lui. Séduite par ce joyau magnifique, Ériphyle dénonça l’asile où se cachait son mari. Le prophète, tiré de sa caverne, fut contraint de se joindre aux six autres Chefs. Une première bataille fut livrée, funeste aux Thébains, et qui les repoussa dans leurs murs. Mais Thèbes avait un devin plus renommé encore que celui d’Argos : Tirésias lui promit la victoire si Mœnécée, fils de Créon, le frère de Jocaste, consentait à s’offrir en ablation à Arès, par une mort volontaire. Mœnécée, averti de la déclaration du prophète, courut aux murs et s’y perça de son glaive. Ces sacrifices humains étaient fréquents en temps de siège, à ces hautes époques. La fièvre obsidionale y prenait souvent, dans les hallucinations du peuple affolé, l’horrible forme d’un dieu famélique, réclamant la chair d’une victime pour sauver la ville. Carthage en détresse jetait ses enfants au ventre embrasé de Moloch-le-Dévorateur. On voit, dans la Bible, Mésah, roi de Moab, monter sur la muraille de sa ville et y tuer son premier-né devant l’armée d’Israël, pour apaiser Chamos, le Moloch du lieu. Mais la noblesse de l’âme hellène éclate jusque dans sa barbarie primitive. Il y a loin des infanticides de Carthage, et du roi sémite égorgeant son fils comme un mouton d’holocauste, à ce jeune Grec qui s’offre à la mort en échange de la patrie délivrée.

II. — La tragédie des Sept Chefs. — Caractère d’Étéocle. — L’Espion. — Le serment des Sept. — Lamentations du Chœur.

C’est ce siège de Thèbes que le drame survivant d’Eschyle met en scène. Aristophane lui fait dire dans les Grenouilles : « Ma tragédie des Sept Chefs était toute pleine de l’haleine d’Arès, faisait des héros. Chaque spectateur s’en allait avec la rage des combats au cœur. » Le grand sujet des Sept Chefs est bien la guerre, en effet, et rien que la guerre. La haine fraternelle d’Étéocle et de Polynice, le dévouement d’Antigone n’y sont qu’indiqués. Un grand bas-relief qui montrerait à l’un de ses angles une vierge plaintive, à l’autre, deux guerriers s’entretuant corps à corps ; mais dont le centre serait rempli par une bataille enveloppant une Ville au front crénelé ; c’est l’image des Sept contre Thèbes. La Cité, personnifiée par son Chœur, en est l’héroïne. Le fratricide d’Étéocle et de Polynice, le dévouement d’Antigone disparaissent dans l’effroi de Thèbes assiégée.

Représentons-nous d’abord le lieu de la scène, qui est la Cadmée de Thèbes, une Acropole chargée de temples et d’autels comme celle d’Athènes. Une troupe de femmes éplorées erre dans son enceinte. « La veuve est vide », c’est un mot lugubre du livre de Job. Une ville assiégée est une veuve : Thèbes est vide de ses hommes tous en armes sur les remparts ; il ne reste dans son sein que le cœur saignant et palpitant de son peuple, des jeunes filles qui tremblent, des mères qui s’alarment. Étéocle est là, lui aussi, en attendant le combat : la Cadmée est son quartier général, il y donne ses ordres et il y reçoit les rapports. Sa vue s’étend de ce haut sommet sur les tentes et sur les mouvements de l’ennemi. Ce n’est point le frère haineux qu’Eschyle a voulu figurer en lui, mais le capitaine intrépide, gardien et défenseur de la ville, inébranlable dans la résistance, type héroïque du chef assiégé. Des hommes l’entourent qu’il renvoie aux murs, annoncer à l’année l’assaut imminent. Sa harangue est mâle et concise comme le langage qu’il tient durant tout le drame ; l’accent de la volonté y domine, il y a de l’Imperatoria brevitas romaine dans son laconisme. Tous chantent ou pleurent autour d’Étéocle, lui seul parle et lui seul raisonne. Chaque fois qu’il intervient au milieu du Chœur, on croit entendre un clairon strident coupant un concert de lyres élégiaques. Homère fait lancer à ses héros « des paroles ailées » ; les ailes de la parole d’Étéocle sont les plumes qui portent la flèche droit au but. Lui-même déclare qu’il ne doit parler « que quand il le faut et selon le temps ». Il se compare à un pilote taciturne, « debout à la poupe de la ville, qui tient la barre de la chose publique, et défend ses paupières contre le sommeil ».

L’heure approche et le péril se resserre : Tirésias, le devin sacré, le « pâtre des oiseaux fatidiques » prédit l’assaut pour la nuit prochaine. — « Donc, tous aux créneaux et aux portes, debout sur les tours, serrés sur les parapets ! Armez-vous, ceignez vos cuirasses, ayez bon courage ! Un Dieu nous donnera le dessus. J’ai envoyé un éclaireur, pas de ruses à craindre : nous sommes munis contre les surprises. »

L’Éclaireur annoncé revient du camp des Argiens : Eschyle a fait de lui un poète plus grand encore que le Messager de ses Perses. Espion superbe pour un drame, mais terrible pour une ville assaillie : Étéocle devrait le faire bâillonner dès ses premiers mots. C’est le visionnaire de l’observation ; ses yeux grossissent et enflamment tout, le danger se reflète dans son imagination en monstrueuses images ; il a dans l’esprit cette tête de Méduse que Pallas portait sur son égide d’or. — Quel tableau que celui des Sept Chefs trempant leurs mains dans un bouclier noir où bouillonne le sang d’un bœuf égorgé, et jurant de détruire Thèbes, par toutes les Divinités du carnage ! L’oracle les condamne à succomber sous ses murs ; ils le savent, et la mort prédite accroît leur fureur. Après avoir prononcé ce serment farouche, ils ont suspendu au char d’Adraste, qui doit seul rentrer dans Argos, des souvenirs pour leurs fils ou pour leurs parents : boucles de cheveux, agrafes, bracelets. « Ils versaient des larmes, mais nulle pitié n’était sur leurs bouches. » Eschyle est tout entier dans ces pleurs qui roulent sur des visages courroucés. On n’imaginerait pas autrement le masque même de sa Muse. L’homme a laissé les Sept tirant au sort les portes où chacun d’eux conduira sa troupe : — « Choisis donc les meilleurs guerriers, dit-il au jeune roi, et place les promptement aux avenues de la ville. »

