(1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome II pp. 1-419
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(1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome II pp. 1-419

V. Pétrarque

Pétrarque a exercé sur les études littéraires de son temps une influence immense ; il s’est trouvé mêlé aux plus grandes affaires de son pays ; il a été chargé des ambassades les plus importantes ; dans ses lettres adressées à l’empereur, aux papes, aux princes les plus puissants de l’Italie, il a discuté avec franchise, avec éloquence, les plus hautes questions de la politique, de la diplomatie ; il a traité avec une rare sagacité les problèmes les plus difficiles de l’érudition et de la philosophie, et pourtant son nom, si éclatant et si glorieux il y a cinq siècles à peine, serait aujourd’hui à peu près oublié, s’il n’eût pas aimé, s’il n’eût pas célébré son amour, s’il n’eût pas chanté l’objet de sa passion avec une élégance, une délicatesse, qui n’ont jamais été surpassées. Les querelles de l’empire et de la papauté, des Guelfes et des Gibelins, occupent tout au plus l’esprit des hommes studieux ; l’amour de Pétrarque pour Laure, les sonnets et les canzoni, où toutes les émotions, toutes les souffrances de cet amour sont racontées, gardent une éternelle jeunesse. La durée, la constance, la pureté de cette passion, ont rencontré beaucoup d’incrédules ; mais depuis les recherches ingénieuses de l’abbé de Sade, depuis les travaux patients de Tiraboschi et de Ginguené, le doute n’est plus permis. C’est dans les œuvres latines du poète, dans ses lettres et surtout dans ses dialogues avec saint Augustin, qu’on trouve les éclaircissements les plus complets, les plus décisifs, sur la nature et la durée de son amour. Pétrarque était né dans la quatrième année du xive  siècle, trente-neuf ans après l’auteur de la Divine Comédie. Laure de Noves, qu’il devait immortaliser dans ses chants, naissait quatre ans plus tard. Quand Pétrarque vit Laure pour la première fois, en 1327, elle était mariée depuis trois ans à Hugues de Sade ; elle mourut en 1348, emportée par la peste qui décimait une partie de l’Europe, et, pendant plus de vingt ans, l’amour qu’elle avait inspiré ne se démentit pas un seul jour, ne perdit rien de son ardeur. Le cœur et la pensée de Pétrarque ne cessèrent pas un seul jour d’appartenir tout entiers à Laure de Noves. Cependant, pour réduire cette constance à des proportions humaines, nous devons dire que les sens de Pétrarque ne furent pas aussi fidèles que son cœur et sa pensée. En 1337, après dix ans d’une attente inutile, désespérant de fléchir celle qu’il aimait, il jeta les yeux sur une femme dont le nom est demeuré inconnu, dont il n’a jamais parlé ni dans ses œuvres italiennes ni dans ses œuvres latines, et en eut deux enfants : un fils, qui mourut avant lui, et une fille, mariée en Lombardie, qui lui survécut. Toutefois, malgré cet entraînement passager, qui s’explique très bien par l’âge du poète, car il n’avait alors que trente-trois ans, la passion de Pétrarque pour Laure se réveilla plus ardente, plus absolue que jamais, et la mort même ne l’éteignit pas : l’immortel désir devint un immortel regret.

Le langage mystique dont Pétrarque s’est servi dans la plupart de ses sonnets, en parlant de la femme qui régnait dans son cœur, a fait croire que son amour avait toujours été dégagé de toute pensée sensuelle ; c’est une erreur facile à réfuter. La lecture attentive de ses œuvres latines et même de ses œuvres italiennes montre clairement que l’amant de Laure tenait à l’humanité aussi bien que l’amant d’Henriette ; et, s’il ne s’explique pas avec la franchise de Clitandre, au moins faut-il reconnaître qu’il n’habite pas toujours la région des nuages. Je sais que l’opinion contraire est généralement accréditée ; mais cette opinion ne soutient pas l’examen. Dans les sonnets, dans les canzoni, dans le traité du Mépris du monde, divisé en trois dialogues, dont les interlocuteurs sont Pétrarque et saint Augustin, on trouve plus d’un passage à l’appui de l’opinion que j’émets ici. L’amant de Laure a désiré, espéré, supplié ; il n’est pas permis d’en douter. Pour nier ses désirs, ses espérances, ses supplications, il faut nier le sens même des mots, l’acception la plus naturelle, la plus légitime, des paroles auxquelles le poète a confié l’expression de sa pensée. Si le désir ne se fût jamais éveillé dans le cœur de Pétrarque, s’il ne se fût jamais enhardi jusqu’à l’espérance, jusqu’à la prière, comment s’expliqueraient les reproches que Laure lui adresse ? Si l’amant n’eût jamais rien demandé, pourquoi Laure dirait-elle : Je ne suis pas ce que tu penses ? Se plaindrait-elle dans ces termes d’une adoration muette ou constamment respectueuse ? Pour ma part, je l’avoue, j’ai peine à le croire. D’ailleurs, le désir, l’espérance, la prière n’ôtent rien à la grandeur de l’amour. Les vœux les plus ardents, lorsque le cœur et la pensée, y tiennent autant de place que les sens, ne sauraient être un outrage pour la femme la plus pure, la plus sévère pour elle-même. Aussi voyons-nous que Laure, malgré la vivacité de ses reproches, a rendu pleine justice à la passion de son amant. Elle a résisté, elle n’a rien accordé ; mais sa colère s’est apaisée. Heureuse et fière de l’amour qu’elle inspirait, si elle n’a pas voulu l’encourager, elle n’a pas voulu non plus le réduire au silence. Si elle n’accueillait pas, si elle refusait d’exaucer les vœux qui lui étaient adressés, ces vœux pourtant ne lui déplaisaient pas. Malgré sa ferme résolution de rester fidèle jusqu’au bout à la vertu la plus austère, elle ne se plaignait pas, elle ne pouvait se plaindre d’être aimée avec tant de constance et d’ardeur. Il y a dans l’amour de Pétrarque pour Laure une exaltation, une sincérité, qui doivent désarmer le cœur le plus farouche. L’amour ainsi compris, malgré le trouble impérieux dont il ne peut s’affranchir, n’est pas seulement un hymne à la beauté ; c’est aussi un hymne au cœur, un hymne à l’intelligence. Le poète, en effet, ne dit pas à la femme qu’il supplie : Ce que j’aime en vous, c’est votre beauté, votre jeunesse, l’éclat de vos yeux, le fraîcheur de vos lèvres ; il lui dit aussi, il lui dit à toute heure : Votre cœur qui s’associe à tous les sentiments généreux, votre intelligence, qui devine toutes les nobles pensées, m’attachent à vous par une chaîne que le temps ne saurait briser. Votre beauté pâlira, vos yeux perdront leur éclat, vos lèvres leur fraîcheur ; mais la jeunesse en fuyant n’emportera pas mon amour. Votre beauté me ravit ; mais la meilleure partie de vous-même, celle que mes yeux ne voient pas, est-elle moins digne d’adoration et de prière ? J’aime le son de votre voix, j’aime jusqu’au bruit de vos pas, chacun de vos mouvements semble réglé par une divine harmonie ; mais je ne chéris pas moins tendrement les sentiments cachés au fond de votre conscience, les pensées qui n’arrivent pas sur vos lèvres et que mon oreille ne peut entendre. Indulgente ou sévère, je vous bénis, car toute ma vie est en vous et je vous appartiens tout entier. Aussi Laure a pâli plus d’une fois en voyant Pétrarque s’éloigner. Quoique ses yeux n’aient jamais rien promis, elle ne se rappelait pas sans émotion, sans attendrissement, les regards ardents qu’elle avait rencontrés. Jamais l’aveu de son attendrissement ne s’est échappé de sa bouche : mais cet aveu n’avait pas besoin de paroles pour arriver jusqu’au cœur de son amant. En pâlissant, Laure avait trahi son secret. Cette pensée aurait dû être pour lui une source de joie et de bonheur ; car un sourire, une parole affectueuse, un serrement de main de la part d’une femme sévère pour elle-même, esclave résignée de son devoir, ont plus de prix que la possession d’une femme qui n’a pour elle que la jeunesse et la beauté. Mais le cœur de l’homme le mieux fait pour aimer, pour inspirer l’amour, est un abîme d’ingratitude ; au lieu de remercier le ciel des bienfaits qui lui sont accordés, il ne songe qu’à s’affliger, à s’irriter des obstacles qui le séparent du bonheur rêvé. L’avidité, l’ambition, étouffent la reconnaissance. Laure devint mère onze fois, et neuf de ses enfants lui survécurent. Cette maternité féconde était pour Pétrarque un éternel sujet d’affliction, une torture sans fin. Chaque fois qu’il voyait s’accroître la famille de Laure, sa jalousie, un instant assoupie, se réveillait plus furieuse, plus ardente que jamais. Alors il se prenait à douter du témoignage de ses yeux ; cette pâleur dont la vue l’avait enivré lui apparaissait comme un rêve indigne d’arrêter un instant son attention. Il se disait qu’il avait été bien fou d’accepter, comme une preuve d’amour, ce trouble où peut-être il n’était pour rien. Il s’accusait d’ineptie, d’aveuglement ; il maudissait sa crédulité, niait résolument tous ses souvenirs, et cette protestation obstinée contre l’évidence imposait silence pour un instant à sa jalousie ; ne se croyant plus aimé, il se promettait de contempler d’un œil indifférent cette famille, chaque année plus nombreuse, qui avait allumé dans son cœur une rage si désespérée, qui lui avait coûté tant de larmes brûlantes. Bientôt cependant l’évidence reprenait ses droits ; il rassemblait ses souvenirs ; il passait en revue toutes les preuves muettes, tous les témoignages silencieux d’affection que Laure lui avait donnés, et la certitude d’être aimé ranimait toute sa jalousie.

La douleur de Pétrarque fut profonde. Convaincu de la folie de ses premières espérances, il voulut voyager, et crut, dans l’ingénuité de son cœur, que les voyages le guériraient, que l’image de la femme aimée pâlirait peu à peu, et peut-être un jour finirait par s’effacer de sa mémoire. Vains efforts, inutile diversion ; tentative impuissante ! son amour le suivait partout ; il marchait avec lui, il faisait partie de lui-même. Au milieu des forêts, au bord des fleuves, sous le soleil brûlant de midi ou vers la fin du jour, quand le crépuscule calme et serein semble inviter aux douces rêveries, à toute heure, en tout lieu, l’amant de Laure était toujours le même. Face à face avec sa conscience, il avait beau chercher dans le spectacle de la nature une distraction à ses souffrances ; l’inexorable voix de son cœur le ramenait vers l’image adorée et fermait ses yeux à la beauté du paysage, ou, s’il lui arrivait de contempler d’un regard attentif les vallées qui s’étendaient à ses pieds, les montagnes qui se dressaient devant lui, les plaines fleuries ou dorées qui se confondaient avec l’horizon, les nuages qui passaient sur sa tête, dans chaque objet il retrouvait quelque chose de Laure. Dans les blés, il revoyait sa blonde chevelure ; dans le murmure des feuilles agitées par le vent, il entendait le bruit de ses pas ; dans la plainte du ruisseau dont les flots limpides venaient expirer sur la grève, il écoutait le chuchotement de sa voix. Parfois dominé par son illusion, il parlait à Laure comme si elle eût été près de lui, et il s’étonnait d’attendre inutilement sa réponse. Ainsi le voyage, au lieu de le calmer, au lieu de le guérir, redoublait son trouble et son agitation. Chaque matin il quittait le gîte où il avait passé la nuit, chaque matin il reprenait son bâton de pèlerin ; ses yeux voyaient de nouveaux horizons ; il fatiguait, il brisait son corps avec acharnement ; mais il ne pouvait réussir à chasser de son cœur l’image adorée, et bientôt las de cette lutte haletante, il se prenait à regretter l’air que Laure respirait, les sentiers où elle imprimait ses pas, l’ombre qui l’abritait, les haies discrètes derrière lesquelles il s’était caché pour apercevoir son beau front, ou ses lèvres qu’un voile jaloux dérobait à peine à l’avide curiosité de l’amant. Il regrettait jusqu’aux reproches, jusqu’à l’impatience, jusqu’à la colère qu’il avait lue dans les yeux de Laure. Ses souffrances, qu’il avait reprochées au ciel comme autant d’injustices, lui revenaient maintenant en mémoire comme autant de moments fortunés, comme des heures bénies, à jamais dignes de reconnaissance, et il demandait pardon à Dieu d’avoir blasphémé, d’avoir méconnu son bonheur, et son cœur s’exhalait en actions de grâces.

Il revenait près de Laure, résolu à jouir pleinement de sa présence, à s’enivrer de sa vue, à ne plus accuser le ciel, à ne plus se rendre coupable d’ingratitude envers Dieu, qui avait mis un ange sur sa route ; mais bientôt, hélas ! sa douleur renaissait plus vive, plus cuisante, plus impitoyable que jamais. Consumé de désirs que la possession pouvait seule apaiser, trop sûr que la femme en qui se résumait pour son cœur le monde entier ne serait jamais à lui, il n’envisageait l’avenir qu’avec désespoir. Vainement se disait-il qu’il devait s’applaudir de l’avoir retrouvée, de respirer l’air qu’elle respirait, de pouvoir se placer sur son passage et rencontrer son regard : son cœur se taisait devant les reproches de sa raison ; à peine la raison avait-elle cessé de parler, à peine avait-elle épuisé les arguments qu’elle croyait victorieux, que le cœur recommençait à murmurer, à se plaindre, à se révolter. L’amant de Laure se sentait engagé dans une voie sans issue. Retourner en arrière, se détacher de la femme qui gouvernait toutes ses pensées, essayer de l’oublier, il ne fallait pas y songer ; un tel projet ne pouvait pas même traverser son esprit. Le malheureux sentait tout le poids de sa chaîne et n’osait la briser, car il comprenait trop bien qu’à peine libre, à peine rendu à l’indépendance, il pleurerait amèrement son esclavage. Une pensée inexorable assiégeait son âme à toute heure, s’asseyait à son chevet, troublait son sommeil et désolait ses rêves : Elle m’aime, je le sais, je n’en puis douter, j’ai lu dans ses yeux le secret de son cœur ; elle a beau s’en défendre, elle a beau se montrer sévère et cacher la pitié sous la colère, elle n’a pu me dérober son émotion, son attendrissement ; ce n’est pas contre moi seul, c’est contre elle aussi qu’il lui faut lutter. Loin de moi comme près de moi, elle trouve en elle-même un ennemi à combattre, un danger à repousser. Plus d’une fois peut-être ses vœux sont allés au-devant des miens, plus d’une fois elle s’est dit qu’elle n’avait rien à me pardonner, qu’elle-même, aux yeux de Dieu, avait besoin d’indulgence, qu’elle avait perdu le droit de me juger, de me condamner, qu’une commune sentence était suspendue sur nos têtes. En se condamnant elle m’absout ; où commence la complicité, la justice se tait. Elle m’aime, je ne puis fermer les yeux à l’évidence ; elle a pâli en me voyant partir, ses yeux m’ont suivi ; Sennuccio était près d’elle, épiant les larmes qui roulaient au bord de sa paupière, et pourtant elle ne sera jamais à moi. Son devoir lui est plus cher que mon bonheur ; ai-je le droit de lui reprocher sa résolution ? Sa vertu fait mon supplice ; mais dois-je l’accuser, quand elle se défend contre elle-même comme elle se défendait d’abord contre moi ? Mes plaintes ne peuvent s’adresser qu’au ciel qui l’a placée trop tard sur ma route.

L’affliction, le désespoir de Pétrarque devaient aller plus loin encore. À force de s’apitoyer sur sa vie, à force de souhaiter, d’appeler la mort, l’amant de Laure devait concevoir, devait invoquer le suicide comme son unique refuge. Et ce n’est pas ici une conjecture plus ou moins vraisemblable, une conclusion tirée hardiment de quelques mots obscurs qui se prêtent aux interprétations les plus diverses. L’idée de la mort volontaire paraît dans les vers de Pétrarque sous une forme qui n’a rien d’ambigu. Cette idée s’est-elle souvent présentée à son esprit ? Il est difficile de le savoir, et la lecture attentive de ses œuvres ne fournit à cet égard aucun renseignement. Quoi qu’il en soit, le poète a triomphé de son désespoir, il a résisté à la tentation du suicide. Si l’on soumet à un examen sévère les sonnets et les canzoni où Pétrarque exhale sa douleur, on arrive à comprendre qu’il a trouvé dans l’analyse et la peinture de ses souffrances une consolation que l’amitié la plus sincère, la plus dévouée, ne pouvait lui offrir. En étudiant la cause de sa douleur, en se rappelant jusqu’aux moindres circonstances qui avaient accompagné les premiers développements de sa passion, en recherchant avec un soin patient les épisodes les plus obscurs de ce récit enfoui au fond de son cœur, il a donné le change à sa pensée. Peu à peu, sans doute, il s’est exalté dans la contemplation de ses souffrances, il s’est enorgueilli des épreuves qu’il avait traversées. Peut-être même, dans un accès de fierté, est-il allé jusqu’à se dire : Personne encore n’a souffert autant que moi ; personne n’a aimé d’un amour aussi ardent, aussi fidèle, aussi persévérant, aussi désintéressé ; personne n’a élevé dans son cœur à la femme préférée un temple aussi magnifique, personne ne lui a rendu un culte aussi fervent. C’est une folie commune chez les amants de s’attribuer le privilège de la douleur et de la fidélité, folie bien digne de pardon, puisqu’elle sert à consoler, à soulager sinon à guérir, à tromper sinon à renouveler les cœurs dominés par une passion sans espérance. En suivant toutes les transformations de la pensée de Pétrarque dans les sonnets et les canzoni consacrés à la peinture de son amour, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que j’énonce. Ses plaintes sont d’abord modestes et résignées ; bientôt elles changent de ton et se laissent emporter jusqu’à l’orgueil. L’âme du poète s’élève par son martyre au-dessus du vulgaire ; elle se fait de sa douleur un trépied, un trône d’où elle domine la foule ignorante, la foule que les épreuves de la passion n’ont pas sanctifiée.

Bientôt toutes ses pensées se tournèrent vers la gloire. Le désir ardent d’obtenir une réputation européenne imposa pour quelque temps silence à la douleur. Ce fut à la langue latine que Pétrarque voulut demander la gloire. Quand on songe que ses œuvres latines comptent à peine aujourd’hui, dans l’Europe entière, quelques centaines de lecteurs, on s’étonne d’abord de cette résolution. Pourtant, si l’on veut bien se rappeler que dans la première moitié du xive  siècle, c’est-à-dire quand Pétrarque prenait le parti qui nous étonne aujourd’hui, la langue italienne était à peine formée, la surprise s’évanouit. Quoique le xve  siècle ait donné tort à Pétrarque, nous comprenons sa défiance envers la langue vulgaire de son pays. Comme il avait fait de Cicéron et de Virgile les compagnons assidus de ses promenades solitaires, comme il passait une partie de ses nuits dans la lecture de l’orateur et du poète romains, il devait naturellement être amené à imiter ces deux illustres modèles. Les lettres de Cicéron donnèrent à Pétrarque l’idée d’une correspondance latine avec les personnages les plus éminents de son temps, soit dans les lettres, soit dans l’Église, soit dans la politique. Dans son désir de s’entretenir avec les grands hommes de l’antiquité, il allait jusqu’à écrire aux morts glorieux dont le nom domine l’histoire, aux guerriers, aux hommes d’État, aux poètes, qui représentent le génie militaire, politique et poétique de l’ancienne maîtresse du monde. Parmi les héros de l’antiquité, Scipion l’Africain avait surtout captivé l’attention et la sympathie de Pétrarque ; l’alliance du courage et de la pureté morale l’avait particulièrement séduit. Ce héros devint pour Pétrarque le sujet d’une épopée latine. Ce poème, connu sous le nom d’Africa, mais qui compte aujourd’hui bien peu de lecteurs, fut au xive  siècle, il faut bien le dire, quelque étrange que puisse paraître un tel fait, le principal ou plutôt l’unique fondement de la gloire poétique de Pétrarque. Je ne veux pas en conclure, à Dieu ne plaise ! que ses vers en langue vulgaire n’eussent de son vivant, aucune célébrité ; ce serait faire au goût de ses contemporains une injure gratuite. Pourtant, quel que fût le charme, quel que fût le succès, quelle que fût même, si l’on veut, la popularité de ses sonnets et de ses canzoni, qu’il désigne dans ses œuvres latines sous le nom de jolies bagatelles, ni les sonnets, ni les canzoni n’auraient donné à Pétrarque la couronna poétique du Capitole. Ces créations spontanées de son génie étaient acceptées comme de simples délassements, et personne ne songeait à y voir un titre de gloire vraiment sérieux.

Ce fut l’Afrique, l’Afrique seule, qui décida le couronnement de Pétrarque. Et pourtant ce poème était loin d’être achevé : à peine l’auteur en avait-il écrit quelques centaines de vers ; mais ces vers, copiés à la hâte, lus et relus avidement, étaient alors un événement littéraire de la plus haute importance : une épopée, une épopée latine, une lutte corps à corps avec l’auteur de l’Énéide, il y avait là de quoi émouvoir, de quoi étonner, de quoi passionner l’Europe savante, et la manière dont cette nouvelle fut accueillie, le prouve bien. Le même jour, presque à la même heure, Pétrarque reçut du sénat de Rome et de l’université de Paris des lettres qui l’invitaient à venir recevoir la couronne poétique. Il hésita quelque temps entre l’université de Paris et le sénat de Rome ; après avoir pris conseil de son meilleur, de son plus fidèle ami, de Giacomo Colonna, il se décida pour le sénat de Rome. Cependant il ne voulut pas franchir les degrés du Capitole avant d’avoir consulté sur le mérite de son poème, Robert, roi de Naples, qui passait alors pour un des plus savants hommes de son temps. Il lut au roi Robert les premiers chants de l’Afrique, et soutint pendant trois jours un examen public sur la plupart des connaissances humaines. Après cette épreuve dont il sortit triomphant, il se crut vraiment digne d’être couronné au Capitole, et ne douta plus de lui-même. Le roi Robert l’ayant prié de lui dédier son poème de l’Afrique, il se rendit à ses instances avec empressement. Le couronnement de Pétrarque se fit à Rome en 1341 avec une pompe, une splendeur capables de satisfaire l’âme la plus ambitieuse. L’orgueil le plus exigeant devait être content d’un pareil hommage, et pourtant il est permis de douter que la joie de Pétrarque fût vraiment complète. S’il avait souhaité la gloire, s’il l’avait conquise, ce n’était pas pour la gloire elle-même : c’était pour que Laure tressaillît de joie et d’orgueil en contemplant le laurier posé sur le front de son amant. Cette espérance ne serait-elle pas déçue ? La gloire obtiendrait-elle ce que l’amour n’aurait pas su obtenir ? Cette pensée dut se présenter à Pétrarque à l’heure même où il franchissait les degrés du Capitole pour recevoir la couronne poétique. La gloire la plus éclatante peut-elle apaiser un cœur agité par l’amour ? La gloire est une distraction et parfois une trêve à la souffrance ; mais, pour un homme dominé par une affection ardente, le bruit qui se fait autour de son nom, les témoignages publics d’admiration prodigués à ses ouvrages ne sauraient effacer le souvenir de la femme préférée. Quand une femme est détrônée par la gloire dans le cœur de son amant, elle peut se plaindre, elle peut s’étonner, elle peut souffrir dans son orgueil humilié ; elle n’a vraiment rien à regretter ; le cœur qui lui échappe ne valait pas la peine d’être disputé. La gloire est une épreuve dangereuse, une épreuve décisive ; les cœurs qui la subissent victorieusement, qui résistent aux applaudissements, à l’enivrement de la foule, méritent seuls un souvenir éploré. La gloire, digne récompense du génie, mais impuissante pour le bonheur, n’effaça pas l’image adorée dans le cœur de Pétrarque ; l’amour demeura tout entier ; et pendant les sept années qui s’écoulèrent entre le couronnement du poète et la mort de Laure, il fut toujours aussi ardent, aussi absolu.

Comme la passion de Pétrarque est le principal événement de sa vie, comme ses voyages, ses travaux, sa renommée, se rattachent à cette passion, j’ai négligé à dessein de raconter tous les incidents dont se compose sa biographie, et jusqu’ici j’ai limité ma tâche à l’analyse de cette passion. Cette méthode, qui peut, au premier aspect, sembler singulière, n’est pas, je crois, sans avantage lorsqu’il s’agit d’un homme tel que Pétrarque, dont le cœur a gouverné l’esprit et la volonté. Maintenant, en effet, l’homme nous est connu, nous le savons tout entier ; tous ses désirs, toutes ses souffrances ont passé sous nos yeux. L’homme ainsi étudié nous explique le poète, et nous pouvons ouvrir avec confiance le Canzoniere où Pétrarque a déposé la meilleure partie de lui-même.

On a fait aux sonnets de Pétrarque un reproche très grave et qui ne manque pas de justesse, pourvu qu’on ne l’applique pas d’une façon absolue à l’ensemble de ces compositions ; on a dit qu’ils manquent de simplicité. Cette accusation, je le reconnais, est fondée sur le bon sens, sur l’évidence ; seulement il ne faut pas la généraliser, car la moitié au moins des sonnets du Canzoniere offre toute la simplicité, toute la clarté, toute la franchise qu’on peut souhaiter. Quant à ceux où l’esprit seul domine, où des pensées souvent ingénieuses, mais presque toujours étrangères à la passion, sont combinées avec patience, présentées avec adresse, j’avouerai sans hésiter, malgré l’heureux choix de mots qui les distingue, qu’ils offriraient peu d’intérêt, si le nom de Pétrarque ne les recommandait à l’attention. L’élégance et la grâce des images méritent d’être étudiées ; mais cette lecture ne dit rien au cœur, et je conçois très bien qu’elle rebute ceux qui, n’ayant pas une connaissance profonde de la langue italienne, sont obligés de méditer sur chaque ligne avant de deviner ce que l’auteur a voulu dire. Quand Pétrarque se compare à un cygne parce que ses cheveux blanchissent, quand il décompose le nom de Laure pour y trouver la louange, le respect et le silence, ou bien quand, à l’aide d’une apostrophe placée entre la première et la seconde lettre, il voit dans ce nom sacré l’air même qu’il respire, assurément tous ces enfantillages ne peuvent donner à personne un plaisir bien vif ; mais les sonnets exclusivement ingénieux, dont la seule valeur repose sur l’arrangement des mots et le choix des images, forment à peine la moitié de ceux où Pétrarque a parlé de son amour. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que l’amant de Laure a contribué aussi puissamment que l’auteur de la Divine Comédie à la formation de la langue italienne ; il est même avéré pour les philologues que le style du Canzoniere est généralement plus pur, plus châtié, plus fidèle aux origines latines, que le style de la Divine Comédie. Il ne faut donc pas s’étonner si Pétrarque, écrivant sur un thème unique plusieurs centaines de sonnets, s’est quelquefois laissé aller au plaisir puéril d’arranger des mots, d’assortir des images. Quand on poursuit courageusement la lecture du Canzoniere, on ne tarde pas à s’apercevoir que la passion y joue un rôle très important ; mais pour trouver les pages où le cœur parle seul, où les sentiments les plus délicats, les plus vrais, les vœux les plus ardents, sont exprimés avec franchise, il faut se résigner à lire sans impatience plus d’une page remplie de purs jeux d’esprit. La plupart de ceux qui parlent de Pétrarque et le condamnent magistralement comme un poète constamment maniéré n’ont pas lu cinq cents vers du Canzoniere, c’est-à-dire ne connaissent pas même la huitième partie des sonnets. Un jugement prononcé avec tant de légèreté ne mérite pas d’être discuté.

Le poète a su éviter la monotonie ; en racontant ses espérances, ses regrets il a trouvé moyen d’intéresser, d’émouvoir, de mettre dans la peinture d’un sentiment unique une variété que le sujet semblait exclure. Il bénit le jour, l’heure et le lieu où il a vu Laure pour la première fois. Il se rappelle avec ivresse le sentier fortuné où elle a daigné lui montrer un visage moins sévère, où elle lui a souri. Cette passion si souvent mystique dans son langage ne s’interdit pourtant ni les reproches ni l’ironie. Le miroir où Laure prend plaisir à se contempler, les perles et les fleurs qu’elle mêle à ses cheveux excitent, à bon droit, la colère de l’amant et amènent sur ses lèvres des paroles sévères. C’est en s’admirant sans relâche que Laure apprend à ne pas aimer ; c’est en attachant sur son image un regard ébloui qu’elle enseigne à son cœur l’oubli et le dédain. Un jour le poète conçoit les espérances les plus hardies, il croit toucher au bonheur ; son espérance est déçue, et il se plaint avec amertume. Si cette plainte est sincère, si les reproches qui l’accompagnent ne sont pas un caprice d’imagination, Laure, malgré l’immuable pureté de toute sa vie, aurait laissé s’échapper de sa bouche une promesse imprudente. Qu’avait-elle promis ? Pétrarque ne le dit pas d’une manière formelle ; mais, sous la discrétion de son langage, il est facile de deviner toute la hardiesse de ses espérances ; il compte les heures et s’écrie : Si mon aveugle désir ne m’égare pas, le moment promis à la pitié est maintenant arrivé. Ces mots semblent indiquer assez clairement un rendez-vous auquel Laure a manqué. Puis il ajoute : Quel vent cruel a tué la semence qui allait éclore et donner le fruit désiré ? Quelle muraille s’est élevée entre ma main et l’épi ? Si cette plainte ne doit pas être prise dans un sens général, si, au lieu de s’appliquer à une série d’espérances déçues, elle désigne un jour, une heure, promis à la pitié, si la muraille placée entre la main et l’épi n’a pas une signification purement figurée, on conçoit quel dut être le désespoir de l’amant trompé dans son ambition. À coup sûr, il n’y a dans le ton de cette plainte rien qui justifie l’accusation portée habituellement contre Pétrarque ; il n’y a pas un vers dans ce sonnet qui manque de franchise et de vivacité. Quelle que soit l’interprétation à laquelle on s’arrête, qu’on prenne ce morceau dans le sens littéral ou dans le sens figuré, il est impossible de méconnaître le mérite singulier de l’expression. Toutes les images conviennent parfaitement à la pensée ; l’analogie est fidèlement respectée. L’arrangement des mots n’a rien de laborieux ; l’art du poète est si parfait, qu’il réussit à se cacher tout entier. Il y a dans la forme tant de spontanéité, tant d’abondance, qu’on oublie d’admirer l’harmonie des vers pour s’associer au désespoir de l’amant. Combien d’autres sonnets dans le Canzoniere méritent la même louange ! Combien d’autres parlent au cœur dans une langue qui n’a jamais été surpassée !

Le plus beau, le plus grave, le plus complet à mon avis de tous les sonnets de Pétrarque, c’est celui où le poète raconte son entretien dans le ciel avec Laure morte depuis plusieurs années. Il y a dans le récit de cette vision un accent qui rappelle le style des prophètes. Ravi par sa pensée jusqu’à la troisième sphère qu’habitent les amants, le poète revoit plus belle et moins fière celle qu’il a tant aimée. Elle le prend par la main, et d’une voix angélique lui annonce qu’un jour il sera près d’elle. Le bonheur de Laure ne peut être compris par l’intelligence humaine, et pourtant Laure attend son amant dans le ciel. Son bonheur ne sera pas complet tant qu’ils ne seront pas réunis. Pourquoi a-t-elle ouvert la main qui tenait la mienne ? s’écrie le poète éploré. Au son de ses paroles compatissantes ; peu s’en est fallu que je ne restasse dans le ciel. Il faut lire dans l’original cet admirable sonnet que je ne veux pas traduire. La fidélité la plus scrupuleuse, l’interprétation la plus littérale ne réussirait pas à rendre le charme divin qui respire dans chaque vers. Jamais l’amour ne s’est exprimé avec plus de délicatesse, jamais le regret ne s’est révélé sous une forme plus pathétique, jamais l’espérance d’une vie meilleure et d’une réunion ardemment désirée n’a trouvé des accents plus pénétrants. Le cadre du sonnet est tellement étroit, qu’il semble impossible, en l’acceptant, de donner à la pensée toute la grandeur que permettrait le nombre indéfini des strophes d’une ode. Pétrarque a démontré victorieusement par le récit de cette vision céleste qu’il y a place, même dans le cadre étroit du sonnet, pour le développement complet des idées les plus sublimes. Toute la difficulté consiste à choisir les traits caractéristiques de l’idée qu’on veut exprimer. En réduisant la donnée poétique à ses éléments principaux, en négligeant tous les éléments secondaires, on élargit le cadre qui d’abord semblait si étroit. Mais, pour faire le choix dont je parle, le goût le plus sûr ne suffit pas ; le génie seul saisit par intuition les traits caractéristiques, le génie seul sait éliminer hardiment tout ce qui n’a pas une véritable importance. Aussi ne conseillons-nous à personne d’enfermer sa pensée dans les quatorze lignes d’un sonnet. L’ode ou l’élégie, qui offrent au poète plus d’espace et de liberté, nous semblent devoir être préférées dans la plupart des cas. Cependant je ne crois pas que la pensée de Pétrarque, développée dans de plus larges proportions, eût rien gagné à cette métamorphose. Toutes les parties essentielles de la donnée se trouvent très nettement rendues dans le sonnet dont je parle ; l’ode ou l’élégie ne pouvaient rien ajouter qui rendît l’émotion plus profonde. Ici la sobriété dans l’expression était de nécessité absolue ; si le poète, au lieu de raconter en quelques lignes son entretien avec Laure, eût mutilé les détails, la divine vision n’aurait pas eu, j’en suis sûr, la grandeur et la grâce touchante qui excitent dans l’âme du lecteur une si légitime admiration.

Les canzoni sont de véritables odes divisées en strophes régulières. Dans ce genre de composition, comme dans le sonnet, Pétrarque a touché les dernières limites de l’art lyrique ; il sert encore aujourd’hui de modèle et de guide à tous ceux qui veulent s’aventurer dans cette voie difficile. L’élégance et la noblesse du style n’ont jamais été portées plus loin, et cependant ces deux qualités si précieuses ne recommandent pas seules les canzoni de Pétrarque. Ce qui les caractérise, à mon avis, d’une manière toute particulière, ce qui leur donne une physionomie toute spéciale, c’est la simplicité presque familière du début et l’adresse merveilleuse avec laquelle l’auteur s’élève, de strophe en strophe, jusqu’aux plus hautes pensées. Il ménage si bien ses forces, il met tant de naturel dans les transitions, il enchaîne si habilement toutes ses idées, que le lecteur se trouve transporté comme à son insu dans les hautes régions de la fantaisie. Dans les canzoni de Pétrarque, les premières strophes ont presque toujours le ton de l’épître ; elles annoncent rarement le ton des strophes qui vont suivre. Ce contraste entre le début et le reste de la composition, facile à constater, est d’ailleurs si bien déguisé, qu’il ne saurait offenser le goût. Une des plus gracieuses canzoni est celle où le poète s’adresse au ruisseau qui a reçu dans ses ondes limpides le beau corps de la femme qu’il aime. Il porte envie aux fleurs qui émaillent les rives bénies de ce ruisseau, aux fleurs qu’elle a foulées, à celles qui sont tombées sur ses blanches épaules, sur les tresses dorées de sa chevelure. Il y a dans l’expression de ces sentiments une délicatesse, une simplicité pleines de charme ; chaque parole ressemble à une caresse. Peu à peu la tendresse prend l’accent de la mélancolie. Le poète pense à la mort, et il adresse au ciel une prière fervente : il demande à reposer sous les fleurs que Laure a foulées, au bord du ruisseau qui l’a reçue dans ses ondes limpides. Un jour peut-être, elle arrosera de ses larmes le tombeau de l’homme qui l’a tant aimée. Il est impossible de lire sans émotion cette pièce dont chaque vers respire la sincérité la plus parfaite. Quoique toutes les paroles soient choisies avec un art infini, il semble que ces strophes n’aient pas coûté au poète un instant de réflexion, tant elles ont de naturel et de liberté dans leurs mouvements ; toutes les pensées ont une forme si précise, qu’il serait impossible de la changer, de la modifier sans altérer d’une manière fâcheuse le caractère de la composition. À ceux qui accusent Pétrarque d’une prédilection exclusive pour les idées ingénieuses, on peut offrir cette canzone comme une éloquente réfutation de leur opinion. Si après l’avoir lue, ils persistent dans leur accusation, c’est qu’ils prendront plaisir à nier l’évidence. S’obstiner à vouloir les convaincre serait perdre son temps et ses paroles. Quant à ceux qui se laissent aller naïvement à leurs émotions et les traduisent avec franchise, sans s’inquiéter des formules accréditées, leur avis ne saurait être douteux : ils verront certainement dans cette canzone un chef-d’œuvre de tendresse et de mélancolie.

Pétrarque a écrit sur les yeux de Laure trois canzoni connues sous le nom des Trois Sœurs. En traitant trois fois le même sujet, il a trouvé moyen d’être toujours nouveau. Quoique l’éloge de la beauté tienne une large place dans ces trois compositions, cet éloge est bien loin d’occuper seul la pensée du poète. Il règne dans ces canzoni, dont le sujet semble devoir s’épuiser si rapidement, une élévation et en même temps une variété qui excitent à bon droit une admiration générale. Je ne pense pas, comme la plupart des critiques italiens, qu’il n’y ait absolument rien à reprendre dans les Trois Sœurs ; je crois qu’il est permis, sans se rendre coupable d’irrévérence envers le génie, de blâmer certaines images, certaines comparaisons qui n’ajoutent rien à la valeur du sentiment exprimé, et qui ont le défaut de ressembler à de purs jeux. Ces taches, nous devons le dire, sont en bien petit nombre et n’altèrent pas le mérite de ces belles odes. C’est dans la première des trois que se fait jour la pensée du suicide. Après avoir parlé de son ravissement et de ses souffrances, le poète laisse éclater son désespoir. Il se dit qu’après tant de plaintes et de soupirs inutiles, après tant de vœux, tant de prières emportées par le vent, il vaudrait mieux peut-être sortir de sa prison, reconquérir sa liberté par une résolution énergique, et il nomme très clairement la mort volontaire comme l’unique moyen de délivrance ; mais la crainte d’un châtiment sévère dans une autre vie, la foi chrétienne en un mot, impose silence à ce terrible conseil de la douleur. Le poète revient au sujet difficile qu’il a choisi, aux yeux de Laure, qu’il ne sait comment célébrer dignement. Et pourtant, tout en accusant l’insuffisance ou plutôt l’impuissance de la parole, tout en demandant pardon pour sa témérité, il célèbre les yeux de Laure avec un enthousiasme, une ferveur, qui tiennent à la fois de la dévotion et de l’amour. Dans la seconde canzone, il envisage les yeux de Laure sous un aspect purement moral. En regardant les yeux de la femme qu’il aime, il s’élève jusqu’à la contemplation du ciel. C’est elle qui l’encourage, c’est elle qui lui donne la passion du bien, la passion du beau ; c’est dans ses yeux qu’il lit la règle de sa vie ; c’est pour lui plaire, pour être digne d’elle, qu’il combat toute mauvaise pensée, qu’il se résout à la pratique des vertus les plus difficiles. Il n’y a pas dans cette seconde canzone un seul vers qui rappelle l’ardeur des sens ; tout y respire la résignation et le dévouement mystique. Dans la troisième enfin, essayant une dernière fois l’éloge des yeux de Laure, qu’il ne croit jamais pouvoir célébrer en termes assez magnifiques, il les chante comme la source unique de tout bien et de toute joie. S’il est devenu quelque chose, si son nom est répété de bouche en bouche, s’il est arrivé à la science par l’étude, si la gloire a mis sur son front une couronne éclatante, c’est aux yeux de Laure qu’il doit, c’est aux yeux de Laure qu’il rapporte son savoir, sa vertu, sa renommée. Quelle femme a jamais été louée plus éloquemment ? Quel poète a jamais trouvé pour l’objet de son amour des paroles plus pures et plus ferventes ?

L’amour, qui a tenu tant de place dans la vie de Pétrarque, ne l’a pourtant pas remplie tout entière. Les sentiments patriotiques de cette âme généreuse sont exprimés avec une rare énergie dans deux canzoni qui sont, comme les Trois Sœurs, en possession d’une légitime célébrité. La première est adressée, selon quelques-uns, au cardinal Colonna, selon d’autres et plus généralement, à Cola da Rienzo. Le poète évoque tous les souvenirs de la grandeur romaine pour encourager le tribun, maître absolu de Rome, aux plus hardies entreprises. Il lui parle de tous les hommes illustres qui l’ont précédé dans le gouvernement de cette ville prédestinée ; il lui montre les factions se disputant avec acharnement les derniers débris du colosse romain, et, pour donner à cette peinture plus de vivacité, il personnifie chacune de ces factions, chacune de ces familles, sous la figure des loups, des serpents, des ours, des aigles et des lions dont se composent leurs armoiries. Il y a dans ce caprice poétique une beauté que tout le monde comprendra. La guerre civile ainsi représentée devient plus hideuse, plus révoltante, et cette image sert admirablement le dessein du poète. Après avoir raconté les larmes et les angoisses des femmes, des enfants et des vieillards qui demandent merci et dont la voix suppliante attendrirait Annibal même, la colère des saints dont les dépouilles mortelles sont profanées, les églises servant de refuge aux voleurs et aux meurtriers, les cloches élevées dans les airs pour remercier Dieu donnant le signal du combat, il termine en disant au tribun de Rome : « Quelle gloire sera la tienne, quand on te nommera après tant d’hommes illustres ! Ils ont soutenu Rome jeune et forte, et toi, dans sa vieillesse, tu l’auras sauvée de la mort. » Il y a dans toute cette pièce une vigueur, un accent mâle et résolu qui étonne après la lecture des Trois Sœurs. Cette vigueur ne se dément pas un seul instant, et ne coûte rien au poète qui tout à l’heure ne semblait fait que pour chanter l’amour. Dans la canzone adressée aux grands d’Italie pour les exhorter à délivrer leur commune patrie, Pétrarque n’a pas été moins heureusement inspiré. Toutes les strophes de cette pièce sont animées d’un noble orgueil. Dès le début, il parle avec autorité, avec amertume. Bien qu’il désespère du salut, de l’affranchissement de l’Italie, cependant il sait que sa voix sera entendue sur le Tibre et sur l’Arno ; il s’adresse à Dieu et le supplie de jeter un regard compatissant sur ce beau pays qu’il a traité avec tant de prédilection. « Que faites-vous, s’écrie-t-il, que faites-vous, princes d’Italie, de toutes ces épées étrangères ? que faites-vous de ces soldats qui vous ont vendu leur sang et leur âme ? Espérez-vous trouver l’amour et la fidélité dans cette race vénale ! La nature avait pourvu à notre défense en plaçant le rempart des Alpes entre nous et la race germanique. Maintenant les bêtes féroces et le troupeau sont logés dans la même cage, si bien que les bons gémissent toujours. Et pourtant ces barbares que vous appelez parmi vous et qui vous dévorent sont de la race à qui Marius ouvrit le flanc, et la mémoire de cette œuvre n’est pas encore éteinte ; et, quand le vainqueur haletant voulut se désaltérer, il but dans le fleuve autant de sang que d’eau. Et vous souffrez que cette race vous surpasse en intelligence et répande à flots votre sang, cette race que Dieu avait faite pour vous obéir, et qui maintenant se nourrit de vos discordes ! Ne voyez-vous pas les larmes, n’entendez-vous pas les plaintes du peuple qui vous implore ? Au nom de Dieu, laissez-vous émouvoir ! C’est de vous seuls, après Dieu, que le peuple attend son repos. Donnez-lui seulement un témoignage de pitié ; la vertu prendra les armes contre la fureur, et le combat sera court. Voyez comme le temps vole ; la vie s’enfuit et la mort est sur nos épaules. Maintenant vous êtes ici, pensez au départ, car il faut que l’âme, seule et nue, arrive au passage douteux de l’éternité. Au moment de franchir cette vallée, déposez donc la haine et la colère, vents contraires à la vie sereine. Le temps que vous dépensez pour le tourment d’autrui, employez-le à quelque action plus digne, faites quelque belle et grande chose ; ainsi vous jouirez ici-bas, et la route du ciel vous sera ouverte. »

Cette rapide analyse suffit pour montrer toute l’élévation, toute la grandeur de la canzone adressée aux princes d’Italie. La canzone sur la gloire rappelle par le ton et par le fond des pensées les Trois Sœurs, et en particulier la seconde. Le poète s’est épris de la gloire parce qu’elle lui montrera la route de la vertu ; tel est le thème que Pétrarque essaie de développer. C’est par amour de la gloire qu’il a entrepris une œuvre longue et difficile, et, s’il arrive au port désiré, il espère vivre encore longtemps quand on le tiendra pour mort. « Rarement, lui dit la Gloire, il s’est rencontré un homme qui, entendant parler de moi, ne sentît en son cœur une étincelle, pour quelque temps au moins ; mais mon ennemie, qui trouble le bien, éteint vite cette étincelle. Toute vertu meurt, et le pouvoir appartient à un autre maître qui promet une vie plus tranquille. L’amour, qui le premier pénétra dans ton âme, m’en a dit des choses d’après lesquelles je vois que l’ardeur de ton désir te rendra digne d’atteindre un but honorable ; et comme tu es déjà au nombre de mes plus chers amis, pour te le prouver, je te montrerai une femme qui donnera à tes yeux plus de bonheur que je ne saurais le faire. Lève la tête, et regarde cette femme qui s’est montrée à bien peu d’hommes. Je baissai le front en rougissant, continue le poète, je sentais en moi une flamme plus ardente. La Gloire me dit en souriant : Je sais bien ce que tu penses. De même que le soleil avec ses puissants rayons fait sur-le-champ disparaître toute autre étoile, ainsi ma vue te paraît maintenant moins belle, parce qu’une lumière plus éclatante m’efface. Pourtant je te compte toujours au nombre des miens ; car, cette femme et moi, nous sommes le fruit d’un seul enfantement ; elle est née la première, et je suis venue après elle. Ainsi qu’il a plu à notre père éternel, chacune de nous deux est née immortelle. Malheureux ! à quoi vous sert notre immortalité ? Il valait mieux pour vous que l’imperfection fût de notre côté. Pendant quelque temps, nous avons été aimées, belles, jeunes, gracieuses maintenant nous sommes réduites à un tel état, que cette femme bat des ailes pour retourner à son antique asile. Pour moi, je suis une ombre, et je t’ai dit maintenant tout ce que je pouvais te dire en si peu de paroles. Quand ses pieds furent mis en mouvement : Ne crains pas, me dit-elle, que je m’éloigne. Elle cueillit une guirlande de vert laurier, et de ses mains en ceignit mes tempes. »

Il est inutile d’ajouter que la sœur aînée de la Gloire n’est autre que la Vertu.

Les poèmes de Pétrarque désignés par le nom collectif de Triomphes sont moins célèbres et comptent moins de lecteurs que les sonnets et les canzoni. Cependant ils méritent d’être étudiés, et le troisième surtout, le Triomphe de la Mort, offre de grandes beautés. Le but commun de ces poèmes est de prouver que l’amour triomphe de l’homme, la chasteté de l’amour, la mort de l’amour et de la chasteté, la renommée de la mort, le temps de la renommée, et l’éternité du temps. Il est certain que la démonstration de cette thèse ne semble pas offrir à la poésie des ressources bien variées ; mais la figure de Laure domine les Triomphes, et cela suffit pour animer cette série de compositions dont le sujet a quelque chose de scolastique. Le Triomphe de la Mort, où le poète raconte la mort de Laure, est assurément un des morceaux les plus parfaits qui soient sortis de sa plume. Écrit en tercets, comme la Divine Comédie, il soutient sans désavantage la comparaison. Ce mètre grave et simple est d’ailleurs commun à toute la série des Triomphes. Jamais le talent de Pétrarque ne s’est élevé plus haut qu’en racontant la mort de Laure. On sent dans ce récit une béatitude angélique ; un parfum de piété, qui donne à chaque tercet un caractère presque surnaturel. « Toutes ses amies étaient rangées autour d’elle ; alors avec sa main la mort arracha de cette blonde tête un cheveu d’or. Ainsi elle choisit la plus belle fleur du monde, non par haine, mais pour montrer plus clairement sa puissance dans les choses élevées. Combien de sanglots, combien de larmes répandues, tandis que demeuraient secs ces beaux yeux pour lesquels j’ai brûlé si longtemps, pour lesquels j’ai tant chanté ! Au milieu de tant de soupirs, de tant de gémissements, elle seule était assise dans le silence et dans la joie, cueillant déjà les fruits de sa belle vie. Véritable déesse mortelle ; pars en paix, disaient-elles, et c’était vraiment une déesse ; mais sa divinité ne la défendit pas contre la mort inexorable. C’était la première heure du sixième jour d’avril, de ce jour qui me fit prisonnier et qui maintenant me délivre ; jamais personne ne s’est plaint de l’esclavage et de la mort comme je me plains de la liberté qui m’est rendue et de la vie qui me reste. La mort devait au monde, la mort devait à mon âge de me prendre le premier, moi qui étais venu le premier. Pourquoi ravir à la terre son plus bel ornement ? La vertu est morte et avec elle la beauté, disaient tristement les femmes réunies autour de son chaste lit. Son âme en s’échappant de ce beau sein avait purifié le ciel sur son passage. Non comme une flamme éteinte violemment, mais comme une flamme qui se consume d’elle-même, son âme joyeuse s’en alla en paix. Plus blanche que la neige qui tombe à flocons sur une belle colline sans être chassée par le vent, elle paraissait se reposer comme une personne fatiguée. Ce que la foule ignorante appelle mourir n’était dans ses beaux yeux qu’un doux sommeil, quand son âme avait abandonné son corps. La mort paraissait belle sur son beau visage. »

Le second chapitre du Triomphe de la Mort offre encore plus d’intérêt que le premier. Il nous explique le cœur de Laure avec une franchise et une chasteté qui ne laissent aucun doute sur la nature et les limites de cette mutuelle passion. « Ma mort, qui t’afflige, dit Laure à son amant, te remplirait de joie, si tu sentais la millième partie de mon bonheur. Quand j’avais toute ma beauté, toute ma jeunesse, quand je t’étais le plus chère, la vie m’était presque amère, comparée à cette mort douce et clémente, si rare parmi les mortels. À l’heure suprême du départ, j’étais plus joyeuse que celui qui revient de l’exil au toit paternel. Seulement je me sentais prise de pitié pour toi. Jamais, dit-elle en soupirant, mon cœur ne fut séparé du tien, jamais il ne le sera ; mais je modérai ta flamme avec mon visage, parce qu’il n’y avait aucun autre moyen de nous sauver tous deux. Combien de fois me suis-je dit : Il aime, il brûle ; il faut maintenant que je pourvoie au danger ; qu’il voie mon visage et qu’il ne voie pas le fond de mon cœur ! C’est là ce qui souvent t’a ramené en arrière, et t’a étreint comme le frein un cheval qui s’égare. Plus de mille fois la colère se peignit sur mon visage, tandis que l’amour brûlait mon cœur ; mais jamais en moi le désir ne vainquit la raison. Puis, quand je te voyais vaincu par la douleur, je levais doucement mes yeux sur toi, sauvant ainsi ta vie et notre honneur. Ce furent là mes ruses et mes artifices avec toi, tantôt un accueil bienveillant, tantôt la colère. Parfois je voyais tes yeux tellement remplis de larmes, que je me disais : Il va mourir si je ne viens à son secours. Alors je te secourais sans manquer à l’honneur. Parfois je te voyais de tels éperons au fiant, que je me disais : Il faut ici un mors plus dur. Ainsi ardent et vermeil, pâle et glacé, tantôt triste, tantôt joyeux, je t’ai conduit jusqu’ici sain et sauf, bien que las. Le doux nœud que tu avais autour du cœur me plaisait, et le beau nom que tu me fais avec tes paroles me plaît aussi. En nous les flammes amoureuses furent presque égales, au moins dès que je me fus aperçue de ton ardeur, mais l’un les montrait, tandis que l’autre les cachait. Tu demandais merci et pitié quand je me taisais, parce que la pudeur et la crainte imposaient silence à mon désir ; mais le voile ne fut-il pas déchiré quand seule, toi présent, j’accueillis tes paroles en chantant : Notre amour n’ose en dire davantage ? Mon cœur était avec toi, je ne te refusais que mes yeux, et tu te plains de l’injustice du partage, toi à qui j’ai donné la meilleure partie, à qui je n’ai ravi que la moindre partie de moi-même ! Et si je t’ai dérobé mes yeux mille fois, mille et mille fois je te les ai rendus et je les ai tournés vers toi avec pitié. Et leurs regards tranquilles auraient été sans cesse attachés sur toi, si je n’eusse craint tes dangereuses étincelles. Heureuse dans toutes les autres choses, je me plaignais d’une seule, d’être née dans un lieu trop peu illustre. Aujourd’hui même, je m’afflige de n’être pas née au moins plus près de ton nid fleuri, car le seul cœur en qui je me fie pouvait se tourner d’un autre côté, ne me connaissant pas. Et mon nom serait moins éclatant et moins célèbre. Mais le pays où je t’ai plu est revêtu d’une beauté souveraine. »

Nous devons croire que Pétrarque n’aurait pas mis dans la bouche de Laure ces paroles empreintes d’une ineffable tendresse, s’il n’eût trouvé dans ses souvenirs la meilleure partie des pensées dont se compose cet admirable entretien. Tous ses sonnets, toutes ses canzoni respirent une si parfaite sincérité, il a toujours montré dans l’expression de son amour tant de réserve et de discrétion, Il a toujours donné à ses plaintes un accent si résigné, que sans doute il se fût reproché toute sa vie comme une profanation, comme un sacrilège, un aveu imaginaire que son oreille n’eût pas entendu. Il y a tout lieu de penser que le second chapitre du Triomphe de la Mort relève au moins aussi directement de la réalité que de la poésie. Si le cadre est une fiction, le tableau doit être vrai,

Il est curieux de comparer le Canzoniere de Pétrarque aux élégies amoureuses de l’antiquité latine. Ovide, Catulle, Properce et Tibulle ont chanté leurs maîtresses, et la passion leur a fourni d’éloquentes inspirations, d’ingénieuses pensées, des images pleines de grâce et d’élégance ; mais quelle différence profonde dans la nature des sentiments ! Le plus tendre, le plus sincère des quatre poètes que je viens de nommer, Tibulle, est séparé de Pétrarque par un intervalle immense. Ovide. Catulle et Properce ne semblent pas avoir aimé aussi sérieusement que Tibulle : c’est pourquoi il serait souverainement injuste de vouloir les comparer à Pétrarque ; mais Tibulle, Tibulle lui-même, dont presque toutes les élégies expriment une affection si vive, n’a jamais trouvé la délicatesse et l’élévation qui se rencontrent presque à chaque page du Canzoniere. La différence qui sépare Tibulle de Pétrarque ne tient pas seulement à la nature diverse de leur génie, elle tient encore et surtout à la diversité de leurs croyances. Sans doute la lecture assidue de Platon pouvait ravir l’âme jusqu’aux plus hautes régions de la pensée, sans doute le Phédon et le Timée avaient deviné, avaient devancé sur plus d’un point les enseignements de la foi catholique ; mais la lecture de Platon n’était pas, ne pouvait pas être populaire. Pour se complaire dans la société d’un tel génie, il fallait s’y être préparé par des études persévérantes, et le spiritualisme de l’académie combattait, sans les terrasser, les doctrines sensuelles du paganisme. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Tibulle, malgré la sincérité des sentiments qu’il exprime, malgré la vivacité des émotions qu’il retrace, malgré le choix heureux des couleurs qu’il emploie, ne laisse pas dans nos cœurs une trace profonde. Dans ses élégies si remarquables à tant d’égards, les sens tiennent plus de place que le sentiment. Parfois il se laisse aller à des mouvements de véritable tendresse ; mais ces mouvements ne sont pas nombreux. En général, l’amour est pour lui plutôt un plaisir qu’une passion. Comme Ovide, comme Properce, comme Catulle, il ne voit guère dans la femme qu’il aime que la beauté qui réjouit les yeux, qui enflamme les sens ; le cœur et l’intelligence de sa maîtresse tiennent dans son amour si peu de place qu’il semble parfois les oublier complètement. Riches, éclatantes, variées dans les peintures voluptueuses, les élégies de Tibulle abordent rarement le côté intellectuel et moral de la passion, et cela se conçoit sans peine. Le polythéisme réduit aux croyances populaires divinisait l’entraînement des sens, quelques âmes d’élite, nourries dans l’étude et dans la méditation, s’efforçaient en vain de spiritualiser la foi commune et d’imprimer à la pensée une direction plus élevée ; ces tentatives généreuses n’altéraient pas le caractère dominant des doctrines païennes. Or, le caractère de ces doctrines se retrouve tout entier dans l’amour chanté par Tibulle. Le poète parle de sa maîtresse comme d’une belle chose qui lui plaît, parce qu’elle est belle ; il ne songe pas à chercher en elle un cœur pur, une intelligence pénétrante, pourvu qu’elle soit jeune, qu’elle se pare avec grâce, avec habileté, il ne lui demande rien de plus. Tibulle a dit de l’amour tout ce qu’il pouvait dire sous le règne des croyances païennes. Tant que les sens étaient divinisés par la religion, ils devaient être nécessairement divinisés par la poésie ; les protestations de la philosophie devaient demeurer impuissantes, car la philosophie ne s’adresse pas à la foule, et les vérités qu’elle enseigne modifient lentement les croyances populaires. À l’avènement du christianisme, tout change d’aspect ; les sens ne sont plus divinisés ; le cœur et l’intelligence reprennent le rang qui leur appartient, et bientôt la poésie réfléchit fidèlement la révolution accomplie dans le domaine des idées religieuses. C’est à la foi chrétienne qu’il faut demander le sens intime, le sens profond du Canzoniere. Supposez Pétrarque né sous l’empire du polythéisme, et les sentiments exprimés dans ses œuvres italiennes ne se comprennent plus. Rien n’est plus facile, au contraire, que de concevoir le développement de ces sentiments sous le règne de la foi chrétienne. Le croyant se fait gloire de lutter contre l’entraînement des sens, de combattre ses désirs, et ce combat même est un des sujets les plus féconds que la poésie puisse se proposer. Pétrarque, on le sait, était sincèrement attaché aux dogmes catholiques ; ses ouvrages philosophiques et sa correspondance ne laissent aucun doute à cet égard. D’ailleurs, lors même qu’il n’eût pas accepté sans réserve toutes les affirmations de l’Église, lors même qu’il s’en fût tenu au spiritualisme de l’Évangile, la foi puisée à cette source primitive suffisait pour modifier profondément l’imagination et le cœur du poète. Or, si Pétrarque ne peut se concevoir sous le règne du paganisme, Tibulle ne se concevrait pas davantage sous le règne de la foi chrétienne. L’amour, tel que nous le voyons dans les élégies de Tibulle, eût éveillé au xive  siècle bien peu de sympathie ; au milieu des croyances populaires, à peine eût-il été compris.

