2. Racine, [Louis] de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, né à Paris en 1692, mort dans la même ville en 1764, fils du précédent, & héritier d’une grande partie des talens de son pere.
En suivant une autre carriere, il a rappelé la Poésie à son objet primitif : les premiers Vers furent consacrés, chez tous les Peuples, à chanter les Dieux, à célébrer les Mysteres de la Religion. Notre Poëte a eu l’avantage de s’exercer sur une matiere infiniment riche de son propre fonds, & il a su y répandre toutes les beautés dont elle étoit susceptible. Son Poëme de la Réligion est un monument où le talent s’est prêté avec succès aux impressions du zele. On y admire, à chaque page, un art séduisant de peindre & d’animer tous les objets, de présenter à l’imagination les détails de la Physique avec toutes les richesses de la Poésie. Ce Poëme est d’ailleurs frappant par la justesse du dessin, la disposition des parties, la vérité des couleurs, & le ton de noblesse qui y regne. La sécheresse des matieres abstraires y disparoît sous l’abondance des images ; le Théologien y est toujours d’accord avec le Poëte, & le Poëte toujours égal, toujours fécond dans la diversité des sujets & dans la maniere de les traiter. Quand il se livre à son enthousiasme, sa verve offre des traits que nos Poëtes les plus sublimes, l’Auteur même d’Athalie, n’auroient pas désavoués. Il a sur-tout des morceaux dont on ne sauroit trop apprécier le mérite, en faisant attention aux difficultés qu’il avoit à vaincre. Peu d’Auteurs ont su aussi bien conduire la marche du récit, & ont aussi bien connu le mécanisme de notre versification. Il ne lui manque qu’un peu plus de nombre & de variété dans les tours ; car ses vers tombent presque un à un, deux à deux, sans former cet enchaînement si flatteur dans les Ouvrages de son pere. Par-là il a contracté une monotonie & une sécheresse qui fatiguent le Lecteur, malgré son admiration pour les traits intéressans qu’on lui offre assez fréquemment.
Ce défaut est beaucoup plus sensible dans son Poëme sur la Grace, Ouvrage justement critiqué, quoiqu’il renferme des beautés estimables. Le Poëte s’y écarte trop souvent de son sujet. Après avoir promis de chanter la Grace, il laisse au Lecteur le soin de la chercher dans le premier Chant ; & lorsqu’il l’introduit dans le second, son apparition est si courte, qu’elle y disparoît, après une cinquantaine de Vers, pour aller se perdre dans une controverse aussi peu exacte qu’elle est déplacée. Dans les deux autres Chants, elle est étouffée sous les accessoires. L’Auteur a trop oublié que, dans un Poëme comme dans un Tableau, tout doit se rapporter au personnage principal ; que les figures du second ordre ne doivent avoir d’action, d’attitude, & d’énergie, que pour faire ressortir la figure essentielle. Virgile, dans ses Géorgiques, s’est bien gardé de tomber dans cet écueil : les images, les descriptions, les épisodes, tout se rapporte au but qu’il s’est proposé, l’instruction du Cultivateur.
On peut reprocher encore au Poëme de la Grace, d’être prosaïque. Sous prétexte d’être exact dans l’expression, le Poëte a dénué ses Vers de Poésie. Qu’on ajoute à cela un ton dogmatique, une diction seche, hachée, toujours uniforme, & l’on sera forcé d’avouer que M. Racine n’a pas assez senti la différence des deux sujets qu’il a voulu traiter.
Quand on conviendroit, avec ceux qui ont voulu le justifier, que le fond de ce Poëme est ingrat, qu’il prête plus à la discussion qu’aux images, ce ne seroit qu’une raison de plus pour prouver qu’il ne falloit pas l’entreprendre. On voit cependant, par certains morceaux, qu’il ne tenoit qu’à l’Auteur de le rendre intéressant ; il ne falloit, pour cet effet, qu’écarter des subtilités que la Poésie rejette, que mieux choisir les épisodes, que substituer le sentiment à la doctrine. Il eût alors évité deux inconvéniens, celui de se tromper, & celui d’ennuyer le Lecteur.
