(1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Division dramatique. » pp. 64-109
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(1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Division dramatique. » pp. 64-109

Division dramatique.

Prologue.

C’est, dans le poème dramatique, un discours qui précède la pièce, et dans lequel on introduit, tantôt un seul acteur, et tantôt plusieurs interlocuteurs. Ce mot vient du grec προ (pro), devant, et λογος (logos), discours ; præloquium, discours qui précède quelque chose.

L’objet du prologue, chez les anciens et originairement, était d’apprendre aux spectateurs le sujet de la pièce qu’on allait représenter, à les préparer à entrer plus aisément dans l’action et à en suivre le fil.

Quelquefois aussi, il contenait l’apologie du poète, et une réponse aux critiques qu’on avait faites de ses pièces précédentes. On peut s’en convaincre par l’inspection des prologues des tragédies grecques et des comédies de Térence.

Les prologues des pièces anglaises roulent presque toujours sur l’apologie de l’auteur dramatique dont on va jouer la pièce ; l’usage du prologue est, sur le théâtre anglais, beaucoup plus ancien que celui de l’épilogue.

Les Français ont presque entièrement banni le prologue de leurs pièces de théâtre, à l’exception des opéras. On a cependant quelques comédies avec des prologues, telles que les Caractères de Thalie, Basile et Quitterie, Ésope au Parnasse, et quelques pièces du théâtre italien ; mais en général, il n’y a que les opéras qui aient conservé constamment le prologue.

Le sujet du prologue des opéras est presque toujours détaché de la pièce ; souvent il n’a pas avec elle la moindre liaison. La plupart des prologues des opéras de Quinault sont à la louange de Louis XIV. On regarde cependant comme les meilleurs prologues ceux qui ont du rapport à la pièce qu’ils précèdent, quoiqu’ils n’aient pas le même sujet : tel est celui d’Amadis des Gaules. Il y a des prologues qui, sans avoir de rapport à la pièce, ont cependant un mérite particulier pour la convenance qu’ils ont au temps où elle a été représentée : tel est le prologue d’Hésione, opéra qui fut donné en 1700. Le sujet de ce prologue est la célébration des jeux séculaires.

Dans l’ancien théâtre, on appelait prologue l’acteur qui récitait le prologue ; cet acteur était regardé comme un des personnages de la pièce, où il ne paraissait pourtant qu’avec ce caractère. Ainsi, dans l’Amphytrion de Plaute, Mercure fait le prologue ; mais, comme il fait aussi, dans la comédie, un des principaux rôles, les critiques ont pensé que c’était une exception à la règle générale.

Chez les anciens, la pièce commençait dès le prologue : chez les Anglais, elle ne commence que quand le prologue est fini ; c’est pour cela qu’au théâtre anglais, la toile ne se lève qu’après le prologue, au lieu qu’au théâtre des anciens ; elle devait se lever auparavant. Chez les Anglais, ce n’est point un personnage de la pièce, c’est l’auteur même qui est censé adresser la parole aux spectateurs : au contraire, celui que les anciens nommaient prologue, était censé parler à des personnes présentes à l’action même, et avait, au moins pour le prologue, un caractère dramatique.

Les anciens distinguaient trois sortes de prologues : l’un, dans lequel le poète exposait le sujet de la pièce ; l’autre, où le poète implorait l’indulgence du public, ou pour son ouvrage, ou pour lui-même ; le troisième, où il répondait aux objections. Donat en ajoute une quatrième espèce, dans laquelle entrait quelque chose de toutes les autres, et qu’il appelle, par cette raison, prologue mixte. Les anciens distinguaient encore les prologues en deux espèces : l’une où l’on n’introduisait qu’un seul personnage, l’autre où deux acteurs dialoguaient. On trouve de l’une et de l’autre dans Plaute.

Protase.

Dans l’ancienne poésie dramatique, c’était la première partie d’une pièce de théâtre, qui servait à faire connaître le caractère des principaux personnages, et à exposer le sujet sur lequel roulait toute la pièce.

Ce mot est formé d’un mot grec, qui veut dire tenir le premier lieu : c’était, en effet, par là que s’ouvrait le drame. Selon quelques-uns, la protase des anciens revient à nos deux premiers actes ; mais ceci a besoin d’être éclairci.

Scaliger définit la protase : in quâ proponitur et narratur summa rei sine declaratione, c’est-à-dire, l’exposition du sujet sans en laisser pénétrer le dénouement. Mais si cette exposition se fait en une scène, on n’a donc besoin pour cela, ni d’un, ni de deux actes. C’est la longueur du récit, sa nature et sa nécessité, qui déterminaient l’étendue de la protase à plus ou moins de scènes, la renfermaient quelquefois dans le premier acte, et le second.

Aussi, Vossius remarque-t-il que cette notion que Donat ou Evanthe ont donnée de la protase (protasis est primus actus initiumque dramatis), n’est rien moins qu’exacte ; et il allègue en preuve le Miles gloriosus de Plaute, où la protase, ce que Scaliger appelle rei summa, ne se fait que dans la première scène du second acte ; après quoi, l’action commence proprement. La protase ne revient donc à nos deux premiers actes qu’à raison de la première place qu’elle occupait dans une tragédie ou dans une comédie, et nullement à cause de son étendue.

Ce que les anciens entendaient par protase, nous l’appelons préparation ou exposition du sujet, deux choses qu’il ne faut pas confondre. L’une consiste à donner une idée générale de ce qui va se passer dans le cours de la pièce, par le récit de quelques événements que l’action suppose nécessairement. C’est d’elle que Despréaux a dit :

Que, dès les premiers vers, l’action préparée,
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.

L’autre développe d’une manière un peu plus précise et plus circonstanciée le véritable sujet de la pièce. Sans cette exposition, qui consiste quelquefois dans un récit, et quelquefois se développe peu à peu dans le dialogue des premières scènes, il serait comme impossible aux spectateurs d’entendre une tragédie dans laquelle les divers intérêts et les principales actions des personnages ont un rapport essentiel à quelque autre grand événement qui influe sur l’action théâtrale, qui détermine les incidents, et qui prépare, ou comme cause, ou comme occasion, les choses qui doivent ensuite arriver. C’est de cette partie que ce même poète a dit :

Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.

Cette exposition du sujet ne doit point être si claire, qu’elle instruise parfaitement le spectateur de tout ce qui doit arriver dans la suite, mais le lui laisser entrevoir comme une perspective, pour le rapprocher par degrés et le développer successivement, afin de ménager toujours un nouveau plaisir partant du même principe, quoique varié par de nouveaux incidents qui piquent et réveillent la curiosité. Car si l’on suppose une fois l’esprit suffisamment instruit, on le prive du plaisir de la surprise, auquel il s’attendait. C’est précisément ce que dit Donat, quand il définit la protase : Primus actus fabulæ, quo pars argumenti explicatur, pars reticetur ad populi expectationem tenendam.

Les anciens connaissaient peu cet art : au moins les Latins s’embarrassaient-ils peu de tenir ainsi l’esprit des spectateurs dans l’attente. Dès le prologue d’une pièce, ils en annonçaient toute l’ordonnance, la conduite et le dénouement : témoin l’Amphytrion de Plaute. Les modernes entendent mieux leurs intérêts et ceux du public.

Épitase, exposition.

