(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie) » pp. 97-191
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(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie) » pp. 97-191

CIVe entretien.
Aristote.
Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie)

La Logique

I

Le mérite d’Aristote, dans ce traité de la Logique, du Syllogisme, de la Dialectique, est d’avoir transporté la conscience et l’esprit dans la science du raisonnement. La base de toute certitude est dans le fond et non dans la forme. L’homme ne remonte pas plus haut que l’instinct, la vérité pour lui n’est qu’un invincible instinct. On ne prouve pas qu’on existe, on le sent. Tous les sophismes échouent devant cette certitude. La forme seule de la dialectique est une science. Aristote part de là et il l’enseigne. Cette science est admirable, mais elle est cachée. Ce sont les mathématiques de la parole. On conçoit que, pour la démontrer, il faille se plonger dans les arcanes de la scolastique. Nous rebuterions nos lecteurs en repassant avec eux pas à pas sur les traces du philosophe de Stagire.

C’est un exercice de la vérité.

C’est une anatomie de la phrase.

C’est un démembrement de la pensée.

C’est la grammaire du raisonnement.

Passons !

II

L’Herménéia, ou le traité de la Proposition, commence par ces remarquables définitions :

« Les mots dans la parole ne sont que l’image des modifications de l’âme, et l’écriture n’est que l’image des mots que la parole exprime.

« De même que l’écriture n’est pas identique pour tous les hommes, de même les langues ne sont pas non plus semblables. Mais les modifications de l’âme, dont les mots sont les signes immédiats, sont identiques pour tous les hommes, comme les choses, dont ces modifications sont la représentation fidèle, sont aussi les mêmes pour tous.

« Le nom est un mot qui signifie une chose, sans spécifier de temps.

« Le verbe est un mot qui embrasse l’idée de temps, et dont aucune partie isolée n’a de sens par soi-même. »

Toute la grammaire philosophique est ainsi définie.

Passons encore !

Ou plutôt passons tout, car le tout n’est que la grammaire du raisonnement.

On admire Aristote comme on admire Euclide ; mais le suivre, ce serait le refaire. On ne peut le refaire qu’en chiffres : les chiffres ne se démontrent pas.

Ils sont la sensation du vrai.

Leur inventeur est plus qu’un homme.

Telle est l’opinion qu’on a d’Aristote après avoir étudié sa Logique.

C’est l’échafaudage de toute vérité.

Mais, la vérité de la démonstration obtenue, on renverse l’échafaudage, et l’on passe sur le pont que l’architecte a construit.

III

Les quatre volumes de la Logique parcourue, on s’écrie avec Voltaire :

« Quel homme qu’Aristote, qui trace les règles de la Tragédie de la même main dont il a donné celles de la Dialectique, de la Morale, de la Politique, et dont il a levé, autant qu’il a pu, le grand voile de la nature ! Peut-on s’empêcher de l’admirer, quand on voit qu’il a connu à fond tous les principes de l’éloquence et de la poésie ? Où est le physicien de nos jours chez qui l’on puisse apprendre à composer un discours et une tragédie ? Aristote fit voir après Platon que la véritable philosophie est le guide secret de l’esprit de tous les arts. Les lois qu’il donne sont encore aujourd’hui celles de nos bons auteurs. »

Au dix-huitième siècle, les plus grands et les plus exacts des historiens de la philosophie se taisent sur la Poétique d’Aristote. Brucker et Tennemann, sans parler de Tiedemann, la passent dédaigneusement sous silence. De nos jours même, M. Henri Ritter ne suppose pas davantage qu’elle soit digne d’un regard. On dirait vraiment que c’est la chose la plus simple du monde et la plus indifférente qu’un philosophe législateur du goût, et que les exemples en sont si vulgaires, qu’il n’est pas besoin de mentionner celui-là. Voltaire a pleine raison quand il établit que c’est l’esprit philosophique qui conduit tous les arts, guidés par lui secrètement et à leur insu. Mais on peut s’étonner que ce soit un homme de lettres qui revendique ce titre pour une science qui n’était pas précisément la sienne, et qu’un tel titre ait été omis par les annalistes savants et laborieux de la philosophie. Ce n’est pas cependant pour la philosophie un mince honneur ; et, toute riche qu’elle peut être, elle aurait bien tort de négliger rien de ce qui étend et embellit son domaine. Le beau, sous toutes ses formes, est une des idées qu’elle approfondit et qu’elle cultive légitimement, et elle a le droit de suivre cette idée jusqu’à un certain point dans ses applications. Elle n’est pas tenue sans doute d’étudier la poétique comme elle étudie la psychologie, la morale ou la métaphysique ; mais, quand elle traite des beaux-arts, comme le fait Aristote, en posant les principes généraux et essentiels, c’est un service de plus qu’elle rend à l’esprit humain, et qu’elle seule est capable de lui rendre. La poésie, non plus que les autres arts, n’a pas le secret de ses propres charmes et de sa puissance. Bien plus, si elle recherche ce secret, elle s’abdique et se perd en voulant se connaître. Il est fort heureux qu’Homère n’ait point pensé à se rendre compte de son génie ; car probablement, détourné par ce soin, il ne nous eût point donné l’Iliade ; mais il est fort heureux aussi que d’autres nous apprennent pourquoi l’Iliade est si parfaite et si belle ; et cette découverte des principes n’appartient qu’à la philosophie, qui fonde et dirige la critique.

Loin donc de blâmer Aristote d’avoir composé un traité de poétique, il faut l’en remercier ; car, depuis deux mille ans passés, ce traité a fait loi sur presque tous les points qu’il touche et qu’il a réglés définitivement. Il a beau être inachevé, incomplet ; le texte, que nous en a transmis une tradition trop peu attentive, a beau être altéré de mille manières, la pensée n’en est pas moins en général éclatante et sûre. Elle se fait jour à travers ces ruines et ces ténèbres ; et, quand on l’étudie comme elle le mérite, elle apparaît, dans les bornes où elle se renferme, comme le code du bon sens et du bon goût. Aristote n’a pas tout dit certainement ; et, depuis lui, l’esprit humain n’a pas laissé que de marcher et de faire de grands progrès ; mais presque tout ce qu’il a dit est incontestable ; et, comme la vérité ne change pas, toutes celles qu’il a découvertes et démontrées sont de nos jours aussi jeunes, aussi belles que de son temps. Voltaire ne se trompait point, en croyant avec Corneille qu’il commentait, et même avec Lessing, son adversaire, que s’écarter des règles d’Aristote, c’était courir grand risque de s’égarer.

Il est possible qu’une telle assertion, surannée et audacieuse tout ensemble, provoque encore plus d’un sourire à l’heure qu’il est. Notre siècle, il y a moins de trente ans, a institué de grandes discussions littéraires, dont le retentissement n’a point encore tout à fait cessé. Je me garderai bien de ranimer les querelles des romantiques et des classiques, tout en reconnaissant volontiers et en regrettant ce qu’avaient d’honorable et d’élevé ces passions intellectuelles, remplacées par de moins dignes et de moins innocentes. Mais, pour tous les juges compétents, la question a été décidée en faveur des règles, qu’attaquaient si violemment des esprits plus téméraires que sensés. On se fiait beaucoup à ses forces, sans avoir assez réfléchi à l’emploi qu’on en devait faire. On voulait marcher par des voies nouvelles, et l’on n’y rencontrait que des précipices. Les œuvres qu’on tentait étaient monstrueuses, au lieu d’être parfaites ; et elles valaient moins encore, s’il est possible, que le système hautain et vide qui prétendait les inspirer. À bout de faux pas, d’expériences avortées, il a fallu revenir à ces routes qu’on trouvait si monotones et si plates ; il a fallu se soumettre à ce joug qui semblait si lourd et si gênant, parce qu’on ne savait pas le porter ; et les règles sont sorties plus claires et plus fermes de ces conflits où on les avait tant maltraitées et tant obscurcies.

Naturellement, Aristote n’avait pas été plus épargné que ces règles. Il passait pour en être le père et le rigide défenseur. Il eut sa part des colères qu’elles excitaient ; et son nom, tout vieux qu’il était, fut un des plus souvent invoqués par les deux camps. On le citait en sens contraire, et l’on voulait de part et d’autre s’abriter sous cette grande autorité. Par malheur, on le comprenait fort mal ; et l’Aristote de notre temps, dont Corneille, il faut bien l’avouer, était bien un peu coupable, ne ressemblait guère plus au véritable Aristote que celui de la scolastique. Les trois unités qu’on lui attribuait si gratuitement, pour les lui reprocher ou pour l’en féliciter, n’étaient pas de lui. D’autres principes non moins respectables qu’on lui prêtait encore, ne lui appartenaient pas davantage ; et la tradition qui se dénature si vite, sans devenir tout à fait fausse, n’était guère plus fidèle de notre temps qu’elle ne l’avait été dans le moyen âge et la renaissance. Elle avait inventé des axiomes en poétique, comme elle en inventait jadis en métaphysique et en psychologie. Aristote en était responsable, bien qu’il n’y eût jamais songé et qu’il fût impossible de les découvrir dans ses écrits. De nos jours on connaît mieux son œuvre, et l’on peut être aisément plus équitable, en même temps qu’on est plus exact. En étudiant directement Aristote, on ne lui fera dire que ce qu’il a dit. Mais on peut être assuré qu’on l’admirera tout autant. Réduit aux proportions qui sont les siennes, il n’en sera pas moins grand ; il ne diminuera point, parce qu’on lui enlèvera quelques théories contestables qui ne sont pas son bien.

IV

En poétique comme en tant d’autres sciences, Aristote a le privilège inouï d’avoir été le plus ancien en date et d’être resté supérieur à tout ce qui l’a suivi. Il paraît bien que c’est lui qui le premier a pensé qu’on pouvait faire des principes de la poésie, dans son ensemble et dans ses genres divers, une théorie régulière et systématique. Il a sans doute trouvé bien des germes dans Platon ; mais là, peut-être, moins qu’ailleurs, il a pu faire des emprunts à son maître. Dans les dialogues, Socrate ne juge guère de la poésie que comme en jugent, dans les entretiens de chaque jour, les sociétés même les plus polies et les plus délicates. On ne disserte pas quand on cause ; on professe encore moins ; car ce serait insupportable ; et Socrate a trop de goût pour être jamais pédant. Ainsi, avant Aristote, bien des gens d’esprit avaient émis sur les œuvres des poètes les opinions les plus justes et les plus graves ; mais personne avant lui n’avait essayé de faire de ces opinions un corps de doctrine, et de les approfondir en remontant jusqu’aux principes sur lesquels elles s’appuient.

À côté d’Aristote, il n’y a que deux noms que la gloire prononce après le sien : c’est Horace et Boileau. Je ne veux les déprécier ni l’un ni l’autre ; ils ont leur grandeur, que je ne nie point, et qu’atteste assez le culte mérité dont ils ne cesseront d’être l’objet. Mais à quelle distance ne sont-ils point d’Aristote ? D’abord, ils n’en sont que les échos, je ne dis pas les imitateurs ; et les préceptes qu’ils répètent après lui, en leur donnant plus de grâce, ne viennent pas de leur propre génie. Ils se bornent à les lui emprunter en les ornant d’une forme nouvelle. Leurs vers gracieux ou sensés en ont heureusement propagé les règles, en faisant comme des proverbes littéraires. C’est beaucoup de graver dans la mémoire l’expression concise et forte de la vérité ; mais c’est plus encore de découvrir la vérité elle-même et de la mettre dans tout son jour.

L’œuvre d’Horace, moins complète que celle de Boileau, est pourtant préférable. Quoiqu’on ne puisse juger d’une langue morte aussi sûrement que de la sienne, le style d’Horace paraît non-seulement plus élégant, mais aussi plus propre au sujet qu’il traite. C’est une simple lettre en vers qu’il écrit à des amis ; et ce cadre, où il peut se jouer à son gré, lui convient à merveille. Il peut retenir quelque chose de l’abandon platonicien ; et la négligence, à laquelle il se laisse aller si volontiers, est une parure de plus. Elle voile à demi des contours un peu vagues. Mais Horace n’a pas la prétention d’instruire. Il rappelle dans une épître nonchalante des idées cent fois répétées dans les causeries familières, et il s’est bien gardé de se faire précepteur ; les Pisons n’auraient point reconnu leur spirituel ami sous l’austérité d’un pédagogue.