M. Clément a profité de ces défauts communs à plusieurs Poëmes didactiques, & les a fait valoir, pour soutenir qu’il est impossible de composer, en notre Langue, un bon Poëme de cette espece. Nous ne sommes pas de son sentiment, & nous allons établir nos raisons, ou plutôt combattre les siennes, sans craindre que ce Critique trouve mauvais que nous usions d’un droit dont il a usé lui-même à l’égard de plusieurs Ecrivains.
Seroit-il possible, en effet, que notre Langue fût privée d’une faculté commune à toutes les autres Langues ? Non seulement un Poëme didactique n’offre point de difficultés insurmontables dans la nôtre, mais encore il est très-peu de sujets qui puissent arrêter un Auteur né avec le génie propre à fournir cette carriere.
M. Clément soutient d’abord qu’un Poëme doit être écrit pour tous les Lecteurs, & que le Poëme didactique ne sauroit avoir ce mérite, attendu que les termes techniques, qu’il faut nécessairement y faire entrer, sont de l’algebre pour les trois quarts & demi des Lecteurs*.
Cette assertion seroit juste, si le premier principe étoit vrai, & si les inconvéniens qui résultent de la nécessité de faire entrer les termes techniques, tournoient à exclure le Poëme didactique de notre Littérature. Il est incontestable que le comble du mérite pour tout Ouvrage, est d’être à la portée de tous nos Lecteurs : il s’en faut cependant bien qu’on puisse dire que cette qualité soit nécessaire, & que sans elle tout Ouvrage soit mauvais. Il est des matieres, en Prose comme en Poésie, qui ne sont faites pour intéresser que ceux qui s’y attachent par préférence ; & dès que l’Auteur leur présente des lumieres capables de les instruire, on peut assurer qu’il a rempli son objet. De plus, on a vu des Poëmes dans presque toutes les Langues, avoir un succès général, quoique l’intelligence n’en fût réservée qu’à un très-petit nombre de Connoisseurs. On fait qu’Empedocle fut généralement estimé dans la Grece, pour avoir mis en Vers les principes de la Physique, & que son Poëme fut appelé Divin ; cependant les esprits qui composoient les différentes classes des Grecs de son temps, n’étoient certainement pas de grands Physiciens. Lucrece a suivi la même route, sans que sa réputation s’en soit moins étendue chez les Latins. Les détail dans lesquels il est entré sur la Physique & la Morale, n’ont point frustré son Poëme des éloges de la plupart des Poëtes ses contemporains, & de ceux qui sont venus après lui*. Virgile même ne devoit pas être universellement à la portée des Esprits de son Siecle : ses Géorgiques n’en furent pas moins estimées des Romains. Les Jardins du P. Rapin, le Prædium rusticum du P. Vaniere, la Callipédie de Quillet, le Poëme de Scevole de Sainte Marthe, sur la maniere d’élever les enfans à la mamelle, celui de Arte graphicâ de Dufresnoy, celui de l’Abbé de Marsy sur le même sujet, l’Anti-Lucrece, sont regardés comme d’excellens Ouvrages, malgré le fond des matieres, au dessus du commun des Lecteurs ; malgré la Langue dans laquelle ils sont écrits, dont la connoissance est encore plus bornée que celle des matieres. Boileau même, dans son Art poétique, est-il aussi à la portée de tout le monde que dans son Lutrin ? Et le premier de ces deux Poëmes est-il moins estimé, parce que les mots de Ballade, de Sonnet, de Triolet, de Tercet, d’Emistiche, &c. qu’on y trouve, sont des termes barbares pour une infinité de Lecteurs ?
« Ce qui rend intraitable * un Poëme sur l’Agriculture, dit M. Clément, c’est que notre Langue est absolument seche, peu nombreuse en expressions, qu’elle manque de synonymes, & qu’elle a sur-tout ces défauts pour rendre les choses rustiques** ».
La stérilité de notre Langue n’est-elle pas ici trop exagérée ? Avant que Balzac parût, on ne se seroit pas douté que cette Langue fût capable de devenir pleine d’harmonie & de majesté. Les Ouvrages de nos grands Ecrivains ont suffisamment prouvé qu’elle est capable de s’élever à tout & de tout enrichir, sous une plume habile à la manier.
