Section 9, des obstacles qui retardent le progrès des jeunes artisans
Tous les génies se manifestent bien, mais ils ne parviennent point tous au dégré de perfection où la nature les a rendus capables d’atteindre. Il en est dont le progrès est arrêté au milieu de la course. Un jeune homme ne sçauroit faire dans l’art de la peinture tout le progrès dont il est capable, si sa main ne se perfectionne pas en même-temps que son imagination. Il ne suffit pas aux peintres de concevoir des idées nobles, d’imaginer les compositions les plus élegantes, et de trouver les expressions les plus pathétiques, il faut encore que leur main ait été renduë docile à se fléchir avec précision en cent manieres differentes, pour se trouver capable de tirer avec justesse la ligne que l’imagination lui demande. Nous ne sçaurions faire rien de bien, dit Du Fresnoi, dans son poëme de la peinture, si notre main n’est pas capable de mettre sur la toile les beautez que notre esprit produit.
Le génie a, pour ainsi dire, les bras liez dans un artisan, dont la main n’est pas dénoüée. Il en est de l’oeil comme de la main. Il faut que l’oeil d’un peintre soit accoûtumé de bonne heure à juger par une operation sûre et facile en même-temps, quel effet doit faire un certain mêlange, ou bien une certaine opposition de couleur, quel effet doit faire une figure d’une certaine hauteur dans un grouppe, et quel effet un certain grouppe fera dans le tableau, après que le tableau sera colorié. Si l’imagination n’a pas à sa disposition une main et un oeil capables de la seconder à son gré, il ne résulte des plus belles idées qu’enfante l’imagination, qu’un tableau grossier, et que dédaigne l’artisan même qui l’a peint, tant il trouve l’oeuvre de sa main au-dessous de l’oeuvre de son esprit.
L’étude nécessaire pour perfectionner l’oeil et la main, ne se fait point en donnant quelques heures distraites à un travail interrompu. Cette étude demande une attention entiere et une perseverance continuée durant plusieurs années.
On sçait la maxime qui défend aux peintres de laisser écouler un jour entier sans donner quelque coup de pinceau : maxime qu’on applique communément à toutes les professions ; tant on la trouve judicieuse.
Le seul temps de la vie qui soit bien propre à faire acquerir leur perfection à l’oeil et à la main, est le temps où nos organes tant interieurs qu’exterieurs achevent de se former. C’est le temps qui s’écoule depuis l’âge de quinze ans jusques à l’âge de trente ans. Les organes contractent sans peine durant ces années, toutes les habitudes dont leur premiere conformation les rend susceptibles.
Mais si l’on perd ces années précieuses, si l’on les laisse écouler sans les mettre à profit, la docilité des organes se passe sans que tous nos efforts puissent jamais la rappeller. Quoique notre langue soit une organe bien plus souple que notre main ; cependant nous prononçons toûjours mal une langue étrangere, que nous apprenons après trente ans.
Malheureusement pour nous, ces années si précieuses sont celles où nous sommes distraits le plus facilement de toutes les applications sérieuses. C’est le temps où nous commençons à prendre confiance en nos lumieres, qui ne sont encore que le premier crépuscule de la prudence. Nous avons déja perdu cette docilité pour les conseils des autres, qui tient lieu aux enfans de bien des vertus ; et notre perseverance aussi foible que notre raison, n’est point à l’épreuve des dégoûts. Horace définit un adolescent monitoribus asper… etc. .
D’ailleurs tout est pour cet âge l’occasion d’un plaisir plein d’attraits. Les goûts d’un jeune homme sont des passions, et ses passions sont des fureurs.
Le feu de l’âge en donne plusieurs à la fois, et c’est beaucoup, si la raison encore naissante peut être la maîtresse durant quelques momens.
Je dois encore ajoûter une refléxion ; c’est que le génie de la poësie et celui de la peinture n’habitent point dans un homme d’un temperament froid et d’une humeur indolente. La même constitution qui le fait peintre ou poëte, le dispose aux passions les plus vives. L’histoire des grands artisans, soit en poësie, soit en peinture, qui n’ont pas fait naufrage sur les écueils dont je parle, est remplie du moins des dangers qu’ils y ont courus ; quelques-uns s’y sont brisez, mais tous y ont échoüé.
J’ignore quel sujet peut avoir été cause que l’évêque d’Alba se soit surpassé lui-même dans la peinture qu’il nous donne des inquiétudes et des transports d’un jeune poëte tyrannisé par une foiblesse qui lutte contre son génie, et qui le distrait malgré lui-même des occupations pour lesquelles il est né.