C’est alors que le Chœur des femmes entonne sa longue plainte par des litanies de dieux protecteurs appelés à l’aide : Arès d’abord, patron de la guerre : — « Antique enfant de cette terre, regarde cette ville que tu as tant aimée autrefois. » — Puis Zeus « Père » universel ». Et Pallas, sa fille, « reine des combats ». Et Poséidon, « roi équestre qui frappe les poissons de son trident redouté ». Et Cypris jeune aïeule de Thèbes : « Souviens-toi que nous sommes issus de ton sang ! — Et Apollon, tueur des loups : — « Détruis aussi ces loups qui sont nos ennemis ! » Et sa grande sœur, la fille de Latone : — « Ajuste bien ton arc, ô chère Artémis ! » Leur chant reflète, en même temps, toutes les images de la guerre qui les environne, il en répercute tous les bruits par des échos de terreur. Dans les sièges modernes, l’ennemi, tenu à distance par le feu des forts, reste invisible au peuple bloqué. Les bombes pleuvent sur lui comme des météores, les éclairs de l’artillerie partent d’un nuage aussi obscur que ceux des tempêtes ; on tombe sans voir la main qui vous frappe. Mais le siège antique était une étreinte, le flot de l’attaque battait les remparts. La cité, serrée dans le cercle étroit de ses murs, craquait sous l’enveloppe de l’ennemi, comme un athlète saisi à bras le corps par un adversaire étouffant. Elle ressentait tous ses chocs et elle entendait tous ses cris. Dans l’Iliade, un défi poussé par Ajax retentit distinctement au milieu de Troie ; les héros s’interpellent de la muraille à la plaine ; Hélène, du haut de la porte Scée, désigne à Priam, par leur nom et par leur visage, chacun des rois qui défilent, en tête de leurs phalanges, au pied de l’enceinte.

Nulle part, ce contact immédiat de la guerre antique n’apparaît plus frappant que dans les chœurs des Sept Chefs. De la hauteur qu’elles occupent, les femmes de Thèbes plongent sur le gouffre où l’armée d’Argos tourbillonne « comme une mer terrestre ». Tous les bruits du camp leur arrivent et résonnent instantanément dans leurs strophes : le cliquetis des lances, le roulement des chars, le trépignement des chevaux, le sifflement de leurs muselières, les freins mâchés par leurs bouches, « qui crient le massacre ». Tel vers semble éclaboussé de l’écume que lance un coursier furieux, tel autre répète son hennissement. Jamais Eschyle n’a dressé de mots plus superbes, ni forgé d’onomatopées plus sonores. C’est même un contraste étrange que celui de ces grands vers de bataille sortant d’un chœur de jeunes filles. On croit voir cette bouche béante d’une déesse de l’Inde d’où s’échappent des chars et des cavaliers.

Cependant c’est l’épouvante seule qui inspire les vierges de Thèbes, elles ne chantent si haut que parce qu’elles ont peur. Tout en chantant, elles vont et viennent d’un autel à l’autre, avec des gestes d’angoisse ; et les versets de l’oraison se mêlent, dans leur hymne, aux éclats de l’ode : — « Ah ! ah ! quel fracas de roues autour de la ville ! ô puissante Héra ! — Les moyeux crient autour des essieux ! Bonne Artémis ! — Ah ! ah ! l’air se hérisse de lances agitées. » — Ces plaintes perçantes descendent sur la ville, elles la troublent et la découragent, l’armée elle-même en a tressailli.

III. — Colère d’Étéocle contre les femmes de Thèbes. — Reprise de leurs plaintes — La Ville au pillage.

Étéocle accourt, indigné contre ces pleureuses, et leur impose violemment silence. Il sait que les larmes amollissent les plus fières vaillances ; il craint que la panique exhalée par ces chants de deuil ne gagne la ville comme une contagion. Cette idée l’emporte jusqu’à la fureur, le mépris du guerrier barbare pour la femme éclate dans ses brutales invectives. C’est en femelles ou plutôt en bêtes, — le mot y est, — qu’il traite les Thébaines. On dirait un pâtre courant vers des brebis affolées, l’injure à la bouche, et les chassant, à coups de pierres vers la bergerie désertée.

Je vous le demande, insupportable bétail, race détestée des sages ! Se prosterner en hurlant devant les images des Dieux, est-ce là le moyen de sauver Thèbes et d’aguerrir le peuple assiégé ? Que jamais dans la prospérité ou dans le malheur aucune femme n’habite sous mon toit ! Si la fortune les favorise, leur impudence est intolérable ; si la frayeur les saisit, le mal n’en est que plus grand pour la ville et pour la maison. Ce vacarme, ces courses folles à l’heure où nous sommes, c’en est assez pour souffler la lâcheté sur les citoyens. Vous servez, vous encouragez l’ennemi, et ainsi nous nous déchirons nous-mêmes par vos mains. Le premier qui n’obéira pas à mes ordres, homme ou femme, l’arrêt de mort sera porté contre lui, et il sera lapidé par le peuple sur la place publique. L’homme doit interdire à la femme de se mêler des affaires du dehors. Sa place est au gynécée, qu’elle y reste. M’as-tu entendu, ou ai-je parlé à une sourde ?

