Introduction
Le sommaire est tout à fait caractéristique de l’éclectisme de la modernité que veut représenter Action. Un poème du très classique André Mary (1979-1962), inspiré par Moréas et fondateur de l’école gallicane, côtoie les œuvres des poètes « cubistes ». Salmon affirme sa filiation avec le symbolisme par sa défense de Moréas et les figures de Suarès (ami de Romain Rolland), Satie, Jean Moréas, André Ryner viennent placer Action dans une continuité avec la génération précédente, mais qui est en même temps une continuité dans la rupture : Cocteau définit la place de Satie par son isolement, par rapport, successivement, à Wagner, Debussy et Stravinsky, Ryner est méconnu.
Les « encycliques » de Dunan inaugurent la rubrique de recension critique de la revue. Dans le numéro suivant, Renée Dunan tient de nouveau cette rubrique seule, avant que, dans le n° 5, la rubrique ne devienne collective.
Les deux articles sur la peinture, d’André Thérive et Roger Allard (contributeur de La Nouvelle Revue française, et l’un des seuls à trouver grâce aux yeux de Florent Fels) sont accompagnés d’abondantes illustrations qui ponctuent la revue. En outre, un dessin de Max Jacob illustre l’article qui lui est consacré. André Thérive se révèle opposé au cubisme, trop intellectuel, et promeut le compromis entre sensation et construction que représente par excellence à ses yeux la peinture de Derain.
L’article sans aucun doute le plus remarquable est celui qu’Yvan Goll consacre à l’expressionnisme allemand. La reprise des relations avec l’Allemagne est très discutée en France de 1921 à 1923, suite à un article de Gide paru dans la NRF en novembre 1921 : « Les rapports intellectuels entre la France et l’Allemagne » (La Nouvelle Revue française, 9e année, n° 98, 1er novembre 1921, p. 513-521). L’appel de Gide à une reprise des relations intellectuelles avec l’Allemagne montre, par ses précautions, que la germanophobie est encore très forte. Cependant, dans Le Mercure de France, Henri Albert maintient, même pendant la guerre, la place des « Lettres allemandes ». Il considère toutefois l’expressionnisme de peu d’intérêt, écrivant en mars : « Nous avons eu avant la guerre le simultanéisme et l’unanimisme. Laissons-leur l’expressionnisme. » (Henri Albert, « Lettres allemandes », Mercure de France, 31e année, t. CXXXVIII, n° 521, 1er mars 1920, p. 527). Passant au dadaïsme, il s’interroge en outre sur un recueil de Schwitters : « L’assemblage des mots est tout aussi arbitraire et l’effet comique résulte de leur rencontre fortuite. Mais les dadaïstes ne veulent pas qu’on les trouve comiques. Que veulent-ils donc ? » (ibid., p. 530). L’Allemagne, dont la place est très importante dans Action qui compte dans ses rangs plusieurs rédacteurs allemands ou germanophones, est à l’inverse celle de l’expressionnisme, du dadaïsme et de l’art moderne. Le n° 5 d’octobre 1920 publie une anthologie de ces mêmes poètes expressionnistes.
Titaniaa
Quel ange m’éveille ainsi de mon lit de fleurs ?— Mon dieu, c’est moi, Bottom, un garçon de valeur.— Ô que je l’aime ! ô que je suis folle de toi !— Il vaut mieux vous calmer, madame, croyez-moi.— Dis, doux amour, ne veux-tu rien manger, rien prendre ?— Une botte de foin : de bon foin, du foin tendre,Rien ne vaut ça.— Amour, c’est un chant que ta voix !Vivre là, sur ton cœur, et boire tes paroles !Cupidon est un mauvais drôleDe rendre ainsi les pauvres femmes folles.
La grâce, quel mot divin en tous sens : dans la grâce, il y a le don et la volupté du don. Mais elle est d’abord un don de la beauté à elle-même. Au plus haut de la courbe, ce mot divin est le mot du sacrifice ravissant qui sourit : c’est la croix du sourire.
On fait le don de soi à la lumière, pour s’accomplir et non perdre. La grâce est une source d’amour, partant de la joie. La grâce est sans salaire. Si la beauté est un chant, la grâce en est l’harmonie. La grâce est le sourire, jusque dans les pleurs et la mélancolie.
Elle est pleine de tout bienfait. La beauté se distingue de l’admire. Sans s’offrir, la grâce se propose et l’on ne saurait plus la quitter. Dans un être plein de grâce, un doux conquérant donne la main à je ne sais quelle victorieuse victime. D’ailleurs, on se retrouve au plus pur et plus beau de soi à force de tout donner. Et parce qu’on gratifie les autres de ce don irrésistible, soi-même on est comblé. Que cette générosité sans borne est merveilleuse ! Que la grâce est donc du génie, et qu’elle est vraiment gratuite. Les êtres bornés s’en tiennent à leur propre plaisir et à ce qu’ils font volontiers : ils ne se sont pas encore élevés à la grâce. On a trop affaibli ce mot céleste ; pour moi, il passe toute beauté. Etant le plus riche d’harmonies, il est le plus puissant. Il porte le bien. Il est à la beauté comme une enveloppe spirituelle. Il promet la tendresse et la volupté. La grâce est la sérénité visible.
Musique
Jeunes filles, jeunes femmes, c’est vous la fleur enivrante de l’homme. Nous n’avons que faire de fleurs non désirées. Roses ou tubéreuses, belles du soir, amies de minuit, il est sans doute dangereux de dormir avec vous ; et l’on ne sait jamais comment on se réveille. Tant pis ; pour vous, on peut en courir le risque, et de ne s’éveiller jamais : vous, du moins, vous en valez la peine ; entre tout ce qui trompe, vous êtes ce qu’il y a de plus vrai, puisqu’enfin l’on vous dépouille pour vous embellir, et qu’on cherche votre nudité.
Les enfants, quoi qu’on dise, ne sont que les graines à l’âge ingrat du bonheur. Sous cloche, à la couveuse ! Ce siècle est ridicule, ou bien vieillot, de tant coucher avec les poupons. Nous n’avons que faire de fleurs non désirées. Et d’ailleurs, il n’est de fleur que désirée qui désire.
J’ai rêvé que j’étais amoureuse d’un âne.
Quel aveu inimitable ! Qu’il est digne d’une fée ! Le prince des Génies ne peut pas l’entendre sans un frisson. Et, pourtant, s’il veut être digne de la vie, et plus près des dieux que des mortels misérables, il lui faut sourire à cette confession.
Shakespeare adore la musique. Mais il ne faut pas le mettre en musique, ou l’on est peu poète. Car lui-même est musique.
Il est deux sortes de musique : elles vont toutes deux à la connaissance du cœur, mais par des voies différentes. L’une, musique des sons, cherche les passions sensibles et les soulève ; l’autre, qui est la musique de l’esprit, anime les idées et les passionne jusqu’à nous les rendre personnelles et nous en donner l’émotion. La première est la musique des musiciens ; et la seconde la musique des poètes : celle-ci plus virile, et plus femme celle-là.
Wagner dit vrai quand il observe que la musique commence où finit la parole ; mais il n’a pas vu que la musique des poètes peut commencer où finit le chant des musiciens. C’est les plus poètes en Allemagne sont les grands musiciens allemands. Il ne peut pas y avoir de musique pour un sourd de naissance. Le phénomène sonore est un phénomène sensible au premier chef. Les musiciens Allemands ont tant donné, dans leurs œuvres, à la rhétorique des poètes, qu’ils ont fini par en oublier la musique et en altérer le caractère sensible. Toute vraie musique est romantique, plus ou moins, qu’on le veuille ou non. Si l’émotion passionnée manque souvent à la poésie, la sublime émotion des idées ne fait pas moins défaut à la musique. Il est un point où la poésie appelle le chant ; il en est un autre où la musique a besoin de l’idée. Il arrive que les poètes ennuient par leur sécheresse ; ils ne satisfont pas toute l’âme, faute d’émotion : car l’émotion est la route du rêve. Et il arrive aux musiciens, faute de pensée, et dans leur vaine effusion, d’ennuyer par leur vide et leur fadeur sentimentale : car beaux rêves du sentiment ne sont pas faits que de sensation. L’art n’est pas plus la logique et la géométrie qu’une perpétuelle éjaculation. La musique de Wagner se suffit, parce qu’il y fait entrer le poids de pensée nécessaire aux plus belles émotions. Mais la poésie de Shakespeare nous comble : l’émotion des pensées et des sentiments y a tous les aspects d’une harmonie musicale ; et la musique formelle, loin de la rendre plus sensible, ne pourrait que l’abaisser.
Une œuvre avortée nous donne le désir de la musique. Elle excite le sens de la poésie et n’arrive pas à le satisfaire. Elle n’est pas sans vertu, mais elle est informe, Où manque la grande poésie, nous avons besoin de musique, comme de la nature quand notre passion veille dans l’insomnie et qu’elle est irritée.
La musique est un paysage pour le sentiment. Les cœurs ne se plaisent pas tous dans les mêmes jardins ni dans les mêmes solitudes. Les uns n’aiment que les paysages de la volupté. Pour les autres, ils ne sont pleinement émus que s’ils voyagent dans les plus hautes régions de l’esprit, rêve ou caprice, et dans les paradis de la pensée.
Un art d’impressions pures n’est pas un art : il n’en est que les éléments. Tout part de la sensation, mais rien d’accompli n’y reste. Trop souvent, la musique n’est que cela. La pure impression, naïve et forte, délicate ou profonde, vaut d’ailleurs mille fois mieux que les plus habiles discours de l’école et la géométrie la plus savante.
Je m’en veux parfois d’être si sensible à la musique et de ne pouvoir m’en passer. Ah ! c’est la même séduction et la même nostalgie que l’amour. Trait de jeunesse, sinon d’enfance. J’aime tant la musique, j’y ai tant vécu dès le plus jeune âge, que je ne suis pas suspect d’en médire. Ainsi les plus amoureux sont toujours en querelle avec l’amour.
La musique est femme. La musique est la faiblesse toute puissante de la poésie. Combien le prince des poètes aime ce délaissement du pouvoir souverain et de la souveraine connaissance. Laissez venir à lui ce doux air embaumé qui a passé sur un banc de violettes : il est essentiel à la mélancolie, comme il est nécessaire à ces enchantements. La baguette du magicien est musique. La musique est le petit David qui joue de la harpe au maître du monde, et qui lui berce ce cœur si lourd par des chansons. Et s’il le lui perce, ô la douce pluie, ô la blessure désirée ! Que les larmes ne sont-elles toutes et toujours musicales ! La lance de la poésie est d’une autre pointe et d’un autre poids. La lance de la poésie est d’or aigu dans notre âme : elle en fait, couler le sang, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, et que toute la liqueur vitale soit lumière. Mais le doux poignard de la musique, dans les quatre chambres du cœur, ne nous tire que des larmes et nous attache à nos pleurs.
Encore, encore de la musique ! dit le charmant duc à Violab. Sans doute, et sa mélancolie ne se rassasie pas du doux enchantement ; la musique est l’ombre des caresses absentes. Mais ce prince, tout amour, rêverie et caprice, oublie que s’il veut toujours de la musique, il est lui-même toute poésie.
L’exquise vertu des jeunes femmes n’est pas dans ce qu’elles comprennent, mais dans ce qu’elles devinent. Jeunes, celles qui le paraissent ; qui, toujours neuves, semblent attendre l’événement ; prêtes au départ et n’être pas arrivées : cet air de fatigue, après un voyage, est la fin de la jeunesse. Il leur faut une connaissance sensible du cœur. Par là elles sont plus proches des poètes que le reste des hommes. Leur génie n’est pas de savoir, mais de pressentir. Et même ce qu’elles ne sauront jamais, elles le pressentent. À peine mariées, le peu qu’elles ont appris, et qui, tantôt, leur fait horreur, tantôt les contente, tue en elles cette charmante générosité. Elles meurent en même temps et du même coup que leur grâce de pressentiment. Les hommes meurent aussi à vingt-cinq ou trente ans, la plupart : en eux se flétrit la vertu de penser au-delà de leurs intérêts propres et de soi-même ; leurs frontières sont fermées pour jamais. Tel homme, même plein de force et de volonté, est pourtant un demi-mort : parce qu’il ne se renouvelle plus, qu’il tient une vérité et qu’il la fait valoir comme un domaine. Que de poètes morts jeunes ! Les vrais poètes ne sont pas ainsi. Ils découvrent et ils inventent sans cesse. La nécessité de se contredire est à peine moins forte que la fatalité de souffrir. Le caractère fait l’unité. Sur la route qui monte, la douleur est aussi un échelon, un palier d’où ils bondissent. Ainsi le monde est toujours jeune pour eux, et il leur rend la jeunesse qu’eux-mêmes lui prêtent.
Voilà mon unique consolation. Car, en dépit de la sérénité que vous m’avez vue, j’ai besoin de me consoler, si je ne l’ai pas qu’on me console. J’ai passé la borne où le voyageur lit en lettres de feu qu’il a fait la moitié du chemin ; et pourtant il me semble que j’en sois à mes débuts, si l’on en juge au traitement que me réserve l’opinion de mon siècle. Parfois je m’irrite, et parfois je sens une joie étrange d’être l’éternel débutant. Elle est sans orgueil, mais non pas sans une ravissante promesse : l’automne couronné de regrets ne me reconnaît pas, ni le hideux hiver : sans le vouloir, je m’adresse toujours de la sorte à la seule part des hommes qui soit bien vivante, la jeunesse, laquelle ne se mesure pas à l’âge, mais à l’ardeur de l’esprit comme à l’élan de l’âme.