On s’est demandé plus d’une fois en lisant le Canzoniere si Pétrarque, heureux dans son amour, eût été inspiré par la joie aussi bien que par la douleur. Je ne me charge pas de résoudre cette question délicate. Si l’amour, en effet, s’attiédit souvent dans la possession, souvent aussi il trouve dans la possession même un aliment sans cesse renouvelé : à cet égard, il serait impossible d’établir des maximes générales. Il est permis de croire que, si Laure se fût donnée à son amant, elle n’eût pas été chérie moins fidèlement et moins longtemps, car elle avait pour entretenir le feu de la passion quelque chose de plus que la beauté. Quand la beauté seule éveille l’amour, quand la seule jeunesse allume les désirs, on peut prévoir que l’amour se lassera, que les désirs s’éteindront le jour où la beauté sera flétrie ; mais quand le cœur et l’intelligence ne sont pas captivés moins sûrement que les yeux, quand l’échange des sentiments et des pensées, aussi bien que le désir, développe la passion, la femme qui se donne n’a pas à redouter les outrages du temps. Ses yeux peuvent impunément perdre leur éclat, elle est protégée contre l’infidélité, contre l’abandon par la nature même de la passion qu’elle inspire ; le temps ne saurait atteindre son cœur et son intelligence, qui défendront son bonheur bien mieux que la beauté. Si Laure était vraiment telle que Pétrarque nous la représente, si elle réunissait tous les dons précieux dont il s’est plu à l’orner, elle pouvait sans danger subir l’épreuve des années. Pétrarque eût-il chanté sa joie comme il a chanté ses souffrances ? Si la douleur est féconde, le bonheur n’a-t-il pas inspiré au génie des hymnes éloquents ? La reconnaissance n’offre-t-elle pas à l’imagination du poète autant de ressources que la plainte ? J’aime à penser que Pétrarque eût trouvé dans le bonheur un thème poétique d’une richesse inépuisable. Et puis, s’il n’eût pas été condamné à une plainte éternelle, peut-être se fût-il abstenu de toutes les combinaisons exclusivement ingénieuses, de toutes les allusions mythologiques, de tous les enfantillages laborieux par lesquels il cherchait à tromper sa douleur ; peut-être les taches que le goût signale dans le Canzoniere ne blesseraient-elles pas nos yeux, si le poète, au lieu de supplier, au lieu d’adresser à la femme qu’il aimait des prières qui ne devaient jamais être exaucées, lui eût adressé des actions de grâces. Le contentement donne à l’esprit l’instinct de la clarté ; la douleur, en troublant toutes nos facultés, nous pousse à notre insu vers les images ambitieuses, vers les comparaisons bizarres. Quelle que soit, d’ailleurs, la valeur de ces conjectures, le Canzoniere restera comme un des monuments les plus parfaits que le génie humain ait consacrés à l’expression de l’amour.

VI. Giuseppe Giusti.

Florence a perdu cette année un poète qu’elle chérissait, et dont les œuvres, copiées par des mains empressées, ont circulé longtemps en Toscane et en Lombardie avant d’être imprimées. Elle voyait dans Giusti le rival de Béranger. Une étude attentive ne confirme pas cette croyance populaire. Cependant il y a, dans les œuvres de Giusti, plus d’un morceau remarquable et qui mérite d’être lu et médité ailleurs qu’en Italie. Si Florence n’a pas mesuré ses louanges à la valeur du poète qui la charmait, il y a pourtant, dans les vers écrits pas Giusti, de quoi intéresser, tous les esprits qui sont familiarisés avec la langue italienne. Avant d’entamer l’analyse du volume publié pour la première fois à Lugano en 1845, j’éprouve le besoin d’insister sur les circonstances particulières au milieu desquelles s’est développé le talent de Giusti. Si je négligeais de caractériser la protection puissante qui a popularisé son nom, le lecteur aurait peine à comprendre le jugement que je porte aujourd’hui sur les œuvres de Giusti. Quoique mon opinion ne soit pas une opinion solitaire, quoique le mérite du poète enseveli cette année dans l’église de Santa-Croce avec une pompe royale soit ramené, en Italie même, à de justes proportions, mes conclusions pourraient paraître singulières, si je ne prenais pas la peine de les préparer. Eh bien ! ce qui a fait la force et la popularité de Giusti, c’est précisément la manière dont se multipliaient les exemplaires de ses œuvres. Avant la publication faite à Lugano, il n’était pas facile de se les procurer. Il fallait connaître un des heureux possesseurs de ce manuscrit que la presse n’osait reproduire, et lui inspirer pleine confiance pour obtenir la permission de le feuilleter. S’agissait-il d’en prendre copie, la question devenait plus délicate. Ces lectures, ces copies clandestines s’expliquent par la nature même des œuvres de Giusti, dont la plupart appartiennent à la satire politique. Qu’est-il arrivé ? C’est que ces œuvres, n’étant pas soumises au contrôle de tous les esprits, n’étant recherchées que par les hommes animés de sentiments libéraux, ont été jugées non pas seulement avec indulgence, mais avec une prédilection qui ne permettait pas l’analyse. Ceux qui lisaient Giusti, d’un œil avide, savouraient sa pensée comme on savoure le fruit défendu. La joie de connaître ce que tout le monde ne connaissait pas excluait toute discussion. Toutes les fois que le nom de Giusti était prononcé dans la conversation, c’était avec l’accent d’une admiration sans réserve. À coup sûr, les Lombards et les Toscans peuvent se comparer pour le savoir et la finesse aux nations les plus éclairées de l’Europe : leur enthousiasme pour Giusti ne peut donc être imputé à l’étroitesse de leur intelligence. S’ils avaient à juger un poète français, anglais ou allemand, ils se prononceraient avec équité ; mais leurs sympathies politiques, dont la source généreuse ne peut être blâmée, ont endormi la sagacité habituelle de leur intelligence, et je ne songe pas à m’en étonner.

À proprement parler, jusqu’en 1845, Giusti n’a jamais été soumis à la discussion littéraire. Les opinions qu’il défendait, les sentiments qu’il savait revêtir d’une forme séduisante fermaient la bouche à tous les censeurs. Ne pas aimer Giusti, ne pas l’aimer sans restriction, c’était ne pas aimer l’Italie, et ceux mêmes qui apercevaient très clairement les défauts du poète populaire gardaient le silence pour ne pas se brouiller avec leurs meilleurs amis. Aujourd’hui, grâce au volume publié à Lugano, tous les hommes éclairés peuvent se former une idée précise des satires politiques applaudies en Toscane comme des chefs-d’œuvre, et décider si l’auteur doit être classé parmi les poètes de talent ou parmi les poètes de génie. Tant que ses vers se passaient de main en main sous le manteau, la vérité avait peine à se faire jour, car il n’est donné qu’aux intelligences privilégiées de rencontrer la vérité sans le secours de la contradiction. Il est si facile de prendre ses instincts, ses passions, pour la vérité même ! L’esprit s’habitue si complaisamment à croire qu’il possède une clairvoyance souveraine ! La contradiction peut seule remettre chacun à sa place, et je ne proscris pas même la contradiction ardente, obstinée, pourvu qu’elle soit sincère. Une opinion qui n’a pas subi l’épreuve de la contradiction n’est jamais sûre d’elle-même ; c’est pourquoi toute opinion, quelle qu’elle soit, loin de s’alarmer et de s’irriter de la résistance qu’elle rencontre, doit s’en réjouir et l’encourager, car une libre discussion est la seule manière de trouver la vérité dans les limites assignées à l’intelligence humaine.

Pour juger Giusti avec équité, il faut commencer par accepter sa foi politique. Sans cette concession, il est impossible d’estimer ses œuvres à leur véritable valeur. Si l’on voit dans ses croyances des croyances ennemies, si l’on envisage les principes qu’il a défendus comme un danger public, il faut renoncer à mesurer la valeur poétique de ses œuvres. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur un écrivain qui a mis son imagination au service de sa conviction, il est absolument nécessaire de respecter les idées et les sentiments qu’il a voulu populariser. Ainsi les disciples de Bonald et de Joseph de Maistre ne sont pas compétents en pareille matière. Tous ceux qui voient, dans le passé, le modèle immuable du présent et de l’avenir doivent fermer, comme un livre écrit dans une langue inconnue, le livre qui parle d’un avenir meilleur, qui retrace en traits poignants les souffrances du présent, qui n’a du regret que pour la gloire et la liberté. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et la Législation primitive, quel que soit d’ailleurs le mérite purement oratoire qui les recommande, ne préparent pas l’esprit à l’impartialité. Il y a dans le ton dogmatique et absolu de ces deux écrivains, confondus, je ne sais pourquoi, avec les philosophes, une arrogance contagieuse qui proscrit toute discussion comme une impiété. Aux yeux de ces nouveaux apôtres, si peu familiarisés avec le véritable esprit de l’Évangile, avec la charité, ne pas adorer le passé, vouloir changer le présent, c’est commettre un sacrilège, et les disciples qui ont recueilli, qui ont accepté leurs leçons, ferment les yeux à l’évidence pour ne pas chanceler dans leur docilité. Ce n’est pas eux qu’il faut consulter sur le mérite de Giusti, c’est-à-dire d’un poète dont toute la vie a été consacrée à la défense de la démocratie. Cependant, si j’admets ou plutôt si je pose comme condition indispensable, dans toute discussion littéraire, la sympathie pour les principes soutenus par l’écrivain, je ne veux pas que cette sympathie, si ardente qu’elle soit, entrave l’exercice de l’intelligence. Aimer son pays est sans doute un devoir impérieux, et je me défie volontiers de ces cœurs cosmopolites qui parlent sans cesse de l’humanité pour se dispenser d’aimer leur patrie ; mais on peut aimer la France d’un amour ardent et sincère sans se croire obligé d’admirer les Messéniennes comme le dernier mot de la poésie lyrique, et je crois, pareillement, qu’on n’offense pas l’Italie en refusant de placer Giusti parmi les grands poètes du xive  siècle, entre l’amant de Laure et l’amant de Béatrice.

Tant que les œuvres de Giusti n’ont été multipliées que par des mains fidèles et dévouées, la discussion pouvait sembler difficile, imprudente même aux esprits les plus francs. Aujourd’hui que ses vers sont tombés dans le domaine public, chacun peut parler de lui en toute liberté, en Italie comme en France, sans s’exposer au reproche d’injustice. En signalant les défauts de ces œuvres ingénieuses, personne ne craint plus d’être accusé de vouloir rétablir la théocratie ou la monarchie absolue. Grâce à Dieu, la presse, en mettant la pensée de chacun à la disposition de tout le monde, impose silence à toutes les déclamations ridicules. Si Giusti a dû à la propagation clandestine de ses vers une grande partie de sa popularité, c’est à cette propagation clandestine qu’il faut aussi rapporter le caractère prosaïque de plusieurs pièces de son recueil. Si, au lieu d’être lu en cachette, il eût été lu publiquement, si le blâme était venu assaisonner la louange., je ne doute pas qu’il n’eût essayé de donner à sa pensée une forme plus vive, plus précise, qu’il n’eût attribué plus d’importance à l’emploi des images et compris enfin que l’idée la plus ingénieuse, la satire la plus vraie, la raillerie la plus mordante, n’ont qu’une durée passagère, lorsqu’elles ne sont pas protégées par l’élégance, par la justesse, par la transparence de l’expression. L’obscurité que ses compatriotes mêmes n’hésitent pas à lui reprocher se serait dissipée, s’il eût été soumis plus tôt à tous les hasards de la discussion. Quand le grand jour a lui pour ses vers, il était trop tard. En possession de la popularité, il ne pouvait guère prendre au sérieux les objections produites par les esprits désintéressés. Il avait trouvé depuis longtemps, pour sa pensée, un moule qu’il ne voulait plus changer. Il avait recueilli tous les bénéfices de la lecture clandestine ; il n’acceptait pas toutes les conséquences de la publicité. Malgré sa modestie, pouvait-il consentir à prendre pour de pures flatteries toutes les louanges qui lui avaient été prodiguées ? L’épreuve était délicate, et je comprends très bien qu’il n’en soit pas sorti victorieux.

Le recueil de Giusti se compose de soixante-trois pièces. À l’exception de six pièces publiées à Livourne avec le nom de l’auteur, le recueil tout entier peut être considéré comme une suite de satires politiques. Si la manière de Giusti ne rappelle pas la manière de Béranger, on ne peut nier que le choix des sujets traités par le poète toscan ne rappelle très souvent à la mémoire du lecteur les œuvres du poète français. Quant aux vers publiés à Livourne, ils ne se recommandent par aucune qualité vraiment caractéristique. L’amour maternel, la confiance en Dieu, l’absence d’une femme aimée, n’inspirent à Giusti que des sentiments connus et traduits depuis longtemps, et qu’il n’a pas su rajeunir par la forme. S’il n’eût jamais écrit que les vers publiés avec son nom, il est certain que son nom ne lui survivrait pas ; aussi n’essaierai-je pas d’analyser les œuvres que je viens de désigner. Une pareille analyse serait sans intérêt, et n’apprendrait rien à personne, Ce qui importe, c’est de caractériser nettement la manière de Giusti, et pour cela il suffit de prendre dans son recueil quelques pièces dont le sujet bien déterminé nous permette de suivre pas à pas le mouvement de sa pensée.

Le Brindisi de don Girella est sans contredit une des plus gaies. Le vers, rapide et court, ne laisse pas un instant languir l’attention ; mais la gaieté, la malice et la raillerie qui respirent dans toute cette pièce n’en font pourtant pas une œuvre poétique dans l’acception la plus élevée du mot. Toutes les idées qui pouvaient être présentées sous une forme lyrique sont rassemblées par l’auteur dans le cadre d’une chanson de table ; mais elles demeurent à l’état de matière poétique, et, comme l’image ne vient pas au secours de l’auteur, comme la donnée n’est pas fécondée par la fantaisie, le lecteur, tout en souriant aux pensées ingénieuses de Giusti, ne se sent jamais saisi d’étonnement ou d’admiration. À proprement parler, le Brindisi de don Girella est plutôt le thème d’une chanson à faire qu’une chanson faite. Le sujet de ce Brindisi, comme l’indique le titre même de la pièce, n’est autre chose que le Paillasse de Béranger. Je ne veux pas établir de comparaison entre la chanson toscane et la chanson française ; ce serait de ma part un pur enfantillage. Qui sait, d’ailleurs, si l’on ne m’accuserait pas de céder moi-même à l’entraînement que je blâmais tout à l’heure ? J’aime mieux considérer la pièce en elle-même, sans m’occuper de la chanson écrite chez nous sur le même sujet. Or, si la versatilité, la servilité, le mépris de toute conviction, l’amour de l’avilissement, la passion de la vénalité, sont courageusement flétris dans le Brindisi de don Girella, il faut bien avouer que l’imagination, dans cette pièce, joue un rôle trop modeste. Il ne suffit pas, en effet, d’offrir des pensées justes, des sentiments généreux ; il faut encore trouver pour ces sentiments et ces pensées une forme élégante et vive, qui leur donne un caractère vraiment poétique, et c’est précisément ce qui manque à don Girella.

Je sais tout ce qu’on peut dire sur les avantages de la simplicité, sur l’emploi du style familier dans la chanson ; tous ces préceptes que je ne songe pas à réfuter n’ôtent rien à la justesse de mes plaintes. Je ne demande pas aux poètes qui écrivent une chanson, politique ou non, peu importe, de relire Pindare avant de commencer le premier couplet. Un pareil conseil serait tellement contraire au bon sens, qu’il serait accueilli par un éclat de rire. Sans recourir à Pindare, dont les Olympiques et les Néméennes n’ont tien à démêler avec le sujet qui nous occupe, le poète ne doit jamais publier que la forme lyrique est soumise à certaines conditions, et l’emploi des images est une des conditions les plus impérieuses. On aura beau dire, le rythme et la rime ne sont pas toute la poésie. Réduite à ces deux éléments, lors même que la pensée serait parfaitement juste, lors même que les sentiments exprimés exciteraient dans l’âme une ardente sympathie, la poésie serait encore incomplète. Si la justesse de la pensée, la générosité des sentiments forment la substance morale de la poésie, cette substance si précieuse a besoin, pour devenir poésie, d’une enveloppe qui la distingue nettement de la prose, et cette enveloppe n’est autre chose que la forme poétique. Or, je ne conçois pas, je ne crois pas qu’il soit permis de concevoir la forme poétique sans l’emploi des images. Si, dans la prose même qui marche avec plus de liberté, il est souvent utile de ne pas produire la pensée telle qu’elle se présente, et d’apporter dans le choix des mots une attention sévère, à plus forte raison faut-il se montrer scrupuleux lorsqu’il s’agit de poésie. À quoi bon compter des mots, assortir des rimes, construire des strophes, si, malgré le rythme et la rime, les strophes ne se distinguent pas de la prose ? N’est-ce pas vraiment peine perdue ? Giusti, en écrivant le Brindisi de don Girella, ne paraît pas avoir songé un seul instant aux conditions que je rappelle. Il s’est contenté de la première forme venue, et, dans cette pièce d’ailleurs si gaie, les pensées les plus ingénieuses, les plus vraies, perdent la moitié de leur valeur, faute d’être présentées sous une forme plus précise, faute d’être exprimées dans une langue plus vive et plus colorée. Toutefois, je sais bon gré à Giusti d’avoir écrit le Brindisi de don Girella ; il y a aujourd’hui en deçà comme au-delà des Alpes tant de valets au service de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, dont l’avilissement semble être l’unique passion, nous voyons tant de gens mendier une livrée et se défier de l’indépendance comme d’un fléau, qu’il faut remercier le poète toutes les fois qu’il flétrit le parjure et la servilité. Si le Brindisi de don Girella n’est pas dans l’ordre poétique une œuvre accomplie, c’est une bonne action ; si le goût n’est pas satisfait, le cœur se réjouit, et bien des œuvres plus habiles, plus élégantes, plus précises, n’éveillent pas en nous cette joie.

La pièce adressée à un Chanteur débute plus heureusement, je veux dire plus poétiquement, que le Brindisi de don Girella. Le poète parle à Moriani ; c’est du moins l’opinion généralement acceptée parmi les compatriotes de Giusti. Il commence par lui rappeler les belles années de leur jeunesse, les années qu’ils ont passées ensemble à l’université de Pise, les airs qu’ils chantaient la nuit d’une voix harmonieuse et sonore, les belles jeunes filles qui se mettaient au balcon pour les mieux entendre. Tout ce début est plein de grâce et de mélancolie. Il paraît, d’après cette pièce, que Giusti, tout en étudiant la jurisprudence, cultivait la musique, et sa voix, si nous acceptons son témoignage, n’était pas moins pure que celle de Moriani. À Dieu ne plaise que je lui reproche ce petit mouvement de vanité ! Ce n’est pas d’ailleurs, pour le seul plaisir de se vanter, qu’il rappelle à Moriani les applaudissements que chacun d’eux recueillait sur sa route. S’il lui parle de leur jeunesse tour à tour studieuse et gaie, ce n’est pas pour se plaindre de la fuite des années. Cette pièce, qui commence comme une élégie, ne tarde pas à nous révéler son vrai caractère, et la satire se montre dans toute sa franchise. Le poète s’indigne à bon droit des mœurs efféminées de son temps, et compare le sort des hommes qui vivent de leur intelligence au sort des hommes qui vivent de leur voix. Malgré ma vive sympathie, malgré ma profonde admiration pour la Malibran, pour Rubini, malgré ma reconnaissance pour le plaisir que je leur dois, je suis bien obligé de reconnaître que Giusti frappe juste, et que son indignation n’est pas un jeu de rhéteur. Il a raison de comparer la pauvreté de Romagnosi, qui a dépensé dans l’interprétation des lois un savoir immense, un génie admiré de tous les juristes, à l’opulence du chanteur applaudi. La comparaison ne fait pas honneur à notre temps ; mais elle n’a rien de mensonger, et le poète reproche justement à l’Italie son ingratitude pour ses plus glorieux enfants. Chez nous, la science est mieux traitée ; cependant la vérité, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est jamais récompensée comme le plaisir. La donnée de cette pièce est donc parfaitement vraie. Malheureusement l’élégance et la variété des développements ne répondent pas à la justesse de la pensée. L’auteur se laisse emporter par la colère, je ne dirai pas jusqu’à l’amertume, car l’amertume dans la satire est un devoir, une nécessité, mais jusqu’aux railleries les plus vulgaires. Vraiment poète lorsqu’il parlait des rues silencieuses de Pise, des flots de l’Arno et des études de sa jeunesse, il ne trouve plus qu’un langage banal pour peindre la foule oisive suspendue aux lèvres du ténor triomphant. C’est grand dommage, car le début promettait merveille. Les premières strophes, écrites d’un style poétique, préparaient l’esprit aux émotions les plus généreuses, aux sentiments les plus élevés. Ce brusque changement de ton est pour toutes les intelligences délicates une déception douloureuse ; peut-on voir sans tristesse une idée vraie amoindrie, comme à plaisir, par la vulgarité de l’expression ? Il était digne d’un poète pénétré de ses devoirs de vouer au ridicule les femmes qui se pâment en écoutant le ténor à la mode, dont la prunelle disparaît sous l’orbite, qu’une gamme chromatique ravit en extase ; mais il fallait trouver pour l’ironie des images vengeresses, et Giusti s’est contenté de dire en vers, ce qu’il aurait très bien pu dire en prose.

Ai-je besoin d’insister sur cette remarque ? N’est-il pas trop évident que la colère du poète, bien que née d’un sentiment généreux, devient banale, et n’a plus de prise sur le lecteur dès qu’il renonce à lui prêter un langage rapide, elliptique, abondant en images, un langage, en un mot, qui ne puisse être confondu avec le langage de la vie ordinaire ? Je m’associe de tout mon cœur à l’indignation de Giusti, je déplore comme lui l’ingratitude de la foule pour les hommes qui vouent leur vie à l’étude, à la découverte, à l’enseignement de la vérité ; je n’ai que du dédain pour les applaudissements, trop souvent stupides, prodigués aux chanteurs par les badauds de tous les pays, qui ne savent pas siffler quand leur idole chante faux ; mais je voudrais voir toutes ces pensées, je voudrais voir cette colère revêtues d’une armure poétique. Au lieu de fer et d’airain, je ne trouve qu’un manteau cousu à la hâte, un manteau que la première étreinte suffira pour déchirer. N’est-ce pas d’ailleurs un non-sens de vouloir démontrer l’importance, la nécessité du style poétique en poésie ? La Toscane, qui a devancé l’Europe tout entière dans la culture des lettres, a-t-elle besoin de leçons ? Sans consulter les nations voisines, n’a-t-elle pas sous les yeux des modèles de tout genre ? Le génie poétique ne s’est-il pas montré à Florence sous les formes les plus variées ? Cependant je ne pouvais guère me dispenser de rappeler ces vérités élémentaires, car, bien qu’elles soient depuis longtemps acceptées par tous les esprits éclairés, nous voyons se multiplier chez nous comme en Italie les écrivains qui prennent le rythme et la rime pour les fondements mêmes de la poésie. Giusti ne mérite pas ce reproche : il pense avant d’écrire, il sent avant de parler ; mais il ne prend pas la peine de chercher pour sa pensée une forme précise, et cette négligence diminue singulièrement la grandeur et la portée de ses conceptions. Je ne crains donc pas qu’on m’accuse de prodiguer l’évidence. Entre ceux qui possèdent la forme sans la pensée et ceux qui possèdent la pensée sans la forme, il y a place pour le vrai poète qui réunit la forme à la pensée, qui complète l’inspiration par l’expression. Me blâmerait-on d’insister ? N’ai-je pas une réponse toute prête ? Ces vérités, qui traînent sur les bancs de toutes les écoles, ne sont-elles pas chaque jour méconnues ? Il n’est donc pas hors de propos de les rappeler. Si l’intention, chez Giusti, ne me semblait pas excellente, je ne prendrais pas la peine de signaler l’insuffisance, la vulgarité de l’expression ; je ne perdrais pas mon temps à demander pour une ombre un vêtement solide ; mais je me trouve en face d’une pensée vraie, d’un sentiment que je partage ; je m’étonne et je m’afflige de voir cette pensée livrée à tous les hasards de l’improvisation, vêtue à l’aventure. En traduisant nettement l’impression que j’ai reçue, je ne crois pas perdre mes paroles. Qui sait si l’exemple de Giusti, trop vanté lorsque ses œuvres étaient lues à la dérobée, jugé sévèrement depuis qu’il est dans toutes les mains, ne servira pas d’avertissement à plus d’un poète fourvoyé ?

Une parole de M. de Lamartine a fourni au poète toscan le sujet d’une pièce énergique et vraie. M. de Lamartine avait appelé l’Italie la terre des morts. Giusti répond à cette parole avec une ironie qui va souvent jusqu’à l’amertume, mais qui n’a pas besoin d’être justifiée. Faut-il s’étonner qu’un Italien qui prend au sérieux l’idée de la patrie, qui aime et vénère son pays, refuse d’accepter l’arrêt prononcé par le poète français ? Le ton de cette réponse n’a d’ailleurs rien de blessant. C’est une raillerie qui s’adresse tour à tour à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne. Si l’Italie est la terre des morts, si la vie s’est retirée de ce beau pays, de ce pays autrefois si puissant, pourquoi donc toute l’Europe va-t-elle respirer l’air des tombeaux ? Que signifie cette passion pour les ombres ? Si l’Italie est morte, que veulent dire ces armées qui veillent sur elle nuit et jour ? Est-ce pour empêcher les morts de se réveiller que l’Allemagne envoie ses soldats camper en Italie ? Si l’Italie est morte, pourquoi bâillonner sa pensée ? Est-ce que les morts peuvent être pervertis ? Est-ce que les ossements ensevelis sous la terre, épouvantent l’héritier de César ? J’en ai dit assez pour montrer nettement le sens de cette composition. Quoiqu’elle porte le caractère de l’improvisation, quoique l’expression ne soit pas toujours précise, il y a tant d’abondance et de spontanéité, que l’esprit du lecteur se laisse volontiers aller à l’indulgence. D’ailleurs cette réponse est écrite d’un bout à l’autre avec une simplicité familière qui éloigne l’idée de toute prétention. Les compatriotes de Giusti citent cette réponse comme une des meilleures pièces de son recueil. La pensée qui l’a dictée éveille, à Florence et dans le reste de l’Italie, de nombreux échos. La fierté nationale, le souvenir d’un passé glorieux, ont trouvé dans Giusti un interprète énergique, et tout esprit bien fait comprend, sans peine, que la reconnaissance ne mesure pas la louange à la valeur précise de l’œuvre.

La Réception d’un chevalier de l’ordre de Saint-Étienne est bien au-dessous de la Réponse à Lamartine. L’esprit et la gaieté qui animent cette pièce n’en déguisent pas la prolixité. L’auteur veut tourner en ridicule et désigner au mépris public un vilain enrichi par l’usure, et qui espère cacher sous l’ordre de Saint-Étienne tous ses méfaits. C’est à coup sûr une donnée satirique. Malheureusement, les meilleurs passages de cette composition perdent la moitié de leur valeur, faute de concision. Le poète a imaginé, pour épouvanter le nouveau chevalier, une fantasmagorie souvent ingénieuse, mais qui dure trop longtemps et finit par lasser la patience. Pour n’avoir pas su s’arrêter à temps dans le développement de sa pensée, le poète n’obtient qu’un demi-succès. Réduite de moitié, condensée par la réflexion, cette satire obtiendrait de plus nombreux applaudissements.

Le Brindisi pour un pique-nique ne se recommande pas seulement par la gaieté, mais bien aussi par la sobriété des développements. L’auteur a su se renfermer dans de justes proportions. Ce Brindisi est une raillerie à l’adresse des Italiens qui ne consentent pas à garder les habitudes et le langage de leur pays, et s’efforcent d’imiter tour à tour la France et l’Angleterre. En un mot, c’est une boutade contre les singes. Cette donnée ne se distingue pas précisément par la nouveauté : plus d’une fois déjà elle a été mise en œuvre au-delà comme en deçà des Alpes ; mais Giusti a su la rajeunir par la franchise et la vivacité du langage. Il frappe juste et se moque, en joyeux convive, des phrases anglaises et françaises dont les oisifs assaisonnent leur conversation. Sous cette ingénieuse raillerie, il n’est pas difficile d’apercevoir une pensée grande et sérieuse, l’amour de la patrie, le respect des aïeux. Les amis réunis autour du poète ne sont pas animés de sentiments frivoles. L’énergie virile de son langage montre assez clairement qu’il voit en eux des hommes pour qui le passé n’est pas un vain souvenir, mais un conseil, un encouragement.

Les pièces que je viens d’analyser suffisent pour caractériser la manière de Giusti. Chaque page de son recueil offre à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités. Je ne parle pas du reproche que lui adressent en Italie ses plus fervents adorateurs, parce que ce reproche, en deçà des Alpes, serait difficilement compris. Giusti, quoique nourri de lectures excellentes, malgré son commerce familier avec les plus grands esprits, les plus habiles écrivains de son pays, n’écrit pourtant pas une langue très pure. Il emploie trop souvent des locutions qui ne sont pas toscanes dans l’acception littéraire, mais dans l’acception locale du mot. Il prodigue les étruscismes, Ce n’est pas à nous qu’il appartient de relever une pareille faute. Nous devons nous borner à juger la pensée en elle-même, et ne pas nous aventurer dans cette question de pure philologie. Vouloir parler des locutions toscanes de Giusti serait de notre part une ridicule prétention ; autant vaudrait, disserter sur la patavinité de Tite-Live. Cependant il n’est pas inutile de mentionner le reproche adressé à Giusti par ses compatriotes, car c’est peut-être, dans sa prédilection pour les locutions toscanes, qu’il faut chercher la raison de l’obscurité qui souvent nous voile une partie de sa pensée. En France, nous sommes habitués à croire que la langue toscane est la langue italienne par excellence. Cela est vrai, si l’on veut parler de la langue créée en Toscane par les trecentisti, c’est-à-dire au xive  siècle ; mais si l’on veut parler de la langue employée familièrement par les Florentins, c’est une méprise positive. Quoique la langue de Florence soit plus pure que la langue de Rome et de Naples, elle n’est pourtant pas à l’abri de tout reproche ; et pour qu’on ne m’accuse pas de présomption, je me hâte de placer ce que j’avance sous le patronage du plus illustre des Florentins. Dante, dans son traité sur la langue vulgaire, c’est-à-dire sur la langue italienne, dit formellement que le toscan n’a pas le droit de s’attribuer une supériorité absolue sur les autres dialectes de l’Italie. Je ne crois pas que personne songe à récuser le témoignage, à contester l’autorité d’un tel juge.

La seule question que nous puissions résoudre par nous-même est la question littéraire envisagée d’une façon générale, c’est-à-dire abstraction faite des détails philologiques. Or je ne crois pas que le nom de Giusti garde longtemps sa popularité. Ses, œuvres, bien qu’elles ne se recommandent ni par la nouveauté des conceptions, ni par l’éclat du style, ni par la puissance de l’imagination, ont exercé sur son pays une action qu’il est impossible de contester ; mais cette action, dont le souvenir n’est pas effacé, est toute poétique. Les principes que Giusti a défendus, malgré leur grandeur, leur sainteté, ne suffiront pas pour assurer une longue durée à son nom. Il manque à ses ouvrages ce qui seul peut fonder les solides renommées, l’élégance, la pureté du style. En parlant ainsi d’un poète étranger, je ne crains pas de m’exposer au reproche de légèreté. J’exprime franchement l’impression que j’ai reçue, mon opinion s’est formée par une lecture attentive, et je crois que, parmi les compatriotes de Giusti, le mérite littéraire de ses œuvres ne sera jamais sérieusement affirmé. Je sais qu’il faut toujours parler des poètes étrangers avec une grande réserve, que bien des nuances nous échappent nécessairement ; cependant je ne puis pousser la défiance de moi-même jusqu’à révoquer en doute la réalité des sentiments que j’éprouve. Or, la lecture de Giusti, n’a jamais produit en moi une de ces émotions profondes dont le génie a seul le secret. Il me semble donc que je puis, sans présomption, dire que Giusti n’est pas un poète de génie. Est-il permis de voir en lui un poète d’un talent très pur ? Je ne le crois pas. Le talent de Giusti ne va pas au-delà d’une improvisation ingénieuse. Pourtant il lui est arrivé quelquefois de vouloir donner à sa pensée une forme plus précise ; mais ce louable projet ne s’est jamais pleinement accompli. Lorsqu’on découvrit, en 1840, le portrait de Dante par Giotto, sur la muraille d’un vieux palais qui sert aujourd’hui de prison, Giusti adressa des vers à l’ombre du grand Florentin. Je traduis littéralement cette dernière pièce. Bien qu’elle soit divisée en octaves, l’imitation du style de la Divine Comédie n’échappera sans doute à personne. Parfois l’imitation est heureuse, parfois aussi les efforts du poète demeurent impuissants. Il veut emprunter aux tercets de la Divine Comédie leur concision biblique, et il prend l’obscurité pour la concision. Cependant il y aurait de l’injustice à ne pas louer l’élévation des pensées dont se compose cette pièce. La forme n’a rien d’original ; mais Giusti, en s’adressant au poète gibelin, n’oublie jamais l’auguste majesté de son interlocuteur, et semble puiser dans son regard les sentiments qu’il exprime. Quoique je ne veuille conseiller à personne l’imitation servile d’aucun modèle, il est certain pourtant que l’imitation, lorsqu’elle se borne au style et ne dégénère pas en plagiat, peut devenir un utile exercice. Giusti imite le style de la Divine Comédie, comme Paul-Louis Courier imitait le style d’Amyot et de Montaigne. Il dit sa pensée dans la langue du xive  siècle, mais il ne renonce pas à penser par lui-même. Voici la pièce inspirée par la fresque de Giotto ; il ne faut pas oublier, en la lisant, qu’elle a été écrite huit ans avant la guerre du Piémont contre l’Autriche.

VERS A DANTE.
SUR LE NOUVEAU PORTRAIT DÉCOUVERT À FLORENCE EN 1840.

I.

Quelle grâce te montre à nous, ô première gloire italienne, par qui notre langue a prouvé ce qu’elle pouvait ? Comment as-tu daigné te tourner vers nous, du point où tout désir s’apaise ? Le lieu de ta naissance a-t-il dans ton cœur un si grand prix, qu’il t’est doux de retourner encore dans le monde éternellement amer !

II.

Mais tu peux bien descendre du séjour immortel ici-bas où l’on pleure ; la miséricorde de Dieu t’a rendu tel que notre misère ne t’atteint pas : tu as résolu dans ta pensée un doute grave, et ce désir enivrant qui nous a longtemps tenus avides et affamés, tes yeux l’ont contemplé sans voile.

III.

Dans ton admirable visage brûle et resplendit je ne sais quoi de divin qui te rend à nous dans ta vraie pensée : devant toi, comme le pèlerin regardant le temple où il a fait vœu de s’agenouiller, soupirant en silence, je sens mon âme toute joyeuse qui me dit : Maintenant, pourquoi ne parles-tu pas à ton poète ?

IV.

Une tristesse sereine erre dans tes yeux et sur tes joues ; le regard sérieux et vif étincelle, comme il convient à une si grande intelligence, et dans le miroir de ton front austère, tel que le soleil dans l’eau pure, resplendit le génie et l’âme qui se sent immaculée.

V.

Tel tu as été dans la Vie Nouvelle, et les étoiles bienfaisantes ont fait de toi un modèle accompli de courtoisie, de génie et de valeur, qui alors allaient de pair ; tel tu étais lorsque t’abandonna ta maîtresse chérie, la belle jeune fille, incertain et seul, dans la forêt sauvage, armant tes ailes pour l’essor que tu as pris.

VI.

Résolu et viril, tu as tenté de dompter ton peuple injuste ; puis, chassé du beau bercail, tu as mendié ta vie morceau à morceau, exposé aux coups de la fortune par les quatre points cardinaux, et ta valeur s’est accrue par ton infortune, et ton vers a pu mieux décrire, de la cime aux fondements, l’univers entier.

VII.

Solitaire et sans parti, tu as pesé dans une juste balance le bien et le mal, et dans le cercle auguste de l’art, comme dans le ciel libre, tu as déployé tes ailes : une muse nouvelle te montrait les ourses, et ton antenne, qu’aucune langue et aucune aile n’a jamais pu atteindre, t’a poussé jusqu’à Dieu.

VIII.

Ta vision, qui s’appuie à une telle hauteur, nous enivre de plus en plus ; personne ne l’a vue encore assez souvent pour n’y pas trouver une beauté nouvelle. Celui-là seul goûte bien le fruit de la plante nouvelle qui la connaît tout entière ; en elle se mire celui qui se plaît à bien faire, c’est à elle que se mesure la beauté morale.

IX.

Peut-être ne vois-je pas entière la beauté dont je parle, peut-être n’arrive-t-elle pas entière jusqu’à nous ; je crois que celui qui l’a créée la savoure tout entière ; elle cache son essence profonde ; l’œil qui s’aventure à travers ses flots éprouve sa clairvoyance ; elle se livre selon l’ardeur du regard qui la contemple.

X.

Ta pensée a mille méandres, et celui qui veut y pêcher la vérité, dévoré d’une soif ardente, y porte des rêveries et des songes dont il nourrit les âmes simples ; l’un ne la comprend pas, l’autre la condense, ou va de feuillet en feuillet, tissant des énigmes, et dilate les mailles du texte au point de briser la mesure.

XI.

Par plaisir ou par méprise de qui se complaît dans le oui et dans le non, tous les ans, de telles fables se crient çà et là du haut de la chaire. Ô guide et fondement de toi-même, tu diras aux esprits nourris de vent que celui-là quitte en vain la rive, qui veut pêcher la vérité et ne possède pas l’art.

XII.

Quelques-uns sentent le danger et se serrent contre toi, mais ils sont si peu nombreux, qu’un petit morceau de drap suffit à faire leur manteau. Pardonne, ô père, aux molles intelligences, si leur oreille paresseuse n’a pas encore entendu ton noble rugissement, si la fraude dépouille l’autruche, et si l’orgueil couvre de ses plumes les ailes de l’aigle céleste !

XIII.

Moi qui veux te louer sincèrement, m’épuisant à l’œuvre et me défiant de moi-même, je t’emprunte ta langue pour te révéler tout entier ; si ma trop grande hardiesse éloigne le frein, la parole ne me manque pas : permets que, dans ma petite barque, je suive ton vaisseau qui traverse les flots en chantant.

XIV.

Ô maître ! ô seigneur ! honneur et lumière des autres poètes, laisse-moi me prévaloir de la longue étude et du grand amour qui m’a fait chercher ton livre : j’ai vu ce que je ne puis redire, moi, libre ami de la vérité, sans que ma parole ne devienne pour moi un sujet de chagrin ou de reproche, ou par ma propre honte, ou par la honte d’autrui.

XV.

Tu verras s’asseoir aux riches banquets celui qui est dépourvu de tout savoir, qui sème la prose et les vers, et qui, en écrivant, n’est ni un ni deux. Hélas ! ô philosophie ! que tu es changée, puisque, par lâcheté, tu renies le bon sens de nos pères et que tu montres du doigt le triste septentrion !

XVI.

Ici l’âne s’engraisse stupidement, brait et s’apaise, et change de bât de l’été à l’hiver ; une foule oisive et ignorante va criant liberté, et ce cri est répété par celui qui a l’œil ouvert pour spéculer sur les troubles de la patrie, et Judas lui-même ne pourrait supporter la puanteur d’une telle corruption.

XVII.

La vieille gloire est éteinte, et toutes les terres d’Italie sont pleines de tyrans, et tout paysan qui prend les armes devient un martyr ; la fosse de Caïn attend, pour ses vieilles et pour ses nouvelles offenses, celui qui, nourri de remords et de honte, du haut des montagnes du Piémont, nous a meurtris et torturés.

XVIII.

Ton âme, aujourd’hui changée, s’indigne et se plaint sans doute que César, armé de griffes toutes puissantes, ait abandonné le jardin de l’empire ; tu vois comme le mauvais gouvernement, qui abat tous les cœurs, dévore et la Lombardie et Venise ; Modène et Parme gémissent.

XIX.

Florence s’agite et renouvelle son enveloppe, et montre des ombres de héros ; celui qui s’est levé en octobre ne dure jamais jusqu’à la mi-novembre ; celui de ses fils qui l’aime avec dévouement succombe sous une race sans renommée, et les serpents de Justinien ont flétri et fané sa fleur.

XX.

Au bas de la roue, la vengeance de Dieu met le clergé ; la race qui devrait être dévote, là où le Christ se vend tous tes jours, se prostitue aux rois aux yeux du monde entier ; ils n’espèrent pas l’avilir davantage, et la peur commune lui garantit une foi stupide.

XXI.

La tyrannie ottomane, comme la tyrannie papale, tombe en ruines dans le pays où Gabriel a ouvert ses ailes, où Constantin a déployé l’aigle romaine : peut-être le grand décret qui est vrai par lui-même, veut-il que Rome, Sion et Nazareth et les autres contrées choisies, soient libres en même temps de toute souillure.

XXII.

Mais, débarrassé de ton enveloppe matérielle, délivré de toutes ces choses misérables, avec ta Béatrice, là-haut dans le ciel, glorieusement accueilli, la vie complète d’amour et de paix du siècle vrai détourne ta pensée de notre vie intime et misérable. Merveille douce et délicieuse !

XXIII.

Bienheureux et contemplant là-haut le livre triple et unique, où se résout toute question de temps et de lieu, où le blanc et le noir ne changent jamais, tu sais, qu’à travers les douleurs et les ruines, notre terre latine se rajeunira comme une plante, par la toute-puissance de l’amour qui met en mouvement le soleil et les autres étoiles.

Chose étrange : Giusti, qui a employé les plus belles années de sa vie à écrire des satires politiques, ne paraît pas avoir étudié les conditions permanentes du genre qu’il avait choisi. Spirituel, amer quand il le fallait, réunissant presque tous les éléments de la vraie satire, on dirait qu’il n’a pas médité un seul jour sur les devoirs du poète satirique. n’a pas compris la nécessité d’étudier les questions sociales dans toute leur généralité, et pourtant le poète qui néglige cette étude préliminaire se condamne volontairement à l’entassement inutile des lieux communs usés depuis longtemps. L’étude des questions sociales, ramenée aux idées génératrices qui les dominent, peut seule fournir à l’imagination du poète les armes dont il a besoin. Vouloir s’en tenir aux idées banales qui servent d’aliment aux conversations de chaque jour, c’est méconnaître le but de la satire politique. De quoi s’agit-il en effet ? La tâche du poète se réduit-elle à répéter ce qui a déjà été dit cent fois ? Giusti n’a pu le croire. Cependant je n’aperçois, nulle part, la ferme volonté de présenter, sous une forme vivante, les idées formulées par la philosophie moderne. Ce n’est pas que je prétende identifier la prédication philosophique et la poésie satirique, une telle pensée n’est jamais entrée dans mon intelligence ; mais la satire, dont l’antiquité nous a laissé de si admirables modèles, ne peut se dispenser d’étudier les souffrances aussi bien qui les vices de la société qui l’écoute. Le poète qui ne comprend pas toute l’importance de cette enquête aura beau prodiguer les traits les plus ingénieux, recueillir et garder dans sa mémoire fidèle toutes les anecdotes dont s’égaie l’oisiveté des salons ; il ne s’acquittera jamais glorieusement de la mission qui lui est confiée, car tous les vices, quels qu’ils soient, sont une forme particulière de l’égoïsme ; toutes les vertus une forme particulière du dévouement : c’est pourquoi le poète qui veut flétrir les vices de son temps doit connaître, aussi bien, les souffrances qui s’agitent et appellent le dévouement, que l’égoïsme qui répond à la plainte par l’indifférence. En un mot, si la philosophie est le fondement de toute poésie, on peut le dire surtout de la satire politique. C’est pour avoir méconnu cette vérité que Giusti, malgré toutes les ressources de son esprit, n’a jamais rencontré les pensées qui se gravent dans toutes les mémoires. Faute de connaître assez nettement les questions sociales dont se préoccupent à leur insu les intelligences les plus paresseuses, il n’a jamais donné à sa colère, à son ironie, la grandeur et la puissance dont le poète satirique a besoin pour accomplir sa mission.

La satire politique, telle que nous la voyons dans Giusti, se confond volontiers avec l’improvisation du journal. Il arrive bien rarement qu’il cherche, pour sa pensée, une forme capable de la protéger contre l’oubli. Plein de confiance dans son esprit, habite à saisir, à signaler des rapprochements inattendus, il se contente d’amuser, et ne paraît pas s’inquiéter de ce qu’on pensera après avoir fermé son livre. Est-ce de sa part modestie ou insouciance ? Giusti, en écrivant, croit-il toutes ses pensées menacées d’une prochaine indifférence, et se résigne-t-il sans murmurer à l’arrêt qu’il a prévu ? Craint-il de perdre son temps en engageant contre l’oubli une lutte inutile ? ou bien, tout entier à la joie de flétrir les vices de son temps, de réveiller en sursaut les puissants endormis dans le mépris de la souffrance, ne songe-t-il pas même au vent qui emporte chaque jour le bruit de nos paroles ? À mon avis, ce n’est de sa part ni modestie ni insouciance. Parmi les vertus de Giusti, je ne crois pas qu’il faille compter l’humilité. Je suis loin de lui reprocher la fierté qui respire dans ses œuvres, car l’indignation du poète satirique ne va guère sans la fierté. Si j’en parle, ce n’est que pour appuyer ma pensée sur un fait facile à vérifier.

Je trouverais, sans peine, dans le recueil publié à Lugano, plus d’une pièce qui donnerait à mon opinion toute l’évidence d’une démonstration. Je n’en citerai qu’une seule : Le Créateur et la Création. La donnée choisie par Giusti est celle d’une chanson populaire parmi nous, et que je n’ai pas besoin de rappeler. Dieu se met à la fenêtre et parle à saint Pierre de tout ce qu’il voit sur la terre. Il y a certainement beaucoup d’esprit et de gaieté dans la pièce de Giusti, et chaque strophe appartient toute entière au poète toscan ; mais l’entretien de Dieu et de saint Pierre est plutôt une improvisation ingénieuse qu’une œuvre définitive. L’esprit du lecteur le plus modeste ajoute volontiers au dialogue quelques traits nouveaux, efface sans hésiter plus d’une expression vulgaire, et dont la vulgarité ne peut être confondue avec l’accent familier. N’est-il pas évident qu’une composition longtemps méditée ne susciterait jamais de telles pensées ? Si l’entretien de Dieu et de saint Pierre, au lieu de marcher au hasard, nous offrait une série de sentiments disposés dans un ordre nécessaire, de telle sorte qu’il fût impossible de les déplacer sans les affaiblir, personne ne songerait à corriger le texte qu’il vient de lire. L’improvisation explique seule de telles velléités. Aussi je n’hésite pas à croire que Giusti se contentait trop facilement, et que, s’il eût été plus sévère pour lui-même, s’il eût prêté aux louanges de ses amis une oreille moins complaisante, son nom eût vécu plus longtemps. Pendant quinze ans, ses vers ont été lus avidement, parce qu’ils exprimaient, sous une forme railleuse, le sentiment populaire ; aujourd’hui la foule témoigne une admiration beaucoup plus tiède pour le poète qu’elle a tant aimé, et les hommes sérieux, tout en reconnaissant chez Giusti des intentions excellentes, des pensées généreuses, sont obligés, pour demeurer fidèles à la vérité, de signaler dans son talent des lacunes nombreuses : la réflexion et l’instinct se rencontrent dans la justice.