Boileau, en essayant d’être didactique, n’a pas craint d’être plus sévère ; il a fait tout un poème en quatre chants. Il est vrai qu’il en donnait six au Lutrin. Son œuvre a l’ordre et la symétrie d’un traité en forme. Après les conseils les plus sages et après l’histoire de la poésie française, il décrit, il étudie presque, chacun des genres, à commencer par l’idylle, l’églogue, l’élégie, l’ode, et à suivre par le sonnet, qu’il vante beaucoup trop, l’épigramme, le rondeau, le madrigal, et la satire. Puis, il s’élève à des sujets plus hauts, et il traite de la tragédie, du poème épique, de la comédie, pour finir par de nouveaux conseils, que couronnent des flatteries au grand roi sous lequel il vit. On a reproché à Boileau des jugements qui ne sont pas toujours dictés par la justice et le bon goût : il a méconnu le Tasse et Quinault ; il oublie la Fontaine avec la fable1. On peut lui reprocher avec non moins de raison des vers trop peu châtiés, et plus d’une expression vulgaire.

Mais à quoi bon s’arrêter à ces critiques de détail ? Bien qu’on ait parlé plus d’une fois des trois Poétiques 2, il n’y a véritablement qu’une Poétique qui mérite ce nom : c’est celle d’Aristote. Les deux autres doivent trouver une place dans l’histoire de la poésie : elles n’en ont pas dans l’histoire de la science et de la philosophie. Aristote seul est un maître et un guide pour quiconque veut pénétrer dans ces questions difficiles et charmantes.

Suivons-le donc pas à pas et voyons ce qu’il nous enseigne. Nous sommes bien sûrs à l’avance que nous n’aurons point à regretter de nous être mis à son école ; car il est poète aussi, en même temps qu’il est philosophe.

Aristote se proposait, ainsi qu’il l’annonce dès les premières lignes de son ouvrage, de s’occuper de la poésie en général, et il comptait surtout traiter des trois genres principaux : la tragédie, le poème épique et la comédie, sans oublier quelques genres secondaires, et notamment le dithyrambe. Dans sa Poétique, telle qu’elle nous est parvenue, il n’est question que de la tragédie et du poème épique. La théorie de la comédie ne s’y trouve pas, soit que l’auteur ne l’ait point faite, en dépit de son dessein formellement exprimé, soit que le temps ne l’ait pas laissée arriver jusqu’à nous, ce qui semble plus probable. Il faut se résigner à cette perte, qui forme une lacune fâcheuse dans l’ensemble des théories.

Les généralités par lesquelles débute Aristote sont assez brèves ; mais elles sont justes et profondes. À ses yeux, la poésie, ou l’art en général, est une imitation, comme le lui avait appris Platon, son maître.

En effet, il passe d’un bond à la poésie, et il en donne les règles et les exemples. Du bon il va au beau. Le beau est l’éclat du vrai. Le même principe les régit.

Telle est l’opinion de Barthélemy Saint-Hilaire, le philosophe traducteur du père des philosophes.

V

Il ne se fait point d’illusion sur les lacunes de ce traité sommaire. — La Poétique d’Aristote, dit-il, est à la fois mutilée et très incomplète. Le temps peut-être lui a fait une partie de ces outrages ; mais il semble assez probable aussi que c’est l’auteur lui-même qui a laissé son œuvre dans ce fâcheux état. Pressé par la persécution et par la mort, volontaire ou violente, il n’a pu mettre la dernière main à ce monument, non plus qu’à tant d’autres parvenus jusqu’à nous avec les traces d’un désordre non moins évident, qu’on ne saurait davantage attribuer aux éditeurs que le hasard leur a donnés. De plus, on se rappelle qu’Aristote, soit par modestie, soit par nécessité, ne commença que tard à écrire, et qu’il ne publia presque rien de son vivant. Il comptait sans doute sur des années plus longues que celles qui lui furent accordées, et la Poétique a subi le sort commun de tout ce qu’il avait fait. Je m’afflige donc, sans trop m’étonner, des irrégularités de toute sorte qui la déparent ; mais je soutiens que, malgré tant de lacunes, tant d’obscurités, tant d’insuffisances, sans même parler d’interpolations incontestables, la Poétique est encore digne du génie d’Aristote. Il suffit de quelques morceaux du genre de ceux que je viens de discuter, pour affirmer sans la moindre hésitation qu’ils appartiennent bien réellement à celui dont ils portent le nom. À certains traits, l’empreinte du philosophe est reconnaissable ; et il n’y a que lui dans la Grèce, si féconde d’ailleurs en beaux esprits, qui pût concevoir et exprimer sous cette forme de telles pensées. Regrettons, si nous le voulons, de n’en avoir qu’une faible partie ; mais ne réduisons pas encore notre richesse, en ne comprenant point assez tout ce que vaut ce trésor.

Voilà deux mille ans et plus que ces pages ont été écrites ; et avec elles, c’est la critique littéraire qui est née, et qui, dès ce moment, a eu sa méthode, son objet, et quelques-uns de ses principes essentiels. Depuis lors et surtout depuis un siècle, la critique a fait de grands progrès qu’il serait bien inutile et bien injuste de nier. Nous pouvons même le prédire sans vanité : notre siècle compte en ce genre des maîtres que la postérité prendra pour modèles. Mais je crois rehausser encore le mérite de ces maîtres respectés, en disant qu’ils n’ont fait que renouer et continuer la tradition d’Aristote. Certainement, quand on voit ce qu’est devenue la critique entre les mains de M. Villemain, on peut trouver que la distance est considérable ; la critique, ainsi comprise, prend place au niveau de l’histoire elle-même, sans cesser d’être toujours la maîtresse souveraine du goût. La profondeur et l’étendue, avec la haute moralité, ne messiéent pas plus à l’histoire des faits intellectuels qu’à l’histoire des événements militaires ou sociaux. L’historien de l’esprit peut être aussi grand que l’historien de la politique ; et ce n’est pas une faible gloire d’avoir ajouté cette branche nouvelle au domaine de l’intelligence. Mais je dis que les germes de tout ce qui a suivi sont déjà dans l’œuvre du philosophe grec. En date, la Poétique est le premier monument ; et en mérite, elle est un des plus importants de la critique telle que nous la pratiquons.

Aristote ne connaît que la Grèce, c’est vrai ; aujourd’hui nous connaissons l’esprit humain entier ; et il n’est pas une œuvre quelque peu digne d’attention qui échappe à nos regards, et que nous ne puissions étudier. L’Europe compte à elle seule cinq ou six langues qui depuis plusieurs siècles ont produit des œuvres considérables de tout ordre ; et nos yeux peuvent s’étendre de l’Europe à toutes les autres contrées, dont quelques-unes, sans rivaliser avec elle, valent bien du moins qu’elle les connaisse, ne serait-ce que pour y retrouver ses propres origines. La critique peut donc de nos jours user des matériaux les plus vastes ; et ses jugements peuvent être d’autant plus justes que les comparaisons sur lesquelles ils se fondent sont plus nombreuses. Tous les temps, depuis le berceau du genre humain, toutes les nations posent devant elle ; et pour savoir ce que sont relativement leurs œuvres, elle n’a qu’à les faire comparaître et répondre tour à tour. Aristote n’avait rien de pareil à sa disposition ; et cette vaste expérience lui a été refusée, à la fois par l’époque où il a paru, et par le peuple auquel il s’adressait. Mais il s’est trouvé que ce peuple avait été si admirablement doué par la nature et tenait une telle place dans les desseins de Dieu, qu’à lui seul et tout restreint qu’il était, il en a su, dans ces délicats mystères de l’esprit et du goût, plus que le reste du monde. Homère, Phidias, Platon, Sophocle, Démosthène, et tant d’autres, qui les égalait alors ? Et depuis, qui les a surpassés ? La variété des œuvres n’était pas moins grande que leur perfection ; et le philosophe n’avait pas besoin, quand même il l’aurait pu, de sortir de la Grèce ; elle lui offrait en tout genre des modèles accomplis, aussi divers que parfaits. S’il ne pouvait point étudier toute l’humanité, il étudiait du moins l’humanité dans ce qu’elle a de plus beau.

C’est ainsi qu’on peut expliquer le prodigieux mérite des théories d’Aristote ; et, loin de le blâmer d’avoir mis en maxime les pratiques des Grecs, il faut l’en remercier. C’était à un Grec de donner au monde le secret des chefs-d’œuvre de la Grèce. Ce n’était point assez d’avoir produit ces chefs-d’œuvre ; il fallait encore les faire comprendre ; et au génie spontané des poètes est venu s’ajouter le génie de la critique, qui ne crée pas, mais qui réfléchit. C’est là un immense honneur ; et dans les annales de l’esprit humain, il n’y a qu’un peuple qui ait su le conquérir. Herder remarque avec raison que « la philosophie des arts devait naître dans la Grèce, parce qu’en suivant le mouvement libre de la nature et les inspirations d’un goût infaillible, les poètes et les artistes de cet heureux pays réalisaient la théorie du beau, avant que personne n’en eût encore tracé les lois. Le zèle prodigieux avec lequel furent cultivées l’épopée, la poésie dramatique et l’éloquence, ajoute Herder, éleva nécessairement l’analyse littéraire à une perfection inconnue parmi nous. Quelques fragments mutilés et les écrits d’Aristote, voilà ce qui nous reste de ce genre d’écrits. Ils suffisent pour montrer quelles étaient dans l’antiquité la pénétration et l’élégante délicatesse de la critique3 ». Ce jugement du grand historien de l’humanité serait équitable, s’il ne rabaissait pas un peu trop les modernes devant les anciens. Au temps de Herder, la critique, dont il était un des plus nobles représentants, n’était pas si impuissante qu’il a l’air de le penser, peut-être par un scrupule de modestie. Mais, quoi qu’il en soit, Herder a bien vu la haute importance des monuments de critique que la Grèce nous a légués. Dans le mouvement général de l’esprit humain, ces monuments tiendront toujours une place nécessaire, parce qu’ils marquent et assurent les lentes conquêtes de la réflexion à côté et à la suite des élans de l’inspiration et de la spontanéité des peuples. Il a été donné à la Grèce de réunir en une harmonie et une beauté égales ces deux extrémités de l’intelligence humaine. C’est un privilège dont elle seule a joui entre les nations qui ont brillé à l’origine des temps.

On ne peut pas croire, sans faire d’exagération sacrilège, que la Poétique, si le génie d’Aristote avait pu l’achever, aurait en son genre valu l’Iliade, et que le critique se serait élevé au niveau du poète ; mais on peut affirmer que les ruines informes qui sont arrivées jusqu’à nous sont encore si précieuses et si éclatantes que leur gloire efface tant d’autres monuments plus complets, mais moins beaux, qui n’ont été possibles après elles qu’à la condition de les imiter en les perfectionnant.

VI

« La poésie », dit Aristote, et il entend par là le poème épique, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, musique et paroles, l’élégie, « est un art d’imitation ».

Il y a dans ces paroles une grande erreur. La poésie a une tout autre origine que le plaisir servile produit en nous par l’imitation ; elle est née de l’homme même. Nous voudrions savoir quel est, dans la Marseillaise, chant national des Français modernes, le plaisir de l’imitation. Non ; l’origine de la Marseillaise, musique et paroles, est d’une nature bien supérieure. C’est l’élan de l’âme du peuple attaqué dans ses droits, qui jouit de les défendre, et qui chante d’avance cette jouissance et cette gloire, par une poésie intime qui lui dicte ses accents. Il en est ainsi de toute poésie spontanée, qui n’est point un art, mais qui est l’exubérance des forces de la nature. — La nature chantée, voilà toute la poésie.

Il divise tous les poètes en deux ordres : les poètes héroïques et les poètes comiques. Il paraît, en le lisant, qu’Homère lui donne, à lui seul, le modèle des deux : des poèmes héroïques dans l’Iliade et l’Odyssée ; des poèmes comiques dans son Margitès.