Où sont les vrais poètes, sinon dans une certaine faculté qui les invite à rêver une vie plus belle et plus parfaite, dût-elle naître de la douleur qu’ils prennent à celle-ci ? Une ivresse douloureuse est la poésie même. Le réel ne suffit pas au poète, s’il ne l’a sauvé de la condition illusoire du vulgaire où tout est enchaîné. La poésie est le royaume de la grâce. Rien n’est plus vrai que les peintures et les analyses du poète ; mais tout est recréé par lui dans l’ordre plus pur et plus grand de la passion achevée. La vraie poésie est une réalité que le sentiment transfigure. Le plan de la profondeur est celui de l’ardeur même : l’esprit de vérité s’accroît ainsi de la dimension idéale.
Tant que leur vie n’est pas asservie à la matière, les jeunes femmes sont les meilleures lectrices des poètes et leurs plus douces amies. Bottom n’est pas si rustre qu’on pense : il est peut-être poète lauréat ; en tous cas, la fée met un art incomparable à le lire. Entre toutes, les jeunes filles sont proches des poètes, si menteuses qu’elles soient : parce qu’elles engagent toute leur vie dans la passion qu’elles se promettent et l’amour qu’elles donnent. Leurs amants les plus intimes n’auront peut-être jamais d’elles ce qu’elles abandonnent en secret aux poètes de leur choix. Eux et elles, cette idée les venge ensemble des maris. La grâce de Shakespeare me semble faite de ce don adorable que lui prodiguent d’elles-mêmes les jeunes femmes et les jeunes filles. Il m’apparaît, parmi les poètes comme Prospéro, qui sourit d’un si beau, si tendre et si mélancolique sourire à Miranda, à Rosalinde et Ariel. Ce sourire est haut comme le ciel, et souverain comme lui. Il comprend tout et il pardonne, il n’a pas besoin d’être compris : il ne peut l’être : il est la pensée de l’univers dans un esprit qui contemple. Mais il se fait sentir ; il conquiert les cœurs ardents et jaloux de se donner totalement. Il les possède assez pour leur inspirer le sens même de ce qu’ils ne sauraient comprendre.
On dirait parfois de Bottom qu’il est le Beckmesserc de Shakespeare. Mais combien plus heureux, combien meilleur et plus doux ! Combien plus caprice et climat de l’Océan ! Dans Bottom, pas ombre de satire, ou de rancune personnelle. L’ironie Shakespeare est sourieuse comme sa tendresse. Celle de Wagner est compacte comme la vengeance. Bottom n’a jamais été maître d’école, Dieu te bénisse, Bottom ! Dieu te bénisse !
Le miracle que, sans le savoir, cet enfant merveilleux, Aristophane, opère avec le rire, Shakespeare veut le faire avec les plus douces émotions du cœur. On ignore d’ailleurs s’il en a le dessein, tant il l’accomplit naturellement. Aristophane louche les plus graves pour l’homme et la cité ; mais il en gravité dans un rire inextinguible, Shakespeare décante tout le ton aigre de la vie, et il la sublime, tantôt dans la mélancolie tendre, tantôt dans la tendresse heureuse. Plus que que tout, le Soft, le Sweet Shakespeare, le tendre Shakespeare1. Il sauve ainsi les hommes et la nature par une rédemption toute tendre.
Titania, adorable fée, plus que fée, plus que rose, rayon de lune sur un rosier de mai, que balance le doux vent de la nuit chaude, tout désir vient de vous et tout désir va vers vous, parce que vous en êtes la caresse sans poids et le sourire. Quelle douceur vous avez de ne pas peser plus qu’une bague de rire à la pensée, moins qu’une marguerite aux doigts, aux lèvres moins qu’un baiser. Le rêve de l’amour se reconnaît en vous, et les rêveurs d’aimer n’aiment que vous, peut-être.
C’est au seul Don Quichotte que je vous compare, ma plus que belle. Quand vous baisez le museau de votre Aliborond et que vous l’appelez poète, en le couronnant de roses, vous n’êtes pas moins miraculeuse que le sublime chevalier : miraculeuse et miraculée, votre prestige à tous les deux est incomparable : vous créez votre objet. Vous êtes les seuls amants qui ne seront jamais dupés. Il n’est que vous, ma toute chère, pour vous, enchanter vous-même de votre amour comme le Sire de la Triste Figure saluant la princesse des Grâces dans une fille de ferme et l’impératrice de toute beauté dans cette vierge rudanière et sans doute ébréchée.
Sur votre sein d’avril neigeux que parfume la pointe de deux fraises, ah ! serrez-moi encore un peu la grosse tête d’âne. Bon, le mufle de Bottom vous enivre ; et son poil, aussi aimable qu’une étrille, semble plus doux à votre main qui le flatte, que la joue de vos petites sœurs Marjolaine et Jonquille. Plus vous l’entendez braire, plus vous lui soupirez, avec ravissement : « Ô mon amour, tu es le rossignol que j’attendais ! chante, mon poète, chante encore ! » Ainsi, la sale maritorne en cottes grasses et en sabots, les mains noires de récurer l’auge de ses poussins grognant, la bouche plus empestée encore de rires grossiers et de jurons, paraît au Chevalier des Chevaliers la Béatrice de ce monde. Et il ne la soupçonne même pas d’avoir été avilie par les maléfices de quelque affreux sorcier : C’est lui-même, sublime amant, qu’il accuse de ne pas mériter son amour, de n’en être pas digne, de sorte qu’ensorcelé par ses imperfections et ses péchés, il ne peut pas encore voir sa déesse telle qu’elle est, mais telle seulement que sa propre indignité lui propose et son démérite.
Allez, ma plus que belle, il faut que toute femme-fée bottomise son amant ; et peut-être faut-il qu’un amant voyage en Tobosoe, fût-elle fée, avec toute maîtresse.
Vous, du moins, vous êtes le regard de la jeune tendresse, un doux éclair qui caresse, je ne sais quoi qu’on adore, qui passe et que l’on croit garder, une femme en pétales qui s’effeuille au toucher, et qui renaît sous l’ardeur du désir qui la presse. Quelle amoureuse vous êtes, vous qui ne fûtes jamais ! Titania, ma ravissante fée, toute la féerie de l’amour est en vous.
Le rêve sans plus ne suffirait pas au salut de la vie, s’il n’était pas le rêve de l’amour dans sa tendresse la plus exquise la plus exquise et la plus fine fantaisie. Bien ne reste enfin, comme le parfum de la fée évanouie, que ce sourire de Shakespeare, sourire d’une adorable mélancolie, qui est la sienne, bien à lui, la racine de et sa fleur la plus rare : J’ai ma mélancolie à moi, faite de toute sorte de simples et où tout entre.
Comique et tragique
Sauf dans Shakespeare et Molière, les passions font la différence entre la tragédie▶ et la comédie. Dans la comédie, il n’est pas de vraies passions puisqu’elles sont ridicules. La comédie est sociale. Elle concerne l’homme dans la vie ordinaire, où les passions sont si rares. La ◀tragédie▶ est de l’individu, qui est à lui seul avec ses passions tout un monde, et une cité dans la cité.
Au fait, pour que les passions soient tragiques, il est nécessaire qu’elles soient prises tragiquement par les témoins comme par les héros : les passions n’ont de sens que pour des témoins complices. Le rire les dissipe. Ici, le ridicule tue.
Dans la comédie, les témoins des passions ne croient ni aux passions ni aux héros : ils en rient et veulent en rire. Arnolphe et Alceste ne sont séparés de la ◀tragédie▶ que par le fil de l’opinion : si l’on ne se moquait pas d’eux, ils seraient profondément tragiques. Et tout de même Georges Dandin, Harpagon, voire Argan. Il est si vrai que l’action prenant un tour odieux, Tartufe et Don Juan ne font pas du tout rire.
La vie moderne efface de plus en plus les occasions tragiques en effaçant les individus. La société est tout. Il est déjà ridicule de ne pas porter le même habit que tout le monde et la même coupe de cheveux. Il arrive donc que les faits soient tragiques, parce que les auteurs le veulent ainsi ; mais faute de héros, ils ne font pas des ◀tragédies▶.
Pour faire croire à la ◀tragédie▶, les modernes abusent du fait tragique. Et personne n’y croit. On sait bien que ces bourgeois, ces gens du monde, ces intérêts d’argent et de vanité ne sont pas héroïques. Ils jouent avec les armes à feu ; mais ils ont sur le cœur la cuirasse du portefeuille. Derrière ces amants, au lieu de Némésis, on devine l’homme de loi, On ne doute pas moins de leur mort que de leur vie, et même s’ils tuent, même s’ils meurent. Je dirai enfin qu’ils ne peuvent pas être tragiques, parce qu’ils n’ont pas de beauté.
La beauté seule et la grandeur sont tragiques, La misère des humbles, comme on les appelle, l’asile de nuit et les salons bourgeois ne sont pas des lieux à ◀tragédie▶. La Morgue n’est pas la maison des Atrides.
Dans le théâtre moderne, toutes passions sont fausses ou ridiculement outrées. Les amours et les haines de ces gens-là n’ont pas de réalité, parce que la grandeur manque. En quelque sorte, faute de grandeur, il n’est pas de passion réelle. Il en résulte que la matière du théâtre moderne est tragique et que les œuvres, bien loin d’être des ◀tragédies▶, ne sont même pas des comédies : ce sont des pièces, comme on dit, et le tragique n’est, tout au plus que l’ennuyeux ; car elles sont sérieuses à crever, l’auteur y bourrant de sciure sentimentale l’enveloppe du fait divers le plus vulgaire. Le génie moral d’Ibsen nous fait accepter le tragique de ses petites gens : la mort et les catastrophe terribles ne sont pas disproportionnées à la grandeur de la conscience.
Dans Molière, la matière est de comédie sans doute ; mais les passions pourraient être tragiques, si le poète ne les rendait pas décidément ridicules.
Shakespeare est aux antipodes du théâtre moderne : tout est tragique chez lui, la matière et les héros, parce que tout est passion. Mais son génie préfère quitter la ◀tragédie▶ à s’y fixer, après avoir parcouru les cimes les plus tragiques. Encore moins veut-il tourner le drame en farce et les héros en bouffons. Il cherche seulement à les sauver tous ensemble par l’amour et les émotions les plus tendres. Il les délivre de la pesanteur, il les rappelle et les rend à la patrie désirée. De là, ce royaume déchu ouvert à la ◀tragédie▶, où tout est poésie et tendresse : ni l’aveugle destin des Grecs, ni l’infaillible malheur des passions à la française ; ni cet autre destin des passions, implacable également, qu’il a révélé lui-même dans ses terribles drames, ni la fatalité de la conscience comme dans Ibsen ; mais toutes ces ◀tragédies▶ en une seule qui se dépouille de l’odieuse nécessité dans un purgatoire d’amour. Et la fleur du drame, au-dessus de la forêt pleine de monstres, s’épanouit enfin dans le pur séjour d’émotions tendres.
Conte d’hiver est un autre Othello.
La Tempête pourrait être un second Roi Lear, à l’échelle de l’espèce plutôt que de la famille ; Cymbeline, on ne sait quoi plus noir qu’Iphigénie et Thyeste ensemble, le père tuant ses fils, la calomnie immolant dans Imogène sa plus pure victime, la plus douce innocence. Un monde égaré par toutes les folies est en germe dans le Soir des Rois : tous les héros y sont aveugles, ils se trompent à l’envi, ils s’abusent tous les uns ou les autres : ils en sont même cruels et presque féroces. Tous, sauf la jeune fille amoureuse ; c’est elle qui retient toute l’histoire sur les bords de l’abîme, et qui la rend, plus légère que le chant, au rêve et au caprice. Dans Shakespeare, partout l’amour est le magicien.
Sa violence, quelle qu’elle soit, n’est jamais la plus forte. Elle le cède à la douceur. L’ivresse d’aimer, qui fait le comble du bonheur, est un berceau de suave mélancolie. Toutes les énergies de l’âme ont pour fin la tendresse. Et l’on entend l’alouette des caresses heureuses chanter, comme une source qui déborde, l’allégresse d’un cœur plein de larmes bénies.
La Tempête est une œuvre sans pareille à tous égards, et avec Hamlet, le sommet de la poésie humaine. On y saisit la magie de Shakespeare et comment il peut, du même coup, soustraire le drame à la comédie et à la ◀tragédie▶. Le gorille de l’instinct s’entend avec ses frères glabres, les primates humains, pour souiller et meurtrir l’élite sublime de la beauté. Les instincts sont vraiment dressés contre l’esprit. Quelle révolte plus affreuse ? Quelle intrigue plus tragique ? Rien n’est plus réel et rien n’est plus accompli. Rien n’est plus humain et rien n’est plus au-dessus de l’homme. J’en ferais sortir une religion. La liberté du poème résout le conflit. Toutes les oppositions s’accordent et s’épuisent dans l’harmonie suprême que répand la sérénité du poète. Un esprit divin confère la divinité à tout ce qu’il pense. Les dieux ne sont pas dérobés aux passions humaines ; mais, au contraire, ils sont sujets à toutes ; cependant, comme ils en ont la plénitude, ils en ont aussi la possession et la beauté. Ainsi une œuvre est faite pour tous les temps.