L’exposition est la partie du poème dramatique dans laquelle l’auteur jette les fondements de la pièce, en exposant les faits de l’avant-scène qui doivent produire ceux qui vont arriver, en établissant les intérêts et les caractères des personnages qui doivent y avoir part, et surtout en dirigeant l’esprit et le cœur du côté de l’intérêt principal dont on veut les occuper.

Mais comme la tragédie est une action, il faut que le poète se cache dès le commencement, de manière qu’on ne s’aperçoive pas qu’il prend ses avantages et que c’est lui qui s’arrange, plutôt que les acteurs n’agissent.

Beaucoup d’expositions de nos tragédies ressemblent bien moins à une partie de l’action qu’à des prologues des anciens, où un comédien venait mettre le spectateur au fait de l’action qu’on allait lui représenter, en lui racontant franchement les aventures passées qui y donnaient lieu.

Le poète s’affranchissait par là de l’art pénible de mêler les échafaudages avec l’édifice et de les tourner en ornements. Corneille lui-même ne s’est pas trop élevé au-dessus de ces usages dans l’exposition de Rodogune, où, par un acteur désintéressé, il fait faire à un autre qui ne l’est pas moins, toute l’histoire nécessaire à l’intelligence de la tragédie ; et l’histoire est si longue qu’il a fallu la couper en deux scènes, ou l’interrompre, pour laisser parler les deux princes qui arrivent : et on la reprend dès qu’ils sont sortis.

C’est le plus grand exemple d’une exposition froide ; mais aussi c’est ce même Corneille qui en a donné le plus parfait modèle dans la Mort de Pompée, où Ptolemée tient conseil sur la conduite qu’il doit tenir après la victoire de César à Pharsale. Cette exposition est imposante, auguste, attendrissante ; elle forme en même temps le nœud de l’action.

La première règle de l’exposition est de bien faire connaître les personnages, celui qui parle, celui à qui on parle et celui dont on parle, le lieu où ils sont, le temps où l’action commence :

Que, dès les premiers vers, l’action préparée,
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée :
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.

Le grand secret est d’exciter d’abord beaucoup de curiosité :

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.

Toute scène qui ne donne pas envie de voir les autres, ne vaut rien.

Si le sujet est grand, est connu, comme la Mort de Pompée, le poète peut tout d’un coup entrer en matière ; les spectateurs sont au fait de l’action commencée, dès les premiers vers, sans obscurité : mais si les héros de la pièce sont tous nouveaux pour les spectateurs, il faut faire connaître, dès les premiers vers, leurs différents intérêts, etc.

L’oubli le plus léger suffit pour détruire toute illusion. Une petite circonstance omise ou mal présentée décèle la maladresse du poète, et affaiblit l’intérêt. Il faut expliquer tout ce qui le demande, et rien au-delà.

Corneille prétend que le poète est dispensé de motiver, dans l’exposition, l’arrivée des acteurs ; c’est une licence qui peut quelquefois être prise, mais il semble qu’il est mieux de s’en passer. L’acte est froid quand l’exposition n’est pas amenée par un incident important ; il est même à souhaiter qu’elle en soit suivie.

La manière la plus commune, et par conséquent la plus défectueuse, d’amener une exposition, c’est de faire faire à un acteur, par un autre, tous les récits dont il a besoin, tantôt dans le dessein d’instruire un personnage qui n’est pas au fait, tantôt en lui rappelant ce qu’il peut avoir oublié, quelquefois même en lui disant qu’il s’en souvient, comme si c’était une raison de le lui redire. De là, deux défauts : celui de la ressemblance et celui de la langueur. Le spectateur est tellement habitué à cet usage, qu’il n’est qu’auditeur dans le commencement. Il ne compte pas qu’il soit encore temps d’être ému. Les règles veulent qu’il attende ; et il abandonne le premier acte, quelquefois davantage, aux besoins du poète, dans l’espérance qu’il lui ménage par là de grandes émotions.

On doit tâcher de mettre tout en action jusqu’à l’exposition. On en impose au spectateur, qui se trouve d’abord dans l’illusion. Il n’aperçoit pas le poète sous les personnages ; l’art des préparatifs disparaît.

Il est difficile, en effet, de croire que les discours de deux personnages passionnés aient d’autre objet que de développer leurs sentiments ; et, à la faveur de cette émotion, le poète instruit adroitement les spectateurs de tout ce qu’il a intérêt qu’on sache.

Si le poète ose débuter par une situation forte, il se mettra dans la nécessité de soutenir le ton qu’il aura pris, et son ouvrage y gagnera.

Si le poète a choisi un sujet dont l’avant-scène ne soit pas trop compliquée, l’exposition en sera plus facile et plus claire.

Il est à souhaiter que l’action commence dans un jour illustre ou désiré, remarquable par quelque événement qui tienne lieu d’époque ou qui puisse le devenir. Corneille manque rarement à cette règle.

Le poète doit se ménager, autant que son sujet peut le lui permettre, quelque description brillante qui passionne son exposition, comme le discours de Cinna aux conjurés, comme le récit de la mort de Cresfonte dans Mérope.

L’exposition d’Othon est citée comme modèle : elle est naturelle, noble, bien amenée, marquée par une époque intéressante. Il s’agit de désigner un successeur à Galba. L’avant-scène y entre avec beaucoup de netteté et de précision ; mais ne manque-t-elle pas l’objet de toute exposition, qui est d’exciter un vif intérêt, au moins de curiosité ? Othon est amoureux de Plautine, fille de Vinius, consul, et ministre de Galba. Albin, confident d’Othon, conseille à son maître de s’attacher à Camille, nièce de l’empereur, qui lui portera l’empire en dot. Voici comment Othon rejette cette proposition.

Porte à d’autres qu’à moi cette amorce inutile :
Mon cœur, tout à Plautine, est fermé pour Camille.
La beauté de l’objet, la honte de changer,
Le succès incertain, l’infaillible danger,
Tout met à ces projets d’invincibles obstacles.

Un amant qui fait entrer l’incertitude de réussir auprès d’une autre femme, dans les raisons d’être fidèle à celle qu’il aime, ne peut intéresser vivement ; et Plautine qui renonce généreusement à Othon, ne réchauffe pas l’intérêt en lui offrant le dédommagement d’un amour au-dessus des sens.

L’exposition de Bajazet paraît d’un ordre infiniment supérieur. Osmin arrive d’un long voyage. L’étonnement qu’il montre en entrant dans l’intérieur du sérail, fait voir qu’il s’est passé quelque chose d’important dans son absence, et qu’il ne peut savoir. Les questions d’Acomat laissent entrevoir une partie de ses projets. Il y a peu d’avant-scènes aussi chargées de détails nécessaires, et il y en a peu qui soient aussi claires. Aussi cette exposition passe-t-elle pour un modèle unique en son genre.

Mais ne pourrait-on pas lui préférer encore celles qui joignent à ce mérite celui d’être en sentiment et en tableaux ? Il semble que celle d’Iphigénie réunit ce double avantage.

Un grand roi, réveillé par ses inquiétudes paternelles, voyant ses soldats endormis autour de lui, présente un tableau bien noble ; et les combats de son cœur forment une exposition bien touchante.

C’est encore le mérite de Sémiramis. Le grand-prêtre, qui reçoit des mains d’Arsace le coffre qui contient la lettre, le glaive et la couronne de Ninus, forme dès lors le nœud et prépare le dénouement. C’est le comble de l’art.