La nature des eaux de l’Hipocrene, ne les rend pas encore bien propres à éteindre de pareils incendies.
La passion du vin est encore plus dangereuse que l’autre. Elle fait perdre beaucoup de temps, et met encore un jeune artisan hors d’état de faire un bon usage de celui qu’elle lui laisse. L’excès du vin n’est pas même un de ces vices dont l’âge corrige les hommes. Cependant en quelques années, il ôte à l’esprit sa vigueur, et au corps une partie de ses forces.
Un homme trop adonné au vin, est morne quand il n’est pas à table, et il n’a plus d’esprit qu’autant que lui en donnent les digestions d’un estomac, qui s’use enfin avant le temps.
Quand Horace parle sérieusement, il dit, que le jeune homme qui veut se rendre habile, doit être temperant.
Petrone, le moins austere des écrivains, exige d’un jeune homme qui veut reussir dans ses études, d’être sobre. Juvenal, en parlant des poëtes de son temps qui composoient de grands ouvrages, dit qu’ils s’abstenoient du vin, même dans les jours que la coutume établie destinoit aux plaisirs de la table.
On ne m’accusera pas du moins de citer les jeunes gens, à qui je veux faire le procès, devant des juges trop severes.
Enfin, comme le succès ne sçauroit répondre toujours à la précipitation d’un jeune peintre, il peut bien se dégoûter de temps en temps d’un travail laborieux, dont il ne voit pas naître un fruit qui le satisfasse. L’impatience naturelle à cet âge, fait qu’on voudroit moissonner un instant après avoir semé. L’attrait qu’un travail où nous pousse notre génie, a pour nous, aide beaucoup à vaincre ces dégoûts, comme à résister aux distractions : mais il est bon encore que le desir de faire fortune vienne au secours de l’impulsion de notre génie.
Il est donc à souhaiter qu’un jeune homme, que son génie détermine à être peintre, se trouve dans une situation telle qu’il lui faille regarder son art comme son établissement, et qu’il attende sa consideration dans le monde, de la capacité qu’il acquerera dans cet art. Si la fortune d’un jeune homme, loin de le porter à un travail assidu, concourt avec la legereté de son âge pour le distraire du travail : qu’augurer de lui, sinon qu’il laissera passer le temps de former ses organes sans le faire ? Un travail souvent interrompu, et distrait encore plus souvent, ne suffit pas à perfectionner un artisan. En effet, le succès de notre travail dépend presque autant de la disposition dans laquelle nous sommes lorsque nous nous appliquons, il dépend presque autant de ce que nous faisions avant que de commencer notre travail, et de ce que nous avons projetté de faire après que nous l’aurons quitté, que de la durée même de ce travail.
Quand la force du génie ramenera notre jeune peintre à une étude plus sérieuse de son art, parce que l’yvresse de la jeunesse sera passée, sa main et ses yeux ne seront plus capables d’en bien profiter. S’il veut faire de bons tableaux ; qu’après les avoir imaginez, il les fasse peindre par un autre.
Les poëtes dont l’apprentissage n’est pas aussi difficile que celui des peintres, se rendent toujours capables de remplir leur destinée. La premiere ardeur que donne le génie, suffit pour apprendre les regles de la poësie ; ce n’est point par ignorance de regles, que tant de gens pechent contre les regles. La plûpart de ceux qui manquent à les observer les connoissent bien, mais ils n’ont point assez de talent pour mettre leurs maximes en pratique.
Il est vrai qu’un poëte peut être dégoûté de nous donner de grands ouvrages par la peine que coûte la disposition de leur plan. La perséverance n’est pas la vertu des jeunes gens. S’il n’est point de travail si pénible et si difficile, qu’ils ne s’y portent avec ardeur, c’est à condition que ce travail ne durera point long-temps. Il est donc heureux pour la societé, que les jeunes poëtes soient déterminez par leur fortune à un travail assidu.
Je n’entens point par necessité de faire fortune, la necessité de subsister. Cette extrême indigence qui force à travailler pour avoir du pain, n’est propre qu’à égarer un homme de génie, qui sans consulter ses talens, s’attache, pressé par le besoin, aux genres de poësie qui sont plus lucratifs que les autres. Au lieu de composer des allegories ingénieuses et des satires excellentes, il fera de mauvaises pieces de théatre : le théatre est en France le Perou des poëtes.