Pour bien comprendre ce qui manque à Giusti, il est inutile de remonter jusqu’aux satires de Salvator Rosa ou de l’Arioste ; il suffit de relire Parini. Le poème de Parini, sur les quatre parties du jour, peut, en effet, servir de modèle aux poètes italiens qui veulent traiter la satire. Si l’on n’y retrouve ni la franchise familière de l’Arioste, ni la fantaisie hardie de Salvator, on suit avec bonheur le développement d’une pensée toujours vraie, et l’on admire l’élégance soutenue du langage. À coup sûr, s’il s’agissait de choisir entre les satires de l’Arioste et le Jour de Parini, je n’hésiterais pas un seul instant, car l’élégance de Parini manque trop souvent de simplicité, tandis que le style de l’Arioste rappelle tour à tour Horace et Régnier ; mais je parle de Parini à propos de Giusti, parce qu’il est plus près de nous, et parce que le sujet qu’il a traité touche, en plus d’un point, aux sentiments et aux pensées que Giusti voulait populariser. Parini, en décrivant la vie des riches Milanais, a tracé le tableau satirique de son temps. Il a opposé le travail à l’oisiveté, le dévouement à l’égoïsme, le bonheur à l’ennui, et quoique sa parole n’attaque jamais le vice à la manière de Juvénal, quoiqu’il use de l’ironie et de l’hyperbole avec ménagement, la lecture de son poème laisse dans l’esprit une trace profonde. La modération même de son langage ajoute à la puissance de ses railleries. Ni amertume, ni exagération, rien qui sente la colère. Parini flétrit la débauche et l’oisiveté, l’égoïsme et la gloutonnerie sans avoir l’air d’y toucher. Il y a tant d’art et de prévoyance dans l’ordonnance de ses pensées, les images sont assorties avec tant d’habileté, que l’esprit le moins enclin à la satire ne songe pas à se défier du poète. On se trouve amené par une pente insensible à partager son mépris pour l’ennemi qu’il combat et qu’il terrasse en faisant semblant de le flatter ; car c’est là le secret de Parini. Chez lui, l’ironie ne marche jamais à visage découvert. Elle se cache sous le masque de la flatterie, et le trait qu’elle lance est d’autant plus sûr qu’il est imprévu. Parini raconte et décrit, et le simple récit suffit à l’enseignement qu’il se propose. Il n’y a pas dans ses vers une seule parole qu’on puisse accuser de rudesse, pas une image qui effarouche le goût. Ceux mêmes qu’il blesse mortellement, qu’il voue au ridicule, sont obligés de reconnaître son exquise politesse. Aussi je ne m’étonne pas du succès vraiment littéraire, du succès durable obtenu par le poème de Parini. Le matin, le milieu du jour, le soir et la nuit offrent une suite de tableaux où la malice la plus mordante parle toujours le langage de la bonne compagnie. Cette forme de satire n’a rien de commun avec la forme antique ; elle appartient tout entière au poète lombard. Il y a dans cette manière de frapper le vice en le flattant, quelque chose qui ressemble aux caresses d’un chat épiant l’heure de la vengeance ; c’est dans la satire une tactique toute nouvelle, et qui ne peut être pratiquée que par un esprit délié.

Cependant je ne voudrais pas laisser croire que j’admire sans réserve le talent de Parini. Sans parler des allusions mythologiques, beaucoup trop nombreuses dans son poème, et dont le nombre s’explique d’ailleurs par le temps, où il écrivait, il est permis de blâmer sa prédilection pour la périphrase. On dirait qu’il craint d’appeler les hommes et les choses par leur nom. Malgré l’incontestable habileté qu’il déploie dans le maniement des images, malgré la grâce qu’il prodigue dans chacune de ses circonlocutions, on regrette souvent qu’il ne consente pas à parler plus simplement. On aimerait à voir sa pensée s’exprimer dans une langue moins savante, ou du moins à voir la science qu’il possède se produire avec moins d’ostentation. Toutefois, malgré la coquetterie fastueuse de son style, Parini occupe une place considérable dans la littérature italienne, et les poètes qui se proposent la satire ne sauraient l’étudier avec trop de soin. Il n’est pas difficile, en effet, pour un esprit exercé, de marquer la limite où finit l’usage légitime, où commence l’abus de la périphrase et du style figuré. Quant aux allusions mythologiques, pour les pardonner à Parini, il suffit de se rappeler qu’il achevait son poème neuf ans avant la mort de Voltaire. En Italie comme en France, les poètes, dans la seconde moitié du xviiie  siècle, ne se croyaient pas encore dispensés de placer leur fantaisie sous la protection des dieux de l’Olympe. Ce qu’il faut louer dans Parini, ce qui assure la durée de son nom, c’est la concentration de sa pensée, qui demeure évidente malgré sa prédilection pour la périphrase. Si la forme n’est pas concise, la pensée n’est jamais indécise et flottante. La profusion des ciselures n’entame pas la solidité du métal.

Qu’il y a loin de Parini à Giusti ! Le satirique lombard ne livre sa pensée qu’après avoir longtemps cherché l’image qui doit lui servir de vêtement ; le satirique toscan, plein de confiance en lui-même, s’abandonne presque toujours à l’improvisation. Il ne semble pas apercevoir la limite qui sépare la vulgarité de la familiarité. La première parole qui se présente, pourvu qu’elle s’accorde avec le rythme ou fournisse la rime, est à ses yeux une parole poétique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les poésies de Giusti aient déjà perdu une partie de leur crédit. Cependant ce n’est pas à des causes purement littéraires qu’il faut attribuer l’amoindrissement de sa popularité. Les dernières années de sa vie expliqueraient, aussi bien que le style trop souvent prosaïque de ses poésies, pourquoi Florence prononce son nom, aujourd’hui, avec moins d’empressement et d’admiration. Giusti, qui pendant plus de quinze ans avait défendu avec ardeur les principes démocratiques, s’était bien attiédi vers la fin de sa vie, quoiqu’il soit mort à quarante ans. Ramené à la foi catholique par les conseils d’un poète illustre, pour ne pas renier son passé, il s’était réfugié dans le silence.

Nommé député en 1848 par Pescia, sa ville natale, il n’a joué aucun rôle dans le parlement toscan. Il assistait aux événements sans rien faire pour les hâter ou pour les ralentir. Témoin muet, on eût dit qu’il s’étonnait de tout ce qui se passait devant lui. Il n’est pas douteux que ce silence obstiné n’ait entamé sa popularité. Il n’a pas été accusé d’apostasie, puisqu’il n’a pas ouvert la bouche pour combattre la foi politique de sa jeunesse et de son âge mûr ; mais son attitude passive ne pouvait être interprétée à sa louange ni par ses admirateurs de la veille, ni par ses nouveaux amis. Il ne se prononçait ni pour l’autorité ni pour la liberté ; il n’essayait pas de les concilier : il attendait. Or, dans les assemblées politiques, ceux qui attendent et se taisent sont estimés à l’égal des momies ; ce sont des morts qui regardent les vivants. Il est donc permis de dire que Giusti, par le silence de ses dernières années, s’est condamné à une mort anticipée. Quand il s’est éteint dans les bras du marquis Gino Capponi, il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même pour ses condisciples de Pise, pour tous ceux qui l’avaient encouragé de leurs applaudissements. Étrange manière de comprendre la foi catholique ! N’y a-t-il pas dans l’Évangile un principe d’activité, de liberté, qui accepte sans murmure toutes les luttes de la vie politique ? La foi catholique ne commande pas le silence et l’inaction : elle enseigne, en termes plus précis que la philosophie antique, le dogme de la responsabilité. De quelque côté qu’on se range, qu’on désire, qu’on espère le retour du passé, ou qu’on souhaite un ordre nouveau, l’inaction et le silence équivaudront toujours à l’anéantissement de la personne humaine. Laisser faire et laisser dire, se taire et se croiser les bras, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas pratiquer la foi catholique ; c’est se conduire comme si l’on avait pris pour règle de sa vie les paroles de Ponce Pilate ; c’est dire en face de toute chose qu’on réprouve : Je m’en lave les mains ! Ou la responsabilité n’est qu’un vain mot, ou les paroles de Ponce Pilate sont un blasphème contre la loi morale. S’abstenir au lieu d’agir et de parler, ne rien faire pour le bien, voir le mal sans le combattre ne sera jamais comprendre et pratiquer la foi catholique.

Mais à quoi bon, me dira-t-on, parler si longtemps d’un poète dont le mérite ne justifie pas la popularité ? Ne vaudrait-il pas mieux nous entretenir d’un poète éminent, digne de prendre rang dans la glorieuse famille qui commence à Dante et va jusqu’à Manzoni ? À mes yeux, cette objection n’est que spécieuse et ne vaut pas la peine d’être réfutée. Il n’est pas moins utile de protester contre les renommées usurpées que de populariser les renommées légitimes. Si j’ai parlé de Giusti, c’est précisément parce qu’il y a dans sa popularité plus d’engouement que de justice. En exposant les motifs de mon opinion, je ne crois pas avoir fait une chose absolument inutile.

VII. E. L. Bulwer.

I. Ernest Maltravers.

La dédicace et la préface du nouveau livre de M. Bulwer expriment clairement les prétentions et les espérances de l’auteur. Ernest Maltravers est dédié au peuple allemand, que M. Bulwer appelle nation de penseurs et de critiques. Le roman que nous venons de lire s’adresse donc aux penseurs et aux critiques, et si M. Bulwer l’a dédié à l’Allemagne, c’est qu’il voit, dans les compatriotes de Goethea et de Schiller, des penseurs, et des critiques excellents, supérieurs sans doute, dans son opinion, aux penseurs et aux critiques de la Grande-Bretagne et de la France. Dans sa préface, il avoue naïvement qu’il ne se croit pas obligé d’inventer tous les ans des fictions aussi riches, aussi intéressantes, aussi capables d’amuser que les Derniers jours de Pompeï et Rienzi. Il a conquis la sympathie publique par des récits attachants ; qu’il lui soit permis désormais d’avoir ses coudées franches et de moraliser tout à son aise. Ce qu’il nous donne aujourd’hui n’est précisément ni un roman, ni un poème, ni un traité de philosophie, mais quelque chose qui participe à la fois de tout cela. L’auteur ne se dissimule pas que son ouvrage ne rentre dans aucune des classifications littéraires généralement admises ; toutefois il est plein de confiance, et il s’applaudit d’avoir écrit Ernest Maltravers, car il se flatte d’avoir encadré dans ce nouveau récit ce qu’il appelle la vraie philosophie de la vie. Si cette prétention n’est pas modeste, elle a du moins le mérite de la franchise. Avant d’entamer la lecture d’Ernest Maltravers, nous savons à quoi nous en tenir ; nous sommes loyalement prévenu que le dernier ouvrage de M. Bulwer se propose d’agiter les questions les plus graves et les plus difficiles, depuis les lois de la famille jusqu’aux lois qui régissent le développement politique de la Grande-Bretagne. À vrai dire, nous pouvons craindre que le cadre choisi par l’auteur ne soit bien étroit pour une pareille discussion ; mais du moins nous n’aurons pas le droit d’accuser la sévérité des pensées que nous allons parcourir. Nous ne chercherons pas le plaisir à l’exclusion de l’enseignement ; M. Bulwer nous traite en hommes faits et nous admet à partager les fruits de son expérience. Cette déclaration préalable pourra paraître bien ambitieuse ; cependant il ne faut pas oublier que M. Bulwer est, depuis dix ans, traité par les salons de Londres avec une indulgence toute maternelle, et ce qui nous choquerait justement chez un homme habitué aux formes impartiales de la discussion, mérite à peine d’être blâmé chez un enfant gâté. Acceptons donc franchement l’espérance de l’auteur, et cherchons dans Ernest Maltravers la vraie philosophie de la vie.

Il y a dans Ernest Maltravers trois hommes bien distincts, l’amant, le poète et l’homme d’État. Le héros se présente à nous successivement dans chacun de ces trois rôles, et fournit ainsi à M. Bulwer l’occasion de formuler sa philosophie sur le bonheur de l’amour, et sur la condition sociale du poète et de l’homme d’État. Peut-être eût-il mieux valu n’attribuer au héros qu’un rôle unique et nettement déterminé, et poursuivre ce rôle dans tous ses développements. Il est probable que M. Bulwer eût adopté ce dernier parti, s’il n’eût voulu faire qu’un roman ; mais, résolu à nous enseigner la vraie philosophie de la vie, il a dû naturellement multiplier et varier les épreuves du principal personnage, afin de ne laisser aucun problème sans solution. Il a volontairement renoncé à l’unité poétique de son œuvre pour traiter ex professo toutes les questions qui se rattachent à la vie du cœur, à la vie littéraire, à la vie politique. Nous aurions mauvaise grâce à le chicaner sur le parti auquel il s’est arrêté, puisque, dès la première page, il nous a franchement annoncé ses prétentions ; mais il nous est permis de lui demander pourquoi il a cru devoir imposer à Ernest Maltravers les souffrances d’un triple amour. Il nous semble qu’une seule passion, sérieusement étudiée, suffisait au dessein du livre, et que la philosophie de l’amour pouvait se formuler sans le secours de trois femmes diversement aimées. Cependant ce défaut passerait inaperçu, ou même disparaîtrait complètement si les trois amours que l’auteur prête à son héros engageaient entre eux une lutte sérieuse. Il n’en est rien ; ces trois amours se succèdent et ne se combattent pas. Et c’est pour cela précisément que nous blâmons la prodigalité de l’auteur. Malheureusement le rôle d’amant, si imparfait qu’il soit, est, non seulement le meilleur, mais le seul réellement développé ; car nous sommes obligé de nous en rapporter à l’affirmation de M. Bulwer sur le génie poétique et politique d’Ernest Maltravers. Ni les poèmes, ni les discours de son héros ne sont soumis à notre jugement, et nous sommes réduit à les admirer sur parole. Placé dans cette condition singulière, ayant à choisir entre l’incrédulité ou la confiance, le lecteur ne peut se défendre d’une impatience bien naturelle. Qu’il accepte ou qu’il nie le génie poétique ou politique d’Ernest Maltravers, il ne lui est pas donné de s’intéresser au poète dont il ne connaît pas les œuvres, ni d’applaudir l’orateur dont les paroles n’arrivent pas jusqu’à lui. L’auteur a beau nous dire : « Ernest venait de publier son troisième ouvrage, et ce dernier né était bien supérieur à ses aînés » ; ou bien : « Ernest avait prononcé la veille, dans la chambre des communes, un discours d’une haute éloquence », le poète et l’orateur ne sont pour nous qu’une ombre vaine.

Plusieurs fois déjà il nous est arrivé d’affirmer que les poètes, en tant que poètes, ne conviennent ni au drame ni au roman. À l’appui de notre opinion, nous avons cité des exemples illustres, nous avons invoqué les œuvres de Goethe et de Tieck ; nous avons insisté sur la froideur du Tasse et de Sternbald. En parlant d’Ernest Maltravers, nous éprouvons le besoin de répéter la même affirmation, mais sous une forme plus sévère ; car du moins Goethe et Tieck, lorsqu’ils choisissent pour principal personnage un poète ou un peintre, ne se croient pas dispensés de nous montrer l’artiste à l’œuvre. Nous n’avons sous les yeux ni le poème ni le tableau, mais nous voyons l’homme aux prises avec son imagination et se préparant à produire sa pensée sous la forme la plus pure. Rien de semblable ne se passe dans le livre de M. Bulwer. L’auteur d’Ernest Maltravers échappe au danger que présente la mise en scène du poète, et se contente de nous annoncer que son héros en est à son troisième ouvrage. Il applique le même procédé à la peinture de l’éloquence politique, et toute la pièce se joue derrière le rideau. Si donc Goethe et Tieck ont eu tort de chercher dans l’acte poétique, pris en lui-même, un élément dramatique, M. Bulwer a mérité un reproche plus grave, car il a péché, non par imprudente, mais par nullité. Au tort de la méprise il ajoute le tort, bien autrement grave, de ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Il nous promet un poète, et il nous donne un personnage qui n’a de poète que le nom.

Lumley Ferrers, l’ami et le confident d’Ernest Maltravers, résume l’égoïste, le parasite et le traître de mélodrame ; car je ne puis consentir à nommer d’un autre nom les ignobles perfidies auxquelles il descend. Un tel personnage, j’en conviens, simplifie singulièrement le mécanisme du récit, mais il a le défaut très grave d’être à la fois très vulgaire et très invraisemblable. C’est une conception avec laquelle le théâtre des boulevards nous a familiarisé depuis longtemps, mais dont le type est bien difficile à rencontrer. L’égoïsme de Lumley Ferrers est fertile en lieux communs ; Lumley ne se contente pas de rapporter tout à lui-même et de concentrer, dans son seul bien-être, toutes les, forces de sa pensée ; il aime à professer la sécheresse du cœur, à railler toutes les croyances, à tourner en ridicule les plus généreux, les plus nobles dévouements. En toute occasion, sans nécessité, sans que personne l’interroge et l’excite à l’indiscrétion, il se fait gloire de douter de tout, ou plutôt de nier tout ce qui n’est pas le bien-être matériel, et de laisser aux femmes et aux enfants, comme un jouet digne de leur faiblesse, tout ce qui s’appelle vertu, confiance, abnégation. Je concevrais très bien les révélations auxquelles Lumley s’abandonne, s’il était sans témoins, s’il était seul en scène. Malgré mon amour sincère pour la vraisemblance et le naturel, je lui pardonnerais, étant donnée la forme dramatique, de nous expliquer les principaux traits de son caractère dans un rapide monologue ; car dans ce cas il ne ferait que penser tout haut. Mais je ne puis comprendre qu’en présence d’Ernest Maltravers, qui a toutes les croyances, toutes les illusions d’une âme adolescente, il se livre si indiscrètement et prenne plaisir à montrer toute la misère, toute la perversité de sa nature. Puisque M. Bulwer avait besoin, pour la conduite de son livre, d’un personnage égoïste, son devoir était d’établir ce caractère par des actions et non par des paroles. Il s’agissait de mettre en pratique les principes qu’il lui prêtait, et non de les formuler en aphorismes verbeux ; car par cela même qu’il s’explique et s’interprète à tout propos, Lumley Ferrers devient impossible. À moins d’attribuer à Ernest Maltravers une crédulité enfantine, nous ne concevons pas que le futur poète continue à garder, comme compagnon de voyage, un homme qui se vante de ramener tout à lui seul et de ne prendre intérêt à personne. Des caractères tels que celui de Lumley, une fois connus, se tolèrent par nécessité, mais ne permettent jamais les libres épanchements d’une amitié intime. Or, M. Bulwer place précisément Ernest Maltravers et Lumley Ferrers dans la situation la plus invraisemblable, car il les soumet à l’intimité de voyage. À Londres, au milieu du bruit et de l’agitation du grand monde, les principes de Lumley passeraient inaperçus, ou du moins seraient effacés par mille distractions ; mais en voyage ils exposent Ernest à des contrariétés sans cesse renaissantes, et lui font jouer le rôle d’une dupe volontaire.

Comme parasite, Lumley n’est guère plus adroit ni plus discret. Lors même qu’il ne prendrait pas soin de nous révéler pourquoi il voyage en compagnie d’Ernest, au lieu de voyager seul, nous ne pourrions encore lui porter qu’un intérêt assez tiède ; car l’argent, qui joue dans la vie réelle un rôle si important, n’aura jamais la faculté d’exciter, dans l’âme du lecteur, de bien vives sympathies. Que Lumley n’ait à dépenser que vingt mille livres de rente, et qu’Ernest puisse disposer chaque année, sans entamer son patrimoine, d’une somme de cent mille francs, peu nous importe en vérité. C’est là sans doute une différence fort importante, lorsqu’il s’agit de la signature du contrat ; mais, pour en apprécier toute la valeur, il faut avoir une fille à marier, et la majorité des lecteurs épelle, d’un œil indifférent, les millions prodigués à Ernest Maltravers par la plume complaisante de M. Bulwer. D’ailleurs Lumley le parasite n’est pas plus vraisemblable que Lumley l’égoïste, car il manque aux devoirs de son rôle ; il n’a ni la souplesse, ni l’obséquiosité qui peuvent le rendre acceptable. Au lieu de se plier avec empressement à tous les caprices de son compagnon de voyage, il lui prodigue non seulement les conseils, mais les remontrances. Au lieu d’adopter tous les projets d’Ernest, il se plaint des dépenses auxquelles l’entraînent les déplacements imprévus. C’est, pour un parasite, une faute impardonnable et qu’Ernest ne peut oublier. Éclairé par la franchise maladroite de Lumley ; il doit rompre au plus tôt avec cette amitié qui se donne pour une spéculation. Ici, comme dans la première partie de son rôle, Lumley se commente au lieu d’agir et de se montrer. À coup sûr ce n’est pas le moyen de nous intéresser ; mais je reconnais volontiers que M. Bulwer a choisi, pour peindre le parasite, la plus facile des méthodes, car qu’y a-t-il au monde de plus simple à imaginer qu’un homme qui dit : Je suis parasite ?

Reste le troisième rôle, je veux dire le rôle de traître. C’est le plus vulgaire des trois, et c’est le seul que Lumley remplisse activement sans commentaire et sans préface, Mais la trahison qu’il conçoit et qu’il réalise est si basse et si misérable, qu’elle serait à peine admise dans un mélodrame. L’homme qui se rend coupable d’une pareille lâcheté ne mérite assurément ni pitié ni pardon. Les lois ne peuvent l’atteindre, mais le mépris public et la colère de l’offensé font de lui bonne et prompte justice. Effacer deux mots d’une lettre et les remplacer par un mensonge, altérer la date pour empêcher le mariage d’un rival préféré, c’est là sans doute une trahison possible ; mais le faussaire, quelle que soit son adresse, quelle que soit la passion qui le pousse au mensonge, n’inspirera jamais aucune sympathie. Il ne mérite pas même la haine du lecteur, car il s’avilit lâchement et pour un but qu’il n’est pas sûr d’atteindre. La femme trompée par la lettre dont il a changé le sens pourra bien refuser la main du rival qu’il veut éconduire ; mais ce n’est là qu’un premier pas, et le plus difficile reste à faire. Ordinairement l’égoïsme est clairvoyant, et Lumley, égoïste et sceptique par excellence, ne doit pas espérer la main d’une riche héritière. Habitué à la discussion, à l’intelligence des intérêts positifs, il sait mieux que personne qu’un homme réduit à 20 000 livres de rente, ce qui équivaut à la pauvreté au milieu de l’aristocratie anglaise, ne peut, sans folie, prétendre, donner son nom à une femme qui jouit d’un revenu net de 250 000 livres. L’amour seul pourrait combler l’intervalle qui sépare l’opulence de la pauvreté. Si Lumley veut épouser l’héritière dont la main est promise à Ernest, il n’a qu’un seul moyen de réussir, c’est de se faire aimer. S’il n’efface pas, par le charme de sa parole, par l’élégance de ses manières, par la fraîcheur de sa toilette, par un entraînement sincère ou simulé, les avantages acquis à son rival, il n’y a aucune raison pour que la fille d’un pair d’Angleterre se résigne à épouser un mendiant. En pareil cas, le métier de faussaire n’est qu’un métier de dupe. La femme qui aura renoncé à la main d’Ernest trouvera vingt partis plus avantageux que Lumley Ferrers. Or, il n’y a pas un homme, familiarisé avec la vie du monde, qui ne sache très bien que les trois quarts des mariages se réduisent à de purs marchés. Une héritière déçue dans sa première espérance ; dans son premier attachement, consent facilement à n’être pas aimée pour elle-même, et Lumley ne doit pas l’ignorer.

Castruccio Cesarinib n’est que l’instrument des projets conçus par Lumley Ferrers. Toutes les actions honteuses qu’il commet appartiennent à Lumley. Je ne demande pas à M. Bulwer pourquoi il a cru devoir créer un barbarisme tel que Cesarini, car il a pris soin, dans plusieurs de ses préfaces, de faire allusion à ses voyages en Italie, et sans doute il trouverait cette question bien singulière dans la bouche d’un homme qui n’a jamais visité Rome ni Florence. Je me contente de signaler le nom impossible de Cesarini, comme un caprice d’écrivain à la mode. Puisque M. Bulwer se permet d’appeler l’auteur des loges Rafaelec, il n’a aucune raison pour respecter, dans le baptême de ses personnages, les lois de la langue italienne. Mais je lui conseille, dans l’intérêt de son amour-propre, de ne plus parler de ses voyages. Ce n’est pas la peine de passer six mois à Naples pour écrire de pareils non-sens. Le caractère de Castruccio Cesarini est destiné à contraster avec celui d’Ernest Maltravers. Ernest représente l’homme de génie, et Castruccio la médiocrité. Malheureusement, M. Bulwer a négligé de transcrire les productions de l’homme médiocre, comme il avait négligé de nous faire connaître les poèmes de l’homme de génie. Nous sommes donc obligé, cette fois encore, de le croire sur parole. Il est vrai que, pour caractériser la médiocrité de Castruccio, il lui attribue plusieurs ridicules très significatifs, du moins dans sa pensée, tels qu’une longue chevelure, une toilette éclatante et singulière, mais ces deux ridicules n’impliquent pas nécessairement la médiocrité. Il y a des hommes, incapables d’écrire une page sensée, qui s’habillent et se coiffent avec une simplicité parfaite ; à voir le goût qui préside à leur toilette, à leur démarche, à leurs manières, le spectateur, s’il adoptait la doctrine de M. Bulwer, serait tenté de les prendre pour des hommes supérieurs, et cependant, dès qu’ils ouvrent la bouche, leur nullité se révèle d’une façon irrécusable. Je pense que M. Bulwer, en traçant le portrait de Castruccio, s’est laissé entraîner par le désir de dessiner une caricature. Peut-être a-t-il rencontré dans les salons de Londres quelques hommes amoureux de leur personne, habitués à manger la moitié des mots, à se mirer dans toutes les glaces ; et pour se venger de l’ennui qu’ils lui ont infligé, il les a résumés dans Castruccio Cesarini. Je crois qu’il a eu tort d’écouter sa mémoire.

Assurément il a été mieux inspiré, quand pour caractériser la médiocrité de Castruccio il s’est décidé à le faire envieux, car l’envie est généralement le partage de la médiocrité. Les hommes supérieurs, nous pouvons le voir tous les jours, ne sont pas à l’abri de la jalousie ; quand ils ont connu la gloire, il leur arrive de ne pas assister avec joie aux succès de leurs rivaux ; mais le propre des esprits éminents est de ne jamais dépasser les limites d’une loyale et généreuse émulation. Le génie qui a la conscience de ses forces applaudit franchement aux œuvres de ses rivaux, et cherche dans les poèmes qu’il n’a pas écrits l’occasion de s’instruire plutôt que de blâmer. Il admire les pensées qu’il n’a pas signées de son nom, avec un parfait désintéressement, et se trouve heureux d’être préparé, par ses études de chaque jour, à les comprendre, à les pénétrer mieux et plus vite que la foule. L’homme applaudi, qui nie obstinément le mérite de ses rivaux, prouve qu’il se sent incomplet, et qu’il craint d’être effacé. La négation dans sa bouche est un aveu maladroit. Quant à la médiocrité, l’envie est pour elle une consolation et une vengeance. Lasse de l’obscurité où elle se débat, elle attaque résolument tous les hommes que la faveur publique environne ; elle s’efforce de ternir les plus beaux noms, et elle espère, en niant tout ce qui grandit autour d’elle, sinon s’élever, du moins être aperçue. M. Bulwer a donc bien fait de loger l’envie au cœur de Castruccio ; mais peut-être convenait-il de mettre, dans l’expression des tourments que l’envie inflige à la médiocrité, plus d’adresse et de réserve. L’envie, sous peine de manquer à sa nature, ne va jamais tête haute. Quand elle se plaint et se lamente, ce n’est pas en son nom, mais au nom de la justice et de la vérité qu’elle prétend méconnues. Elle ne reproche pas en face à l’homme heureux le bonheur dont il jouit ; elle va choisir, dans l’ombre, un homme justement ignoré, et tâche d’appeler sur lui l’attention de la foule. Elle exalte avec emphase le génie qu’elle a déniché, et l’oppose au poète couronné, pour réparer, dit-elle, un oubli injurieux. Castruccio joue son rôle d’envieux avec une brutalité qui fait honneur à M. Bulwer. Si l’auteur d’Ernest Maltravers eût étudié avec plus de soin un sentiment qu’il paraît n’avoir jamais éprouvé, il se fût abstenu de placer, sur les lèvres de Castruccio, des reproches pleins de franchise que l’envie ne peut prononcer.

Médiocre et envieux, Castruccio devrait, pour être fidèle à son rôle, ne pas manquer de clairvoyance. Puisqu’il a résolu de ternir la gloire qu’il ne peut contempler sans souffrance, il devrait ne demander qu’à lui-même le moyen d’accomplir son dessein. Dans le roman de M. Bulwer, contre toute vraisemblance, Castruccio obéit à Lumley Ferrers, comme s’il était personnellement incapable d’agir et de penser. Il se prête aux projets de Lumley, sans même prendre le temps de les pénétrer complètement. Il agit contre son ennemi aveuglément, sans mesurer les coups qu’il lui porte, sans ménager sa retraite. Loin de se conduire d’après les conseils de l’envie, et de compter prudemment chacun des pas qui le rapprochent du but désiré, il joue le rôle d’un homme pris de vertige. Pour ma part, je l’avoue, je ne consentirai jamais à croire que Castruccio écrive sous la dictée de Lumley, sans lui demander ce qu’il va écrire. Dès qu’il abandonne à une autre pensée que la sienne le soin de sa vengeance, il cesse de représenter l’envie ; il entre dans la classe innombrable des sots, et n’a plus le droit d’être au premier plan d’un tableau. Il est évident que M. Bulwer, en créant le personnage de Castruccio, a violé une des lois les plus impérieuses de la poésie, je veux dire la loi d’identité : il a voulu personnifier l’envie, et quand le caractère qu’il avait prêté à Castruccio a compliqué les difficultés du récit, il l’a transformé, il l’a dénaturé avec une parfaite insouciance, comme s’il lui eût été donné d’effacer les premières pages de son livre. C’est là, si je ne m’abuse, une faute très grave, et qui diminue singulièrement l’intérêt que Castruccio, autrement conçu, aurait pu nous inspirer. Quoique l’envie, en effet, soit un sentiment odieux, l’auteur aurait sans doute réussi à exciter, sinon notre sympathie, du moins notre compassion en faveur de Castruccio, s’il fût demeuré fidèle à son point de départ. Pour atteindre ce but, il lui suffisait d’analyser et de peindre les souffrances de la médiocrité, et de nous montrer comment l’orgueil, en se dépravant, conduit à la lâcheté. Ainsi compris, le personnage de Castruccio ne serait sans doute pas devenu digne d’éloge ; mais il aurait perdu une partie de sa bassesse, Agissant en son nom, n’écoutant que la seule inspiration de son orgueil humilié, il nous aurait paru plus fidèle à l’esprit de son rôle, et par conséquent plus poétique. Tel qu’il est, il représente la médiocrité vulgaire, mais il ne personnifie pas l’envie. Je vois en lui l’esclave de Lumley, c’est-à-dire un personnage très insignifiant.

Les trois femmes destinées, dans la pensée de M. Bulwer, à compléter l’éducation morale d’Ernest Maltravers, sont plus heureusement inventées que les trois personnages dont nous venons de parler. À quoi faut-il attribuer cette différence ? L’auteur a-t-il dessiné ces trois femmes d’après nature, et n’avait-il pas les mêmes ressources lorsqu’il a tracé les portraits d’Ernest Maltravers, de Lumley Ferrers et de Castruccio Cesarini ? Les données nous manquent pour résoudre cette question. Ce qui est vrai, ce que nous proclamons avec plaisir, c’est le charme des trois figures qui se nomment : Alice, Valérie et Florence. Ces trois types sont parfaitement dissemblables, mais chaque type pris en lui-même mérite l’attention et la sympathie du lecteur. Alice est une jeune fille de seize ans, plus ignorante qu’une Indienne qui n’aurait jamais quitté sa tribu, car elle ne possède pas la notion de Dieu. Seule avec son père, qui vit de brigandage et qui ne lui a jamais inspiré d’autre sentiment que la crainte, comment son âme aurait-elle conçu l’idée de la Providence ? La compassion qu’elle éprouve pour un étranger dont la vie est menacée opère, dans son intelligence et dans son caractère, une subite révolution. Après avoir sauvé son hôte, en l’avertissant du danger, elle ne tarde pas à prendre la fuite, et à suivre les traces de l’homme qui lui doit la vie, car elle ne peut plus reposer sous le même toit que son père qu’elle méprise. Jusque-là le caractère d’Alice appartient au roman vulgaire. Mais le développement simultané de l’amour et du sentiment religieux offre une peinture pleine de grâce et de naïveté, et M. Bulwer a trouvé, pour l’analyse et l’expression de ces deux sentiments, une simplicité à laquelle ses précédents ouvrages ne nous avaient pas habitué. Plus tard, quand le bonheur a disparu, quand l’abandon et la misère ont pris la place des intimes épanchements et des caresses enivrantes, le caractère d’Alice se montre sous un nouveau jour, mais ne cesse pas d’être logique. Au milieu des angoisses les plus poignantes, elle conserve l’espérance de revoir l’homme qu’elle a si tendrement aimé, et lorsqu’enfin cette espérance s’évanouit, elle se résigne et ne maudit pas l’égoïsme et l’inconstance de son amant ; elle lui pardonne par reconnaissance pour le passé.

Valérie de Saint-Ventadour offre l’alliance heureuse de la coquetterie et de la loyauté. Je suis fâché que M. Bulwer ait donné, à la femme de l’ambassadeur de France près la cour de Naples, le nom étrange de Saint-Ventadour ; mais comme l’auteur semble destiné à égratigner toutes les langues qui ne sont pas la sienne, je ne veux pas insister sur cette faute vénielle. Valérie est coquette dans la meilleure acception du mot. Elle est fière de sa beauté, de son intelligence, de sa grâce ; elle aime à régner, à gouverner les hommes qui l’entourent par l’éclat de son regard, par la finesse, par l’élégance de sa parole, par ses railleries bienveillantes, sans jamais rien promettre, sans jamais s’engager. Elle joue délibérément ce jeu dangereux, qui pourrait à bon droit passer pour de l’égoïsme, si elle le continuait avec tous les hommes sans faire acception de la sincérité des sentiments qu’elle éveille. Mais elle sait lever le masque et montrer l’affection sous l’intelligence, dès qu’il y a péril à persévérer dans l’indifférence. Mariée à un homme qu’elle n’a jamais aimé, elle a pris de bonne heure son parti, et s’est résolue courageusement à ne pas tenter l’épreuve des passions. Elle est arrivée à trente ans sans manquer à la promesse qu’elle s’est faite. Elle se croit à l’abri du danger, mais une parole sincère, prononcée d’une voix émue, suffit pour ébranler cette sagesse si sûre d’elle-même. Valérie comprend qu’elle va succomber, si elle n’appelle à son aide un sentiment plus fort que l’amour de la paix intérieure dont elle a joui jusque-là. Elle se refuse à celui qu’elle aime, en lui avouant qu’elle est heureuse et fière de l’amour qu’elle inspire et qu’elle partage. Mais elle ne veut pas garder près d’elle un homme dont l’intelligence et le caractère sont appelés aux plus hautes destinées, et qui a besoin de sa liberté pour jouer le rôle qui lui est dévolu. En même temps qu’elle avoue son amour, elle cache généreusement ses regrets et force à partir l’homme qu’elle serait heureuse de garder. Deux ans se passent ; Valérie retrouve celui qu’elle a béni et qu’elle espérait oublier. Cette nouvelle épreuve est au-dessus de ses forces, et Valérie n’aurait plus le courage de résister, si elle ne voyait clairement, dans les regards et les paroles de l’homme qu’elle aime, que les rôles sont désormais intervertis, qu’elle n’est plus aimée, et qu’au lieu de se défendre, elle serait forcée de réveiller une affection oubliée. Elle ne s’acharne pas à cette tâche humiliante, elle demeure fidèle à sa dignité, et cache son désespoir sous les dehors d’une impartiale amitié.

Florence a le malheur de réunir et de résumer en elle-même tous les genres de supériorité. Naissance, richesse, beauté, grâce, majesté, intelligence, savoir, rien ne manque à l’idéale perfection de Florence Lascelles. Dans la vie réelle, une femme ainsi douée se trouve au-dessus de tous les rôles que la société veut lui confier ; dans le domaine du roman, elle provoque naturellement un sourire d’incrédulité. M. Bulwer a voulu et a su tirer parti de sa prodigalité, car Florence Lascelles expie, par de cruelles souffrances, tous les avantage qu’il lui attribue. Par la profondeur et la variété de ses connaissances, par l’étendue et l’élévation de ses pensées, elle est condamnée à dédaigner et souvent à maudire tous les personnages qui l’entourent et qui se glorifient dans leur nullité. Bientôt, lasse de la solitude, elle se laisse aller aux plus étranges caprices. Pour donner le change à son cœur désert, elle engage une correspondance avec un homme qu’elle n’a jamais vu, mais dont elle a lu et relu les poèmes. Pleine de confiance dans la sincérité des pensées livrées au public, elle croit que l’auteur lui répond de l’homme, et converse hardiment avec lui comme avec un ami éprouvé. Elle lui prodigue les conseils et les encouragements, tantôt avec la familiarité d’une sœur, tantôt avec une bienveillance maternelle, quelquefois même avec l’enthousiasme et la dévotion qui ne conviennent qu’à la prière. Bientôt, comme il était facile de le prévoir, la tête embrase le cœur, et Florence veut voir et entendre l’homme à qui elle écrit depuis plusieurs mois ; mais elle ignore si bien ce qu’elle éprouve qu’elle désire demeurer inconnue, afin de pouvoir continuer librement sa folle correspondance. Cependant elle ne tarde pas à sentir que la seule vie de l’intelligence ne suffit pas au bonheur, et qu’elle est prise et forcée de plier, comme la plus ignorante et la plus vulgaire des femmes. Elle renonce au rôle viril qu’elle avait rêvé, et l’amour sincère et sérieux la ramène à la naïveté qu’elle avait oubliée dans le commerce des livres et dans l’enivrement des triomphes de salon. Elle avoue franchement, à l’homme qu’elle préfère, toutes les supercheries enfantines qu’elle a employées pour l’éprouver, pour le connaître, pour l’étudier. Jusque-là elle agit sagement. Mais la fierté l’empêche de douter d’elle-même, elle lui défend d’interroger le cœur où elle veut se réfugier. Elle ne croit pas que l’homme choisi par elle soit séparé de l’avenir qu’elle a rêvé, par un passé irréparable. Elle se sent digne d’amour et s’affirme qu’elle est aimée. Un jour elle se croit trahie ; elle supplie celui qu’elle aime de se justifier, et elle n’obtient pour toute réponse qu’un silence dédaigneux. Plus humble et plus clairvoyante, elle comprendrait qu’un amour sincère résiste même à la plus injurieuse défiance, et ne se croit pas déshonoré en réfutant la calomnie. Le désespoir et l’humiliation mettent bientôt ses jours en danger. À son lit de mort, elle oublie pour la première fois l’orgueil qui a fait le malheur de toute sa vie. Sanctifiée par la douleur, elle se transfigure et révèle à son amant, que la pitié ramène au chevet de la mourante, des trésors de dévouement et d’abnégation.

Assurément chacune de ces trois figures ne manque ni d’intérêt, ni de nouveauté ; cependant le roman de M. Bulwer, loin d’enchaîner l’attention, provoque souvent l’impatience. Il faut, je crois, expliquer le dépit du lecteur par le nombre des ressorts qui se montrent et qui disparaissent sans avoir été utilisés. À proprement parler, M. Bulwer a ébauché trois romans dans Ernest Maltravers, sans en achever un seul. Alice, Valérie et Florence suffiraient à défrayer trois récits, et leurs diverses manières d’aimer fourniraient à l’imagination l’occasion d’étudier les souffrances et les joies de l’amour sous des aspects également intéressants. Le livre de M. Bulwer pèche donc surtout par la composition. Dans la première partie, Ernest, après avoir parcouru une partie de l’Allemagne, et séjourné pendant plusieurs années dans les universités d’Iéna et de Heidelberg, se trouve amené en présence d’Alice par des moyens que le mélodrame peut avouer, mais que le bon sens et la poésie répudient ; car je vous donne en mille à deviner comment il la rencontre. Seul, à minuit, sur une grande route, il frappe à la porte d’une cabane isolée et demande un guide pour atteindre la ville prochaine qui est à trois lieues de là. Or, cette cabane est tout simplement un coupe-gorge. Alice se dévoue au salut de l’étranger, car Alice est la fille du brigand à qui appartient la cabane. Forcée au silence par la présence de son père, elle essaie, par sa pantomime, d’apprendre à Ernest Maltravers que Darvil a résolu de le tuer. Elle réussit à le sauver, le rejoint sur la grande route, lui demande asile et protection, devient sa pupille, puis sa maîtresse. Le début de cet épisode semble écrit pour le boulevard ; mais l’éducation d’Alice et le développement simultané de l’amour et du sentiment religieux sont racontés par l’auteur avec une grâce et une simplicité remarquables. Rappelé près de son père, Ernest abandonne Alice, et lorsqu’il revient avec l’espérance de la retrouver, elle a disparu. La maison qu’elle habitait a été pillée par Darvil et ses compagnons, et le brigand a enlevé sa fille, dans le dessein de la vendre au premier libertin qui voudra l’acheter. Elle s’échappe, elle devient mère, elle mendie pour nourrir son enfant, et arrive couverte de haillons devant la grille de la maison où elle a connu l’amour et le bonheur. Ernest n’y est plus, et les nouveaux maîtres de la maison ne répondent aux questions d’Alice que par une pitié dédaigneuse. Enfin elle rencontre sur sa route une dame charitable qui s’intéresse à elle, et qui lui ouvre sa maison. Bientôt Alice tire parti de ses talents, et donne des leçons de musique. Tout à coup Darvil reparaît pour rançonner Alice. Un honnête vieillard intervient et force le brigand à déguerpir, moyennant une pension annuelle de cent guinées. Darvil se montre docile et se retire. Mais il a résolu de se venger dans la huitaine, et, en effet, il rencontre sur la grande route, la nuit, à quelques lieues de la ville, le protecteur, sexagénaire très peu ingambe, qui périrait sans l’arrivée d’un détachement de cavalerie chargé d’arrêter Darvil. Le père d’Alice est tué d’un coup de pistolet. Est-il possible, je le demande, d’inventer un mélodrame plus vulgaire et plus niais ? Tout ce qu’il y a de poétique et de vrai dans l’amour d’Alice et d’Ernest disparaît dans cet océan de trivialités. Enfin Alice se marie avec un homme qui pourrait être son grand-père, et devint mistress Templeton, puis lady Vargrave ; car son mari est anobli par ordonnance royale, en récompense des services qu’il a rendus au ministère dans le maniement des élections. Je dois ajouter, pour éloigner d’Alice le reproche d’inconstance, qu’elle ne s’est mariée qu’après avoir entendu de ses oreilles, dans une chambre d’auberge, derrière une très mince cloison, les serments d’amour adressés à Valérie par Maltravers. Il est, je crois, inutile d’insister sur toutes ces misérables inventions. Essayer de démontrer tout ce qu’il y a de ridicule dans un pareil récit serait faire injure au bon sens du lecteur. Pour que rien ne manque à ce merveilleux mélodrame, la fille de lady Vargrave, c’est-à-dire d’Alice Darvil et d’Ernest Maltravers, devient la femme de Lumley Ferrers, qui hérite du titre de son oncle, et s’appelle à son tour lord Vargrave.

Ernest Maltravers, pour se consoler de la perte d’Alice dont il n’a pu retrouver les traces, se décide à partir pour l’Italie. Avec l’agrément de son tuteur, M. Cleveland, il quitte l’Angleterre en compagnie de Lumley Ferrers. Le père d’Ernest est mort depuis quelques mois, et la plus grande partie de sa fortune passe entre les mains du frère aîné d’Ernest ; mais notre héros, grâce au testament d’un parent éloigné, possède cent mille livres de rente. À Naples, il devient amoureux de Valérie, et la quitte, malgré son amour, pour devenir, d’après le conseil de Valérie, grand poète et grand homme d’État. À Milan, il rencontre une cantatrice, Teresa Cesarini, qui a quitté le théâtre pour épouser un Français, M. de Montaigne, réservé, comme Ernest, aux plus hautes destinées. Heureusement Ernest ne devient pas amoureux de Teresa. Il se borne à écouter les vers du frère de Teresa, de Castruccio Cesarini. Il donne au jeune poète italien des conseils pleins de sagesse. Il lui parle, en termes fort pertinents, de la difficulté de conquérir la gloire, et des tourments réservés aux poètes célèbres. M. de Montaigne, qui partage l’opinion de Valérie sur la capacité poétique et politique d’Ernest, le décide à quitter l’Italie. Ernest, docile aux conseils de son nouvel ami, part pour l’Angleterre, et emporte un manuscrit de Castruccio qu’il promet de publier à Londres. Sans ce manuscrit, Florence ne mourrait pas ; on le verra tout l’heure.

Arrivé à Londres, Ernest écrit des poèmes admirables, et devient célèbre en peu de mois. Il publie le manuscrit de Castruccio, et le libraire qui, sur la recommandation du poète célèbre, a bien voulu imprimer les vers d’un inconnu, en vend quarante exemplaires. Castruccio arrive à Londres pour jouir de son triomphe ; il apprend sa mésaventure, il court chez Ernest, et lui reproche son indifférence. Le poète applaudi répond au poète inconnu avec une sérénité majestueuse. Il essaie de le consoler et de lui rendre courage ; mais Castruccio ne veut rien entendre, et dès ce moment il devient l’ennemi d’Ernest. Le poète célèbre prend aussitôt en dégoût la gloire littéraire, ou plutôt la poésie ne lui suffit plus, et il sent qu’il est appelé à réformer, à élargir, à compléter les lois de son pays. Il entre au Parlement, et, en qualité d’homme supérieur, il ne prend parti ni pour ni contre le ministère ; il dédaigne les discussions spéciales qui ne conviennent qu’aux légistes, aux financiers, aux administrateurs, aux hommes de guerre. Il n’aime que les discussions générales qui s’adressent au monde entier, et qui n’éclairent personne. Il prononce des discours très beaux et très utiles. M. Bulwer ne nous dit pas si le libraire d’Ernest a recueilli les harangues de l’illustre orateur, mais nous sommes en droit de le supposer ; car, puisque le poète homme d’État, estimé de tous les partis, c’est-à-dire dédaigné par tous les partis, ne joue aucun rôle actif dans la Chambre des Communes, il a dû naturellement se consoler, en publiant sur vélin les vertueuses homélies qui n’avaient converti personne. La gloire poétique et politique d’Ernest éveille l’admiration et la sympathie de Florence Lascelles, fille de lord Saxingham, l’un des membres du cabinet. Mais Lumley Ferrers, qui convoite la main de l’héritière, appelle à son aide la haine de Castruccio Cesarini.

Castruccio écrit des vers amoureux sur l’album de Florence, et se croit aimé d’elle. Il ne pense pas qu’elle puisse voir d’un œil indifférent un homme tel que lui, qui a de si longs cheveux et qui écrit de si beaux sonnets. Un jour il s’enhardit, et lui dit en prose ce qu’il lui a dit en vers plus de cent fois. Florence, qui acceptait les sonnets de Castruccio, trouve fort impertinente la déclaration qu’il lui adresse de vive voix, et lui défend de reparaître dans le salon de lord Saxingham. D’après le conseil, ou plutôt sous la dictée de Lumley, Castruccio écrit à Ernest pour lui demander ce qu’il pense du caractère de Florence et des garanties de bonheur qu’elle offrirait à son mari. Ernest, qui ne sait pas encore que Florence et son Égérie ne sont qu’une seule et même personne, et qui, d’ailleurs, est plein du souvenir d’Alice et de Valérie, répond franchement à Castruccio que Florence lui paraît plus digne d’admiration que d’amour. Dès que le mariage d’Ernest et de Florence est arrêté, Lumley songe à tirer parti de cette lettre, et voici comme il s’y prend. Il change la date, et substitue mon à votre mariage en deux passages, de telle sorte qu’Ernest a l’air de douter de son propre bonheur, et non du bonheur de Castruccio. Le malheureux poète, qui ne peut pardonner à l’Angleterre d’avoir laissé ses poèmes dans le magasin de son libraire, et qui veut châtier cette ingratitude dans la personne d’Ernest, se prête lâchement à la falsification de la lettre, et court chez Florence, car il est rentré en grâce à force de soumission et de réserve. Il réussit à exciter la défiance de l’héritière qui l’a dédaigné ; il avoue qu’il a entre les mains la preuve de la perfidie qu’il dénonce, et enfin, après avoir fait promettre à Florence qu’elle lui rendra cette lettre accusatrice, il consent à la montrer. Le mariage est rompu ; Florence adresse à Ernest des paroles insultantes, et le poète orateur dédaigne de se justifier. Il soupçonne d’abord Lumley de l’avoir calomnié ; mais Lumley lui serre la main sans pâlir, et Ernest est convaincu de l’innocence de son ami. Castruccio, poussé par le remords, s’avoue coupable et offre sa vie en expiation. Ernest diffère sa vengeance, ou plutôt fait ses conditions. Si Florence, que le désespoir a mise en danger de mort, revient à la vie, il pardonne à Castruccio ; si elle meurt, il tuera Castruccio, ou sera tué par lui. Florence, après avoir langui quelques semaines, meurt comme une sainte. Ernest envoie à Castruccio la provocation convenue. Mais le colonel chargé de régler le combat, comme témoin d’Ernest, trouve Castruccio en proie au délire. Ernest, attendri par ce cruel spectacle, renonce à la vengeance, recommande son adversaire aux soins des médecins, et part pour le Continent, dégoûté de la gloire, de la politique et de l’amour.

Voilà ce que M. Bulwer appelle la vraie philosophie de la vie.

Si les lecteurs d’Angleterre, et surtout si les lecteurs d’Allemagne, penseurs et critiqués par excellence, accueillent avec faveur cette première partie de la vie d’Ernest Maltravers, l’auteur nous donnera la suite, et nous saurons ce qu’est devenue la folie de Castruccio Cesarini. Nous connaîtrons les impressions nouvelles éprouvées sur le Continent par Ernest Maltravers ; nous verrons la fille d’Alice Darvil figurer dans le monde sous le nom de lady Vargrave ; peut-être assisterons-nous à la réunion et au mariage d’Ernest et d’Alice. Une perspective indéfinie s’ouvre devant nous. En attendant que toutes ces promesses se réalisent, nous sommes obligé de chercher dans cette première partie la vraie philosophie de la vie. Malgré notre bonne volonté, nos recherches sont demeurées inutiles, et nous déclarons sincèrement qu’Ernest Maltravers n’est pour nous qu’un roman très vulgaire, très peu philosophique, et même très peu littéraire. Dans ce livre, comme dans la plupart de ses précédents ouvrages, l’auteur fait preuve d’un grand savoir-faire et d’une imagination très mesquine.

Il est vrai que M. Bulwer n’a pas prétendu faire un roman et qu’il attache une haute importance aux nombreuses digressions qui occupent le tiers de son livre ; mais ces digressions, loin de se rattacher au caractère des personnages mis en scène, se réduisent à une plainte perpétuelle. M. Bulwer, dont la célébrité pourra paraître fort exagérée, non seulement à la médisante Angleterre, à la France légère et frivole, mais aussi, je le crains, à l’Allemagne savante, à ce peuple de critiques et de penseurs ; M. Bulwer, que les revues de la Grande-Bretagne nous donnent pour le successeur de Walter Scott, et dont toutes les œuvres réunies ne valent pas un chapitre d’Ivanhoé d, parle de la vie littéraire comme on parlerait du bagne, du pilori ou de l’enfer. À l’entendre, le poète, dès qu’il devient célèbre, est calomnié chaque jour par les salons et les journaux ; les murs de sa maison tombent devant le regard insultant de la haine et de l’envie ; sa vie privée est livrée aux commentaires les plus injurieux ; il ne peut faire un pas, changer de cravate ou de coiffure, de montre ou de gilet, sans qu’aussitôt la presse ne travestisse en coupables intentions les actions les plus innocentes. La gloire est un Calvaire et le poète est crucifié. En vérité, si M. Bulwer n’était, par sa profession de romancier, habitué à confondre l’invention et la réalité, nous serions saisi de compassion pour les tortures de la vie d’outre-Manche. Mais il est probable que la gloire est à Londres, comme à Paris, une croix très douce à porter. L’orgueil est condamné, à Londres comme à Paris, à de cruelles tortures, et c’est là sans doute ce que M. Bulwer appelle le Calvaire poétique. Partout, à l’heure où nous vivons, les flatteries exagérées de la presse ont si monstrueusement développé l’orgueil des hommes qui tentent la gloire en publiant leurs pensées, qu’un éloge accompagné de restrictions passe volontiers pour une calomnie. Relever un barbarisme, calomnie ! blâmer la vulgarité des incidents, calomnie ! La critique n’a qu’un moyen de prouver sa loyauté, sa probité, en un mot, de mériter l’estime et la sympathie du poète, c’est de placer hardiment chacune de ses œuvres entre Homère et Dante, Shakespeare et Goethe, et encore serait-il nécessaire de le sonder prudemment avant de commencer aucun parallèle, car au point où est aujourd’hui parvenue la délicatesse de la nature poétique, elle pourrait facilement s’affliger d’une maladroite comparaison. Donner de l’Homère à celui qui préfère Milton, du Shakespeare à celui qui préfère Sophocle, c’est lui manquer de respect, c’est ne pas le comprendre, c’est peut-être le calomnier.

Le style d’Ernest Maltravers est facile, abondant, et parfois même se distingue par une certaine élégance ; mais il manque à peu près constamment de précision et de simplicité, les meilleures phrases ne sont guère que des phrases de conversation. L’auteur, au lieu de choisir pour sa pensée une expression déterminée, à l’exclusion des synonymes qui peuvent se présenter ou des comparaisons voisines qui s’offrent à la mémoire, ébauche plusieurs expressions et donne à choisir au lecteur sans se soucier d’accepter la responsabilité d’une préférence irrévocable. Un pareil procédé indique chez l’écrivain la connaissance familière du vocabulaire ; mais, à parler franchement, c’est la négation même du style. C’est un système d’à-peu-près qui éblouit quelque temps et qui finit par impatienter.