« La comédie est l’imitation du vice ou du ridicule. Le ridicule, en effet, suppose toujours un certain défaut et une difformité qui n’a rien de douloureux pour celui qui la subit. C’est ainsi qu’un masque provoque le rire dans celui qui le voit, sans que d’ailleurs ce soit un signe de souffrance. Elle vint de la Sicile en Grèce.

« L’épopée tient à la tragédie en ce qu’elle est comme elle, sauf le mètre, une imitation des actions nobles à l’aide du discours. Mais une différence, c’est que dans l’épopée le mètre est toujours le même, et qu’elle est toujours un récit.

« Une autre différence encore, c’est l’étendue. La tragédie s’efforce autant que possible de se renfermer dans une seule révolution du soleil, ou du moins de très peu sortir de ces limites ; l’épopée, au contraire, n’a pas de limite de temps ; et c’est là une différence essentielle, quoique dans le principe on se donnât cette facilité pour la tragédie aussi bien que dans la comédie. »

* * *

« La tragédie, continue-t-il, est selon moi l’imitation de quelque action sérieuse, noble, complète, ayant sa juste dimension et employant un discours relevé par tous les agréments qui, selon leur espèce, se distribuent séparément dans les diverses parties, sous forme de drame et non de récit, et arrivant, tout en excitant la pitié et la terreur, à purifier en nous ces deux sentiments. Quand je parle d’un discours relevé d’agréments, j’entends celui qui réunit le rythme, l’harmonie et le chant, et quand j’ajoute : séparément selon leur espèce, j’entends que certaines parties n’ont que des vers, tandis que les autres se complètent aussi par le chant et la musique.

« Puisque c’est par l’action que la tragédie imite, une première conséquence, c’est qu’une partie de la tragédie est nécessairement la pompe du spectacle, et que la mélopée et les paroles ne viennent qu’ensuite. Car ce sont là les moyens d’imitation dont elle dispose. J’entends par les paroles la composition des vers ; et quant à la mélopée, chacun sait assez clairement tout ce qu’elle est.

« La tragédie est donc l’imitation d’une action ; et cette action étant l’œuvre de personnages qui agissent, ces personnages ont nécessairement un caractère et un esprit qui les font ce qu’ils sont ; conditions qui, d’ailleurs, servent à qualifier aussi les actes humains. Or il y a deux causes qui déterminent naturellement toutes nos actions : ce sont l’esprit et le caractère, qui, dans la vie également, décident toujours de nos succès ou de nos revers.

« C’est la fable qui est l’imitation de l’action ; et par fable, j’entends le tissu des faits. Le caractère ou les mœurs, c’est ce qui distingue les gens qui agissent et permet de les qualifier ; et l’esprit, c’est l’ensemble des discours par lesquels on exprime quelque chose, ou même on découvre le fond de sa pensée.

« Ainsi, l’on peut compter dans toute la tragédie six éléments qui servent à déterminer ce qu’elle est et ce qu’elle vaut : ce sont la fable, les mœurs ou caractères, le style, l’esprit ou les sentiments, le spectacle et la mélopée. En effet, les moyens d’imitation comprennent deux de ces éléments ; la façon d’imiter en comprend un ; et ce qu’on imite comprend les trois autres. En dehors de ces termes, il n’y a plus rien.

« D’ailleurs, ce ne sont pas quelques poètes en petit nombre et qu’on pourrait compter, qui ont employé ces six éléments ; toute pièce, sans exception, renferme à la fois spectacle, caractères, fable, style, musique et pensées.

« Mettre à la suite les unes des autres ces sentences n’est point la tragédie, la fable et l’action bien tissues, c’est bien plus ; les pensées ne viennent qu’au troisième rang. »

Ce genre de poésie doit finir par le malheur ; voyez Euripide :

« Aussi, l’on a grand tort de blâmer Euripide de suivre cette même combinaison dans ses pièces, et de faire finir beaucoup de ses tragédies par le malheur. Ce dénouement est excellent, comme j’ai essayé de le faire voir ; et la meilleure preuve, c’est que, sur la scène et dans les concours, ces sortes de pièces, si d’ailleurs elles sont bonnes, paraissent les plus tragiques de toutes.

« La terreur et la pitié peuvent venir du spectacle qu’on met sous les yeux des assistants ; mais on peut faire sortir ces sentiments de l’intrigue même du drame, ce qui est bien préférable et annonce un poète plus habile.

« La fable doit être composée de telle sorte qu’il suffise d’entendre les choses, même sans les voir, pour frissonner et s’attendrir au récit des événements ; et c’est bien ce qu’on éprouve rien qu’à entendre raconter l’histoire d’Œdipe. Chercher à produire ces effets en mettant les choses sous les yeux directement, est beaucoup moins digne de l’art, et il n’y faut que les frais de la représentation.

« Quant à ceux qui visent à produire non la terreur par ce qu’ils font voir sur la scène, mais une épouvante monstrueuse, ils n’entendent rien à la tragédie ; car il ne faut pas lui demander toute espèce de plaisirs, mais seulement ceux qui lui sont propres.

« Puisque le but du poète doit être de nous procurer le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur, il est clair qu’il faut qu’on trouve ces émotions dans les choses même que son œuvre nous représente. Cherchons donc quels sont les objets qui excitent la terreur et la pitié dans les événements réels de la vie.

« Il faut de toute nécessité que les actions capables de les produire se passent, ou entre des amis, les uns à l’égard des autres, ou entre des ennemis, ou enfin entre des gens qui ne sont ni l’un ni l’autre.

« Qu’un ennemi tue son ennemi, il n’y a rien dans ce fait, soit qu’on l’accomplisse, soit qu’on le doive accomplir, qui puisse exciter la pitié, si ce n’est la catastrophe elle-même. Il n’y en a pas davantage, si les personnes ne sont ni amies ni ennemies.

« Mais quand ces douloureux événements arrivent entre des personnes qui s’aiment, et que, par exemple, un frère tue ou doive tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou qu’il se commet d’autres malheurs de ce genre, voilà les situations qu’il faut rechercher. »

Suivent des exemples célèbres et choisis dans la tragédie grecque.

VII.

Aristote passe à l’épopée : « Homère, dit-il, est un dieu, quand on le compare à tous les autres poètes. »

Il est aisé de voir qu’Aristote place dans sa pensée Homère au-dessus de toute comparaison avec ses successeurs ; et des rivaux, il n’en voit pas.

Il est aisé aussi de conclure que cette Poétique n’est qu’une réunion de fragments décousus et non suffisamment réfléchis, reliés après coup par ses disciples. Horace et Boileau, dans leur Art poétique, sont plus parfaits, mais moins sagaces.

Aristote termine au hasard, en donnant la supériorité à la tragédie sur le poème épique. C’est une erreur. Voici comment il essaye de la justifier sans y parvenir :

« On peut, en comparant la tragédie et l’épopée, se demander laquelle de ces deux espèces d’imitations est la plus parfaite. Si la moins grossière est la meilleure, et que ce soit celle qui s’adresse aux meilleurs esprits, on ne peut nier que le genre qui prétend imiter tout sans exception ne soit aussi le plus grossier des deux.

« Quand on suppose que les gens ne vous comprendront pas, si l’on ne prend la peine de leur tout expliquer, on se donne beaucoup de mouvement, comme ces mauvais mimes qui pirouettent sur eux-mêmes pour imiter un disque qui tourne, ou qui tirent à eux le Coryphée quand ils jouent, aux sons de la flûte, la Scylla attirant les navires sur l’écueil.

« La tragédie est donc à l’épopée comme les vieux acteurs croient que les nouveaux sont à leur égard. Myniseus traitait de singe Callipide, qui selon lui forçait trop son jeu ; il ne pensait pas mieux de Pindarus. La tragédie n’est pas à une moindre distance de l’épopée que ces acteurs subalternes ne sont par rapport aux autres. L’épopée s’adresse aux esprits distingués qui n’ont aucun besoin de tout cet attirail extérieur, tandis que l’art tragique ne s’adresse qu’à des gens d’un goût vulgaire.

« Il semblerait donc démontré par là que l’imitation la plus matérielle est aussi la moins bonne.

« Mais une première réponse à cette objection, c’est que cette critique ne porte pas sur la poésie, et qu’elle ne touche que l’art du comédien ; on peut exagérer les gestes, même en ne récitant que de simples rapsodies, comme faisait Sosistrate, et même en chantant, comme faisait Mnasithée d’Opunte.

« En second lieu, on peut dire que toutes les espèces de gestes ne sont pas à blâmer, par exemple la danse, et qu’on ne doit réprouver que les gestes inconvenants. C’est le sens des reproches qu’on adressait à Callipide, et que d’autres acteurs méritent de notre temps, pour imiter la tenue des femmes déshonnêtes.

« Il faut ajouter encore que la tragédie peut se passer du geste, tout aussi bien que l’épopée, pour produire son effet propre. Il suffit aussi de la lire pour la comprendre parfaitement ; et si elle est supérieure sous les autres rapports, l’accessoire de la représentation ne lui est pas absolument indispensable.

« Ensuite, la tragédie peut paraître supérieure en ce qu’elle a tout ce qu’a l’épopée, dont elle emprunte même le vers, si elle le veut, et qu’elle a en outre, ce qui n’est pas un petit avantage, la musique et le spectacle, qui contribuent manifestement à procurer de vifs plaisirs. Elle a de plus pour elle les jeux de scène, qui frappent les yeux, soit quand il s’agit d’une reconnaissance, soit dans tout le cours de l’action.

« Elle a encore cette supériorité, qu’elle atteint le but de son imitation avec de moindres développements ; or ce qui est condensé fait par cela même plus de plaisir que ce qui est délayé dans un long espace de temps ; et par exemple, je demande quel effet produirait l’Œdipe de Sophocle, si on l’allongeait en autant de vers que l’Iliade en compte.

« L’épopée, quelle que soit son imitation, est moins une que la tragédie ; et la preuve, c’est que, d’une seule épopée, on peut tirer plusieurs tragédies.

« Aussi, dans le poème épique, si l’on se borne à une fable unique, on tombera nécessairement dans un de ces deux inconvénients : ou avec une exposition concise, de paraître tronqué et de finir comme en queue de rat ; ou avec les dimensions ordinaires du poème épique, de paraître diffus et délayé. Que si l’on prend plusieurs fables au lieu d’une, c’est-à-dire si l’on combine dans son œuvre plusieurs actions, il n’y a plus dès lors d’unité.

« L’Iliade même et l’Odyssée ont certaines parties qui, à elles seules, ont un grand développement ; cependant ces épopées sont aussi parfaites que possible dans leur composition, et l’on ne saurait pousser plus loin l’imitation d’une action unique.

« Ainsi, la tragédie l’emporte par tous ces points, et en outre, par l’effet qu’elle produit dans les limites que l’art lui impose ; car l’épopée et la tragédie ne sont pas faites pour procurer un plaisir quelconque, mais seulement le plaisir que nous avons signalé. J’en conclus que la tragédie est évidemment supérieure à l’épopée, puisqu’elle atteint plus complètement le but qu’elle poursuit.

« Mais bornons-nous à ce que nous venons de dire sur l’épopée et la tragédie, sur la nature de toutes deux, sur leurs formes et sur leurs parties, dont nous avons fixé le nombre et les différences, sur les causes de leurs beautés et de leurs défauts, et enfin sur les critiques dirigées contre la poésie et sur les réponses qu’on peut faire à ces critiques. »

Cette comparaison de la tragédie avec l’épopée manque de justesse dans le fond comme dans la forme, car l’épopée, c’est la nature entière, et la tragédie n’en est qu’une partie : prenez les quatre-vingt-dix-sept tragédies d’Eschyle d’un côté et l’Iliade de l’autre, vous verrez Eschyle sombrer et Homère grandir. Il ne faut pas d’autre jugement.

La Psychologie d’Aristote ou Traité de l’âme

I

L’insuffisance du raisonnement purement humain se révèle tristement dans la métaphysique de l’homme par Aristote. Il veut se passer du mot mystère, qui seul donne la clef des deux mondes, et il reste à la porte de l’un et de l’autre. L’héroïsme de l’esprit ne peut se passer du mystère pour l’introduire dans les vérités occultes qui dépassent les sens. Quand on vient de lire attentivement sa Psychologie, on s’attriste au lieu d’admirer.