Entre toutes ses inventions, il faut bien prendre garde à la fin du Marchand de Venise, pour entrer dans l’esprit de Shakespeare. Pas un drame populaire ne pourrait être plus hideux. Tout nourri de haine et de rancune, d’injustice et de mépris, il y va de passions inexpiables, et personne, en effet, n’y a pitié de personne. Shylock est aussi cruel que ses juges, chacun selon ses moyens. Pour finir, on le mène au gibet. La même nuit, sa propre fille en amour n’a pas une pensée pour le misérable : tandis qu’on est en train de le pendre et que ce père se balance déjà au bout de la corde, tirant la langue, cette fille si sensible, qui aime tant la musique, tient des propos délicieux aux étoiles et chante les plus doux vers du monde.
Dans une telle comédie, les fatalités de la méchanceté humaine sont aux prises sous les espèces les plus générales, sous la forme des races. Ils ne peuvent, tous et chacun, que s’arracher le cœur ; ils ne s’étreignent que pour se déchirer ; ils ne se cherchent et ne se reconnaissent que pour se honnir, se haïr et s’insulter. On dirait même qu’il ne leur est pas possible de faire autrement. Les injures des uns répondent au ressentiment des autres. La cruauté de ceux-ci équilibre l’injustice de ceux-là. Il se valent ; ils se méconnaissent ; ils se dérobent leur chair, et jusqu’à la conscience. Pour un peu, on dirait qu’ils se dévorent.
Mais Shakespeare qui voit dans ce drame tout ce que le public de son temps n’y distinguait certes pas, enveloppe dans un rêve d’amour cette atroce histoire. Il voile et il endort les vérités enragées qu’il vient de découvrir. Il ensevelit dans la poésie les instincts déchaînés. Le divin poète fait bien tout ce qu’il fait et il le sait.
Shylock une fois puni, on cesse de le voir, Il disparaît, et avec lui se retire la réalité hargneuse et terrible, dont il est une des faces les plus sinistres et les plus meurtrières. Jusque-là, on pouvait le croire le héros du drame : à présent, un bon quart du drame va se jouer sans lui. Que de beauté dans cette absence ! Shakespeare nous tire de Venise, qui est un charnier comme toute la terre des hommes, toute Venise qu’elle soit. Il nous enlève sur les hauteurs ravissantes, où les vivants ne sont plus ces démons acharnés qui se reconnaissent aux morsures. Ici, on ne se flaire plus aux dents, au ricanement, à l’odeur du fiel et du sang : l’accueil des lèvres est baiser, salut tendre et sourire. Voici les hommes rachetés de la haine et du mépris, de la vengeance et de l’injure. Plus de fourbe, ni banque sur le quai, ni tribunal, ni marché. Shakespeare les établit dans le parc bienheureux où la lune chante avec le rossignol, où tout est amants, douceur, caresse et amour.
Car la poésie rachète seule les hommes et la vie : la poésie qui est l’esprit d’amour.
1910-1920f
Je sais, mais je ne révélerai pas de qui Jean Moréas, mort voici dix ans, disait : « Il prétend qu’il me connaît ? Je le connais, mais lui ne me connaît pas ! »
Jean Moréas connaissait M. Albalat habitué du même café que le poète. Albalat en abuse pour écrire dans la Revue des Deux Mondes sur la Vie de Cafég . C’est sa façon de commémorer la mort de Moréas.
A quoi M. Charles Maurras réplique vertement dans l’Action Françaiseh :
il y a une troisième attitude. C’est celle du dadaïste.
L’une des bouches de Dada articule : « Ce… de Moréasi »
Ceux qui n’ont pas connu Moréas n’ont pas le droit, de proférer un tel outrage et ceux qui l’ont connu en perdent l’envie.
D’abord parce qu’ils l’aimèrent, ensuite parce qu’il ne faut pas juger ce grand poète sans imagination sur ses exclamations de café, sur ses « Sinistre !… Ridicule !… Changeons de café !… etc. », dont certains professionnels ont fait des volumes d’anecdotes.
Les trop jeunes gens oublient trop — s’ils sont admis à nier la beauté des Stances— que le Moréas de Sylves et du Pèlerin passionné fut le moins soumis des poètes. Les Stances sont une fin.
Jean Moréas n’eut pas été incapable de sourire à Dada. Je l’entends prononcer : « Dâdâ !… La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est le Dâdâ ! »
Il disait :
— Les jeunes gens sont ridicules parce qu’ils prennent tout au sérieux, mais ils sont charmants quand ils sont ridicules !
L’attitude de Jean Moréas nous enseigna la dignité ; ce que doit être la vie d’un poète.
Et la vanité de cette dignité, Hélas !
Au café, ou ailleurs, on a toujours près de soi un Albalat
Qu’entends-je ? C’est Gaubert qui crie à perdre haltim :
Albalat ! Albalat ! Albalat, morne plaine !j
Je suisla fable du vulgaire ! s’exclamait le maître. Si l’insolent de 1920 raille à bon droit le héros de 1910, Byron semble une victime encore mieux désignée.
Pourquoi n’insulte-t-on jamais l’ombre du Lord ?
Avant la guerre (c’est à notre tour à le dire) nous ne nous permettions pas des plaisanteries de ce ton. Nous n’avions pas tué le respect. Ah ! nous étions moins forts.
Pourtant, c’est nous qui, dès les premières années du siècle, avions rendu impossible la « vie artistique ».
Sous des prétextes, on la recommence ; à rebours.
Aux funérailles de Jean Moréas vint toute la jeunesse et notre peine visible, n’était point parure d’occasion.
Tu étais là, Guillaume !
Mais je ne sais plus si, sur cette carte-postale rimée que, un peu auparavant, Guillaume Apollinaire, voyageur, adressait — hommage à Jean Moréas, il y avait :
Tous les autres chanteurs ne sont que tes valets…
Ou
Tous les autres rimeurs ne sont que tes valets.
Tout n’est pas à retenir de l’enseignement oral de Moréas. C’est pourtant le poète des chœurs d’Iphigénie qui a donné à ceux de ma génération les plus pures indications.
A trop mépriser les Stances, ne risque-t-on pas de s’interdire d’aimer et louer le bestiaire d’Apollinaire ?
Nier Moréas, c’est sacrifier au culte le plus faux, le plus absurde. C’est afficher la foi la plus hurone en la fausse nouveauté.
« Je suis un poète moderne, s’écriait Moréas, j’ai chanté la porte de Montrouge »
Il avait raison.
A la terrasse du Vachette, ce café qui a cédé la place à une banque, un camelot lui hurlait au visage :
— Je dis tout !… Je dis tout !…
— Eh bien, vous avez tort ! lui répondit Moréas en frisant sa moustache bleuek.
Les hommes d’aujourd’hui
Han Rynerl
Et mon trône sera peut-être une croix, car ils ont toujours mis à mort les prophètes, et tous les diseurs de vérité, et tous ceux qui parlaient d’amour parmi la troupe furieuse de leurs haines.
- — Et si ta mère s’était trouvée parmi les pauvres révoltés, réponds, Jacques, tu aurais tué ta mère ?…
- — Je n’en sais rien… Il y aurait eu un conflit affolant entre mon devoir et ma conscience…
- — Makima, qu’est-ce que ça veut dire un conflit entre le devoir et la conscience ?
Makima balbutia :
- — Ça, c’est difficile à faire comprendre à des cerveaux bien faits. Difficile aussi d’expliquer pourquoi la conscient de Jacques ne lui défend pas de tuer les mères des autres.
Ah ! Ah ! Ah ! Centre, tu rayonnes, essayant de t’évader de toi-même. Tu t’élargis, toi et ta souffrance. Ô Cercle, tu t’élargis, dans l’espoir fou d’être le cercle qui sortira du cercle.
Sois une musique. La musique est une mathématique qui chante, qui aime et qui ouvre les cœurs.
Aux époques de barbarie naît la sagesse. Quand les hommes ont perdu tout contact avec l’amour, l’amour cesse d’être un mot pour devenir un être. Quand la cupidité, la cruauté et l’égoïsme étendent leur lèpre sur les âmes, des sages paraissent en qui tout est douceur et renoncement.
Nulle barbarie des âges morts n’atteignit celle du dernier demi-siècle. Les conquêtes coloniales, la féodalité industrielle, l’impérialisme buté et étroit des gouvernements que nulle noblesse d’âme ne possède, la sottise abyssale des peuples empiffrés de mensonge, tout cela entraîna un prodigieux recul moral.
Le récent quintenaire guerrier, sans équivalent dans l’histoire par la double monstruosité des faits et de l’acquiescement général est le prélude ingénu de lendemains désespérants. L’homme de la fin du xxe siècle sera à l’homme de notre temps ce que fut Clovis à Marc Aurèle, et le cycle de retour à la barbarie ne s’arrêtera point là.
Aux heures troubles de silence populaire naissent les Sages. Ce sont toujours des hommes au passé chargé de luttes ou de regrets.
Parfois, ils ne sont que poètes, comme Wlutman, et ne vont pas jusqu’à ouvrir la porte de méditation que scelle le « scire nefas ». Parfois ils acquièrent comme Tolstoï, cette sorte de gloire magnétique qui « civilise » les âmes malgré elles. Parfois, comme Han Ryner, ils ne réalisent qu’une figure peu connue, d’aspect vaguement satanique et estimée surtout des jeunes gens tant qu’ils n’ont pas « consenti » à la maturité. Figure compromettante bientôt, toujours redoutable, parce que maniant des mots explosifs de sagesse, des formules panclastiquen d’amour et cette chose horrible que les humains n’aiment guère qu’aux heures où elle fait draperie : la Simplicité.
Les pays d’Orient qui possèdent, malgré la « civilisation », une âme intoxiquée d’autoritarisme servile que les Européens d’Occident, ont gardé le pouvoir de pleurer et le respect des paroles justes. Tolstoï, en France, fut resté inconnu et seule la députation ou le journalisme l’eussent pu nantir de prestige. Ainsi s’explique, en notre terre des castes et des aristocraties échelonnées, que Han Ryner soit encore, aujourd’hui, après des livres comme Le cinquième Evangile, Psychodore, les Pacifiques et la Tour des Peuples, un honnête romancier que seule rendit particulièrement célèbre son affabilité. En Russie, Han Ryner fut devenu prophète, et quoiqu’il ait pu répugner à son individualisme de se sentir quasi popularisé ; il n’en eut pas moins créé une influence, creusé dans les âmes un sillon profond et durable.
En France, il ne sera célèbre qu’après sa mort, quand on pourra admirer les livres étonnants qu’il enfanta et qu’on ne craindra plus de donner un prestige dangereux à cet ennemi de « l’Ordre ».
La vie et l’œuvre de Han Ryner ont été l’objet de nombreuses études. Je ne sache pas qu’on ait jamais tenté de lire l’âme même de l’auteur dans sa production considérable de romancier et critique, ou plutôt son « arrière moi ».
Ceux qui écrivent sur Ryner le connaissent personnellement sans doute et manquent de perspective pour l’analyser. Peut-être aussi, en vérité, beaucoup n’ont-ils lu qu’avec fatigue ces livres surchargés d’intention qui se nomment : Le Fils du Silence, Psychodore et les Pacifiques. Han Ryner est peut-être plus mystérieux à ses proches et ne se révéla peut-être qu’à tels sages inconnus de lui. Cela seul peut expliquer qu’on n’ait point encore tiré de son œuvre une métaphysique, une éthique, une politique, et même une psychologie qui l’eussent divinisé ; car la foule respecte héréditairement les prêtres, les cartomanciennes et les philosophes.
Je vois des extraits de Stendhal, de Fagueto et même de Paul Brulatp s’éditer partout. Personne n’a donc lu Han Ryner avec plaisir et avec soin pour qu’on ignore encore la possibilité d’en tirer un miraculeux florilège philosophique ? L’aimable et distingué M. Poinsot parle quelque part, du spiritualisme « un peu vague » de Han Rynerq, et c’est, à ce qui précède, un argument plein de gaité si l’on considère l’absolue perfection et la rigidité de cette métaphysique mathématique où Psychodore se meut et nous entraîne par Han Ryner.
On affirme généralement que Han Ryner est « Individualiste » et « Anarchiste » pour, précisément, individualiser au sens péjoratif, ses opinions sociales. En fait, ce qui caractérise le plus le génie de ce philosophe, c’est l’impossibilité de l’étiqueter. Il a fait lui-même le tour de toutes les logiques et de tous les dogmes. C’est l’homme de notre temps qui connaît le mieux la philosophie grecque. Il ne nous reste de cette miraculeuse pensée pure d’Hellasr que des lambeaux légers. Je ne crois pourtant pas qu’homme au monde ait conçu depuis vingt siècles quelque idée dont les grecs n’aient eu l’intuition.
Ainsi versé dans l’art le plus providentiel de disséquer l’intellection, sachant l’antinomie et l’identité de tout. Han Ryner ne se consent-il individualiste que pour subir, si j’ose dire, une enseigne à sa boutique de sagesse. Je ne suis pas certaine, lorsqu’il descend, après avoir jonglé avec le Déterminisme et le Libre Arbitre, dans « l’Abysme » central de l’idée pure, qu’il accorde encore un sens quelconque au mot individualité.
