MARSY, [François-Marie de] Abbé, mort à Paris, sa patrie, en 1763.
Deux excellens Poëmes Latins, l’un sur la Tragédie▶, l’autre sur la Peinture, lui ont mérité un nom distingué dans les Lettres. M. Clément, dont les Critiques sont ordinairement si justes, a été beaucoup trop sévere, ou, pour mieux dire, injuste, dans le jugement qu’il a porté sur le dernier de ces Ouvrages. Il nous paroît en avoir également méconnu & le fond & le style.
De tous les Poëmes Latins qui ont paru successivement dans le genre didactique, il n’en est point qui, au jugement des Connoisseurs, annonce plus de génie, soit pour le dessein, l’ordonnance, la composition, les détails, soit pour l’expression & le coloris.
M. l’Abbé de Marsy s’étoit attaché de bonne heure aux vrais moyens de réussir. L’étude des anciens modeles, sur-tout de Virgile, avait disposé sa Muse à cette vigueur d’imagination, à cette énergie de pinceau, qui font toujours les germes assurés du succès.
Il est difficile, après cela, de se rendre aux raisons par lesquelles M. Clément s’efforce de prouver que le Poëme de la Peinture n’est qu’une amplification de quelques passages de celui de du Fresnoy * sur le même sujet, & d’élever ce dernier au dessus du premier, sous prétexte qu’il le trouve plus instructif & plus original.
Comme ces reproches ont rapport à plusieurs objets intéressans pour la Littérature, nous nous étendrons un peu plus dans cet article. & d’abord, nous ne craignons pas d’assurer, que, malgré la multitude des préceptes renfermés dans le Poëme de du Fresnoy, celui de l’Abbé de Marsy lui est très-supérieur, quant à l’instruction, & quant à la maniere de la présenter. Il est vrai que du Fresnoy est très-fort sur les regles, & qu’il est peu de ses vers qui ne renferment une leçon ; mais est-ce la multiplicité des préceptes qui constitue le mérite d’un Ouvrage didactique, sur-tout d’un Poëme, & encore plus quand ces préceptes sont entassés les uns sur les autres ? A peu près comme le Gouvernement le mieux organisé est celui qui a le moins de loix ; de même dans les Arts, il est essentiel de diminuer & de simplifier le plus qu’il est possible les préceptes. Ce n’est que par la clarté, la méthode & la précision, qu’on peut éclairer & former le commun des esprits. Indépendamment de l’instruction qu’on fait répandre sur différens sujets, il faut encore posséder l’art de rendre les objets intéressans, afin de les insinuer avec autant d’agrément que de solidité. L’instruction devient inutile, si l’on ne se rend agréable pour se faire lire.
Or, personne ne peut disputer, à cet égard, la supériorité à l’Abbé de Marsy. Du Fresnoy est en fait de Peinture, ce que Despautere est en fait de Grammaire ; il est farci de documens & dénué d’exemples. Ce n’est cependant que par les exemples, qu’on peut faire saisir & goûter les regles, que ces exemples renferment : Longum iter per prœcepta, breve per exempla. Pourquoi donc reprocher à l’Abbé de Marsy ces fréquens Tableaux qui renforcent & embellissent son Ouvrage ? Pourquoi les appeler de vains ornemens ? Il est bien plus naturel & plus juste de les considérer comme autant de préceptes mis en action, comme autant de préceptes mis en action, comme autant d’Apologues dont il est facile de tirer le sens moral ; & l’Apologue a toujours été regardé comme la tournure la plus propre à inculquer les leçons. Qui ne comprendra, par exemple, que dans la Description énergique du Tableau du Jugement dernier, par Michel-Ange, le Poëte a eu pour but principal, de faire sentir aux Peintres combien il est essentiel de ne pas négliger, dans leurs Ouvrages, les bienséances, les mœurs & le costume ? La Description du Démoniaque, peint par Raphaël, est encore une leçon aux Peintres, pour leur apprendre l’art de rendre avec énergie les passions fortes & impétueuses, & c.
Cette méthode n’est-elle pas plus agréable, plus instructive, plus sûre, que d’enseigner sans cesse ce qu’il faut faire, sans montrer comment on le fait ? Horace l’a dit, & nous le répétons, parce que ces paroles décident la question en faveur de notre Poëte.
Segniùs irritant animos demissa per aurem,Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.
M. Clément est-il mieux fondé à avancer que « le
style de du Fresnoyest à lui ; qu’il s’est
formé sur Lucrèce & sur Horace, mais qu’il ne les a point mis à
contribution ; que l’Abbé de Marsy
a le style de tous les Poëtes Latins de
Collége ; que ce sont des membres de Vers, pris çà & là
dans Virgile, dans Ovide ;
qu’il n’a rien qui lui appartienne, rien qui lui soit propre, &
c. »
?