On admire son éloquent traducteur, M. Barthélemy Saint-Hilaire, plus qu’Aristote. On revient à Socrate, ce grand métaphysicien d’action ; on revient même à Platon, le saint Paul de Socrate. Platon est un misérable sophiste quand il prétend faire des lois au lieu de faire des dogmes ; sublime quand il interprète les dogmes de Socrate ; ridicule quand il donne ses rêveries pour législation au monde grec. Il y avait eu toujours antipathie sourde entre Platon et Aristote pendant les dix-sept ans qu’ils avaient vécu et professé ensemble après la mort de Socrate ; le dissentiment s’était prononcé et élargi d’année en année depuis le départ de Platon. Il en avait rejailli un peu sur les sublimes doctrines mystérieuses de Socrate. Socrate, convaincu que plus le mystère est beau, plus il est vrai, avait affirmé, comme le christianisme qui approchait, la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Aristote avait rejeté ces dogmes divins, mais ténébreux, et demandait au corps et aux sens, c’est-à-dire, à la mort, le secret de l’âme et de la vie éternelle. Cependant le respect pour les doctrines socratiques ou platoniques l’empêchait de les nier d’une manière absolue, et il s’efforçait de les concilier avec une espèce de matérialisme absurde, quoique logique, auquel la raison pût ramener la pensée. Alors comme aujourd’hui, il ne voulait point de mystère : point de mystère, c’est le matérialisme et la mort. De là l’embarras de ses conclusions. Il y a deux mondes, un monde visible et un monde invisible. Raisonner de l’un par l’autre, c’est se tromper sur tous les deux.

II

M. Barthélemy Saint-Hilaire l’a parfaitement senti et merveilleusement exprimé dans la belle et courageuse préface qui purifie d’avance la métaphysique d’Aristote. Il se socratise complètement, à mesure qu’Aristote se matérialise davantage.

L’âme est-elle distincte du corps ? La force que nous sentons en nous vouloir, penser et sentir, est-elle la même que cette autre force qui conserve et répare notre organisme ? L’intelligence et la nutrition sont-elles soumises à une seule et même puissance ? L’homme est-il composé de deux principes ? Obéit-il à un principe unique, et l’âme se confond-elle avec le corps ?

Aujourd’hui il est permis à peine de poser cette question. Elle fait sourire la philosophie qui l’a cent fois résolue ; elle indigne la religion, qui croit, avec raison, qu’un doute de cet ordre l’ébranle et la ruine ; elle étonne le sens commun, qui ne se la fait pas, mais qui, lorsqu’on la lui pose, y répond, comme la religion et la philosophie, par une affirmation imperturbable : Oui, l’âme est distincte du corps. La discussion ne reste ouverte que pour ces physiologistes en petit nombre qui ne se sont point assez rendu compte des vraies limites de leur science, et qui, dans l’ardeur d’une étude encore nouvelle et indécise, ne s’aperçoivent pas de ses empiétements sur le domaine d’études voisines, mais différentes. Depuis Descartes, il n’est pas un philosophe qui puisse ignorer ni le chemin infaillible qui conduit à cette distinction capitale de l’âme et du corps, ni les conséquences, ou plutôt les dogmes, qui en sortent.

Mais quand la philosophie commençait à bégayer en Grèce, il y a près de trois mille ans, la question n’était ni aussi simple, ni même aussi grave. Les Écoles qui précédèrent Platon n’en comprenaient point toute l’étendue ni toute la portée. Platon seul a su montrer tout ce qu’elle renfermait d’essentiel, et pour l’explication de la nature de l’homme et pour ses destinées. La vérité n’avait jamais été présentée sous des formes aussi belles, appuyée d’arguments aussi invincibles, conquise par une méthode plus irréprochable. Les siècles ont adopté la solution platonicienne ; ils l’ont approfondie, ils ne l’ont pas changée. Mais, au temps même de Platon, la victoire ne pouvait être aussi facile. La vérité, que l’homme n’acquiert qu’au prix de labeurs si longs, ne règne pas en un jour. La découvrir a coûté bien des peines, l’établir n’en coûte pas moins. Il est bon que des protestations nombreuses, même celles du génie qui s’égare en se révoltant contre elle, viennent l’affermir en cherchant vainement à l’ébranler. Son triomphe serait moins sûr s’il était plus rapide. La liberté d’ailleurs réserve toujours ses droits, plus imprescriptibles encore que ceux de la vérité. C’est la grandeur de l’esprit humain de n’accepter qu’après bien des combats l’empire même du vrai, et de ne jamais vouloir en subir le despotisme. La distinction de l’âme et du corps, démontrée par Platon, et surtout par Descartes, n’en sera pas moins toujours contestée, comme toutes les grandes vérités desquelles relève le destin de l’homme. Ces vérités n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont discutables ; elles ne s’imposent pas à nos raisons comme les axiomes de la géométrie ; elles ne peuvent sauver l’homme, ou le perdre, que parce qu’elles peuvent être toujours, ou librement admises, ou librement rejetées.

Les contradicteurs n’ont donc pas manqué à Platon ; et le plus illustre, comme le plus redoutable, fut son grand disciple. Aristote avait toutes les armes nécessaires pour soutenir la lutte : le génie d’abord, hautement reconnu, et développé même par son maître ; les vastes connaissances ; les enseignements de la philosophie antérieure, et les discussions prolongées vingt ans au sein de l’école qu’il devait combattre, sans compter les trésors d’un roi capable de comprendre ses études en les favorisant. Ce serait beaucoup exagérer que de croire qu’Aristote a confondu l’âme et le corps, comme l’ont fait plus tard de grossiers systèmes. Les erreurs de ces hautes intelligences diffèrent au moins par la forme de celles du vulgaire, quoiqu’elles portent les mêmes conséquences, avouées ou incertaines. Elles ont même ceci de plus dangereux, qu’elles se dissimulent sous des dehors admirables, et qu’elles se cachent à des profondeurs où les yeux les plus sagaces ne savent pas toujours les discerner. On a disputé longtemps, dans l’antiquité, au moyen âge surtout, on peut encore disputer de nos jours, pour savoir ce qu’Aristote a pensé de l’avenir de l’âme. Des passages équivoques ont répondu dans l’un et l’autre sens, au gré des préjugés religieux ou philosophiques de ceux qui les interrogeaient. Susciter de pareilles controverses n’est pas absolument, comme on pourrait le croire, un privilège du génie. C’est plutôt la marque d’une de ses faiblesses. On ne discute point ce qui est évident ; et si Aristote s’était prononcé plus nettement, si ses opinions eussent été plus arrêtées et plus fermes, elles n’eussent pas fourni matière à des interprétations si diverses. Qui a jamais demandé à Platon ce qu’il pensait de l’immortalité de l’âme ? Qui a jamais demandé à Aristote lui-même ce qu’il pensait de l’éternité du monde ? On n’interroge que lorsqu’on doute. Mais s’il est des questions qu’on peut laisser dans l’ombre, soit qu’on les dédaigne, soit qu’on les oublie, ce ne doit jamais être que des questions secondaires. Sur les questions essentielles, il ne doit y avoir ni oubli ni obscurité. Les laisser douteuses, c’est ne pas les comprendre assez.

L’opinion d’Aristote sur la distinction de l’âme et du corps ne nous apparaîtra donc point avec une entière netteté. Mais en interrogeant d’abord sa doctrine sur ce point spécial, puis surtout en interrogeant son système sur les conséquences qui découlent infailliblement de ce principe, selon qu’on l’affirme ou qu’on le nie, nous saurons à quoi nous en tenir ; et l’accusation, puisqu’il faut nous résoudre à en élever une contre lui, reposera, nous le tâcherons du moins, sur des bases équitables.

Voici d’abord sa théorie :

L’histoire de l’âme, pour reproduire l’expression même dont il se sert, est l’une des études les plus graves que puisse entreprendre la philosophie. Elle exige des recherches profondes et difficiles, et l’objet qu’elle traite est grand et admirable. Ainsi, Aristote s’avoue toute l’importance des investigations auxquelles il va se livrer. Peut-être même il l’exagère un peu, ou du moins il la déplace ; car il affirme qu’on ne peut bien connaître la nature si l’on ne connaît l’âme, qui est, selon lui, le principe des êtres animés, la partie principale des êtres vivants. Il se propose donc de rechercher et quelle est l’essence de l’âme, et quelles sont ses qualités. Mais il ne veut pas se borner, comme on l’a fait avant lui, à étudier l’âme de l’homme ; ce n’est point un champ assez large ; c’est à l’ensemble des êtres organisés, depuis le végétal jusqu’aux animaux les plus élevés dans l’échelle de la vie, qu’il demandera les faits qui doivent fonder son système.

Qu’on s’arrête avec quelque attention sur ce premier principe ; car c’est de là que sont sorties toutes les erreurs d’Aristote. Si l’âme de l’homme ne circonscrit pas nos études, si l’on sort de la nature humaine pour interroger l’univers, ce n’est plus de la psychologie qu’on fait, c’est de la physiologie générale. La question est certainement agrandie ; mais elle est tout autre. Elle devient en outre tellement vaste que le génie même court risque de s’y perdre. Bientôt la physiologie ne suffira pas plus que n’a suffi la psychologie ; et, en dédaignant d’étudier l’âme seule de l’homme, on sera bien près d’étudier l’âme du monde, et de tomber dans les abîmes où s’est égaré Timée, que l’on a critiqué avec tant de raison et de sévérité. L’histoire de l’âme ainsi entendue est un préliminaire de l’histoire des animaux. Aussi les commentateurs n’ont pas manqué de mettre le Traité de l’âme en tête de ces admirables et nombreux ouvrages qui composent l’histoire naturelle dans l’encyclopédie d’Aristote. Les commentateurs ont bien fait et ils ont obéi à une tradition chère au Péripatétisme. Mais, il faut bien le remarquer : on a beau prétendre traiter de l’âme en général, c’est surtout de l’âme humaine qu’on s’occupera. Et la raison en est toute simple : c’est que l’âme de l’homme est celle qui est le mieux connue à l’homme. Les autres, ou lui échappent, ou du moins restent obscures pour lui. Aristote ne fera donc pas précisément ce qu’il désire ; quoi qu’il en dise, il sortira très peu de l’homme ; et les faits étrangers qu’il viendra joindre aux faits purement humains, pourront bien faire briller son immense savoir ; mais, loin d’éclaircir la question, ils ne feront que l’embarrasser. Certainement il est de frappants et intimes rapports entre l’homme et les êtres qui l’entourent : il se nourrit comme eux ; quelques-uns sentent à peu près comme lui. Mais n’est-ce pas assembler les choses les plus disparates que de confondre dans une seule étude les plantes, qui se nourrissent et ne sentent pas ; les animaux, qui se nourrissent et qui sentent, mais qui ne pensent pas ; et enfin, l’homme, qui a seul le privilège de l’entendement, de cet entendement dont Aristote a fait la partie supérieure de l’âme ? N’est-ce pas s’exposer à des confusions fatales ? Et une sage méthode ne s’en tiendrait-elle pas ici, bien plus encore que dans la politique, à ce précepte donné par le philosophe lui-même : « Quand on veut étudier la nature, c’est aux êtres complets qu’il convient de s’adresser, ce n’est point aux êtres inférieurs ? » (Voir la Politique, liv. I, ch. II, § 10.)