Mais nous vivons — nous croyons vivre — dans un domaine de réalités que nos aïeux depuis des milliers de siècles, ont classé, étiqueté et référencé. Il est donc bon, élégant et utile de créer, pour le système d’apparences qui nous entoure, un système d’ordination et de prévisions logiques. Han Ryner a gagné peu à peu l’extrême pointe de la logique pure et ne conçoit un Monde Organisé selon la Norme que dépouillé de la passion de posséder. Identifiée à la passion de dominer, c’est elle, poison commun des peuples et des rois, ensanglante depuis toujours la terre, repaire des hommes.
Les Pacifiques m’apparaissent, à cet égard, l’œuvre majeure de Han Ryner, non pas œuvre majeure dans l’absolu de mon jugement, car j’ai trop le goût de l’abstraction, pour ne pas suivre Psychodore et les Paraboles Cyniques avec une joie d’algébriste au milieu de ses équations. Je veux dire que Les Pacifiques sont l’œuvre, qui recevrait — popularisé — l’accueil le plus évidemment enthousiaste de la foule et posséderait l’action la plus efficace sur l’âme des plèbes.
Je ne sais ce qu’il en sera. L’Atlante qui raisonne avec le Cruel et fait sans cesse choir dans l’absurde le soi-disant pragmatisme de ce radical-socialiste-national représente une sagesse avertie, logicienne et rigoureuse dont il serait pourtant bon qu’elle ne restât point vouée à l’oubli facile des adolescents.
Psychodore est le livre même de la métaphysique grecque, c’est-à-dire universelle. Pourquoi cette rêverie géniale ne figure-t-elle pas dans les éditions philosophiques des libraires spécialistes ? Je ne veux pas dire que Ryner soit vulgarisateur, mais n’est-il pas évident que sous sa plume les plus abstraits problèmes acquièrent, sans perdre de leur précision, une limpidité dont je crois pouvoir certifier qu’à part M. Palantes et M. Paulhan, les philosophes sont généralement dépourvus. Mais il appert ce fait délicieux : c’est que Han Ryner est trop poète pour tenir figure dans le chœur des philosophes qu’une syntaxe tortueuse aide si bien à singer la profondeur, et pour les romanciers, le Psychodore est réellement trop « porté sur l’esprit ».
Le cinquième Evangile est une vie de Jésus faite dans le ton même et évangélique. C’est une vie philosophique et qui nous présente Yousouf comme un sage méditatif, un peu triste dans son amour hautain et rempli d’une quasi certitude du mal universel. Beau livre, qui dut stupéfier et peut-être convertir d’authentiques chrétiens, mais livre qui donne l’impression d’avoir resserré, comprimé, rétréci le génie de Ryner dont j’aime bien voir le fantaisiste caprice s’exercer dans un domaine moins « biblicisé ».
Le Fils du Silence est une bonne douzaine de chefs-d’œuvre. Cette vie de Pythagore, surchargée d’érudition, de fragments traduits, de textes issus pensées d’Orient, Egypte, Assyrie, Chaldée, Judée, Phrygie, Grèce d’Asie, d’Europe, Grèce d’Afrique. Ce prodigieux compendium t le seul livre réellement grec, conçu et écrit comme par un grec qui soit paru en français. Il n’y a pas là traduction, mais transposition de pensée et parce qu’elle reste quasi inanalysable, cette œuvre plus géniale que Gulliver, émerveillera bien des générations de « savants » — si les « savants » s’améliorent toutefois, car nul n’ignore quelle bêtise s’enclot, aujourd’hui sous ce titre.
Les Paraboles Cyniques sont probablement avec l’Homme-Fourmi, une des œuvres préférées de Han Ryner. C’est dans ces paraboles que le Philosophe réalisera la perfection de son style et cette forme de poésie abstraite et matérielle ; cet entrelacement d’évocations idéalement réelles et palpablement intuitives qui donnent, mesure de son talent d’écrivain. Ces Paraboles semblent avoir été écrites avec amour. On y sent une pensée subtile et vaste, heureuse de s’introniser en cette forme légère et délicatement ciselée. Quel éditeur d’esprit fera illustrer ce livre par un artiste riche de philosophie et de pensée, un Henry Chaprontu, digne fils païen du satanique Ropsv ? Il donnera aux Paraboles la gloire aristocratique qu’il leur faut.
L’Homme-Fourmi est œuvre curieuse et passionnante. Il n’est pas impossible de supposer que Han Ryner ait conçu cela comme un essai sur l’hypothèse de transmigration des âmes qui lui est chère. Le roman est riche d’idées adventices, mais le style n’a pas la sonorité voluptueuse et imagée des livres derniers.
Avec l’âge, il semble bien en effet que Ryner ait acquis cette jeunesse de style : la métaphore ailée, l’image neuve, la rythmique des mots accolés, et cette façon de compénétrer la pensée, la figure et l’intuition en quoi il est probablement le styliste qui influencera le plus profondément la littérature à venir.
J’ai étudié l’œuvre de Han Ryner dans un ordre choisi par moi-même, plus instructif que la chronologie des labeurs. Il me reste une œuvre importante : La Tour des Peuples. Elle sera fonction de mon analyse psychologique du Maître et du Sage.
Outre son œuvre philosophique dont je viens de parler Han Ryner publia d’ailleurs aussi jadis des romans et des livres de polémiques violentes. Il a évolué selon la courbe même d’une pensée obstinée à chercher sa loi et ne se reconnaît plus dans sa volonté présente au sein de ces documents périmés.
Ainsi Tolstoï gagna peu à peu et non sans peine, la haute et définitive sagesse de ses derniers ans. Han Ryner fut, me semble-t-il, un timide ambitieux à l’origine. L’ambitieux est mort d’avoir vécu. Du timide, a gardé cette faculté de méditation solitaire qui domine aussi bien la douleur du Livre de Pierre (extrait d’un de ses premiers romans) que les Voyages de Psychodore et qui le poussa aux audaces de la pensée.
De son ascendance ou de son éducation ou même de son hérédité chrétienne, il a gardé, malgré lui, ce goût de l’examen de conscience, et le besoin de juger certaines réalités (celles de l’amour) sous un critère (Les Paraboles cyniques, p. 219) qui n’est point Hellène, tout au plus Hellénistique et plutôt chrétien. D’ailleurs la conception de l’amour, dans les Pacifiques, est de source quasi-romantique et me fait songer aussi aux débats de la Sand avec Musset. C’est en cela que Han Ryner est bien de notre temps et que le stoïcisme qu’il inspire n’a pas connu en vain depuis Sénèque, Villon, Chateaubriand et Baudelaire avec leurs regrets et leurs désespoirs. Dans La Tour des Peuples, la vision d’allègre espérance qui respirait aux Pacifiques semble ainsi avoir disparu tout à fait. L’homme n’y est plus qu’une loque s’il est vil, un vain espoir s’il est bon. Les fils de son héros favori ne sont pas destinés à devenir meilleurs que leurs ancêtres et Han Ryner semble ainsi avoir pour un instant, devant l’horreur des ans de guerre, désespéré de l’animal humain. Encore qu’il offre à sa pensée la douceur des mots que le Grec parfuma, Han Ryner apparaît dans ce roman, un peu dur, revenu à l’inspiration de ce Judaïsme Chrétien qui n’est point sans responsabilités morales devant les massacres. Ses livres prochains ; les Aspirations d’Hahasverus et le Père Diogène, en attendant l’autorité souveraine de La Sagesse qui Rit, nous diront, s’il a quitté laveh pour revenir à Aphrodite.
Sage pénétré de la casuistique grecque, où l’algèbre semblait le rire même du soleil sous les oliviers ; penseur méprisant qui ne sut arriver au calme devant la vie qu’après des luttes douloureuses et des révoltes ; poète ardent dont l’âge éréthise le goût passionné pour le Grand Tout, rêveur et abstracteur, amoureux de mythes et d’idées, Han Ryner est probablement le plus haut génie de notre temps. Quelque mépris qu’on ait pour l’ordre social présent et ses soutiens, on ne saurait accepter l’oubli où persiste de demeurer ce chercheur d’inconnu, que comme une injure personnelle à l’Intelligence. Mais… qui sait si Han Ryner n’est pas aussi mystérieux à ceux qui l’entourent qu’à la plèbe ignorante ? Cela expliquerait qu’il soit oublié par tant de ses disciples d’antan. Pour comprendre Ryner, il faut lui égal, car ce qu’Il Sait, si on ne le savait pas déjà, on l’ignorerait encore après qu’il l’a dit. De Henry Bordeaux, tout le monde est égal. Mais de Han Ryner… Par chance, ce familier des choses éternelles a l’éternité devant lui.
Max Jacob
J’ai une grande crainte en voyant la curiosité et le succès dont le dernier livre de Max Jacob est l’objet : La défence de Tartuffe : Extases, remords, visions, prières, poèmes et méditations d’un juif convertix . Mon Dieu, qu’on ne le confonde pas avec quelque factum de catéchumène, vulgaire, appelé à être proposé en exemple par les Croix et les Semaine religieuses ! Pourvu que l’on ne cherche pas à attribuer à l’éclat d’une révolution intime, publiquement expliquée, une attention, un crédit qui ne viennent que du talent !
Ce qu’il faut bien que l’on sache, à propos de Max Jacob, ce qu’il faut que ceux qui le connaissent disent et répètent, c’est que la venue au jour et à la renommée, de son œuvre, ne saurait avoir pour cause le ragoût d’un roman confessionnel, Ce n’est qu’une coïncidence. Si des critiques essaient de tirer de ce côté le jugement et l’attrait des lecteurs, ils se trompent et ils sont injustes.
Il devait arriver que cette âme profonde et délicieuse, que la vie a tourmentée sans qu’elle cesse de lui sourire, projetât sa vive et exquise lumière sur d’autres que ses amis de lettres. Plus de vingt ans de misère et de réclusion consacrés à l’expression d’elle-même devaient aboutir à une réalité littéraire si pleine et si rayonnante qu’un jour il était fatal que celle-ci se levât de la nuit et éclairât au loin autour d’elle.
En outre, la conversion de Max Jacob ne représente nullement un accident, une rupture, ni dans sa vie, ni dans son œuvre. Il a, si l’on peut dire, passé d’un dieu à un autre, d’un seul mouvement, par le simple poids de douleur de son existence ; il s’est donné, dans une pratique plus assidue, au dieu des Chrétiens, tel qu’il était, avec une dévotion plus nonchalante, vis-à-vis du dieu des juifs. Il a changé de dieu, mais il n’a pas changé ; l’impression que l’on emporte, dès qu’on l’entend parler, c’est plutôt que les dieux se sont réconciliés en lui. .
Cela revient à dire que, comme tout poète, il est, depuis les premiers balbutiements de sa conscience, dans des rapports si étroits avec le secret des choses qu’il devait y rencontrer les dieux et entrer en familiarité avec eux. Il aurait pu s’en tenir à des relations laïques, il a préféré des relations rituelles. Il a donc choisi un rite puisqu’en matière de rites, il faut choisir. Mais cela n’a point modifié le tour de ses méditations ni le ton de ses propos. Lorsqu’on regarde le temps où Max Jacob était un écrivain libertin qu’un dieu inconnu faisait souffrir, dieu que, quelquefois, il entrevoyait et qui, par habitude, pouvait lui sembler être le dieu des juifs, le juif libertin d’alors était déjà le chrétien d’aujourd’hui. Il avait autant de piété et de foi chrétiennes dans ses ouvrages qu’il peut subsister de libertinage dans ceux d’à présent.
Je serais friand de savoir si, par la tentation du titre, la Défense de Tartufe est déjà tombée entre les mains de quelque dévot, quelle mine il a fait. La même mine, sans doute, que j’ai vu faire à certains juifs ou libre-penseurs, lorsque je leur lisais, il y a dix ans de cela, des pages de Saint-Matorel.
Il y a, dans cette destinée d’artiste dont l’âme sensible et toujours brûlante outrepasse le souci exclusif de la forme, mais qui est, pourtant, si bien douée et si fertile pour le jeu des apparences qu’elle ne peut se dérober à leur mobile inspiration, il y a dans cette destinée, une unité, une fermeté, un abandon aussi et une hospitalité tellement vastes et tellement solides que les circonstances et les vicissitudes ne l’ont jamais altérée. Une conversion ne devait point y peser davantage que telle des difficultés ou tel des allègrement que coup sur coup, Max Jacob a trouvés, perdus, retrouvés à l’improviste, reperdus sans prévoyance et sans répit.
Mais pourquoi, Max, m’attarder à une appréhension et à un avertissement que le lecteur le moins expert, au premier fumet de ton ouvrage, à moins qu’il n’ait une arrière-pensée d’ordre politique, apercevra, aussitôt, l’inutilité.
Je préfère infiniment conter ton humeur et, montrer comment tu as toujours su rester un ange sur un théâtre où l’on est trop souvent obligé d’être complaisant à la force et à la farce. Si tu as si allègrement et si sincèrement ri des hommes et si sincèrement pleuré sur eux et si tu les as laissé rire de toi, c’est que tu n’as jamais accepté de compromis réel avec leurs intrigues. Tu n’en as même point accepté, dans cette mesure, pourtant restreinte et sans rigueur, qui est nécessaire pour gagner la considération des littérateurs sérieux. Ils ont été souvent cruels pour toi et tu en as souffert. Ils sentaient que le plus détaché d’entre eux se mettait encore dans des lisières terriblement positives en comparaison de toi et il leur arriva d’en abuser dans leurs jugements.