Je regrette que M. Bulwer se soit cru obligé de semer dans la conversation de ses personnages plusieurs phrases françaises qui sont quelquefois vulgaires et qui ne sont pas toujours correctes. Les gens bien élevés qui s’abordent chez nous ne disent pas : Comment ça va ? Et s’ils le disaient, ils ne l’écriraient pas. Personne en France n’adresse à son interlocuteur des belles paroles. Quand une femme fait une promenade à cheval en compagnie d’un seul cavalier, elle ne dit pas qu’elle risque le cavalier seul, car ce terme de contredanse serait en pareil cas sans application. Certes, il eût mieux valu ne pas clouer aux différents chapitres d’Ernest Maltravers des épigraphes tirées d’Eschyle, d’Euripide, de Simonide, et transcrire correctement les paroles françaises et italiennes prononcées par les personnages. L’érudition n’est pas nécessaire, mais la modestie est toujours de bon goût.

II. La Duchesse de La Vallière.

Il y a quelques jours à peine, nous avions à juger la Vieillesse de Louis XIV, et nous nous affligions de la légèreté avec laquelle deux écrivains français avaient traité l’une des figures les plus importantes de notre histoire ; aujourd’hui nous avons à nous prononcer sur une pièce où Louis XIV joue le premier rôle, composée parmi nous, à Paris même, mais par un écrivain anglais, dont les romans sont fort à la mode, par M. E. L. Bulwer. Quoique les Derniers Jours de Pompeï et Rienzi soient loin de valoir Pelham et Eugène Aram, cependant il n’est pas sans intérêt d’étudier la tentative dramatique de M. Bulwer. Cet essai n’est pas le premier que l’auteur ait fait ; car Eugène Aram, publié sous forme de roman, était d’abord destiné à paraître sur la scène, et plusieurs épigraphes du livre sont tirées de la tragédie inédite et peut-être inachevée. Malheureusement la courtoisie la plus indulgente ne nous permet pas d’applaudir l’œuvre nouvelle de M. Bulwer. Les personnages de la Duchesse de La Vallière n’appartiennent ni à l’histoire, ni à la poésie. À la réalité, qu’il méconnaissait volontairement, M. Bulwer a substitué une réalité triviale, qui n’est d’aucun pays, ni d’aucun temps, une réalité de coulisse, qui se prête à toutes les combinaisons théâtrales, mais si familière aux mémoires les plus paresseuses, que les premiers vers de chaque scène rappellent toujours les vers à venir.

Louis XIV, tel que nous le montre M. Bulwer, n’est qu’un égoïste impérieux ; il manque absolument de charme et de grandeur ; il expose la théorie de son caractère avec tant de franchise et de sécheresse, que l’amour de mademoiselle de La Vallière est à peine intelligible. La bravoure, la magnificence, n’entrent pour rien dans son rôle ; c’est tout simplement un Turcaret qui veut être aimé pour son argent. Il est jeune, et il se conduit comme un vieillard blasé ; rien en lui ne révèle l’ardeur de la gloire et le goût de la vraie galanterie. Je ne puis croire que M. Bulwer ait eu l’intention de rapetisser le personnage de Louis XIV, car une pareille intention serait directement contraire au but de sa pièce ; mais, en vérité, la manière dont il a dessiné le roi de France est tout à fait inexplicable. Lorsqu’il arrive à Louis XIV de parler fêtes et carrousels, cet épisode de la conversation a l’air d’un hors-d’œuvre, et n’est pas amené par le mouvement général de la pensée.

Le duc de Lauzun, le comte de Grammont et le marquis de Montespan, destinés par l’auteur à représenter la cour de France dans la seconde moitié du xviie  siècle, ne sont, à proprement parler, que des caricatures réprouvées par le bon sens aussi bien que par l’histoire. Le duc de Lauzun, qui, dans la pensée de M. Bulwer, signifie la même chose qu’Iago, justifie très mal son origine littéraire. Il se donne pour un misérable, pour un homme sans cœur et sans foi, capable de tous les mensonges et de toutes les trahisons ; mais son rôle tout entier se réduit à la vanterie. Il parle, et il n’agit pas ; et sa parole est de si mauvais ton, ses maximes d’immoralité sont si plates, que nous avons peine à comprendre l’engouement du roi pour ce bavardage ennuyeux. Le comte de Grammont est un bouffon de troisième classe, qui joue avec les mots, et gaspille les métaphores sans réussir à dérider l’auditoire. Si Louis XIV n’eût compté autour de lui que des courtisans aussi mal élevés, Versailles, assurément, n’eût pas été cité dans toute l’Europe comme un modèle achevé d’élégance et de grâce. Quant au marquis de Montespan, il sert de plastron au duc de Lauzun et au comte de Grammont, avec une docilité plus digne de pitié que de rire. Il s’adresse lui-même de si grossières plaisanteries, il s’avilit avec tant d’acharnement, qu’il n’y a pas de rôle possible pour lui et que sa disgrâce passe inaperçue.

Le marquis de Bragelone, bien que taillé sur le patron de tous les amants trompés et généreux, intéresserait peut-être s’il parlait plus simplement ; mais il fait une si abondante consommation de tropes et de paraboles qu’il fatigue les oreilles les plus complaisantes. Il sermonne tous ceux qu’il rencontre, depuis le duc de Lauzun jusqu’au roi ; mais, comme il néglige de varier les formes de sa vertueuse indignation, l’attention lâche pied avant la fin de sa harangue.

Madame de La Vallière, mère de l’héroïne, est un personnage au moins inutile, puisqu’elle disparaît sans retour avant la fin du premier acte. D’ailleurs, c’est le second tome du marquis de Bragelone, à la colère près.

Madame de Montespan, si renommée à la cour de Louis XIV par la grâce ingénieuse de ses reparties, et plus encore par la verve satirique de ses portraits, n’est, dans la pièce de M. Bulwer, qu’une intrigante de bas étage, sans esprit et sans gaîté, qui se vante de sa bassesse avec une impudeur niaise. Il est vrai que les contemporains n’attribuent pas à madame de Montespan une sensibilité bien vive, et signalent en elle une femme de tête plutôt qu’une femme de cœur ; pour peu qu’elle fût, je ne dis pas spirituelle, mais seulement sensée, elle ne devait pas faire parade de sa perfidie en présence de ses alliés. Toutefois, je reconnais volontiers que des personnages tels que la marquise de Montespan et le duc de Lauzun de M. Bulwer sont d’une grande utilité pour la construction d’un drame vulgaire, et simplifient singulièrement la marche de la fable.

Louise de La Vallière n’a pas été plus respectée que Louis XIV ou Lauzun par M. Bulwer. Au lieu d’être tour à tour naïve et passionnée, de pleurer sa faute dans la solitude, et d’oublier Dieu en présence de son amant, elle fatigue le roi de ses regrets et de son repentir. Elle engage avec lui des querelles interminables ; elle explique ses scrupules, comme si la résistance pouvait effacer le passé ; elle attaque de front le caractère de Louis XIV, comme le ferait une femme sans amour, et semble prendre plaisir à l’irriter, tant elle met de maladresse dans l’expression de sa douleur. Y a-t-il au monde une femme de seize ans, amoureuse, aimée, maîtresse de l’homme à qui elle s’est librement donnée, assez gauche pour insister, en sa présence, sur le mérite d’un autre homme ? Si cette bévue est un moyen dramatique, un élément de rupture entre le roi et mademoiselle de La Vallière, c’est un moyen bien mal choisi, car il viole toutes les lois de la vraisemblance et du bon sens. Tout le monde sait, d’ailleurs, que la première fuite à Chaillot de mademoiselle de La Vallière ne fut pas motivée par des scrupules religieux, mais par les reproches que Louis XIV lui avait adressés sur son extrême discrétion.

Avec des personnages ainsi conçus, il était difficile que M. Bulwer composât une pièce vraiment poétique. Par la mesquinerie des caractères, il était condamné à construire une fable mesquine. Il a subi logiquement toutes les conséquences d’une première faute. Le premier acte se divise en deux parties : l’entretien de mademoiselle de La Vallière avec le marquis de Bragelone, son fiancé, et son arrivée à la cour de Fontainebleau. La première partie a le défaut très grave de n’être pas claire. Louise de La Vallière n’ose dire, ni à sa mère ni à son amant, le véritable état de son cœur : elle s’exprime en termes ambigus ; et il semblerait naturel que la mère et l’amant se réunissent, sinon pour empêcher, du moins pour retarder le départ de Louise. Si le marquis de Bragelone aime vraiment sa fiancée, il ne doit pas se contenter de vagues explications. L’obscurité de ces premières scènes nuit beaucoup à l’intérêt que pourrait inspirer plus tard la conduite du marquis. L’arrivée à Fontainebleau de mademoiselle de La Vallière est trop brusquement annoncée. La conversation vulgaire de Grammont et de Lauzun prépare, d’une façon insuffisante, la scène entre le roi et mademoiselle de La Vallière. Cependant ce premier acte n’est pas le plus faible des cinq. Si je ne dis rien du dialogue entre Bertrand l’armurier et le marquis de Bragelone, placé entre les adieux et l’arrivée, c’est que ce dialogue traîne depuis longtemps dans les romans et au théâtre, et n’a aucune importance dans la conduite de la pièce.

Avec le second acte commence la lutte de l’amour et du devoir, lutte qui devrait remplir la pièce entière, mais qui n’a pas fourni à M. Bulwer le tiers de son ouvrage. Je ne sais rien de plus ridicule que la querelle de Bragelone et de Lauzun, dans les jardins de Fontainebleau. Si Bragelone a conçu des soupçons sur la pureté de sa fiancée, il devrait, pour s’éclairer, consulter un autre homme que Lauzun ; et quand il apprend, de la bouche d’un courtisan, l’amour de sa maîtresse pour le roi, il aurait quelque chose de mieux à faire que de mettre l’épée à la main. Quelle que soit la légèreté des paroles de Lauzun, Bragelone devrait se souvenir qu’il parle à un homme de plaisir, et que les maximes de la cour ne sont pas celles de l’église. Le seul parti sage serait de voir, par ses yeux, si Louise lui est restée fidèle. Est-il vraisemblable que mademoiselle de La Vallière, éprise du roi, heureuse de l’amour qu’elle ressent et qu’elle inspire, se rende aux premières remontrances d’un homme qu’elle n’aime plus, ou plutôt qu’elle n’a jamais aimé ? Je ne le crois pas. M. Bulwer en a jugé autrement ; car, dans sa pièce, Louise de La Vallière s’enfuit au couvent. La scène où Louis XIV vient enlever sa maîtresse, qui demande à Dieu de la protéger contre l’amour, aurait pu être belle, et ne demandait pas mieux ; mais M. Bulwer n’a su y mettre que de la puérilité, de l’emphase et des effets de mélodrame.

Le troisième acte, le plus important et le plus dramatique, selon l’auteur, est consacré tout entier à la peinture des intrigues de cour. Il est impossible d’imaginer des trahisons plus innocentes, des inimitiés plus maladroites, des mensonges plus transparents, des embûches plus faciles à découvrir. Lauzun et madame de Montespan, coalisés contre mademoiselle de La Vallière, inventent des pièges dignes d’un enfant. La maîtresse du roi se confie à sa rivale future, avec une ingénuité dont il faut aller chercher le modèle dans les comédies de Berquin ; elle charge madame de Montespan de porter une lettre à Louis XIV, comme si elle n’avait pas à son service de messager plus sûr et plus discret. En vérité, tout ce troisième acte est d’une niaiserie si parfaite, tous ces courtisans jouent à la scélératesse avec une candeur si imperturbable, que M. Bulwer devrait obtenir un des prix Montyone. Le ridicule de ce troisième acte fait le plus grand honneur à son caractère.

Le quatrième acte est celui où l’auteur a le plus inventé. Mais Dieu sait quel usage M. Bulwer a fait de son droit de poète ! madame de Montespan a supplanté mademoiselle de La Vallière. Aussitôt Lauzun va demander au roi la permission d’épouser la duchesse délaissée, et le roi l’autorise à se faire agréer. N’est-ce pas là un ressort ingénieux ? La duchesse refuse ; et au moment où elle s’indigne avec justice contre l’ignoble conduite du roi, le marquis de Bragelone, dont la duchesse de La Vallière a pleuré la mort au troisième acte, reparaît tout à coup, mais déguisé en moine franciscain, et la sermonne tout à son aise. Comme elle croit reconnaître sa voix, il se fait passer pour le frère du marquis. La duchesse l’écoute patiemment et se décide, pour la seconde fois, à fuir au couvent. La première fois, c’était pour se défendre ; la seconde, c’est pour expier sa faute et se consoler de l’abandon. Elle se retire, après avoir promis au franciscain de quitter la cour sans délai. Entre le roi ; c’est une nouvelle et magnifique occasion de haranguer ; le marquis devenu moine n’a garde de la laisser échapper. Il récite à Louis XIV un morceau ronflant sur le despotisme et l’hypocrisie, sur la débauche et l’égoïsme des cours, qui serait peut-être bien accueilli dans un meeting radical, mais qui, prononcé devant Louis XIV, n’a d’autre mérite que l’absurdité. Ce Bragelone est plus hardi que Bossuet, car Bossuet, pour troubler la conscience de Louis XIV, employait des circonlocutions très polies, et il n’aurait pas cru servir les intérêts de la morale et de l’église en attaquant directement la conduite du monarque. Louis XIV, pour n’être pas en reste avec Bragelone, se résout à lui pardonner sa franchise, sans doute en faveur de l’éloquence du morceau. C’est une générosité vraiment royale. Resté seul avec la duchesse, Louis XIV lui demande si elle consent à épouser Lauzun. Louise de La Vallière, après avoir répondu négativement à cette première question, lui donne à entendre qu’elle a choisi un époux plus digne d’elle ; et sans pousser plus loin l’indiscrétion, le roi lui promet son amitié.

Mais il faut que le vice soit puni et la vertu récompensée, car sans cela la pièce serait incomplète. Lauzun, mécontent de madame de Montespan, qui n’a pas tenu toutes ses promesses, éveille dans le cœur de Louis XIV le regret de sa première maîtresse, et il obtient un ordre d’exil contre son alliée infidèle. Au moment où madame de Montespan, venue pour assister à la profession de la duchesse de La Vallière, se félicite de son triomphe, Lauzun lui remet la lettre d’exil. La scène finale du second acte recommence, mais plus verbeuse, plus théâtrale, plus digne du mélodrame. Le remords commence pour madame de Montespan. Le roi se résigne à perdre sans retour Louise de La Vallière, et se console en espérant qu’elle priera pour lui. C’est là ce que M. Bulwer appelle un drame historique.

Cette analyse rapide, mais fidèle, suffit pour montrer toute l’indigence, toute la misère de l’ouvrage. Ni l’histoire ni la poésie ne peuvent accepter les personnages que M. Bulwer a mis en scène. S’il eût interprété la réalité historique au profit de la poésie, nous, ne songerions pas à lui reprocher l’indépendance de sa conduite. Quoique madame de Montespan ait été supplantée par madame de Maintenon, précisément comme mademoiselle de La Vallière par madame de Montespan, nous accepterions volontiers la transposition imaginée par M. Bulwer, s’il eût tiré parti de cette transposition ; mais il a violé l’histoire très inutilement. Puisqu’il est permis au poète de resserrer dans l’espace d’une soirée les événements de plusieurs années, il eût été naturel et logique de laisser voir le roi sous l’amant, et de ne pas réduire la vie tout entière de Louis XIV à deux intrigues amoureuses. À cette condition seulement, l’amant de mademoiselle de La Vallière pouvait nous intéresser jusque dans l’infidélité. Plus il eût été roi, plus il eût été facile d’excuser la mobilité de ses passions ; mais il est évident que M. Bulwer, en écrivant sa pièce, ne s’est proposé que la construction vulgaire d’une machine dramatique. Il n’a voulu ressusciter ni la France du xviie  siècle ni la cour de Louis XIV ; ou du moins, s’il a eu pendant quelques heures un projet de cette nature, il l’a bien vite perdu de vue, et s’est abandonné au seul plaisir de peindre l’égoïsme en présence de la candeur. Car le caractère général de la Duchesse de La Vallière est celui d’une bergerie.

La pièce est écrite en vers blancs, et nous remercions M. Bulwer d’avoir cherché à racheter la vulgarité de sa fable par l’élévation du style. Mais cette louable intention est demeurée impuissante, comme il était facile de le prévoir. L’auteur, habitué au style improvisé de ses romans, qui, malgré son élégance et sa facilité, n’a presque jamais de forme précise et arrêtée, n’a pu se résoudre, même en écrivant des vers blancs, à oublier l’abondance involontaire de langage qui réussit auprès de la foule. Le vers qu’il a choisi est de tous les vers anglais le plus sérieux et le plus difficile. Dans le vers blanc, le choix des moindres expressions est d’une haute importance. La première, la plus impérieuse condition de ce rythme héroïque, c’est la simplicité. Or, il s’en faut de beaucoup que la Duchesse de La Vallière soit écrite simplement. Lauzun et Grammont parlent une langue vulgaire fort au-dessous de la simplicité. Louis XIV et Bragelone penchent du côté de Lucain, plus souvent encore du côté de Claudien, et prennent constamment l’emphase pour la dignité. Quant à Louise de La Vallière, elle ne parle jamais le langage de la passion, mais bien celui de l’élégie. Écrite en prose, la pièce de M. Bulwer n’aurait eu aucune forme déterminée ; écrite en vers blancs, elle n’a qu’une forme incomplète. Il faut donc lui savoir gré de sa tentative.

La préface placée en tête de l’ouvrage et datée de Paris, révèle chez l’auteur une haute opinion de lui-même. Quoique l’église compte l’orgueil parmi les péchés capitaux, nous consentirions volontiers à le ranger parmi les péchés véniels, lorsqu’il s’agit de juger un poète. Avant de concevoir, d’exécuter, de publier une œuvre poétique, il y a tant d’obstacles à vaincre, tant de répugnances à surmonter, que, sans l’intervention de l’orgueil, pas un livre, pas une pièce de théâtre ne viendrait à maturité. Mais l’orgueil, pour se faire pardonner, a besoin de se justifier par l’élévation, l’éclat ou la solidité de la pensée. Or, la préface de la Duchesse de La Vallière est un des morceaux les plus creux et les plus vides que je connaisse. Tout ce que l’auteur dit de Louis XIV et de sa cour, des personnages historiques jugés par les contemporains et jugés par la postérité, est parfaitement insignifiant. Je suis encore à comprendre comment La Rochefoucauldf, Dangeau et madame de Genlis se trouvent réunis dans la même phrase et présentés comme des peintres d’histoire. Il est difficile d’imaginer une confusion plus singulière et plus divertissante. Il manque à cette galerie La Bruyère et Saint-Simon ; mais le goût dédaigneux de M. Bulwer ne descend pas jusqu’à des autorités d’un tel étage, Saint-Simon, j’en conviens, ferait une étrange figure à côté de madame de Genlis ; je crois pourtant qu’il eût enseigné à M. Bulwer quelque chose de plus animé, de plus vrai, de plus royal que le journal de Dangeau ou les romans de madame de Genlis. Quant à l’avis que l’auteur exprime sur les unités dramatiques, sur Aristote et Euripide, nous n’avons rien à en dire. Il n’est plus permis qu’aux rhéteurs de province de lutter pour les unités au nom du précepteur d’Alexandre. La lecture attentive de la poétique, et surtout des tragiques grecs, prouve clairement que jamais en Grèce, ni les inventeurs, ni les critiques n’ont compris les unités dans le même sens que Scudéryg et Le Bossu ; et nous n’avons pas songé, un seul instant, à chicaner M. Bulwer sur la question des unités. Il se prononce pour l’unité de caractère, et il a théoriquement raison ; mais je crois que les juges compétents préféreront toujours l’Iphigénie d’Euripide, malgré, les inconséquences qu’Aristote a signalées dans le caractère de l’héroïne, à la Duchesse de La Vallière, qui, depuis le commencement du premier acte jusqu’à la fin du cinquième, soutient, sans se démentir, son caractère élégiaque.

Le prologue et l’épilogue ne tiennent pas à la pièce, mais ne peuvent cependant être passés sous silence ; car, dans le prologue, l’auteur réclame l’indulgence de l’auditoire en faveur des services législatifs qu’il a rendus aux poètes dramatiques ; dans l’épilogue, le marquis de Montespan parle des voyages aérostatiques du duc de Brunswick, et de l’incertitude des spéculations industrielles ; J’argumentation et la satire sont également ridicules. Mais les deux avertissements qui suivent la préface méritent surtout d’être médités. Dans le premier, Bulwer explique sa pensée sur les directeurs de théâtres, et dans le second sa pensée sur la critique. M. Macready, seul juge à qui l’auteur eût soumis sa pièce, avait manifesté le désir de la voir jouer à Drury-Lane, Le directeur demanda à lire la pièce avant de la jouer, et M. Bulwer refusa au directeur ce qu’il n’accorde pas à son libraire, la lecture préalable de son manuscrit, se fondant sur cette maxime incomparable : que le directeur pouvait bien risquer son argent là où l’auteur risquait son nom. M. Morris, directeur du théâtre d’Haymarketh, se montra plus accommodant que le directeur de Drury-Lane, et consentit à jouer la pièce sans l’avoir lue ; mais la négociation fut rompue faute d’acteurs convenables. Enfin, M. Osbaldiston, directeur de Covent-Garden, sur la seule recommandation de M. Macready, commença, les yeux fermés, les répétitions de la Duchesse de La Vallière. Qu’arriva-t-il ? Comment fut récompensée cette confiance illimitée ? C’est ce que nous apprend le second avertissement postérieur à la représentation. L’auteur fut obligé de supprimer le troisième acte, le meilleur des cinq, du moins il le dit, parce que les acteurs étaient incapables de le rendre et le public incapable de le comprendre, et concentra dans un récit toutes les scènes de l’acte supprimé. Après avoir accusé les acteurs et le public d’incapacité, il ne lui restait plus qu’à se plaindre de la critique, et, en effet, il proclame hautement l’improbité de la critique, l’ingratitude des poètes dramatiques, dont il a défendu la propriété littéraire dans la chambre des communes. Il nous semble difficile de se siffler soi-même avec plus d’acharnement ; car un poète qui refuse la lecture de sa pièce au directeur d’un théâtre ne devrait pas consentir à supprimer un acte entier. C’est là une inconséquence qui ressemble fort à une amende honorable. Accuser l’incapacité des acteurs et du public est une défense plus que maladroite. Une pièce qui ne peut être ni jouée, ni comprise, ressemble beaucoup à une mauvaise pièce. Quant aux deux derniers griefs articulés par M. Bulwer, l’improbité de la critique et l’ingratitude des poètes dramatiques, il nous est impossible de les concilier ; car si les poètes, en jugeant la Duchesse de La Vallière, devaient, comme l’auteur le donne à entendre, n’écouter que la reconnaissance, et si l’ingratitude a suffi pour les rendre sévères, l’improbité n’est pas nécessaire pour expliquer l’avis de la critique, l’ingratitude est même inutile ; car M. Bulwer, que je sache, n’a rendu aucun service à la critique. La critique a donc pu, sans improbité, sans ingratitude, par amour pour la seule vérité, déclarer mauvaise la pièce de M. Bulwer. Mais il paraît que l’orgueil des poètes est, de l’autre côté du détroit, aussi prompt à la colère que chez nous, et plus mal inspiré dans sa défense.

III. La Dame de Lyon.

Nous n’avons rien dit d’Alice, seconde partie et complément d’Ernest Maltravers ; car nous aurions été forcé de répéter, à propos d’Alice, tout ce que nous avions dit d’Ernest Maltravers. Résolu à demeurer dans le vrai, peu soucieux de varier les formules de notre pensée pour le seul plaisir d’éviter la monotonie, nous aurions cédé à la nécessité de reproduire littéralement toutes les idées que nous avions précédemment exposées, et c’eût été pour le public et pour nous une tâche parfaitement inutile. Mais le nouveau drame de M. Bulwer mérite d’être raconté, car il ne ressemble, ni par le sujet, ni par les développements, à la Duchesse de La Vallière. The Lady of Lyons, que j’appellerai la Dame de Lyon, ne trouvant dans notre langue aucune expression plus précise et plus fidèle, est précédée d’une préface où M. Bulwer explique ses prétentions littéraires et se plaint de ses ennemis politiques. Il faut avouer que les poètes d’aujourd’hui abusent singulièrement du droit d’écrire des préfaces. S’ils se contentaient de raconter, dans une causerie familière, comme l’auteur d’Ivanhoé, comme l’auteur de Cinna, ce qu’ils ont voulu faire, ce qu’ils espèrent avoir fait, d’indiquer modestement les fautes qu’ils ont commises, les mérites qu’ils s’attribuent, nous serions certes mal venu à nous plaindre. Mais nous professons un respect assez tiède pour les ouvrages qui ne s’expliquent pas d’eux-mêmes et ne se laissent pénétrer qu’à l’aide d’un commentaire ; et nous ne lisons qu’avec répugnance les dissertations où les poètes essaient de prouver au public qu’il ne les comprend pas, à la critique qui les désapprouve qu’elle s’est rendue coupable, d’injustice. Malheureusement la préface de la Dame de Lyon n’est qu’une apologie très maladroite. Il paraît que la presse anglaise n’a pas témoigné pour la Duchesse de La Vallière une admiration suffisante, et qu’elle a même poussé la hardiesse jusqu’à se demander si M. Bulwer faisait bien d’abandonner le roman pour le drame. Sans s’abuser sur les défauts de Pelham et d’Eugène Aram, nos voisins se plaisent comme nous à proclamer l’intérêt qui recommande ces deux récifs, et après avoir jugé librement Rienzi et les Derniers jours de Pompeï, séparés de Pelham et d’Eugène Aram par un assez grand intervalle, ils se permettent d’appeler imprudences les nouvelles tentatives de E. Bulwer. Pour répondre à ces censeurs envieux, à ces juges myopes, l’auteur de la Duchesse de La Vallière vient d’écrire la Dame de Lyon. On lui conteste le génie dramatique, et, pour fermer la bouche à ses détracteurs, pour imposer silence à ces doutes injurieux, il se hâte de construire un ouvrage destiné, comme la Duchesse de La Vallière, à la régénération du drame anglais. Il est vrai que l’auteur met cette espérance sur le compte de M. Macready ; mais nous ne pouvons prendre au sérieux cette affirmation. Si M. Bulwer ne partageait pas l’espérance de M. Macready, s’il ne se croyait pas appelé à régénérer la scène anglaise, à ressusciter Shakespeare, il aurait résisté à toutes les prières, à toutes les instances, et, prenant pour vraie l’opinion de la presse anglaise, il ne se fût pas exposé une seconde fois à l’indifférence du parterre. Personne ne voudra croire que M. Bulwer se soit résigné à écrire la Dame de Lyon par pure générosité. Quelle que soit son admiration, son amitié pour M. Macready, il n’aurait pas compromis sa réputation de romancier dans une seconde tentative dramatique, s’il ne prétendait à l’héritage de Shakespeare. C’est pourquoi nous trouvons qu’il a mauvaise grâce à dire qu’il n’attache aucune importance à la Dame de Lyon. Que cette piète réussisse ou échoue, qu’elle soit applaudie ou sifflée, la sérénité de l’auteur n’en sera pas troublée ; car il est bien décidé à ne plus rien écrire pour la scène. Il a touché le but qu’il se proposait ; il a prouvé à ses détracteurs son aptitude dramatique ; sa tâche est accomplie. Toutefois il ne dissimule pas la cause réelle de sa résolution. Malgré l’évidence de la démonstration entamée par la Duchesse de La Vallière et complétée par la Dame de Lyon, il se résignerait à multiplier des preuves désormais inutiles, s’il n’avait aperçu, dans les critiques dirigées contre ses ouvrages dramatiques, un levain d’inimitié politique. Ceux qui n’admirent pas les pièces de M. Bulwer sont tout simplement mécontents de ses discours au parlement. Jusqu’à présent, les débats de la Chambre des communes n’avaient jeté aucun jour sur l’importance politique de M. Bulwer ; personne, en France ni de l’autre côté du détroit, ne songeait à lui donner une part dans les destinées de la Grande-Bretagne, et voici que dans une préface il nous révèle toute la grandeur de son rôle public. Nous ne voyions en lui qu’on faiseur de contes, et nous ignorions l’action qu’il exerce sur le gouvernement de son pays ; il a fallu que la Dame de Lyon fût rangée parmi les ouvrages médiocres pour que M. Bulwer nous donnât le secret de son importance politique. Littérairement, l’argument n’a pas grande valeur, mais il a du moins le mérite de la nouveauté, et nous le recommandons, aux poètes mécontents et méconnus, comme une consolation toute trouvée pour les blessures faites à leur amour-propre. Désormais un auteur sifflé, ou dont la pièce aura été jouée devant les banquettes, se réfugiera dans son importance politique. Il n’aura pas même besoin, pour invoquer l’argument inventé par M. Bulwer, de siéger sur les bancs de la chambre ; il lui suffira d’être électeur, ou d’avoir écrit une douzaine de pages sur les discussions parlementaires. Nous espérons que cette recette ne passera pas inaperçue et trouvera de nombreuses applications.

Quant à nous, qui n’avons jamais compté M. Bulwer parmi les orateurs de la chambre des communes, nous pouvons juger la Dame de Lyon en toute liberté. Pour être juste envers lui, nous n’avons besoin de réprimer aucune rancune. Le sujet de cette pièce est emprunté à un recueil de contes que nous ne connaissons pas ; il nous est donc impossible de juger si M. Bulwer a enrichi ou appauvri la donnée qu’il avait choisie. L’action se noue et se dénoue entre trois personnages : Pauline Deschapelles, Beauséant et Claude Melnotte. Les autres acteurs, tels que le père et la mère de Pauline, Glavis, ami de Beauséant, et la mère de Claude Melnotte, jouent un rôle tellement secondaire, qu’il suffit de les nommer. La pièce embrasse un espace de deux ans et demi, de 1795 à 1798. Le second titre : Amour et Orgueil, résume d’une façon vulgaire, mais assez nettement, les ressorts que M. Bulwer a mis en jeu. On a voulu trouver une ressemblance frappante entre la Dame de Lyon et Ruy Blas ; cette ressemblance, fortuite, nous n’en doutons pas, ne résiste pas à l’examen. Il s’agit, dans la pièce anglaise, d’un paysan qui épouse la fille d’un riche marchand en se faisant passer pour grand seigneur, et ce paysan se prête à cette supercherie, comme Ruy Blas, pour servir une vengeance qui n’est pas la sienne. Mais là s’arrête la ressemblance, et M. Hugo, pour construire son ouvrage, n’avait pas besoin de connaître la Dame de Lyon. D’ailleurs, la biographie réelle d’Angelica Kauffmann vide le procès d’une manière décisive. L’invention de ce ressort, auquel on paraît attacher une si grande importance, n’appartient ni à M. Hugo, ni à M. Bulwer, ni à M. Léon de Wailly. Il s’est rencontré, en Angleterre, au xviiie  siècle, un aventurier qui s’est donné pour le comte de Horn, et qui, à l’aide de ce mensonge, a réellement épousé Angelica Kauffmann. Ce ressort, diversement employé par trois écrivains, est tombé depuis longtemps dans le domaine public. Mais, lors même que M. Hugo eût emprunté cette donnée à M. Bulwer, il resterait toujours entre la Dame de Lyon et Ruy Blas une profonde différence. L’ouvrage anglais est un drame bourgeois qui ne prétend nous offrir ni l’aurore, ni le déclin d’une monarchie. Le caractère et la condition des personnages suffiraient pour absoudre M. Hugo de tout soupçon de plagiat, et les développements de l’action ne permettent d’établir aucune comparaison entre les deux ouvrages.

Pauline Deschapelles est fille d’un riche marchand de Lyon. Pour retrouver dans Pauline Marie-Anne de Neubourg, il faut plus que de la complaisance. La reine d’Espagne arrive à l’amour par l’abandon ; c’est l’ennui qui la pousse dans les bras de Ruy Blas. Si Charles II, au lieu de chasser les loups, s’occupait de sa femme, Ruy Blas n’entrerait pas dans le lit de la reine. Pauline Deschapelles est tout simplement belle, fière de sa beauté, coquette, gâtée par sa mère ; elle reçoit les hommages de tous les jeunes gens de Lyon comme un tribut qui lui est dû, et ne songe pas à les remercier de leur admiration. Elle croit que sa beauté lui permet de prétendre aux premiers partis, et, comme elle est riche, fille unique, elle désire devenir comtesse, marquise ou duchesse. Assurément un tel, personnage n’a rien de commun avec Marie-Anne de Neubourg. Nous l’avons vu cent fois figurer à l’Opéra-Comique ; c’est un type de coquetterie vulgaire qui appartient depuis longtemps aux théâtres de toutes les nations. Pauline éconduit tous les prétendants qui se présentent, et ne veut donner sa main qu’à un homme titré. Malheureusement, dans les dernières années du xviiie  siècle, ce désir était, en France, difficile à satisfaire. La noblesse étant abolie par une loi, Pauline est condamnée au célibat, à moins qu’elle ne passe la frontière pour choisir un mari dans une famille d’émigrés ; et, comme une pareille tentative aurait pour conséquence la confiscation des biens de son père, elle se contente d’humilier par ses refus tous les hommes qui essaient de la fléchir, sans tenir compte du sort des candidats qui se sont déjà mis sur les rangs. S’il y a entre ce personnage et Marie de Neubourg la moindre analogie, nous avouons sincèrement qu’elle échappe à notre pénétration.

Beauséant, dans lequel on a voulu retrouver don Salluste, se sert, il est vrai, de Claude Melnotte pour humilier Pauline Deschapelles, comme le chef des alcades de cour se sert de Ruy Blas pour humilier la reine d’Espagne. Mais il procède à sa vengeance bien plus simplement que l’homme d’État disgracié. Il sait qu’un jeune paysan est amoureux de Pauline, et il lui propose d’épouser celle qu’il aime. Il conclut avec lui un marché, en bonne forme, et s’engage à lui fournir tout l’argent nécessaire pour mener un train de prince. Il ne perd pas son temps, comme don Salluste, à dicter deux billets, dont l’un est une énigme et l’autre une injure pour son secrétaire. Il dit à Claude Melnotte : Vous aimez Pauline, vous êtes pauvre et roturier ; elle est riche et ne veut donner sa main qu’à un homme titré. Je vous offre le moyen de t’épouser. Elle ne vous connaît pas, soyez prince, et sa main est à vous. Jurez de vous prêter à ma vengeance et de mentir jusqu’à la conclusion du mariage. Voici de l’or, et mettons-nous à l’œuvre. Certes, un pareil langage ne ressemble en rien aux paroles adressées par don Salluste à Ruy Blas.

Quant à Claude Melnotte, principal personnage de la pièce, il est, je l’avoue, dessiné d’une façon très vulgaire ; mais il est à peu près impossible qu’un tel personnage ne réussisse pas au théâtre ; car il résume tous les sentiments avec lesquels la foule est familiarisée depuis longtemps. Il aime ardemment Pauline Deschapelles ; et pour lui plaire, pour l’attendrir, il se voue à l’étude, il se transforme. Fils du jardinier de M. Deschapelles, resté seul avec sa mère, il se livre à tous les, exercices de corps et d’esprit qui doivent faire de lui un homme accompli. Depuis l’escrime et la danse jusqu’à la musique, jusqu’à la peinture ; depuis l’histoire jusqu’aux mathématiques, jusqu’aux sciences naturelles, il veut tout connaître, afin de devenir digne de l’amour et de la main de Pauline. Grâce à la volonté ferme qui le soutient, grâce à l’espérance qu’il a conçue, il devient en peu d’années capable de remplir les fonctions les plus élevées et les plus diverses. Je me défie généralement des hommes doués d’une aptitude encyclopédique ; je ne crois guère aux génies capables de, se placer entre Pitt et Newton, entre Mozart et Raphaël ; mais la foule est rarement du même avis, et ajoute volontiers foi aux miracles opérés par l’amour. Il me paraît donc naturel qu’elle applaudisse aux efforts de Claude Melnotte, et qu’elle voie dans sa passion pour Pauline un talisman tout-puissant. Il semble que tous ces ressorts soient depuis longtemps hors de service, et pourtant il est bien rare que ces ressorts manquent leur effet ; car la foule réunie dans une salle de spectacle accepte facilement ce qu’elle dédaignerait dans un livre. Les pensées les plus vulgaires, pourvu qu’elles aient un fonds de vérité, ne manquent jamais de l’émouvoir. Si ces pensées sont confiées à un acteur éminent, elles prennent dans sa bouche tout le charme de la nouveauté. Or, M. Macready a prouvé, aux juges les plus sévères, qu’il est en mesure de faire valoir les idées les plus banales, de rajeunir les paroles les plus décrépites. Il y a dix ans, il trouvait moyen d’animer les pâles tragédies de Sheridan Knowles ; j’apprendrais sans étonnement que le rôle de Claude Melnotte est devenu entre ses mains une création vraiment poétique.

Il n’y a rien à dire de M. ni de madame Deschapelles. Niaiserie et crédulité, tels sont les deux mots qui résument ces deux caractères. Le colonel Damas est un brave militaire qui, depuis vingt ans, a figuré dans quelques centaines de vaudevilles. C’est une vieille connaissance que nous n’avons pas le courage de critiquer. La mère de Claude Melnotte a pour son fils une admiration sans bornes ; elle le prend pour un prodige, et conçoit à peine le dédain de Pauline.

Ainsi, tous les personnages de la Dame de Lyon se séparent profondément des personnages de Ruy Blas. Il n’y a pas un des acteurs du drame français qui soit possible, et tous les acteurs de la pièce anglaise sont d’une trivialité qui échappe à la discussion. La construction générale de la pièce répond à la conception des acteurs. L’analyse individuelle des caractères mis en jeu par M. Bulwer a dû faire pressentir l’action dramatique ; aussi nous suffira-t-il de la résumer rapidement.

Au premier acte, nous assistons à la toilette de Pauline Deschapelles. Tandis qu’une femme de chambre est occupée à la coiffer, à placer des fleurs dans ses cheveux, M. Beauséant, ci-devant marquis, vient la demander en mariage. Le père, la mère et la fille refusent à l’unanimité l’alliance de Beauséant. C’est un riche parti, toute la ville de Lyon connaît sa fortune ; mais il n’a plus de blason, et Pauline, fidèle aux leçons de sa mère, a résolu de n’épouser qu’un homme revêtu d’un titre éclatant. Elle veut être marquise ou duchesse, et, tant qu’elle n’aura pas trouvé l’occasion de satisfaire ce vœu impérieux, rien ne pourra la décider à l’abandon de sa liberté. Après de nombreuses et ferventes prières, Beauséant se retire confus et humilié. À peine a-t-il quitté le seuil de la maison où son orgueil a été si rudement éprouvé, qu’il rencontre un de ses amis nommé Glavis. Il lui confie son chagrin, et Glavis lui apprend qu’il a, comme lui, demandé la main de Pauline et obtenu la même réponse. Dès ce moment, Beauséant et Glavis forment le projet de se venger. On entend des cris de joie ; les deux amis interrogent le maître de l’auberge devant laquelle ils se trouvent, et apprennent qu’on célèbre le triomphe de Claude Melnotte, proclamé prince de la fête, comme le tireur le plus adroit ; car nous avons omis de dire que Beauséant et Glavis se sont rencontrés aux environs de Lyon. Le prince de la fête sera prince de Côme, et Pauline s’appellera, pendant un jour, princesse de Côme. Beauséant décide Claude Melnotte à le venger par un mensonge, qui doit mettre entre les bras du jardinier poète la fille de son ancien maître.

Au second acte, nous assistons au mariage de Pauline et de Claude. Beauséant et Glavis tremblent à chaque instant que leur vengeance n’échoue, car ils ont dans le colonel Damas un surveillant très incommode. Le colonel Damas veut parler italien au prince de Côme, et Claude Melnotte ne sait que répondre, car il n’entend pas la langue de ses États. Cependant, après quelques secondes d’hésitation, il répond effrontément que l’italien prononcé par le colonel Damas n’a jamais été la langue des hommes bien élevés, des hommes de qualité, et madame Deschapelles demande grâce à Son Altesse pour la grossièreté du colonel Damas. Claude Melnotte, pour se dédommager du rôle misérable qu’il a consenti à jouer, se permet plusieurs espiègleries très vulgaires, mais qui seraient sans doute applaudies au boulevard comme des tours du goût le plus fin. Il offre à madame Deschapelles la tabatière d’or que lui a prêtée Beauséant, à Pauline un jonc de diamants que Glavis lui a confié comme complément de son costume de prince, et les deux amis se consolent en songeant que la vengeance est le plaisir des dieux, et que, pour goûter ce plaisir, on ne doit pas lésiner. Pour échapper à la surveillance du colonel Damas, Beauséant fabrique une lettre datée de Paris, par laquelle un membre du gouvernement français le prévient que son ami le prince de Côme a été dénoncé, et qu’il ne peut demeurer plus longtemps à Lyon sans risquer d’être emprisonné. Madame Deschapelles, plutôt que de renoncer à nommer sa fille princesse, presse la signature du contrat, et consent, sur les instances de Beauséant, à la célébration immédiate du mariage. Leurs Altesses monteront en voiture dès qu’elles auront reçu la bénédiction nuptiale. C’est Beauséant qui se charge de préparer leur fuite. Resté seul avec Pauline, Claude Melnotte lui parle de son amour en termes fleuris, et lui demande si elle le suivra sans regret, si c’est lui ou son titre qu’elle aime. Pauline avoue qu’elle a d’abord aimé le prince, mais qu’à ses yeux et le prince et l’homme sont confondus. Riche ou pauvre, dans un palais ou dans une chaumière, elle ne cessera jamais de le chérir. Rassuré par ces paroles, Claude Melnotte se pardonne le mensonge auquel il s’est résigné pour obtenir la main de Pauline, et le mariage est conclu. Cependant, avant la signature du contrat, le colonel Damas trouve moyen de rencontrer le prince de Côme et de le provoquer. Brave et habile, Claude Melnotte désarme son adversaire, et dès ce moment ils deviennent les meilleurs amis du monde.

Au troisième acte, nous retrouvons Pauline et son mari à l’auberge où s’est tramé le complot de Beauséant et de Glavis. Pour échapper aux railleries de ses laquais que Beauséant a détrompés, Claude emmène Pauline chez sa mère. Effrayée par quelques mots échangés entre la mère et le fils, Pauline interroge son mari et lui arrache l’aveu du mensonge auquel il s’est prêté. Mais Claude est désormais dégagé du serment qu’il a fait à Beauséant. Il a promis d’épouser Pauline ; sa promesse une fois accomplie, il redevient maître de lui-même, et il rend à Pauline sa liberté, qu’elle croyait avoir perdue sans retour. Il écrit à M. Deschapelles le récit complet de l’intrigue qui lui a livré sa fille, et il confie Pauline aux soins de sa mère. Quant à lui, il ne rentrera dans la chaumière où il a conduit la femme qu’il aime que pour la rendre à son père. À peine Claude est-il sorti que Beauséant paraît et réussit à éloigner la mère de Claude, en lui disant que son fils l’attend dans le village. Alors commence entre Beauséant et Pauline une lutte grossière, qui serait déplacée dans un livre, et qui doit au théâtre exciter l’impatience et le dégoût. Beauséant dit effrontément à Pauline : Je vous ai perdue, vous êtes la femme d’un paysan, mais je vous aime ; et si je ne peux plus vous donner mon nom, je peux encore vous soustraire au mari que je vous ai donné. Et comme Pauline ne répond à cette proposition que par le mépris, il essaie d’obtenir par la force ce qu’il n’a pu obtenir de l’orgueil humilié. Claude Melnotte arrive à temps pour sauver l’honneur de la femme qu’il aime. Beauséant s’éloigne en jurant de se venger ; Pauline commence à aimer son mari.

Au quatrième acte, Claude remet Pauline entre les mains de son père, et part avec le colonel Damas, dans l’espérance de s’illustrer sur le champ de bataille et de mériter la main de Pauline. Mais, avant de partir, il l’autorise à faire annuler leur mariage. Ici, M. Bulwer a placé une scène qui n’a rien de neuf, ni d’élevé, mais qui doit émouvoir. Pauline s’efforce de retenir par ses larmes l’homme qui l’a humiliée ; et lorsqu’enfin elle le voit résolu à partir, elle lui promet de l’attendre et de ne pas briser le lien qui les unit.

Au cinquième acte, Claude Melnotte reparaît sous le nom du colonel Morier. Le colonel Damas, devenu général, en annonçant à son camarade de bivouac que Pauline va épouser Beauséant, essaie de le consoler et de lui persuader qu’il trouvera facilement cent femmes aussi belles, aussi dignes d’amour que Pauline. Cependant la partie n’est pas encore perdue ; le contrat n’est pas signé ; le divorce n’est pas même prononcé. Le général et le colonel se rendent chez M. Deschapelles et apprennent bientôt que Pauline, en promettant sa main à Beauséant, n’a pas oublié Claude Melnotte. M. Deschapelles est ruiné, et c’est pour le sauver, pour relever son crédit, que Pauline consent à épouser Beauséant. En recevant la main de Pauline, Beauséant doit donner à M. Deschapelles une somme considérable. Cette somme, le colonel Morier la fournira, car il s’est enrichi au service de la république française. Pauline reconnaît dans le colonel Morier son mari qu’elle a fidèlement attendu pendant deux ans, et qu’elle ne trahissait que pour sauver son père. Claude et Pauline sont unis, M. Deschapelles retrouve son crédit, et Beauséant est livré à ses remords.

À coup sûr, il serait impossible de discuter sérieusement le mérite de cette pièce. Il suffit de la raconter, et chacun, en parcourant ce rapide sommaire, pourra se former une opinion précise sur la pièce de M. Bulwer. La Dame de Lyon est aussi pauvre de conception que la Duchesse de La Vallière, et, si l’auteur a voulu, par cette seconde tentative, démontrer l’étendue de ses facultés dramatiques, nous croyons qu’il n’a pas réussi dans son projet. Il fera donc bien de s’en tenir là, et de ne pas entamer une troisième démonstration. Le style de la Dame de Lyon n’est ni pire, ni meilleur que le style de la Duchesse de La Vallière ; seulement nous devons dire que le mélange des vers et de la prose, tenté par M. Bulwer dans sa seconde pièce, est d’un effet malheureux, et nous croyons que l’exemple de Shakespeare ne saurait justifier ce mélange. Poète, acteur et directeur, a-t-il mêlé volontairement les vers et la prose dans la même pièce ? Il est permis d’en douter. Quant à l’exemple des tragiques grecs, il est encore moins concluant ; car, si les personnages et le chœur ne parlent pas dans un rythme uniforme, du moins ils parlent toujours en vers, et la déclamation notée des acteurs d’Athènes donnait, sans doute, à cette variété de rythmes un charme dont le dialogue parlé ne peut nous donner l’idée. Si donc M. Bulwer veut imiter Shakespeare, il faut qu’il renonce au mélange des vers et de la prose, et qu’il s’efforce de reproduire la grandeur et la beauté idéale de son modèle. Qu’il relise Othello et qu’il juge la Dame de Lyon, il sera plus sévère que nous pour son œuvre.

VIII. Guizot.

I.

L’éducation de M. Guizot nous donne la clé de tous ses travaux. À proprement parler, il n’a pas eu de jeunesse. Né deux ans avant la convocation des États généraux, élevé dans la religion protestante, qui se voyait exclue de toutes les fonctions publiques, il fut mené à Genève par sa mère pour étudier librement, sans renoncer à la foi de sa famille. Son père était mort sur l’échafaud. Il montra de bonne heure une avidité remarquable pour toutes les parties de la science humaine. Dans l’espace de quatre ans, il apprit non seulement les langues grecque et latine, mais les quatre langues vivantes qui se parlent autour de nous, je veux dire les langues allemande, anglaise, italienne et espagnole. Il ne se contentait pas de les lire, il les parlait familièrement, si bien que dès son adolescence il ne séparait pas l’Europe de la France, et, lorsqu’il eut achevé le cours de ses études, envoyé à Paris pour suivre les leçons de l’école de droit, il recommença seul et sans conseil toutes les études de ses premières années. Les succès qu’il avait obtenus, les couronnes qu’il avait recueillies, loin de l’enorgueillir et de l’aveugler, lui montraient plus clairement toutes les lacunes de son éducation. Il voulait savoir plus nettement, plus complètement ce qu’il était censé savoir, et, pour résoudre les doutes qu’il avait amassés dans sa mémoire, il n’hésita pas à reprendre successivement tous les éléments des connaissances humaines. Je ne veux pas m’arrêter à discuter le témoignage des biographes, sur les années passées à Genève par M. Guizot. Il m’importe peu de savoir si le jeune écolier, épris d’un amour précoce pour l’autorité, prenait parti pour sa mère contre lui-même, toutes les fois que son grand-père et sa grand-mère inclinaient à l’indulgence et voulaient lui épargner un châtiment mérité. Il y a en effet dans ces renseignements, vrais ou faux, quelque chose de puéril et d’invraisemblable qui excite plutôt le sourire que l’attention. Il me suffit de rappeler que M. Guizot, livré à lui-même, mécontent de son savoir, entreprit courageusement de le compléter, de l’asseoir sur des bases plus solides, et voulut éprouver, une à une, toutes les idées qu’il avait acquises. Certes, une pareille résolution révèle chez le jeune homme qui la conçoit une trempe d’âme singulièrement énergique, et ce n’est pas merveille si, après cette rude initiation, il s’est trouvé préparé aux travaux les plus difficiles. Lié d’amitié avec M. Stapfer, qui connaissait à fond tous les mystères de la philosophie allemande, il contracta de bonne heure le goût ou plutôt la passion des idées générales, et cette passion a dominé toute sa vie. Le commerce de Kant a imprimé à tous ses travaux un caractère d’élévation que l’enseignement des collèges de Paris ne connaît guère. C’est dans les œuvres de Kant qu’il a puisé l’habitude de placer les idées au-dessus des faits, et, si parfois il lui est arrivé de pousser trop loin cette prédilection, je reconnais pourtant qu’elle l’a mis à l’abri des habitudes mesquines préconisées de nos jours comme le dernier mot de la science historique.

C’est à M. Stapfer, c’est à Kant que M. Guizot doit son respect pour les résultats généraux des événements et son dédain pour les faits particuliers. Sans M. Stapfer et sans le philosophe de Königsbergi, il eût peut-être confondu l’histoire et la chronique. Ses relations avec Suard, avec Fontanes, ne lui ont pas porté un moindre profit. Suard, en effet, en lui ouvrant les colonnes du Publiciste, lui enseigna de bonne heure l’art d’exprimer clairement sa pensée dans un bref délai, et certes ce n’est pas un médiocre service. Quant à Fontanes, il lui rendit un service encore plus important : il lui ouvrit les portes de la Sorbonne et le nomma professeur d’histoire moderne. Or, quelles que fussent les connaissances de M. Guizot, il faut bien avouer que, sans l’assistance de M. de Fontanes, il n’eût jamais pu prétendre si tôt à ces fonctions éminentes, car, lorsqu’il fut chargé de cet enseignement difficile, il n’avait que vingt-cinq ans. La suite de ses travaux a prouvé surabondamment que la confiance de Fontanes était bien placée. Toutefois, si le choix fait honneur à la clairvoyance du protecteur, il faut toujours le compter parmi les chances heureuses qui ont marqué la jeunesse de M. Guizot. Une fois résolu à l’accomplissement de cette mission périlleuse, il devait naturellement, pour ne pas tromper l’espérance de ses amis, aborder l’étude des sources historiques, et c’est ce qu’il a fait. Il n’y avait en effet qu’une seule manière d’assurer l’autorité de son enseignement : c’était de l’appuyer sur des preuves authentiques, et ces preuves ne se trouvent que dans le témoignage des écrivains contemporains des événements qu’ils racontent. M. Guizot ne l’ignorait pas, et toutes ses études ont été conduites d’après cette donnée. Il ne lui est jamais arrivé de s’adresser à des témoignages de seconde main ; il a toujours senti la nécessité de recourir aux documents originaux, et c’est ce qui donne tant de valeur à son enseignement. C’est pourquoi la clairvoyance de Fontanes mérite notre gratitude. S’il n’eût pas en effet confié à M. Guizot l’enseignement de l’histoire moderne, peut-être le jeune ami de M. Stapfer s’en fût-il tenu, pendant longtemps, au témoignage des historiens qui préfèrent l’arrangement des périodes à la précision des faits. La nécessité d’expliquer, devant un auditoire nombreux et composé d’hommes déjà mûrs, la série des événements accomplis depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française, lui a montré toute l’importance des sources, tout le dédain que méritent les récits de seconde main, et, quand j’élargis la tâche proposée au jeune professeur, ce n’est pas que je confonde le moyen âge avec les temps modernes ; mais je me souviens que toutes les leçons de M. Guizot désignent, sous le nom d’histoire moderne, l’espace compris entre l’invasion des Barbares et la convocation des États généraux.