Les anciens ont connu ces expositions en tableaux. Voyez celle de l’Œdipe roi. L’ouverture de la scène présente aux yeux une place publique, un palais, un autel ; à la porte du palais d’Œdipe, des enfants, des vieillards prosternés, demandant la fin de leurs maux.

En remontant encore plus haut, on peut voir, par l’exposition des Cœphores, comment Eschyle avait conçu la tragédie. Le fond de la scène est le tombeau d’Agamemnon. Oreste y arrive avec Pilade ; il invoque Mercure qui préside aux funérailles ; il coupe sa chevelure pour la répandre sur le monument ; et tandis qu’il est occupé à cette pieuse cérémonie, il aperçoit de loin Électre sa sœur, à la tête d’une troupe de jeunes filles qui s’avancent avec des dons pour le mort.

La Motte, après avoir loué les expositions en tableaux, prétend qu’elles sont très dangereuses, et que l’auteur, avant de les hasarder, doit bien consulter ses forces. Selon lui, il est à craindre que le spectateur ne voie avec peine le théâtre presque vide, après l’avoir vu occupé par une foule de personnages. Cette crainte peut être fondée : mais il n’y a guère que le défaut d’intérêt dans les actes suivants, qui rappelle au spectateur que le théâtre était rempli au premier acte : témoin Brutus et les ouvrages déjà cités.

Les principes de l’exposition sont les mêmes pour la comédie. La plus grande attention de l’auteur doit être de faire marcher de front le comique, le développement du sujet et celui des caractères.

Quand la pièce est un tissu de caractères, il est permis de s’occuper de leur développement, plus encore que de l’exposition du sujet. Telle est la première scène du Misanthrope, qui est employée principalement à dessiner les caractères d’Alceste et de Philinte.

Épisode.

C’était chez les Grecs, une des parties de quantité de la tragédie.

On appelait ainsi cette portion du drame qui était entre les chants du chœur ; elle équivalait à nos trois actes du milieu.

Ce récit des acteurs, interposé entre les chants du chœur, étant distribué en plusieurs morceaux différents, on peut le considérer comme un seul épisode composé de plusieurs parties ; à moins qu’on n’aime mieux donner à chacune de ses parties le nom d’épisode.

En effet, c’était quelquefois un même sujet divisé en différents récits, et quelquefois chaque récit contenait un sujet particulier dépendant des autres. Mais ce qui n’avait été qu’un ornement dans la tragédie, en étant devenu la partie principale, on regarde la totalité des épisodes comme ne devant former qu’un seul corps dont les parties soient dépendantes les unes des autres.

Les meilleurs poètes conçurent leurs épisodes de la sorte, et les tirèrent d’une même action ; pratique si généralement établie du temps d’Aristote, qu’il en a fait une règle : en sorte qu’on nommait simplement tragédies, les pièces où l’unité de ces épisodes était observée, et tragédies épisodiques, celles où elle était négligée. Les mauvais poètes tombaient dans ce défaut par ignorance, et les bons par leur complaisance pour quelques acteurs aimés du public, à qui l’on voulait donner des rôles, sans que la contexture de la pièce l’exigeât ou le permît.

Parmi nous, l’épisode se prend pour un incident ou une action détachée qu’un poète insère dans son ouvrage et lie à son action principale, pour y jeter une plus grande diversité d’événements. Les actions les plus simples sont les plus sujettes à cette irrégularité, en ce qu’ayant moins d’incidents et de parties que les autres plus composées, elles ont plus besoin qu’on y en ajoute d’étrangères.

Un poète peu habile épuisera quelquefois tout son sujet dès le second acte, et se trouvera par là dans la nécessité d’avoir recours à des actions étrangères pour remplir les autres actes : c’était le défaut des premiers poètes français. Pour remplir chaque acte, ils prenaient des actions qui appartenaient bien au même héros, mais qui n’avaient aucune liaison entre elles.

Le poète doit choisir, autant qu’il est possible, des sujets dont le fond lui fournisse les incidents et les obstacles qui doivent concourir à l’action principale ; mais lorsque le sujet n’en suggère point, ou que les incidents ne sont point par eux-mêmes assez importants pour produire les effets qu’on se propose, alors le poète doit employer toutes les ressources de son art à lier tellement l’épisode à son sujet, qu’il y devienne comme absolument nécessaire.

Racine a donné, dans Andromaque et dans Iphigénie, deux modèles admirables de la manière dont un épisode doit être lié à l’action. Dans Andromaque, Oreste, ouvrant la scène, déclare à Pilade sa passion pour Hermione, et y intéresse tellement le spectateur, qu’on est tenté de prendre cet amour épisodique pour l’action principale. Il est le représentant de la Grèce ; il vient demander à Pyrrhus le fils d’Hector ; enfin, son rôle est si bien lié à l’action qu’il est impossible de l’en séparer.

Même artifice à peu près dans Iphigénie. Dès le premier acte, l’arrivée d’Ériphile est annoncée ; on explique même le sujet de sa venue. Elle veut interroger Calchas sur le secret de sa naissance ; elle est liée d’amitié avec Iphigénie ; elle est captive d’Achille, et Iphigénie le prie de la délivrer. C’est elle qui déclare aux Grecs le projet du départ de la reine et de la princesse ; c’est elle qui est la victime du sacrifice qu’elle veut hâter, et elle ne tient guère moins à la pièce qu’Oreste dans Andromaque.

Voyez encore la manière dont Voltaire, dans Sémiramis, a lié à son sujet l’amour d’Arsace et d’Azéma ; et dans Mahomet, celui de Palmire et de Séide.

On connaît encore, sur le théâtre français, une espèce d’ouvrages nommés comédies épisodiques, ou pièces à tiroir. Les Fâcheux sont le modèle des pièces de ce genre, et jamais aucun auteur n’a pu en approcher.

Ces ouvrages sont composés d’un certain nombre de scènes détachées, qui ont un rapport à un certain but général. Le secret de l’auteur consiste à faire passer rapidement devant les yeux du spectateur un grand nombre de personnages qui viennent donner ou montrer des ridicules ; ce sont surtout des travers de modes que l’on attaque ordinairement dans ces pièces.

Le nom de comédie ne leur convient nullement puisque la comédie est une action et emporte dans son idée l’unité d’action ; mérite qui manque absolument à ces ouvrages, qui ne sont que des déclamations partagées en plusieurs points.

Les anciens ne connaissaient point les pièces épisodiques ; mais ils avaient une autre manière d’attaquer en même temps plusieurs espèces de ridicules et de les immoler à la fois. Les chœurs de leurs comédies étaient en partie destinés à cet usage ; ils y rassemblaient plusieurs personnages ridicules sur lesquels le poète lançait rapidement une foule de traits.

Nos auteurs ont préféré la méthode d’immoler leurs victimes successivement.

Au reste, cet usage dura peu chez les Grecs, c’était dans les chœurs que les poètes portaient le plus loin la licence, et c’est sur les chœurs principalement que tombe la réforme qui sert d’époque à la comédie nouvelle.

Quand le poète introduit deux intrigues dans sa pièce, il doit conduire les deux actions de manière que leur mouvement soit égal et ne se nuise point réciproquement : c’est alors qu’il faut éviter la multiplication des incidents, qui détournerait l’attention des spectateurs.