Lorsque je t’ai connu, tu achevais une dure étape de ta jeunesse. Tu l’as évoqué dans Saint-Matorel. Tu venais de faire une expérience douloureuse de la contrainte ; tu avais pris la résolution d’y échapper en ne fréquentant plus que ton dieu intérieur, Tu quittas le boulevard Barbès pour t’installer dans cette rue Ravignan dont le nom, grâce è toi, gardera une saveur spéciale dans la mémoire des Lettrés.
C’est chez Guillaume Apollinaire que nous nous rencontrâmes. Tu étais en compagnie d’une petite fille, adoptée par je ne sais plus qui et que tu t’étais chargé de reconduire à ses parentsy. Tu l’aidais à mettre en ordre dans une petite valise de toile, ses poupées et son ballon. Je me rappellerai toujours la douceur que tu lui témoignais et la sollicitude fantasque avec laquelle tu t’occupais d’elle avec pitié, sans perdre le fil d’une de ces passionnantes conversations, jalonnée de mots, pleine de paradoxes et illuminée de rire enfantin dont nous avions l’habitude avec Guillaume.
Le premier ouvrage de Max Jacob fut le roman de Saint-Matorel. Beaucoup de sa propre vie est en ex-voto dans cet ouvrage. C’est même, je crois, le livre de lui le plus à l’écart du reste du monde, le plus concentré sur un seul sujet, dans une intimité déchirante.
Saint-Matorel est un pauvre employé de commerce, boulevard Voltaire. Il eut des infortunes de toutes sortes, il perdit sa place, il perdit Léonie, sa maîtresse, puis il fut frappé de la Grâce et ne quitta plus le ciel qui, après un court séjour dans un couvent de Barcelone, le recueillit définitivement en 1909.
Si ce livre, au lien d’être, comme il l’a été par l’éditeur Kahnweilerz , tiré à quelques exemplaires de luxe qui se vendaient moins pour le texte que pour les dessins de Picasso, avait pu parvenir au grand public, il aurait sans doute, suscité une émotion analogue à celle des romans russes ou des récits de Charles-Louis-Philippeaa dont la vogue était grande, à la même époque.
Il en différait, cependant, sensiblement et c’est peut-être pour cela qu’un sort injuste a pris soin de le garder hors des voies de la réputation qui eussent été celles de la confusion.
Il était facile de deviner, en effet, sous la pâte douce et tranquille cette confidence, un levain de liberté donnant lieu à des intuitions de l’intelligence, à des étincellements de l’esprit, à des boutades de l’imagination auxquels les nouveaux romanciers, orientés vers une sorte d’élégie sociale, étaient étrangers.
Un certain arrêt brusque de l’épanchement, une certaine façon de transformer les larmes en des prismes et de s’en amuser, juste au moment où elles allaient couler et mourir, un certain retroussis des phrases comme si chacune, en sa sage charité, n’était qu’un rideau prêt à se déchirer sur une folle féerie, on rencontre tous ces indices à travers le développement élégiaque de Saint-Matorel. On est en éveil ; on est inquiet ; on attend ; on guette.
Et, en effet, sur la fin, le roman lâche terre, s’ébroue, s’envole, peut plus aller pas à pas, à l’allure d’un bon roman réaliste. Il plante ses souvenirs, le boulevard Voltaire, ses douces mortifications, et Léonie, et le triste pèlerin qui va, le dos courbé, le long des ruisseaux de Paris, pouir s’ébattre au milieu des êtres éternels et des soleils.
Il fut suivi du « Siège de Jérusalem »ab où sont relatées les aventures célestes de Matorel, et qui compléta, et épanouit l’essor dont nous avions été avertis.
Cette fois, il n’y a plus à en douter : Max Jacob n’est pas, ne peut être, seulement, un romancier ; il a beaucoup trop d’impatience et de primesaut dans la tête pour s’en tenir là. Le réel n’a de prix que s’il lui sert continuellement de tremplin pour bondir, à perte de vue, bien au-dessus, quitte à retomber, par une trajectoire harmonieuse, sur un autre petit lambeau de réel qui se trouve, ainsi, relié an premier, aussi mystérieusement mais aussi infailliblement qu’un astre à un astre.
Mais c’est surtout en lisant Les Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorelac , parus à peu près en même temps que les deux ouvrages précédents, que l’on saisit enfin l’entière portée, la pleine signification de cette nature sans cesse en jaillissements, en fusées, en éclaboussements d’expressions rapides dont chacune se suffit, forme un tout, source transparente emplie de lueurs et de forces.
Les œuvres de Matorel sont évidemment celles de Max Jacob. Il n’est plus lié par l’enchaînement d’une histoire ; il n’est même plus lié par l’amour-propre de la perfection ou de la modestie qui fait commettre tant de fâcheuses rétractations à des auteurs, à part soi très expansifs, puisqu’il attribue ses productions à un tiers et qu’il se réserve, en les annotant, toute sa liberté vis-à-vis de lui-même et du public.
Or, c’est un enchantement, c’est une série d’explosions tendues et fines sur toutes les cordes du sentiment, l’une après l’autre.
Du comique populaire, de la guinguette et de la foire aux arcanes de la sensibilité la plus philosophante et la plus philosophale, du mot funambulesque aux évasions les plus déliées du lyrisme fondé non sur l’exaltation et le symbole, mais sur l’observation journalière, tout le clavier joue tantôt avec moquerie, tantôt avec splendeur.
Je ne connais guère d’œuvres contemporaines où il soit aussi étendu et se module avec autant d’élasticité, alliant la minutie à la fougue. Il rappelle les étonnants contrastes de Shakespeare, transportés dans le domaine d’une sensibilité et d’une compréhension enrichies par la science et les mœurs modernes. Seulement, tandis que la profusion shakespearienne s’exerce sur une trame dramatique, ici c’est une succession de bulles, de flocons, c’est un pollen aérien, perpétuellement en mouvement, perpétuellement renouvelé et qui conserve toujours la fraîcheur de la surprise.
Comment des lettrés sincères ont-ils pu réduire cette verve qui ne veut rien laisser perdre des injonctions profondes que recèlent les événements les plus futiles, à de la simple facétie ? Comment un des maîtres du feuilleton littéraire, un de ceux qui se chargent d’introduire, de temps à autre, les écrivains inconnus, dans la préoccupation du grand public, peut-il songer à le faire pour Max Jacob, en insistant sur sa gouaille de rapin, comme s’il avait mûri son talent dans quelque cabaret montmartrois ?
Il est allé au Lapin agile, c’est vrai, comme nous tous, mais au milieu de quelle détresse, et en portant quelle charge de soucis et quels trésors dans ses yeux, distraits et sa pensée indomptable.
Ce qui caractérise les poèmes de cabaret, l’esprit d’atelier, c’est leur asservissement aux circonstances. Ils battent la surface des choses. Ils prennent le vent chaque jour.
Personne n’est moins esclave que Mas Jacob des circonstances et du passager. Jour sur jour, en dépit d’embarras matériels effroyables, il a entassé poèmes en proses, poèmes en vers, dialogues coupés, gloses sarcastiques ; il les as entassés par la puissance de germination et de style qui ne tarissait pas en lui, mais sans savoir ce qu’il en ferait.
De cette moisson inépuisable, sortirait-il des livres ou n’en sortirait-il pas ? Il ne se le demandait même pas. Il n’eut pas pu dire qu’il en avait l’ambition. Il écrivait ; c’était tout et c’était assez.
Un à un, les livres se sont, d’eux-mêmes, composés. Aucun, on peut le dire, n’a de date dans la vie de Max Jacob. Ils sont nés de l’effort de sa vie éternelle et sans repos.
Oui, quand on lit, parmi les œuvres burlesques et mystiques de Matorel philosophique comme celle-ci :
« On apercevait les hangars éclaires à l’électricité et pareils à du machines de guerre romaines. Quand la guerre-éclata, les pauvres et les soldats couchèrent pêle-mêle, dans les halles qu’on avait bâties le long des maisons. Un soir que j’étais allé chez mes amis, selon la coutume de paix, ma sœur, pour me faire honte, me conta l’héroïsme d’un homme qui était parti contre l’ennemi, abandonnant sa femme à Dieu ; et au contraire elle me montrait avec fureur ceux qui profitaient de la guerre pour abandonner leurs anciennes maîtresses.
« En vous quittant, ô mes amis, ô vous mes frères, pour la guerre, est-ce une maîtresse que j’ai abandonnée ou une femme que j’ai héroïquement sacrifié à la patrie ? »
Ou l’Histoire vénitienne de 1840, ou l’Enfer, ou le Paradis du Maquereau, ou Dieu chasse à l’Homme, ou des poèmes tels que l’Accord :
Ici l’orgie funèbre secoue ses chaînes d’or
Et pourri sous la grâce de tes Jupes curules,
Hétaïre, en ces caves, perfides ergastules,
Le vieux tapis d’Orient ne connaît pas l’aurore.
La famille du gérant, séant à son couvert,
Pour finir le souper, attaque le gruyère,
Une femme belle danse et pleure, triste Ophélie.
La musique et l’amour redoublent sa folie…ad
Au contact de ces subtiles arabesques, de ces chatoiements, on se demande quel égarement peut pousser à n’y voir que charges et gaudrioles.
Nous assistons, au contraire, à une manifestation particulièrement complexe de « l’esprit », au sens où ce mot ne représente pas seulement la spiritualité pure ni seulement l’intelligence comique des choses, mais une étrange inspiration énigmatique et ardente dans laquelle les deux se confondent, provoquant parfois des accès de mysticisme en un langage dépouillé, et parfois un bombardement de notes, notules, pointes, points de vue, mis en valeur et aiguisés au moyen des parures, torsions, danses et inventions de mots, les plus adroites et les plus artificieuses.
Ces dons extraordinaires, cette vigueur de saisissement intellectuel peuvent amener des excès ; ceux-ci, en tous cas, n’ont rien de commun avec la caricature et la bouffonnerie, simples grossissements des apparences ; il n’est pas d’outrance d’expression, chez Max Jacob, qui ne s’accompagne d’un poignant débordement intérieur, avide, sinueux, insinuant. Encore Max Jacob est-il doué d’un sens critique si avisé et si ferme, que, presque aussitôt, lorsqu’il sent que sa verve, énervée, lui échappe, il rassemble ses rênes et bloque l’élan.
Ce sens critique a porté Max Jacob à légiférer un peu sur lui-même et sur les autres. Il a écrit, en tête des deux livres qui ont suivi les Matorel, deux préfaces où la malice le dispute à la sagacité.
Le premier de ces livres, intitulé : La Côteae une transposition de chants populaires bretons.
Max Jacob est de Bretagne. A-t-il, dans cet ouvrage, traduit des poèmes vraiment bretons en français, ou en breton, des poèmes que la Bretagne lui avait inspirés à lui-même ? Je n’en sais rien, et peu importe, car il a prouvé que ce pouvait être aussi bien l’un que l’autre et qu’au demeurant, c’était la même chose. Il l’a prouvé en fait ; il l’a aussi proclamé en droit.
D’où cette préface éblouissante de bonhomie narquoise, où Quimper, ses tailleurs et ses érudits sont chantés avec une mélancolie rieuse, où les celtisants de profession, et les anglomanes de cabinet sont nargués avec condescendance, et où, pour finir, quelques mécènes sont remerciés, en termes inoubliables.
Vint ensuite, la préface du Cornet à dés. Le Cornet à dés, c’est une sorte de miraculeuse corne d’abondance, vous savez, comme on en voit dans les trumeaux du xviiie siècle, toute ornée, toute enguirlandée et d’où fleurs et fruits s’échappent, si pressés et si luxuriants, que c’est un flot, d’odeurs et de couleurs, et une griserie sans fin qui se répandent partout alentour.
Tout ce que nous avions connu de l’impulsion créatrice en tous sens de Max Jacob, se retrouve ici, multiplié, exaspéré, condensé, sous pression. Par une gageure où n’entre, certes, aucune vanité, et qui vient, plutôt, du plaisir d’une recherche nouvelle, Max Jacob, s’est efforcé de découvrir la formule de son talent, lequel a, précisément, pour caractère, de se dérober à toute formule. Et il a écrit sur la situation et le style en art, sur Musset, Rimbaud, Flaubert et, en fin de compte, sur le poème en prose, une préfaceaf qui est, elle-même, par sa quintessence, plus que de la critique, de la critique « sublimée » et comme un adorable poème-critique en prose.
Les aperçus contenus dans cette préface attireront, ils ont déjà attiré l’attention des critiques professionnels.
Mais ils ne parviennent guère, je trouve, à enfermer l’œuvre de Max Jacob qu’aucune définition n’est capable de capter.
Quand bien même personne, avant lui, n’aurait fait de poème en prose, quand bien même, pour employer ses expressions, il nous affirmerait qu’au milieu d’un grand nombre de « poètes en proses », il n’y a que quelques « auteurs de poèmes en prose »ag et qu’il est de ceux-là ; je ne me résignerai jamais à emprisonner son œuvre dans une cage si étroite.
Songez qu’après le Cornet à dès, il nous a donné le Phanérogameah qui est une étonnante satire ou féérie ou revue, ou tragi-comédie de la jactance et de la bêtise officielles humaines.