Non sans doute. Cette assertion doit paroître d’autant plus étrange, qu’en convenant que le style de du Fresnoy est à lui, il ne fera pas moins vrai que ce style de du Fresnoy est à lui, il ne fera pas moins vrai que ce style est dur, sec, quelquefois barbare, ce qui le rend sans intérêt, d’une lecture effrayante, tout au plus supportable, comme l’a observé M. Racine le fils, pour ceux qui veulent étudier les principes de la Peinture.*. D’après cette remarque, du Fresnoy auroit donc fait un mauvais Poëme ; car, selon M. Clément, tout Poëme qui n’est pas fait pour tout le monde, est nécessairement mauvais**.
Celui de M. l’Abbé de Marsy est bien éloigné de ce défaut. C’est sur-tout, par la chaleur & les graces du style, qu’il l’a rendu capable d’être goûter de toutes les especes de Lecteurs.
Peut-on appeler un style formé sur celui de tous les Poëtes de Collége, une élocution noble, vive, ferme, toujours assez souple pour se plier sans effort à tous les tons, à tous les genres ? Qu’est-ce qui forme, dans un Ecrivain, un style qu’on peut regarder comme à lui ? La maniere de concevoir & de sentir, le mouvement & l’ordre des idées, la tournure de l’expression, une certaine forme d’exister & de vivre dans ses Ouvrages, qui lui est particuliere. On reconnoîtra facilement cette maniere dans l’Auteur du Poëme de la Peinture. Par-tout il a la même chaleur, la même fécondité, la même élégance, la même harmonie. Malgré la variété de ses tableaux, sa touche est toujours égale. Les différens contrastes ne sont que mieux sentir la dextérité & la richesse de son pinceau. Si on compare le coloris d’une description, à celui d’une autre entiérement opposée, quoique différent, il s’annonce pour être parti de la même main. Le même Poëte qui peint les ravages des Barbares en Italie, n’a besoin que de changer de couleurs, pour tracer avec le même succès les douces & paisibles opérations de la Nature. Ainsi, Rubens laisse toujours l’empreinte de son génie, en offrant aux yeux l’agitation des Furies, ou le sourire des Graces.
Qu’on ne lui reproche pas d’avoir dérobé quelques Hémistiches à Virgile. Nous dirions d’abord que le larcin feroit peut-être difficile à prouver ; mais quand il existeroit, que peut-on en inférer à son désavantage ? N’est-il pas arrivé à Virgile lui-même de mettre à contribution plusieurs Poëtes de son temps, comme on peut en juger par les citations de Macrobe ? D’ailleurs cette espece de vol ne prouveroit que mieux son génie ; on ne pourroit en conclure autre chose, sinon qu’il a su se rendre propres des richesses étrangeres, par la maniere dont il les a mises en œuvre. Ce genre de trafic ne doit pas plus être interdit en Littérature, que dans le commun des Arts. La beauté d’un Ouvrage quelconque ne consiste pas à n’avoir rien d’étranger, mais à former un Tout habilement composé des différentes matieres qui peuvent l’embellir.
Un autre avantage de l’Abbé de Marsy sur son Prédécesseur, c’est qu’il est Poëte dans le plan, comme dans les détails ; au lieu que du Fresnoy n’est jamais que Versificateur. Aussi est-ce par cette raison qu’un autre M. Clément * met le Poëme de la Peinture au dessus de celui de Lucrece.
Le Critique de l’Abbé de Marsy lui fait encore un crime d’avoir imité quelques endroits de l’Art poétique de Despréaux, tandis qu’il ne reproche point à du Fresnoy d’avoir imité Horace, sur lequel il s’appuie presque toujours. En supposant que l’Abbé de Marsy se soit attaché à l’imitation plus qu’il n’a fait, il auroit toujours la gloire d’avoir su bien choisir ses modeles, & dans ses modeles, les morceaux véritablement dignes d’être imités. Si on peut reconnoître en lui le caractere de quelque Auteur original, c’est sans contredit celui de Virgile. Mais comment l’a-t-il imité ? Sans assujettissement, sans plagiat, à peu près comme Virgile lui-même a imité Homere, comme Malebranche a marché sur les pas de Descartes, comme Despréaux a saisi la maniere d’Horace, & Rousseau celle de Pindare. Il a fait plus ; semblable à l’Abeille qui fait tirer des fleurs les sucs primitifs dont elle fait son miel, en les transformant en sa propre substance, il s’est nourri des beautés de ce grand Poëte, sans qu’on puisse l’accuser de lui avoir rien dérobé, & par-là il est devenu lui-même original.
Il doit résulter de ce que nous avons dit, que l’imitation, bien loin d’être un vice, est au contraire un principe de vie & de développement pour les talens qu’on a reçus de la Nature. Les plus heureux Génies ont besoin de secours pour croître & s’alimenter. Bossuet n’étoit jamais plus en état de donner un libre essor à son éloquence, qu’après s’être nourri de la substance des Livres saints, & s’être animé par la lecture des plus beaux morceaux des anciens Orateurs. C’est ce qu’il appeloit allumer son flambeau aux rayons du Soleil.