Le Chœur plie la tête, promet de se taire ; il a des mots touchants pour répondre aux durs reproches de son roi : — « Ô Zeus, quelles femmes nous as-tu données ! » s’écrie Étéocle. Elles répondent doucement : « Aussi misérables que les hommes, si la ville est prise. » — Pour s’excuser, elles allèguent encore que la piété est un secours aux heures du péril, tout salut humain descendant des Dieux. — Et elles prient toujours, quoique à voix plus basse, les mains étendues, les lèvres collées aux images saintes. Étéocle n’est point un impie, mais il a la religion du soldat, brusque et courte ; il ne croit pas aux cantiques arrêtant les flèches, ni aux libations émoussant les lances. Si un capitaine du moyen âge italien, commandant aussi une ville assiégée, dévot à ses heures, mais homme de guerre avant tout, avait rencontré par les rues une procession de nonnes, les pieds nus et la corde au cou, chantant le Miserere à tue-tête, il l’aurait renvoyée durement psalmodier dans son cloître : Étéocle agit de même avec les dévotes agitées de Thèbes. — Assez de cérémonies lamentables et de prosternements à cheveux épars ! — « Je ne vous blâme point d’honorer les dieux, mais n’empêchez pas les citoyens de courir aux armes par vos cris de mauvais augure. » — Et il leur dicte une vaillante prière, pareille à celles que les grands preux de l’Iliade lancent à pleine poitrine vers le ciel, dans l’anxiété du combat. — « Aux Dieux de la ville, aux Dieux du pays, aux Dieux des champs et de l’Agora, je jure, si la victoire est à nous, si Thèbes est sauvée, d’égorger des brebis sur leurs autels, de leur sacrifier des taureaux, et de consacrer en trophée, dans leurs demeures divines, les armures et les dépouilles prises à l’ennemi ! » — Toute la dévotion homérique est là dans sa rudesse ingénue : don pour don, réciprocité entre le ciel et la terre. Si le dieu assiste l’homme, l’homme le rassasiera d’hécatombes, et il lui fera, après la victoire, sa part du butin. — « Voilà comme il faut prier, sans vociférations sauvages et sans larmes vaines. À quoi bon d’ailleurs ? la destinée est inévitable. Cependant, moi septième, avec six guerriers intrépides, j’irai défendre les sept portes de nos murailles. »

Mais, Etéocle parti, les lamentations recommencent. C’est maintenant l’horrible spectacle de la cité prise que le chœur évoque : les rues en flammes, le pillage fouillant et renversant les foyers, les femmes traînées par les cheveux « comme des juments par leurs crins », les « vagissements sanglants » des enfants écrasés contre les pavés, l’incendie achevant ce qu’épargnera la tuerie. — Terrible image, répétée, trait pour trait, par l’histoire, à travers les siècles. Un sac de ville a été de tout temps le triomphe de la cruauté et l’orgie du mal. Les instincts bruts, les ruts sauvages démuselés s’y déchaînent ; la ménagerie qu’il y a au fond de toute foule humaine,

est lâchée. Si l’on pouvait étaler en rang, depuis l’antiquité jusqu’à l’âge moderne, tous les cadavres de villes violées et éventrées par l’assaut, on y retrouverait les mêmes plaies atroces, les mêmes empreintes de férocité. Corinthe brûlée vive dans l’incendie qui fondit en un métal unique, le peuple de statues d’or et d’argent, de cuivre et de bronze, qui la remplissaient ; Jérusalem écrasée par les légions de Titus ; Anvers saccagée par les miquelets du duc d’Albe, diffèrent peu d’Ilion détruite par les guerriers de Néoptolème et d’Agamemnon.

Eschyle, comme on l’a vu, a d’étranges sourires qui dérident subitement ses terreurs. Au milieu de cette peinture effroyable surgit un groupe familier et presque comique. — « Pêle-mêle, des fruits de toute sorte jonchent le sol ; affligeant spectacle ! et l’œil des ménagères se remplit de larmes cuisantes. Confondus au hasard, les dons de la terre sont emportés par les eaux fangeuses. » — Rencontre étrangement imprévue que celle de ces commères aristophanesques attroupées au coin d’une tragédie d’Eschyle, et pleurant, entre un nouveau-né qui râle et une captive qu’on emmène, leurs figues et leurs olives roulées au ruisseau.

IV. — Les Sept Chefs décrits par l’Espion. — Fureur fratricide d’Étéocle. — Combat mortel entre les deux frères.

L’Espion revient de sa nouvelle excursion au camp des Argiens, et il en rapporte sept figures aussi formidables que les Cavaliers de l’Apocalypse, celles des Sept Chefs qu’il a vus de près. Rien de plus grand et de plus farouche que les portraits de ces guerriers fastueux et furieux, dressés contre les portes de Thèbes dont leur front semble heurter le faite. Dante a un mot superbe, battu sur l’enclume où il a forgé la langue italienne, pour figurer la stature des Géants qui surplombent le puits de l’abîme : « De même, dit-il, que Montereggione couronne de tours son enceinte ronde, ainsi sur la corniche qui borde le puits, s’élevaient comme des tours » (il faudrait un barbarisme introuvable pour traduire cette image qui ne fait dans le texte que le temps d’un verbe) « et jusqu’à mi-corps, les horribles géants que menace encore Jupiter du haut du ciel, quand il tonne. »

Perroche come in su la cerchia tonda,
Montereggion di torri s’incorona ;
Cosi la proda che l’ pozzo circonda,
Torregiavan di mezza la persona
Gli orribili giganti, cui minaccia
Giove dal cielo ancora, quando tuona.

Les Chefs décrits par Eschyle surgissent presque aussi haut sur l’enceinte de Thèbes, tours vivantes opposées à des tours de pierre. Le poète se complaît à peindre en eux l’ostentation de la force, la pompe et la jactance de la guerre. Il taille en pleine hyperbole leurs corps gigantesques en qui bouillonnent le sang et les humeurs d’êtres surhumains. Il les construit, pour ainsi dire, avec ces métaphores prodigieuses que lui reproche Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane : « Grands mots empanachés, hauts comme des montagnes, vers ajustés comme les charpentes d’un navire, âmes doublées de sept cuirs de bœuf » La Barbarie antéhistorique revit dans ces types d’une humanité disparue, moitié monstres et moitié héros, dont la fureur est l’état normal. L’imagination les terminerait volontiers par les croupes de bêtes fantastiques que la Fable prêtait aux premiers Titans.