Songez qu’il vient de nous donner la Défense de Tartufe, où proses et vers sont entremêlés, rivalisent à confronter et affronter, à l’intérieur de ce cœur d’enfant à qui l’intelligence ne laisse point de trêve, les plus roués et séduisants témoins et le dieu le plus beau.
Songez qu’il va nous donner Le Cinématomaai qui fera saillir les vérités suprêmes, c’est-à-dire les vérités hypothétiques, des plus humbles passants anecdotes, au gré d’une fantaisie lucide et sans défaut, va représenter de lui des pièces dont on ne saurait dire qu’elles appartiennent à la ◀tragédie▶, à la comédie, au vaudeville, à l’opérette, ou au mélodrame.
Que servirait de parler de genres, de classification ? Ce n’est pas possible.
Il est de partout et de nulle part. Il contribue à enrichir la notion que nous avons de chaque genre, mais, au même moment, il a l’air de l’air de la démentir, il la secoue, il menace de l’arracher, ce qui nous plonge dans un grand trouble et un grand embarras.
L’éclosion se fait, sous sa plume, en dehors de tout système convenu comme en dehors de tout procédé fixe.
A qui se rattache-t-il, quant à sa poétique, quant à son style ? Est-il classique ? Est-il romantique ? Est-il symboliste ?
Telle prose de lui a la ligne de celles de Nicole ou de Pascal, telle a la volubilité pailletée, du xviiie siècle ; tels vers sont raciniens. Puis, tout d’un coup, tout chavire et, suspendu aux architraves de la syntaxe, son style essaie les équilibres les plus osés, risque de se tuer, se promène sur les entablements, casse les cariatides, maquille les chapiteaux, y pose des couleurs et des dessins qui les balafrent.
La plupart des écrivains, même ceux qui ont du génie et ceux-là peut-être plus que les autres, sont entraînés à intensifier et exploiter leur originalité, assez loin de sa source, là où elle est en plein relief, dans des digues et des travaux d’art, et d’accès savamment ménagé. Leur source ne se voit, pas ; tout ce qu’elle débite est contrôlé, réglé, ordonné, avant d’être offert à la vue.
Rares, très rares sont ceux dont la sincérité et la fécondité répugnent à cette continuelle préparation. Et c’est, sans doute, partagé entre le scrupule de s’en tenir aux jets natifs de son âme, et celui d’affecter une contenance artistique trop étudiée, qu’un beau jour, Rimbaud, reniant tout ce qu’il avait fait, mais ne pouvant se résoudre à le faire autrement, prit le parti de ne plus rien faire du tout.
Max Jacob, lui, est trop possédé par l’incessant tumulte de création qui est en lui, et trop absorbé par ses pensées immédiates, pour avoir pu s’éloigner jamais de sa source, il s’est arrangé comme il a pu. Il a déployé une adresse et un soin de métier extrêmes pour sauvegarder la possession et l’expression complètes de ses initiatives, prises sur le vif et sur le fait.
C’est donc une œuvre où l’art ne peut s’appliquer que, morceau par morceau, et par le menu, à une inspiration qui ne lui sacrifie rien, qui, indéfiniment, bouillonne et perce de tous côtés et demande, afin que sa franchise et sa verdeur soient respectées, que diverses formes, soient mises, au même moment, à sa disposition.
Ainsi, cette œuvre, ingénue et impétueuse, tourne, gire, vire, comme une espèce de nébuleuse sur laquelle quantité d’aspects de l’art et de la vie se mirent, se reflètent et se décalquent en même temps.
Cela explique qu’elle demeure si insaisissable à beaucoup de gens et qu’elle les fourvoie dans des méprises.
Cela explique également qu’elle ait été aimée un certain temps, puis délaissée par plusieurs écrivains, à l’heure où eux-mêmes se sont canalisés.
Cela explique enfin que toute la liberté de la jeunesse remonte è elle, et que, présentement, elle doit la répondante de toutes les tentatives novatrices et de toutes les audaces.
Mais, à peine ces descendants enthousiastes auront-ils puisé à cette source merveilleuse qu’ils s’en iront, loin d’elle, construire des bassins et dessiner les jardins qui raidiront, dans une seule formule, une des formes innombrables qu’elle leur aura léguées.
Max Jacob est entouré, aujourd’hui, d’une pléiade de disciples. Ils n’exploitent chacun qu’une partie de lui-même, Bientôt, qui sait ? il ne pourra plus se reconnaître en eux.
Max, tu es voué, hélas, au passage perpétuel des écoles rigides, parce que tu es trop voisin, tu es un gardien trop fidèle de la mobilité infinie des empreintes divines.
Encycliquesaj
Le Paquebot Tenacityak. — Ch. Vildrac (Le Sablier). — Vildrac, qui possède le souffle, l’âme et l’autorité de ceux que la muse affronta d’une étoile, n’a point ici dégénéré. Peut-être le dialogue n’est-il pas la forme exacte d’une pensée naturellement lyrique, mais l’œuvre n’est point indifférente et les bois de Maséréel lui gravent une étrange beauté.
Le Mal. — René Arcosal (Editions du Sablier). — Un très beau livre qui n’est point inégal aux œuvres majeures de la haine antiguerrière. René Arcos a peint d’une main prestigieuse et inégalée le Paris d’août 1914, le Bordeaux de la fuite gouvernementale, les ports, la vie en Angleterre, en Suisse, en Italie, les ports, la vie en Egypte pendant que régnait l’« ordre » et que l’idole anthropophage faisait, de gré ou de force, plier tous les genoux. Apte à saisir, en bon reporter, tout ce qui caractérise un homme, une société, une ville ou un pays, René Arcos a peint des fresques étonnantes de fraîcheur, de vie et de sincérité. Son Bordeaux 1914 devrait, devra, devenir classique et je tiens sa « dernière soirée des amis »am pour un chef-d’œuvre absolu.
Les Chandelles éteintes. — Jean Gaument et Camille Céan (L’Edition Française). — Chandelles vous êtes, pauvres gens du peuple aux vies insignifiantes et obscures. Chandelles de suif grossier et charbonneux, qui brûle avec peine et s’éteint lentement. Chandelles sans lustre, auxquelles les auteurs de ce livre veulent reconnaître tant de vertus — de vertus… qui en vérité vous manquent.
Lettres familières. — Laurent-Tailhade ao (Ollendorff). — Laurent Tailhade fut toujours dans la vie comme le gladiateur dans le cirque. Puissant, attentif à l’harmonie des gestes et méprisant d’égale façon le bestiaire contre lequel il combat et le César qui, là-haut, regarde. Les Lettres Familières sont l’invective orgueilleuse, violente et sonore du poète que nul pleutre n’asservit jamais. Paru après la disparition de l’auteur, ce beau livre prouve que l’auteur du « Pays des mufles » n’est point mort repenti.
Imaoïlé. — Louis Bagnan ap (Savoir vivre). — Une fort jolie plaquette qui prouve le droit des auteurs à créer une firme d’édition d’art. On a ici la certitude qu’elle sera nantie de beauté. C’est l’histoire d’uned’une fille de brahmin que le volt paternel poursuit lorsqu’elle épouse l’occidental. La volonté ascendante lui fait accomplir le double meurtre : de l’époux et d’elle-même. Ex oriente lux.
Filmsaq. — Paul Dermée (Esprit Nouveau). — Voilà un livre curieux. Grâce à lui, tout le monde pourra constater que les « cubistes » de la littérature ressemblent à n’importe qui, Paul Dermée rédige en un style délectablement ardu, des faits divers horrifiques et des histoires à agiter les écrans de cinéma. Ce n’est pas mal du tout. Il a là de la poésie, de l’art, et même du roman feuilleton.
Le Mépris Sauveur — Frédéric Lefèvrear (La Connaissance). — Un gentil livre, bien édité, bien présenté et fort gracieux. Il y a dedans une théorie du mépris qui n’est pas sans agrément. Lorsque l’auteur changera d’opinion, il remplacera mépris par n’importe quel autre mot à son gré, et le bouquin resservira, verni à neuf et amélioré.
Self-defense. — Pierre Reverdy. — Par phrases sèches et paragraphiées, un essai d’esthétique et une défense contre les pillards de lettres. On ne saurait nier l’allure hautaine, la judicieuse netteté et la visible sincérité de cette plaquette. Il y a ici des vérités précieuses. C’est un éloge que j’en fais et il est mérité. J’étudierai un jour le poète et le discuterai peut-être. Mais le critique, en Reverdy, se défend fort bien.
Prikaz — André Salmon (Editions de la Sirène). — Il n’est pas impossible qu’André Salmon ait du génie et Prikaz, malgré son érudition d’auteur qui but le Pommery à l’Ours, pourrait bien avoir eu en son tréfond une lueur digne de Rimbaud. J’eus pourtant aimé qu’on se dispensat de me présenter les opinions de Jean Royère ou de quiconque, pour m’enseigner ce que je dois penser de la poésie André-Salmonne en elle-même, et dans son évolution. Cela ne me gêne aucunement, c’est simplement un peu ridicule. Je ne parle pas du petit extrait d’Officiel qui termine l’œuvre. Une sottise de M. Pichon, contrebalancée par un mot de M. Brizon. Tout ça n’est que puérile excuse pour diverses catégories de plèbe. Il est humain, trop humain d’être habile, trop habile. Pourtant, quand on a écrit Prikaz, œuvre étonnante et merveilleuse, on pourrait s’en dispenseras.
Imagerie des mers — Guy Lavaudat (Emile Paul). — Un livre exquis, féminin et parfumé, qui renouvelle presque les rythmes classiques dont il semblait qu’ils fussent épuisés. Guy Lavaud est un poète, un pur et exquis poète, la puissance et le souffle qui lui font peut-être défaut sont remplacés ici par une délicatesse de touche et un sens affiné des symboles, peut-être unique dans notre littérature. On dirait un cantique des cantiques purement descriptif, et dont tout érotisme serait chassé. Poésie d’Orient qui se déroule en volutes insaisissables, caresse des mots mariés comme des parfums.
Du Monde Entier — Blaise Cendrars (Nouvelle Revue Française). — Blaise Cendrars est vraisemblablement un des « avenirs » de notre littérature. Son talent est incontestable et savoureux. A l’inverse de beaucoup d’autres, ce talent ne se réalisera pourtant qu’au jour où Cendrars se résignera au Poncif. C’est là un fait curieux, car ce remarquable esprit s’obstine dans la recherche des « novas ». Je lui garantis pourtant le succès, la gloire, les valeurs de l’élite comme celles du snob, le jour où il fera oublier le benoît Monsieur, en écrivant des romans d’aventures, qui seront épatants.
La Joie des Sept Couleurs — Pierre-Albert Birot (Editions sic). — P.-A. Birot est le chef de Sic. Il a inventé des poésies toutes en consonnes et fait des dessins qui sont tout en creux. Il est jugé comme un fumiste de lettres. Pourtant, il y a une lueur dans ses œuvres. Laisser s’éparpiller l’esprit et noter les impressions que reçoit la sensibilité déliée du licol logique n’est point chose vaine. Que les œuvres ainsi produites soient bizarres et déroutantes, j’y consens. Qu’elles soient nulles ; je dis non.
Le cœur Grec — J. Delteil (Editions des Tablettes). — De la poésie très classique, inspirée des maîtres du xixe siècle : Samain, Henri de Régnier. Mais quelque chose en plus qu’ignorèrent les précurseurs : un paganisme léger et ironique avec le sens de la volupté, hors la métaphysique chrétienne. A cela s’ajoute une absolue maîtrise de la forme verbale. La Terza rima de Dante, si rarement employée aujourd’hui, est, par M. Delteil, assouplie et polie comme un bijou. Ces pièces, de seize vers au plus, sont autant de médailles, la plupart parfaites, M. Delteil a le cœur grec.
Anthologie Yougo-Slaveau. — trad. Ph. Lebesque et B. Tokine (Editions des Humbles). — Les Sud-Slaves ont une littérature guerrière qui n’est point inférieure en sottise à celle des grands pays d’Occident. Les Humbles nous ont épargné le calice de ces braillements Déroulédiformes, Ce sont ici des poètes familiers, où l’on croit retrouver l’inspiration de Whitman, de Keats et de Hugo. Bien des jolies choses transparaissent sous la traduction comme une statuette vue au fond d’un ruisseau.
Par-delà les Tombeaux — Gabriel Brunet (Figuière). — Comment l’individualisme qui publia dans le premier numéro d’Action une si curieuse étude sur Julien Sorel, peut-il chanter une immortalité (celle des soldats tués) qui n’a pour elle ni le sens propre de ce mot usé, ni les interprétations qu’il comporteav. L’immortalité des morts oubliés, oubliés par leurs proches, par l’Etat et par la terre même ! Qu’est une immortalité anonyme ? Qu’est l’idée pour laquelle moururent tant d’hommes, sinon celle que leur vie n’avait pas d’importance ? Qu’apporta leur mort, sinon la certitude de son entière inutilité ?
Le Jeu des Départs — Marcel Milletaw (Cahiers Indépendants). — De la poésie délicate, tremblotante, légère et douloureuse. De la poésie qui se perd déjà, se recherche et se fuit, une langueur navrée de stoïcisme dansant, d’ascétisme fardé, d’ironique et douloureuse dévotion à Notre-Dame-de-Jamais chose de maladif, d’orgueilleux et de désespéré. On dirait le forçat évadé qui redoute en même temps la chaîne quittée et l’aventure angoissante qui le prend. Un beau livre de cendres tièdes. Un livre de poète, de vrai poète que la vie assassina et qui n’aimera jamais assez la vie pour l’assassiner à son tour. Mais, tout de même. Tout de même… ?