Mais passons. Après avoir montré tout ce qu’a d’important l’étude de l’âme, Aristote indique, avec sa concision habituelle et avec la sûreté de son coup d’œil, les questions principales qu’il convient d’agiter. L’âme est-elle une substance ? N’est-elle qu’une qualité ? Est-elle simplement en puissance ? ou est-elle une réalité complète ? Plus tard, il soutiendra qu’elle est une substance, qu’elle est en acte et non pas seulement en puissance ; mais nous verrons en quel sens il prête à l’âme la substantialité et l’énergie. Puis il se demande si l’âme possède quelque affection qui lui soit propre, ou si plutôt toutes ses affections ne lui sont pas communes avec le corps. La sensation a besoin du corps évidemment ; la pensée n’en a pas moins besoin, bien qu’elle semble plus propre à l’âme que la sensibilité. L’âme est donc indissolublement unie au corps : elle ne peut pas plus être séparée de lui qu’on ne peut séparer d’un objet quelconque la forme qui le limite et le détermine. Les passions de l’âme, Aristote le remarque avec toute raison, sont toujours accompagnées de certaines modifications du corps ; et de cette observation, qui est vraie et qu’eût approuvée Descartes, mais qui est incomplète, puisqu’il y a dans l’âme autre chose que des passions, que conclut Aristote ? Que l’étude de l’âme appartient exclusivement au naturaliste, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, au physiologiste. Et de peur qu’on ne s’y méprenne, Aristote explique ce qu’il entend par le naturaliste, et, pour parler grec, le physicien : c’est celui qui étudie les phénomènes en tant qu’ils sont unis à la matière ; c’est celui qui, en étudiant l’âme par exemple, ne la sépare point du corps auquel elle est jointe. Le physicien est, à cet égard, au-dessous même de quelques artistes, de l’architecte, du médecin, qui étudient certaines modifications de la matière, indépendamment de la matière même ; au-dessous du mathématicien, qui étudie abstraitement d’autres modifications ; fort au-dessous, par conséquent, du métaphysicien, qui étudie plus abstraitement encore les propriétés générales de l’être.

Sur ce point, il est impossible d’être plus clair que ne l’est Aristote. Suivant lui, l’étude de l’âme n’est qu’une partie de l’histoire naturelle ; elle n’appartient en rien à la métaphysique, à la philosophie première. Ceci est une conséquence parfaitement rigoureuse de la définition posée dès le début. Si l’âme est le principe des êtres vivants, il faut l’étudier dans les êtres vivants ; l’homme apparemment n’est pas le seul être qui vive, le seul être animé et organisé. Adjugeons donc à la science qui étudie l’organisation des êtres l’étude du principe sans lequel les êtres ne seraient pas.

Mais ici admirons Aristote : il vient de montrer toute l’étendue de son sujet ; il en a fixé les détails et les limites ; il en a déterminé la méthode, par la nature même de la science à laquelle il l’attribue. Cette science, l’histoire naturelle, il la possède comme personne ne l’a possédée avant lui, comme depuis lors personne peut-être ne l’a possédée. Il est aussi parfaitement sûr de ses forces que du chemin dans lequel il doit marcher, et pourtant il ne veut pas s’en remettre à lui seul. D’autres avant lui ont parcouru la même carrière4; il les interrogera, à la fois pour leur emprunter loyalement la vérité, s’ils l’ont découverte, et pour éviter prudemment leurs erreurs, s’ils en ont commis. Réserve bien rare dans le génie, qui croit en général immodérément à lui-même, et qui serait cependant bien plus puissant encore, s’il était plus modeste et s’il s’appuyait sur la tradition ! Aristote s’adresse donc à ses devanciers, et s’il les combat, ce n’est qu’après les avoir longuement consultés : il se sépare d’eux, mais il ne les omet pas. Depuis Thalès jusqu’à Timée, Platon, Xénocrate, il étudie et critique ses prédécesseurs, ses maîtres, ses condisciples. Deux facultés de l’âme ont surtout attiré leur attention : la sensibilité et le mouvement. Mais Aristote trouve qu’ils ne les ont bien expliquées ni l’une ni l’autre. Ces philosophes, trop peu instruits, ont cherché à définir le mouvement dans l’âme, comme ils le définissaient dans l’univers, ne voyant pas que dans l’âme (l’âme humaine sans doute, malgré ce qu’en a dit plus haut Aristote), le mouvement tient surtout à cette force qu’on appelle la volonté et la pensée. En outre, ils ont pris les modifications de l’âme pour des mouvements en elle : sentir, penser même, s’attrister, se réjouir, espérer, craindre, s’indigner, ce ne sont pas des mouvements de l’âme ; ce sont des mouvements qui n’appartiennent qu’au corps, se développant avec lui, se flétrissant et mourant avec lui. Quant à l’intelligence proprement dite, elle donne si peu le mouvement, qu’elle est « un principe impassible », tout divin, tout indestructible qu’il est. L’intelligence même ne pense, ne sent, n’aime, ne se souvient, qu’en compagnie du corps. Les modifications de l’âme, qu’on prend pour des mouvements, ne sont donc pas proprement à elle. Si les philosophes antérieurs ont commis cette erreur, c’est qu’ils n’avaient pas assez étudié le corps ; ils ne s’étaient pas assez rendu compte des conditions qu’il doit remplir pour être uni à l’âme. Ils n’ont pas mieux compris la sensibilité. L’âme, pour connaître les choses, n’a pas besoin d’être semblable aux choses, ni surtout, comme l’ont imaginé quelques esprits grossiers, d’être les choses mêmes. Il n’y a point entre l’âme et les êtres qu’elle connaît cette insoutenable identité. De plus, Aristote, comme son maître dans le Phédon, fait justice de cette opinion que l’âme est l’harmonie du corps, métaphore inexacte donnée pour une explication scientifique. Il n’est pas moins sévère pour cette autre métaphore plus vide encore, qui fait de l’âme un nombre qui se meut lui-même. Enfin, il termine cet examen rapide des théories qui ont précédé la sienne, en les accusant d’être incomplètes, parce qu’elles n’ont pas étudié l’âme dans toute sa généralité. La sensibilité, le mouvement, n’épuisent pas les facultés de l’âme. La plante a une âme puisqu’elle se nourrit, et pourtant elle ne sent ni ne se meut. Certains animaux, qui sentent, sont immobiles. Leur refusera-t-on une âme ? Et s’ils en ont une, pourquoi l’a-t-on oubliée dans des systèmes qui ont la prétention d’expliquer l’âme tout entière ?

À ces théories insuffisantes il faut en substituer une plus vaste et plus exacte. Et, d’abord, Aristote s’occupe de donner la définition de l’âme. Quelle est cette définition ? On peut, d’après ce qui précède, le deviner presque sans peine. Tout être, toute substance se compose de trois éléments, qu’y peut distinguer la raison : la matière d’abord, qui n’est par elle-même rien de déterminé, et n’est qu’une simple puissance ; la forme, qui détermine l’être, lui donne un nom, le fait ce qu’il est ; puis, en troisième lieu, l’être lui-même, composé de la matière et de la forme, l’être tel que nos sens nous le montrent. Que peut donc être l’âme ? Évidemment elle ne peut être que la forme du corps, non pas du premier corps venu, comme l’ont dit les Pythagoriciens et quelques autres, mais d’un corps formé par la nature, et doué par elle d’organes qui le rendent capable de vivre. L’âme, en venant se joindre à la matière organisée, lui apporte donc actuellement la vie. De la simple puissance, elle la fait passer à la réalité entière et complète. L’âme est donc l’achèvement du corps, sa perfection, son acte, et, pour parler la langue aristotélique, son entéléchie5. De là il résulte que l’âme ne se confond pas plus avec le corps, que la cire ne se confond avec l’empreinte qu’elle reçoit, pas plus que la matière d’une chose quelconque ne se confond avec cette même chose. L’âme est l’essence du corps qui sans elle n’est plus ce qu’il est, tout comme un œil de pierre, un œil en peinture n’est pas un œil véritable. L’âme n’est pas tout à fait le corps ; elle est quelque chose du corps ; mais elle n’en peut être séparée, et Aristote n’ose même pas dire qu’elle y soit distinctement, comme le marin est dans le vaisseau qu’il gouverne.

Voilà donc la définition de l’âme ; et le philosophe qui a fait sur la définition en général la grande théorie déposée dans les Analytiques veut prouver que celle-ci est irréprochable. À ses yeux, elle remplit la condition essentielle de toute bonne définition : elle contient la cause. L’âme ainsi comprise est la cause du corps vivant ; c’est elle qui, en lui donnant la vie, le fait ce qu’il est. Elle la lui donne par quatre facultés diverses : la nutrition, la sensibilité, l’intelligence, la locomotion. Partout où l’on voit l’une de ces facultés, on peut affirmer qu’il y a vie, qu’il y a une âme. Ces facultés, du reste, se répartissent très inégalement entre les êtres vivants. Les uns n’en ont qu’une : ainsi, les plantes n’ont que la faculté de nutrition, n’ont que l’âme nutritive ; d’autres êtres jouissent de toutes les facultés réunies : tel est l’homme. Ajoutez que ces facultés se subordonnent entre elles dans une série parfaitement régulière. La nutrition peut être isolée de toutes les autres ; mais la sensibilité, qui est le caractère propre et premier de l’animal, ne va jamais sans la nutrition ; la locomotion suppose nécessairement la sensibilité, comme celle-ci suppose la nutrition. Enfin, l’intelligence implique toutes les facultés inférieures.

Je n’insiste pas sur la grandeur et la vérité de ces considérations physiologiques. On sait assez ce qu’on peut attendre de l’auteur de l’Histoire des animaux. Tout ce qu’il convient de remarquer ici, c’est qu’Aristote fait de l’âme la cause directe de la nutrition et de la génération, destinées, l’une à conserver l’individu, l’autre à perpétuer la race. Il réfute les philosophes qui ont attribué au seul élément du feu ce grand acte de la nutrition. Certainement, sans la chaleur, la nutrition n’est pas possible ; et voilà pourquoi tous les êtres vivants sont pourvus d’une certaine chaleur. Mais c’est l’âme qui est la cause absolue de la nutrition. C’est elle qui nourrit le corps au moyen des aliments qu’elle lui assimile. C’est elle qui, tout en le développant, lui conserve néanmoins sa figure, tandis que le feu, s’il était seul chargé de cette fonction, accroîtrait cette figure sans règle et sans limites.

Après la théorie de la nutrition vient la théorie de la sensibilité.

III

Il résulte de là que la conscience est supprimée et que Dieu lui-même est omis. L’immortalité de l’âme redevient problème.

À quoi tiennent tant de lacunes et tant d’erreurs ? continue M. Barthélemy Saint-Hilaire.

Aristote n’a pas fait de l’âme une substance, c’est-à-dire une force libre et distincte de toutes les autres ;

Il n’a point rattaché à l’âme les facultés morales dont l’homme est doué ;

Il n’a pas cru à l’immortalité de l’âme ;

Enfin, il n’a pas montré dans l’âme le fondement même de toute philosophie et de toute science.

À quoi tiennent des erreurs si profondes et si diverses ? à quelle cause convient-il de les rapporter ? À une seule, qui les explique toutes, si elle ne les justifie. Aristote n’a pas su distinguer assez complètement l’âme et le corps. Il les a confondus, en attribuant à l’une des fonctions qui manifestement appartiennent à l’autre. Il a réduit l’homme à un principe unique, tandis que l’homme est évidemment composé de deux principes, que sa raison distingue parfaitement, si d’ailleurs elle ne les voit jamais matériellement séparés. Quand l’âme a su donner à cette interrogation intérieure l’attention et la persévérance qu’exigent de si délicates études, elle se discerne elle-même avec une évidence que rien n’égale. L’homme s’aperçoit alors avec le caractère éminent qui lui est propre, avec le caractère unique de la pensée. Il ne nie rien du corps auquel son âme est attachée dans cette vie. Mais il reconnaît que le corps n’est pas lui, précisément parce que le corps est à lui, et que ce qui possède est distinct de ce qui est possédé6 Il ne sait point si l’âme est la forme du corps. Mais ce que l’âme sait, quand elle en est arrivée à se saisir ainsi elle-même, c’est qu’elle est la souveraine et la dominatrice de la matière à laquelle elle est unie, et que cette matière est son instrument et son compagnon subordonné, quoique trop souvent indocile. L’âme ne se comprend elle-même que sous la condition de la pensée, sans laquelle elle ne serait pas : elle n’a pas besoin de la condition du corps, sans lequel elle pourrait être, bien qu’elle ne soit jamais sans lui. La pensée seule lui est donc essentielle.