Cependant le professeur si justement applaudi, dont les leçons, recueillies par deux mille auditeurs, ont nourri notre jeunesse de méditations sérieuses, n’a pas trouvé sans effort, sans tâtonnement, la voie qui lui convenait, la voie qui pouvait seule lui convenir. Ainsi, vers 1810, ne comprenant pas encore que l’histoire était sa véritable vocation, il s’évertuait à disserter sur la peinture et la sculpture. Assurément, ce long discours sur le salon de 1810 n’est pas l’œuvre d’un esprit vulgaire : il est permis pourtant d’affirmer que c’est l’œuvre d’un esprit très peu familiarisé avec les secrets de l’art. Je ne parle pas des bévues dont le goût seul peut s’affliger. Je pardonne de grand cœur au critique novice sa préférence pour Gérard, dont l’esprit ingénieux et persévérant devait conquérir le succès dans toutes les carrières, mais ne s’appliquait pas plus directement à la peinture qu’à la diplomatie. Je lui pardonne ce qu’il dit de Gros et de Prud’honj et l’ignorance qu’il révèle dans l’analyse de ces deux maîtres ; mais je ne saurais lui pardonner les idées générales qu’il exprime sur la peinture et la statuaire. Sur la foi d’une pierre gravée qui représente Prométhée construisant l’homme nouveau pour l’animer du feu dérobé à Jupiter, il affirme que les sculpteurs construisent le squelette avant de poser les muscles, et, pour donner à sa méprise un caractère complet de naïveté, il distingue les muscles de la chair. Or, ce trait d’ignorance, à peine excusable en 1810, réimprimé quarante ans plus tard, amènera le sourire sur toutes les lèvres. S’il est permis en effet d’ignorer, il n’est jamais permis de parler des choses qu’on ignore, et cette vérité est tellement vulgaire que je n’ai pas besoin d’insister. Que M. Guizot, à l’âge de vingt-trois ans, ait préféré Gérard à Gros, qu’il ait préféré non pas les compositions, mais la peinture de Gros, à la peinture de Prud’hon, c’est un enfantillage sans importance ; mais qu’il prenne l’œuvre de Prométhée pour le type de la statuaire, et qu’il s’aventure à parler des choses dont il ne sait pas le premier mot, c’est une faute que rien ne peut justifier. Distinguer la chair des muscles équivaut à séparer la fleur du calice, des pétales, des étamines et des pistils. La chair et les muscles sont une seule et même chose, personne ne l’ignore, ou du moins ceux qui ne le savent pas s’abstiennent d’en parler.

Ce n’est pas là pourtant le seul sujet d’étonnement que me présente le salon de 1810, analysé par M. Guizot. L’auteur, qui parle avec tant d’assurance des secrets techniques auxquels il n’a jamais pris la peine de s’initier, qui voit dans Prométhée le type de la statuaire, qui ne sait pas même de quels éléments se compose le corps humain, n’émet pas une idée générale sans la placer sous la protection de Vasari ou de Lanzi, de Lessing ou de Mengs. Or, parmi ces quatre écrivains, Lessing seul jouit de quelque autorité en matière esthétique, et cependant il ne faut accepter ses décisions qu’avec réserve, car il a vécu dans la région des idées pures plus souvent que dans le domaine des arts : il a plus souvent contemplé sa propre pensée que les tableaux et les statues dont il voulait parler. Vasari n’a de valeur que pour les renseignements biographiques : ses jugements sont empreints d’une emphase uniforme. Lanzi compte et pèse les témoignages dans son cabinet, et n’a pas, à proprement parler, de signification personnelle, et d’ailleurs il lui arrive trop souvent de parler des œuvres qu’il n’a pas vues. Quant à Mengs, c’est un rhéteur qui trouve pour tous les sujets des paroles abondantes, et je ne comprends pas que M. Guizot le cite à tout propos comme une autorité sans appel. Les préceptes dont l’application donne le plafond de la villa Albani ne méritent aucun crédit.

Et, comme si ce n’était pas assez de prodiguer les citations de Vasari, de Lanzi, de Lessing et de Mengs, M. Guizot prodigue avec la même complaisance les citations de Milton. Heureux et fier de lire sans effort le Paradis perdu, il en détache des lambeaux et les propose aux peintres français, comme des programmes complets que le pinceau peut suivre fidèlement. Or aucun de ces lambeaux si riches, si éclatants, ne se prête aux conditions de la peinture. Toutes ces citations si éloquentes, qui éblouissent l’imagination, sont condamnées, par leur nature même, à demeurer sans retour dans le domaine exclusif de la poésie : le pinceau le plus habile ne réussirait pas à les traduire sous une forme vivante, et M. Guizot ne paraît pas s’en douter. Il écrase le lecteur sous une avalanche de vers anglais, et ne paraît pas prévoir l’inutilité absolue de son érudition, du moins pour la peinture. Sans doute il y a dans le Paradis perdu, comme dans la Divine Comédie, de nombreux sujets de tableaux. Sans parler des dessins de Michel-Ange empruntés au poète florentin et que le temps nous a enviés, qu’il me suffise de rappeler l’exemplaire sur vélin conservé à la bibliothèque du Vatican, et dont plusieurs pages sont ornées par la main de Giotto. Milton ne serait pas une source moins féconde qu’Alighieri ; mais il ne faut pas croire que toutes les pensées qui nous ravissent, sous la forme poétique, nous raviraient sous la forme pittoresque : c’est une erreur trop accréditée, qui ne peut enfanter que des tableaux sans valeur. M. Guizot, dans les citations nombreuses qu’il a empruntées à Milton, me semble partager l’ignorance commune, et je m’explique pourquoi il dédaigne le talent de Prud’hon.

Six ans plus tard, M. Guizot essayait de traiter une question d’esthétique générale et de marquer « les limites qui séparent et les liens qui unissent la peinture et la sculpture ». Malheureusement, dans l’espace de six années, le fonds de son érudition ne s’était pas accru. Je retrouve en effet, dans le morceau dont je viens d’indiquer le titre, toutes les idées développées à propos du salon de 1810. La pierre gravée qui représente Prométhée reparaît comme une démonstration décisive, et l’auteur semble heureux de reproduire cet argument. Or, pour l’accepter, il faut n’avoir jamais mis les pieds dans un atelier de sculpture. Tous ceux qui ont vu à l’œuvre David et Pradier savent très bien que le statuaire, en copiant le modèle, ne se croit pas obligé de construire le squelette avant d’attacher les muscles. Ce renseignement est si vulgaire, que je m’étonne d’avoir à le rappeler.

Toute l’argumentation de l’auteur sur les affinités et les différences de la peinture et de la sculpture se réduit à cette double formule : la sculpture ne doit exprimer que des attitudes calmes ; la peinture peut exprimer tous les genres d’action. J’avouerai que cette double formule est très loin de me satisfaire. La première partie n’est pas exacte ; quant à la seconde, elle est tellement vague, qu’elle échappe à toute discussion. M. Guizot a beau citer Lessing, Mengs, Émeric David, il n’arrive pas à démontrer que le groupe de Laocoon rentre dans sa définition. Que les trois auteurs de ce groupe si vanté, car chaque figure porte une signature particulière, aient soumis l’expression de la douleur aux lois de l’harmonie linéaire, c’est une vérité hors de doute ; mais il n’est pas moins évident que le grand-prêtre et ses deux fils étreints par les anneaux du serpent contredisent la définition de M. Guizot. Lors même que nous ne saurions pas, par le témoignage des historiens, que Pythagore de Rhèges s’était illustré par la représentation de la douleur, l’œuvre d’Agésandre suffirait pour établir que l’antiquité ne s’est pas interdit, dans la statuaire, l’expression des mouvements violents. Malgré le sacrifice fait à l’harmonie linéaire, la figure de Laocoon se débat sous l’étreinte du reptile. Si, au lieu de consulter les livres, M. Guizot avait consulté les galeries, il n’eût pas commis cette méprise. Personne assurément ne contestera la valeur du groupe placé dans la Tribune de Florence ; or ce groupe représente deux lutteurs. Harmonieux sous quelque aspect qu’on l’envisage, il ne viole aucune des lois de la sculpture, et je défie le plus habile de mettre ce groupe d’accord avec la définition de M. Guizot.

Il serait trop facile de prodiguer les arguments qui renversent cette théorie : qu’il me suffise de citer les métopes du Parthénon et les bas-reliefs de Phigalée ; qui oserait, dans une telle question, récuser l’autorité de Phidias ? Eh bien ! comment l’auteur s’y prendra-t-il pour démontrer que le Combat des Lapithes et des Centaures, se compose exclusivement d’attitudes calmes ? Les tympans et la frise du Parthénon lui donneraient raison ; les métopes réfutent victorieusement son assertion. Le Combat des Amazones rapporté de Phigalée, sans appartenir, comme les Lapithes et les Centaures, à l’âge d’or de la sculpture, n’est pourtant pas à dédaigner. Si l’exécution laisse beaucoup à désirer, il faut bien reconnaître que les mouvements sont généralement vrais, et que l’énergie n’enlève rien à la beauté des lignes. Ainsi la théorie de M. Guizot est battue en brèche par l’histoire.

Quant à la définition de la peinture, elle défie avec le même succès le blâme et l’approbation. Dire en effet que la peinture peut aborder tous les sujets, c’est une vérité trop vraie. Sans doute le champ offert au pinceau est infiniment plus vaste que le champ offert au ciseau ; mais, si l’on néglige d’énumérer les conditions auxquelles la peinture est soumise, on n’enseigne au lecteur rien qu’il ne sache depuis longtemps. Il ne s’agit pas de comparer entre eux les moyens matériels employés par la peinture et la statuaire, de rappeler que le spectateur peut tourner autour d’une statue, tandis qu’un tableau n’offre aux yeux qu’une surface plane. Autant vaut affirmer que l’air et l’eau ne se ressemblent pas. Ce qui importe, c’est de déterminer quels sont les sujets permis, quels sont les sujets interdits à la peinture, car le pinceau, plus libre sans doute que le ciseau, ne peut cependant pas aborder tous les sujets. S’il lui est donné d’exprimer tous les genres de mouvements depuis les plus gracieux jusqu’aux plus violents, il y a dans l’intelligence humaine bien des pensées qu’il ne rendra jamais. Or M. Guizot n’a pas songé à marquer la limite où finit le domaine de la peinture. Tout entier au plaisir de suivre dans ses dernières conséquences sa double définition, il paraît croire que la peinture peut aborder tous les sujets, que la couleur peut lutter avec la parole. C’est à l’histoire qu’il appartient d’éprouver cette théorie, et l’histoire nous répond que la peinture doit parler aux yeux avant de parler à l’esprit. Vainement rappellerait-on qu’Albert Dürer, Poussin et Rubens ont trouvé le moyen de personnifier des idées purement philosophiques ; l’exemple de ces trois grands maîtres ne change rien à la nature des choses. Quand ils ont personnifié des idées purement philosophiques, ils ont toujours pris soin de les transformer avant de nous les offrir. Une fois incarnées dans une figure, dans une action, ces idées appartiennent à la peinture aussi bien qu’à la philosophie ; et, comme toutes les idées ne se prêtent pas à cette incarnation, j’en conclus que le domaine de la peinture n’est pas indéfini. La seconde formule de M. Guizot n’est donc pas plus vraie que la première, car soumise à l’épreuve de l’histoire, elle s’écroule et se réduit en poussière.

Aussi je ne m’étonne pas qu’ayant à parler de Raphaël, M. Guizot ait gardé les habitudes purement littéraires de son esprit. N’ayant pas vécu dans les ateliers, il n’en connaît ni la langue ni le travail. Il parle de Raphaël comme un homme qui a plus d’une fois feuilleté Vasari et Lanzi, mais qui n’a jamais songé à vérifier par ses yeux les affirmations du biographe et de l’historien. Sans doute Vasari offre une lecture pleine d’intérêt et de profit ; sans doute Lanzi a réuni dans un petit nombre de pages une foule de documents précieux : il est donc utile de consulter Vasari et Lanzi ; toutefois les renseignements qu’ils nous fournissent ne sauraient nous dispenser de l’étude des galeries et des ateliers. Il ne suffit pas en effet, pour développer le goût dont le germe peut se trouver dans notre intelligence, de voir, de contempler, d’analyser les œuvres accomplies : il faut encore assister à l’enfantement de la pensée qui veut se traduire par la forme ou la couleur. C’est à cette condition, seulement, qu’il est permis de comprendre les maîtres de l’art et d’estimer avec impartialité ce qu’ils ont voulu, ce qu’ils ont fait. M. Guizot n’a pas tenu compte de cette nécessité ; aussi, quand il nous parle de Raphaël, nous devinons sans peine que toutes ses paroles sont puisées dans les livres. Il ne dit rien qui révèle la connaissance des galeries et des procédés de l’art. Lors même qu’il ne prendrait pas plaisir à citer les sources où il a puisé, le lecteur le moins pénétrant saurait à quoi s’en tenir sur l’origine de ses pensées. Si M. Guizot n’eût écrit que sur la peinture et sur la statuaire, son nom serait sans doute parfaitement ignoré, car, malgré la sagacité de son esprit, il ne pouvait deviner par la réflexion ce que nos yeux peuvent seuls nous enseigner. Il marchait sur un terrain qui ne lui était pas connu, et la souplesse de sa parole ne pouvait masquer son ignorance. Sa passion pour les idées générales ne réussit pas à dissimuler son dédain pour les faits particuliers, sans lesquels il n’y a pas d’idée générale vraiment légitime.

Le portrait de Léon X, la Vierge de Foligno, la Sainte Famille achetée par François Ier, ne suggèrent pas à M. Guizot une seule pensée qui lui appartienne. Quand Vasari et Lanzi ne conduisent pas sa plume, c’est l’histoire seule qui la conduit. Ainsi, au lieu de prendre le portrait de Léon X comme une œuvre d’art, il s’évertue à retrouver dans le masque du pape toutes les qualités, bonnes ou mauvaises, que l’histoire lui attribue. Je reconnais volontiers que son érudition est de bon aloi ; je regrette seulement qu’il la prodigue en pure perte. Quel que soit, en effet, le rôle joué par Léon X, il ne s’agit pas d’apprécier son caractère moral, mais d’estimer l’œuvre de Raphaël ; or, c’est ce que M. Guizot n’a pas essayé. Il se contente de rappeler les traits principaux dont se compose la physionomie de Léon X, et ne songe pas, un seul instant, à se demander en quoi consistent les mérites de cette peinture. Il est bon sans doute de savoir que le modèle qui a posé devant Raphaël unissait au goût des arts le goût des plaisirs ; mais cette notion, très utile en elle-même, ne signifie pas grand-chose lorsqu’il s’agit d’estimer le portrait de Léon X, et pourtant M. Guizot n’a pas quitté le terrain de l’histoire. En parlant de la Vierge de Foligno et de la grande Sainte Famille, il n’avait pas la même ressource. L’érudition historique n’avait rien à démêler avec ces deux tableaux. Les renseignements fournis par les biographes sont trop peu nombreux pour défrayer la discussion. Saint George et Jeanne d’Aragon sont pour lui des sujets plus fertiles, car il peut appeler à son secours la légende et l’histoire ; mais, il faut bien le dire, le jugement qu’il prononce sur ces deux ouvrages ne relève ni du goût ni de l’analyse.

Je n’ignore pas combien il est difficile de parler dignement de Raphaël. Après les pages sans nombre écrites depuis trois siècles sur un tel sujet, le désir de trouver des paroles nouvelles mène au paradoxe par une pente rapide. M. Guizot ne s’est pas exposé à ce danger : il n’a rien dit qui n’ait été dit plusieurs fois, et je ne le blâmerais pas, s’il eût trouvé moyen de rajeunir par la forme les pensées qui n’étaient pas nées dans son esprit. Malheureusement il s’est contenté de répéter ce qu’il avait lu, sans essayer de donnera ses souvenirs un caractère personnel. Signés d’un autre nom que le sien, ses travaux sur la peinture ne mériteraient pas une heure d’attention ; signés de son nom, ils excitent l’étonnement. Je me demande comment il s’est décidé à réimprimer des pages écrites en 1810, en 1816, en 1818, qui ne renferment pas une idée neuve, et qui nous offrent trop souvent des idées fausses. En parcourant ce volume où les redites coudoient les erreurs, il est impossible de ne pas se rappeler le conseil donné aux poètes par Boileau : il est trop évident que M. Guizot n’a pas d’amis prompts à le censurer. Il croit volontiers que ses moindres idées sont bonnes à recueillir, et ses amis l’encouragent dans cette croyance. Il a foi en lui-même, dans le passé comme dans le présent, et ne pense pas qu’il y ait lieu de réviser aujourd’hui, ou même d’annoter les jugements qu’il a prononcés à l’âge de vingt-trois ans. Satisfait de sa pensée à tous les moments de sa vie, il reproduit avec bonheur ce qu’il a dit dans sa jeunesse, et ne paraît pas se défier de l’opinion publique. S’il eût suivi le conseil de Boileau, il n’aurait pas ressuscité les pages dont je viens de parler, et qui certes ne méritaient pas de revivre. Tâtonnements d’un esprit élevé qui n’avait pas encore trouvé sa voie, elles pourront à peine intéresser quelques érudits : à coup sûr, elles n’intéresseront pas la foule. Il ne fallait pas les tirer de l’oubli, car elles ne servent qu’à montrer l’inaptitude de M. Guizot pour la discussion esthétique. Une telle preuve était au moins inutile.

II.

Dans le domaine purement littéraire, M. Guizot se trouve plus à l’aise. Il est certain que son travail sur Shakespeare est très supérieur à son travail sur Raphaël, et surtout aux considérations générales qu’il a cru pouvoir présenter sur la peinture et la statuaire. Pourtant, dans les pages mêmes qu’il a écrites sur Shakespeare, il abuse parfois de ses connaissances historiques ; je dis qu’il en abuse, et la chose n’est pas difficile à comprendre, car l’usage légitime de ces connaissances consisterait à éclairer la biographie du poète par le tableau rapide des événements au milieu desquels s’est produit son génie. Or M. Guizot, au lieu d’accepter pour l’histoire ce rôle modeste et sensé, s’attribue le droit d’exposer, à propos de Shakespeare, tout ce qu’il sait du règne d’Élisabeth ; et, comme il a compulsé tous les documents originaux qui nous révèlent cette époque mémorable, cinquante pages ne nous suffisent pas pour nous donner un échantillon de son savoir. Le règne même d’Élisabeth ne saurait contenter son ambition. Avant d’aborder l’Angleterre du xvie  siècle, M. Guizot nous répète avec complaisance tout ce que nous avons lu mainte et mainte fois sur les premiers temps du théâtre grec, sur les origines du théâtre en Europe, sur les mystères du moyen âge, si bien que, parvenu à la moitié de sa course, il n’a pas encore dit un mot de Shakespeare. Eschyle, Sophocle, Euripide, ont tellement absorbé sa pensée, qu’il semble avoir perdu de vue le poète de Stratford. Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que l’auteur, en résumant ses lectures, a trouvé moyen de semer çà et là plusieurs pensées très justes, et qui, pour être estimées selon leur valeur, ne demanderaient qu’à se montrer sous une forme plus précise. Toutefois ces pensées, quelle qu’en soit d’ailleurs la justesse, ont le défaut très grave de pouvoir figurer, avec un égal à-propos, en tête de tous les travaux qui se rapportent à l’art dramatique. Qu’il s’agisse de Calderon ou de Shakespeare, de Schiller ou de Goethe, de Corneille ou de Racine, ces prolégomènes offriront toujours le même intérêt, c’est-à-dire qu’ils pourront servir de préface à toutes les dissertations de même nature. C’est affirmer assez clairement que ces prolégomènes, en raison du développement qu’ils ont reçu, ne sont qu’un hors-d’œuvre. Concentrées en quelques pages, les vérités que M. Guizot a exposées nous prépareraient à l’intelligence de Shakespeare ; présentées dans une langue souvent confuse, elles ne réussissent qu’à nous distraire du sujet principal. En lisant tout ce que l’auteur nous raconte sur les origines du théâtre en Europe, nous oublions volontiers qu’il veut nous parler du théâtre anglais, et qu’il a choisi pour thème un des plus grands génies dont s’honore l’humanité. Il est sage sans doute, il est nécessaire d’étudier avec ardeur, de connaître complètement les causes d’un fait éclatant : cependant il faut savoir se contenir dans de justes limites, et présenter le fruit de ses études sans ostentation. Je ne veux pas rappeler la parole de Montesquieu : « Le génie abrège tout parce qu’il embrasse tout. » Cet argument, en effet, n’aura jamais aucune valeur dans la discussion. Le génie est un privilège que personne ne peut invoquer comme un devoir. Je me contenterai de rappeler les lois les plus vulgaires qui président à toute composition. Or, personne n’ignore qu’il faut établir une certaine proportion entre les diverses parties d’un raisonnement ou d’un récit : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée. Cependant M. Guizot paraît à peine l’avoir entrevue. Il parle avec tant de complaisance, je pourrais dire avec tant de bonheur et d’orgueil, des faits qu’il a recueillis sur le théâtre grec, sur le théâtre européen, que le théâtre anglais n’est plus qu’un point dans la discussion. Et lorsqu’il se décide enfin à nous parler de Shakespeare, nous ne lui prêtons plus qu’une attention assez indolente. Ce n’est pas qu’il n’explique, ne joue et ne juge dignement l’auteur d’Hamlet et d’Othello. Non seulement il le prend et le commente comme un homme qui depuis longtemps s’est nourri de sa pensée, mais il indique ses mérites et ses défauts avec une rare sagacité. Malheureusement, avant d’aborder le sujet principal de son œuvre, il a promené son intelligence sur un si grand nombre, de sujets, que nous voyons, tout au plus, dans Shakespeare un corollaire des théorèmes dont nous avons suivi la démonstration. Les prolégomènes généraux qui devaient éclairer une question spéciale ont acquis une telle importance, qu’ils forment par eux-mêmes une œuvre complète, et le lecteur n’attend plus rien lorsqu’il achève la dernière page de cet exorde démesuré.

C’est là sans doute un grave défaut, personne n’oserait le nier ; ce n’est pourtant pas le défaut unique de cette biographie. Je dis biographie, parce qu’il a plu à M. Guizot de baptiser ainsi son travail, bien que rien ne mérite moins une telle dénomination. Non seulement il n’a établi aucune proportion entre les diverses parties de son œuvre, mais il ne les a soumises à aucun ordre. Une fois en effet qu’il abandonne le terrain de la discussion générale pour étudier l’histoire du théâtre anglais au xvie  siècle, il prend pour méthode le caprice et le hasard. Il entasse pêle-mêle tous ses souvenirs et va de l’anecdote au raisonnement, du raisonnement à l’anecdote, sans prendre aucun souci de l’intelligence et de la patience du lecteur. La logique joue un rôle si modeste dans l’enchaînement de ses pensées, que la plupart des pages n’ont pas de place nécessaire, c’est-à-dire que la seconde ne procède pas de la première ni la troisième de la seconde : en d’autres termes, l’argumentation manque de rigueur. Or, une telle méthode, appliquée avec persévérance ou plutôt avec insouciance, ne peut captiver l’attention du lecteur. Et en effet, malgré la nouveauté des documents réunis par M. Guizot, la Vie de Shakespeare fatigue bientôt l’esprit le plus fermement résolu à s’instruire. Les révélations les plus inattendues, qui nous offriraient un vif intérêt, si le rang qui leur est assigné était réglé par la logique, perdent la moitié de leur puissance, grâce au caprice de l’auteur. Nous avons beau reconnaître qu’après avoir étudié Rowe, Steevens, Johnson, Malone et Drake, il n’a regretté ni temps ni veilles pour ajouter quelques vérités nouvelles aux vérités laborieusement recueillies par ces esprits ingénieux : la patience ne tarde pas à se lasser, parce que l’auteur se promène au hasard dans le champ de l’érudition, au lieu de marcher d’un pas résolu vers un but déterminé.

Cependant il y a dans ce travail plusieurs parties très recommandables. Ainsi l’auteur explique très bien en quoi consiste le mérite des comédies de Shakespeare. Il montre clairement, que ces comédies ne doivent pas être jugées d’après le type consacré en France par le génie de Molière. Ce serait en effet une souveraine injustice de vouloir estimer le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira, en les comparant aux œuvres de Plaute et de Térence. Les comédies de Shakespeare ne relèvent que de la fantaisie ; il ne faut donc pas leur demander la peinture des mœurs ; ce serait se condamner à méconnaître les qualités précieuses qui les distinguent. La fantaisie peut-elle et doit-elle régir absolument la comédie ? Je ne le pense pas, et mon avis sera sans doute partagé par la majorité des lecteurs. Aristophane, lors même qu’il paraît s’abandonner tout entier à la fantaisie, n’oublie pas les vices et les ridicules de son temps. Shakespeare, en écrivant ses comédies, ne s’est pas préoccupé un seul instant de la société anglaise du xvie  siècle. Vouloir le juger, d’après les principes de notre poétique, serait donc tout simplement faire preuve de cécité. Deux hommes ingénieux, en Italie et en Allemagne, ont marché sur ses traces, tout en gardant l’originalité de leur pensée : Carlo Gozzi et Ludwig Tieck, et c’est à eux peut-être que nous devons la pleine intelligence des comédies de Shakespeare. M. Guizot, sans rappeler les travaux de ces deux poètes, a très bien caractérisé le génie comique du poète anglais. Les pages où il traite ce sujet difficile, quoique un peu verbeuses, laissent pourtant dans la mémoire une trace durable et précise. Il est impossible, après les avoir lues, de ne pas se sentir disposé à l’impartialité, et certes ce n’est pas un médiocre service rendu à l’esprit français que de préparer à l’intelligence du génie comique de Shakespeare, car chez nous, comme chez toutes les nations, la foule condamne volontiers comme extravagant, comme absurde, ce qu’elle n’est pas habituée à voir. M. Guizot, sans se prononcer sur le but légitime de la comédie, a défendu les privilèges de la fantaisie avec une grande richesse d’arguments, et lorsqu’il soutenait cette thèse, la foule n’était pas de son côté. Il y a trente ans, la France voyait encore dans la lecture de Shakespeare un danger pour le goût ; elle ne feuilletait ses œuvres qu’avec défiance. M. Guizot, au lieu de s’arrêter à discuter les plaisanteries de Voltaire, a traité franchement la question qui s’offrait à lui : il a montré comment et pourquoi il est possible de plaire et d’amuser, sans prendre la réalité pour point de départ. Il est vrai que cette démonstration ne lui appartient pas tout entière ; il est vrai que Wilhelm Schlegel avait déjà indiqué les principaux arguments dont s’est servi M. Guizot. Toutefois nous aurions mauvaise grâce à ne pas louer la clarté que l’écrivain a su mettre dans l’exposition de ces arguments. Il faut bien le reconnaître, la France, malgré le bon sens et la finesse qu’elle a montrés en mainte occasion, n’a pas compris aussi vite que l’Allemagne, les nations mêmes qui bornent son territoire. L’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, ont été pénétrées, expliquées, commentées au-delà du Rhin, longtemps avant qu’on s’avisât chez nous de les étudier. M. Guizot, qui, grâce à son éducation, savait ce qu’on pensait en Europe, a voulu dessiller les yeux du public français, et, pour accomplir son dessein, n’a rien trouvé de mieux que de nous présenter, sous une forme nouvelle, les idées exprimées sur le même sujet par Wilhelm Schlegel ; on ne saurait le blâmer, car ces idées, populaires en Allemagne dans toutes les universités, avaient pour nous le mérite de la nouveauté. Quoique Letourneur eût traduit les œuvres de Shakespeare deux ans avant la mort de Voltaire, le public français ne connaissait guère Ariel et Titania, lorsque M. Guizot entreprit de nous les révéler pleinement. Ainsi, quoi que nous prissions penser de l’ostentation avec laquelle il a prodigué son savoir historique, nous sommes forcés de louer la sagacité de son esprit. Les opinions accréditées aujourd’hui sur le théâtre anglais sont presque toutes puisées dans son travail. Les idées que la foule se passe de main en main comme une monnaie courante, c’est lui qui les a mises en circulation. Peu importe qu’elles appartiennent à Schlegel ; malgré la version française des leçons du professeur allemand, il est probable que Shakespeare serait encore, chez nous, ignoré ou méconnu du plus grand nombre, si M. Guizot n’eût pris la peine de nous l’expliquer.

Je regrette pourtant que l’auteur de ce travail ingénieux n’ait pas compris la nécessité d’opposer, à la fantaisie vagabonde de Shakespeare, le génie contemplatif de Molière. Cette comparaison était d’autant plus opportune, qu’elle pouvait servir à combattre les paradoxes que Schlegel a mêlés aux plus incontestables vérités. Ni Shakespeare, ni Gozzi, ni Tieck n’ont pu changer la nature de la comédie. Malgré les applaudissements très légitimes qu’ils ont recueillis, Molière, dans le domaine comique, leur est très supérieur, car il a trouvé moyen de concilier la gaieté avec la peinture de la vie réelle. Or, Wilhelm Schlegel n’avait pas craint de mettre le Roi de Cocagne au-dessus des Femmes savantes, et ce paradoxe méritait une réfutation : discuter la valeur littéraire de Legrand eût été peine perdue, mais il convenait d’opposer au Songe d’une nuit d’été l’École des Femmes ou le Misanthrope. Il n’était pas inutile de montrer que le génie de Shakespeare, malgré sa pénétration et sa fécondité, n’a pourtant pas entrevu la nature de la comédie. Les œuvres qu’il a baptisées de ce nom forment un genre à part, dont la poétique française ne s’est jamais occupée. M. Guizot s’est contenté d’indiquer cette distinction ; il eût agi sagement en la développant.

M. Guizot parle des tragédies de Shakespeare avec un discernement que je me plais à reconnaître. Il ne confond pas dans une commune admiration toutes les œuvres qui portent ce nom. Il préfère, et à bon droit, Othello, Hamlet, Roméo, Le Roi Lear, Macbeth. C’est une manière victorieuse de prouver qu’il a souvent lu et analysé les tragédies dont il nous entretient. Nous sommes trop souvent condamnés à voir l’admiration prodiguée sans réserve à toutes les pensées, à toutes les intentions de Shakespeare. M. Guizot, qui a longtemps vécu dans le commerce familier de ce poète privilégié, n’oublie jamais pourtant, que dans les œuvres mêmes du génie, il faut faire un choix. Il n’est permis qu’aux ignorants de mettre, sur la même ligne, les idées ébauchées et les idées complètement exprimées. Or Shakespeare, bien qu’il occupe dans l’histoire de la poésie dramatique un des rangs les plus glorieux, n’a pas toujours pris la peine de nous révéler ce qu’il voulait, sous une forme précise. C’est pourquoi je sais bon gré à M. Guizot d’avoir fait dans cette riche galerie un triage intelligent et sévère. Tout en reconnaissant les emprunts nombreux du poète de Stratford aux nouvellistes italiens, il a très nettement établi la part qui lui revient. Ouvrez en effet le recueil de Giraldi Cintio, lisez le récit qui a fourni les éléments d’Othello, il est incontestable que le conteur italien nous offre tous les incidents dont Shakespeare a fait usage ; mais quelle prodigieuse différence entre le récit et la tragédie ! Le récit de Giraldi contient sans doute le germe de la tragédie ; mais, pour féconder ce germe enfoui sous un tas de détails vulgaires, il fallait un génie puissant, et c’est ce que M. Guizot a très bien démontré. Entre Shakespeare et Giraldi, il y a toute la différence qui sépare le penseur du conteur. Giraldi indique à peine les caractères et ne prend jamais la peine de les approfondir : Shakespeare nous explique l’âme d’Othello, de Desdemona et d’Iago avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Le récit de Giraldi, lu et relu par une intelligence secondaire, ne serait devenu qu’un drame de boulevard ; élargi, métamorphosé par le génie de Shakespeare, c’est une des œuvres les plus belles, les plus émouvantes dont la mémoire humaine ait gardé le souvenir. C’est, par l’analyse surtout, que le poète anglais domine le plus grand nombre des poètes européens. Calderon, malgré l’abondance de ses pensées, demeure bien au-dessous de lui. M. Guizot, sans parler du poète espagnol, a très nettement caractérisé le mérite d’Othello. Toutes ses paroles révèlent la connaissance profonde du sujet qu’il traite. Il est si rare aujourd’hui de rencontrer un écrivain familiarisé avec les matières dont il parle, que nous saluons avec bonheur ceux qui marchent d’un pas ferme sur un terrain connu depuis longtemps. M. Guizot nous inspire pleine confiance ; nous sentons, en l’écoutant, qu’il ne dit rien au hasard. Chacune de ses paroles repose sur un fait contrôlé avec soin, et la confiance qu’il nous inspire ajoute une valeur nouvelle à toutes ses pensées.

Ce que j’ai dit d’Othello, je pourrais le dire avec une égale justesse de Roméo et Juliette. Tous ceux, en effet, qui ont lu le récit de Luigi da Porta savent très bien que la nouvelle italienne, malgré le charme ingénu de plusieurs détails, ne peut se comparer à la tragédie de Shakespeare. Le poète anglais a transformé Luigi da Porta, comme il avait transformé Giraldi Cintio. Il a pris dans le conteur le thème de ses paroles, mais ses paroles lui appartiennent tout entières, et personne n’aie droit de les réclamer. Luigi da Porta esquisse à peine les deux figures de Roméo et de Juliette, que Shakespeare a su revêtir d’une grâce enchanteresse. M. Guizot ne l’ignore pas et n’a pas eu de peine à le démontrer. Ce qu’il dit d’Hamlet mérite une attention particulière. Hamlet en effet, pour tous les esprits studieux, est à coup sûr l’œuvre la plus savante, la plus profonde qui soit sortie du génie de Shakespeare. Or, ici encore, les éléments fournis par l’histoire ont été métamorphosés par l’imagination du poète. Le récit de Saxo Grammaticus nous émeut sans doute ; mais quel abîme entre le récit et la tragédie de Shakespeare ! Saxo Grammaticus raconte les faits, Shakespeare a créé les caractères, et cette création marque sa place parmi les plus grands esprits.

Je regrette que M. Guizot, en parlant du Roi Lear k, ait négligé de comparer l’œuvre du poète anglais à l’Œdipe de Sophocle. Il aurait trouvé dans cette comparaison l’occasion toute naturelle de montrer en quoi le génie antique diffère du génie moderne ; il aurait pu insister sur la simplicité qui caractérise le génie grec, et cependant signaler de nombreuses analogies entre le poète d’Athènes et le poète de Stratford. Une telle comparaison n’eût pas été un pur jeu de rhéteur. Muni d’une solide érudition, M. Guizot n’eût pas manqué de la rendre intéressante. Les amis les plus sincères de l’antiquité ne peuvent méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la douleur du roi Lear, et je suis sûr que les lecteurs sérieux voient dans Cordelia la digne sœur d’Antigone.

Les drames historiques de Shakespeare, publiés sept ans après sa mort par ses camarades Heminge et Condell sous le nom d’histoires, ont suggéré à M. Guizot des réflexions pleines de justesse. Le critique français ne partage pas l’enthousiasme des critiques anglais pour ces ouvrages si populaires au-delà de la Manche, et je m’associe pleinement à ses réserves. Quelle que soit en effet la puissance déployée par le poète, il est hors de doute que, parmi ces histoires, Richard III peut seul se comparer à ses tragédies. La Vie et la Mort du roi Jean, Henri IV, Henri V, Henri VI, Henri VIII, sont des chroniques dialoguées. Le génie qui éclate dans plusieurs scènes ne suffit pas à racheter l’absence d’unité. C’est le cas de rappeler ce que disait le précepteur d’Alexandre en comparant l’Héracléide à l’Iliade : une biographie n’est pas une action. La colère d’Achille offre tous les éléments d’une épopée, tandis que la vie d’Hercule renferme le sujet de plusieurs épopées. Les histoires de Shakespeare ressemblent trop à l’Héracléide, et M. Guizot a très bien fait d’insister sur ce point.

Ce qu’il dit de Richard III, en le comparant à Henri VIII, mérite d’autant plus d’être signalé à l’attention que ces réflexions, bien que présentées en termes généraux et sous forme théorique, renferment la critique anticipée de tout ce qui s’est fait en France depuis vingt ans. Qu’avons-nous vu en effet sur la scène ? Les poètes qui se donnaient pour les disciples et les fils de Shakespeare n’ont guère consulté que ses histoires. ils ont entassé, comme lui, incidents sur incidents, sans se donner la peine de les relier, de les étreindre dans un nœud vigoureux. Ils ont mis l’unité d’action sur la même ligne que l’unité de temps et l’unité de lieu. Leurs œuvres peuvent se comparer à la lanterne magique ; ils n’ont qu’un but : exciter la curiosité. M. Guizot montre clairement que Shakespeare, en écrivant ses histoires, suivait le goût de la foule plutôt que son goût personnel, et n’a donné la mesure complète de son génie que dans ses œuvres tragiques. Les poètes qui ont écrit pour la scène française, depuis vingt ans, paraissent ignorer cette vérité. Ils substituent, avec une obstination acharnée, la succession des événements au développement des caractères, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas l’intervalle immense qui sépare Richard III de Henri VIII. Si je ne craignais pas de leur donner un conseil inutile, je leur dirais de lire et de méditer les paroles de M. Guizot. Ils trouveraient, dans les pages consacrées à Richard III, le secret de leur impuissance et de l’oubli qui proteste aujourd’hui contre les fanfares prodiguées à leurs ébauches. Le talent ne leur a pas manqué : ils ont revêtu de formes éclatantes des sentiments qui ne sont pas dépourvus de vérité, ils ont assoupli le langage et dégagé l’alexandrin des entraves inventées par le xviie  siècle ; mais ils n’ont pas compris que le théâtre vit d’action, et non d’événements. L’action se prête aux développements des caractères, tandis que les événements les dévorent et les engloutissent. La comparaison de Richard III et de Henri VIII établit, sans réplique, la légitimité de cette affirmation. C’est pourquoi je ne saurais recommander trop vivement les pages où M. Guizot discute cette question. Il n’y a pas une de ses paroles qui ne s’applique, avec une précision mathématique, aux œuvres écrites pour la scène française, dans les dernières années de la restauration et dans les premières années de la royauté nouvelle. Si Richard III est la seule histoire de Shakespeare qui puisse se comparer à ses tragédies, c’est que Richard IIl est le pivot de l’action, tandis que Henri IV, Henri V, Henri VI, baptisent l’action sans la conduire. Henri VIII, malgré l’énergie de son caractère, ne régit pas l’action tout entière ; les événements, dans la pièce qui porte son nom, tiennent trop de place pour que sa pensée se développe librement. M. Guizot a si nettement marqué la limite qui sépare les événements de l’action, que je renvoie à la lecture de son travail les poètes de notre temps. En étudiant ces pages nourries de faits et d’arguments vigoureux, ils comprendront pourquoi leurs œuvres, applaudies d’abord avec tant d’empressement, sont aujourd’hui oubliées et ne reparaissent que pour exciter l’indifférence.

Lors même que les pages de M. Guizot ne posséderaient pas d’autre mérite, il faudrait encore les recommander, car il n’est pas sans intérêt de voir les aberrations de l’imagination française, condamnées par l’analyse des œuvres de Shakespeare. Les poètes qui se donnent chez nous pour les régénérateurs de la scène prétendent suivre les leçons du poète de Stratford. Or M. Guizot, qui a longtemps vécu dans la familiarité de ce puissant génie, démontre, avec la dernière évidence, que ses tragédies sont très supérieures à ses histoires. Et comment le démontre-t-il ? En rappelant que, dans tout poème dramatique, le personnage principal doit servir de pivot à l’action. Hamlet, Othello, Macbeth, Roméo, le Roi Lear, satisfont pleinement à cette condition, tandis que les drames empruntés à l’histoire d’Angleterre n’en tiennent aucun compte ; Richard III fait seul exception. Les pages de M. Guizot sont donc une lecture pleine de profit. Tout ce qui s’est dit, depuis vingt ans, sur la poétique dramatique se trouve confirmé, ou plutôt se trouve prévu dans l’analyse des œuvres de Shakespeare. Jamais, je crois, l’unité d’action n’a été mieux défendue, jamais la curiosité excitée par l’entassement des événements n’a été condamnée plus sévèrement. Toutes les extravagances, toutes les puérilités qui ont excité, tour à tour, le rire et la colère des hommes de goût sont désignées d’avance à la réprobation par le biographe de Shakespeare. Malheureusement ces vérités si évidentes, si utiles, sont exprimées dans un langage qui fatigue trop souvent l’attention : il semble que l’auteur prenne à tâche d’amoindrir l’intérêt que méritent ses pensées. Au lieu de chercher pour elles des images vivantes qui nous charment et nous captivent, il s’obstine à prodiguer les termes les plus prosaïques. En nous parlant de poésie, il ne trouve pas une parole poétique ; il oublie constamment que la critique, pour ne pas lasser l’attention, doit emprunter ses pensées à la philosophie, son langage à la poésie. Content d’avoir raison, il ne prend pas la peine de persuader. Il traite le lecteur avec un dédain superbe, et s’adresse à l’intelligence sans jamais essayer de séduire l’imagination. C’est une méthode que je ne saurais approuver. Le travail de M. Guizot sur Shakespeare vaudrait deux fois ce qu’il vaut, si l’auteur savait revêtir sa pensée d’une forme poétique. Quant aux détails qu’il a prodigués sans mesure, il est évident qu’ils nuisent à la vérité même. Il eût mieux fait de restreindre le champ de ses investigations. La richesse de son savoir l’entraîne trop souvent au-delà des limites naturelles de son sujet ; il oublie volontiers la biographie pour l’histoire, et, quel que soit le plaisir avec lequel nous le suivons dans ce voyage à travers le passé, il nous arrive de souhaiter un guide moins savant, qui nous conduise plus vite au but marqué. Excellent sous le rapport historique, mais écrit dans un langage inanimé, ce travail n’a pas porté les fruits qu’il devait porter. Je ne m’en étonne pas, et ce que j’ai dit me dispense de toute explication : il faut, en effet, un certain courage pour suivre le développement des principes les plus vrais, lorsqu’ils sont exprimés en termes glacés.

III.

M. Guizot s’est essayé dans le champ de la philosophie. Les pages qu’il a écrites, sur l’immortalité de l’âme, semblent tracées par la plume d’un solitaire qui n’aurait jamais feuilleté un seul des livres écrits sur cette matière. L’auteur dogmatise avec emphase et ne réussit à prouver qu’une seule chose, c’est qu’il ignore la pensée des hommes qui l’ont précédé et n’a pas, lui-même, d’opinion parfaitement arrêtée sur le sujet qu’il a entrepris de traiter. Ces pages nous offrent à coup sûr une des lectures les plus stériles qui se puissent imaginer, Qu’enseigne-t-il en effet ? Il ne connaît pas et ne peut rappeler l’opinion des philosophes sur cette question délicate, et pourtant il prétend opposer les idées scientifiques aux idées populaires ; mais il est trop visible qu’il marche, à tâtons, dans une route mystérieuse et imprévue. Plein de confiance dans sa pénétration, il s’est donné pour mission de deviner, à la fois, les idées populaires et les idées scientifiques. Aussi je ne m’étonne pas de son double échec : il n’a pas étudié les instincts de la foule et ne saurait les analyser ; quant à la philosophie proprement dite, il ne la connaît guère que par les conversations de M. Stapfer, et, comme M. Stapfer n’a jamais porté son attention, d’une manière spéciale, que sur la philosophie allemande, il est tout simple que M. Guizot ne soit versé ni dans la philosophie orientale, ni dans la philosophie grecque, ni dans la philosophie du moyen âge. Arrivé à l’analyse des idées qu’il lui plaît d’appeler scientifiques, il se montre encore plus incertain, il hésite plus souvent encore que dans l’analyse des idées populaires ; il prétend tirer tout de lui-même, et ne prend pas la peine de feuilleter les livres où se trouvent exposés les systèmes qu’il veut juger. C’est une présomption singulière dans l’esprit d’un homme qui a franchi la jeunesse. M. Guizot a voulu voir s’il savait la philosophie, et nous a très bien prouvé qu’il j’ignore. Les pensées qu’il a réunies sur l’immortalité de l’âme ne relèvent, à proprement parler, ni des sentiments instinctifs de la foule, ni des théories conçues par la philosophie : c’est une collection de lieux communs qui n’apprennent rien aux hommes habitués à la réflexion, et qui ne suscitent aucune pensée inattendue dans l’âme des lecteurs étrangers à la science, c’est-à-dire que ces pages sont parfaitement inutiles. Il faut croire, pourtant, qu’il ne s’est rencontré personne d’assez franc pour dire à M. Guizot qu’il jouait sa renommée en parlant de philosophie, car dix ans plus tard, lorsqu’il entrait à l’Académie française, ayant à louer son prédécesseur selon l’usage traditionnel, il a prouvé qu’il avait à peine feuilleté les œuvres M. Tracy, et qu’il ne connaissait pas l’histoire de la philosophie française au xviiie  siècle. Il a mis sur le compte d’Helvétius et de Condillac les opinions de Hume et de Berkeleyl, comme s’il eût parlé devant des auditeurs incapables de redresser ses bévues. Or, si la foule a écouté avec indifférence ses affirmations téméraires, les esprits studieux qui, avant de traiter un sujet quelconque, prennent la peine d’en sonder les difficultés n’ont pu voir, sans étonnement, confondre dans un même anathème les doctrines sensualistes qui nient l’existence de l’âme, et le scepticisme qui va jusqu’à nier l’existence du monde extérieur. L’éloge de M. de Tracy dans la bouche de M. Guizot présentait quelque chose d’étrange. Le panégyriste ne connaissait pas le héros qu’il voulait louer. Ses pages sur l’immortalité de l’âme peuvent servir de préface au discours prononcé à l’Académie, J’y retrouve, en effet, le même dédain pour les enseignements de l’histoire, et j’ajouterai le même dédain pour l’intelligence de la foule. M. Guizot oublie que la foule ne se compose pas exclusivement d’esprits ignorants, et que, parmi ceux qui écoutent et qui lisent sa parole, il se trouve plus d’un juge familiarisé avec les questions qu’il traite si lestement. Pour ma part, je ne comprends pas qu’un homme qui a passé la meilleure partie de sa vie, au milieu des livres, s’abuse, à ce point, sur la crédulité de son auditoire ou de ses lecteurs, Je ne comprends pas que M. Guizot parle de l’immortalité de l’âme et de la philosophie française au xviiie  siècle, comme si personne n’avait encore étudié ces questions. Il est bon sans doute d’avoir foi en soi-même, car, sans la foi en soi-même, il serait impossible d’affronter l’indifférence ou le rire de la foule ; mais il ne faut jamais oublier que le savoir n’est le patrimoine et le privilège de personne.

Qu’il nous entretienne des doctrines de la philosophie sur l’immortalité de l’âme ou des théories françaises sur l’origine et le développement des idées, il étale avec ostentation le même dédain pour ses lecteurs et pour son auditoire. Qu’arrive-t-il ? Son incapacité, qui échappe à la foule, frappe les yeux des hommes qui ont vécu dans le commerce des philosophes, et la forme dogmatique de toutes ses pensées ajoute encore à leur surprise. Ils se demandent comment un esprit droit, qui a fait de la méditation sa plus constante, sa plus chère habitude, peut s’aveugler au point d’ignorer qu’il ignore la solution et jusqu’aux termes des questions philosophiques. Ils se demandent comment il n’a pas compris que la seule manière aujourd’hui, je ne dis pas de rajeunir, mais de traiter ces questions éternelles, inévitables, est de montrer l’impuissance de la physiologie à les résoudre. Si la physiologie, en effet, nous enseigne les fonctions de presque tous nos organes, elle ne sait rien nous dire touchant la formation de nos idées. Or, si les organes n’expliquent pas la pensée, pourquoi la pensée ne survivrait-elle pas à la division de la matière qui forme les organes ? Le rôle de la philosophie commence où finit le rôle de la physiologie. Nos organes, étudiés dans leurs formes et dans leurs fonctions, ne nous apprennent rien sur l’origine de nos connaissances ; pourquoi donc la faculté de savoir, d’imaginer, de conclure, serait-elle liée à la durée de nos organes ? Pourquoi n’existerait-elle pas par elle-même après la disgrégation de la matière ? Puisque la combinaison des éléments dont nos organes se composent n’explique pas la faculté de penser, pourquoi la dispersion de ces éléments s’opposerait-elle à la permanence de cette faculté ? Placées sur ce terrain, la physiologie et la philosophie peuvent se comprendre et se compléter mutuellement ; M. Guizot, en nous parlant de l’immortalité de l’âme, ne s’est inquiété ni de la physiologie, ni de la philosophie.

IV.

Toutefois il serait injuste d’estimer la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après les œuvres que je viens d’analyser. Ni les beaux-arts, ni la littérature, ni la philosophie n’étaient sa véritable vocation. C’est d’après ses travaux historiques, d’après l’Histoire de la Révolution anglaise, de la Civilisation européenne et de la Civilisation française, que nous devons le juger. Bien conseillé, il eût sans doute laissé dans l’ombre et dans l’oubli les pensées qu’il avait ébauchées sur les arts du dessin, sur la littérature, sur la philosophie, et qui n’appelleraient l’attention de personne, si elles n’étaient pas signées de son nom. Quand il s’agit de savoir ce qu’il représente dans le mouvement de l’esprit français, de mesurer ce qu’il a fait pour le développement de la vérité, ses travaux historiques doivent seuls nous servir de guides. Or, ces travaux se divisent en quatre parties bien distinctes : l’Histoire des Origines du Gouvernement représentatif en Europe, l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, l’Histoire de la Civilisation européenne, et enfin l’Histoire de la Civilisation française. Le premier de ces livres, malgré le nombre et le choix des documents qu’il offre à notre attention, ne suffirait pas pour fonder la renommée de l’auteur, car ces documents, triés d’ailleurs avec un soin scrupuleux, sont présentés sous une forme trop sèche pour prendre rang parmi les travaux historiques vraiment dignes de ce nom. Aussi ne prendrai-je pas la peine de les analyser. Je reconnais volontiers qu’il a fallu, pour réunir ces documents, une érudition rare ; cependant je croirais me rendre coupable d’injustice en estimant la valeur scientifique de M. Guizot d’après son Histoire des Origines du Gouvernement représentatif, car ce livre, à proprement parler, n’est qu’un memorandum, un ensemble de matériaux pour un livre qui n’est pas fait. Pour savoir vraiment la place que M. Guizot occupera dans le développement intellectuel de la France, il faut absolument l’étudier dans les trois ouvrages que j’ai nommés : la Révolution anglaise, la Civilisation européenne et la Civilisation française.

L’Histoire de la Révolution anglaise est un travail vraiment original. M. Guizot s’y était préparé de longue main par la publication des Mémoires relatifs à la révolution ; il avait traduit et analyse tous les documents qui se rapportent à ce sujet important : aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ait abordé ce thème difficile avec une complète sécurité, car il possédait magistralement tous les éléments qu’il devait mettre en œuvre. La préface seule qui précède son Histoire de la Révolution anglaise suffirait à montrer qu’il n’ignore aucune des parties de son sujet. Il a très nettement défini le caractère général de cette révolution : répondant aux détracteurs et aux admirateurs, il a marqué très clairement là placé qu’elle tient dans l’histoire de l’humanité. Il a prouvé sans réplique, il a démontré avec une évidence victorieuse qu’elle ne saurait se confondre avec la révolution française. Familiarisé depuis longtemps avec tous les moments de la biographie humaine, il n’a pas eu de peine à prouver que la révolution anglaise et la révolution française, accomplie cent quarante ans plus tard, sont deux événements profondément distincts. La révolution anglaise est venue cent vingt-neuf ans après la citation de Luther devant la diète de Worms, et je prends ici la décapitation de Charles Ier comme terme suprême de la révolution, c’est-à-dire que la révolution anglaise s’est accomplie au nom de la réforme religieuse. Cette révolution voulait introduire, dans l’ordre politique, la liberté que Luther avait proclamée dans l’ordre religieux. Il n’est permis qu’aux ignorants, et malheureusement le nombre en est encore bien grand malgré l’invention de l’imprimerie, de considérer la révolution anglaise comme un accident inattendu, comme un désastre imprévu qui a bouleversé l’ordre entier de la société. Tous ceux qui ont suivi d’un œil attentif le développement de la race bretonne, depuis la conquête romaine jusqu’à la conquête normande, depuis la royauté normande jusqu’à l’avènement des Stuarts, tous ceux qui connaissent les événements accomplis depuis le débarquement de Guillaume-le-Bâtard jusqu’à la grande charte jurée par le roi Jean, c’est-à-dire de 1066 à 1215, tous ceux qui ont étudié l’histoire des Tudors, savent très bien que la révolution anglaise n’est pas un fait inattendu. Non seulement elle était facile à prévoir, mais il était impossible de la prévenir. La révolution qui s’était opérée, dans l’ordre religieux, ne pouvait pas manquer de s’opérer dans l’ordre politique. C’est ce que M. Guizot a parfaitement montré. Bien que Henri VIII fût à coup sûr un interprète très infidèle de Luther, il était impossible que la liberté de conscience, proclamée même par un roi, ne se traduisît pas, tôt ou tard, en liberté politique. Reste à savoir pourquoi cette transformation, cette traduction s’est accomplie en Angleterre plus tôt qu’en France. M. Guizot pose et résout franchement cette question. Il montre aux plus incrédules que la France ne possédait, au xviie  siècle, rien de pareil à la charte jurée en 1215, et les preuves qu’il fournit sont tellement victorieuses, que les théoriciens les plus entêtés sont forcés de courber la tête. Au point de vue de la nécessité, la démonstration ne laisse rien à désirer. Ce qui s’est accompli en Angleterre de 1625 à 1649, était préparé de longue main, et pour s’étonner de la défaite de Charles Ier, il faut ignorer complètement l’histoire de la nation anglaise. M. Guizot a porté, dans l’exposition du sujet qu’il voulait traiter, une lucidité qui réunira tous les suffrages. Il ne laisse, en effet, aucune objection sans réplique. Il marche résolument au-devant de toutes les difficultés. Maître de son sujet, il en connaît tous les écueils et tous les dangers ; il les signale et les évite avec une sécurité, une habileté qui montrent en lui un pilote consommé. Son dessein est de prouver que la révolution française, fille de la révolution anglaise, ne s’est pas accomplie sous l’empire des mêmes causes, et la thèse qu’il soutient est tellement excellente, qu’il n’a pas grand-peine à prodiguer l’évidence.