Le voile sur les Heures. — Jane Hugardax (Editions des Cahiers Idéalistesay ). — « De la musique avant toute chose » Mme J. Hugard a osé transgresser la poétique de Boileau. C’est un mérite déjà. Ce livre en a d’autres, il est d’âme changeante comme un crépuscule d’été. Une douceur mélancolique y règne et est délicatement édité.
Femme. — Magdeleine Marxaz (Flammarion). — Voilà, nanti d’une préface enthousiaste de Barbusse, un des bouquins les plus étonnants qu’on puisse lire. Œuvre de début, ce livre est d’une maturité de style à stupéfier les théoriciens de « l’Etape ». Le verbe en est poétique, ornementé, gemmé, coruscant. La pensée, sous ce zaïmphba d’une audace froide qui ne reconnaît aucune des lois féminines et prétend quasi à la surféminité. Beau roman, éthique, qui sent souvent la confession, et parfois s’érige en nouveau décalogue. Que la femme ne soit — profondément — rien de ce que les psychologues s’imaginent ; ce n’est pas douteux. Mais les ordres sociaux veulent la femme telle : machine à faire des gosses, laver les casseroles et porter des robes plus abstruses qu’un texte étrusque. Un lutte sera donc engagée entre la femme et « l’ordre », Magdeleine Marx a croisé le fer : la voix du sang, l’amour unique, les fadaises lunaires, le dévouement absolu, elle a aboli tout cela. Comme ces ornements sont fragiles si les hommes y tiennent tant, il faudra les utiliser eux-mêmes, ça leur ira, d’ailleurs, si bien !
Hôtel-Dieubb. — P.-J. Jouve. — Toute la souffrance, toute la douleur, tout le désespoir angoissé des hôpitaux oh venait mourir le bétail humain ravagé par la guerre.
Notes pour servir à l’étude de l’impressionnisme — Paul Colinbc (Crès). — Un compendium fort bien fait, bien pensé et très bien édité sur une forme d’art qui sera bientôt historique.
Un Donneur d’Illusions
« Plantin »bd
Chapitre II
Les manuscrits
Toute l’intimité du moyen-âge a vécu dans les mortes clartés claustrales discrètement relevées parfois par les ors de croce, les violets épiscopaux et les pourpres cardinalices ou royales impartis aux vitraux de chapelle. La vie intérieure n’a disposé que de la palette élémentaire des imaginations de bonne volonté. Les logia à solives sombres sont bas de plafond, un jour verdâtre s’immisce par les coisées n’agrandit aucun horizon. Des générations, cependant y ont passé l’infinité des heures hivernales sans mourir de consomption. Elles avaient, il est vrai, l’agrément de la vie et du travail en commun dans leurs casemates oppressantes, éclairées, lors des veillées, par la lueur des chandelles. C’est l’époque d’une humanité que les labeurs minutieux, tiennent renfermée et qui ne sort de ses maisons qu’afin d’étaler parmi la pompe rare des féeries son exubérance frondeuse longtemps contenue ou qu’afin d’entreprendre des œuvres qui dépassent superbement la grandeur de l’homme. Faite de foi et de contemplation, peu suffit à la distraire du temps et des occurrences incolores. Un Paradis de lumière où des saints auréolés cheminent, vêtus de brocarts drapés et rutilants d’escarboucles, pour elle a déplacé dans l’inconnaissable avenir les splendeurs ébouissantes qu’elle ne pourra pas approcher. Cette humanité nombreuse a rêvé ce qui lui a le plus manqué. Dans les temples érigés par elle comme une prière faite d’espérance, elle venait, retrouver une richesse commune qui, en propre, n’appartenait à personne. Et dans la vie journalière même, la propriété de ce peuple n’était pas ce qu’elle est devenue depuis. Les évangéliaires établis par l’endurante application de plusieurs artisans circulaient de main en main et servaient à l’édification des ouailles assemblées autour du foyer. Seuls, les contes traditionnels, les devis exégétiques plus ou moins heureux qu’à tour de rôle, tenaient les plus verveux des assistants, offraient un divertissement en ces temps où le livre était coûteux et rare, où la taverne ni le théâtre n’étaient ce qu’ils sont aujourd’hui. Jamais plus, en compensation de ses peines, l’homme ne s’est enrichi d’illusions. Sa concentration lui permettait de cultiver incomparablement la fermeté d’âme et la volonté. S’il s’en mêlait, il accumulait des connaissances solidement trempées. Que l’on songe à ces particuliers modestes qui, désireux de s’instruire et de se développer, recopiaient angéliquement les manuscrits empruntés à quelque libraire de la Cité. Tout moyen âge nous montre cette sorte d’obstination passive qui sait vaincre les plus désespérantes besognes et qui, seule, sait réaliser le grand œuvre. Devant son accomplissement, nous concevons l’idée d’une vaillance dans la ténacité tout à fait disparue de nos mœurs.
J’ai montré la vie terne et recluse d’un monde livré aux seules ressources de son esprit. Il ne faudrait pas en déduire qu’elle fut également terne pour tous. Les princes, les seigneurs et les prélats, en dehors des occupations que leur offrait leur état, connaissaient les arts d’agrément. Tous se sont entourés de poètes et d’artistes : leur cour groupait des hommes exclusivement chargés de les divertir. Il est évident que cette caste-là connut dès longtemps les ressources de la lecture. Elle avait des lettres comme l’exigeait du reste la pratique du monde. Il n’était de ne pas rare de rencontrer des gentilshommes disposant d’une bibliothèque nombreuse que leurs copistes particuliers augmentaient lentement. La « librairie » de Montaigne est ainsi devenue légendaire. Il en fut de même pour celle de quelques amateurs privilégiés plus anciens. Les copistes professionnels ou attitrés n’étaient point les seuls créateurs d’ouvrages manuscrite. Les plus soignés d’entre ceux-ci provenaient de certains monastères de Chartreux ou de Bénédictins qui s’étaient spécialisés dans ces sortes de travaux. L’intelligente sollicitude de Charlemagne avait déjà, par l’intérêt personnel qu’il témoignait aux lettres et à l’art du livre, fait prospérer ce métier monastique. La règle, la réclusion, l’exactitude, l’assiduité au travail imposées à la vie cénobitique avaient tôt fait d’amener son œuvre à la perfection. La foi des calligraphes courbés sur leur vélin jusqu’à la perclusion, surmontait la lassitude que pouvait à bon droit leur donner une besogne aussi écœurante que peut l’être l’effilochage des cordes infligé en guise de châtiment dans nos bagnes modernes. Chacune des lettres de ces manuscrits minutieux est un dessin que la seule dextérité des scribes n’a pu former avec une incomparable précision. Il a fallu l’apport d’une peu commune discipline morale, d’une loi qui permet à l’homme de renoncer absolument à tout ce qui le fait lui-même. L’humilité de ces moines devant la tâche à parfaire allait jusqu’à l’oubli de signer leur travail parachevé. Parfois, l’un d’eux, moins passif que les autres, s’est contenté de manifester en un explicit concis sa liesse de l’avoir terminé. Certain manuscrit porte cette mention significative : « Faites attention à vos doigts ! Ne les posez pas sur mon écriture, Vous ne savez pas ce que c’est d’écrire. C’est une corvée écrasante : elle vous courbe le dos, vous obscurcit les yeux, vous brise l’estomac et les côtes. Prie donc, ô mon frère, toi qui lis ce livre, prie pour le pauvre Raoul, serviteur de Dieu, qui l’a transcrit tout entier de sa main dans le cloître de Saint-Aignant. »
Imaginez-vous donc un moutier tel que celui de Saint-Martin de Tours où plusieurs milliers d’assembleurs de points tâchaient en silence. L’on comprendra mieux ce qu’alors coûtait à l’homme le plaisir particulier de la lecture, d’autant plus que les moindres des manuscrits réclamaient la peine persévérante de plusieurs frères pendant des semaines, de longs mois et même des années.
L’art de lire ne s’est pas longtemps satisfait de la simple transcription des œuvres originales. Bientôt la lettre ornée exerça la patiente lenteur du scribe. Peu après, l’introduction dans le texte de l’enluminure compliqua et compléta le manuscrit jusqu’à nous avoir donné les ouvrages les plus parfaitement conçus. C’est grâce à une coordination exemplaire des efforts qu’ils ont pu être accomplis. L’on ignore généralement de quelle manière ces labeurs étaient judicieusement distribués, l’esprit d’ordre, la rigueur qu’il fallait mettre en œuvre pour faire concorder tous les détails d’une tâche diverse qui devait constituer un ensemble et satisfaire ponctuellement aux demandes. Sauf à leur origine, les travaux manuscrits ne sont pas l’œuvre d’un seul homme. Ils étaient sériés et confiés à des spécialistes qu’une longue pratique avait rendu experts. Dans les monastères renommés, tant d’hommes que de femmes, la règle a réparti la besogne de chacun. L’admission dans l’un de ces ordres laborieux exigeait la connaissance au moins élémentaire de la confection des manuscrits. Une fois admis, le nouveau clerc devait se perfectionner dans un art approprié afin de suivre les prescriptions en vigueur dans les ateliers monastiques. Là se réuniraient les professions les plus variées unies pour l’obtention d’une même fin. Les scribes, les copistes, les recenseurs, les assembleurs, enlumineurs, miniaturistes, décorateurs, brocheurs, relieurs, etc., étaient et n’étaient que les artisans du livre. Le vélin que les parcheminiers d’un moutier voisin fournissaient, passait de main en main jusqu’à l’achèvement complet. Le livre d’heures ou la Bible n’arrivaient aux mains de l’acquéreur qu’après que le correcteur spécialisé y eût marqué la dernière virgule et le dernier point. Telles étaient les instructions, que chaque occupant de ces lieux reclus y avait ses attributs et son utile emploi, comme vous le montre une règle de ce temps : « Que l’un corrige le livre que l’autre a écrit ; qu’un troisième trace les ornements à l’encre rouge ; que celui-là se charge de la ponctuation, celui-ci des peintures ; que cet autre colle les feuilles et relie les livres avec des tablettes de bois. Vous, préparez ces tablettes ; vous, apprêtez le cuir. Que l’un de vous taille les feuilles de parchemin ; qu’un autre les polisse ; qu’un autre encore y trace au poinçon les lignes destinées à guider la plume de l’écrivain, etc. »
Il faut concevoir l’activité soutenue que provoquait dans la paisible ambiance des cloîtres ce prodige de lenteur qu’était l’établissement d’un livre. Malgré la célérité la plus constante, les moines ne pouvaient fournir à tous les désirs qu’ils eussent pu satisfaire. Des professionnels laïques les secondaient, mais le livre est chose longue à faire et la meilleure foi du monde n’y suffit pas toujours. Il eût fallu produire par milliers et l’on ne produisait que par dizaines d’exemplaires. Et cependant, lorsque nous considérons présentement l’œuvre réalisée, elle étonne car la somme d’endurance et de constance dépensée dépasse celle que noua pourrions jamais obtenir de nos travailleurs les mieux appliquée. En ce temps-là, pendant des jours et des jours, un moine dictait à vingt ou trente copistes un même ouvrage. Pendant des jours et des jours, il fallait collationner les copies sans parvenir, malgré l’attention, à les purger de toutes les omissions et de toutes les erreurs. Tôt levés et dès l’aube installés à leur pupitre, le calame aux doigts, le grattoir dans la main gauche, des moines qui étaient des hommes travaillaient jusqu’à la nuit venue. Dans l’atelier voisin, les enlumineurs parmi leur attirail innombrable, voûtés sur leurs exquises miniatures qu’il fallait fignoler à l’aide du pinceau à trois poils, s’usaient la vue et se courbaturaient pour obtenir au soir le réconfort d’une prière en attendant la récompense du Paradis. Autour d’eux, un peuple de manouvriers taciturnes vaquait aux occupations requises. Tous, sans avoir en vue ni les satisfactions de l’amour-propre ni l’opulence des salaires, ils ont œuvré incomparablement sans jamais s’être laissé rebuter par l’ingratitude du métier.
Des siècles durant, le monde n’a connu le rêve des poètes et la pensée de l’antiquité que grâce au petit labeur de ces artisans dont, pour la plupart, le nom même nous est demeuré inconnu. Devant le désir croissant des particuliers et des étudiants, l’art du livre, longtemps confiné dans les monastères, s’est sécularisé. Insensiblement cet art cénobitique fut exercé par des clercs laïcs qui, autour des Universités, et plus spécialement autour de la Sorbonne, élaboraient une œuvre magique. Le livre manuscrit devenu plus abondant, s’est peu à peu vulgarisé, jusqu’au moment où Gutenberg, ayant retrouvé un procédé de reproduction graphique déjà connu des Phéniciens et des Chaldéens, il se vit submergé par les volumes imprimés. A cette époque est apparue une chose qui a bouleversé la conscience du monde. Le livre typographié, par sa commodité, sa propagation et la modicité relative de son prix, s’offrit quasiment à la disposition chacun. Lire n’étant plus une occasion inespérée devint une occupation de choix. Moins de deux siècles après, Montesquieu peut écrire : « Je n’ai jamais connu d’ennui qu’une heure de lecture n’ait dissipé ». Dès lors, l’oubli ou l’agrément, à volonté, se trouvent à la portée de notre main et à la portée du plus indigent des hommes. On se laisse maintenant absorber par la lecture comme jadis on s’égarait dans la prière. Malgré la mécréance, on ne désespère pas : on oublie. Le malheur indiffère presque l’homme jusqu’à l’inconscience. Il n’y a plus pour nous d’irréparables saccages moraux. Et c’est énorme cela.