Voilà ce que Descartes enseigne divinement ; voilà ce que Descartes enseigne avec une clarté qui ne laisse plus aucun nuage, avec cette autorité qui n’appartient qu’au vrai, et qui ne souffre plus de controverse. Mais est-il équitable de juger Aristote par Descartes, et de mesurer ces antiques théories à des théories venues deux mille ans plus tard ? Est-il équitable de demander au siècle d’Alexandre tout ce qu’a pu tenir le dix-septième siècle, tout ce que le nôtre pourrait donner ? Sans doute la nature et la réalité ne changent pas ; et le génie, quand il applique sa puissance à les observer, peut d’un premier effort les pénétrer et les comprendre tout entières. Aristote a rencontré parfois ce bonheur ; et la logique, par exemple, a été construite de toutes pièces par ses seules mains, sans que ce prodigieux édifice eût été préparé par des travaux antérieurs, sans qu’il ait été agrandi ou changé par les travaux qui ont suivi. Mais ce sont là de bien rares fortunes ; et quoique Aristote en ait eu encore une autre presque aussi belle dans l’Histoire des animaux, il serait excessif d’attendre toujours, même de lui, des œuvres aussi achevées. C’est qu’à côté de la puissance du génie, qui est individuel, il y a cette autre puissance de l’esprit humain qui grandit de siècle en siècle, et dépasse par des labeurs incessamment accumulés les élans du génie lui-même, admirables, mais passagers. On a souvent commis cette iniquité de soumettre les grands hommes du passé à la mesure du présent, et il a été facile de les convaincre d’erreur et de faiblesse. Mais c’est bien mal comprendre la loi qui préside au développement de l’intelligence humaine. C’est exiger de l’enfance ce qu’on ne doit demander qu’à la virilité. Aujourd’hui, moins que jamais, une appréciation aussi injuste ne doit être permise. Elle serait impardonnable, en présence de tous les enseignements qu’ont dû nous donner et la philosophie de l’histoire et l’histoire même de la philosophie.

Ne jugeons donc pas Aristote par Descartes ; et puisqu’un heureux hasard nous permet de comparer les théories du disciple à celles de son maître, jugeons Aristote par Platon ; Aristote a vingt ans étudié à cette école. Il y aura de plus cet avantage que, si la sentence portée au nom de Platon est toute pareille à celle que nous eussions portée au nom de Descartes, le jugement pourra passer pour infaillible ; ce sera l’expression même de la vérité, découverte d’abord par le génie, et confirmée par le témoignage des temps.

Voyons ce que Platon enseigne sur l’âme. L’a-t-il distinguée parfaitement du corps ? En a-t-il fait une substance ? L’a-t-il crue immortelle ? A-t-il su trouver dans l’âme et dans la réflexion le principe de la véritable méthode ? Mais, en cherchant une réponse à ces questions, gardons-nous de séparer Platon de Socrate, puisque le pieux disciple a voulu que la postérité ne l’écoutât jamais que par l’intermédiaire et sous la garantie de son incomparable maître.

Socrate vient d’exposer à ses amis cette théorie de l’immortalité de l’âme qui remplit le Phédon ; il va boire le poison dans la coupe que lui présentera le serviteur des Onze. Mais, avant de mourir, il veut se baigner, afin d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. Alors Criton prenant la parole :

« Socrate, lui dit-il, n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ?

— « Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus ; ayez soin de vous ; ainsi, vous me rendrez service à moi, à ma famille, à vous-même, alors même que vous ne me promettriez rien présentement ; au lieu que si vous vous négligez vous-même, et si vous ne voulez pas suivre, comme à la trace, ce que nous venons de dire, ce que nous avons dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand-chose.

— « Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi. Mais comment t’ensevelirons-nous ?

— « Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. Puis, en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours. Il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mort tout à l’heure, et me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès de mes juges ; car il a répondu pour moi que je ne m’en irais point ; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m’en irai ; afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre ; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres ; et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois7. »

Sous l’impression d’exemples si frappants, devant de si vives leçons, dont la vérité d’ailleurs pouvait être à tout instant contrôlée par l’observation même des faits, on comprend sans peine que la distinction de l’âme et du corps dut apparaître à Platon comme une sorte d’axiome incontestable. Aussi, sans s’expliquer avec autant de netteté que, plus tard, Descartes a pu le faire, Platon a-t-il pris, comme lui, l’âme réduite à la seule pensée pour le principe suprême de toute philosophie. Quel est le devoir du philosophe ? C’est de s’examiner soi-même ; c’est de conserver pure de toute souillure cette partie de son être qui comprend le juste et l’injuste ; c’est de la perfectionner au péril même de sa vie. Mais le premier obstacle que le philosophe rencontre, c’est le corps qui l’empêche d’arriver au vrai et au bien. Les besoins du corps, ses passions, ses faiblesses, ses plaisirs et ses douleurs sont comme autant de clous par lesquels l’âme lui est rivée ; c’est par le corps qu’elle est entraînée dans ces régions inférieures et obscures où elle est en proie au vice et à l’erreur. Il faut donc que le philosophe, s’il veut atteindre à la vertu et à la vérité, sépare son âme du corps ; il faut qu’il la délivre du lien des sens dont elle se sert, et lui apprenne, dès cette vie, à mourir, en quelque sorte, si la mort est la séparation du corps et de l’âme. La philosophie sera donc comme un apprentissage et comme une anticipation de la mort véritable. Cette vie nouvelle de l’âme est la seule vie réelle, la seule vraiment digne de l’homme. L’âme recueillie en elle-même, au-dessus des troubles et des vertiges que le corps lui donne, quand elle reste unie à lui, se reconnaît alors pour un principe divin, immortel, intelligent, simple, indissoluble. Elle est invisible et immatérielle. Il n’y a que le corps qui puisse être perçu par les sens. Mais si l’âme échappe à la prise des sens, s’ils ne peuvent ni la voir ni la toucher, l’âme se voit et se touche elle-même. Elle se confond si peu avec le corps qu’elle se sent faite pour lui commander, le combattre, et, au besoin, l’anéantir. C’est elle qui anime le corps et qui le fait ce qu’il est ; car sans elle il n’est plus qu’un cadavre ; sans elle il se corrompt ; et l’homme a beau vouloir conserver cette vaine dépouille, tout l’art des Égyptiens n’y peut rien ; le corps tombe bientôt en dissolution, tandis que l’âme se sent réservée à des destinées toutes différentes8.

Cette vie de l’intelligence et de la sagesse que la philosophie assure à l’âme, on sait assez ce qu’elle est dans le système de Platon. L’âme est alors en rapport avec les Idées, c’est-à-dire, avec les notions générales et universelles, dont elle ne voit dans le monde des sens que des cas particuliers et des ombres. Aristote a beaucoup combattu la théorie des Idées ; et je ne veux pas dire qu’elle soit inattaquable de tous points. Mais s’il a nié surtout que les Idées pussent exister à part et indépendamment des êtres que nos sens nous révèlent, il n’a jamais nié qu’elles existassent. Comment, en effet, aurait-il pu le nier ? Sa théorie de l’entendement n’est point autre à cet égard que la théorie même de son maître. L’universel est le seul objet de la science pour Aristote aussi bien que pour Platon. Mais, selon Aristote, les sens et le corps sont indispensables pour former l’universel, collection de ce qu’il y a de commun dans chacun des phénomènes. Suivant Platon, au contraire, le témoignage des sens n’est pour l’âme qu’une occasion de s’élever à la notion universelle qu’elle porte en elle, et qu’elle y doit retrouver, quand elle sait rentrer en soi sous la conduite de la philosophie. Après l’excitation toute passagère par laquelle le corps a provoqué l’âme, il n’a donc plus rien à faire dans le monde de l’intelligence. L’âme y est seule avec les Idées qu’elle comprend et qu’elle contemple, mais qu’elle ne fait pas, comme Aristote l’a pensé.

IV

On le voit : si, dans l’ordre actuel des choses, l’âme est unie au corps, si elle n’en peut être matériellement séparée, elle peut du moins, selon Platon, se distinguer si parfaitement de lui qu’elle se fait une existence dans laquelle le corps n’est plus réellement pour rien. L’âme en est donc profondément distincte. Et notez bien qu’il ne s’est agi jusqu’ici dans les théories de Platon que de faits réels, tous vérifiables à la plus scrupuleuse analyse, et non point de ces hypothèses qui confirment la distinction de l’âme et du corps, qui en sont des conséquences plus ou moins certaines, mais qui ne la démontrent pas. Je veux parler de cette éternité que Platon attribue à l’âme, de cette vie antérieure où l’âme sans le corps a connu directement les Idées dont elle ne fait que se souvenir ici-bas, de ces existences successives par lesquelles l’âme doit passer pour recouvrer sa pureté première, de ces récompenses et de ces peines que lui réserve la justice des dieux, selon qu’elle aura bien ou mal vécu. Ces croyances, qui sont le fond du Platonisme, ont sans doute une immense importance. Mais même en les négligeant, on peut affirmer, sans la moindre hésitation, que Platon a procédé comme Descartes dans cette grande distinction de l’âme et du corps, et que sa théorie a la même vérité, si d’ailleurs elle présente aussi les mêmes périls.

Mais Platon est allé plus loin que Descartes, en insistant encore plus que lui sur les moyens qu’il convient d’employer pour bien discerner l’âme du corps. Il a même indiqué les causes qui le plus ordinairement empêchent les hommes de pouvoir faire cette distinction, et de se bien connaître eux-mêmes. Descartes prévoyait, en terminant ses Principes 9, « qu’il ne serait pas approuvé par ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître ». Et il ajoutait « qu’à son avis, c’était faire grand tort au raisonnement humain que de ne vouloir pas qu’il allât au-delà des yeux ». Platon a vingt fois répété que, pour bien connaître la véritable nature de l’âme, « on ne doit pas la considérer dans l’état de dégradation où la mettent son union avec le corps et d’autres maux ; et qu’il faut la contempler attentivement, des yeux de l’esprit, telle qu’elle est en elle-même, dégagée de tout ce qui lui est étranger ». « Ceux qui verraient Glaucus le marin, disait-il encore, auraient peine à reconnaître sa première forme, parce que les anciennes parties de son corps ont été, les unes brisées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, et qu’il s’en est formé de nouvelles de coquillages, d’herbes marines et de cailloux, de sorte qu’il ressemble plutôt à un monstre qu’à un homme tel qu’il était auparavant. Ainsi, l’âme s’offre à nos regards défigurée par mille maux. Mais voici par quel endroit il convient de la regarder. C’est par son goût pour la vérité. Considérons à quelles choses elle s’attache, quel commerce elle recherche, comme étant par sa nature de la même famille que ce qui est divin, immortel, impérissable. Considérons ce qu’elle peut devenir, lorsque, se livrant tout entière à cette poursuite, elle s’élève par ce noble élan du fond des flots qui la couvrent aujourd’hui, et qu’elle se débarrasse des cailloux et des coquillages qu’amasse autour d’elle la vase dont elle se nourrit, croûte épaisse et grossière de terre et de sable10. » Puis, dans cette sage conciliation que Platon a tentée entre le sensualisme ionien et l’idéalisme de Mégare, il employait la douce ironie qu’il avait apprise de Socrate, à se moquer « de ces hommes semés par Cadmus, de ces vrais fils de la terre, qui soutiennent hardiment que tout ce qu’ils ne peuvent pas palper n’existe en aucune manière ; de ces terribles gens qui voudraient saisir l’âme, la justice, la sagesse, ou leurs contraires, comme ils saisissent à pleines mains les pierres et les arbres qu’ils rencontrent, et qui n’ont que du mépris, et n’en veulent pas entendre davantage, quand on vient leur dire qu’il y a quelque chose d’incorporel11 ». Platon n’est pas parvenu à convaincre tous ces profanes, comme il les appelait encore ; Descartes n’a pas davantage persuadé tous les profanes de son temps. Mais Platon et Descartes ont montré la route ; les esprits attentifs et sérieux n’ont plus qu’à les y suivre.