En effet, si la liberté religieuse a joué un rôle considérable dans la révolution anglaise, il est permis d’affirmer qu’elle a joué un rôle très modeste dans la révolution française, ou que du moins elle avait changé de nom, quand elle a décidé la convocation des États généraux ; car en 1789, c’est-à-dire cent quarante ans après la mort de Charles Ier, il ne s’agissait plus, en France, de savoir si Luther avait raison contre saint Jérôme, mais bien de savoir si la philosophie avait le droit de se poser en face de l’Église. La question, comme on le voit, s’était singulièrement élargie. Aussi M. Guizot n’hésite pas à déclarer que la révolution anglaise n’a été qu’une révolution politique, complément nécessaire, complément inévitable d’une révolution religieuse, tandis que la révolution française, conséquence logique d’une révolution philosophique, a dû nécessairement revêtir un caractère social. Il y a dans les arguments employés par M. Guizot une telle évidence, je dirai même une telle splendeur, que je recommande la préface de son histoire comme une des manifestations les plus éclatantes de la raison humaine. Tout ce que le bon sens, tout ce que l’érudition pouvait suggérer, il l’a développé avec une rare intelligence, et je crois impossible de conserver l’ombre d’un doute après avoir lu l’exposition de sa pensée. Ses arguments sont empreints d’une telle sincérité, les faits qu’il allègue sont triés avec tant de discernement, qu’il est bien difficile de ne pas accepter son opinion comme souverainement vraie. Étant donné le développement politique de l’Angleterre, il était nécessaire que la révolution anglaise précédât de cent quarante ans la révolution française. Il n’y a là rien de fortuit, rien de capricieux ; c’est la marche naturelle des choses. En même temps, en effet, que la royauté achevait sur le continent la défaite de l’aristocratie, elle proclamait dans la Grande-Bretagne l’abaissement de la papauté. Il fallait donc bon gré, malgré, que l’abaissement de la papauté portât ses fruits dans l’ordre politique. La France, au xviie  siècle, n’était pas mûre pour une telle insurrection, je veux dire pour une telle émancipation. L’autorité de Louis XIV ne pouvait être contestée à l’époque où la domination de la cour romaine rencontrait de si tièdes résistances, car il ne faut pas oublier que, si la mort de Charles Ier a précédé de trente-trois ans la déclaration des libertés de l’église gallicane, trois ans après cette déclaration le roi prononçait la révocation de l’édit de Nantes. Il y a, dans le simple rapprochement de ces trois dates, une éloquence que les plus habiles arguments ne sauraient réfuter. Cette vérité si facile à saisir, M. Guizot a su l’entourer d’une évidence lumineuse, et personne, je crois, après avoir suivi le développement de sa pensée, ne pourra persister à voir, dans la révolution anglaise, une catastrophe infligée à l’humanité par la colère divine comme une juste expiation de ses fautes. Il faut y chercher, tout simplement, le développement logique des idées qui s’étaient produites depuis la charte jurée par le roi Jean.

J’insiste à dessein sur l’argumentation de M. Guizot, parce qu’il se rencontre aujourd’hui, dans la foule illettrée, deux classes de lecteurs dont l’autorité scientifique est nulle, et qui pourtant jouent un rôle désastreux dans la formation de l’opinion publique. Les uns condamnent sans pitié la révolution anglaise, comme ils condamnent l’invasion d’Attila, avec la même ignorance et la même sécurité, et la flétrissent comme un crime sans excuse ; les autres la glorifient comme un effort surhumain, comme une action héroïque, comme une action que le passé ne permettait pas de prévoir. M. Guizot, avec une sagacité rare, remet l’enthousiasme et l’anathème à la place qui leur appartient. À l’anathème il répond : Que signifie cette colère ? Ignorez-vous donc que depuis le roi Jean jusqu’à Henri VIII, l’élément démocratique s’est développé en Angleterre sans halte et sans relâche ? Ignorez-vous donc que sous les Tudors, les communes ont acquis un ascendant qui, sous les Stuarts, ne pouvait manquer de maîtriser l’autorité royale ? ignorez-vous donc que la charte de 1215, confirmée, remaniée, élargie du xiiie au xviie  siècle, devait tôt ou tard mettre en échec l’autorité royale ? Aux admirateurs de la révolution anglaise, à ceux qui voient dans cet événement mémorable un fait inattendu, une manifestation imprévue de l’énergie humaine, il répond : Croyez-vous donc que ce fait si légitime soit sans raison dans le passé ? croyez-vous donc que la défaite de la royauté soit un échec sans cause ? Remontez le cours des siècles ; Comptez les remontrances des barons à la royauté, comptez les transactions de l’autorité royale et de l’aristocratie, et vous comprendrez que la défaite de Charles Ier était préparée depuis longtemps, quand les prédications de Luther sont venues offrir une chance nouvelle au triomphe de la démocratie. Sans l’assistance de la liberté religieuse, proclamée à Wittenberg en 1517 et citée à la barré de la diète de Worms en 1520 par la puissance impériale, la liberté politique ne pouvait manquer d’amoindrir, d’énerver et de terrasser l’autorité royale en Angleterre. Luther, en fournissant à Henri VIII l’occasion de secouer l’autorité papale, n’a fait que hâter le triomphe de la cause démocratique. Tous ceux qui ont feuilleté les documents historiques ne conservent aucun doute à cet égard. M. Guizot, qui sait à quoi s’en tenir sur l’érudition de la foule, a réuni dans un cadre facile à embrasser toutes les preuves que la foule ignore. C’est un service qu’il a rendu au bon sens, à la vérité, et dont nous devons le remercier. Il ne faut jamais négliger d’exprimer sa reconnaissance aux hommes qui nous présentent, sous une forme claire et lumineuse, le fruit de leurs études persévérantes. M. Guizot a restitué à la révolution anglaise la place qui lui appartient dans l’histoire, ou, pour parler plus nettement, dans le développement de la raison humaine. C’est un titre assez glorieux pour que je me plaise à le constater. L’auteur n’eût-il pas rendu d’autre service à la science, sa place serait encore marquée au premier rang.

Ainsi la révolution anglaise ne peut se confondre avec la révolution française. Non seulement elle s’est accomplie cent quarante ans plus tôt, mais elle ne se proposait pas le même but et ne s’est pas accomplie dans les mêmes conditions. M. Guizot, avec une sagacité qui révèle chez lui la connaissance approfondie de toute la vie intérieure de la Grande-Bretagne, nous a montré que ce fait si grave n’avait rien d’inattendu, et nous a prouvé que la religion n’avait pas, dans cette tragédie, un rôle moins important que la politique. Et quand je parle de religion et de politique, je n’entends pas désigner seulement les théories qui embrassent la nature divine, les relations de l’homme et de Dieu, la destination et le gouvernement des sociétés : je veux désigner surtout les passions des partis qui traduisent dans le monde extérieur les théories religieuses et politiques. C’est la seule manière, en effet, de comprendre l’histoire, car les révolutions les plus légitimes ne se font pas en vertu des idées pures. Il faut que les passions viennent au secours de la vérité. M. Guizot ne s’est pas contenté de le comprendre ; il nous l’a expliqué avec une lucidité qui ne laisse rien à désirer. Je regrette seulement qu’il n’ait pas mis plus de vivacité dans le dessin des caractères. Ayant en main tous les éléments de la vérité, il s’en est servi avec trop de réserve et d’avarice. Puisqu’il connaît si bien le pédantisme de Jacques Ier, la frivolité fastueuse de Buckingham, pourquoi s’est-il abstenu de nous révéler tout entiers ces deux personnages ? Sa pensée, très vraie en elle-même, justifiée par des documents authentiques, serait encore plus vraie pour la foule, s’il eût pris la peine d’ajouter à l’évidence de la démonstration le charme du récit et des anecdotes : non pas que je conseille à l’historien de sacrifier la raison à l’imagination ; mais il est toujours utile de revêtir la vérité des formes de la vie, et je ne comprends pas que M. Guizot ait négligé cette condition si importante de l’histoire.

Le duc de Buckingham, si étourdi, si présomptueux, si hautain, plus encore que Jacques Ier, demandait un portrait tracé d’une main sûre, car si la tête de Charles Ier est tombée sous la hache, c’est sur le duc de Buckingham que doit retomber le sang du roi. Jamais courtisan n’a joué plus follement le sort de son maître et de son pays ; jamais favori n’a traité avec un dédain plus superbe, une insouciance plus insultante, les intérêts publics. Je ne réussis pas à deviner pourquoi l’auteur, qui possède à merveille et connaît de longue main tous les faits qui ont rendu la révolution anglaise inévitable, qui a vécu dans la familiarité de tous les personnages de ce drame mémorable, s’est abstenu de les peindre et d’offrir à notre attention tous les traits caractéristiques recueillis par l’histoire. S’abstenir en pareil cas n’est pas faire preuve de sobriété, mais d’inhabileté. Le duc de Buckingham ne devait pas être esquissé en quelques lignes, mais dessiné avec un soin particulier. Ce personnage singulier nous explique, en effet, toute la conduite de Charles Ier. Le roi, qui a payé de sa tête son aveugle obstination, n’était dans les mains de son favori qu’une marionnette impuissante : M. Guizot le sait aussi bien et mieux que nous ; pourquoi donc s’est-il contenté de l’indiquer, au lieu de prodiguer les preuves sur lesquelles repose sa conviction ? Un homme qui a brouillé l’Angleterre avec l’Espagne parce qu’il n’avait pas réussi à la cour de Madrid, qui voulait mettre la France aux prises avec l’Angleterre pour punir Richelieu de sa clairvoyance, et verser le sang de deux nations pour triompher d’Anne d’Autriche, méritait bien un portrait. Je suis d’autant plus étonné de la réserve avec laquelle M. Guizot a traité cette partie si importante de son sujet, qu’avant d’aborder l’histoire de la révolution anglaise, il avait traduit et annoté tous les documents qui se rapportent aux années comprises entre 1625 et 1688. Il pouvait puiser, à pleines mains, dans cette moisson si abondante et si laborieusement amassée. En ménageant si résolument le trésor qu’il possédait, il n’a fait preuve ni de goût ni de hardiesse. Maître de son sujet, connaissant depuis longtemps tous les écueils qu’il devait rencontrer sur sa route, il n’avait pas à craindre la tentation des lieux communs si généreusement prodigués par les esprits vulgaires, si follement applaudis par la foule ignorante. La profondeur de son savoir, la netteté de ses souvenirs, la multitude des preuves qu’il avait réunies, le mettaient à l’abri d’un tel danger. Les lieux communs ne peuvent séduire que les rhéteurs, et les esprits sérieux, nourris d’études fortes et persévérantes, trouvent en eux-mêmes de quoi résister à ces puérils allèchements. Quand on a respiré l’air du passé, quand on a conversé avec les générations évanouies, on ne doit redouter ni le paradoxe, ni la banalité. La spectacle toujours présent des événements accomplis ne permet pas au pinceau de s’égarer. Je crois donc que M. Guizot s’est trompé, en négligeant de tracer le portrait complet de Buckingham ; cette tâche, fidèlement achevée, eût rendu plus facile la tâche qu’il avait entreprise : le favori nous eût expliqué le roi. La méthode qu’il a suivie, plus austère et plus séduisante peut-être pour un esprit habitué à dogmatiser, ne pouvait manquer de rebuter le plus grand nombre des lecteurs, et c’est en effet ce qui est arrivé. Dès les premières pages, chacun devine qu’il s’agit plutôt de l’exposition que du récit de la révolution anglaise. Comme la part faite à l’imagination est mesurée d’une main avare, comme l’auteur s’adresse à la seule raison, bien peu de lecteurs se résolvent à le suivre sans broncher, sans détourner la tête. Pour entraîner la foule sur ses pas, il n’avait qu’à nous montrer des hommes, au lieu de nous montrer des idées. Il ne l’a pas voulu et porte la peine de sa faute.

Cependant j’aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître que M. Guizot, malgré les lacunes que je signale, a su renouveler l’histoire de la révolution anglaise, sinon par la vivacité des portraits, par la rapidité du récit, du moins par la profondeur et la lucidité de l’analyse. Aucun des livres publiés en Angleterre, sur le même sujet, n’explique aussi clairement les desseins et les espérances des partis. Sous ce rapport, l’ouvrage de l’historien français mérite les plus grands éloges. M. Guizot a très bien montré que, derrière chaque parti politique, se trouvait un parti religieux, et que la réforme de l’état était liée très étroitement à la réforme de l’église. Ainsi le parti légal, qui croyait trouver dans l’application loyale et complète des lois promulguées par les prédécesseurs de Charles Ier la ruine des abus, qui ne songeait pas à fonder une société nouvelle sur l’anéantissement du passé, avait derrière lui le parti épiscopal, c’est-à-dire un parti qui, tout en blâmant l’autorité, la puissance exagérée des évêques, ne voulait pas cependant abolir l’œuvre de Henri VIII. Il est facile, en effet, de saisir la concordance parfaite du parti légal et du parti épiscopal. Le parti révolutionnaire, qui ne voyait pas, dans les lois sanctionnées par la monarchie, un remède aux maux qu’il voulait guérir et demandait aux communes des lois nouvelles, avait derrière lui le parti presbytérien, qui voulait substituer, au gouvernement épiscopal de l’église, un système hiérarchique d’assemblées coordonnées entre elles comme les rouages d’une vaste machine. Et en effet le parti révolutionnaire, tout en voulant réformer l’État, ne songeait pourtant pas à renverser la royauté. Sans doute il se proposait de modifier profondément la monarchie et les relations du pouvoir exécutif et du pouvoir parlementaire ; mais il ne rêvait pas la destruction de la monarchie. Le parti presbytérien professait en matière religieuse des principes analogues. Tout en substituant le gouvernement des assemblées au gouvernement épiscopal, il ne voulait cependant pas toucher aux dogmes de la foi anglicane. Ainsi les presbytériens et les révolutionnaires nourrissaient les mêmes espérances, caressaient les mêmes illusions. Enfin le parti républicain, dans l’ordre politique, avait derrière lui le parti républicain, dans l’ordre religieux. Les hommes qui n’avaient pas foi dans les promesses de la monarchie devaient naturellement choisir pour alliés les hommes qui, n’ayant foi ni dans l’autorité épiscopale, ni dans l’autorité des synodes, ne voyaient de salut pour l’église que dans le pouvoir des élus suscités par Dieu. Le parti républicain politique et le parti républicain religieux marchaient, de même pas, vers un but commun ; ils se défiaient du passé et voulaient fonder l’avenir sur la ruine du présent. Ainsi rien n’est plus facile à comprendre que l’union de ces deux partis.

M. Guizot, dans la division et la décomposition des idées et des passions qui se sont partagé la conduite de la révolution anglaise, a montré une sûreté de jugement, une pénétration, une finesse, qui feraient honneur aux historiens. les plus éminents. Malheureusement, sa pénétration a quelque chose d’impersonnel : il devine avec une sagacité rare les causes lointaines, les conséquences nécessaires et les conséquences probables de chaque événement ; mais il ne paraît pas prendre part aux choses qu’il raconte, il ne s’associe ni aux espérances, ni à la colère des hommes qu’il met en scène. On dirait qu’il n’appartient pas à la race des acteurs qui ont figuré dans ce drame sanglant. Il signale avec une froide impartialité les fautes du parti légal épiscopal, du parti révolutionnaire presbytérien, du parti républicain politique et religieux, et ne témoigne ni joie ni tristesse en présence des événements accomplis. C’est une noble faculté sans doute que l’impartialité ; mais il ne faut pourtant pas qu’elle réduise en cendres toute sympathie. Or M. Guizot, en exposant les diverses péripéties de la révolution anglaise, ne laisse pas deviner la moindre émotion. Quoique le sentiment moral soit chez lui très développé, il ne se trahit jamais qu’en maximes inanimées. Le triomphe ou la défaite du droit, la victoire ou la répression de l’injustice, ne lui arrachent jamais une parole d’enthousiasme ou d’affliction. Pour les esprits sérieux qui prennent en pitié toutes les émotions, c’est peut-être un mérite. Quant à moi, je ne saurais partager leur admiration pour cette sagacité austère qui ne voit dans les événements humains qu’une partie d’échecs, et condamne ou absout la conduite des personnages comme la marche des cavaliers ou des tours. Quelles sont en effet les conséquences naturelles, les conséquences inévitables d’une telle méthode ? Le sentiment moral, bien que réel et sincère, finit par se confondre avec le sentiment de l’habileté. Le juste et l’injuste deviennent, aux yeux du lecteur, adresse et maladresse. L’auteur a beau protester en quelques paroles sévères contre la défaite du droit, le lecteur oublie trop facilement cette protestation formulée avec tant de sobriété ; réussir du échouer deviennent pour lui synonymes de justice et d’injustice. L’historien qui veut populariser la vérité ne doit pas, ne peut pas se contenter d’approuver ou d’improuver les événements qu’il raconte ; il faut absolument qu’il donne à ses idées la forme d’un sentiment, à l’improbation la forme de la colère, à l’approbation la forme d’une vive sympathie. S’il persiste à parler comme parlerait un esprit pur, sans témoigner ni joie ni colère, il ne tarde pas à lasser l’attention, et le lecteur méconnaît bientôt les mérites réels qui le recommandent.

La figure de Cromwell est peut-être la seule qui ait tenté l’historien et lui ait suggéré la pensée de dessiner un portrait. Je ne dis pas qu’il ait accompli avec un succès complet cette tâche difficile ; je me plais du moins à reconnaître qu’il n’a pas craint de l’aborder. Il a très bien saisi et mis très habilement en lumière le mélange de fourberie et de sincérité, d’enthousiasme et de bouffonnerie dont se compose le caractère de Cromwell. Il avait sous la main, il tenait au bout de son pinceau tous les traits de ce modèle étrange ; s’il ne l’a pas offert à nos regards tel que l’histoire nous le montre, ce n’est pas faute de savoir, mais faute d’ardeur. Il connaissait parfaitement tous les vices et tous les mérites du Protecteur, mais sa passion pour l’analyse lui inspire un dédain profond pour tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à la vie politique ou religieuse. Sachant Cromwell sur le bout du doigt, il s’est contenté de l’indiquer, de l’esquisser à peine. J’en peux dire autant d’Henriette de France, immortalisée par son malheur et par l’éloquence de Bossuet. Nous aurions aimé à voir cette femme frivole intervenir par ses conseils étourdis dans le gouvernement du royaume ; nous aurions voulu assister, autant du moins que le permettent les témoignages authentiques, aux luttes soutenues par le bon sens du roi contre l’aveugle fierté de la reine. M. Guizot, qui avait feuilleté tous les documents, s’en est servi avec une sobriété obstinée : à peine pouvons-nous entrevoir le profil d’Henriette.

Enfin, quand il aborde le procès de Charles Ier, l’auteur éprouve une si grande répugnance pour la mise en scène, la nature de son esprit se prête si peu au récit des événements tragiques, et persiste si fièrement à demeurer dans la région des idées pures, qu’il se borne à transcrire les procès-verbaux de l’interrogatoire subi par le roi. Se défiant de ses forces, ne trouvant pas en lui-même la faculté de mettre en œuvre les documents qu’il a réunis, il les copie comme ferait un greffier, de telle sorte que le procès et la mort de Charles Ier deviennent, sous sa plume, une chose de pure érudition. Il sait et ne sent pas. Familiarisé avec les sources auxquelles il faut puiser, il trie avec discernement, sans émotion, sans joie comme sans tristesse, toutes les pages qui se rapportent à son sujet, et n’essaie pas de les transformer par la réflexion, par l’imagination ; la réalité lui suffit. Son esprit n’éprouve pas le besoin de s’élever jusqu’aux proportions d’une composition historique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les derniers moments de Charles Ier, tels que nous les trouvons dans le récit de M. Guizot, n’excitent en nous qu’une douleur passagère. Le narrateur est si peu ému, que le lecteur ne peut guère s’émouvoir. Il assiste au dénouement de cette tragédie, comme il écouterait le troisième terme d’un syllogisme. Les prémisses étant posées, la conclusion est tacite à prévoir, et la raison n’a pas à se troubler. Voilà le fruit de l’impartialité poussée aux dernières limites.

Cependant il ne faudrait pas juger la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après l’histoire seule de la révolution anglaise, car c’est dans son enseignement de la Sorbonne qu’il a donné la mesure complète de ses facultés. C’est là seulement qu’il a montré librement toute la sagacité de son esprit, toute l’étendue, toute la variété de son érudition. Pour estimer sûrement ce qu’il vaut, pour déterminer, avec sincérité, la place qu’il doit occuper dans l’histoire littéraire de son temps, il faut consulter ses leçons de 1828, 1829 et 1830. Ces leçons nous offrent l’intelligence de M. Guizot dans son développement le plus complet. Pendant ces trois années qui ont fondé sa renommée, il s’est proposé de raconter l’histoire de la civilisation européenne et de la civilisation française. Toutefois, il convient d’assigner des limites précises au premier de ces deux récits. L’Histoire de la Civilisation européenne commence à la chute de l’empire romain, et finit au début de la révolution française. Dans cet enseignement de trois années, dont la génération à laquelle j’appartiens garde un souvenir reconnaissant, l’auteur a décomposé, expliqué, commenté tous les faits accomplis depuis la grande invasion de 406 jusqu’à la convocation des États généraux, avec une pénétration, une lucidité que personne n’a jamais dépassées. Une objection se présente naturellement : pourquoi M. Guizot n’a-t-il pas raconté les faits avant de les commenter ? Cette objection, quelque grave qu’elle soit, n’a de valeur qu’aux yeux de ceux qui ne connaissent pas par eux-mêmes les leçons de M. Guizot, car il a pris soin J de dire à ses auditeurs : si vous ne connaissez pas l’histoire, étudiez-la. Je ne la raconterai pas, je me contenterai de l’expliquer. Il demeure donc bien entendu, que l’Histoire de la Civilisation européenne et l’Histoire de la Civilisation française ne sont pas des récits dans le sens vulgaire du mot. Les faits proprement dits tiennent peu de place dans cette double exposition. M. Guizot a voulu nous montrer les idées qui ont présidé à l’accomplissement des faits ; en d’autres termes, il a voulu nous montrer le développement individuel et le développement social de l’humanité. Dans l’Histoire de la Civilisation européenne, qui n’embrasse pas plus de quatorze leçons, il s’en est tenu au développement purement social, et n’a pas abordé la développement individuel. Personne sans doute ne s’en étonnera. Renfermer dans le court espace d’un volume la civilisation européenne n’est pas un problème facile à résoudre, et je conçois très bien que l’auteur, pressé par le temps, n’ait envisagé qu’une seule face de son sujet. Ce qui donne à ses leçons sur l’Histoire de la Civilisation européenne une valeur inestimable, c’est qu’il a marqué, avec une précision parfaite, l’origine, le sens et la portée de tous les événements accomplis. Parmi les livres publiés dans les principales langues de l’Europe, je n’en connais pas un qui marque plus nettement la différence qui sépare le moyen âge des temps modernes. Il y a, dans les leçons de M. Guizot, une passion pour les documents originaux qui marche résolument au-devant de toutes les objections, et qui ferme la bouche à l’incrédulité. Il règne, dans cet enseignement austère et paisible, une sérénité qui défie toute colère et se concilie toutes les sympathies. Les faits sont analysés avec une telle clarté, les principes exposés avec une telle évidence, que l’intelligence la plus rétive est obligée de se soumettre. Quelles que soient les doctrines personnelles de l’auteur, la décomposition et l’appréciation des faits ne nous permettent pas de les deviner. Il a vécu dans le commerce familier du passé, il nous offre les faits accomplis, tels qu’il les a vus, et nous ne pouvons pas songer un seul instant à contester sa véracité, car ses mains sont pleines de preuves, et tous les documents recueillis depuis le ve jusqu’au xviiie  siècle sont feuilletés par lui avec une sécurité magistrale. Son Histoire de la Civilisation européenne est, à mon avis, un des livres les plus instructifs qui puissent être offerts à la méditation, Il rappelle à ceux qui savent, et donne à ceux qui ne savent pas le vif désir de savoir.

Quant aux esprits frivoles qui se plaignent de ne pouvoir lire sans ennui l’Histoire de la Civilisation européenne, je ne perdrai pas mon temps à les consoler. Ils s’ennuient, parce qu’ils ne comprennent pas ; ils ne comprennent pas, parce qu’ils ne savent pas. C’est l’éternelle histoire de tous les esprits paresseux. Dans tous les ordres d’études, ces esprits indolents sont voués à la même destinée : en croyant faire acte de modestie, ils font acte de vanité. Ceux qui ne connaissent pas les quatre premiers livres d’Euclide, c’est-à-dire la théorie géométrique des figures, sont inhabiles à comprendre la théorie géométrique des corps ; c’est une conséquence logique de leur ignorance. Faut-il s’en étonner ? Assurément non. La théorie de la sphère ne se conçoit pas sans la théorie du cercle, de même que la théorie du cône ne se conçoit pas sans la théorie du triangle rectangle. Il faut que le travail porte en lui-même sa récompense, comme la paresse son châtiment. L’Histoire de la Civilisation européenne ne peut être comprise que par les hommes familiarisés avec l’histoire des faits accomplis, Pour s’en étonner, il faut être dopé d’une singulière présomption, Comment ! un homme d’une rare sagacité aura consacré vingt années de sa vie au dépouillement des documents originaux, et le premier venu, lettré ou illettré, s’attribuera le droit de comprendre les idées déduites de ces documents. Autant vaudrait vouloir comprendre la physiologie sans l’anatomie, c’est-à-dire les fonctions des organes sans l’étude préalable de leurs formes, l’astronomie, c’est-à-dire les lois qui régissent les corps célestes en raison de leur forme, de leur masse et de leur poids, sans la connaissance préliminaire de la mécanique rationnelle. L’évidence me dispense de toute discussion. Je me contente d’affirmer que M. Guizot a très bien jugé, très bien caractérisé tous les événements compris entre le ve et le xixe  siècle, il a traité avec un soin particulier les Croisades et la Réforme, et je dois avouer que je n’ai jamais vu ces deux grands faits aussi clairement expliqués. Lors même que l’Histoire de la Civilisation européenne n’aurait pas d’autre mérite, nous devrions encore la recommander à l’attention, car ces deux grands faits ont été trop souvent défigurés par l’ignorance et par la passion. M. Guizot leur a restitué le caractère qui leur appartient ; il a jugé le moyen âge et les temps modernes, dont les Croisades et la Réforme sont la plus haute expression, avec une impartialité qui ferait honneur aux plus grands esprits.

Arrivé à l’Histoire de la Civilisation française, comme il sent devant lui un plus large espace, il donne à l’analyse des faits un plus hardi développement. Je ne crains pas de le dire, la vie et la décadence de la race mérovingienne, la grandeur et la ruine de la race carlovingienne, l’avènement et le rôle de la race capétienne proprement dite, n’ont jamais trouvé un historien plus fidèle, plus zélé, plus pénétrant. La loi salique si souvent citée, si peu connue, est analysée par M. Guizot avec une clarté qui ferait envie aux juristes les plus consommés. Après avoir lu les citations qu’il prodigue, il est impossible de conserver l’ombre d’un doute sur la valeur politique de cette loi. Il est évident que le droit politique des nations régies par la maison de Bourbon repose sur une entorse donnée à la loi salique. Le testament de Ferdinand VII, attaqué comme une violation flagrante de la loi salique, n’a rien à démêler avec elle, car cette loi n’a statué que sur l’hérédité civile appliquée au territoire, et garde le silence le plus profond sur l’hérédité du trône. M. Guizot a très bien montré que l’avènement de la race carlovingienne était une seconde invasion, une seconde conquête ; et, quoique M. Augustin Thierry eût déjà mis en lumière les principaux faits sur lesquels repose cette démonstration, je dois dire que les arguments présentés par l’historien de la civilisation française sont empreints d’une certaine nouveauté, car il a trouvé moyen de glaner quelques épis, dans le champ que son prédécesseur avait moissonné d’une main empressée. Les capitulaires de Charlemagne n’ont pas été analysés par lui avec un soin moins scrupuleux ; il les a décomposés et rangés sous différents chefs, de manière à prouver que tous ces documents n’ont pas un caractère purement législatif. En feuilletant les in-folio de Baluze, il a vu que les capitulaires se rapportent à des sujets très divers, et j’ai lieu de croire que la plupart de ses auditeurs ont accueilli avec étonnement la classification qu’il établit. Il y a, en effet, parmi les capitulaires de Charlemagne, des actes d’une origine et d’une destination très diverses. Les uns s’occupent de matières religieuses ou politiques, les autres de matières administratives ou purement domestiques. Sans les preuves apportées par M. Guizot, le plus grand nombre des lecteurs ne sauraient à quoi s’en tenir sur la vraie nature des capitulaires. Les questions adressées aux missi dominici et les réponses qu’ils envoyaient à l’empereur ont été classées parmi les documents législatifs du règne de Charlemagne : nous devons remercier M. Guizot d’avoir réfuté une erreur si généralement répandue. Je ne dois pas oublier non plus le rôle du clergé catholique dans l’avènement de la seconde race, ou, pour parler plus clairement, dans la seconde invasion, rôle que M. Guizot nous explique plus clairement que tous les historiens précédents. Il est hors de doute que Winfried, plus connu sous le nom de Boniface, prêtre d’origine anglo-saxonne, a préparé par ses prédications, par ses négociations, l’avènement de la race carlovingienne. Or, jusqu’à présent la puissance de Winfried n’avait pas encore été mise en pleine lumière. M. Guizot a compris la nécessité de restituer à la seconde invasion son véritable caractère, et nous lui devons de connaître complètement le rôle joué par Winfried. Le clergé, qui avait agi si puissamment dans la première invasion de la race franke, comme l’a clairement démontré M. Fauriel dans son Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérants germains, n’est pas intervenu d’une manière moins énergique dans l’avènement de la seconde race. D’autres historiens avaient pressenti, avaient indiqué cette intervention : M. Guizot a le mérite de l’avoir démontrée avec une surabondance de preuves qui ne laisse rien à désirer. Enfin, et c’est, à mon avis, un des mérites les plus précieux de son enseignement, il nous a montré comment le dépérissement du gouvernement fondé par Charlemagne menait fatalement, inévitablement au système féodal. M. Augustin Thierry avait cherché, et croyait avoir trouvé les origines de la féodalité dans la diversité des races, un instant comprimées par la main de Charlemagne et se relevant après la chute du colosse impérial. M. Guizot, tout en acceptant la part de vérité contenue dans l’explication fournie par M. Thierry, la complète par les monuments législatifs de Charles le Chauve. Il prouve très clairement que la diversité des races ne suffit pas à expliquer le démembrement de l’Empire carlovingien, et que les capitulaires signés par les successeurs de Charlemagne, révèlent l’affaiblissement de l’autorité centrale et la division du territoire plutôt que la lutte des races

J’en ai dit assez pour montrer tout ce qu’il y a d’excellent et de fructueux dans l’enseignement de M. Guizot. La plupart des idées qui ont cours aujourd’hui, dans le domaine historique, n’ont pas d’autre origine., Envisagée sous le rapport scientifique, l’Histoire de la Civilisation européenne et de la Civilisation française peut prétendre au premier rang, et c’est un droit que personne ne voudra lui contester, l’auteur a interrogé les documents originaux avec la patience d’un bénédictin, et nous présente, sous une forme précise, ce qu’un esprit vulgaire démêlerait à grand peine dans ce chaos de pièces très authentiques, mais d’une lecture très laborieuse. Ainsi, comme savant, il a obtenu et devait obtenir des louanges unanimes ; mais l’histoire ne se réduit pas à la science. Il y a dans la tâche de l’historien deux parts bien distinctes : la connaissance des faits et l’art de les raconter. Or, si M. Guizot, dans le domaine purement scientifique, ne laisse rien à désirer, il faut bien avouer qu’il n’en est pas de même dans la narration. Autant il est à son aise dans l’Histoire de la Civilisation, autant il est gêné dans l’Histoire de la Révolution anglaise : toutes les idées sont les bienvenues de son intelligence ; tous les faits trouvent en lui un narrateur inhabile.

Quant au style de ses ouvrages, je suis forcé de le condamner. Bien que j’aie entendu classer M. Guizot parmi les plus grands écrivains de notre temps, je crois pouvoir affirmer qu’il ne s’est jamais occupé de style et qu’il regarde en pitié tous ceux qui descendent à ce vulgaire souci. À l’appui de mon opinion, j’apporte deux phrases qui peuvent servir de type et se trouvent répétées maintes fois dans l’Histoire de la Civilisation. Parlant de la réforme religieuse de l’Allemagne et de la révolution politique de l’Angleterre, l’auteur dit que ces deux progrès étaient liés à des situations diverses . Ailleurs, parlant de la ruine des institutions carlovingiennes, il dit que ces institutions, par la nature même des choses, ne pouvaient manquer de tomber dans une prompte décadence . Je ne prends pas la peine de rappeler le nom que les rhéteurs donnent à cette singulière locution. La citation du texte me suffit. Il est évident qu’un écrivain capable de telles méprises n’a jamais pris le style au sérieux. Quel sera donc le rang littéraire de M. Guizot ? Il comprend, il explique admirablement l’histoire et ne sait pas la raconter. C’est un historien savant à qui l’art a manqué pour populariser son savoir. Si ce jugement paraît sévère aux esprits inattentifs, j’ai la ferme confiance qu’il paraîtra juste aux esprits sérieux. Personne n’admire plus sincèrement que moi l’érudition et la sagacité de M. Guizot ; mais mon admiration ne ferme pas mes yeux à l’évidence. Connaître les faits et savoir les raconter exigent des facultés très distinctes. La connaissance des faits s’acquiert par un travail persévérant, l’art de les raconter est un don que le travail ne pourra jamais suppléer. Ce don précieux, M. Augustin Thierry le possède, M. Guizot ne l’a jamais possédé. Toutes les formes de la pensée humaine ont besoin d’une langue précise. Depuis Homère jusqu’à Euclide, depuis Thucydide jusqu’à Platon, il n’y a pas un ordre d’idées qui puisse se passer de l’analogie des images. Poésie, géométrie, histoire, philosophie, toutes les manifestations de l’intelligence ont quelque chose à démêler avec le style. Or M. Guizot ne connaît pas les lois du style ; c’est pourquoi son rang est marqué parmi les savants et les penseurs, et non parmi les écrivains habiles de notre temps.

Cette étude serait incomplète, si je ne parlais pas du talent oratoire de M. Guizot. S’il a exercé, en effet, une action puissante sur l’opinion publique par son enseignement de la Sorbonne, il n’a pas été moins grand à la tribune que dans la chaire. Il y a pourtant, dans ses discours les plus applaudis, un mélange singulier de hauteur et d’indécision. Il continue à la tribune l’œuvre qu’il a commencée dans la chaire : l’enseignement. Il ne semble pas parler à ses égaux, mais à ses disciples ; toutes ses périodes témoignent de la supériorité qu’il s’attribue sur son auditoire, et l’on devrait s’attendre à voir cet orgueil justifié par des principes immuables. Malheureusement les principes de l’orateur sont aussi mobiles que l’onde. À l’appui de toutes les thèses, quelles qu’elles soient, il se rappelle ou il invente une théorie complaisante. Ceux qui ont suivi ses luttes parlementaires savent combien je dis vrai. Il lui est arrivé plus d’une fois, dans la discussion d’une question importante, d’exposer avec la même clarté, la même vigueur, les arguments pour et contre. Fallait-il intervenir dans les affaires d’un peuple voisin ? il trouvait d’excellentes raisons pour l’affirmative ; fallait-il demeurer témoin impassible des événements qui s’accomplissaient aux portes de la France ? il ne plaidait pas avec moins de vivacité en faveur de l’immobilité : si bien qu’après cette double argumentation, l’auditoire ne savait quel parti prendre. Et pourtant la Chambre l’écoutait sans impatience. Pourquoi ? C’est que M. Guizot possède un talent oratoire de premier ordre. Malgré l’indécision qui se trouve au fond de presque toutes ses pensées, il sait prendre au besoin un air convaincu. Bien qu’il régente ses adversaires, il y a dans son accent tant de sincérité, que personne ne songe à se révolter contre le droit qu’il s’arroge. Il disserte parfois au lieu de discuter, et sa parole est recueillie avidement comme si elle contenait toute vérité. Pour obtenir et pour garder un empire si incontesté, il faut certes connaître tous les secrets de l’éloquence.

Pendant dix-huit ans, M. Guizot, malgré le ton hautain de sa parole, a remporté à la tribune des victoires nombreuses. Qu’on accepte ou qu’on répudie les théories qu’il a défendues, il n’est permis à personne de nier, ou de révoquer en doute, le talent singulier qu’il a déployé. Professeur de droit politique à la tribune comme il était professeur d’histoire dans sa chaire de la Sorbonne, il n’a jamais lassé, jamais épuisé l’attention. Pour juger ses discours, il ne faut pas les lire, car le style en est trop souvent pâteux ou diffus : il faut les avoir entendus. M. Guizot semble avoir eu toujours présente à la mémoire la réponse de Démosthène, au jeune Athénien qui l’interrogeait sur les devoirs de l’orateur : il a cultivé l’action avec un soin particulier. Son œil s’allume et flamboie, sa lèvre frémit, son geste impérieux prescrit le silence ; il possède tous les dons de l’orateur et du tragédien. Ses adversaires mêmes, tout en niant la valeur des idées sur lesquelles il s’appuie, sont obligés de proclamer sa puissance. Ses panégyristes ont loué sans réserve ce qu’ils appellent l’art d’élever le débat. Pour moi, je crois que M. Guizot a souvent abusé de cette faculté. En élevant le débat, il lui arrive d’oublier son point de départ, de noyer une question spéciale et précise dans un déluge de maximes générales applicables à toutes les questions. Cependant, malgré son penchant pour la déclamation, il occupe un des premiers rangs parmi les orateurs politiques de notre pays. On peut lui souhaiter plus de sobriété dans l’argumentation, plus d’éclat dans la parole ; les auditeurs familiarisés avec les luttes du Parlement anglais lui reprocheront d’agiter des questions au lieu de discuter les affaires : toutes ces objections, bien que très sérieuses, n’ôtent rien à mon admiration pour le talent oratoire de M. Guizot.

Nous pouvons maintenant résumer en quelques traits sa physionomie intellectuelle et le rôle qu’il a joué, je ne dis pas dans les affaires de notre pays, mais dans le développement des idées politiques. Son esprit, bien qu’habitué aux méditations les plus ardues, substitue parfois l’apparence de ta grandeur à la grandeur même, et ceux qui se résignent à jurer sur sa parole prennent volontiers l’ombre de la vérité pour la vérité vivante. Il y a dans l’austérité de son langage, dans le ton dogmatique de son argumentation, quelque chose de théâtral qui séduit, qui subjugue les hommes assemblés, et ne saurait obtenir l’assentiment du penseur solitaire. Il est donc permis de croire que M. Guizot ne sera pas, pour la génération qui nous suivra, ce qu’il est pour la génération présente : les lecteurs seront plus sévères que les auditeurs. Toutefois, malgré ces restrictions, que le bon sens prévoit, il comptera toujours parmi les esprits les plus élevés de la France.

IX. Michelet.

Je n’ai pas vu sans inquiétude M. Michelet aborder l’histoire de la révolution française. Ce n’est pas que les lumières lui manquent : sa vie est assurément une des vies les plus studieuses, son esprit un des plus savants de ce temps-ci ; mais il y a, dans la nature même de ses travaux, quelque chose qui contraste singulièrement avec le sujet nouveau qu’il a choisi. Ses études sur la Science nouvelle de Vico, recommandables à plus d’un titre, puisqu’il a su donner une forme nette et précise aux conceptions du philosophe napolitain, qui, dans le texte original, sont loin de posséder ce mérite, son Précis d’histoire moderne, analyse rapide et substantielle des trois derniers siècles, semblaient naturellement le préparer à la tâche qu’il vient d’entreprendre ; mais, disons-le franchement, son Introduction à l’histoire universelle, son Histoire de la République romaine, et surtout son Histoire de France depuis l’invasion germanique jusqu’à la mort de Louis XI, sont en contradiction manifeste avec le génie même de la révolution française. Pour comprendre tout ce qu’il y a de vrai dans notre assertion, il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps ; il suffit de se rappeler le caractère distinctif des œuvres que nous venons d’énumérer, et si à cette liste si nombreuse nous ajoutons les Origines du droit français et les Mémoires de Luther, l’évidence devient encore plus lumineuse. Oui, sans doute, M. Michelet a rendu accessibles à toutes les intelligences les principes féconds de la Science nouvelle, qui, sans lui peut-être, fussent demeurés le partage exclusif d’un petit nombre d’érudits. Il a résumé, interprété avec une lucidité merveilleuse les principaux événements accomplis en Europe depuis la prise de Constantinople par Mahomet II jusqu’à la convocation des États généraux à Versailles ; mais la manière toute mystique dont il a expliqué les origines du droit français, la forme légendaire qu’il a donnée aux principaux événements du moyen âge, ses commentaires confus sur la réforme religieuse du xvie  siècle, ne révèlent pas chez lui une grande aptitude à comprendre, à expliquer, à peindre, à raconter les combats livrés depuis la mort de Louis XVI jusqu’à la chute de Napoléon. Parlerai-je de son livre sur le Prêtre et la Famille, de son livre sur le Peuple, où ses instincts mystiques n’éclatent pas avec moins d’évidence ? à quoi bon ? Ces deux livres ne sont-ils pas les corollaires naturels, inévitables des précédents ouvrages de l’auteur ? Pouvait-on croire que M. Michelet ne porterait pas dans la philosophie morale, dans la philosophie politique les habitudes de son esprit, que nous connaissions depuis longtemps ? Eût-il été raisonnable d’espérer qu’en abandonnant le domaine des faits pour le domaine des idées, il se transformerait tout à coup et prendrait des habitudes nouvelles ; qu’il trouverait, pour la déduction et l’expression de ses pensées, une méthode plus rigoureuse, plus logique, plus claire ; qu’il renoncerait à la fantaisie, à l’extase pour s’en tenir à la démonstration de la vérité ? Assurément non ; il serait donc absolument inutile de nous arrêter à caractériser ces deux livres. Pour déterminer nettement jusqu’à quel point M. Michelet réunit les facultés nécessaires à l’historien de la révolution française, il nous suffit d’étudier avec attention et d’apprécier avec sincérité son Histoire de la République romaine et son Histoire de la France au moyen âge. C’est là, en effet, qu’il a donné pleine carrière à ses instincts ; c’est là qu’on peut prendre la mesure précise de son talent pour la narration.

Or, que signifie son Histoire de la République romaine ? À quoi se réduit ce livre trop applaudi il y a dix-huit ans, et aujourd’hui trop oublié ? N’est-ce pas tout simplement un hommage rendu aux travaux de Niebuhr ? Quoique l’historien français contredise, sur plusieurs points de détail, l’érudit allemand, quoiqu’il résolve à sa manière plusieurs questions déjà posées, déjà résolues par Niebuhr, n’est-il pas manifeste que l’historien français procède de l’érudit allemand comme l’effet procède de la cause ? Il est vrai que Niebuhr, à son tour, procède de Vico, et que M. Michelet connaissait directement, familièrement les principes du philosophe napolitain sur la succession et la génération des faits historiques. Il est vrai qu’on retrouve, dans l’œuvre de Niebuhr, toutes les idées de Vico sur l’époque mythique, sur l’époque héroïque, sur l’époque humaine de toutes les nations ; mais l’application spéciale de ces idées au peuple romain n’appartient pas en propre à M. Michelet. Quelque sagacité, en effet, qu’il ait déployée dans l’analyse et l’interprétation des textes, quelque originalité qu’il ait montrée dans la solution de plusieurs problèmes, il est impossible de ne pas reconnaître en lui un élève de Niebuhr aussi bien qu’un élève de Vico. Chez l’écrivain allemand comme chez l’écrivain français, c’est toujours et partout le même procédé, modifié seulement par le génie des définitions. J’admets volontiers la vérité des principes posés par Vico, sauf à discuter les conséquences extrêmes de ces principes, après la triple évolution mythique, héroïque et humaine ; cependant le procédé adopté par Niebuhr et suivi par M. Michelet convient-il à l’histoire ? Je ne le crois pas. L’historien allemand et l’historien français émiettent les légendes acceptées par Tite-Live, les réduisent en poudre ; mais leurs mains savent-elles trouver dans ces ruines les matériaux d’un édifice nouveau, plus solide, plus vrai, plus durable que les légendes de Tite-Live ? Hélas ! non ; nous marchons de ruines en ruines ; toutes les pierres séculaires qui semblaient unies ensemble par un ciment indestructible, séparées maintenant par une critique impitoyable, jonchent le sol, peuplé hier encore des grandes figures familières à notre jeunesse. Toutefois que nous donne Niebuhr, que nous donne M. Michelet en échange de ces figures qu’ils déclarent mythiques ? Après avoir réduit Plutarque et Tite-Live à confesser leur ignorance, leur crédulité, nous disent-ils où est la vérité, quels sont les faits dignes de croyance ? Mon Dieu, non. Tout-puissants pour détruire, impuissants à construire, ils défont l’histoire et ne la refont pas. Romulus, Numa, Ancus Martius, Tullus Hostilius, les Tarquins, le premier Brutus, s’évanouissent comme des ombres : nous attendons la lumière qui doit nous montrer, au lieu de ces figures menteuses, des acteurs vivants, des personnages réels ; mais la lumière ne vient pas, et la nuit s’épaissit autour de nous. L’historien s’acharne contre l’histoire, sape sans relâche toutes les traditions de l’époque mythique, savoure avec délices le malin plaisir de nous arracher une à une toutes les illusions de nos premières études, nous promène, nous égare dans ce monde de néant et de ténèbres, se rit de notre impatience et triomphe de notre désenchantement. Il y a certainement, dans ce travail de destruction, bien des idées ingénieuses et qui ont leur part de vérité ; mais à quoi bon recourir aux étymologies les plus savantes ? à quoi bon interroger les débris de la langue étrusque et de la langue osque pour trouver le sens d’un nom ? à quoi bon dédoubler les personnages comme les feuillets d’un vieux livre superposés, scellés ensemble, si les feuillets dédoublés demeurent, pour nous, aussi obscurs, aussi indéchiffrables que les feuillets réunis ?

Eh bien ! le croirait-on ? ce procédé emprunté à la Science nouvelle, à qui nous devons la ruine, la dispersion de toutes les légendes royales de Plutarque et de Tite-Live, et la nuit brumeuse où se confondent et s’effacent bien des figures de l’époque républicaine, M. Michelet n’a pas craint de l’appliquer à l’histoire de notre pays. Il a voulu retrouver dans les Mérovingiens, dans les Carlovingiens, dans les Capétiens, dans la branche des Valois, les moments historiques indiqués par Vico, c’est-à-dire la triple évolution mythique, héroïque et humaine. S’il n’a pas traité Clovis et Charlemagne, Pépin le Bref et Charles-Martel aussi cavalièrement que Romulus et Numa, les deux Tarquins et le premier Brutus, à coup sûr ce n’est pas le bon vouloir qui lui a manqué. Il a épluché Grégoire de Tours et Frédégaire comme il avait épluché Plutarque et Tite-Live ; ce n’est pas sa faute si les traditions germaniques ont fait meilleure contenance que les traditions romaines. Rendons-lui cette justice, qu’il n’a rien négligé pour dédoubler à leur tour les chefs de la première et de la seconde race. Si Charlemagne et Clovis ne s’évanouissent pas dans l’espace comme le chef de bandits appelé Romulus et le Lucumon appelé Tarquin, il faut tenir compte des douze siècles écoulés entre la fondation de Rome et l’invasion des Gaules par les Franks, et pourtant Charlemagne, dans le récit de M. Michelet, n’est tout au plus qu’un personnage de ballade.

Certes, ce n’est pas la connaissance des sources originales qui a fait défaut à M. Michelet ; il ne s’est pas contenté de feuilleter les documents recueillis avec tant de soin et de persévérance par dom Bouquet ; il les a lus et relus en entier à plusieurs reprises. Il les a interrogés dans tous les sens ; il leur a fait subir ce qu’on appelle dans la procédure anglaise un contre-examen ; il sait assurément tout ce qu’il est nécessaire de savoir pour écrire l’histoire des deux premières races, et cependant, parmi les quatre cents pages qu’il a consacrées aux cinq premiers siècles de notre histoire, il serait difficile d’en trouver cinquante qui soient empreintes d’un caractère vraiment historique. La pensée de M. Michelet se porte à la fois sur un trop grand nombre d’objets, et cette mobilité perpétuelle de l’intelligence rend, à vrai dire, toute narration impossible. Les rapprochements les plus ingénieux, qui peuvent plaire et séduire dans la conversation, jettent dans la trame du récit une singulière confusion, si bien qu’après avoir étudié attentivement dans le livre de M. Michelet l’ensemble des faits accomplis entre l’avènement de Clovis et l’avènement de Hugues Capet ; si toutefois il est permis de nommer du même nom deux moments historiques revêtus d’un caractère si différent, le lecteur ne garde en sa mémoire qu’un amas tumultueux d’idées, vraies en elles-mêmes pour la plupart, et qui, faute d’être ordonnées, perdent la moitié au moins de leur valeur et de leur évidence. De Hugues Capet à la mort de Charles VI, M. Michelet se montre à nous tel que nous l’avons vu pendant toute la durée des deux premières races. Les réformes administratives de Philippe-Auguste, la lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII, la vie mystique et militaire, les travaux législatifs de Louis IX, enfin le tableau désastreux de la France pendant la longue démence de Charles VI, sont présentés avec la même abondance d’érudition, et, je dois le dire, avec aussi peu de profit pour le lecteur. Tout en demeurant convaincus que l’auteur n’a rien négligé pour s’informer des faits qu’il a entrepris de raconter, nous regrettons sincèrement qu’il garde pour lui la meilleure partie des trésors entassés dans sa mémoire. Le récit du règne de Charles VII révèle dans le talent de M. Michelet un progrès manifeste ; c’est assurément la partie la plus vivante, la plus vraie, la plus nette, de ce long travail commencé depuis seize ans. Il est impossible de ne pas admirer, de lire sans émotion, sans attendrissement, toutes les pages qui racontent la vie et la mort de Jeanne d’Arc. L’auteur a eu sous les yeux toutes les pièces du hideux procès qui a tranché si cruellement cette vie héroïque et sainte ; il a puisé à toutes les sources pour réunir les éléments de la vérité, et, cette fois, je suis heureux de le dire, l’art vient en aide à l’érudition : les faits recueillis laborieusement dans les monuments originaux se déroulent avec rapidité sous les yeux du lecteur. Et pourtant, dans le récit même de la vie de Jeanne d’Arc, combien de fois M. Michelet ne se laisse-t-il pas emporter par ses instincts mystiques, bien au-delà des limites de l’histoire ! Combien de fois ne cède-t-il pas au puéril plaisir de multiplier les rapprochements imprévus ! Il me suffira de rappeler la comparaison si obstinément poursuivie du Christ et de Jeanne d’Arc. Dans la pensée de M. Michelet, Jeanne d’Arc n’est pas seulement une créature douée au plus haut point de toutes les vertus évangéliques : c’est le Christ même, le Christ transfiguré, non plus pour quitter la terre et remonter au ciel, mais pour quitter le ciel et redescendre sur la terre. Une telle comparaison, on le comprend sans peine, n’ajoute rien à la vérité du récit. Toutes ces images, tirées du Nouveau Testament, bien qu’il s’agisse de la vie d’une sainte, ne servent qu’à embarrasser le tableau de la France au xve  siècle ; parfois même ces images, en se multipliant, finissent par donner un caractère légendaire aux détails les plus réels, les plus précis. Cependant, malgré ces taches faciles à effacer, le règne de Charles VII peut être cité comme un des modèles les plus heureux de narration historique, comme un de ceux qui réunissent sous la forme la plus vive l’imagination et la science. Le règne de Louis XI, j’ai regret à le dire, n’a pas tenu toutes les promesses du règne de Charles VII. Il semble que M. Michelet, en mettant le pied sur le terrain de l’histoire moderne, se trouve dépaysé. Lui qui a résumé si habilement la vie politique et morale de l’Europe pendant les trois derniers siècles, on dirait que sa vue s’obscurcit, que sa langue s’embarrasse quand il s’agit de raconter la guerre du bien publie, la bataille de Montlhéry, la lutte acharnée de Louis XI et de Charles le Téméraire, la captivité de Péronne et la bataille de Nancy. Or, Louis XI est le premier roi français qui appartienne à l’époque moderne, quoiqu’il plaise à M. Michelet de voir en lui le dernier roi français du moyen âge. La différence que je signale entre le règne de Charles VII et le règne de Louis XI, importante en elle-même, puisqu’il s’agit d’un travail sérieux, accompli avec une rare persévérance, mérite d’autant plus qu’on s’y arrête, que les facultés requises pour comprendre et pour expliquer, pour peindre et pour raconter le règne de Louis XI, sont à peu près celles qu’on doit demander à l’historien de la révolution française. Dans la vie de Louis XI, en effet, la légende ne tient aucune place. La fantaisie, la passion, la rêverie, ne savent guère où se prendre dans cette suite d’actions si nettement marquées au coin de l’intérêt personnel, où la prévoyance et la ruse jouent le principal rôle, où la cruauté thème n’est qu’une forme de la prudence. Eh bien ! M. Michelet a cependant trouvé moyen de chasser du règne de Louis XI la clarté que l’histoire voulait, que les documents originaux fournissaient en abondance. Ayant à nous montrer cette figure si neuve, si originale, dont la finesse matoise contraste d’une manière frappante avec la physionomie passionnée, le caractère ardent, l’esprit imprévoyant de Charles de Bourgogne, il s’est complu, avec une prédilection singulière, dans le tableau de de la féodalité expirante. Ce tableau, sans doute, méritait d’être tracé avec un soin particulier, et je ne songe pas à reprocher à M. Michelet l’attention vigilante avec laquelle il a compté tous les orgueils que Louis XI voulait humilier, toutes les résistances dont il a triomphé, tous les châteaux forts qu’il a démantelés ; mais, tout en laissant à cette partie du tableau sa légitime importance, l’historien ne devait pas oublier les principes impérieux de la perspective. Il ne devait pas mettre, sur le même plan, tous les personnages engagés dans la politique de Louis XI comme ennemis ou comme auxiliaires. Pour raconter les faits accomplis dans toute leur vérité, et j’ajouterai dans toute leur simplicité, il était indispensable de placer au premier plan Louis XI et Charles de Bourgogne, et de reléguer derrière eux les autres figures. M. Michelet, en méconnaissant cette nécessité, en refusant de sacrifier, du moins quant à l’effet, les personnages secondaires, a jeté la confusion là où devait rayonner la clarté, et tout son savoir n’a servi qu’à lasser le lecteur, sans graver dans sa mémoire un souvenir durable et précis.