Si la pièce dans laquelle on introduit un épisode est une comédie de caractère, il faut avoir égard à deux choses : la première, que les intrigues des deux actions soient légères ; la seconde, que le caractère les embrasse toutes deux. C’est ainsi que Molière en a usé dans l’Avare.

Harpagon, père d’Élise et amoureux de Marianne, embrasse les deux intrigues, l’une de Valère amant de sa fille, et l’autre de son fils Cléante amoureux de Marianne. Ces deux intrigues sont légères, parce qu’elles sont subordonnées au caractère principal de l’Avare, qui les occupe et les fait marcher.

Catastase.

La catastase est, selon quelques-uns, la troisième partie du poème dramatique chez les anciens, dans laquelle les intrigues, nouées dans l’épitase ou l’exposition, se soutiennent, continuent, augmentent jusqu’à ce qu’elles se trouvent préparées par le dénouement qui doit arriver dans la catastrophe.

Quelques auteurs confondent la catastase avec l’épitase ; ou ne les distinguent tout au plus qu’en ce que l’une est le commencement, et l’autre la suite du nœud de l’intrigue.

Ce mot veut dire en grec constitution, parce que c’est cette partie qui forme comme le corps de l’action théâtrale, que la protase ne fait que préparer, et la catastrophe démêler.

Épilogue.

Aristote définit l’épilogue, une partie qu’on récite dans la tragédie, lorsque le chœur a chanté pour la dernière fois.

Dans la poésie dramatique, il signifiait, chez les anciens, ce qu’un des principaux acteurs adressait aux spectateurs lorsque la pièce était finie, et qui contenait ordinairement quelques réflexions relatives à cette même pièce et au rôle qu’y avait joué cet acteur.

Parmi les modernes, ce nom et ce rôle sont inconnus ; mais à l’épilogue des anciens, ils ont substitué l’usage des petites pièces ou comédies, qu’on fait succéder aux pièces sérieuses, afin, dit-on, de calmer les passions et de dissiper les idées tristes que la tragédie aurait pu exciter.

L’épilogue n’a pas toujours été d’usage sur le théâtre des anciens ; et il n’est pas, à beaucoup près, de l’antiquité du prologue.

Il est vrai que plusieurs auteurs ont confondu, dans le drame grec, l’épilogue avec ce qu’on nommait exode, trompés par la définition d’Aristote. Mais ces deux choses étaient en effet aussi différentes que l’étaient nos grandes et nos petites pièces ; l’exode étant (comme on l’a dit ci-devant) une des parties de la tragédie, c’est-à-dire, la quatrième et dernière, qui renfermait la catastrophe ou le dénouement de l’intrigue, et répondait à notre cinquième acte : au lieu que l’épilogue était hors d’œuvre, et n’avait tout au plus que des rapports arbitraires et fort éloignés avec la tragédie.

Récit dramatique.

Le récit dramatique qui termine ordinairement nos tragédies, est la description d’un événement funeste, destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c’est-à-dire, à porter à leur plus haut point la terreur et la pitié, qui se sont accrues durant tout le cours de la pièce.

Ces sortes de récits sont, pour l’ordinaire, dans la bouche des personnages qui, s’ils n’ont pas un intérêt à l’action du poème, en ont du moins un très fort qui les attache au personnage le plus intéressé dans l’événement funeste qu’ils ont à raconter. Ainsi, quand ils viennent rendre compte de ce qui s’est passé sous leurs yeux, ils sont dans cet état de trouble qui naît du mélange des passions.

La douleur, le désir de faire passer cette douleur chez les autres, la juste indignation contre les auteurs du désastre dont ils viennent d’être témoins, l’envie d’exciter à les en punir, et les divers sentiments qui peuvent naître des différentes raisons de leur attachement à ceux dont ils déplorent la perte : toutes ces raisons agissent en eux, en même temps, indistinctement, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, et les mettent dans une situation à peu près pareille à celle où Longin nous fait remarquer qu’est Sapho, qui, racontant ce qui se passe dans son âme à la vue de l’infidélité de celui qu’elle aime, présente en elle, non une passion unique, mais un concours de passions.

On voit aisément que je me restreins aux récits qui décrivent la mort des personnages pour lesquels on s’est intéressé durant la pièce.

Les récits de la mort des personnages odieux ne sont pas absolument assujétis aux mêmes règles, quoique cependant il ne fût pas difficile de les y ramener, à l’aide d’un peu d’explication.

Le but de nos récits étant donc de porter la terreur et la pitié le plus loin qu’elles puissent aller, il est évident qu’ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce but.

Dans l’événement le plus triste et le plus terrible, tout n’est pas également capable d’imprimer de la terreur ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; et ce choix commence par écarter les circonstances frivoles, petites et puériles. Voilà la première règle prescrite par Longin ; et sa nécessité se fait si bien sentir qu’il est inutile de la détailler plus au long.

La seconde règle est de préférer, dans le choix des circonstances, celles qui sont principales. La raison de cette règle est claire. Il est impossible, moralement parlant, que, dans les grands mouvements, le feu de l’orateur ou du poète se soutienne toujours au même degré. Pendant qu’on passe en revue une longue file de circonstances, le feu se ralentit nécessairement, et l’impression qu’on veut faire sur l’auditeur languit en même temps. Le pathétique manque une partie de son effet ; et l’on peut dire que, dès qu’il en manque une partie, il le perd tout entier. Cette seconde règle n’est pas moins nécessaire pour nos récits que la première. Les personnages qui les font, sont dans une situation extrêmement violente ; et ce que le poète leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte des passions qui les agitent, ne les rend eux-mêmes attentifs, dans le désordre d’un premier mouvement, qu’aux traits les plus frappants de ce qui s’est passé sous leurs yeux.

Je dis dans le désordre d’un premier mouvement, parce que ce qu’ils racontent venant de se passer dans le moment même, il serait absurde de supposer qu’ils eussent eu le temps de la réflexion, et que le comble du ridicule serait de les faire parler comme s’ils avaient pu méditer à loisir l’ordre et l’art qu’il leur faudrait employer pour arriver plus sûrement à leurs fins. C’est pourtant sur ce modèle si déraisonnable, que sont faits la plupart des récits de nos tragédies, et on n’en connaît guère qui ne pèche contre la vraisemblance.

La troisième règle est que les récits soient rapides, parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, et qu’il n’y a point de véhémence sans rapidité.

Nos récits sont asservis à cette règle ; mais il ne paraît pas que la plupart de nos tragiques la connaissent ou qu’ils se soucient de la pratiquer. Si leurs récits font quelque impression au théâtre, elle est l’ouvrage de l’acteur qui supplée par son art à ce qui leur manque.

Le style le plus vif et le plus serré convient à nos récits. Les circonstances doivent s’y précipiter les unes sur les autres ; chacune doit être présentée avec le moins de mots qu’il est possible.

Ce n’est point à Racine, comme poète, que l’on fait le procès dans son récit : c’est à Racine faisant parler Théramène ; c’est à Théramène lui-même, qui ne peut pas plus jouir des privilèges accordés aux poètes, qu’aucun personnage de tragédie. La première partie du récit de Théramène répond à ceux que les anciens ont faits de la mort d’Hippolyte. Racine en avait trois devant les yeux : celui d’Euripide, celui d’Ovide et celui de Sénèque. Il les admira ; et, selon toute apparence, les fautes qu’on lui reproche ne viennent que de la noble ambition qu’il a eue de vouloir surpasser tous ces modèles. Au reste, on a discuté ce beau morceau, avec la dernière rigueur, dans la dernière édition de Despréaux, à cause de l’excellence de l’auteur ; mais les critiques qu’on en a faites, toutes bonnes qu’elles puissent être, ne tournent qu’à la gloire des talents admirables d’un illustre écrivain, qui, dès l’instant qu’il commença de donner ses tragédies au public, fit voir que Corneille, le grand Corneille, n’était plus le seul poète tragique en France.