Les voici qui défilent dans le rapport de l’Espion, annoncés à chaque reprise par une fanfare d’emphase et d’effroi : — C’est Tydée qui doit assaillir la porte Proétide ; mais les entrailles des victimes sont marquées de signes lugubres, et le devin défend qu’on attaque jusqu’à ce qu’elles donnent de meilleurs présages. Alors Tydée, furieux, insulte l’Augure qu’il accuse de flatter lâchement le destin. Il crie « comme un dragon sous le soleil de midi » ; il secoue, en se démenant, les aigrettes touffues de son casque, et les clochettes d’airain de son bouclier « sonnent l’épouvante ». Un ciel constellé remplit l’orbe de ce bouclier, et la pleine lune, « Œil de la nuit », s’arrondit au centre de son champ d’étoiles. — La porte d’Électre est échue par le sort à Capanée, géant de taille et d’orgueil. Il s’écrie qu’il abattra Thèbes envers et contre les Dieux, et qu’il se soucie de la foudre comme d’un éclair de chaleur. Son écusson porte pour emblème un Homme nu qui tient une torche enflammée, et cet homme crie, en lettres d’or : « Je brûlerai la ville ! » — C’est contre la porte Néitide qu’Étéocles poussera ses chevaux dont le souffle fait un bruit d’orage. Sur son bouclier, un Hoplite escalade une tour et crie aussi ces paroles d’airain : « Ares lui-même ne me renverserait pas de ces murs » — La porte Oncée soutiendra l’assaut d’Hippomédon, un colosse qui fait tournoyer comme une roue l’aire immense de son bouclier. Typhon y souffle une fumée noire, « sœur agitée de la flamme », et des spirales de serpents tournent autour du disque en triples replis. Hippomédon, ivre de fureur, « comme une Ménade de vin noir », vocifère d’horribles menaces : la porte en tremble sur ses gonds de bronze. — La cinquième aura pour assaillant Parthénopéos l’Arcadien, fils d’Atalante, la chasseresse montagnarde : « Un enfant-homme, au beau visage, les joues fleuries d’un duvet naissant. Mais il n’a que le visage et le nom d’une vierge, car il marche l’œil farouche et l’esprit furieux. » Sa lance est son dieu, c’est par elle qu’il jure l’écroulement de Thèbes. Son bouclier l’insulte en lui montrant l’ancien tyran de la ville, ciselé sur son champ de bronze, « le Sphinx mangeur de chair crue », qui terrasse un Thébain râlant sous ses griffes. — Amphiaraos a été désigné pour la sixième porte ; mais le devin, qui maudit cette guerre, ne menace que ses compagnons, et, entre tous, Polynice, traître à sa ville et à sa patrie. Il combattra pourtant puisqu’il faut combattre, et il mourra puisqu’il doit mourir. Son bouclier est vide d’ornements, aucune sculpture arrogante n’enfle son airain. — « En effet, il ne veut point paraître le meilleur, mais il veut l’être : les sages conseils germent, comme une moisson, des profonds sillons de son âme. »

La panoplie tient autant de place que l’homme dans ces portraits belliqueux. L’idée qu’ils suggèrent est celle d’une Grèce féodale, telle que la fit la conquête franque, lorsqu’elle couvrit de donjons à mâchicoulis les murs des Propylées et les temples de l’Acropole. La statuaire grecque, par ses simplifications idéales, fait imaginer la guerre héroïque presque nue : pour tout costume et toute arme, elle lui donne un casque et une lance. On la voit ici, comme dans l’Iliade, telle qu’elle était en réalité, bardée de pied en cap, équipée et harnachée de toutes pièces, blasonnée d’armes parlantes, aussi héraldique et multicolore que l’ost d’une croisade du douzième siècle. L’anachronisme apparent des romanciers et des imagiers gothiques accoutrant la Destruction de Troye la Grant ou les Proësses et vaillances du Preux Héraclès, des titres et des armures de la Chevalerie, redevient presque une peinture exacte. C’est sous le jour d’un vitrail illuminé par les rayons du divin Phœbus, que les chefs d’Argos apparaissent cavalcadant dans la plaine. Le bas-relief, image et analogie ordinaire des spectacles de la poésie hellénique, fait place cette fois à ces tapisseries de haute lice où s’entre-heurtent, sur leurs palefrois caparaçonnés, des paladins masqués de leurs cribles, où s’alignent, épaule contre épaule, des chevaliers aux profils barrés par les longues lances qu’ils tiennent en arrêt. On se souvient des cités antiques transformées en seigneuries féodales par les grands vassaux de Philippe-Auguste, et l’on croit voir le duc Tydée et le baron Capanée, le marquis Hippomédon et le page Parthénopéos, chevaucher en habits de fer, sous leurs pennons brodés de cris d’armes, autour d’une forteresse byzantine.

À chaque chef nommé par l’Espion, Étéocle oppose le guerrier qu’il juge capable de lui résister ; à chaque signalement démesuré qu’il en trace, il fait une fière réponse de soldat habitué à mépriser les bravades. Lorsqu’on a remué devant lui l’armure bruyante de Tydée, il l’a traitée d’épouvantail à sonnettes : le capitaine méprise les ferrailles de ce capitan. — « Je ne redoute point les ornements de guerre ; des emblèmes ne font pas de blessures, les aigrettes et les grelots ne mordent point sans la lance. » Pour les autres, leur impiété le rassure, il prédit la foudre qui renversera Capanée, et le Typhon ignivome qu’Hippomédon a fait graver sur son bouclier, ne peut être, selon lui, qu’un patron funeste à son protégé.

Il y a sans doute une tradition effacée ou un sens perdu dans cette impiété militante attribuée par Eschyle aux assaillants de Thèbes. Amphiaraos excepté, tous blasphèment et défient les Dieux ; jusqu’à ce lionceau de montagne auquel le poil pousse à peine, jusqu’à ce fauve éphèbe d’Arcadie qui ne reconnaît d’autre divinité que sa lance, et s’écrie « qu’il saccagera la ville des Cadméens, malgré Zeus ». Aussi Étéocle oppose-t-il à ces mécréants des guerriers pieux et modestes : Mélanipos « qui hait les paroles impudentes », Polyphontès aimé d’Artémis, Actor « qui méprise la jactance, mais qui sait agir ». Contre l’homme au Typhon, il envoie « l’irréprochable Hyperbios » qui porte religieusement sur son bouclier « Zeus debout, tenant en main le trait flamboyant ». Quand vient le tour d’Amphiaraos, il honore et il plaint ce juste enrôlé malgré lui dans une guerre inique. Tous les discours d’Étéocle sont d’un politique ferme et sage qui raisonne le danger sans le braver ni le craindre, pourvoit à tout, fait face à toute chance et se remet du reste à l’arrêt des Dieux. Némésis aux écoutes, n’y trouverait pas une parole qui pût l’irriter contre lui.