Ainsi les antécédents de M. Michelet ne semblaient pas le préparer à l’étude et au récit de la révolution française ; il avait sur tous ceux qui ont entrepris jusqu’ici cette tâche difficile un incontestable avantage, la connaissance complète de la vie politique de la France, depuis la conquête des Gaules par la race germanique jusqu’à la convocation des États généraux. Il n’était pas exposé, comme la plupart de ses prédécesseurs, à parler du passé d’après de vagues souvenirs, à mentionner l’âge de la monarchie comme une chose incertaine et confuse, à l’appeler, comme l’a fait plus d’une fois le plus illustre, le plus populaire de ses devanciers, tantôt la monarchie de quatorze siècles, tantôt la monarchie de dix siècles ; car il sait, année par année et presque jour par jour, tous les événements accomplis depuis Clovis jusqu’à Louis XVI. À coup sûr, la pleine possession d’un savoir si laborieusement acquis promettait au lecteur des explications précieuses sur les origines lointaines des faits qui se sont produits dans les dernières années du xviiie  siècle. Malheureusement l’étude vigilante de notre histoire tout entière, comme je crois l’avoir démontré, a exercé sur M. Michelet une action singulière, qui tient plus de l’éblouissement que de la vraie science. L’habitude constante de chercher partout des symboles, de personnifier toute une série d’événements dans une idée préconçue, d’interpréter tout homme et toute chose de façon à renfermer dans cette idée tous les accidents de la vie réelle, trouble en lui le sens historique. Sa prédilection pour Dante et pour Shakespeare, très louable assurément s’il ne s’agissait que de chercher dans les œuvres de ces deux puissants génies un terme de comparaison, pour estimer à leur juste valeur les œuvres littéraires de notre pays, l’empêche trop souvent de juger les hommes et les faits en eux-mêmes. Il est impossible, en effet, de raconter et de juger nettement, quand on s’efforce constamment de retrouver, dans les oppresseurs ou dans les opprimés, les personnages de Shakespeare ou de la Divine Comédie. Cette perpétuelle intrusion de souvenirs poétiques dans le domaine de l’histoire s’oppose formellement à la clarté du récit.

Si les six volumes déjà publiés par M. Michelet sur notre pays n’avaient pas suffisamment prouvé ce que j’avance, il ne serait plus permis de conserver le moindre doute à cet égard, après avoir lu l’introduction placée en tête de son nouveau livre. En effet, cette introduction, qui prétend résumer en quelques pages tout le passé de la monarchie, n’offre au lecteur aucune idée qui soit l’expression exacte des faits. L’auteur a divisé son travail en deux parties : partie religieuse, partie politique. On devait croire que cette division servirait à l’élucidation de la pensée, et pourtant il n’en est rien. Ce prétendu résumé n’est, à proprement parler, qu’une longue déclamation où le talent ne fait pas défaut, où l’on trouve même çà et là plus d’une page éloquente, mais qui n’enseigne rien aux esprits ignorants, qui ne rappelle rien à ceux qui savent. La misère, les angoisses du paysan affamé sous l’administration si vantée de Colbert ; la détresse et le désespoir de ces créatures humaines brûlant leurs champs et leurs vignes pour échapper à l’impôt qu’elles ne peuvent payer, broutant l’herbe des prés, mangeant la terre au lieu de pain, sont retracés en traits poignants ; mais, à côté de ce tableau si cruellement vrai, pourquoi ne pas placer le tableau, non moins vrai à coup sûr, des grandes choses accomplies sous l’administration de Colbert ?. Pourquoi s’obstiner à ne montrer que le mauvais côté de Louis XIV ? Pourquoi personnifier en lui l’égoïsme et la dureté ? Évidemment, dans ce passage de son introduction, M. Michelet a sacrifié la justice à l’effet oratoire. Dans la partie qui traite de la religion, l’auteur n’est pas moins partial ; il se complaît dans la peinture des vices du clergé ; il déroule sous nos yeux les scandales trop connus de l’Église gorgée de richesses, sans tenir aucun compte des bienfaits nombreux que la France doit à l’Église. Puis, se laissant entraîner bien au-delà des bornes de la vérité par le puéril plaisir de multiplier, de varier, de combiner les images, il arrive à confondre dans ses malédictions l’église et la foi chrétienne ; au nom des désordres commis par les évêques, il maudit l’Évangile. Il ne voit dans la parole du Christ qu’un instrument de servitude ; il oublie, par une étrange aberration, qu’une foule de grands esprits ont cherché, ont trouvé dans la loi nouvelle, annoncée au monde, il y a dix-huit siècles, le germe de toutes les libertés. L’histoire de Latude et le courageux dévouement de madame Legros occupent, dans cette introduction, une place beaucoup trop considérable. La captivité de Latude est à coup sûr un des épisodes les plus douloureux du siècle dernier, et le récit de ses longues tortures est pour beaucoup, sans doute, dans la haine du peuple contre la Bastille ; mais le devoir de l’historien n’était-il pas de placer en regard de cet épisode, de raconter avec les mêmes développements, avec la même complaisance, le mouvement intellectuel qui préparait l’émancipation politique de la France ?

Or, M. Michelet n’a-t-il pas méconnu ce devoir ? Les grandes figures de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Turgot, sont à peine esquissées ; on dirait que l’auteur craint de n’avoir pas assez d’espace pour Latude et pour madame Legros. Qu’arrive-t-il ? La seconde moitié du xviiie  siècle, dans ces pages animées d’ailleurs d’un sentiment généreux, se trouve complètement dénaturée ; la destinée entière de la France semble livrée au caprice du lieutenant de police ; un silence effrayant couvre la face entière du pays ; on n’entend que les gémissements qui s’échappent des cachots de la Bastille. Il y a, dans cette manière de comprendre les présages de la révolution, quelque chose de théâtral qui plaira sans doute aux rhéteurs. À ne considérer que l’effet de la mise en scène, on peut louer le talent de l’écrivain, vanter l’artifice avec lequel il a disposé ses personnages ; mais, de bonne foi, un pareil succès, de pareils éloges ont-ils de quoi tenter la conscience de l’historien ? Le spectacle de la monarchie et de la religion au moyen âge et dans les temps modernes, depuis saint Louis jusqu’à Mirabeau, tel que nous le présente M. Michelet, n’est qu’une pure fantasmagorie. On dirait que l’auteur s’est proposé pour but unique, non pas d’instruire, mais d’effrayer le lecteur.

M. Michelet a déjà terminé l’histoire de l’Assemblée constituante, c’est-à-dire la partie la plus sereine, la plus imposante de la révolution française. L’histoire de l’Assemblée législative, de la Convention et du Directoire est peut-être, aux yeux de bien des lecteurs, plus féconde en émotions ; mais la grandeur des principes posés par l’Assemblée constituante, les passions généreuses qui agitaient presque tous les cœurs, donnent à cette première assemblée un caractère auguste et majestueux qu’on ne retrouve ni dans la Législative, ni dans la Convention. L’auteur a compris toute la richesse du sujet qu’il avait à traiter, et je dois dire qu’il en a tracé plusieurs épisodes avec un incontestable talent. Il a surtout tendu avec une verve entraînante l’élan généreux qui couvrit la France entière de fédérations. Il y a dans le tableau de cette union fraternelle de toutes les pensées une sève, une abondance, un enthousiasme sincère, qui pénètrent le lecteur d’admiration et d’attendrissement. L’auteur est moins heureux dans la peinture des clubs, qui jouèrent sans doute un rôle immense dans la révolution, mais dont il a cependant trouvé moyen, le croirait-on ? d’exagérer l’importance. Dans son ardeur de tout saisir, de tout embrasser, il arrive à perdre de vue les idées générales qui dominaient alors, à leur insu, les esprits en apparence les plus indépendants, les caractères les plus spontanés. Ici, comme dans le tableau du moyen âge, la pensée de M. Michelet se divise, s’émiette, s’éparpille à l’infini ; en agrandissant le rôle des masses, il amoindrit tellement le rôle des acteurs principaux qui ont souvent obéi à la foule, qui plus souvent encore lui ont commandé, que l’attention ne sait plus où se fixer. Le désir de rendre à la multitude l’importance qui lui appartient l’entraîne parfois à d’étranges injustices ; il se plaît à transformer les acteurs en instruments, comme si une idée, pour être généreuse, une résolution, pour être héroïque, devait nécessairement venir de la foule et perdait sa grandeur en prenant le nom d’un homme. Pour les esprits impartiaux, le but que s’est proposé M. Michelet ne saurait être douteux ; il a voulu dépouiller de leur éclat, de leur prestige, les grandes figures que nous sommes habitués à regarder comme les maîtres de la multitude ; il a voulu mettre dans la rue, dans la rue seule, toute la puissance qui était à la tribune. Cette idée, qui, contenue dans de certaines limites, ne manquerait pas de justesse, puisque la rue a parfois imposé sa volonté aux orateurs les plus résolus, il la poursuit avec une obstination qui va jusqu’à l’aveuglement. Le peuple, dans sa pensée, a droit à une réparation ; il a été dépouillé de sa part légitime d’action par les historiens de la révolution française ; il est temps de lui rendre ce qu’ils lui ont ravi. Et, pour accomplir cette réparation, il fait de la tribune la très humble servante de la foule.

Il est difficile de suivre dans le récit de M. Michelet les travaux de l’assemblée. Les détails anecdotiques se multiplient, se pressent à chaque page ; mais l’histoire proprement dite, l’analyse des idées soumises à la discussion, le tableau des passions qui ont entravé le développement de ces idées, la nature et la portée des principes demeurés victorieux, sont presque toujours oubliés. En revanche, si l’histoire est absente, le roman occupe le premier plan. Oui, l’auteur a trouvé moyen d’introduire le roman dans le récit de la révolution. La fuite à Varennes et le retour à Paris de la famille royale sont traités par lui comme un vrai chapitre de roman. Il sait tout, non pas seulement ce qui a été vu, ce qui a été raconté par les acteurs, par les témoins, mais bien aussi et surtout les plus secrètes pensées, les sentiments les plus intimes de chaque personnage. Il lit dans le cœur de Marie-Antoinette et de Barnave, comme le poète dans le cœur des héros créés par sa fantaisie. Il prête à la reine, au jeune avocat, toutes ses émotions, tous ses souvenirs ; le lecteur ignorant peut croire à chaque instant qu’un aveu passionné va s’échapper de leurs lèvres.

L’entrevue de Mirabeau et de Marie-Antoinette est racontée comme le retour de Varennes. Les salons de madame Roland, de madame Condorcet, sont peints d’une façon attrayante, j’en conviens ; mais les pages que l’auteur consacre à ces deux femmes éminentes peuvent être considérées comme de véritables hors-d’œuvre. Ces deux chapitres, qui plairaient sans doute dans un roman, ne sont pas traités avec assez de sobriété pour trouver leur place dans une composition historique. Quelle que soit l’importance de ces deux salons, il était inutile de prodiguer les détails, comme l’a fait M. Michelet. Le portrait de Vergniaud donne lieu aux mêmes remarques. Sans doute, il n’est pas hors de propos de nous peindre la physionomie de Vergniaud, de nous le montrer comme pourrait le faire le pinceau ; mais à quoi bon nous parler de mademoiselle Candeille, de sa passion pour Vergniaud, et du succès de la Belle Fermière ? Mademoiselle Candeille a-t-elle joué un rôle dans la révolution ? A-t-elle déterminé ou modifié la conduite de Vergniaud ? Quant au portrait de Marat, M. Michelet lui a donné des proportions que rien ne justifie. Au lieu de se borner à nous présenter Marat sur la scène politique, il a écrit sur cet homme étrange une véritable notice biographique. Il prend la peine de nous raconter ses premières années, son éducation, d’analyser ses travaux scientifiques, comme si Marat avait sa place marquée entre Lagrange et Laplace. Les extraits qu’ils nous donne sont curieux sans doute ; mais ces extraits, qui dans un travail purement littéraire éveilleraient l’attention, jetés au milieu d’une narration historique, n’excitent que l’impatience. Le lecteur qui prend au sérieux le récit commencé ne s’arrête pas volontiers en chemin. L’histoire est un genre trop sévère pour se prêter à toutes ces distractions. Les épisodes qui ne se relient pas étroitement au sujet, principal doivent être répudiés, sans pitié, et M. Michelet l’a trop souvent oublié.

Le nouvel historien de la révolution française a donc failli à sa mission. Notre inquiétude n’était que trop légitime. Malgré ses études si persévérantes, malgré ses travaux si nombreux, si variés, malgré trente années consumées dans la contemplation de passé, M. Michelet ne paraît pas comprendre bien nettement les devoirs de l’historien. Quand il raconte, et il raconte rarement, il cherche, il obtient des effets qui n’appartiennent pas au genre historique. Il se propose d’émouvoir à tout prix. Or, l’émotion qui ne naît pas de l’expression même de la vérité, qui a besoin, pour envahir l’âme du lecteur, de tous les artifices de l’imagination, doit être bannie sévèrement de l’histoire. Mais ce n’est pas le seul reproche que nous puissions adresser à M. Michelet. Le récit proprement dit, simple, austère ou paré de couleurs poétiques, le récit en lui-même semble répugner à son intelligence. Le précepte de Quintilien s’est effacé de sa mémoire : « On écrit l’histoire, dit Quintilien, pour raconter et non pour prouver. » Ces paroles ont été, il y a quelques années, détournées de leur vrai sens ; on a voulu y voir un arrêt contre l’intervention de la philosophie politique dans le domaine de l’histoire, et cette pensée n’est jamais entrée dans l’esprit de Quintilien. Un écrivain habile, à l’abri de ces paroles ainsi interprétées, a transcrit ou paraphrasé Froissart, et il s’est rencontré des lecteurs complaisants qui ont pris son œuvre pour une œuvre d’histoire ; mais, ramenées à leur vrai sens, rapprochées des modèles d’après lesquels Quintilien rédigeait ses préceptes, elles renferment la vraie définition de l’histoire. La narration est le but principal ; le jugement des faits est-il interdit à l’historien ? Comment le croire ? comment oser prêter à Quintilien un si étrange paradoxe ? La manière dont il apprécie les historiens d’Athènes et de Rome ne permet pas de lui imputer une pareille hérésie. Raconter sans juger, c’est n’accomplir que la moitié de la tâche imposée à l’historien ; mais le récit forme, à coup sûr, la première partie de cette tâche. Or, M. Michelet, dans son Histoire de la Révolution, néglige trop souvent le récit pour l’argumentation, pour le pamphlet. Il ne se contente pas d’indiquer dans le passé les événements qui contiennent une leçon pour le présent, il ne se borne pas à signaler les termes de comparaison ; là où il devrait ne chercher qu’un enseignement salutaire, il cherche une arme contre les opinions qui le blessent, contre les principes qu’il veut combattre. Un tel procédé ne va pas à rien moins qu’à dénaturer complètement le caractère de l’histoire. Le récit du passé, écrit d’une main sévère, tracé avec impartialité, peut fournir des armes à tous les partis ; mais ce n’est pas à l’historien qu’il appartient de transformer en arsenal le souvenir des générations évanouies.

Les passions politiques n’ont rien à démêler avec l’histoire. La comprendre ainsi, c’est renverser la définition donnée par Quintilien, c’est dire que l’histoire s’écrit non pour raconter, mais pour prouver. Cette méthode, si toutefois il est permis de décorer d’un tel nom une telle aberration, peut séduire les esprits passionnés, pour qui la lutte vaut mieux que la science ; elle ne saurait être approuvée par ceux qui mettent la vérité au-dessus des partis, et le nombre en est encore assez grand, malgré toutes les commotions qui ont bouleversé la France depuis soixante ans. M. Michelet, dont la loyauté est à l’abri de toute atteinte, dont l’âme, pénétrée de convictions généreuses, éclate à chaque page, mais qui prend volontiers une image pour une idée, un rapprochement ingénieux pour une maxime applicable au gouvernement des nations, excitera chez les esprits mêlés aux luttes politiques de vives sympathies, et peut-être aussi des haines non moins vives, dont je n’ai pas à me préoccuper. Si je ne partage pas toutes ses espérances, si je ne puis m’empêcher de sourire en voyant combien sa longue familiarité avec le moyen âge l’a rendu étranger aux idées dont se compose notre vie de chaque jour, je rends pleine justice à la moralité des principes qui lui servent de guides. Je crois qu’il aime, qu’il veut sincèrement le bien. S’il se trompe sur la route à suivre pour toucher le but, il n’y a pas là de quoi éveiller notre colère. Je comprends très bien qu’on n’accepte pas son avis, qu’on ne résolve pas comme lui les questions posées depuis la convocation des États généraux ; mais je ne comprends pas qu’on le maudisse, qu’on le voue à la haine publique, car je crois qu’il est de bonne foi dans son erreur.

À force d’user ses yeux sur les chroniques du moyen âge, il est arrivé à l’éblouissement. De l’éblouissement à l’extase, il n’y a qu’un pas, et M. Michelet l’a franchi. L’étude poursuivie dans les conditions normales de l’intelligence, la méditation contenue entre des limites nettement définies, sont à ses yeux une application mesquine des facultés humaines. Il dédaigne les procédés ordinaires à l’aide desquels la pensée germe, grandit, se développe. Il ne conçoit pas la clairvoyance sans exaltation. Et, pour lui, l’exaltation naît de l’excès même du travail. Il n’a pas mesuré les forces de son esprit, il en abuse ; sa vue se trouble, son esprit perd la notion du monde réel et se laisse emporter dans les régions apocalyptiques. C’est là, selon moi, la seule manière d’expliquer les singuliers caprices de langage et de pensée qui se rencontrent presque à chaque page de son nouveau livre. Sans l’éblouissement, sans l’extase, comment comprendre ces étranges exclamations : Ô droit ! vous êtes mon père ; ô justice ! vous êtes ma mère ? Et cette nouvelle trinité, qui doit détrôner la trinité chrétienne, Rabelais, Molière, Voltaire ? À moins de voir dans ces apostrophes au droit et à la justice, dans cette trinité nouvelle, dont les trois personnes n’ont encore entendu aucune prière, un pur enfantillage, il faut bien y chercher les hallucinations de l’extase. Et ce qui me confirme dans l’interprétation que je propose, c’est que M. Michelet, en invoquant les trois personnes de cette nouvelle trinité, les appelle tantôt ses pères, tantôt ses frères. J’avouerai humblement qu’il m’est impossible de saisir le moindre signe de parenté entre M. Michelet et ces illustres railleurs. Par quel côté Pantagruel, Arnolphe et Zadig se rapprochent-ils des conceptions du moderne historien ? Je suis encore à le deviner. Molière sans doute, n’aurait pas lu sans sourire les premiers chapitres de l’Histoire romaine écrite par M. Michelet ; les rois dédoublés n’eussent pas manqué d’exciter son hilarité ; Rabelais et Voltaire se fussent égayés en voyant le Christ transfiguré dans la personne de Jeanne d’Arc : je cherche en vain dans l’histoire du moyen âge ou de la révolution française un trait, quel qu’il soit, qui fasse de M. Michelet le frère ou le fils de Rabelais, de Molière ou de Voltaire. Je suis donc forcé d’expliquer par l’extase ce que je ne puis expliquer par la réflexion. Et, qu’on ne s’y trompe pas, les paroles que j’écris sont des paroles sérieuses. Je ne veux pas railler M. Michelet. Je le tiens pour sincère, et je parle sincèrement. Il s’est abusé sur la puissance de son esprit ; il l’a soumis à une trop longue épreuve ; il a franchi les limites assignées à la durée du travail humain ; il a cru doubler ses forces par la persévérance, et sa volonté obstinée s’est brisée contre sa défaillance. Il a recommencé l’épreuve, et son espérance n’a pas été moins durement déçue. Peu à peu il s’est habitué à l’extase de l’intelligence éblouie par l’étude, comme les Orientaux aux hallucinations que donne l’opium. Et cet état si contraire au développement, à l’exercice du sens historique, est devenu son état normal. C’est pourquoi, si je voulais caractériser d’un mot son Histoire de la Révolution française, je la comparerais au récit de la Passion écrit par la sœur Emmerich : ce n’est pas une histoire, c’est une vision.

X. George Sand.
Claudie.

Le sujet traité par l’auteur de Claudie est un des plus graves que puisse se proposer la pensée humaine. La raison la plus haute, l’imagination la plus féconde, peuvent trouver dans le thème choisi par George Sand un digne sujet de méditation, l’occasion d’une lutte laborieuse que ne dédaigneraient pas les plus hardis génies. Il s’agit en effet de nous montrer le pardon à côté de la faute, de placer la charité en regard de l’âme humiliée sous le poids du repentir. Assurément, il serait difficile de trouver dans la philosophie, dans la morale évangélique, une question d’un intérêt plus sérieux. Il y a, dans cette manière d’envisager la faiblesse humaine, une grandeur, une sérénité qui ne peuvent échapper aux esprits animés de sentiments religieux. Que le pardon soit écrit dans l’Évangile, c’est une vérité qui ne saurait être contestée ; que la morale divine se montre plus indulgente que la loi humaine, c’est une question épuisée depuis longtemps, et sur laquelle je crois parfaitement inutile de revenir. Reste à savoir si une telle question peut sortir du domaine de la philosophie et de la religion pour entrer dans le domaine de la poésie, si elle peut se débattre sous la forme dramatique. Il semble, au premier aspect, qu’une thèse sur la charité, quelle que soit d’ailleurs l’éloquence du poète, ne puisse fournir les éléments d’une composition pathétique. Les vérités entrevues par la philosophie antique et proclamées par l’Évangile ne paraissent pas se prêter volontiers aux combinaisons de la scène. Pour ma part, je n’ai jamais accueilli avec sympathie les prétentions dogmatiques de l’imagination ; je crois qu’il faut laisser à chacune de nos facultés ses droits et sa mission, et ne pas confier à la fantaisie le soin d’une démonstration que la raison seule peut concevoir et achever d’une façon victorieuse ; mais si l’art dogmatique ne peut être accepté par la réflexion, si la confusion des rôles départis à chacune de nos facultés est une des erreurs les plus considérables du temps où nous vivons, je ne pense pas pourtant qu’on doive proscrire, d’une manière absolue, la mise en scène d’une vérité démontrée par la philosophie. Si les personnages raisonnent et discutent au lieu d’agir, c’est une œuvre condamnée au dédain et à l’oubli ; un plaidoyer dialogué ne sera jamais une action dramatique. Si le poète, comprenant nettement la nature et les limites de sa mission, évite avec prudence tout ce qui pourrait ressembler aux déclamations des rhéteurs, à l’argumentation des philosophes, si, par la toute-puissance de sa fantaisie, il réussit à douer de vie les sentiments égoïstes et les sentiments généreux qui se disputent le gouvernement de la société humaine, alors la thèse disparaît, les prétentions dogmatiques s’évanouissent, ou se laissent à peine deviner, et la fantaisie ne peut être accusée d’empiéter sur les droits et la mission de la raison.

L’auteur de Claudie me semble avoir parfaitement compris la distinction que j’établis, entre l’art dogmatique et l’art purement poétique. Autant le premier est faux et languissant, autant le second est libre dans son allure, rapide et imprévu dans ses mouvements. La faute, le repentir, le pardon, la charité, ne fourniraient qu’une déclamation vulgaire au poète qui se prendrait pour un philosophe. Entre les mains de George Sand le pardon évangélique est devenu un poème simple et touchant. Plus d’une fois, en lisant ses livres, nous avons regretté la confusion de la philosophie et de la poésie ; trop souvent l’auteur parlait en son nom, au lieu de laisser parler ses personnages, ou mettait dans leur bouche ce qu’il ne voulait pas dire lui-même. Dans Claudie, il s’est modestement effacé, et je lui en sais bon gré. C’est à peine si le spectateur devine, de loin en loin, le poète caché derrière le personnage. Cette modestie est à mes yeux la preuve d’un rare bon sens. S’il est facile, en effet, de pressentir dès les premières scènes l’intention de l’auteur, le but qu’il veut atteindre, si les esprits mêmes qui ne sont pas habitués à réfléchir prévoient sans effort la pensée qui va dominer le poème tout entier, il faut reconnaître pourtant que la clairvoyance du spectateur n’attiédit pas sa sympathie, et c’est à sa prudence, à sa modestie que le poète doit ce bonheur. S’il n’eût pas pris soin de personnifier ses pensées sous une forme vivante, si, entraîné par un fol orgueil, il eût essayé de nous parler sans relâche sous des noms différents, l’ennui se serait bientôt emparé de nous. Tout en rendant justice au maniement ingénieux de la parole, tout en admirant la splendeur et la variété des images, l’auditoire n’aurait pu écouter avec une attention soutenue une thèse dialoguée. Si, pendant la représentation de Claudie, la foule n’a pas eu un seul moment d’impatience ou de distraction, c’est qu’il n’y a pas dans le drame nouveau une scène qui ressemble à une argumentation : l’enseignement se cache sous la passion. L’histoire qui se déroule sous nos yeux nous offre une suite de leçons, sans jamais prendre la forme didactique.

L’auteur eût-il agi plus sagement, en cherchant dans les récits du passé un fait réel qui lui permît de développer sa pensée dans un cadre plus important, d’ajouter au charme de la fantaisie le prestige des personnages consacrés par l’éloignement ? Je ne le crois pas. Il est plus à son aise dans son Berrym que dans nos bibliothèques ; il l’a plus souvent étudié, il le connaît mieux que les livres qui nous offrent le tableau du passé ; il a donc très bien fait, à mon avis, de mettre en scène les personnages qui lui sont familiers : il n’est jamais prudent de se fier au savoir acquis la veille.

Les personnages inventés par l’auteur de Claudie, pour le développement de la thèse que je viens d’indiquer, sont très simples, et tirés de la vie réelle. Je ne dis pas que tous ces types soient conçus avec la largeur qu’on pourrait souhaiter ; plusieurs de ces personnages pourraient, en effet, donner lieu à des objections assez sérieuses ; mais il est certain du moins qu’ils n’ont rien d’imprévu, rien d’inattendu, rien d’invraisemblable. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que l’auteur de Claudie n’a peut-être pas fait tout ce qu’il pouvait faire, et ses précédents ouvrages me donnent le droit d’exprimer cette réserve, je suis forcé d’avouer que les figures mises en œuvre dans son drame nouveau sont revêtues de tous les caractères qui excitent l’intérêt et la sympathie. L’héroïne même du drame, Claudie, est une conception pleine à la fois de grâce et de grandeur. Elle a aimé, elle s’est confiée, elle a été trompée, elle est devenue mère, et son amant, qui avait promis de l’épouser, s’est retiré dès qu’il a vu s’évanouir les espérances de richesses qui avaient dicté sa promesse. Claudie porte sa faute avec vaillance ; flétrie dans l’opinion, condamnée par les matrones du village, elle se réfugie dans sa conscience, et se dit : Pour me sauver de l’abîme où je suis tombée, il m’aurait suffi d’envelopper dans un commun mépris, dans une commune défiance tous les hommes qui se disent amoureux de la jeunesse et de la beauté. J’ai pris au sérieux, j’ai accepté comme vraies les promesses que j’entendais, et ma confiance m’a porté malheur ; que mon infortune retombe tout entière sur celui qui m’a trompée ! Ma faute n’est pas l’œuvre d’un cœur dépravé : corrompue, j’aurais été plus prudente, j’aurais demandé des gages avant de me livrer. Pure et sans tache, je me suis livrée sans condition et sans arrhes ; l’abandon que je subis, et qui pour le monde s’appelle un châtiment, n’alarme pas ma conscience ; moins pure, moins candide, j’aurais été plus prévoyante, et la ruse n’aurait pas pu triompher de mon ignorance ; j’ai succombé, parce que j’ai cru ; j’ai livré ma jeunesse et ma beauté ; ma faute, que Dieu me pardonne sans doute, est d’avoir douté du mensonge. L’homme qui m’a rendue mère ne sera jamais mon mari, et je ne me plains pas ; mais je suis loyale et fière, je ne veux tromper personne : jamais aucun homme n’aura le droit de me reprocher mon passé ; je n’aurai jamais besoin de confesser ma faute. J’accepte mon malheur sans confusion et sans colère ; je ne réclame la protection ni l’indulgence de personne ; la conscience de ma loyauté suffit à calmer mes remords. Que les jeunes filles se détournent en me voyant passer, je ne les maudirai pas, car elles ne savent ce qu’elles font. Dieu a sondé mon cœur, et sait pourquoi j’ai failli ; Dieu m’a jugée, et sa justice me console de l’injustice des hommes.

Assurément il y a dans la conception et la composition de ce caractère une grandeur, une simplicité, une austérité que personne ne saurait méconnaître. Quoi qu’on pense de la hardiesse, de la témérité de cette donnée, on ne peut s’empêcher d’admirer la franchise avec laquelle l’auteur l’a posée ; il n’essaie pas, en effet, de présenter cette donnée sous une forme douteuse ; il l’offre au spectateur telle qu’il l’a conçue, sans déguisement, sans restriction. Quelques âmes timorées pourront s’en alarmer ; il ne prend nul souci de leurs scrupules ou de leur étonnement ; ce qu’il a voulu, ce qu’il a rêvé, il le dit avec une simplicité qui sans doute, pour les esprits enclins à la pruderie, s’appellera crudité. Pour moi, je ne saurais le blâmer ; en poésie pas plus qu’en histoire, je ne conçois guère les compromis ; du moment qu’on veut rompre en visière à l’opinion commune, du moment qu’on veut battre en brèche les idées acceptées par la foule comme des articles de foi, il ne faut pas laisser la moindre équivoque sur sa pensée, il faut exposer son dessein avec une clarté qui ne laisse aucune prise à la controverse ; c’est à mes yeux la seule manière d’accepter tout entière la responsabilité de sa pensée. Quand on a résolu d’ébranler les principes reçus comme souverainement vrais, il ne faut pas les ébranler sourdement, il faut les heurter en plein jour, à la face du soleil. L’auteur de Claudie n’a pas reculé devant cet impérieux devoir ; il est impossible de se méprendre sur son intention.

Remy est un personnage héroïque : il sait la faute de Claudie, et ne songe pas même à se plaindre ; il connaît le séducteur de sa fille, et ne conçoit pas la pensée de la vengeance. Vieux soldat, s’il n’obéissait qu’aux instincts de sa nature, il jouerait sans regret, sans hésiter, sa vie contre la vie du séducteur ; mais il croit que Claudie aime encore l’homme qui l’a trompée, et, dans la crainte de l’affliger, il accepte l’humiliation qu’il voudrait laver dans le sang de l’offenseur : ce personnage fait le plus grand honneur à l’imagination de l’auteur ; c’est une nature pleine de dévouement et d’abnégation, un cœur ardent, prompt à la colère, qui refoule en lui-même les mouvements tumultueux de la passion, pour ne pas faillir à la mission qu’il s’est donnée. Remy se vengerait sur l’heure ou plutôt se serait vengé depuis longtemps, s’il n’eût consulté que son courage, mais il croit que Claudie n’a pas renoncé à toutes ses illusions, qu’elle n’a pas encore jeté au vent, comme une vaine poussière, les promesses et les serments qu’elle a reçus ; il croit qu’elle espère encore une réparation, la seule que le monde accepte et ratifie, un mariage qui effacerait sa faute en donnant un père à son enfant. Il n’ignore pas que le séducteur de Claudie, d’abord plein d’empressement et d’ardeur quand il croyait, en épousant la jeune fille qu’il a trompée, payer ses dettes et arrondir son patrimoine de quelques morceaux de terre, s’est refroidi tout à coup dès qu’il a vu Claudie réduite à la pauvreté. Cependant, généreux et crédule jusqu’au bout, il ne veut pas désespérer du repentir du coupable ; il ne veut pas renoncer à la pensée de voir un jour sa fille réhabilitée, et, confiant dans la justice divine, il abandonne la réparation sanglante que son bras pourrait lui donner. Remy, tel que l’a conçu l’auteur de Claudie, est, à mes yeux, une des créations les plus vraies, les plus grandes et les plus simples que puisse rêver l’imagination des poètes. Il n’y a, en effet, dans son dévouement, dans son abnégation, ni déclamation, ni emphase : il souffre et se résigne sans murmurer contre la Providence ; il accepte, avec une soumission absolue, les épreuves que Dieu lui envoie, et ne devine pas même la grandeur et l’héroïsme de sa docilité. Personnage vraiment évangélique, il pratique le pardon le plus sublime, sans se douter de l’admiration qu’il mérite ; il comprime, il apaise, avec une persévérance obstinée, les bouillonnements de son sang qui appellent la vengeance. Remy est, mon avis, le personnage le mieux conçu, le plus complet de l’ouvrage.

Denis Ronciat, le séducteur de Claudie, pourra sembler, à quelques esprits scrupuleux, empreint d’un cynisme grossier ; pour ma part, je comprends très bien que l’auteur n’ait pas hésité à lui donner cette physionomie repoussante ; c’est, en effet, le paysan riche et sensuel, tel que nous le voyons dans nos campagnes, qui ne s’accorde guère avec les paysans de Florian. Denis Ronciat déplaira sans doute à tous ceux qui ont rêvé la vie rustique comme une idylle calme et sereine, faite de bonne foi, de loyauté, de promesses sincères, d’espérances accomplies ; quant à ceux qui préfèrent la vérité au mensonge, je ne doute pas qu’ils ne reconnaissent dans Denis Ronciat le type cru, mais le type complet du paysan perverti par l’oisiveté. Le temps des bergeries est passé ; les paysans de Florian ne sont plus maintenant qu’une vieille guenille, bonne tout au plus à distraire les enfants et les nourrices ; ils sont enveloppés, avec les paysans de Berquin, dans un légitime oubli. Denis Ronciat est dessiné d’après nature, et la vérité, si cruelle qu’elle soit, vaut mieux pour les hommes sensés que Berquin et Florian.

Sylvain, amoureux de Claudie, a toute la naïveté, toute la candeur, toute l’ignorance que l’on peut souhaiter ; il se laisse prendre à la beauté, à la fierté de la femme qui l’a charmé, et ne comprend pas qu’une telle fierté puisse se concilier avec le souvenir d’une faute. Quand il apprend qu’il s’est trompé, que la femme qu’il aime n’est pas pure aux yeux du monde, il se désole et se désespère, sans renoncer à son amour ; c’est bien là, quoi qu’on puisse dire, le type de l’homme vraiment épris. L’orgueil n’a joué aucun rôle dans les premiers développements de sa passion, l’orgueil humilié ne suffit pas à tuer la passion déjà vive et ardente ; Sylvain ne demande, pour persévérer dans son amour, qu’un mot d’explication, une parole de repentir, ou plutôt une parole de franchise. Que Claudie lui avoue sa faute, qu’elle ne lui cache rien, et il l’aimera résolument, il la soutiendra comme si elle était pure et sans tache.

Le père Fauveau, qui ne voit rien au-delà des idées vulgaires, condamne la passion de son fils au nom des principes déclarés inviolables par le monde. L’auteur a bien fait de mettre en scène le père Fauveau, car il était nécessaire que l’opinion acceptée comme règle universelle de conduite fût représentée par un esprit tout à la fois honnête et obstiné. À Dieu ne plaise que je proscrive l’entêtement du père Fauveau ! ses scrupules ne sont pas dépourvus de bon sens. S’il se rencontre, en effet, des filles séduites qui ont succombé en raison même de leur candeur et de leur pureté, je ne saurais pourtant blâmer les chefs de famille qui n’acceptent pas la faiblesse comme une garantie de fidélité. En pareil cas, à mon avis, la défiance et la résistance sont des preuves de sagacité. Avant de prendre pour bru une fille mère, il n’est pas mal d’y regarder à deux fois.

La Grand’Rose, qui, dans la pensée de l’auteur, signifie l’indulgence, n’est pas pour moi tout ce qu’elle devrait être ; pour obéir à l’esprit de l’Évangile, il fallait faire de la Grand’Rose une femme pure et sans reproche. Quand le Christ pardonne à Madeleine, à la femme adultère, et dit aux assistants : « Qui de vous osera lui jeter la première pierre ? » pourquoi la parole du Christ impose-t-elle silence aux juges les plus sévères ? C’est que le Christ a le droit de pardonner, parce qu’il n’a de pardon à demander pout aucune faute. Eh bien ! la Grand’Rose a-t-elle ce droit ? Qui oserait le dire ? Riche, belle encore malgré son âge, courtisée, tendre à la fleurette, comment son indulgence ferme-t-elle la bouche aux médisants ? Elle est trop directement intéressée dans la question pour que son pardon ait une grande valeur : c’est pourquoi la Grand’Rose est, à mes yeux, le personnage le plus défectueux, le moins complet, le moins vrai, le moins utile de la pièce. Jetons les yeux autour de nous : quand une femme a succombé, quand elle n’a pas su résister à l’entraînement de la passion, ne voyons-nous pas les femmes les plus pures douter d’abord de sa faute, et, lorsqu’elles n’en peuvent plus douter, lorsque l’évidence a dessillé leurs yeux, suspendre encore leur jugement, et, malgré la pureté constante de leur conduite, ne la condamner qu’en tremblant ? Elles n’ignorent pas la fragilité humaine, et, bien qu’elles aient résisté courageusement, elles n’osent lancer l’anathème à celle qui a failli : c’est à ces femmes sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour autrui, qu’il fallait demander le type de la Grand’Rose.

La pièce débute heureusement. Nous sommes en pleine moisson, près de Jeux-les-Bois. Vers la fin du jour, les moissonneurs se réunissent sous le toit de la Grand’Rose, qui, selon l’usage du Berry, partage avec le père Fauveau les fruits de son bien. La plus belle gerbe appartient au doyen des ouvriers, au père Remy : c’est une coutume universellement respectée dans le pays, une manière touchante de bénir la moisson accomplie et d’obtenir pour l’an prochain une moisson plus abondante. Chacun doit déposer son offrande sous la plus belle gerbe. Quand vient le tour de Denis Ronciat, le père Remy refuse fièrement son offrande, sans dire les motifs de son dédain ; puis, comme saisi de l’esprit prophétique, il exprime en paroles sévères, que Denis seul peut comprendre, son mépris pour les mauvais riches, qui abusent de la jeunesse et de la pauvreté pour satisfaire leurs brutales passions, qui se font un jeu de l’humiliation et du désespoir de leurs victimes. Son langage s’élève au-dessus de sa condition, la colère amène sur ses lèvres des paroles enflammées qui frappent son auditoire d’étonnement et d’épouvante. Au moment où les moissonneurs s’interrogent du regard et cherchent à deviner le sens de ces paroles étranges, inattendues, Remy s’évanouit. Ce premier acte serait excellent, si l’auteur n’en eût troublé l’effet comme à plaisir, en atténuant la malédiction de Remy par le dialogue de Claudie et de Ronciat, qui nous révèle la faute du personnage principal. Le plus simple bon sens voulait que cette faute fût tout au plus pressentie : je n’ai pas besoin de dire pourquoi.

Au second acte, le père Remy veut partir et emmener sa fille ; la Grand’Rose, bonne et compatissante, s’obstine à le garder, car il n’est pas encore en état de faire une longue route. Sylvain n’a pu voir Claudie sans l’aimer : témoin de sa fierté, qui éloigne jusqu’à la pensée même d’un outrage, il a résolu de lui donner son nom, de la prendre pour femme ; mais, aux premières paroles qu’il lui adresse, elle le repousse bien loin, et lui répond qu’elle ne veut pas se marier. Vainement il la presse de questions, vainement il cherche à deviner son secret ; et quand, à bout de patience, il lui fait part de ses soupçons, soupçons injurieux qui ne sont pas nés dans son cœur, qu’il a recueillis parmi les chuchotements de la veillée, d’un mot Claudie lui ferme la bouche : « De quel droit m’interrogez-vous ? de quel droit voulez-vous savoir ma vie passée ? Est-ce moi qui demande à porter votre nom ? C’est à Dieu seul que je dois compte de ma vie, car je ne mendie la pitié ni le pardon de personne. » Sylvain se désespère, s’emporte, et maudit Claudie ; les métayers, les moissonneurs arrivent et confirment les soupçons de Sylvain ; c’est à qui jettera le premier le mépris et l’outrage à la face de la pauvre fille. Remy exaspéré retrouve la force qu’il avait perdue et emmène son enfant. Tout ce second acte est très bien conduit, sauf quelques scènes, qui n’ont peut-être pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter. Malheureusement, il n’émeut pas autant qu’il devrait le faire, parce qu’en plusieurs parties il forme double emploi avec le premier ; le lecteur me comprend à demi-mot : si Ronciat n’eût pas parlé au premier acte, les soupçons de Sylvain nous étonneraient avant de nous effrayer.

Au troisième acte, la Grand’Rose, qui a vu le fils de son métayer étendu dans la grange comme un corps sans vie, et deviné l’unique moyen de le sauver, ramène Remy et Claudie. Elle est partie sans consulter personne, et, sûre que la pauvre fille mérite plus de pitié que de colère, elle fait bravement tête à l’orage ; elle essaie de prouver au père Fauveau qu’en refusant de l’accepter pour bru il tue son fils, que Claudie peut seule sauver Sylvain d’une mort certaine. Le père Fauveau résiste, avec le bon sens obstiné d’un paysan, habitué à voir dans un passé sans tache la garantie d’un avenir sans reproche. Enfin arrive Ronciat, qui fait la cour aux écus de la Grand’Rose. Alors commence une scène très habilement conçue, et conduite d’un bout à l’autre avec une rare finesse. La Grand’Rose, qui connaît le crime de Ronciat, lui déclare sans détours qu’elle ne sera jamais sa femme, et qu’il doit une réparation à Claudie, s’il ne veut pas demeurer le dernier des misérables ; Denis Ronciat, qui a ses dettes à payer, ne se laisse pas décourager par ce refus dédaigneux. Comme la richesse est pour lui le premier de tous les biens, et que l’honneur d’une pauvre fille n’est, dans sa pensée, qu’une chose imaginaire qu’on peut remplacer à prix d’argent, il offre une dot à Claudie. Remy, témoin de cette offre injurieuse, l’écoute en frémissant et lui explique enfin pourquoi il ne l’a pas châtié, pourquoi il n’a pas vengé le déshonneur de sa fille. Ronciat, accablé sous le mépris de tous ceux qui l’entourent, qui l’ont entendu et le maudissent, offre son nom à Claudie, qui lui répond avec une simplicité toute chrétienne : « Que Dieu vous pardonne, comme je vous ai pardonné depuis longtemps ! Je ne serai jamais votre femme ; pour échanger son nom contre le nom d’un homme, ce n’est pas assez de l’aimer, il faut l’estimer, et je vous méprise. » Le père Fauveau attendri supplie en vain Claudie d’accepter la main de Sylvain, il se jette en vain à ses genoux et la conjure de céder aux larmes de toute une famille ; la Grand’Rose joint aux prières du père Fauveau ses prières encore plus ardentes ; Claudie a résolu de porter seule tout le poids de sa faute. C’est alors que Remy, au nom du Dieu clément dont il représente l’autorité sur la terre, délie sa fille du serment orgueilleux qu’elle a prononcé dans son cœur, et met sa main dans la main de Sylvain. Chacun comprend, sans que je le dise, toute la grandeur, toute la simplicité de ce dénouement.

Le style de Claudie est pareil au style du Champi ; c’est la même naïveté et parfois aussi, je dois le dire, le même enfantillage. Les locutions berrichonnes que le public parisien admirait, dans le Champi, se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit l’engouement de la foule pour ces locutions, je n’hésite pas à les condamner, car elles impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions, d’ailleurs, n’ont rien qui appartienne en propre au Berry ; à quelques lieues de Paris, en parcourant les fermes et les villages, on peut retrouver, ou peu s’en faut, toutes les formes de langage que l’auteur de Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui a excité l’ébahissement de la foule, n’est pour moi qu’une fantaisie puérile. Je comprends très bien que Molière, ayant à mettre en scène des paysans, leur prête le langage de leur condition, et pourtant, malgré toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser l’attention du spectateur ; je n’en citerai qu’un exemple, que chacun a déjà nommé d’avance, le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Dom Juan. Ce que Molière avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux, l’auteur de Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et, malgré ma vive sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans l’expression des sentiments, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeux-les-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent en effet ces locutions, que le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et d’évidence ? Serait-il impossible d’exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous, les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait en recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes, qui ne veulent prêter l’oreille à aucune objection, me répondront sans doute que le langage villageois était une nécessité dans Claudie aussi bien que dans le Champi, puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit pas ta valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la mérité absolue qu’on prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le patois berrichon ? le principe une fois posé, qu’on prenne la peine d’en déduire les conséquences : au nom de la vérité absolue, nous pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres écrites dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la naïveté de la pensée ? c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment dans Claudie, qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon.

Je sais bon gré à l’auteur d’avoir renoncé à remanier pour le théâtre des œuvres écrites sous forme de narration. Il ne s’est pas laissé aveugler par le succès très populaire et très légitime du Champi ; il a compris que le roman le plus heureusement conçu ne contient pas toujours les éléments d’une composition dramatique, et qu’il faut trop souvent, pour satisfaire aux conditions de la scène, sacrifier les parties les plus intéressantes du récit. Le Champi en effet, sous la forme dramatique, commence à la seconde moitié du roman, et la première moitié, que l’auteur a dû omettre, est précisément la plus neuve, la plus vraie, la plus émouvante. Il a donc très bien fait de créer Claudie de toutes pièces, au lieu de l’emprunter à quelqu’un de ses livres. Malgré la fécondité de son imagination, malgré son habileté à reproduire, sous des formes nouvelles, des idées déjà offertes au public, il a senti qu’il valait mieux, pour émouvoir et pour charmer, prendre sa pensée à l’état naissant que de remanier la forme déjà trouvée. Il se passe, en effet, dans l’expression de la pensée, quelque chose d’analogue au phénomène observé dans la composition des corps. Tels éléments qui se combinent entre eux lorsqu’ils se dégagent d’une combinaison précédente, refusent de se combiner lorsqu’ils sont libres depuis longtemps : eh bien ! telle pensée qui, au moment où elle est conçue, appelle une expression rapide et fidèle, cherche vainement une forme nouvelle, ou ne la rencontre qu’à grand-peine, lorsqu’elle est éclose depuis longtemps.

L’analyse de Claudie montre clairement que l’auteur ne possède pas encore, à fond, toutes les ressources de l’art nouveau où il s’aventure. Ce n’est pas que je veuille exagérer l’importance du métier, qui enseigne à tirer bon parti du plus mince filon. Je sais tout ce qu’il y a de vulgaire et de vide dans cette industrie qui peuple aujourd’hui de redites éternelles tous les théâtres de boulevard, et parfois aussi le théâtre qu’on appelle la maison de Molière. Je ne crois pas qu’il existe, pour la composition d’un poème dramatique, des procédés aussi nettement, aussi rigoureusement définis que pour la fabrication des indiennes ou des soieries. Il y a sans doute parmi nous plus d’un dramaturge qui compare son génie au génie de Jacquardn ; mais cette vanterie, très acceptable au point de vue industriel, n’est, au point de vue littéraire, qu’une billevesée parfaitement ridicule, et dont je n’ai pas à m’occuper. Toutefois, si le métier proprement dit, qui consiste à combiner les entrées et les sorties, à préparer les changements à vue, ne mérite pas une attention sérieuse, il faut bien reconnaître qu’il existe, pour la poésie dramatique, des conditions particulières, des lois impérieuses qui ne sont jamais impunément méconnues.

Dans la poésie dramatique, la fantaisie ne trouve pas à se déployer aussi librement que dans le roman. Il y a une question de prévoyance qui domine toutes les autres questions. Comme l’action se passe sous les yeux du spectateur, il faut que chaque scène s’enchaîne rigoureusement à la scène qui précède, à la scène qui suit. Si l’auteur se laisse emporter par sa fantaisie, et dispose les diverses parties de l’action comme les chapitres d’un roman, il est à peu près certain que l’action languira, que le spectateur écoutera parfois d’une oreille distraite, et ne tiendra pas compte au poète de toutes ses pensées. La condition dont je parle n’est pas toujours respectée dans le Champi ; Claudie mérite le même reproche. Sans doute, l’action se déroule simplement, mais elle n’a pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter ; plus d’une scène, quoique très vraie, aurait besoin d’être abrégée, et le dialogue, dégagé de détails inutiles, soutiendrait plus sûrement l’attention. Je suis loin d’envisager la prévoyance comme une condition secondaire dans la composition d’un récit : depuis Manon Lescaut jusqu’à Ivanhoé, il n’y a pas de récit bien fait qui ne porte l’empreinte de la prévoyance ; mais dans la poésie dramatique, cette condition est encore plus impérieuse : quel que soit le talent du poète, le spectateur ne sera jamais aussi patient, aussi complaisant que le lecteur, L’auteur de Claudie ne l’ignore pas sans doute, pourtant il lui est arrivé plus d’une fois de se conduire comme s’il l’ignorait ; il mène à bout sa pensée, sans s’inquiéter de l’heure qui fuit, de la foule qui écoute et qui attend ; il redit ce qu’il a déjà dit plusieurs fois, comme si sa parole, au lieu de passer par la bouche des personnages, devait former les pages d’un livre. Ces fautes, faciles à découvrir, utiles à signaler, n’altèrent ni la vérité ni la grandeur des sentiments exprimés dans Claudie, il est certain cependant que ces sentiments traduits dans une langue plus rapide, placés dans un cadre moins étendu, ou pour parler plus exactement, développés d’une façon plus harmonieuse, c’est-à-dire chacun selon son importance, exerceraient sur la foule une action plus puissante et plus profonde. Tous les hors-d’œuvre que le goût voudrait effacer, qui font longueur pour les hommes du métier, attiédissent la sympathie de l’auditoire. Si l’auteur de Claudie, au lieu d’aborder le théâtre après une série de triomphes éclatants, dans un autre genre de composition, eût débuté par la poésie dramatique, si son nom eût été un nom nouveau, il est probable que le public se fût montré plus sévère et eût écouté avec distraction, peut-être même avec impatience, les scènes inutiles ou développées outre mesure ; plein de respect pour un talent déjà tant de fois éprouvé, il a tout écouté en silence. Toutefois, bien qu’il semble avoir tout accepté, la réflexion ne perd pas ses droits, et je ne crois pas qu’il soit permis de louer Claudie sans restriction. Je rends pleine justice à la sérénité de la conception, à l’élévation des pensées, à la vérité des sentiments, et pourtant je vois dans Claudie une admirable ébauche plutôt qu’une œuvre achevée.

Faut-il voir dans le drame nouveau une protestation réfléchie contre le système dramatique inauguré en France il y a vingt ans ? Ce serait, à mes yeux, se méprendre étrangement sur le sens de Claudie. Grâce à Dieu, l’auteur si justement applaudi de tant de récits, tour à tour ingénieux et pathétiques, n’a donné à personne le droit de croire qu’il veuille renverser une école, élever une école nouvelle. Il se complaît dans la peinture de la vie rustique ; après nous avoir présenté cette peinture dans le roman, il a voulu nous l’offrir au théâtre. A-t-il pleinement réussi ? Si l’on ne consultait que les applaudissements, il ne serait pas permis de conserver le moindre doute à cet égard. Cependant, je ne crois pas que les esprits délicats mettent Claudie sur la même ligne que la Mare au diable ; car, si l’on retranche de ce dernier ouvrage le prologue quelque peu nébuleux qui le précède, il reste un poème tour à tour frais comme une idylle et grand comme une épopée. Claudie ne mérite pas le même éloge. Je ne dis pas que le public ait eu tort d’applaudir ; la foule émue, attendrie, a battu des mains : son enthousiasme était de la reconnaissance, Elle remerciait l’auteur d’avoir préféré le développement des caractères à l’entassement des événements ; c’est de la part de la foule, une preuve de bon sens et de bon goût. Sauf les réserves que je viens d’exprimer, je m’associe de grand cœur aux applaudissements recueillis par Claudie, mais je suis loin de voir, dans ce drame, l’avènement d’une nouvelle doctrine poétique. S’il fallait, en effet, chercher les aïeux de Claudie, je n’aurais pas besoin, pour les trouver, de feuilleter longtemps le passé ; s’il fallait dire de qui procède George Sand dans le domaine dramatique, je nommerais Sedaine. Le Philosophe sans le savoir, représenté il y a quatre-vingt-cinq ans, exprime en effet très fidèlement la doctrine suivie par l’auteur de Claudie. Dans la comédie de Sedaine comme dans le drame nouveau, nous trouvons des scènes attendrissantes conduites très simplement, l’émotion obtenue par des moyens qui semblent n’avoir coûté aucun effort de pensée. C’est pourquoi, bien qu’à mes yeux les généalogies littéraires n’offrent pas un bien vif intérêt, si j’avais à me prononcer sur cette question de pure érudition, je n’hésiterais pas à ranger Sedaine et George Sand dans la même famille ; mais Sedaine ne s’est pas contenté de combiner toutes les parties du Philosophe sans le savoir avec une rare prévoyance : il a développé chaque scène dans de justes proportions, si bien que l’attention ne languit pas un seul instant. Aussi cet ouvrage est-il demeuré un modèle de finesse et de simplicité. L’auteur de Claudie, qui a choisi les mêmes moyens pour émouvoir la foule, n’a montré ni la même prévoyance, ni la même sobriété.