Monologue et monodie.

Le monologue est le discours d’un seul personnage.

Encore que je n’aie point trouvé le terme de monologue chez les auteurs anciens qui nous ont parlé du théâtre, ni même dans le grand œuvre de Jules Scaliger, lui qui n’a rien oublié de curieux sur ce sujet, il ne faut pourtant pas laisser d’en dire mon sentiment, selon l’intelligence des modernes, pour ne pas me départir des choses qui sont reçues parmi eux.

Je commence par une observation nécessaire, en avertissant d’abord qu’on ne doit pas confondre la monodie des anciens avec ce qu’aucuns appellent maintenant monologues : car, quoique la monodie soit une pièce de poésie chantée ou récitée par un homme seul, l’usage néanmoins la restreint pour signifier les vers lugubres qui se chantaient par l’un de ceux qui composaient le chœur en l’honneur d’un mort ; et l’on tient qu’Olimpe, musicien, fut le premier qui en usa de la sorte en faveur de Pithon, au rapport d’Aristoxène.

Je m’étonne qu’un moderne ait dit que la monodie est un poème composé pour un seul personnage, tel que la Cassandre de Licophron ; car n’étant pas même d’accord avec Scaliger touchant l’intelligence de ce simple terme poétique, il me semble qu’on peut bien aussi n’approuver pas son opinion.

D’ailleurs, il y a des savants qui ne veulent point recevoir le mot grec pour signifier l’entretien d’un homme seul, mais bien un discours en tout semblable, sans aucune variété. J’estime donc que, de nos jours, on a nommé monologues, ce que les anciens appelaient en grec récit d’un seul personnage, par exemple, plusieurs églogues grecques et latines, et plusieurs discours du chœur dans les premières comédies, et que Striblin appelle monodies, mettant de ce nombre le discours d’Électre seule dans Euripide, et un autre encore d’elle-même dans Sophocle, bien qu’elle parle en la présence du chœur.

J’avoue qu’il est quelquefois bien agréable sur le théâtre de voir un homme seul ouvrir le fond de son âme, de l’entendre parler hardiment de toutes ses plus secrètes pensées, expliquer tous ses sentiments, et dire tout ce que la violence de sa passion lui suggère ; mais il n’est pas toujours bien facile de le lui faire faire avec vraisemblance.

Les anciens tragiques ne pouvaient faire ces monologues, à cause des chœurs qui ne sortaient point du théâtre ; et si ma mémoire ne me trompe, hors celui qu’Ajax (dans Sophocle) fait sur le point de mourir au coin d’un bois pendant que le chœur est sorti pour le chercher, je ne crois pas qu’il s’en trouve un dans les trente-cinq tragédies qui restent.

Je sais bien que souvent on ne trouve intitulé, dans nos scènes, qu’un acteur ; mais, si l’on y prend garde, on reconnaîtra qu’il n’est pas seul sur le théâtre, et que son discours s’adresse à des gens qui le suivent en personne, quoiqu’ils ne soient point marqués à l’édition.

Quant aux prologues, ils sont récités ordinairement par des personnages seuls, mais non pas en forme de monologues : c’est une scène hors d’œuvre, qui, à la vérité, fait bien partie du poème ancien, mais non pas de l’action théâtrale ; c’est un discours qui s’adresse aux spectateurs et en leur faveur, pour les instruire du fond de l’histoire, en attendant l’entrée du chœur, où commence précisément l’action, selon Aristote.

Les deux comiques latins que nos modernes ont imités, ont inséré plusieurs monologues dans presque toutes les comédies que nous en avons ; mais comme il y en a quelques-uns qui sont faits à propos, et d’autres contre toute raison, je n’en veux pas faire ici le jugement en détail.

Je dirai seulement ce que j’estime qu’il faut observer pour faire un monologue avec vraisemblance ; et si l’on approuve mes sentiments, l’on pourra juger quels sont les bons et les mauvais, tant chez les anciens que chez les modernes.

Premièrement, il ne faut jamais qu’un acteur fasse un monologue en parlant aux spectateurs, et seulement pour les instruire de quelques circonstances qu’ils doivent savoir ; mais il faut chercher, dans la vérité de l’action, quelque raison qui l’ait pu obliger à faire ce discours ; autrement c’est un vice dans la représentation ; vice que l’on trouve fréquemment dans Plaute ; et que Térence n’a pas entièrement évité.

2º Quand celui qui croit parler seul est entendu par hasard de quelque autre, pour lors il doit être réputé parler tout bas ; d’autant qu’il n’est point vraisemblable qu’un homme seul crie à haute voix, comme il faut que les histrions fassent pour être entendus.

Je demeure d’accord avec Scaliger, que c’est un défaut du théâtre ; et je l’excuse avec lui par la nécessité de la représentation, étant impossible de représenter les pensées d’un homme autrement que par ses paroles. Mais ce qui fait paraître ces défauts sur le théâtre, c’est quand un autre acteur entend tout ce que dit celui qui parle seul : car alors nous voyons bien qu’il disait tout haut ce qu’il devait seulement penser ; et bien qu’il soit quelquefois arrivé qu’un homme ait parlé tout haut de ce qu’il ne croyait et ne devait se dire qu’à lui-même, nous ne le souffrons pas néanmoins au théâtre, parce que l’on ne doit pas y représenter si grossièrement l’imprudence humaine, en quoi Plaute a souvent péché.

En ces rencontres donc, il faut trouver une raison de vraisemblance qui oblige cet acteur à parler tout haut, ce qui est assez difficile ; car l’excès de la douleur ou d’une passion n’est pas, à mon avis, suffisant. Il peut bien obliger un homme à faire quelques plaintes en paroles interrompues, mais non pas un discours de suite et tout raisonné : ou bien il faudrait que le poète usât d’une telle adresse en la composition de ce monologue, que l’acteur dût élever sa voix en récitant certaines paroles seulement, et la modérer en d’autres ; et cela, afin qu’il soit vraisemblable que l’autre acteur, qui l’écoute de loin, puisse entendre les unes comme prononcées tout haut, et par l’effet d’une passion qui éclaterait à diverses reprises, mais non pas les autres, comme étant prononcées tout bas.

Or, pour dire ce qui me semble de cette composition, il faudrait que l’autre acteur, après la parole prononcée d’une voix fort haute par celui qui ferait ce monologue, dît quelques paroles d’étonnement et de joie, selon le sujet, et qu’il se fâchât de ne pouvoir ouïr le reste ; quelquefois même, quand l’acteur qui ferait le monologue retiendrait sa voix, il faudrait que l’autre remarquât toutes ses actions, comme d’un homme qui rêverait profondément et qui serait travaillé d’une violente inquiétude.