Mais il reste un dernier Chef, et l’Espion semble avoir retardé son nom, sachant quel dé fatal il va jeter sur le champ de mort. — « Le septième enfin, celui qui marche à la septième porte, je dois le dire, c’est ton frère. Quelles exécrations il lance contre cette ville et quels mauvais sorts ! Monter sur les tours, s’y faire proclamer roi, entonner le Pœan de la conquête, courir sur toi, tomber sur ton cadavre après t’avoir tué, ou, si vous survivez au combat, t’infliger l’infamant exil ! » — Deux figures sont incrustées sur son bouclier nouvellement forgé ; un Guerrier d’or qu’une Femme majestueuse conduit par la main ; et cette femme dit par son inscription : « Je suis la justice, je ramenerai cet homme, je lui rendrai sa ville, et il commandera dans la demeure de son père ».

Au nom de Polynice, Étéocle, jusque-là si calme, a tressailli comme le démoniaque qui sent l’Esprit du mal rentrer dans son être. L’Imprécation d’Œdipe le ressaisit brusquement ; la haine atroce qu’elle lui a versée agit comme une rage couvée qui éclate, il est pris de l’accès suprême qui va le précipiter dans le fratricide. — « Ô race d’Œdipe, haïe et aveuglée par les Dieux ! Voici que les malédictions de mon père s’accomplissent ! » — II a la conscience de la Fatalité qui l’emporte, il sait qu’il n’est qu’un patient manié et secoué par ses mains terribles. Mais sa passion s’allie à cette puissance malfaisante, elle entre dans sa fureur et elle la seconde ; le condamné s’accorde avec le bourreau pour accélérer sa marche au supplice.

Certes l’auguste Justice serait mal nommée si elle venait en aide à cet homme ; mais elle ne l’a jamais jugé digne de son regard. C’est contre lui que je combattrai ; ennemi contre ennemi, roi contre roi, frère contre frère. Vite, qu’on m’apporte mes cnémides, mon bouclier et ma lance.

Le Choeur essaye de le retenir, il étend ses doux bras de femme entre le duel dénaturé qui s’apprête :

Ô le plus cher des hommes, n’imite pas la rage de cet insensé. C’est assez que les Thébains luttent contre les Argiens ; ce sang-là, il peut s’expier. Mais le meurtre mutuel de deux frères, le temps passerait sur cette souillure sans jamais pouvoir l’effacer.

Étéocle n’entend rien, ne veut rien entendre. Le sombre dégoût de sa race lui ôte d’ailleurs tout désir de vivre : il l’envoie, avec lui-même, aux Enfers dans un souhait forcené ; — « Les Dieux nous pressent d’en finir. Eh bien donc, vogue au gré des vents, lancée vers les flots du Cocyte, toute la race de Laios haïe d’Apollon » — La supplication des femmes persévère avec une tendre pitié. — « C’est un affreux désir qui te porte à ce meurtre fécond en fruits amers, à répandre sur la terre un sang défendu. » Mais Étéocle voit ce que le Chœur ne voit pas, l’Erynnis qui le tient et qui lui fait signe, la Malédiction qui le somme d’exécuter ce qu’elle a juré. — « Non, c’est l’Imprécation de mon père qui veut être accomplie ! Elle est là qui me presse les yeux secs de larmes ; elle me dit : la victoire d’abord et le reste après. » Les femmes insistent encore, attestant les Dieux qu’un sacrifice suppliant fléchira peut-être ; mais le fils maudit se sent condamné, et il accepte désespérément sa réprobation. — « Les Dieux depuis longtemps nous ont rejetés, ils ne demandent que notre mort. Pourquoi donc ferais-je le chien couchant devant le Destin ? » — Comme s’il n’était plus qu’un glaive insensible et sourd, il répond aux dernières instances du Chœur : — « Je suis aiguisé, tes prières ne m’émousseront pas. » Et il court d’un pas de vertige à la porte fatale où la mort l’attend.

Le Destin a vite fait son œuvre : un Messager accourt bientôt des remparts, rapportant une double nouvelle de deuil et de joie. Thèbes est sauvée, la victoire triomphe sur six portes ; mais à la septième, les deux fils d’Œdipe se sont entre-tués. « Ils ont fait avec le fer le partage des biens paternels, ils en posséderont la place de leur sépulture. »

V. — Capanée. — Amphiaraos. — Tydée.

La tragédie reste strictement renfermée dans l’enceinte de Thèbes, elle ne fait aucune sortie au dehors. De la bataille livrée sous ses murs, le Messager ne rapporte, avec son cri de victoire, que la mort des deux frères entr’égorgés l’un sur l’antre. Des catastrophes extraordinaires, faites pour être proclamées par la voix d’Eschyle, avaient pourtant signalé cette lutte épique.

C’était d’abord Capanée, le gigantesque insulteur des Dieux, foudroyé par Zeus au moment où il enjambait les créneaux du mur. A défaut d’Eschyle, nous avons sur cette mort grandiose un morceau des Phéniciennes d’Euripide, digne d’être enchâssé dans les Sept Chefs devant Thèbes.

Chargé d’une longue échelle, il s’avançait et criait, avec d’énormes jactances, que même le tonnerre divin ne l’empêcherait pas de faire crouler la ville en ruines. Tout en criant, il grimpait sous une grêle de pierres, et, le corps ramassé sous son bouclier, il montait les degrés glissants de l’échelle. Déjà il franchissait le rempart, quand Zeus le frappa de sa foudre, et la terre retentit au loin. Mais du haut de t’échelle bondissaient ses membres épars, comme s’ils avaient été lancés par une fronde. Sa chevelure s’envole vers le ciel, son sang pleut sur la terre, ses jambes et ses bras tournent comme les rayons de la roue d’Ixion, et le tronc calciné retombe sur le sol. »

Chose étrange, Capanée n’avait pas laissé un mauvais renom dans l’antiquité. Une statue lui avait été érigée à Delphes. Euripide le loue dons ses Suppliantes qui font suite aux Phéniciennes ; et quand Thésée, le héros du drame, rendant les hommages funèbres aux corps des sept Chefs qu’il a reconquis sur l’armée de