Maintenant est-il besoin de dire que Platon a fait de l’âme une substance, au sens le plus rigoureux de ce mot ? Tout ce que l’on vient de voir ne le prouve-t-il pas assez ? Et pour l’immortalité, que dire encore, que tout le monde ne sache ? Disons toutefois que dans la philosophie de Platon, ce dogme a une importance et un caractère qu’il n’a point ailleurs. Les religions, même les plus positives et les plus éclairées, se contentent d’affirmer que l’âme est immortelle, tout comme elles affirment que Dieu est. La philosophie va beaucoup plus loin : elle ne se contente pas d’affirmer, elle démontre. Elle cherche des preuves, les classe, les discute, pour en faire ressortir, avec d’autant plus d’évidence, la vérité que doit accepter la raison après l’avoir soumise librement à son examen. Depuis le Phédon, la République et les Lois, l’esprit humain a-t-il trouvé des arguments nouveaux ? en a-t-il trouvé de plus solides ? Et est-il personne qui ne puisse adopter ceux qui donnèrent à Socrate son imperturbable foi devant une mort inique et cruelle ? Quel immense intérêt s’attachait donc, pour Platon, à cette question qui achève et comprend toutes les autres ? La vie de l’homme, telle qu’elle nous est faite ici-bas, lui apparut comme une énigme indéchiffrable, et digne de pitié plutôt que d’étude, si rien ne la suit. L’homme, s’il ne se rattache à rien de supérieur, s’il ne se rattache point à Dieu, lui apparut comme un être inexplicable et monstrueux. De là, dans son système, cette grande croyance de l’immortalité, qui fait du Platonisme une sorte de religion tout aussi inébranlable, et, sur quelques points, beaucoup plus complète que toute autre. En un mot, après Socrate et Platon, les siècles n’ont eu, sur ce dogme, absolument rien à faire, ils n’ont eu qu’à le sanctionner.

Ceci nous explique sans la moindre peine pourquoi la morale de Platon est à la fois si vraie et si sublime, si profonde et si pratique. C’est une conséquence, quand une fois on a compris la vraie destinée de l’âme, de comprendre aussi, dans toute son étendue, la loi qui lui est imposée. Le philosophe n’a plus, comme le vulgaire, qu’à interroger sa conscience ; il y trouve la voix intérieure qui parlait si haut à Socrate, et que tout homme porte en lui, si d’ailleurs tout homme ne sait pas l’entendre aussi bien, et la suivre aussi docilement. Le philosophe n’a donc qu’à recueillir ces infaillibles oracles ; et mieux il les aura écoutés, plus son langage prendra de grandeur et d’autorité. Si Platon a mieux parlé de la morale que ne l’a fait Aristote, si surtout il a su l’inspirer mieux que son disciple, n’en cherchons pas d’autre cause. Platon a mieux compris la nature de l’âme, parce qu’en ne voyant en elle que la pensée, il l’a prise par son essence, et ne l’a point dénaturée en lui prêtant des facultés qu’elle n’a point. Platon même en ceci est bien plus grand que Descartes : parti d’un principe identique, il en tire des conséquences morales que le philosophe moderne a passées sous silence, conséquences qui n’avaient plus, il est vrai, au dix-septième siècle, la même importance qu’au sein du paganisme, mais que la science du moins réclamait comme un indispensable complément12.

V

Ainsi, conduit par une exacte analyse des faits, Platon a posé d’abord la distinction de l’âme et du corps et la substantialité de l’âme ; il a posé son immortalité véritable avec le cortège obligé des récompenses et des peines ; il a découvert la loi morale et l’a montrée, dans toute sa puissance et sa pureté, au fond de la conscience humaine. Sur ces divers points, nous avions trouvé Aristote, ou à peu près muet, ou tout au moins obscur ; Platon, au contraire, a répondu avec une clarté et une assurance admirables. En sera-t-il de même sur la question de la méthode ? Oui, sans doute ; et en ceci la solution de Platon n’a été ni moins complète, ni moins sûre. On peut déjà facilement pressentir ce qu’elle doit être. Il est impossible à l’âme de se placer en face d’elle-même, sans reconnaître bientôt cette évidence suprême qui accompagne tout acte de conscience, et qui de là se répand sur toutes les notions que l’âme peut saisir directement en elle. Or ces notions ne concernent pas l’âme toute seule ; elles s’appliquent aussi au monde extérieur, aux êtres, aux phénomènes qui, sans elles, demeureraient parfaitement incompréhensibles à l’intelligence, parce qu’ils seraient sans lois. Il faudra donc que l’âme rentre en elle-même, non pas seulement pour se comprendre, mais aussi pour comprendre tout ce qui n’est pas elle. De là, la dialectique, « science toute rationnelle qui, sans invention des sens, s’élève à l’essence des choses », et les entend aussi parfaitement qu’il est donné à l’homme de les entendre : science supérieure à toutes les sciences physiques, supérieure même à toutes les sciences intelligibles, parce que c’est elle seule qui a le secret de toutes les autres et connaît leurs limites et leurs rapports. On peut dire que « la dialectique est l’air dont les autres sciences ne sont qu’un vain prélude ». Elle est la plus vraie de toutes, parce qu’elle ne s’occupe que de ce qui ne passe point, et que la vérité ne se fonde que sur ce qui est. On a souvent représenté la dialectique platonicienne comme la méthode qui, des idées particulières, s’élève de degré en degré à des notions de plus en plus générales, pour aboutir par toutes les voies à cette idée suprême et universelle du bien, « qui illumine le monde intelligible, comme le soleil éclaire le monde des sens ». La dialectique est bien cela sans doute ; mais elle est plus encore : elle est la méthode unique, applicable à tous les cas, aux plus humbles comme aux plus relevés : en un mot, elle est la méthode, au sens même où Descartes l’a plus tard entendu. De là vient que Platon déclare que le philosophe est le seul à posséder la dialectique, tout comme Descartes n’a demandé la méthode qu’à la seule philosophie. De là vient encore que Platon interdit la dialectique à la jeunesse, et qu’il veut qu’elle couronne, et non qu’elle précède la culture des sciences particulières. C’est qu’en effet, pour bien connaître et montrer le chemin, il faut d’abord l’avoir parcouru.

Telle est la portée véritable de la dialectique platonicienne ; c’est là ce qui lui assigne le grand rôle qu’elle joue dans l’histoire de la philosophie. Elle est l’antécédent direct de la méthode cartésienne, laquelle est le fondement de toute la philosophie moderne. Comprendre autrement la dialectique de Platon, c’est la méconnaître. Aristote le premier l’a entièrement méconnue ; et, si l’on a bien compris pourquoi le système péripatéticien est sans méthode et sans base, on voit tout aussi clairement pourquoi le disciple n’a point accepté la méthode du maître : c’est qu’Aristote n’a point constaté dans l’âme ce grand fait de la réflexion sur lequel Platon a tant insisté. Aristote a rabaissé la dialectique presque au niveau de l’art des sophistes ; et bien d’autres après lui ont répété cet anathème. Peut-être la dialectique vulgaire de son temps ne valait-elle pas davantage ; peut-être même celle que Kant a voulu ressusciter ne vaut-elle pas beaucoup mieux ; mais on peut l’affirmer contre Aristote et contre Kant, ce n’est pas là la dialectique de Platon.

Certes, je ne veux pas dire que la méthode platonicienne soit à l’abri de toute critique, ni qu’elle soit sans danger. Le demi-scepticisme des cinq Académies qui se sont succédé est un fâcheux symptôme. Le mysticisme des Alexandrins est encore plus déplorable, ainsi que l’idéalisme sorti de l’école cartésienne ; mais ce sont là des aberrations et des conséquences immodérées de la méthode ; ce n’en sont pas de légitimes applications. Il faut donc répéter que la méthode de Platon est la vraie méthode, et que qui ne l’adopte pas court le risque de ne point s’entendre complètement avec soi-même, et de parcourir la carrière sans la bien connaître, quel que soit d’ailleurs son génie.

Aristote aurait donc pu apprendre de Platon d’abord ce qu’est la méthode philosophique, et de quelle faculté de l’âme elle ressort ; il aurait pu apprendre de lui quel est le vrai fondement de la morale ; il aurait pu apprendre de quelle importance est le dogme de l’immortalité, appuyé sur l’étude de la conscience humaine ; enfin, il aurait pu apprendre que ce dogme, cette morale et cette méthode reposent uniquement sur cette essentielle distinction de l’âme et du corps.

Mais, certes, Aristote n’a rien ignoré de ce qu’enseignait Platon ; et s’il s’est décidé pour des solutions contraires, c’est à parfait escient. Malheureusement les siècles ont prononcé dans ces grandes controverses, et c’est à Platon qu’ils ont donné raison. Le témoignage même des siècles ne serait rien ; mais l’observation attentive des faits s’élève contre Aristote, et c’est la vérité qui dépose contre lui. Il faut le déclarer, quoi qu’il en coûte : Aristote, en contredisant Platon, a rétrogradé vers le passé ; il a rebroussé chemin à peu près jusqu’à l’Ionisme ; et malgré la sagacité des développements nouveaux qu’il a donnés à des principes surannés, le germe que contenaient ces principes n’a pas tarde à reparaître : si le maître lui-même a su échapper au sensualisme, son école presque tout entière y est fatalement tombée.

C’est donc à une condamnation presque absolue d’Aristote que nous sommes arrivés en le comparant à Platon. Le jugement eût été le même si nous en avions appelé à Descartes ; la réponse n’aurait pas changé pour être donnée à deux mille ans de distance, parce que la vérité ne change point. Voilà, ce semble, ce grand Traité de l’âme bien abaissé ; voilà d’immenses erreurs et des lacunes non moins immenses. Par quels mérites se relèvera-t-il donc à nos yeux ? Ces mérites, les voici ; et s’ils sont moins élevés que nous ne l’eussions désiré, ils le sont bien assez encore pour justifier toute la gloire du péripatétisme.

Rendons d’abord toute justice à la forme même de l’ouvrage et à sa composition. De toutes les œuvres d’Aristote, sans en excepter même la Logique ni l’Histoire des animaux, celle-ci est certainement la plus accomplie. Le plan est, comme on l’a vu plus haut, parfaitement simple et parfaitement suivi. Après une vue générale et rapide des parties principales de son sujet, Aristote s’enquiert de la tradition, qu’il examine assez longuement ; puis, traitant la question du point de vue qui lui est propre, il étudie l’une après l’autre les quatre grandes facultés qu’il reconnaît à l’âme ; et il termine par des généralités qui résument ce qui précède. La plupart des ouvrages aristotéliques ne nous sont arrivés que dans un état de désordre et de mutilation qui permet rarement d’en juger l’ensemble. Jusqu’à présent la sagacité des érudits a échoué devant la Métaphysique, que personne n’a pu restituer légitimement. On sait quelle est l’interversion des livres de l’Odyssée. On sait les lacunes de la Poétique, les doubles et triples rédactions de la Rhétorique et de la Morale. L’Histoire même des animaux n’est point terminée ; et le dixième et dernier livre, qui n’appartient point à Aristote, ne nous donne pas, et nous ne trouvons point ailleurs, le grand résumé qui devrait compléter des théories aussi vastes et les relier entre elles. La Physique n’est pas davantage à l’abri de toute critique. La Logique même, tout admirable qu’en est la composition, présente quelques taches : les parties diverses de cette construction colossale ne se tiennent pas assez entre elles ; et, bien que les rapports de subordination qui les unissent incontestablement se révèlent à une étude patiente, les meilleurs esprits ont pu s’y tromper, dans l’antiquité comme dans les temps modernes. La biographie d’Aristote, on le sait, peut nous expliquer fort bien les défauts qui nous choquent dans ses œuvres. Élève de Platon jusqu’à l’âge de quarante ans à peu près, plus tard mêlé aux affaires politiques de l’Asie Mineure et de la Macédoine, précepteur d’Alexandre, Aristote, selon toute apparence, ne publia pas un seul de ses ouvrages avant cinquante ans.