Ainsi, peut-être, pourrait-on conserver la vraisemblance et faire un beau jeu de théâtre ; mais alors, il faudrait éviter de confier ces rôles à ces acteurs présomptueux et ignorants, qui s’imaginent faire tout admirablement, et qui, quoiqu’ils ne sachent rien faire bien, ne prennent conseil que de leur insuffisance. À moins d’avoir des gens aussi dociles que furent autrefois ceux de la nouvelle troupe du Marais, on aurait bien de la peine à faire réussir une scène de cette qualité.

La troisième observation touchant les monologues, est de les faire en telle sorte qu’ils aient pu vraisemblablement avoir lieu, sans que la considération de la personne, du lieu, du temps et des autres circonstances, ait dû l’empêcher.

Par exemple, il ne serait pas vraisemblable qu’un général d’armée venant de prendre par force une ville importante, se trouvât seul dans la grande place ; et, par conséquent, si l’on mettait un monologue en la bouche de ce personnage, on ferait une chose ridicule.

Qu’un grand seigneur reçût un affront dans la salle du palais royal et qu’il y demeurât seul, faisant une longue plainte de son malheur, en lui-même ; ce serait une invraisemblance.

Il n’y aurait pas d’apparence qu’un amant eût nouvelle que sa maîtresse est en grand péril, et qu’il s’amusât tout seul à quereller les destins, au lieu de courir à son secours. On ne lui pardonnerait pas cette conduite dans la représentation, non plus que dans la vérité.

En ces rencontres donc, il faut trouver des couleurs pour obliger un homme à faire éclater tout haut sa passion, ou bien lui donner un confident avec lequel il puisse parler comme à l’oreille ; en tout cas, le mettre en lieu commode pour s’entretenir seul et rêver à son aise, ou enfin lui donner un temps propre pour se plaindre à loisir de sa mauvaise fortune. En un mot, partout il se faut laisser conduire par la vraisemblance, comme par la seule lumière du théâtre.

Si quelque chose peut prouver que nous nous accoutumons à tout, et que, tout jaloux que nous paraissons de l’imitation de la nature, le moindre plaisir nous fait passer sur bien des irrégularités, c’est qu’on ne soit pas blessé des monologues dans les tragédies, surtout quand ils sont un peu longs. Où trouverait-on, dans la nature, des hommes raisonnables qui parlassent ainsi tout haut, qui prononçassent distinctement et avec ordre tout ce qui se passe dans leur cœur ? Si quelqu’un était surpris à tenir tout seul des discours si passionnés et si continus, ne serait-il pas légitimement suspect de folie ?

Cependant tous nos héros de théâtre sont atteints de cette espèce d’égarement ; ils raisonnent, ils racontent même, ils arrangent des projets, s’objectent des difficultés qu’ils lèvent dans le moment, balancent différents partis et des raisons contraires, et se déterminent enfin au gré de leurs passions et de leurs intérêts ; tout cela comme s’ils ne pouvaient se sentir et se conseiller eux-mêmes, sans articuler tout ce qu’ils pensent.

Où prendre, encore un coup, les originaux de semblables discoureurs ? On va me dire, sans doute, qu’ils sont supposés ne pas parler : mais il faudrait alors que, par une supposition plus violente, nous nous imaginassions lire dans leur cœur et suivre exactement leurs pensées. De quelque façon que nous l’entendions, voilà des idées bien bizarres ; ne sommes-nous pas réduits à avouer que la force de l’habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges ?

Hasarderai-je là-dessus une pensée qui ne me paraît pas sans fondement ? Ce qui fait qu’on n’est pas blessé d’un monologue au théâtre, c’est que, quoique le personnage qui parle soit supposé seul, il y a cependant une assemblée qui nous frappe. Nous voyons des auditeurs ; et dès-lors le parleur ne nous paraît pas ridicule : ce n’est pas à eux qu’il s’adresse, mais c’est pour eux qu’il s’explique. Cette considération fait disparaître l’autre ; et parce que nous sommes bien aises d’être instruits, nous oublions que l’acteur devrait se taire.

Aujourd’hui, les monologues conservent la même mesure des vers que le reste de la tragédie ; et ce style alors est supposé le langage commun : mais Corneille en a pris quelquefois occasion de faire des odes régulières, comme dans Polieucte et dans le Cid, où le personnage devient tout à coup un poète de profession, non seulement par la contrainte particulière qu’il s’impose, mais encore en s’abandonnant aux idées les plus poétiques, et même en affectant des refrains de ballade où il fallait toujours retomber ingénieusement.

Tout cela a eu ses admirateurs. Bien des gens sont encore charmés des stances de Polieucte : tant il est vrai que nous ne sommes pas si délicats sur les convenances, et que la coutume donne souvent autant de force aux fausses beautés, que la nature en peut donner aux véritables !

Qu’y-a-t-il à conclure de tout ceci ? C’est que les poètes ne doivent se permettre de monologues que le moins qu’il est possible ; et, quand ils ne peuvent s’en dispenser, d’y éviter au moins la longueur ; car ils pourraient quelquefois être si courts qu’ils ne blesseraient pas la nature ; il nous arrive dans la passion de laisser échapper quelques paroles que nous n’adressons qu’à nous-mêmes. C’est encore de n’y point admettre les raisonnements, ni à plus forte raison les récits. Quelques mouvements entrecoupés, quelques résolutions brusques, sont une excuse la plus naturelle et la plus raisonnable : bien entendu, malgré tout cela, que des beautés exquises de pensées et de sentiments prévaudraient pour l’effet à ces précautions ; et c’est ce que je sous-entends presque toujours dans les règles que j’imagine pour la perfection de la tragédie.

On pardonne un monologue qui est un combat du cœur ; mais non pas une récapitulation historique. Ces avertissements au parterre, où l’acteur annonce ce qu’il doit faire, ne sont plus permis ; on s’est aperçu qu’il y a très peu d’art à dire : je vais agir avec art.

Cette faute de faire dire ce qui arrivera, par un acteur qui parle seul et qu’on introduit sans raison, était très commune sur les théâtres grecs et latins : ils avaient cet usage, parce qu’il est facile. Mais on eût dû dire aux Menandre, aux Aristophane, aux Plaute : « Surmontez la difficulté, instruisez-nous du fait sans avoir l’air de nous instruire ; amenez sur le théâtre des personnages 96 nécessaires qui aient des raisons de se parler ; qu’ils m’expliquent tout, sans jamais s’adresser à moi ; que je les voie agir et dialoguer : sinon, vous êtes dans l’enfance de l’art. »

À mesure que le public s’est plus éclairé, il s’est plus dégoûté des longs monologues. Jamais un monologue ne fait un bel effet que quand on s’intéresse à celui qui parle, que quand ses passions, ses vertus, ses malheurs, ses faiblesses font dans son âme un combat si noble, si attachant, si animé, que vous lui pardonnez de se parler à soi-même.

C’est dans un opéra que les monologues sont plus supportables. On n’est point choqué de voir un homme ou une femme chanter seul et exprimer par le chant les mouvements de joie, de tendresse, de plaisir, de tristesse, dont son âme est atteinte. C’est même souvent dans ces monologues que le musicien déploie tout le brillant de son art ; il peut se livrer à son génie ; il n’est point gêné, par la présence d’un interlocuteur qui demande à chanter à son tour.

Dialogue.