Thèbes, lui fait dresser un bûcher à part, ce n’est point pour flétrir, mais pour honorer son cadavre consacré par le feu du ciel. Une autre scène de la même pièce, éclatante de splendeur tragique, nous montre sa femme Évadné qui se précipite dans ce bûcher, comme une veuve indienne, en chantant un hymne enthousiaste à l’époux rejoint par-delà la mort. Une ancienne tradition racontait même qu’Esculape, coutumier de ces miracles hétérodoxes qui le firent aussi foudroyer par Zeus, avait ressuscité Capanée, à l’aide de l’herbe magique qu’un serpent lui avait fait découvrir. Par une sorte de sourde rancune contre les injustices apparentes de la création, l’homme éprouve une sympathie secrète pour les grands contempteurs des Puissances d’en haut. Il se soulage par leurs blasphèmes qu’il n’oserait répéter, des révoltes mal étouffées qui grondent dans son âme. Il les a créés par l’invention de ses poètes, et il envoie ces lions émissaires, chargés, non point des péchés du peuple, comme le Bouc d’Israël, mais des griefs de l’humanité souffrante, rugir contre le ciel à sa place. Prométhée, Ajax, Don Juan, Manfred et tant d’autres figurent, tour à tour, ces rébellions de l’âme : Satan par-dessus tous, Satan que les Sabbats du seizième siècle appelaient « Celui à qui on a fait du tort » et dont Milton, le plus religieux des poètes, a fait un héros sublime, invincible dans sa défaite, que « le tonnerre a grandi », puisqu’en brisant sa tête il n’a pas ébranlé son cœur.

Plus tard, Dante rencontre Capanée dans le septième cercle de son Enfer, celui qui renferme les « Violents », là où « pleuvent lentement sur le sable de larges flocons de feu, pareils à ceux de la neige dans les Alpes, quand il ne fait pas de vent. »

Sovra tutto ’I sabbion, d’un cader lento,
Piovean di fuoco dilatate falde,
Come di neve in Alpe senza vento.

Il voit un homme couché tête haute, sous cette neige ardente qui brûle ses épaules : « Maître », dit-il à Virgile, « quel est ce géant qui n’a pas l’air de se soucier de l’incendie, et gît si dédaigneux et si contracté, qu’il ne semble pas que la pluie le dompte. »

Chi è quel grande che non par che curi
L’incendio, e giace dispettoso e torto,
Si che la pioggia non par che ’l marturi.

Ce spectre indomptable, c’est Capanée qui se croit toujours le damnéde Zeus, et ne distingue pas l’Enfer chrétien du Tartare :

Et l’Ombre, s’apercevant que je parlais d’elle à mon maître, cria : « Tel je fus vivant, tel je suis mort. — Quand Jupiter fatiguerait son forgeron duquel, dans sa colère, il prit la foudre aiguë dont je fus frappé, à mon dernier jour, — et quand il fatiguerait l’un après l’autre tous ses noirs ouvriers de l’Etna en criant : Aide-moi, aide-moi, bon Vulcain ! — Ainsi qu’il fit au combat de Phlégra, et qu’il me perçât de toutes ses flèches, jamais il n’aurait de moi pleine vengeance. » — Alors mon guide parla d’une telle force que je ne l’avais pas encore si fortement entendu. « Ô Capanée, si ton orgueil ne fléchit pas, — Tu n’en es que plus puni. Aucune douleur, aucun martyre ne serait une douleur comparable à celle que ta rage te fait souffrir. » — Puis il se retourna vers moi en disant, avec de plus douces lèvres : « Il fut un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il avait et semble encore avoir — Dieu en dédain, et il ne semble guère qu’il le prie1 »

Virgile, poète pieux entre tous, ne peut que réprouver l’impie Capanée, et Dante accepte sa réprobation. Mais à la façon dont il le contourne, sous la pluie de feu, comme un colosse de Michel-Ange, — dispettoso e torto, — on sent qu’il l’admire à l’égal de Farinata degli Uberti « ce magnanime », — quel magnanimo — qu’il rencontrait au cercle d’avant, dressé hors de sa fosse ardente « comme s’il avait l’Enfer en grand mépris ».

Come avesse lo inferno in gran dispetto.

Une autre illustre légende du siège de Thèbes est la disparition merveilleuse d’Amphiaraos. Le devin entraîné dans la déroute fie l’armée argienne fuyait poursuivi par Péryclymène. Au moment où la lance du guerrier thébain allait le percer, le sol s’ouvrit subitement, et l’engloutit debout sur son char attelé de quatre chevaux blancs. Il descendit ainsi vivant aux Enfers, parmi les Mânes effrayés, couvert du sang et de la sueur du combat. C’est le miracle d’ÉIie à la renverse : le quadrige du devin païen qui sombre dans les entrailles de la terre fait pendant au char de feu du prophète biblique s’envolant au ciel. Une sculpture étrusque donne à cette descente un air d’apothéose souterraine. On y voit une belle Euménide, sortie à mi-corps de l’abîme, un flambeau de fête à la main, saisir l’attelage par les rênes, comme pour introduire le héros divinisé dans le noir royaume. Un temple marqua la place de l’engloutissement, une horreur sacrée en traça l’enceinte : tout alentour, les troupeaux refusaient de brouter l’herbe empreinte de l’amertume infernale. Amphiaraos, adoré comme un dieu à Thèbes et à Argos, prophétisait toujours du fond de l’Érèbe. Ceux qui venaient le consulter lui sacrifiaient un bélier, et se couchaient sur la peau de la victime étendue au pied du sanctuaire. L’Oracle leur parlait pendant leur sommeil, sous la forme d’un songe propice ou funeste.