Qu’on ajoute « qu’en traitant de l’Agriculture en Vers, il n’est
pas possible de n’avoir pas à parler des Vaches
& de leur lait, des Porcs,
des Veaux, des Cavalles, des Etalons, & qu’auqu’un de ces termes ne peut se
souffrir dans les Vers sérieux ; qu’on ne peut y faire entrer
les mots d’engaris, de coutre,
d’arbre fruitier, de vesse,
de choux, de foin, de poids, de chénevieres, de noisette, de tant d’autres choses qui ne peuvent
pas plus se passer d’entrer dans un Poëme sur l’Agriculture, que
dans le ménage de l’Homme des champs* ».
Nous répondrons, premiérement, qu’il est très-possible de parler de la plupart de ces choses, sans se servir précisément de ces mêmes mots, comme l’a souvent fait avec succès M. l’Abbé Delille, dans sa Traduction des Géorgiques. En voici un exemple qui s’offre à notre mémoire. Il s’agit des ravages de la peste :
Tout meurt dans le bercail, dans les champs tout périt ;L’agneau tombe en suçant le lait qui le nourrit ;La génisse languit dans un verd pâturage ;Le chien, si caressant, expire dans la rage ;Et d’une horrible toux les accès violensEtouffent l’animal qui se nourrit de glands.
Nous dirons, en second lieu, qu’il est encore très-possible de faire un bon Poëme sur l’Agriculture, sans parler de tout ce qui y a rapport. Virgile n’a pas tout traité dans ses Géorgiques. Il savoit que le Poëme didactique n’est destiné qu’à rappeler à ceux qui en connoissent la matiere, ce que cette matiere a de plus important, & à en donner une idée à ceux qui ne la connoissent pas. Boileau, dans son Art poétique, a passé sous silence une infinité d’objets qui font néanmoins partie d’une poétique ; de là vient qu’en parlant de la Tragédie▶, il n’entre dans aucun détail sur la division des Pieces en Actes, des Actes en Scenes ; sur l’exposition, l’intrigue, le dialogue, les surprises, la catastrophe. D’ailleurs la Poésie n’a-t-elle pas ses priviléges ? Son premier talent est de tout embellir, & son premier devoir de rejeter ce qui est indigne de son pinceau. Le bon sens avoit dicté ce principe à Horace,
Et quæDesperat tractata nitescere posse relinquit.
Quoique tout ce qui peut être vu, puisse être peint, ce n’est pas à dire que tout soit destiné à former un tableau. Le Peintre habile s’attache à ce qui peut plaire, & écarte avec soin tous les objets qui ne sont propres qu’à défigurer son Ouvrage.
On peut aller plus loin, & ce ne sera pas un paradoxe que de soutenir qu’il est très-possible de faire perdre leur trivialité aux termes le plus en usage parmi le Peuple, pourvu qu’un Ecrivain soit assez courageux pour secouer le préjugé, & assez habile pour subjuguer la Langue, en ennoblissant des expressions qui seroient basses sous la plume d’un homme ordinaire. Un mot nécessaire dans le discours, n’est jamais bas ; ou cesse de l’être, quand il est placé à propos. Patris s’est servi, sans révolter, du terme de fumier, dans sa célebre Epigramme :
…………..Ici tous sont égaux, je ne te dois plus rien ;Je suis sur mon fumier, comme toi sur le tien.
La noblesse du Prologue d’Esther n’est point dégradée par l’usage du mot pavé :
Tu le vois tous les jours devant toi prosterné,Humilier ce front de splendeur couronné ;Et, confondant l’orgueil par d’augustes exemples,Baiser avec respect le pavé de tes Temples.
La description de l’âge d’or, par Boileau, ne cesse pas d’être poétique pour admettre les termes de bled, de bœuf, de Vigne, de grappes, de lait :
Hélas ! avant ce jour qui perdit nos neveux,Tous les plaisirs couroient au devant de ses vœux.La faim, aux animaux, ne faisoit point la guerre ;Le bled, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,N’attendoit pas qu’un bœuf, pressé par l’aiguillon,Traçât, d’un pas tardif, un pénible sillon ;La Vigne offroit par tout des grappes toujours pleines,Et des ruisseaux de lait serpentoient dans les plaines.
Ceux de poule & de perdrix ne blessent ni le goût, ni l’oreille, dans ces Vers de M. Gaillard, Poëte d’ailleurs très-médiocre :
Voyez la poule active, ou l’agile perdrix,Sous son aile inquiete assemblant ses petits,Habile à les conduire, ardente à les défendre,Craignant tout, bravant tout, &c.