Le dialogue est proprement l’art de conduire l’action par les discours des personnages, tellement que chacun d’eux dise précisément ce qu’il doit dire ; que celui qui parle le premier dans une scène, l’entame par les choses que la passion et l’intérêt doivent offrir le plus naturellement à son esprit ; et que les autres acteurs lui répondent ou l’interrompent à propos, selon leur convenance particulière. Ainsi, le dialogue sera d’autant plus parfait, qu’en observant scrupuleusement cet ordre naturel, on n’y dira rien que d’utile, et qui ne soit, pour ainsi dire, un pas vers le dénouement.

Le personnage qui parle le premier dans une scène, peut tomber dans plusieurs défauts ; en ne disant pas d’abord ce qui doit l’occuper le plus, ou faute d’employer les tours que sa passion demandait, ou même en s’étendant trop, et ne s’arrêtant pas aux endroits où il doit attendre et désirer qu’on lui réponde.

Les autres peuvent aussi blesser la nature de plusieurs manières :

1º En ne répondant pas juste, sans qu’il y ait une raison, prise de la situation et du caractère, pour éluder les discours qu’on leur adresse ; ce qui serait alors une justesse véritable, et même plus délicate que la justesse prise dans un sens plus étroit ;

2º En ne répondant pas tout ce qu’ils devraient répondre ;

3º En n’interrompant pas où ils devraient interrompre.

C’est encore, ce me semble, une manière indirecte de manquer au dialogue, que de faire sortir des personnages qui devraient attendre qu’on leur répondît, ou de faire rester ceux qui devraient répondre.

Une des plus grandes perfections du dialogue, c’est la vivacité ; et comme, dans la tragédie, tout doit être action, la vivacité y est d’autant plus nécessaire. Il n’est pas naturel qu’au milieu d’intérêts violents qui agitent tous les personnages, ils se donnent, pour ainsi dire, le loisir de se haranguer réciproquement. Ce doit être entre eux un combat de sentiments qui se choquent, qui se repoussent, ou qui triomphent les uns des autres ; c’est surtout dans cette partie que Corneille est supérieur. Voyez la belle scène du Cid, où Rodrigue vient demander la mort à son amante :

N’épargnez point mon sang ; goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

CHIMÈNE.

Hélas !

RODRIGUE.

Écoute-moi.

CHIMÈNE.

Je me meurs.

RODRIGUE.

Un moment.

CHIMÈNE.

Va, laisse-moi mourir.

RODRIGUE.

Quatre mots seulement ;
Après, ne me réponds qu’avec que cette épée.

CHIMÈNE.

Quoi ! du sang de mon père, encor toute trempée !

RODRIGUE.

Ma Chimène !

CHIMÈNE.

Ote-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta douleur et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE.

Il est teint de mon sang !

RODRIGUE.

………………………………………
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
A mourir par ta main, qu’à vivre avec ta haine.

CHIMÈNE.

Va, je ne te hais point.

RODRIGUE.

Tu le dois.

CHIMÈNE.

Je ne puis.

RODRIGUE.

……………………………………………
Que je meure.

CHIMÈNE.

Va-t’en.

RODRIGUE.

A quoi te résous-tu ? etc.

On a cité, avec raison, comme une beauté de dialogue du premier ordre, la cinquième scène du troisième acte de Cinna. Émilie a déterminé Cinna à ôter la vie à Auguste ; Cinna s’y est engagé, mais il se percera le sein du même poignard dont il aura vengé sa maîtresse. Émilie reste avec sa confidente. Dans son trouble elle s’écrie :

Cours après lui, Fulvie ;
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir.
Dis-lui…

FULVIE.

Qu’en sa faveur vous laissez vivre Auguste.

ÉMILIE.

Ah ! c’est faire à ma haine une loi trop injuste.

FULVIE.

Et quoi donc ?

ÉMILIE.

Qu’il achève, et dégage sa foi,
Et qu’il choisisse après de la mort ou de moi.

C’est ainsi que Corneille conserve le caractère, et qu’il satisfait en un mot à la dignité d’une âme romaine, à la vengeance, à l’ambition, à l’amour.

Racine semble s’être proposé cette espèce de beauté pour modèle dans Andromaque. Andromaque est forcée d’épouser Pyrrhus pour sauver son fils Astyanax ; après des combats du cœur, elle se croit résolue à tout :

Allons trouver Pyrrhus… Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.

CÉPHISE.

Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE.

Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…
Mais crois-tu qu’en son âme il ait juré sa mort ?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CÉPHISE.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE.

Eh bien ! va l’assurer…

CÉPHISE.

De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! pour la promettre, est-elle encore à moi ?
Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
Ô mon fils ! que tes jours coûtent cher à ta mère !
Allons…

CÉPHISE.

Où donc, madame ? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.

Dans Cadmus et Hermione, opéra de Quinault, il y a, dans la dernière scène du premier acte, une très grande beauté de dialogue. Cadmus se trouve placé entre Pallas et Junon, dont l’une lui ordonne et l’autre lui défend de secourir la princesse.

JUNON.

Pallas, pour les amans, se déclare en ce jour ;
Qui l’aurait jamais osé croire ?

PALLAS.

Qui peut être contre l’amour,
Quand il s’accorde avec la gloire ?

JUNON.

Évite un courroux dangereux.

PALLAS.

Profite d’un avis fidèle.

JUNON.

Fuis un trépas affreux.

PALLAS.

Cherche dans les périls une gloire immortelle.

CADMUS.

Entre deux déités qui suspendent mes vœux,
Je n’ose résister à pas une des deux ;
Mais je suis l’amour qui m’appelle.

Cadmus accorde le respect qu’il doit à deux divinités, avec ce qu’il doit à sa gloire et à sa maîtresse.

On désirerait que Racine eût quelquefois imité le dialogue vif et coupé de Corneille. On lui reproche de faire souvent dire de suite à un de ses personnages tout ce qu’il a à dire ; on répond de même, et une longue scène se consume quelquefois en deux ou trois répliques.

Il est vrai que chaque discours fait une magnifique suite de vers, qui s’embellissent encore par la continuité. L’effet en est admirable à la lecture ; mais au théâtre, les scènes en deviennent moins vives, et si l’on y prend garde, moins naturelles, parce qu’en voyant les autres acteurs présents, on les sent souvent embarrassés de leur silence.

Voltaire est le seul qui ait donné quelques exemples de ces traits de répartie et de réplique en deux ou trois mots, qui ressemblent à des coups d’escrime poussés et parés en même temps. Il y a une scène d’Œdipe dans ce goût.

ŒDIPE.

J’ai tué votre époux.

JOCASTE.

Mais vous êtes le mien.

ŒDIPE.

Je le suis par le crime.

JOCASTE.

Il est involontaire.

ŒDIPE.

N’importe, il est commis.

JOCASTE.

Ô comble de misère !

ŒDIPE.

Ô trop fatal hymen ! ô feux jadis si doux !

JOCASTE.

Ils ne sont point éteints : vous êtes mon époux.

ŒDIPE.

Non, je ne le suis plus, etc.

Mais il n’est pas nécessaire qu’un acteur prenne la parole, pour avoir part au dialogue. Il y peut entrer par un geste, par un regard, par le seul air de son visage, pourvu que ses mouvements soient aperçus par l’acteur qui parle, et qu’ils lui deviennent une occasion de nouvelles pensées et de nouveaux sentiments. Alors la continuité du discours n’empêche pas qu’il n’y ait une sorte de dialogue, parce que l’action muette d’un des personnages a exprimé quelque chose d’important, et qu’elle a produit son effet sur celui qui parle ; comme :

Zaïre, vous pleurez.

et dans Andromaque,

                       Perfide, je le voi ;
Tu comptes les momens que tu perds avec moi.