Cette guerre, issue du fratricide, en porta les marques ; la haine y sévit de toutes parts, avec une rage délirante. Une tradition rapporte que Tydée, mortellement blessé par le Thébain Mélanippos, gisait au seuil de la porte Proétide, lorsqu’on lui apporta la tête de son meurtrier tué à son tour par Amphiaraos. Tydée, se soulevant d’un furieux effort, prit à deux mains cette tête toute saignante, et se mit à lui ronger la cervelle. Pallas, sa protectrice, descendait à ce moment de l’Olympe, pour faire boire au mourant un breuvage d’immortalité. Mais la vue de son affreuse pâture la fit reculer, un dégoût indigné souleva son cœur. Elle jeta à terra le philtre divin, et remonta vers le ciel, laissant cette bête féroce crever sur sa proie. Dante s’est souvenu de Tydée, devant le comte Ugolin rongeant la tête de l’archevêque Ruggieri. — « Tydée, dit-il, ne broya pas par vengeance les tempes de Ménalippe, autrement que celui-ci ce crâne et ce qui était dedans. »

Non altrimenti Tideu si rose
Le tempie a Menalippo per disdegno,
Che quei faceva ’l teschio e l’altre cose.

VI. — Service funèbre d’Étéocle et de Polynice. — Myriologue d’Antigone et d’Ismène. — Antigone ensevelira Polynice malgré la défense. — Prélude de l’Antigone de Sophocle.

Cependant les cadavres sanglants des deux frères sont amenés sur la scène. Alors commence le plus grand Office des morts que l’antiquité nous ait conservé. C’est l’Olophryme ou la Nénie funèbre, perpétuée dans la Grèce moderne, par les Myriologues qui en sont l’écho direct et vibrant ; à Rome, par les Praeficae des obsèques ; en Espagne, par les Endechaderas de los muertos ; par les Voceratrices en Corse et en Sicile. La femme grecque fut le coryphée de cette longue file de pleureuses : on la voit, dès les plus hauts âges, chargée de gémir pour tous sur les morts, de leur parler et de les prier, de leur montrer la pince vide qu’ils laissent au foyer de ceux qui survivent. La poésie de la plainte naissait d’elle-même sur les lèvres de ces prêtresses du deuil ; une Muse douloureuse entrait dans leur âme et leur inspirait des chants pathétiques ; le lit funéraire était leur trépied. Aujourd’hui encore, telle paysanne ignorante des montagnes du Pinde ou de la Phocide improvise sur son frère ou sur son mari mort des adieux sublimes que lui souffle une voix intérieure, et qu’elle aura oubliés demain. Homère nous donne le plus antique exemple de cette intervention des femmes dans les funérailles. Au dernier chant de l’Iliade, quand le cadavre d’Hector, ramené dans le palais de Priam, est déposé sur un lit sculpté, les chanteurs funèbres, dont l’élégie est la profession, préludent par des complaintes à peine mentionnées. Mais le service intime du héros est célébré par les femmes de la famille qui viennent, dans l’ordre de leur parenté et de leur douleur, lui chanter les derniers adieux. — Andromaque « aux bras blancs » parle la première, en tenant dans ses mains la tête de l’époux : — « Ô homme ! tu es mort jeune, et tu m’as laissée veuve dans mes demeures, et je ne crois pas qu’il parvienne à la puberté, ce fils que nous avons engendré tous deux, malheureux que nous sommes ! Avant cela, cette ville sera renversée de son faîte, puisque son défenseur a péri, toi qui la protégeais, et ses femmes fidèles et ses petits enfants. » Et elle termine par ce regret d’une spiritualité pénétrante. — « Hector, tu me laisses en proie à d’affreuses douleurs, car en mourant tu ne m’as point tendu les bras de ton lit, et tu ne m’auras point dit quelque sage parole dont je puisse me souvenir, les jours et les nuits, en versant des larmes. » — La vieille Hécube vient ensuite ; plus haineuse et plus sombre dans son désespoir. Un sourire farouche tremble sous ses pleurs, lorsqu’elle dit au mort : — « Achille aux pieds rapides a vendu tous ceux de mes fils qu’il a pu saisir, par-delà la mer stérile, et il t’a arraché l’âme avec l’airain aigu, et il t’a traîné autour du tombeau de son compagnon Patrocle qu’il ne fera point revivre. » — Hélène survient la dernière, adorablement touchante dans sa reconnaissance désolée : — « Hector, tu étais le plus cher de tous mes frères. Voilà déjà vingt ans que je suis veuve, abandonnant ma patrie et jamais tu ne m’as dit une parole injurieuse ou dure. Et si l’un de mes frères, ou l’une de mes sœurs, ou ma belle-mère — car Priam me fut toujours un père plein de douceur — me blâmait dans nos demeures, tu les réprimandais et lu les apaisais par tes paroles bienveillantes. C’est pour cela que je pleure sur toi, moi misérable, qui n’aurai plus jamais un protecteur ni un ami dans la grande Ilion ; « car je suis odieuse à tout son peuple. »

On a ici le service funèbre solennel, avec ses cérémonies et ses préséances, célébré sur le plain-chant harmonieux du grand style épique. Mais dans les Sept Chefs, c’est la Nénie toute vive et toute haletante, à l’état d’explosion et d’effervescence, dardée du cœur comme un jet de sang d’une blessure, improvisée en face de deux corps fraîchement égorgés. Le Chœur hésite un instant : doit-il se réjouir de la victoire qui délivre Thèbes, ou pleurer la mort de ses rois ? La pitié l’emporte, il se retourne vers les morts et n’aura de chants que pour eux. C’est un orage qui va éclater, soufflé par les Esprits funéraires : les femmes le sentent gronder dans leur âme ; elles l’annoncent par des gestes qui battent leurs fronts en cadence, pareils à ceux des matelots fendant les vagues d’une mer émue : — « Amies ! amies ! le vent des lamentations se lève ! Que les deux mains frappent la tête, faites le bruit des rames qui poussent sur l’Achéron la Théoride aux voiles noires, vers la terre sans soleil où débarquent tous les mortels. » — Les filles d’Œdipe sont entrées pendant ce prélude, elles se tiennent debout, rangées devant les deux corps, comme des statues sépulcrales. — « Voici Antigone et Ismène ; elles vont remplir le sombre devoir. Mais il convient que nous chantions avant elles l’hymne discordant d’Erynnis, et que l’odieux pœan soit entendu par Hadès. » — Un tendre mouvement de pitié les incline vers les tristes sœurs. — « Hélas ! hélas ! ô malheureuses entre toutes celles qui nouent une ceinture autour de leurs robes ! » — Le Chœur s’est séparé en deux demi-cercles ; l’hymne alterne d’un groupe à l’autre ; ce que dit une strophe, l’autre le répète sur une variation accroissante. Le répons prolonge le verset, le tocsin bat sur ses parois avec une sonorité que chaque coup redouble, le sanglot qui monte est couvert par un sanglot plus bruyant encore. Puissance de l’imprécation consommée, exécration du fratricide et déploration des frères entre-tués, chute d’une maison royale abattue dans son propre sang, l’inceste qui a engendré tous ces maux, rappelé par un cri jeté vers la mère « malheureuse par-dessus toutes celles qui ont conçu sur la terre » : tel est le thème pris et repris par ces voix pleurantes.