À cette époque même, livré tout entier à l’enseignement d’une nombreuse école, il ne paraît pas qu’il ait pu donner à cette publication tous les soins nécessaires. L’exil et la mort vinrent le surprendre à soixante-deux ans, avant qu’il eût pu mettre la dernière main à aucun de ses travaux ; et ses manuscrits, confus et inachevés, devinrent l’héritage d’un élève bien capable de les comprendre, mais qui ne prit pas la peine de les classer, laissant ce soin pieux à des mains moins habiles et moins éclairées. Par une exception peut-être unique, le Traité de l’âme, s’il n’a pas reçu toute la perfection qu’un auteur plus minutieux pourrait donner à ses écrits, a reçu cependant toute cette perfection qu’Aristote prétendait, à ce qu’il semble, donner aux siens. C’est dans le Traité de l’âme, plus que partout ailleurs, qu’on peut bien voir ce qu’est toute sa manière, cette ordonnance grandiose et lucide des pensées, ce style concis et ferme jusqu’à l’obscurité et à la sécheresse axiomatiques, sans ornements d’aucun genre qu’une admirable justesse, une incomparable propriété d’expressions, une vigueur sans égale, et, au milieu d’une apparente et réelle négligence, des allures où éclate toujours la puissance du génie.

Ce sont là les qualités extérieures du style aristotélique ; il en a d’autres plus profondes, dont la philosophie lui doit plus particulièrement tenir compte. La forme que la science y revêt est celle même qu’elle a depuis lors conservée, et qu’elle ne changera point. Nous ne savons pas au juste ce qu’était la forme adoptée par la philosophie antérieurement à Platon. Je ne parle pas de cette philosophie qui écrivait en vers et conservait, au grand préjudice de la pensée, les indécisions de la poésie, sans en garder les grâces. Mais les ouvrages de Démocrite, dont le génie a tant de rapport avec celui d’Aristote, ne sont point parvenus jusqu’à nous ; et les rares fragments qui nous en restent ne permettent pas d’en porter un jugement bien précis. Les Sophistes n’ont pu rien faire pour la science, parce qu’ils ne la prenaient point au sérieux. Quant à la forme du dialogue adoptée par Platon, c’est une exception absolument inimitable, d’abord par la perfection où Platon a su le porter, et ensuite par l’insuffisance même du procédé. On peut voir ce que le dialogue a fourni à Leibniz et même à Malebranche. Entre les mains du disciple de Socrate, il a produit des chefs-d’œuvre qu’Aristote avait essayé d’imiter, bien vainement sans doute. Platon non plus, tout grand artiste qu’il est, n’aurait certainement pas choisi de lui-même une telle forme, et son génie livré à lui seul n’en eût pas tiré un tel parti. Mais Socrate avait posé trente ans devant lui. Le dialogue, la discussion, avait été toute sa puissance et tout son enseignement. En voulant reproduire l’esprit, si ce n’est tout à fait les doctrines de Socrate, Platon n’avait pas à choisir. Le récit aurait glacé ces vivantes démonstrations ; et cela est si vrai, bien que Xénophon ne s’en soit pas aperçu, que Platon n’a été ni le seul, ni même le premier à reproduire ces conversations qui avaient instruit Athènes, et l’avaient charmée tout en l’irritant. Que devenaient ces conversations, du moment que Socrate cessait d’y figurer en personne ? L’art a fait beaucoup sans doute pour les dialogues de Platon, mais la réalité a fait encore plus. Si les Platons sont bien rares, les Socrates le sont davantage. Le dialogue platonicien ne serait désormais possible qu’à la condition d’un nouveau personnage aussi merveilleux, et peut-être même à la condition d’une catastrophe aussi lamentable. La philosophie s’interdira donc à jamais le dialogue, sous peine de se laisser entraîner à une imitation vaine. Que le dialogue reste le monopole éternel de Platon, puisqu’il n’a été donné qu’à lui seul d’avoir un Socrate pour maître. Que ce soit pour lui un titre de gloire aussi incontestable, s’il est moins grand, que la théorie des Idées. Mais le dialogue ne peut être la forme vraie de la science, malgré les services qu’il lui a rendus une fois. Aristote peut donc légitimement passer à nos yeux pour avoir donné à la philosophie la forme qui lui est propre. Il semble bien que d’autres sciences, la médecine, par exemple, avaient déjà trouvé la leur. Mais la philosophie s’ignorait encore. Aristote le premier lui fit tenir le langage qui lui convient ; et le Traité de l’âme est son chef-d’œuvre, de même qu’avec la Métaphysique, il renferme ses théories les plus importantes.

VI

Barthélemy Saint-Hilaire ose conclure, avec une haute probité philosophique, contre son maître, de même qu’Aristote avait osé conclure contre son maître Platon.

Les mérites de ce Traité de l’âme, s’écrie-t-il en finissant, sont grands, mais ils ne peuvent point racheter les erreurs que, dans l’intérêt de la vérité, nous avons dû signaler et combattre. Sans doute, c’est une grande chose de fonder la science, de lui assurer le caractère qui lui est propre, de l’ordonner dans ses parties principales, de décrire exactement quelques-uns des faits qui la doivent composer ; et ce serait de l’ingratitude que d’oublier de tels services. Mais, je le déclare, si ces travaux, tout admirables qu’ils peuvent être, n’aboutissent qu’à satisfaire une curiosité vaine ; si les doctrines auxquelles ils doivent conduire sont obscures ou fausses ; si en traitant longuement des facultés et des actions de l’âme, on oublie de se prononcer sur ses destinées, la science peut encore applaudir ; mais la philosophie n’obtient pas ce qu’elle demande : elle a manqué le but qu’elle doit poursuivre.

Il faut le répéter hautement : toute l’erreur d’Aristote vient de ce qu’il n’a pas assez vu, malgré les conseils de Platon, que l’âme n’est observable que par l’âme elle-même. En attribuer l’étude à la physiologie, c’est la perdre ; chercher à comprendre l’âme de l’homme en observant les plantes et les animaux, c’est s’exposer aux plus tristes mécomptes. L’exemple d’Aristote doit nous instruire ; et son naufrage doit nous apprendre à éviter les écueils sur lesquels il s’est brisé. Platon avait dit que « l’âme ne peut être aperçue que des yeux de l’esprit ». Aristote, sans engager une polémique directe, avait essayé d’étudier l’âme surtout par l’observation ordinaire et le témoignage des sens, comme tout autre objet extérieur. Les deux points de vue étaient diamétralement opposés. Je ne sais si Platon a bien connu la pensée de son disciple, et s’il y a fait quelque allusion en réfutant les philosophes ioniens. Mais Aristote, qui a certainement connu celle de son maître, ne semble pas en avoir tenu le moindre compte. Soit dédain, soit inattention, il prit une route contraire, et, redisons-le, une route absolument fausse ; nous en avons pour garants, avec Platon et Descartes, les faits eux-mêmes.

VII

Il termine par cette magnifique profession de foi, si claire, si ferme et si résolue dans un temps où l’on ose tout dire, excepté le vrai :

Quand l’homme s’est compris lui-même ; quand, disciple fidèle de cette sagesse immuable dont Platon et Descartes sont les plus clairs interprètes, il a compris ce qu’est en lui la pensée, il affirme, avec une certitude désormais inébranlable, que son intelligence, qui ne s’est point faite elle-même, vient d’une intelligence supérieure à elle ; il affirme que son intelligence agit sous l’œil de son créateur, et qu’elle doit le retrouver infailliblement au-delà de cette vie. L’homme n’est point égaré en ce monde. Sa destinée peut y être douloureuse, intolérable même ; mais dès lors elle n’est plus obscure pour lui. Sa faiblesse peut quelquefois en gémir ; mais il la comprend, et il sait en outre qu’il en dispose, au moins dans une certaine mesure. Il n’en faut pas davantage à l’homme. Savoir d’où il vient, savoir ce qu’il est, savoir où il va, que demanderait-il encore ? Tout le reste n’est qu’un facile développement de ces féconds principes ; et l’homme intelligent et libre, s’il a tout à craindre encore des abus de sa liberté, peut se reposer avec une sécurité imperturbable sur la bonté, la justice et la puissance de Dieu. Fonder méthodiquement ces grandes croyances, sous l’autorité seule de la raison, les éclairer de cette lumière incomparable qui n’appartient qu’aux faits de conscience, en déduire les conséquences rigoureuses et leur soumettre la pratique de la vie, tel est le devoir de la philosophie ; telle est, qu’on le sache bien, la cause de cette suprême estime où l’esprit humain l’a toujours tenue et la tiendra toujours. La philosophie n’impose point de symbole à personne, parce qu’avant tout elle respecte la liberté, sans laquelle l’homme n’est point ; elle ne donne à personne des croyances toutes faites ; mais à tous ceux qui la suivent, elle apprend à s’en faire ; et elle ne peut que plaindre ceux que ne touche pas la foi d’un Socrate. La philosophie n’est donc point impuissante, comme le répète la théologie ; elle n’est point vaine, comme le croit la physiologie. La philosophie a su démontrer là où d’autres nient ou affirment sans preuves ; elle a connu et satisfait le cœur de l’homme que d’autres ignorent et mutilent ; et ce n’est pas sa faute si ceux-ci restent dans leurs ténèbres, et ceux-là dans leur injuste dédain.

Maintenant, je le demande, si former ces croyances dans l’esprit humain, qui ne doit point vivre sans elles, c’est l’objet véritable de la philosophie ; si ces croyances sont bien le but supérieur que poursuit la pensée humaine, quelle valeur aura l’étude des faits de l’âme ? Évidemment les faits ne vaudront qu’autant qu’ils contribueront à ce résultat décisif. Ces faits, précisément parce qu’ils appartiennent à l’âme, ne peuvent se suffire à eux-mêmes ; ce ne sont que les matériaux d’un plus noble édifice. Jusqu’à un certain point, l’homme peut se passer de connaître les faits du dehors ; mais, quant aux faits qui lui sont propres, il ne peut les ignorer qu’au risque d’étouffer en lui les plus légitimes réclamations de sa nature. Par là, nous aurons la mesure de ces doctrines qui, en étudiant l’âme de l’homme, se bornent à constater des phénomènes, et qui se croient prudentes parce qu’elles n’osent prononcer sur les questions que ces phénomènes doivent aider à résoudre ; par là, nous aurons la mesure de la doctrine de nos physiologistes modernes ; nous aurons surtout la mesure de la doctrine antique, dont la leur n’est qu’un écho. Nous admirerons la science d’Aristote et son prodigieux génie, mais nous ne le suivrons pas, ou plutôt, en acceptant quelques-unes de ses théories, nous déplorerons que ces théories n’aboutissent à aucune croyance claire et précise. Nous voudrions que, dans cet essentiel sujet, le philosophe se fût prononcé plus résolument, et n’eût pas laissé à d’autres le soin périlleux de développer sa vraie pensée. Je ne crois pas avoir calomnié Aristote13 en lui prêtant les principes que j’ai dû réfuter. Mais ces principes n’ont pas toujours été reconnus pour les siens ; on lui en a prêté même de tout contraires. Certes, je serais heureux de m’être trompé ; mais j’ai fait tout ce qu’il a dépendu de moi pour me défendre de toute prévention et de toute erreur ; et je crois pouvoir affirmer, en résumant cette longue et pénible discussion, que si, dans la question de l’âme, Aristote s’est éloigné beaucoup de son maître, il ne s’éloigne pas moins de la vérité.

VIII

Honorons ce grand traducteur, non-seulement pour avoir compris, mais pour avoir combattu son modèle, et félicitons notre siècle d’avoir fait naître une intelligence et une vertu dignes de nous avoir rendu, dans Aristote, non pas un philosophe infaillible, mais le plus grand des philosophes de l’antiquité. — C’est Barthélemy Saint-Hilaire ! Gloire à lui !

Un volume d’opuscules d’Aristote, traduit pour la première fois, complète ce volume sur l’âme et lui est supérieur en vérité. Il contient un traité de la Sensation, un traité de la Mémoire, un traité du Sommeil et de la Veille, des Rêves, un traité de la Longévité et de la Brièveté de la vie, de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort, de la Respiration. Ce sont évidemment des matériaux préparés pour son Histoire naturelle ou Histoire des animaux. Le philosophe nous quitte et le matérialiste nous envahit ; mais quel matérialiste ! Un homme très supérieur à Pline, très supérieur à Buffon, égal à Cuvier ; une intelligence presque divine appliquée à la nature organisée ; l’homme étudiant l’homme, et la vie décrivant la vie avec le regard d’un Dieu !

 

Lamartine.