Tout cela répond à des mouvements aperçus qui, quelquefois plus expressifs que la parole, font sentir du moins le dialogue de la passion, dans les endroits même où l’on n’entend qu’un personnage.

Les maximes générales retardent et affaiblissent le dialogue, à moins qu’elles ne soient en sentiment et très courtes, comme dans cet exemple :

Je connais peu l’amour ; mais j’ose te répondre
Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre.

Acomat ne dit là que ce qu’il pense dans l’occasion présente ; et l’auditeur y découvre en même temps le caractère général de l’amour.

Ce n’est que dans une grande passion, que dans l’excès d’un grand malheur ; qu’il est permis de ne pas répondre à ce que dit l’interlocuteur ; l’âme alors est toute remplie de ce qui l’occupe et non de ce qu’on lui dit : c’est alors qu’il est beau de ne pas répondre.

On flatte Armide sur sa beauté, sur sa jeunesse, sur le pouvoir de ses enchantements ; rien de tout cela ne dissipe la rêverie où elle est plongée. On lui parle de ses triomphes et des captifs qu’elle a faits ; ce mot seul touche à l’endroit sensible de son âme ; sa passion se réveille, elle rompt le silence.

Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous ;
Renaud…

Mérope, à l’exemple d’Armide, entend, sans l’écouter, tout ce qu’on lui dit de ses prospérités et de sa gloire. Elle avait un fils, elle l’a perdu, elle l’attend ; ce sentiment seul l’intéresse.

Quoi ! Narbas ne vient point ! reverrai-je mon fils ?

Corneille a donné en même temps l’exemple et la leçon de l’attention qu’on doit apporter à la vérité du dialogue. Dans la scène d’Auguste avec Cinna, Auguste va convaincre d’ingratitude un jeune homme fort bouillant, que le seul respect ne saurait contraindre à l’écouter sans l’interrompre, à moins d’une loi expresse ; Corneille a donc préparé le silence de Cinna par l’ordre le plus formel d’Auguste. Cependant, malgré cet ordre, dès que l’empereur arrive à ces vers :

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner !

Cinna s’emporte et veut répondre : mouvement naturel et vrai, que Corneille n’a pas manqué de saisir. C’est ainsi que la réplique doit partir sur le trait qui la sollicite.

On peut compter, parmi les manières de manquer au dialogue, un usage vicieux, familier à plusieurs poètes, et surtout à Thomas Corneille : c’est de ne point finir sa phrase, sa période, et de se laisser interrompre, surtout quand le personnage qui interrompt est subalterne et manque aux bienséances en coupant la parole à son supérieur.

Les principes du dialogue sont les mêmes pour la comédie. Il doit être celui de la nature même. C’est un des grands mérites de Molière. On ne voit pas, dans toutes ses pièces, un seul exemple d’une réplique hors de propos.

Ses successeurs ont multiplié les tirades, les portraits, etc. Rien n’est plus contraire à la rapidité du dialogue. Un amant reproche à sa maîtresse d’être coquette ; elle répond par une définition de la coquette : c’est sur le mot qu’on répond, et presque jamais sur la chose.

La répartie sur le mot est quelquefois plaisante, mais ce n’est qu’autant qu’elle va au fait. Qu’un valet, pour apaiser son maître qui menace un homme de lui couper le nez, lui dise :

Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier ?

Le mot est lui-même une raison. La lune tout entière de Jodelet est encore plus comique ; c’est une naïveté excellente, et l’on sent bien que ce n’est pas là un de ces jeux de mots que l’on condamne avec raison dans le dialogue.

Il serait à souhaiter que la disposition du sujet fût telle qu’à chaque scène on partît d’un point pour arriver à un autre point déterminé ; en sorte que le dialogue ne servît qu’aux progrès de l’action. Chaque réplique serait un nouveau pas vers le dénouement, un des chaînons de l’intrigue, en un mot, un moyen de nouer ou de développer, de préparer une situation ou de passer à une situation nouvelle.

Mais, dans la distribution primitive, on laisse des intervalles vides d’action ; ce sont ces vides qu’on veut remplir, et de là les excursions du dialogue.

Aparté.

C’est le nom qu’on donne à un discours que tient un personnage, pour n’être pas entendu d’un autre, soit que cet autre l’aperçoive ou ne l’aperçoive pas. Quoiqu’il y ait très peu de cas où un homme puisse parler sans être entendu de son voisin, on a admis cette supposition au théâtre, vu la difficulté où serait un personnage de laisser voir ses véritables sentiments dans des situations où il importe au public de les connaître.

C’est la Menardière qui, dans sa Poétique, a donné à ces discours le nom d’aparté, qui a passé dans la langue dramatique. De plusieurs volumes que ce la Menardière a faits pour le théâtre, c’est le seul mot qui soit resté.

On trouve peu d’aparté chez les Grecs : ils ne sont guère que d’un vers ou deux ; encore sont-ils dans la bouche du chœur, qui les dit après qu’un acteur vient de parler, pour donner à l’autre le temps de méditer sa réponse, ou quand un acteur arrive au théâtre.

Les Latins se sont moins asservis à cette règle : on trouve dans Plaute des aparté d’une longueur insupportable ; mais Térence les fait beaucoup plus courts. Sénèque le tragique s’en est permis de dix-sept vers.

L’art consiste à rendre l’aparté intéressant par la situation du personnage qui laisse voir les mouvements dont il est combattu, ou qui révèle quelque secret terrible.

Dans la comédie, il faut s’en servir pour produire des jeux de théâtre, comme lorsqu’un acteur fait en deux mots, tout bas, une réflexion plaisante sur ce que l’autre dit tout haut, etc.

Dans tous les cas, l’aparté est fort court ; il serait à souhaiter qu’il ne fût que d’un mot, parce que, dans l’exacte vérité, il nous peut échapper une parole qui n’est pas entendue de celui à qui l’on parle.

Il est encore à propos, pour la vraisemblance, qu’un des personnages paraisse s’être aperçu que l’autre avait parlé, et lui demande ce qu’il a dit, comme Harpagon qui fouille son valet dans l’Avare de Molière.

LA FLÈCHE dit tout bas :

Ah ! qu’un homme comme cela mériterait bien ce qu’il craint, et que j’aurais de joie à le voler !

HARPAGON.

Hé ?

LA FLÈCHE.

Quoi ?

HARPAGON.

Que parles-tu de voler ?

LA FLÈCHE.

Je dis que vous fouillez bien pourtant pour voir si je vous ai volé.

Si le besoin de la pièce fait durer l’aparté trop longtemps, il faut que l’autre personnage s’étonne de la rêverie où le premier est plongé, et paraisse inquiet de ce qui l’occupe.

Il y a des aparté très naturels et même nécessaires ; ce sont les discours que tient un acteur, tandis que l’autre lit une lettre ou fait autre chose. C’est une des lois du théâtre, qu’il doit toujours y avoir quelqu’un qui parle.

C’est un grand art de faire que l’aparté influe sur la pièce même, comme dans le Préjugé à la mode, où, tandis que Durval écrit un billet qui va le réconcilier avec sa femme, son valet répète un rôle d’une comédie où tout ridiculise les maris amoureux de leurs femmes, et empêche ainsi la réconciliation.