L’enthousiasme poëtique, n’est pas un de ces talens, que la crainte de mourir de faim sçait donner. Si, comme le dit Perse, qui nomme le ventre le pere de l’industrie, ingenü largitor venter, les entrailles à jeûn font croître l’esprit, ce n’est pas aux écrivains, Horace a bû son saoul quand il voit les menades.
Dit Despreaux après Juvenal. En effet, comme ce poëte latin l’expose très-bien, mettre les pieds dans l’olimpe, entrer dans les projets des dieux, et donner des fêtes aux déesses ; ce n’est point la besogne d’un mal vêtu, qui ne sçait point où il pourra souper. Si Virgile, ajoûte Juvenal, n’avoit pas eu les commoditez de la vie, ces hidres, dont il sçait faire des monstres si terribles, n’auroient été que des couleuvres ordinaires.
La furie qui porte la rage dans le sein de Turnus et d’Amata, n’auroit été, pour parler à notre maniere, qu’une furie pareille à la tranquille Eumenide de l’opera d’Isis.
L’extrême besoin dégrade l’esprit, et le génie, réduit par la misere à composer, perd la moitié de sa vigueur.
D’un autre côté, les plaisirs détournent les poëtes du travail, aussi-bien que le besoin. Il est vrai que Lucain composa sa pharsale malgré toutes les distractions qui viennent à la suite de l’opulence. Il reçut les complimens de ses amis sur le succès de son poëme dans ses jardins enrichis de marbre : mais un seul exemple ne conclut pas.
De tous les poëtes qui se sont acquis un grand nom, Lucain est le seul, autant qu’il m’en souvient, qui dès sa jeunesse ait pû vivre dans l’abondance. Tout le monde sera de mon avis, quand j’avancerai que Moliere n’auroit jamais pris la peine necessaire pour se rendre capable de produire les femmes sçavantes, ni celle de composer ensuite cette comédie, après s’être rendu capable de le faire, s’il se fût trouvé un homme de condition, en possession de cent mille livres de rente dès l’âge de vingt ans. Je crois rencontrer quelle est la situation où l’on peut souhaiter que soit un jeune poëte, dans un bon mot de notre roi Charles IX.
Il faut, disoit ce prince, en se servant de la langue latine, dont le bel usage permettoit alors aux personnes polies, de mêler quelques mots dans la conversation. Que les chevaux et les poëtes soient bien nourris, mais non pas engraissez. On doit pardonner la comparaison à la passion demesurée des seigneurs de ce temps-là pour leurs écuries : la mode l’autorisoit. L’envie d’augmenter sa fortune excite un poëte qui se trouve dans cette situation, sans que le besoin lui rabaisse l’esprit, ni l’oblige à courir après un vil salaire, comme ont fait les ouvriers mercenaires de tant de poëmes dramatiques, qui ne se soucioient gueres de la destinée de leurs pieces, attentifs uniquement à toucher l’argent qui devoit leur en revenir.
Comme la mécanique de notre poësie, si difficile pour ceux qui ne veulent faire que des vers excellens, est facile pour ceux qui se contentent d’en faire de médiocres, il est parmi nous bien plus de mauvais poëtes, que de mauvais peintres. Toutes les personnes qui ont quelque lueur d’esprit, ou quelque teinture des lettres, veulent se mêler de faire des vers, et pour le malheur des poëtes, elles deviennent ainsi des juges qui prononcent sur tous les poëmes nouveaux, avec la séverité d’un concurrent. C’est depuis long-temps que les poëtes se plaignent du grand nombre de rivaux, que la facilité de la méchanique de la poësie leur procure. Celui qui n’est pas pilote, dit Horace, n’ose s’asseoir au gouvernail. On ne se mêle point de composer des remedes, quand on n’a pas étudié la vertu des simples. Il n’y a que les medecins qui ordonnent la saignée aux malades. Ce n’est même qu’après un apprentissage qu’on exerce les plus vils métiers, mais tout le monde capable ou non, veut faire des vers.
Les versificateurs les plus ineptes, sont même ceux qui composent le plus couramment.
Delà naissent tant d’ouvrages ennuïeux, qui font prendre en mauvaise part le nom de poëte, et qui empêchent que personne veuille s’honorer d’un si beau titre.