Lettres allemandes
L’expresionnismebe
En 1900, deux jeunes revues : Die Aktion et Der Sturmbg , entraînaient une jeunesse fatiguée et lassée vers un nouvel Idéal. C’est là qu’une phalange de jeunes écrivains cherchèrent ce qu’il leur fallait : une nouvelle forme, un nouveau style, un nouvel idéal ! Et ils le trouvèrent.
Dix années se sont passées, et nous assistons aujourd’hui à l’éclosion d’une grande renaissance moderne, qu’en matière d’art on a baptisée « Expressionisme ». Or, c’est plus qu’une forme littéraire ou picturale, c’est tout un système de vie nouvelle, qui aura ses répercussions, aussi dans la philosophie et la sociologie.
L’expressionisme est une sorte de généralisation de toute notre vie d’une influence purement spirituelle. Il s’agit peut-être de donner à tout acte humain une signification supra-humaine, et l’on pourrait voir là un élan vers la divinité. Aussi l’Expressionnisme vient au moment où toutes les religions font faillite, même le panthéisme des poètes. Pur surcroît, à notre époque, qui est la plus matérialiste et la plus vile, les artistes et les sensibles ont besoin d’une nouvelle foi, d’une profonde émotion intérieure.
L’Expressionnisme les leur donne : car il leur apprend de nouveau à prier.
Pourtant, si nous nous appliquons à bien étudier le sens qui est dans toute œuvre d’art de ces dernières années en Allemagne, nous pourrons dire que l’Expressionnisme est une tentative de l’homme qui, se sentant plus que jamais embourbé dans les machinations abjectes d’un matérialisme écœurant, tâche de croire encore à ce qui est au-dessus de nous : à quelque chose de supra-terrestre. Pieusement, le nouvel artiste s’achemine vera la compréhension des choses. Tout, comprendre, c’est tout aimer. Il retrouve la nécessité de voir en tout homme un pauvre être digne de pitié. Il est humble devant les petites choses et les grandes.
L’homme-artiste chemine entre Dieu et le mendiant, auxquels il offre tout son cœur.
Amour et Bonté, voici les deux mets essentiels de l’Expressionniste. Et la guerre et la misère n’ont fait qu’accentuer cet Evangile moderne.
On est facilement tenté de rapprocher l’Expressionnisme et le Cubisme. Mais rien ne les relie. Au contraire : ils sont complètement opposés l’un à l’autre, autant, que peuvent l’être l’esprit gaulois et l’esprit germanique ; celui-ci recherchant dans les combinaisons métaphysiques des possibilités divinement poétiques, celui-là composant mathématiquement, en simple constructeur de la motte de terre, des vérités intimes.
L’Expressionnisme n’a pas été théorisé. Un jour, un critique découvrit qu’il était là, vivant parmi les poètes depuis cinq ou dix ans : un nouvel état d’esprit, ne se rattachant à aucune régie formelle. On peut dire que toute la génération d’aujourd’hui en Allemagne est expressionniste.
Donc, on ne parlera pas de « style expressionniste ». C’en est plutôt l’idée. Néanmoins il est possible de relever certaines spécialités de forme : avant tout, économie des mots. Plus de phrases sentimentalement belles et inutiles. On ne dit que ce qu’il faut, aussi concisément que possible. Les mots sont fondus l’un dans l’autre. Le mot n’est pas là pour lui-même, mais pour l’idée dont il est le porteur, le serviteur. Donc le mot doit s’effacer devant elle et se réduire tant qu’il pourra. L’expressionniste préférerait pouvoir s’« exprimer » sans mots.
Les représentants les plus caractéristiques de cet état de poésie sont Johannes R. Becherbh et August Strammbi. Ce dernier (tombé à la guerre) a publié toutes ses œuvres aux éditions du Sturm. Un poème de lui :
Patrouille
Les pierres hostilesFenêtre grimace TraîtriseDes branches m’écorchentMontagnes, Buissons s’effeuillentCrient à laMort.
Stramm est l’extrémiste de cette forme. Becher, par contre, écrit encore de véritables vers. Il fut à ses débuts uniquement révolutionnaire en littérature. Puis la guerre en a fait un véritable révolutionnaire. En 1915, il publie deux volumes importants : « Fraternité » et « A l’Europe », qui contiennent de vifs appels à une vie nouvelle et à une humanité qui cherche son chemin.
A ceux qui ont vingt ans
Vous de vingt ans !… Le pli de votre manteauRetient toute la pourpre d’un soir dans la rue,Casernes, Grands Magasins. Ah ! finissez la guerre !Bientôt un vent sortira des Asyles .Et broiera dans son feu les Résidences.Le poète vous salue, vous aux poings de bombes :Votre poitrine blindée retient la lave,Qui, bientôt, jaillira : nouvelle Marseillaise !
Depuis la révolution du 9 novembre, Becher a pris nettement position dans le rang des communistes. Il écrit des hymnes enthousiastes à Lénine, aux camarades de tous les pays, tels qu’en témoignent ses nouveaux recueils qui s’intitulent : A Tous, L’Eternelle Révolte.
Moins radicaux, dans tous les sens, que ceux-ci, d’autres poètes ont réalisé la synthèse plus dans la pensée que dans le rythme de leurs poèmes. Franz Werfelbj est le plus vaste et le plus profond de sa génération. Son geste typique, c’est de serrer sur son cœur l’humanité entière et les choses, c’est de consoler les déshérités de la vie et de leur montrer ce qu’il y a encore de beau malgré tout. C’est là le sens de ses trois recueils : L’Ami du monde (1911), Nous Sommes (1913), Les Uns les autres (1915). Il vient de faire paraître, en 1920, un nouveau volume intitulé Le jour de la justice, qui restera comme une des manifestations les plus grandioses de la littérature allemande. Ce livre exhale toute l’amertume, les mille qu’éprouva un intellectuel dans ce chaos européen, et, chose curieuse, au lieu d’accuser les dirigeants, les peuples, les hommes, d’être la cause de cette immense calamité, il s’en prend à lui-même, il fouille son propre cœur, il se déchire, comme jadis les grands prophètes, et il trouve là le germe de toutes les mauvaises actions. Ce ne sont plus des poèmes qu’il écrit, mais des rapsodies terribles, des litanies, des blasphèmes.
Prière pour devenir pur
J’ai un ennemi, mon père, qui est assis à une table et qui se saoule.Pendant que je ferme mes mains durcies et que j’ai faim, et que les affamés regardent par ma fenêtre,J’ai un ennemi, qui, après le repas, a des hoquets, qui fume son cigare et qui devient gras ;Pendant que je maigris toujours, je le regarde manger mon bien…J’ai un ennemi : Mon Dieu, pourquoi m’as-tu créé avec lui, pourquoi as-tu fait de moi une dualité…Délivre-moi, mon Père, purifie-moi, tue cet ennemi en moi, déchire-moi !
Albert Ekrensteinbk , le corbeau de notre siècle. Il gémit, il se lamente, il désespère, inapte à la vie, à l’espoir. En lui s’accumule le fiel die toutes les victimes d’aujourd’hui. Il trouve ces mots blasphémiques : Barbarope, Eurasie. Tous ses livres de vers : Le Temps blanc, Le Temps rouge, L’homme crie contiennent de tristes hurlements, il nie tout, se nie soi-même. Et pourtant, à la fin, quelle nostalgie vers un soleil qui n’est pas fait pour lui.
Alfred Wolfensteinbl , le crâne ouvert à tout. L’homme-récepteur, dont le cerveau ressemble à cette réclame américaine pour machines à écrire, représentant une tête contenant une machine. Ses poèmes, construits des rumeurs de la ville, de la plainte des pianos, des rails et des autobus, clairs, durs comme des dessins cubistes. Puis, plus tard, d’admirables élans vers l’« homme », qu’il croit enfin découvrir parmi le brouhaha de la vie ; et sans autre, il implore son amour, l’amour universel de tous : Expressionnisme du sentiment.
Le poème, c’est le battement du cœur d’un peuple. La prose, plus assise et plus mûre, a besoin d’une hygiène plus réglée. Aussi, lorsque celle-ci adopte une forme, elle doit en être sûre. Ralliée à l’Expressionnisme, elle devait assurer son Influence. Et il faut même dire qu’elle s’est adaptée au nouveau style plus vite que le lyrisme. Car, avant que le soi-disant Expressionnisme fût inventé, les trois écrivains les plus remarquables écrivaient déjà selon lui.
Il y avait Henri Mannbm et Thomas Mann, qui, vers 1905, étaient les deux rnaîtres du roman, chacun venant d’un sens opposé : celui-ci, le constructeur de grands édifices tels les « Buddenbrocks », œuvre historique de la vieille race prussienne. Henri, par contre, l’homme sagace, nerveux, ironique, dont l’esprit est fortement gauloisé et qui ne voit dans sa propre patrie qu’éléments de haine ou de risée. Henri Mann était prédestiné pour écrire roman révolutionnaire, Le Sujet, terminé en 1914, paru en 1918 seulement, où l’ère wilhelminiennebn de l’Allemagne est portraiturée avec un esprit digne de Daumier.
Le pur artiste de l’avant-expressionnisme était Rainer Maria Rilke, un Viennois, tout plein de la nostalgie de la France. Il a vécu plus de dix ans à Paris, comme secrétaire de Rodin, et en a rapporté son seul roman : Malte Laurids Brigge, qui fait date dans la littérature allemande. Un être qui vibre et qui souffre, un homme qui cherche la vérité non dans les choses, mais derrière les choses.
Ceux d’aujourd’hui ne doivent pas oublier ces trois hommes.
Mais ils les oublient par esprit de contradiction, par un trop grand amour de liberté. Ceux d’aujourd’hui sont des individualistes pur sang et ennemis de toute relativité. Ils découvrent de nouveaux mondes, situés derrière leur crâne. Une littérature purement intellectuelle et cérébrale, qui fuit avec horreur toute espèce d’émotion. Il est impossible d’approfondir dans une étude la vie intense qui éclate des œuvres, souvent courtes mais très serrées comme Bébuquin, de Carl Einsteinbo, qui a été la première manifestation de cet esprit et qui reste encore l’œuvre la plus abstraite et spirituelle de l’Expressionnisme en prose.
Un autre se rencontre insensiblement avec lui. Cari Sternheimbp avait fait jouer une dizaine de pièces satiriques et sociales, avant de se mettre à écrire de petites nouvelles d’un genre tout personnel. Elles sont réunies sous le titre : Chronique du xxe siècle. Sternheim fait école en ce moment. Tout le monde copie sa manière, qui consiste à déchiqueter les phrases, à les amputer, à couper ici un adjectif, ici le verbe, de sorte qu’il n’en reste plus que des torses qu’on admire parce qu’ils épouvantent.
La prose de René Schickelebq est plus sérieuse ; parce qu’issue d’un tempérament et non d’un système. Il a le goût des gares, des fumées lointaines, c’est le poète moderne à la casquette de voyage. Ses livres aussi sautent d’un point à l’autre : tantôt à Montmartre, tantôt dans ce Berlin pierreux, puis en Italie, aux Indes : l’homme nostalgique, assoiffé de tous les soleils et ne trouvant nulle part son repos. Son dernier roman : Le Voyage de Genève scintille comme un ciel d’été de mille étoiles d’esprit, on y sent tourner le globe du monde et battre le sang de l’homme.
En même temps que lui, voici Kasimir Edschnidbr , justement considéré comme le poète expressionniste avant tout. Lui aussi a la fièvre du moderne. Il ne se contente plus de l’Europe, il lui faut l’Amérique et le Far West, il lui faut toutes les sensations et tous les dégoûts. Quelque part l’Amérique finit, il y a les océans qui retouchent la terre : alors Edschmid, qui a soif encore, s’enfuit dans les siècles lointains et se met à écrire la nouvelle magistralement belle de François Villon.
Encore ne faut-il pas oublier l’un des plus fins stylistes de notre époque : Alfred Doeblinbs. C’est peut-être à lui qu’échouera la tâche d’écrire le grand roman que nous attendons impatiemment. En tout cas, Les Trois Sauts de Wang-Lun, livre où sont décrites l’âme et la vie des vieux Chinois avec une sensibilité et une finesse dignes de Flaubert, laisse entrevoir un très grand talent.
Comme pour les poètes lyriques, les prosateurs d’aujourd’hui éprouvent le besoin de prendre part à la montée politique et de prononcer la parole sacrée apte à réunir les peuples et à les délivrer du joug des siècles passés. Il s’est trouvé en Allemagne un poète courageux, qui lança l’anathème contre les dirigeants de l’Europe et qui dépeignit brutalement toute la misère accumulée dans les existences humaines par la guerre. C’est Leonhard Frankbt. Il faut savoir que, là-bas, un artiste trouva la flamme qui devait entraîner un peuple vers la lumière et la vérité.