Un persiflage mélancolique vient et revient à travers leurs plaintes, celui du litige tranché par le glaive, de la réconciliation dans la mort. L’ironie serpente entre les deux cadavres gisant côte à côte ; elle les rapproche et elle les enlace dans un sinistre embrassement, — « Hélas ! hélas ! vous qui avez renversé la demeure paternelle, le fer vous a conciliés… C’est un cruel pacificateur, cet étranger d’outre-mer, le Fer sorti de la fournaise ; c’est un amer partageur de biens ! » — Le Chœur tourne et retourne cette idée poignante dans les plaies ouvertes des deux frères ; il raille sur leurs corps nus et inertes l’inanité des disputes humaines aboutissant au néant commun : — « Le domaine a été partagé entre ces furieux, et chacun en a eu sa part égale. Mais l’arbitre du procès n’a pas contenté leurs amis. — Tous deux sont couchés, percés par le fer ; maintenant chacun a sa part. Laquelle ? diras-tu : Une place au tombeau de leurs pères. » La Bible a de cruels jeux de mots ; Hamlet, au cimetière d’Elseneur, lorsqu’il frappe du doigt sur les crânes vides de leurs convoitises et de leurs passions, a des sarcasmes qui font frissonner : — aucun plus terrible que ce dernier trait : « Leur haine a cessé, leurs vies se sont mêlées sur la terre. Certes les voilà aujourd’hui vraiment du même sang. »

Antigone et Ismène sont restées jusque-là muettes sous leurs voiles, recueillant les larmes qui pleuvent autour d’elles, comme pour les ajouter au flot qui monte silencieusement dans leur sein. Leur désespoir éclate à la fin : un duo se détache du chœur qui se tait, duo terriblement perçant et lugubre, à faire tressaillir les morts sur lesquels il est entonné. Ici l’art disparaît, le son étouffe la parole, la poésie fait place à une musique déchirante qui tire de chaque mot la note du cri, l’éclat du sanglot. Les deux voix battent tour à tour sur la même idée une même strette de douleur que chaque reprise accélère, et qui monte par des consonnances, toujours plus aiguës, toujours plus stridentes, aux extrêmes limites de l’effet vocal.

« Frappe, tu as frappé ! » — « Tu as tué et tu as été tué ! » — « Tu as tué par la lance ! » — « Tu as été tué par la lance ! » — « Malheureux ! » — « Malheureux ! » — « Allez, mes larmes ! » — « Allez, mes gémissements ! » — « Tu as été tué par un frère ! » — « Tu as tué un frère ! » — « Choses lamentables à dire ! » — « Choses lamentables à voir !… »

Παισθεις έπαίσας. — Σύ δ’ εθανες ϰαταϰτανών.
Δορι δ’ εϰανες. — Δορι δ’ εθανες.
Μελεοπονός — Μελεοπαθής.
Ἰτω γόος. — ’Ιτω οάϰρυα.
Πρός φίλου εφθισο. — Και εϰτανες φίλον.
Ὀλοά λέγειν. — ’Ολοά δ’ οραν.

On n’a pas besoin de comprendre, le cœur, saisi par l’oreille, reconnaît dans de tels accords les sons que rendent des âmes qui se brisent. Le sanglot est de toutes les langues : Rachel à Rama, Antigone et Ismène à Thèbes, sont entendues de tous lorsqu’elles pleurent, l’une sur ses fils, les autres sur leurs frères, « parce qu’ils ne sont plus ».

Cependant un Héraut vient proclamer l’arrêt du sénat de Thèbes. Étéocle sera enseveli dans la terre natale, car il a défendu la ville, et « il est tombé là où il est beau aux jeunes hommes de tomber ». Quant à Polynice qui a envahi et dévasté sa patrie, son corps sera jeté hors des murs, et « les oiseaux carnassiers seront son tombeau ». Antigone refuse d’obéir à l’odieux édit. En quelques mots, sa grande âme se lève de toute sa hauteur.

« Et moi je dis aux chefs des Cadméens : Si aucun ne veut l’ensevelir avec moi, moi seule je le ferai, et j’en courrai le péril. Il ne m’est point honteux d’ensevelir mon frère en désobéissant à la ville. Les entrailles dont nous sommes nés tous deux ont une grande puissance, enfants d’une mère malheureuse, d’un père malheureux. Ainsi donc mon âme reste fidèle à ce malheur : vivante, je serai la sœur de ce mort. Les loups au ventre creux ne dévoreront point sa chair. Que nul ne le pense. Car moi-même, bien que femme, je creuserai sa tombe, et je le couvrirai de la terre apportée dans le pli de ma robe de lin. Qu’on ne me blâme point en ceci ; j’aurai le courage d’agir et d’achever mon action. »

Un nouveau drame semble commencer avec ces paroles ; Eschyle l’a brusquement arrêté à son premier pas, et il ne paraît point qu’il l’ait remis en action dans une autre pièce. Après avoir indiqué Antigone d’un trait hâtif et superbe, il l’a léguée au poète qui devait en faire son plus pur chef-d’œuvre. On dirait Michel-Ange esquissant une Vierge-Martyre que Raphaël aurait sublimement terminée. Renoncement heureux après tout : il y aurait eu choc d’admirations, partage et controverse peut-être autour d’une figure-adorable, qui demeure unique et d’autant plus belle sur son piédestal isolé. Et c’est une pensée qui plaît à l’esprit, que celle du vieil Eschyle frayant sa voie sacrée à l’Antigone de Sophocle.