Il en est de même des Poëtes. Tant qu’ils se bornent à ne puiser que dans leur propre fond, on s’apperçoit d’une sécheresse, d’un désordre, d’une monotonie rebutante, partage ordinaire d’un esprit qui n’a pas su fortifier ses propres richesses par celles des autres. Ceux qui n’imitent point, dit un Auteur Anglois, ne seront jamais imités.
On doit bien se garder de confondre l’imitation avec ces honteux plagiats, qui n’offrent que des lambeaux arrachés de toutes parts, dont la bizarre réunion présente l’image du Monstre dont parle Horace. L’habile Imitateur n’est ni Copiste, ni Plagiaire. Il se transforme en son Original, évite ses défauts, s’approprie ses beautés, & , en les adoptant au sujet qu’il traite, il sait leur donner une forme & un caractere qui les lui rend propres.
Tel est l’empire de l’exemple : il agit plus puissamment que les regles, en ce qu’il montre, tout à la fois, & la route & le terme. La vue d’un Tableau de Raphaël sera plus d’impression sur un jeune Peintre ; la lecture d’une Oraison funebre de Bossuet, saisira plus un jeune Orateur, fécondera plus l’imagination de l’un & de l’autre, que tous les préceptes des Maîtres. En méditant, en approfondissant un Modele, on acquerra, non l’habitude d’inventer, de penser, de procéder & de s’exprimer comme lui ; mais la force nécessaire pour inventer, penser, procéder & s’exprimer, à son tour, aussi bien que lui : Les Ouvrages des Grands Maîtres, d’après Longin, sont comme autant de sources sacrées, d’où il s’éleve des vapeurs heureuses qui se répandent dans l’ame de leurs Imitateurs & animent les esprits les moins échauffés *.
Tout dépend donc, dans l’imitation, du choix des modèles. Il est inutile d’avertir de préférer ceux avec qui la Nature nous a donné quelque conformité. Racine, dès son enfance, distingue les Œuvres d’Euripide, des Livres que ses Maîtres lui présentent ; Boileau sent, à la lecture d’Horace, ce qu’il est capable de faire. Tous les célebres Ecrivains ont eu, pour ainsi dire, un Génie tutélaire qui a présidé à la composition de leurs Ouvrages,
Il est cependant des précautions à prendre. Ces précautions consistent à ne pas s’enthousiasmer si fort d’un Auteur, qu’on néglige de joindre aux secours qu’il nous fournit, les secours qu’on peut tirer des autres Auteurs d’un genre différent. Le mérite d’un Ecrivain dépend de l’habileté à réunir les qualités principales qui se trouvent éparses, tantôt dans un modèle, tantôt dans un autre. De là vient que Boileau, quoique voué à Horace, ne fait pas difficulté de l’abandonner pour suivre Perse & Juvenal, toutes les fois qu’il trouve, chez ces Poëtes, de quoi enrichir sa Muse d’un nouvel ornement. Racine, après avoir pris dans Euripide les principaux traits du caractere de sa Phédre, va puiser dans Séneque d’autres traits, propres à le rendre plus intéressant. Apelle ne crut pouvoir former le Tableau d’une Beauté parfaite, qu’en empruntant de chaque Beauté ce qu’elle avoit de plus agréable & de plus régulier.
Nous ne pousserons pas plus loin cet Article, quoique nous nous fussions proposé d’y prouver encore, contre l’Auteur des Observations critiques, non seulement que le Poëme de l’Abbé Marsy est très-didactique, mais encore qu’il n’est pas impossible d’en faire un sur le même sujet, dans notre Langue, dont la lecture soit intéressante. Nous exécuterons ce projet dans l’Article de Racine le fils, où nous aurons occasion de parler encore de la Poésie didactique.
Les autres Ouvrages de M. l’Abbé Marsy ne tendent tout au plus qu’à faire sentir les méprises d’un Ecrivain, dès qu’il s’écarte de son vrai genre. Après sa sortie des Jésuites, il ne renonça pas aux Lettres ; mais la manie philosophique éteignit le feu de son imagination, & égara son jugement. Son esprit, si capable de produire par lui-même, ne lui permit plus que d’être un Compilateur, après qu’il se fut attaché à la lecture de Bayle, dont il entreprit de donner une Analyse. Cette Analyse n’a pas même le mérite du discernement. Ce qu’il y a de plus absurde, de plus contraire aux mœurs & à l’honnêteté dans le Dictionnaire de ce Philosophe, devient, entre ses mains, le fond principal d’une Compilation odieuse, condamnée au feu par le Parlement, & punie par la détention de l’Auteur à la Bastille. Il est aisé de comprendre par-là, combien la Philosophie est opposée aux vrais talens, combien elle nuit au bonheur.