Il me souvient de ce que dit Monsieur Despreaux à M. Racine, concernant la facilité de faire des vers. Ce dernier venoit de donner sa tragédie▶ d’Alexandre, lorsqu’il se lia d’amitié avec l’auteur de l’art poëtique. Racine lui dit en parlant de son travail, qu’il trouvoit une facilité surprenante à faire ses vers. Je veux vous apprendre à faire des vers avec peine, répondit Despreaux, et vous avez assez de talent pour le sçavoir bien-tôt. Racine disoit que Despreaux lui avoit tenu parole.
Mais ces peines et ces contradictions ne sont point capables de dégoûter de la poësie un jeune homme qui tient sa vocation d’Apollon même, et qu’excite encore le desir de se faire un nom et une fortune. Il parviendra, soit un peu plûtôt, soit un peu plus tard, au dégré du parnasse où il est capable de monter : mais l’usage qu’il fera de sa capacité, dépendra beaucoup du temps où son étoile l’aura fait naître. S’il vient en des temps malheureux, sans Auguste et sans Mécene, ses productions ne seront ni fréquentes, ni de si longue haleine que s’il étoit né dans un siecle plus fortuné pour les arts et pour les sciences.
Virgile encouragé par l’attention qu’Auguste donnoit à ses vers : Virgile excité par l’émulation a produit l’éneïde : il a emploïé une infinité de veilles à composer un poëme de longue haleine, qui malgré le goût que son génie devoit lui donner pour ce travail, doit l’avoir fatigué souvent jusques à la lassitude. Si Virgile avoit vécu dans un temps, sans Auguste, sans Mécene, et sans concurrens, Virgile auroit bien été déterminé par l’impulsion du génie, et par le desir de se distinguer à cultiver son talent. Il se seroit bien rendu capable de composer une éneïde, mais on peut croire qu’il n’auroit pas eu la perseverance necessaire pour terminer un si long ouvrage.
Peut être n’aurions-nous de Virgile que quelques églogues qui auroient coulé sans peine d’une veine abondante, et l’esquisse de l’éneïde dont il auroit terminé un livre ou deux.
Les grands artisans ne sont pas ceux à qui leurs productions coûtent le moins.
Leur inaction vient souvent de la crainte qu’ils ont des peines que leur coûtent des ouvrages dignes d’eux, quand il semble que c’est la paresse qui les tient dans l’oisiveté. Comme des matelots qui viennent de mettre pied à terre, après avoir vû, pour me servir de l’expression d’un ancien, la mort dans chaque flot qui s’approchoit d’eux, sont dégoûtez pour un temps de s’exposer aux perils de la mer, de même un bon poëte qui sçait combien il lui en a coûté pour terminer sa ◀tragédie, n’entreprend pas si volontiers d’en faire une autre.
Il faut qu’il se repose durant un temps. Après s’être ennuïé du travail, il faut, avant que de se mettre au travail, qu’il se soit ennuïé de l’oisiveté.
Un poëte ne dispose pas sans un travail pénible et sans une attention laborieuse l’esquisse d’un long ouvrage. Le travail de limer et de polir ses propres vers est encore ennuïeux. Il est impossible que l’attention sérieuse sur des minuties que ce travail exige, ne fatigue pas bien-tôt. Cependant il faut la continuer durant long-temps. J’en appelle à témoin les poëtes à qui la perséverance dans ce labeur a manqué. Il est vrai que les poëtes trouvent un plaisir sensible dans l’entousiasme de la composition.
L’ame livrée toute entiere aux idées qui s’excitent dans l’imagination échauffée, ne sent pas les efforts qu’elle fait pour les produire : elle ne s’apperçoit de sa peine que par cette lassitude et par cet épuisement qui suivent la composition.
Ceux qui composent des vers sans être poëtes, sont contens de ce qu’ils ont produit, plûtôt dans un délire que dans un véritable enthousiasme. La plûpart, comme Pigmalion, deviennent amoureux de leurs productions informes ou languissantes, et ils ne les retouchent plus : car qui dit amoureux, dit aveugle sur les défauts de ce qu’il aime. Aussi aucun tiran de la Grece n’entendit-il jamais autant de flatterie qu’un poëte médiocre s’en dit à lui-même quand il encense les prétenduës divinitez qui viennent de naître sous sa plume. C’est des mauvais poëtes principalement qu’il faut entendre ce que dit Ciceron. Mais un bon poëte n’est pas si facile à se contenter de ce qu’il a mis sur le papier. Il n’est pas encore satisfait de ses vers, quand ils sont déja assez bons pour plaire aux autres, et la peine qu’il ne sçauroit s’empêcher de prendre pour les perfectionner à son gré, l’impatiente souvent contre lui-même.