Enfin Corneille, Despréaux, Racine, ont fait plus que Tibere * ; non seulement ils ont donné le droit de Bourgeoisie à des expressions ignobles dans leur temps, mais on peut dire encore qu’ils leur ont donné des Lettres de Noblesse. Nous pourrions en citer cent exemples : nous nous bornerons à ceux-ci.
Le chagrin monte en croupe, & galoppe avec lui.Boil.
Et les doigts des Laquais dans la crasse tracés,Témoignoient, par écrit, qu’on les avoit rincés.Id.ABCD
Allons, foulons aux pieds ce foudre ridiculeDont arme un bois pourri ce Peuple trop crédule.Corn.ABCD
Dieu laisse-t-il jamais ses enfans au besoin ?Aux petits des oiseaux il donne la pâture.Rac.ABCD
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélangeD’os & de chair meurtris, & traînés dans la fange,Des lambeaux pleins de sang & des membres affreuxQue des chiens dévorans se disputoient entre eux.Id.ABCD
Qu’on se récrie, après cela, sur la bizarrerie de la Langue Françoise ! qu’on l’accuse d’une délicatesse outrée ! on ne prouvera autre chose, si ce n’est que certains mots ne sont réputés bas & ignobles, que parce qu’ils n’ont pas été employés par de grands Poëtes.
Mais supposons encore qu’il fût impossible de faire usage de certains termes ; les périphrases, les métaphores ne peuvent-elles pas suppléer au défaut de l’expression littérale ? Sans nommer le briquet & la pierre à fusil, l’Auteur du Lutrin les a très-justement exprimés :
Et du sein d’un caillou, qu’il frappe au même instant,Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant.
La poudre à canon, & les canons eux-mêmes, ne sont-ils pas moins bien exprimés dans ces Vers du même Poëte ?
Du salpêtre en fureur l’air s’échauffe & s’allume.…….. Affronter la tempêteDe cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Qui ne voit qu’il s’agit de la bayonnette, quand Piron dit que les Soldats,
Se font jour avec l’arme à Bayonne inventée ?
Le sabre & la balle ne sont-ils pas bien caractérisés dans ces Vers de M. de Voltaire ?
Chefs, Officiers, Soldats, l’un sur l’autre entassésSous le fer expirans, par le plomb renversés,Poussent les derniers cris, &c.
Le même Poëte n’a pas eu besoin d’employer le nom de Ramoneur, quand il a dit :
J’estime plus ces honnêtes enfans.Qui de Savoie arrivent tous les ans,Et dont la main légérement essuieCes longs canaux engorgés par la suie.
Tant d’exemples sont des preuves convaincantes que le Poëme didactique est autant le patrimoine de notre Langue, que celui de toute autre. Faites un Poëme sur la Peinture, l’Agriculture, la Déclamation, l’Art de la Chasse, l’Art de la Guerre, &c. ; ayez un génie vraiment poétique, & vous saurez ennoblir chaque terme pour exprimer chaque objet ; & vous traiterez les choses les plus difficiles d’une maniere aussi claire que poétique. Voyez le beau morceau du Poëme de la Religion, sur la formation des fleuves & des rivieres : vous y trouverez une description des plus pompeuses, des plus nettes, sans que les difficultés aient pu ralentir la marche du Génie qui les a subjuguées. Ce Poëme offre plusieurs autres morceaux, qui sont de nouvelles preuves de ce que nous avons avancé. Si M. Racine, celui de tous nos Poëtes, qui, après son pere, a le mieux connu le mécanisme de notre Langue, se fût abandonné à son génie, dans le Poëme de la Grace, au lieu de s’engager dans des discussions déplacées, cet Ouvrage eût été un nouveau modele de Poésie didactique, & la réponse la plus complette à toutes les objections contre ce genre de Poésie.
Comme son illustre pere, M. Racine a eu le mérite d’écrire en prose avec autant d’élégance que de pureté. Ses Réflexions sur la Poésie, où plusieurs Auteurs ont souvent puisé sans s’en vanter, annoncent un Homme profond dans la Littérature. On désireroit seulement qu’il eût été moins prolixe dans cet Ouvrage ; défaut qu’il n’a pas plus évité dans ses excellentes Remarques sur les ◀Tragédies de son pere, que dans les Mémoires qu’il a publiés pour servir à l’Histoire de la Vie de cet illustre Poëte.