Si les disciples de Sedaine veulent lutter avec avantage contre l’école qui continue à se dire nouvelle, bien que la plupart de ses œuvres aient déjà singulièrement vieilli ; s’ils veulent sincèrement substituer l’émotion à la curiosité, il faut qu’ils se résignent à étudier le chef-d’œuvre de leur maître, avec une attention persévérante, pour apprendre où finit la naïveté, où commence la manière. Dans Claudie même, si simplement conçue, si vraiment naïve dans presque toutes ses parties, il serait facile de noter plus d’un passage où la naïveté n’est pas exempte d’une sorte d’affectation. Ce défaut n’appartient pas tant à la pensée qu’aux formes du langage. Si l’auteur ne se fût pas obstiné dans l’emploi des locutions berrichonnes, ses personnages n’auraient jamais eu l’air de poser devant nous.

Pour démontrer toute la frivolité de l’école qui depuis vingt ans prétend se modeler sur Shakespeare, sur Calderon, sur Schiller, sur Goethe, et dont les œuvres révèlent, sinon le dédain, du moins une connaissance très incomplète de ces beaux génies, il ne suffit pas de choisir Sedaine pour patron, c’est-à-dire de revenir à la nature ; il faut préparer des œuvres naïves avec un soin réfléchi, et ne pas livrer sa pensée à toutes les chances de l’improvisation. Pour ma part, je ne crains pas le reproche de flatterie, en affirmant que l’auteur de Claudie peut faire beaucoup mieux. Doué d’une imagination féconde, en possession d’une langue harmonieuse et colorée, il saura, quand il le voudra, pourvu qu’il ne plaigne pas son temps, nous donner une œuvre plus fortement conçue, je veux dire conçue avec plus de prévoyance. Alors, mais alors seulement, il pourra lutter avec l’école qui, sous prétexte de peindre tous les temps et tous les pays, oublie trop souvent de peindre les sentiments humains, qui demande au machiniste, au décorateur, au costumier, la meilleure partie de ses succès. Oui, sans doute, cette école applaudie avec tant de fracas, qui promettait de tout renouveler, a bien mal tenu ses promesses, les œuvres qu’elle a produites ne peuvent pas espérer une longue durée ; toutefois il faut reconnaître que, malgré sa puérilité, malgré son goût exclusif pour la splendeur du spectacle, pour la brusque succession des événements, elle a donné à notre théâtre une franchise, une liberté qu’il n’avait pas au siècle dernier. Elle a méconnu l’homme en se vantant de ressusciter l’histoire, de l’interpréter : que les disciples de Sedaine, moins ambitieux dans leurs promesses, étudient l’homme, et nous le montrent tel qu’il est. C’est à ce prix seulement que l’école naïve obtiendra une attention sérieuse.

Si Claudie n’est pas le signal d’une réaction préméditée contre l’école qui a mis en honneur le placage historique, le succès de Claudie peut du moins servir d’encouragement, à tous ceux qui voudront abandonner la parodie de Shakespeare et de Calderon pour l’analyse et la peinture des passions. L’œuvre nouvelle de George Sand, bien que défectueuse en plusieurs parties, a pourtant produit une émotion profonde ; la justesse, je pourrais dire la hardiesse de la donnée, ont suffi pour exciter la sympathie. Bien que l’auteur, emporté par un dédain très légitime pour les ruses du métier, ait négligé d’enchaîner, d’ordonner les divers moments de l’action selon les conditions de la poésie dramatique, cependant la foule, heureuse de se trouver en présence d’un monde nouveau, étonnée de voir et d’entendre des personnages qui marchaient librement, qui découvraient avec franchise le fond de leur pensée, qui obéissaient à leurs instincts, sans se soucier de rappeler Hamlet ou le roi Lear, Richard III ou Mercutio, a suivi d’un œil attentif, d’une oreille inquiète le développement d’un poème, rustique. Que l’art vienne s’ajouter à la vérité de la donnée, qu’une méditation laborieuse féconde le germe offert par la fantaisie, que la prévoyance vienne au secours de la puissance, et les forces du talent ou du génie seront doublées. Il y a dans le succès de Claudie une leçon qui n’a pas besoin d’être expliquée. Puisqu’une foule avide a recueilli les paroles du père Remy et du père Fauveau, de Sylvain et de la Grand’Rose, puisque ces personnages, choisis presque tous dans la plus humble position, ont excité dans l’auditoire des frissons de douleur, des frémissements de joie, il est évident pour les plus incrédules que le goût public n’est pas perverti sans retour, comme on se plaît à le répéter. La vérité, la vérité pure compte encore de nombreux, de fervents adorateurs. Il y a encore parmi nous bien des cœurs animés de sentiments généreux qui préfèrent l’émotion à la curiosité. Que les disciples de Sedaine se proposent donc l’émotion et la cherchent par des moyens dignes de leur maître, qu’ils composent après avoir conçu, qu’ils achèvent lentement au lieu d’improviser, et je ne doute pas qu’une popularité légitime ne récompense bientôt leurs travaux. Claudie n’est pas le dernier mot de l’auteur ; je nourris la ferme confiance que son œuvre prochaine réfutera victorieusement les reproches que j’ai cru devoir lui adresser. Il se décidera, je l’espère, à employer pour ses compositions dramatiques la langue de ses romans ; sans marcher dans la route vulgaire qui s’appelle le métier, sans renoncer à l’originalité de sa pensée, sans abandonner les droits souverains de la fantaisie, il comprendra pourtant la nécessité de soumettre ses conceptions aux conditions que j’ai définies. Il acceptera les lois de l’art nouveau où il débute si heureusement. Il trouvera moyen de concilier la prévoyance et la naïveté, de contenter les esprits sévères en charmant la foule : avec les facultés qu’il possède, vouloir c’est pouvoir.

XI. Émile Augier.

S’il y a au monde un genre de travail qui exige impérieusement la maturité de l’intelligence et du cœur, c’est à coup sûr le travail du poète comique. M. Augier a trop peu vécu pour connaître à fond les hommes qu’il veut peindre. La tâche que se propose le poète comique n’est pas de celles qui peuvent se concilier avec les espérances et les illusions de la jeunesse ; pour comprendre pleinement, pour accomplir sans distraction la mission de la comédie, il faut avoir vu l’envers de toute chose, et le poète qui ne compte pas encore trente ans ne peut guère espérer qu’il lui soit donné, dès à présent, d’atteindre ce but difficile. Si j’essaie aujourd’hui d’estimer la valeur littéraire de M. Augier, ce n’est donc pas avec la prétention d’exprimer une opinion définitive. Ce qui me préoccupe surtout, c’est la comparaison des œuvres avec le succès qu’elles ont obtenu, c’est l’étude du public aussi bien que l’étude de l’auteur. La Ciguë, un Homme de bien, l’Aventurière, Gabrielle, le Joueur de flûte, très différents par le choix des sujets et des personnages, sont unis entre eux par la parenté des pensées et du langage. Je retrouve dans toutes ces comédies les mêmes idées, les mêmes sentiments, sous des costumes, sous des noms divers. Il n’est donc pas impossible de former avec ces idées, avec ces sentiments, une sorte de doctrine tout à la fois philosophique et poétique, dont le sens général, nettement formulé, nous servira de guide et de conseil dans le jugement que nous voulons prononcer.

La Ciguë est un heureux début. Bien que l’auteur ait choisi Athènes pour lieu de l’action, rien dans le dialogue ne rappelle le placage archéologique. Clinias, Cléon, Pâris, Hippolyte, ne songent pas un seul instant à nous montrer qu’ils savent le nom du vêtement qu’ils portent, des meubles qui les entourent, de la coupe qu’ils tiennent à la main. C’est à mes yeux un mérite très réel, dont je sais bon gré à M. Augier. Je suis tellement las des prétendus poèmes où l’érudition tient la place de la poésie, que j’ai accueilli avec une joyeuse reconnaissance une comédie athénienne qui peut se passer de scolies. L’auteur n’a choisi Athènes que pour donner à sa fantaisie un plus libre cours. S’il a recueilli sur les bancs de l’école une ample moisson de souvenirs historiques, il a eu le bon goût d’user modestement de son savoir. Il lui eut été bien facile en relisant le Voyage d’Anacharsis, ou les biographies de Plutarque, de se composer en quinze jours un bagage très satisfaisant, et d’étaler aux yeux de la foule ébahie des richesses si facilement acquises. Il a eu le bon sens de nous parler comme un homme qui aurait vécu familièrement avec les bourgeois d’Athènes, et sa modestie lui a porté bonheur ; elle a donné à l’action, au dialogue, une allure vive et spontanée, bien difficile à concilier avec l’érudition qui tient à se montrer. La résolution prise par Clinias deviendrait un lieu commun de collège, s’il appelait au secours de sa volonté défaillante quelques maximes de la philosophie antique, ramassées dans les écoles d’Athènes. Grâce à Dieu, Clinias parle de son ennui et de sa mort prochaine avec une simplicité parfaite : il a usé, il a abusé de toutes les joies, il le croit du moins, et se réfugie dans le suicide comme dans le seul asile qui lui soit ouvert. Pour lui la volupté n’a plus d’ivresse, le jeu plus d’émotions, le vin plus de saveur. Las de tous les plaisirs que la richesse peut donner, il croit avoir épuisé la vie. Avant de boire la ciguë qui doit le délivrer de la vie, il réunit à sa table Cléon et Paris, compagnons assidus de ses plaisirs, témoins et complices de toutes ses folies. Il leur explique son projet et réfute sans amertume et sans colère toutes les objections que leur suggère leur amitié faite d’égoïsme et de sensualité, Clinias mort, adieu les splendides festins, adieu les belles courtisanes ; il leur faudra vivre sagement, sinon pour s’amender, au moins par économie, car la bourse de Clinias est toujours ouverte, et ses amis peuvent y puiser à pleines mains. Clinias, en les écoutant, conçoit la pensée d’égayer sa dernière heure ; son intendant doit lui amener aujourd’hui même une jeune esclave. Que Pâris et Cléon se disputent le cœur de la belle Hippolyte, et le vainqueur sera l’héritier de Clinias. Cette pensée renferme déjà le germe d’une comédie ; toutefois, il est probable que, réduite à ces termes, elle n’eût pas inspiré à l’auteur une grande variété de développements. Clinias n’aurait eu pour se distraire que le spectacle d’une lutte inutile, d’une double défaite, trop facile à prévoir. Dès qu’Hippolyte paraît, dès qu’elle ouvre la bouche, le spectateur comprend qu’elle n’a pas de choix à faire entre Cléon et Pâris, qu’elle les repoussera tous deux avec le même dédain. Clinias devine, aux premières paroles de la jeune esclave, le sort réservé à ses deux amis. Pour prolonger la lutte, pour la renouveler, pour lui donner un caractère divertissant, après une première épreuve où les deux rivaux sont traités avec la même froideur, la même fierté, il imagine d’abandonner son bien à celui qu’Hippolyte aura dédaigné, comme une consolation dans sa défaite. La donnée primitive ainsi élargie convient parfaitement à la scène, et M. Augier l’a bien prouvé par l’excellent parti qu’il en a su tirer.

Il est vrai que le spectateur prévoit la transformation qui va s’opérer dans les deux personnages de Cléon et de Pâris. Il n’est pas nécessaire en effet de posséder un esprit bien exercé pour deviner que les amis de Clinias, plus épris de sa richesse que de la beauté d’Hippolyte, vont employer à se déprécier toute l’habileté qu’ils employaient tout à l’heure à se faire valoir. Pourtant j’aurais mauvaise grâce à insister sur ce point ; car M. Augier a mis dans la lutte nouvelle engagée entre Cléon et Paris tant de verve et de gaîté, tant de mouvement et de franche raillerie, que l’auditoire oublie volontiers sa clairvoyance, pour ne songer qu’au plaisir d’écouter les deux rivaux se calomniant chacun à son tour. L’un s’accuse de poltronnerie et d’avarice, l’autre de gourmandise et de caducité. C’est à qui fera de soi meilleur marché, pour obtenir l’aversion d’Hippolyte et se consoler de sa défaite par l’héritage de Clinias. Toute la scène dont je parle est traitée de main de maître, et bien que cette scène tout entière ne soit, à proprement parler, que la contrepartie de celle où Cléon et Pâris s’efforcent de plaire à Hippolyte, l’auteur a su par la variété, par la finesse des détails, lui donner tout le charme de l’imprévu.

Certes il y avait dans cette donnée de quoi défrayer deux actes : Clinias égayant sa dernière heure au spectacle de cet abaissement volontaire, et ramené à l’amour de la vie par la beauté, par la candeur ingénue d’Hippolyte, suffisait à nous contenter. L’auteur a cherché dans le développement du caractère d’Hippolyte une source nouvelle d’intérêt ; il a voulu que cette jeune esclave ne fût pas seulement pure et candide, mais capable de reconnaissance, capable d’amour, et c’est là précisément ce qui donne à la Ciguë un accent de jeunesse. La lutte de Cléon et de Pâris aurait laissé dans notre âme une impression de désenchantement : après nous être amusés des railleries de ces deux rivaux aussi empressés de s’avilir qu’ils se montraient tout à l’heure habiles à se vanter, nous aurions eu peine à nous défendre du dégoût. Le cœur naïf et passionné d’Hippolyte nous ramène sans effort en pleine poésie. La générosité de Clinias qui vient de l’affranchir et de payer son passage sur un vaisseau, qui la renvoie libre et pure à Chypre, sa patrie, éveille en elle une vive reconnaissance. Au moment où elle essaie d’une voix confuse de remercier son bienfaiteur, le vieil homme, que Clinias croyait avoir terrassé sans retour, relève la tête et afflige la jeune esclave de son espérance injurieuse. Hippolyte, pour toute réponse, reproche à Clinias de gâter son bienfait, de méconnaître la dignité d’une femme libre, de manquer aux devoirs de l’hospitalité. Clinias rougit, reconnaît sa faute et demande pardon. Il va mourir et fait des vœux pour le bonheur d’Hippolyte ; mais la jeune esclave a surpris son secret au milieu des railleries et des mensonges de Cléon et de Pâris. Si Clinias, qui se croit mort à l’amour et qui n’a jamais aimé, si Clinias, qui n’a connu que le plaisir, pouvait aimer d’un amour sincère une femme aussi pure que belle, sans doute il ne mourrait pas. Comment lui rendre la confiance en lui-même ? Comment lui prouver qu’il peut aimer, qu’il ignore la puissance de son propre cœur, que sa vie, s’il le veut, loin de s’éteindre dans l’épuisement, commence à peine et lui promet de longues années de bonheur ? Pour le ramener à la vie, il faut lui dire qu’il est aimé. Hippolyte peut-elle hésiter ? Lors même qu’elle n’aurait pas encore d’amour pour Clinias, la reconnaissance ne lui fait-elle pas un devoir de le sauver ? Au moment où Clinias prend la ciguë d’une main sûre et la porte à ses lèvres, Hippolyte s’élance et le force à déposer la coupe empoisonnée. « Vous mourez, lui dit-elle d’une voix attendrie, parce que vous n’aimez pas. Eh bien ! je vous aime, voulez-vous encore mourir ? » Clinias renonce à son projet, épouse Hippolyte et garde sa richesse : Cléon et Pâris sont tous deux battus, dédaignés tous deux ; il n’y a ni vainqueur ni vaincu, Clinias n’a personne à consoler en abandonnant son héritage.

Je me plais à reconnaître tout ce qu’il y a de fraîcheur et de grâce dans cette comédie ; cependant j’avouerai franchement que le succès m’a semblé dépasser le mérite de l’œuvre. Je rends pleine justice à toutes les qualités qui recommandent la Ciguë ; seulement je prends ces qualités pour ce qu’elles valent. Le public en applaudissant la Ciguë, s’est montré moins clairvoyant et surtout moins prévoyant ; il ne s’est pas contenté de louer ce qui était digne d’éloges, il a tout approuvé sans réserve, non comme une promesse que l’avenir pouvait réaliser, mais comme un fait accompli. S’il eût pris la peine de séparer, dans cette comédie, les pensées neuves des pensées usées, tout en demeurant juste pour ce premier ouvrage, il aurait mesuré ses applaudissements au mérite de l’œuvre, et plus tard, appelé à juger la seconde comédie de M. Augier, l’impartialité eût été pour lui un devoir facile ; comme il avait exagéré la valeur littéraire de la Ciguë, il devait nécessairement traiter Un Homme de bien avec une sévérité que la raison ne saurait approuver. Cette seconde comédie n’a pas été estimée d’après sa valeur intrinsèque, mais d’après le succès de la Ciguë. La foule croyait que l’auteur n’avait plus rien à apprendre, que les applaudissements n’ont jamais tort, et, lorsqu’elle a vu, dans Un Homme de bien, des scènes obscures ou incomplètes, étonnée de ne pas retrouver la gaîté de la Ciguë, plutôt que de reconnaître sa méprise, elle a traité l’auteur avec une extrême sévérité, comme pour le punir d’avoir déçu son attente.

En écrivant sa seconde comédie, M. Augier s’est trouvé aux prises avec une difficulté qu’il n’avait pas prévue : il a senti trop tard, le soir de la première représentation, la nécessité de connaître le monde où nous vivons pour le peindre et le montrer aux spectateurs, qui peuvent contrôler le tableau en le comparant à leurs souvenirs. Dans un drame, dans une tragédie, l’histoire peut venir en aide à l’imagination de l’auteur ; dans la comédie, il faut absolument tirer de ses propres souvenirs la substance du poème ; il faut avoir vécu de la vie commune, avoir étudié les passions et les ridicules, pour nous présenter des personnages naturels, vraisemblables, intéressants. Rien ne peut remplacer les épreuves personnelles. Aussi ne m’étonné-je pas de l’indécision que M. Augier a montrée dans Un homme de bien. Je concevrais difficilement qu’il s’en fût affranchi. La vivacité de son esprit, le commerce familier qu’il a entretenu avec les poètes de l’antiquité, lui avaient fourni tous les éléments de la Ciguë ; pour nous peindre Clinias sauvé par l’amour, il n’était pas nécessaire d’avoir étudié le monde : pour emprunter à la vie moderne des personnages comiques, une action qui permît à ces personnages de développer librement leur caractère, les livres n’étaient d’aucun secours. M. Augier a fait tout ce qu’il pouvait faire, étant donnée la tâche qu’il se proposait. Je ne lui reproche pas d’avoir manqué à ses promesses ; je lui reproche de s’être mis en route avant d’avoir déterminé nettement le but qu’il voulait atteindre. Il me répondra qu’il voulait peindre les capitulations de la conscience placée entre le devoir et l’intérêt : cette réponse ne saurait me contenter ; car s’il eût vraiment résolu de traiter le sujet que j’indique, s’il ne fût resté aucun doute, aucune incertitude dans sa pensée, il aurait abordé plus franchement, plus hardiment l’idée que je viens d’énoncer. Il semble qu’il se soit mis à l’œuvre, sans avoir marqué avec fermeté la ligne qu’il devait suivre : il a trop compté sur la gaîté de son esprit, et son espérance a été déçue ; il a négligé d’interroger sévèrement chaque personnage avant de le mettre en scène, et cette négligence a donné à la marche entière de l’action quelque chose de vague, d’indéterminé. Félime, Octave, Rose, ne ressemblent guère au monde qui nous entoure. Félime n’est précisément ni honnête, ni malhonnête. Il condamne, dans sa propre conduite, de véritables peccadilles et se montre indulgent pour des fautes graves ; le sentiment moral manque chez lui de rectitude ; sa conscience s’alarme sans raison et ferme les yeux au moment du danger. Tel qu’il est, Félime n’appartient pas à la comédie. Rose ne peut nous intéresser, car si elle est assez clairvoyante pour discerner l’égoïsme de son mari, elle n’a pas une nature assez mobile, assez passionnée, pour prendre au sérieux l’amour d’Octave ; elle se conduit comme une femme qui va se livrer et raisonne avec le sang-froid d’un juge. Octave n’est qu’à moitié vrai. Il se rencontre certainement, dans la génération qui vient de quitter les bancs du collège, des roués imberbes qui se vantent d’avoir épuisé toutes les illusions et font gloire de leur indifférence ; mais un roué, n’eût-il que vingt-cinq ans, ne se laisserait pas jouer comme Octave par une femme qui lui donnerait un rendez-vous. Aux prises avec un homme qui rirait de la passion, Rose ne s’en tirerait pas à si bon marché. ! Un amant sincère peut être battu ; un homme chez qui la raillerie a pris la place de la passion, permet bien rarement à une femme de revenir sur ses pas ; comme il garde, tout en jouant les passions, toute la liberté de son esprit, il n’a pas de peine à lui couper la retraite. Juliette ne manque pas d’ingénuité ; mais son caractère est à peine esquissé. L’oncle Bridaine est, à mon avis, le seul personnage qui relève de la comédie ; malheureusement ce personnage n’est qu’épisodique, et, bien qu’il soit vrai, il ne peut donner à l’action la vie qui lui manque.

Toutefois, malgré la sévérité avec laquelle je suis obligé de juger Un Homme de bien, je ne saurais partager le dépit du public. Je reconnais volontiers que cette seconde comédie est moins gaie, moins divertissante que la Ciguë ; il y a pourtant, dans Un homme de bien, plusieurs passages traités avec un vrai talent. Pour se tromper ainsi, il faut être capable de mieux faire.

En abordant la réalité, M. Augier avait senti le terrain se dérober sous ses pieds ; averti par cette épreuve, il est rentré dans le domaine de la fantaisie. Dans quel lieu, dans quel temps se passe l’action de l’Aventurière ? Nul ne saurait le dire. L’auteur nomme la ville de Padoue, mais sans ajouter un mot pour caractériser le lieu de la scène. Quant à la date, il ne s’est pas donné la peine de l’indiquer, et je suis loin de blâmer cette omission, car, pour développer l’action qu’il avait conçue, il était parfaitement inutile de marquer le temps et le pays où les personnages allaient se mouvoir. L’Aventurière n’est autre chose que la courtisane amoureuse ; l’auteur a su rajeunir ce sujet, plusieurs fois traité par les conteurs italiens. Il règne dans les trois premiers actes une gaîté franche ; quoique les personnages relèvent de la seule fantaisie, quoiqu’il soit impossible de dire où se trouvent les types qu’ils représentent, leurs sentiments et leurs pensées s’expriment avec abondance, avec spontanéité ; rien ne languit, tout marche rapidement, et nous croyons volontiers à l’existence de ce monde imaginaire. Comment M. Augier n’a-t-il pas compris la nécessité de dénouer avec gaîté ce qu’il avait commencé si gaîment ? La comédie s’arrête à la fin du troisième acte ; avec le quatrième commence une pièce nouvelle, où l’auteur n’a pas montré moins d’habileté que dans la première ; mais enfin, quoi qu’on puisse dire pour sa défense, la seconde pièce ne continue pas la première : c’est un drame cousu à une comédie. Dans les trois premiers actes, nous voyons un barbon dupé par une aventurière ; dans les deux derniers, l’aventurière se transforme comme par enchantement ; la femme sans cœur devient une femme passionnée, oublie ses rêves de grandeur pour ne songer qu’à mériter l’affection de l’homme qu’elle aime, et renonce à la richesse pour se réhabiliter. La juxtaposition de ces deux pièces ne pouvait produire une œuvre harmonieuse, et en effet l’Aventurière est loin de satisfaire l’esprit du spectateur ; mais plusieurs parties de cette œuvre sont traitées avec un talent remarquable, et laissent peu de chose à désirer. L’amour d’Horace et de Célie est plein de grâce et de fraîcheur ; il y a dans le langage des deux amants un parfum de jeunesse qui charme l’auditoire ; la scène d’ivresse entre Fabrice et don Annibal est écrite avec une verve entraînante, il est bien difficile de l’écouter sans rire. Je sais que don Annibal n’a rien de nouveau, que M. Augier s’est contenté de prendre le matamore de la vieille comédie ; tout cela est très vrai, très évident : pour le découvrir, pour l’affirmer, il ne faut pas un grand fonds d’érudition ; mais l’âge du personnage n’enlève rien au talent avec lequel l’auteur l’a mis en scène. Les divagations de don Annibal, quand il achève sa troisième bouteille, sont des traits pris dans la nature, étudiés avec soin et rendus avec fidélité. La mélancolie qui envahit son esprit, ses pensées sur l’immortalité de l’âme, les questions qu’il adresse à son nouvel ami sur la durée des regrets que lui causerait sa mort, tout, dans cette scène, porte le cachet de la vérité. La manière dont Clorinde gouverne sa dupe n’est pas rendue avec moins d’adresse : donner à croire à Mucarade qu’il n’est pas aimé pour sa richesse, mais pour l’éclat de ses yeux, pour le charme de sa voix, c’est une tentative hardie que Clorinde mènerait à bonne fin, si elle n’avait pas pour adversaire un homme qui connaît de longue main toutes les ruses des aventurières. Sans l’intervention de Fabrice, elle trouverait moyen d’épouser Mucarade. Je n’aime pas, je l’avoue, la scène entre Clorinde et Célie. Il y a sans doute dans cette scène des vers très bien faits, de nobles sentiments traduits dans un langage élevé ; mais j’ai peine à concevoir que Mucarade charge sa maîtresse, dont il connaît les antécédents, de persuader à Célie qu’elle ne mérite pas son mépris. Quelque talent que la courtisane apporte dans son plaidoyer, quelque fierté que la jeune fille mette dans sa réplique, je ne puis accepter cette lutte de la candeur contre le vice las de lui-même. Il me semble que l’amour paternel doit reculer devant une pareille épreuve. Mucarade, malgré sa passion pour Clorinde, ne peut songer à profaner la pureté morale de sa fille. Or, n’est-ce pas la profaner que de la soumettre à une pareille épreuve ? Je ne trouve pas d’ailleurs un intérêt bien vif dans cette dissertation dialoguée sur la dignité de la vertu, sur la difficulté de rentrer dans le droit chemin après avoir failli une première fois, sur la jeunesse et la beauté aux prises avec la faim.

Il y a dans la seconde partie de l’Aventurière, dans la partie dramatique, une scène très bien faite, celle où Clorinde, humiliée par le mépris de Fabrice, effrayée par ses menaces, s’avoue vaincue, et sent pour la première fois son cœur brûler d’un amour sincère. Dans sa vie de courtisane, elle a toujours vu les hommes à ses pieds ; elle avait besoin, pour aimer, de trouver un maître impérieux ; à peine l’a-t-elle rencontré, qu’elle s’agenouille et demande merci. C’est un sentiment très vrai que M. Augier a traduit en vers très francs.

Ainsi le juge le plus sévère trouve beaucoup à louer dans cet ouvrage. La conception générale de l’Aventurière est certainement défectueuse : la seconde moitié ne répond pas à la première, le caractère du principal personnage n’est pas fidèlement conservé pendant toute la durée de l’action ; pour sentir, pour démontrer le vice de cette conception, il n’est pas nécessaire de recourir aux poétiques, le bon sens suffit ; mais la gaîté qui anime les trois premiers actes révèle chez M. Augier une véritable vocation pour la comédie. Si les personnages appartiennent à la fantaisie, l’auteur leur a prêté des sentiments que la raison peut avouer, des passions, des ridicules que nous retrouvons dans la grande famille humaine. C’en est assez pour faire de l’Aventurière, sinon une comédie complète, du moins un ouvrage très digne d’encouragement.

Le sujet de Gabrielle est d’une nature fort délicate. Pour bien comprendre toutes les difficultés que présente un pareil sujet, il faut le réduire aux termes les plus simples, et l’exprimer d’une façon assez claire pour ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur. M. Augier a voulu prouver qu’une femme est toujours mieux aimée par son mari que par son amant. Je ne crois pas qu’il soit possible d’apercevoir, au fond de cette comédie, une thèse différente de celle que j’énonce. Or, cette thèse, qui, dans le domaine de la morale, substitue l’intérêt bien entendu à l’accomplissement du devoir, ne peut avoir, dans le domaine de la poésie, une véritable valeur qu’à la condition d’être présentée sous la forme d’une lutte sérieuse entre l’amant et le mari ; car si la passion, qui dédaigne et viole parfois sans remords la loi morale, ne s’offre pas au spectateur avec toute la jeunesse, toute l’ardeur, toute l’éloquence qui peuvent la rendre contagieuse, la thèse que je viens d’énoncer n’est plus qu’une phrase banale. Prouver qu’une femme, en préférant son mari et ses enfants à toutes les séductions du monde, en fermant l’oreille à la voix de la passion, règle sa vie d’après le plus habile des calculs, c’est en vérité une chose trop facile, et ce n’est pas la peine d’écrire deux mille vers pour imposer à l’auditoire une pareille conviction : il n’y a pas une loge dans la salle où cette pensée ne soit déjà pleinement acceptée au lever du rideau. Dire que le mari disputant sa femme à l’homme qui veut la détourner de son devoir, effacer de son cœur le serment qu’elle a prononcé, a sur l’amant, quel qu’il soit, l’incontestable avantage de pouvoir assurer par son travail s’il est pauvre, par son dévouement assidu s’il est riche, le bien-être et le bonheur de celle qui porte son nom, c’est ne rien dire qui mérite les honneurs de la forme poétique. Cette proposition est tellement évidente, qu’il suffit de l’énoncer pour voir tous les esprits s’y rallier sur-le-champ. La thèse choisie par M. Augier impose au poète l’obligation absolue d’engager entre le mari et l’amant une lutte animée, une lutte sincère, qui ne ressemble pas à un badinage. Il faut que la femme soit amenée par l’ennui, par l’oisiveté, par l’orgueil, à perdre le sentiment du juste et de l’injuste ; qu’elle se trouve humiliée du peu de temps que son mari passe près d’elle, qu’elle s’indigne et rougisse de tenir si peu de place dans sa vie ; que sa chute, en un mot, soit préparée par le trouble de son intelligence et de son cœur. Il est nécessaire que le mari, livré tout entier à l’accomplissement de ses devoirs, ne conçoive pas même la pensée lointaine du danger qui le menace, qu’il ne songe pas à détourner sa femme de l’oisiveté, à chasser l’ennui, le plus perfide de tous les conseillers. La démonstration ne peut être complète, si l’amant n’est pas résolu à tous les sacrifices pour obtenir la possession de la femme qu’il aime. Gratifiez-le d’une forte dose de bon sens ; mettez dans son cœur une affection tiède, dans son esprit une notion très nette de l’avenir qu’il se prépare en oubliant, pour une femme qu’il ne pourra jamais posséder paisiblement, le travail, source unique de bien-être et de sécurité ; mettez dans sa conscience l’idée de l’utile au-dessus des joies orageuses d’un amour que le monde condamne, et vous rendrez la lutte puérile, insignifiante. Si l’amant n’aime pas sincèrement, s’il ne met pas son bonheur tout entier dans la femme qu’il espère posséder, s’il n’est pas dans l’attaque aussi ardent que le mari dans la défense, il est impossible qu’il éveille en nous la moindre sympathie. C’est un personnage de carton placé en face d’un homme ; le mari, pour le vaincre, n’a qu’à le pousser du doigt.

Ces prémisses une fois posées, et je crois qu’il serait difficile d’en contester la vérité, voyons ce que valent les personnages mis en scène par M. Augier. Gabrielle s’ennuie et se lamente comme toutes les femmes oisives qui ne savent pas trouver dans l’emploi de leur intelligence, dans le gouvernement de leur maison, dans l’affection de leur famille, un intérêt assez puissant pour éloigner d’elles toutes les tentations ; mais, dans ses plaintes, le bonheur d’être aimée joue un rôle par trop modeste. Il y a, dans la douleur qu’elle ressent, plus de vanité humiliée que de tendresse refoulée : c’est plutôt un enfant qui demande qu’on l’amuse qu’une femme qui appelle l’amour. Une femme ainsi faite ne mérite guère d’inspirer une affection profonde. La passion, n’ayant pour auxiliaire que l’oisiveté, n’excitera jamais dans son cœur de bien terribles orages.

Julien représente assez fidèlement le type du mari confiant ; il fait pour Gabrielle tout ce qu’il peut faire, ou du moins tout ce qu’il croit utile à son bonheur, et le sentiment du devoir accompli éloigne de sa pensée toute crainte. Gabrielle n’a-t-elle pas tout le bien-être qu’elle peut souhaiter ? n’est-elle pas vêtue selon son goût ? ne change-t-elle pas de parure aussi souvent qu’il lui plaît ? l’avenir de sa fille n’est-il pas assuré ? que lui manque-t-il ? Julien n’a-t-il pas pris pour lui tous les soucis du ménage ? la tâche de Gabrielle ne se réduit-elle pas à jouir paisiblement du bien-être qu’il lui donne ? Julien croit fermement que la sécurité, la certitude de retrouver le lendemain ce qu’elle a quitté la veille, suffisent à remplir le cœur d’une femme. Il ne comprend pas la nécessité d’occuper, tour à tour, chez Gabrielle toutes les facultés qu’elle possède, de parler tantôt à son imagination, tantôt à sa raison, d’accepter tous ses instincts pour la dérober à tous les dangers. Sûr de n’avoir rien à se reprocher, ne doutant pas de lui-même, n’apercevant dans sa conscience qu’un dévouement à toute épreuve, comment douterait-il de Gabrielle ? comment songerait-il à distraire, comme un esprit frivole, la mère de son enfant ?

Stéphane ne peut être accepté comme un amant sérieux. Avec la meilleure volonté du monde, il est bien difficile d’ajouter foi aux serments qu’il prononce. Les baisers qu’il prodigue à une rose cueillie par Gabrielle et tombée des mains de son amie, ses plaintes sur la ruine de la chevalerie, qui ramassait un gant parfumé au milieu d’une arène sanglante, sur nos mœurs prosaïques, sur notre vie sans émotions et sans dangers, ne suffisent pas pour faire de lui un personnage poétique. Après les promesses qu’il a recueillies de la bouche de Gabrielle, comment comprendre qu’il renonce à elle dès qu’elle lui parle de mariage ? Gabrielle s’épouvante en mesurant le chemin qu’elle a parcouru, et recule avant de franchir le dernier pas qui doit la livrer aux bras de son amant : l’homme qui se sent aimé peut-il se laisser abuser par le mensonge que Gabrielle appelle à son secours ? Quand elle parle d’oubli, Stéphane doit-il perdre toute espérance, et renoncer au bonheur qu’il a rêvé sans essayer de réveiller, de ranimer dans le cœur de la femme qu’il aime la passion qui se dit morte sans retour ? La résignation lui coûte si peu, il prend si promptement son parti, que le spectateur ne consent pas à voir en lui un homme sincèrement épris. Lorsqu’un mot change sa résolution, quand sa maîtresse, qui ne s’est pas donnée, mais qui s’est promise, le ramène à ses pieds et lui demande grâce, l’auditoire accueille avec incrédulité cette subite métamorphose. Il y a en effet dans la conduite de Stéphane une contradiction, une inconséquence que sa jeunesse ne justifie pas. Si l’ignorance de toutes les ruses qu’une femme met en usage pour se défendre a pu le décider au mariage, s’il a pris au sérieux les conseils de Gabrielle, comment, si jeune qu’il soit, peut-il, une heure plus tard, se laisser désarmer par un mot ? Je veux bien que le cœur de l’homme soit chose mobile ; encore faut-il que les mouvements du cœur s’expliquent par la passion. Dès que la passion disparaît, l’inconséquence devient inintelligible. Or, c’est là précisément ce qui arrive à Stéphane. Quand Gabrielle lui dit qu’il doit renoncer à elle, quand elle oppose au roman de leurs amours la réalité de ses devoirs, il se rend sans coup férir, et n’essaie pas de ressaisir la femme qui lui échappe et se rit de ses regrets ; et une larme de Gabrielle efface toutes ses railleries ! Le spectateur ne consent pas à le croire. Quand Stéphane conçoit le projet d’enlever sa maîtresse et d’aller vivre seul avec elle, au bord de la mer, dans un village de Bretagne, l’auditoire se demande de quelle pâte est pétri cet étrange personnage, qui tout à l’heure n’aimait pas assez pour plaider sa cause, et qui maintenant renonce au monde entier pour la femme qui l’a traité avec une ironie si hautaine. Avec un pareil adversaire, le triomphe de Julien n’est pas difficile. Gabrielle, qui a vu la subite résignation de son amant, ne peut pas embrasser avec une confiance bien vive ses projets de solitude. Une affection, si prompte à se décourager, est pour le mari un puissant auxiliaire qui ôte à la lutte engagée toute valeur, toute signification.

Adrienne, placée par l’auteur près de Gabrielle pour représenter le cœur désabusé, la raison éclairée par l’expérience, est dessinée avec vérité. Son langage est bien celui d’une femme égarée par l’ennui, ramenée à l’indifférence par le besoin de repos. Quelle que soit pourtant la vérité d’un tel personnage, il ne pourra jamais jouer dans une comédie un rôle bien actif. Adrienne a beau ajouter à l’autorité de ses conseils l’autorité de son exemple, elle a beau dire à Gabrielle : Tu vois ce que j’ai souffert pour avoir préféré la passion au devoir ; ses paroles ne respirent pas une affection assez ardente, une sympathie assez profonde pour que sa nièce, en l’écoutant, renonce à toutes ses espérances, à toutes ses illusions. Ce qui domine dans le langage d’Adrienne, c’est le sentiment de la fatigue, c’est la soif de l’immobilité. Un tel langage, à coup sûr, n’est pas fait pour convertir un cœur de vingt ans. Adrienne n’intéresse le spectateur que dans sa réponse aux reproches de son mari. Une fois résolue à la défense, elle rétorque avec une habileté victorieuse les arguments de M. Tamponnet.

Le mari d’Adrienne est-il bien un personnage de comédie ? Il est au moins permis d’en douter. Bien qu’une première épreuve lui donne le droit de traiter sa femme avec défiance, il est bien difficile d’admettre son empressement à s’alarmer. Je ne parle pas du repentir d’Adrienne, qui mériterait peut-être un pardon plus sincère, une conduite plus généreuse : je conçois très bien qu’une faute d’une nature aussi délicate s’efface difficilement de la mémoire ; mais, tout en admettant que le mari d’Adrienne se souvienne à toute heure d’avoir été trompé, j’ai peine à concevoir qu’il prenne à son compte le danger qui menace Julien. S’il existe quelque part un pareil type de défiance conjugale, il sort tellement des limites de la vraisemblance, qu’il n’a pas droit de bourgeoisie au théâtre. Le poète comique ne doit jamais choisir ses personnages parmi les types d’une nature exceptionnelle. Lorsqu’il commet une telle imprudence, il s’expose à n’être pas compris. L’auditoire peut sourire en voyant la frayeur obstinée de Tamponnet, mais il ne l’accepte pas comme un personnage dessiné d’après nature. L’exagération, très utile au théâtre pour donner du relief à la passion, du relief au ridicule, doit pourtant respecter la vraisemblance, et le personnage de Tamponnet ne satisfait pas à cette condition.

Au premier acte, nous voyons Stéphane accueilli froidement par Gabrielle en présence d’Adrienne, qui devine le danger dans la froideur même de cet accueil, et ne se laisse pas abuser par les réponses évasives de sa nièce. Bien qu’Adrienne n’ait entendu ni la conversation de Julien et de Gabrielle, ni le monologue désespéré où sa nièce épanche toute sa colère, toute son humiliation, elle devine ce qui se passe au fond de ce jeune cœur. Si elle eût assisté à l’entretien des deux époux, elle n’eût pas manqué sans doute d’éclairer Julien sur la route qu’il doit suivre, et de lui dire qu’une femme, pour demeurer fidèle à son mari, n’est pas obligée de recoudre les boutons de ses chemises. Pour ma part, je plains de grand cœur les maris qui ne peuvent pas invoquer d’autres garanties. Quand le chef de la famille gagne, bon an mal an, une vingtaine de mille francs, sa femme peut sans remords négliger l’emploi de son aiguille. Adrienne, éclairée par l’expérience, verrait dans le reproche de Julien une raillerie injurieuse, et ramènerait le mari dans la voie du bon sens et de la vérité. La partie de piquet entre Stéphane et Tamponnet n’est pas conduite moins gaîment que la scène d’ivresse entre Fabrice et don Annibal de l’Aventurière. Le mari, sottement jaloux, essayant de déprécier sa femme, Stéphane affichant l’incrédulité la plus obstinée, sont assurément une donnée comique. Toutefois il me semble que l’auteur n’a pas su s’arrêter à temps. Quand Stéphane dit au mari : Je sais à quoi m’en tenir, la plaisanterie franchit les limites de la vraisemblance. Que Julien ramène Stéphane, qui veut partir, rien de plus naturel : c’est le destin commun des maris de s’estimer trop haut, de s’endormir dans une sécurité superbe, de prendre pour une injure les avertissements les plus bienveillants, les plus désintéressés. Quant au duel mystérieux confié à Julien sous le sceau du secret, et que Julien raconte devant sa femme et sa tante, c’est un ressort utile sans doute, mais tant de fois employé, qu’il passerait presque inaperçu sans la remarque d’Adrienne. Que Julien, pour retenir Stéphane, s’obstine à le protéger et veuille faire de lui le secrétaire intime du ministre, qu’il persiste à le servir malgré lui, rien de mieux : tout cela est vrai, dessiné d’après nature ; mais qu’après avoir entendu l’entretien de Stéphane et d’Adrienne, quand il connaît le secret de Gabrielle, il charge Stéphane de ramener sa femme dans le chemin du devoir, c’est, à mon avis, exagérer trop généreusement la confiance du mari. Julien a beau estimer Stéphane et le croire incapable d’une action dont il aurait à rougir, c’est soumettre sa vertu à une trop rude épreuve. Où est le mari qui prie l’homme qu’il sait aimé de sa femme de la sermonner, de lui prêcher l’oubli et le mépris de la passion ? Je ne crois pas qu’on le rencontre dans le monde où nous vivons.

Je concevrais très bien que Julien, répudiant les conseils de la colère, avant de jouer sa vie contre la vie de Stéphane, fît appel à son amitié et cherchât dans la reconnaissance qu’il a méritée un auxiliaire pour détourner le danger ; je ne conçois pas qu’il remette entre ses mains le soin de ramener Gabrielle, et surtout sans lui dire qu’il connaît son amour pour elle. Si la reconnaissance parlait chez lui plus haut que l’amour, Stéphane n’aurait qu’un seul parti à prendre : s’éloigner ; mais Stéphane, qui n’est pas capable d’une passion exaltée, ne se rend pas volontiers aux sentiments généreux sur lesquels Julien a compté. Sans aimer Gabrielle d’une affection bien vive, nous devons du moins le croire d’après la conduite qu’il a tenue jusqu’ici, il ne veut pas avoir perdu ses pas et ses paroles. Il a rêvé la possession de Gabrielle, il a reçu sa promesse ; il ne renoncera pas à son rêve, à son espérance. Il accueille avec empressement le projet d’une fuite commune, et ne songe pas un seul instant au malheur de Julien ; la voix de l’orgueil couvre la voix de la reconnaissance : comment Julien ne l’a-t-il pas prévu ?

J’arrive à la scène que le public a couverte d’applaudissements, à la scène où Julien, apprenant de la bouche même de Stéphane qu’il se prépare à partir, et qu’il ne partira pas seul, entame avec lui une discussion en règle sur le bonheur que nous assure l’accomplissement du devoir, sur le malheur, la honte et le désespoir que la passion nous promet. La vérité des sentiments, la franchise de l’expression, ne rachètent pas ce qu’il y a d’étrange dans cette scène. Toutes les paroles que prononce Julien, très bien placées dans la bouche d’un père qui voudrait éclairer son fils sur les dangers qu’il se prépare en méconnaissant la voix du devoir, adressées par un mari à l’homme que sa femme a promis de suivre, n’excitent plus qu’un sentiment d’étonnement. Et comme s’il craignait de n’avoir pas violé assez hardiment les lois de la vraisemblance, l’auteur, qui tout à l’heure confiait à Stéphane le soin de ramener Gabrielle, confie maintenant à Gabrielle le soin de ramener Stéphane. Il faut en vérité que Julien ait une bien haute idée des deux amants pour les charger tour à tour de leur mutuelle conversion ; c’est traiter la réalité avec un dédain trop évident. Si Gabrielle et Stéphane étaient sincèrement épris l’un de l’autre, pour toute réponse au sermon de Julien, ils partiraient, le laissant méditer à loisir sur l’impuissance des plus éloquentes maximes. Heureusement pour le mari, Gabrielle et Stéphane ne sont pas tellement aveuglés par la passion qu’ils osent braver la réprobation du monde. Ils se séparent sans effort, sans regret, comme deux cœurs fourvoyés par hasard dans les régions ardentes de l’amour, et qui ne demandent qu’à rentrer dans les régions tièdes et paisibles de la vie commune.

Les applaudissements que le public a donnés à cette scène réduisent-ils à néant les objections que je viens d’exposer ? Je crois pouvoir dire non, sans mériter le reproche de présomption ; pour persister dans l’opinion que j’ai soutenue, je n’ai pas besoin de dire que le public s’est trompé. Les devoirs et le bonheur de la vie de famille, noblement compris, noblement exprimés, sont toujours assurés d’exciter dans l’auditoire une vive sympathie : le public a donc eu raison d’applaudir les sentiments placés dans la bouche de Julien ; mais personne, je crois, n’a le droit de voir dans ces applaudissements l’approbation de la conduite que l’auteur prête à Julien. Je pense, pour ma part, que les maris exposés au même danger ne suivraient pas son exemple, et s’efforceraient de regagner le cœur d’une femme égarée, au lieu de mettre leur bonheur à la merci de leur éloquence. Du moment, en effet, que le triomphe du devoir ou de la passion dépend d’une lutte oratoire, l’espérance du mari paraît présomptueuse ; il peut rencontrer dans l’homme qui aime sa femme une langue plus habile, une imagination plus éclatante. Ne faut-il pas alors que le devoir s’humilie ? Que devient la thèse choisie par M. Augier ? Il faut, pour affirmer qu’une femme doit en toute occasion préférer son mari à son amant, affirmer en même temps que l’amant ne parlera jamais aussi bien que le mari ; car je ne puis donner un autre sens aux paroles de Gabrielle : « Ô père de famille ! ô poète ! je t’aime. » Si Julien n’eût pas trouvé dans sa mémoire une douzaine d’images bien assorties, il était donc condamné à perdre Gabrielle ?

Je regrette que M. Augier, au lieu de voir dans le succès de Gabrielle un encouragement à poursuivre la peinture des mœurs contemporaines, ou plutôt, pour parler plus franchement, une raison d’entreprendre avec sincérité, avec résolution, ce qu’il avait à peine ébauché, soit revenu, en écrivant le Joueur de flûte, à son point de départ. L’auditoire, il faut bien le dire, avait applaudi dans Gabrielle l’intention plutôt que l’exécution. En produisant ma pensée sous cette forme qui pourra sembler paradoxale, je ne crains pas de rencontrer des contradicteurs sérieux. L’auteur, au lieu de mettre à profit la bienveillance de l’auditoire, est retourné à ses premières études, à ses premières fantaisies. Je retrouve dans le Joueur de flûte toutes les qualités de détail qui recommandent la Ciguë ; mais le talent de M. Augier m’inspire une trop vive sympathie, pour qu’il me soit possible de lui déguiser ma pensée, en ce qui touche la conception de son nouvel ouvrage. Les données que nous fournit l’antiquité sur la vie et la mort de Laïs se réduisent à bien peu de chose ; ces données pourtant ont un caractère vraiment poétique, et M. Augier semble avoir pris plaisir à les dépouiller de ce caractère. Plutarque, dans la Vie de Nicias, nous apprend en quelques lignes, que Laïs fut réduite en captivité et vendue dans l’expédition dirigée contre la Sicile par Nicias et Alcibiade. Il n’en dit pas davantage, et nous en serions réduits aux conjectures sur la vie de cette courtisane fameuse sans les révélations d’Athénée. Le cinquante-quatrième et le cinquante-cinquième chapitre du treizième livres des Deipnosophistes nous offrent en effet des renseignements curieux. Enlevée dès l’âge le plus tendre à la ville d’Hyccara, sa patrie, Laïs, vendue comme esclave, s’établit à Corinthe, qui était alors la ville la plus corrompue de la Grèce. Sa beauté lui donna bientôt des richesses considérables. Athénée raconte qu’Apelleo, l’ayant rencontrée au bord d’un ruisseau puisant de l’eau, la conduisit à un banquet où il avait réuni de nombreux amis ; et comme ils se plaignaient de voir arriver une vierge au lieu d’une courtisane qu’ils attendaient, il leur répondit : « Avant trois ans, je vous la rendrai telle que vous la souhaitez. » Ce n’est pas ce début que je veux louer comme poétique, je n’ai pas besoin de le dire ; mais vers l’âge de quarante ans, après avoir épuisé toutes les jouissances du luxe et de la richesse, Laïs devint amoureuse d’un jeune Thessalien, et quitta Corinthe pour le suivre. Les femmes de Thessalie, jalouses de sa beauté, et peut-être aussi, quoique Athénée ne le dise pas, éprises de l’homme qu’elle aimait, la mirent à mort dans le temple même de Vénus, où elle s’était réfugiée ; et pour perpétuer le souvenir de cette violation du droit d’asile, le temple prit le nom de Vénus impie. L’épitaphe de Laïs nous a été conservée, et mérite d’être rapportée, car c’est en Grèce seulement qu’on pouvait ainsi célébrer la beauté d’une courtisane : « La Grèce, fière de son invincible courage, a été réduite en servitude par la beauté de Laïs, comparable aux déesses ; l’amour a engendré Laïs, Corinthe l’a nourrie, elle est maintenant ensevelie dans les nobles champs de la Thessalie. »

Il y a certainement dans la destinée de cette courtisane quelque chose d’émouvant. Cette femme qui, après avoir trouvé dans sa beauté tous les enivrements de la richesse et de l’orgueil, meurt victime de sa beauté même, vendue à l’âge de sept ans, vouée dès sa puberté au culte de Vénus, amoureuse pour la première fois à l’âge où la beauté s’enfuit, et pourtant belle encore, belle au point d’armer contre elle-même les femmes thessaliennes, n’offre-t-elle pas au poète un sujet nettement caractérisé, et qui échappe au reproche de vulgarité par son dénouement tragique ? Pour se ranger à mon avis, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Athénée, il suffit de parcourir les lignes que je viens de tracer. M. Augier, en prenant pour héroïne la plus célèbre courtisane de Corinthe, ne paraît pas avoir songé un seul instant à tenir compte de l’histoire ; je ne lui reprocherais pas l’ignorance ou l’oubli de la réalité, s’il eût trouvé dans son imagination quelque chose de mieux ; malheureusement le Joueur de flûte, quels que soient d’ailleurs les mérites de détail qui le recommandent, est bien loin d’offrir le même intérêt que les deux chapitres d’Athénée.

Chalcidias, qui, dans le treizième livre des Deipnosophistes, s’appelle Pausanias, a vendu sa liberté à Psaumis pour jouir pendant huit jours de la beauté de Laïs. Avec les deux talents qu’il a reçus en échange de sa liberté, il a pris possession de la courtisane sicilienne, que se disputaient à l’envi les rois, les généraux, les orateurs, les philosophes, car Laïs triomphe des scrupules les plus rebelles. Pour savourer sans contrainte le bonheur qui doit sitôt lui échapper, il ne doit livrer sa personne, qu’il a vendue, qu’à l’expiration de son bail avec Laïs, et il entre dans son lit sous le nom d’Ariobarzane ; satrape du grand roi, satrape de Perse. Le huitième jour s’achève. Psaumis qui convoite lui-même la beauté de Laïs, se croit maître du terrain par le départ d’Ariobarzane ; mais, comme il veut concilier le soin de ses plaisirs et le soin de sa caisse, il songe à se défaire de son emplette avec un bénéfice raisonnable. Il avait acheté Chalcidias pour plaire à sa femme ; sa femme ne se soucie plus du joueur de flûte, et il veut acheter la courtisane sans bourse délier, c’est-à-dire en consacrant à ses plaisirs le bénéfice qu’il réalisera. Bomilcar le Carthaginois, à qui Psaumis propose le marché, et qui sait que Chalcidias a résolu de se tuer pour échapper à l’esclavage, l’achète pour trois talents, mais avec l’espérance de réaliser à son tour un bénéfice bien autrement séduisant, car il a deviné l’amour de Laïs pour Chalcidias ; en révélant à Lais ce qu’a fait Chalcidias pour la posséder, sa résolution désespérée pour ne pas survivre à son bonheur, il obtient d’elle cent talents pour prix de l’esclave qu’il lui cède. Laïs, amoureuse de Chalcidias, sûre d’être aimée de lui en apprenant le sacrifice terrible qu’il n’a pas craint de lui faire, n’hésite pas à se dépouiller de ses richesses pour posséder librement sa nouvelle conquête. Elle n’estime pas Chalcidias au-dessous de cent talents, c’est-à-dire au-dessous de cinq cent quarante mille francs. Chalcidias, pour posséder Laïs pendant huit jours, n’avait donné que dix mille huit cents francs. Il est vrai qu’il avait vendu sa liberté pour deux talents, et que Laïs, même après cette emplette qui étonnera sans doute plus d’un lecteur, n’est pas encore réduite à vendre sa liberté.

Comparez la comédie de M. Augier au récit d’Athénée : de quel côté se trouve la poésie ? de quel côté l’intérêt ? La courtisane de Corinthe, amoureuse pour la première fois, suivant son nouvel amant jusqu’en Thessalie dans l’espérance de lui dérober les souillures de sa vie passée, mourant au pied de l’autel de Vénus, n’est-elle pas plus vraie, plus inattendue, plus émouvante que la courtisane vendue hier à l’homme qu’elle veut acheter aujourd’hui ? La réponse ne saurait être douteuse. Parlerai-je de Psaumis, qui raconte comment il est devenu père sans le vouloir et presque sans le savoir, et qui achète Chalcidias pour apaiser les caprices de sa femme ? Un tel personnage ne sert, ni directement ni indirectement, au développement de la pensée principale. L’avarice de Psaumis, doublée de libertinage, n’offre pas à Laïs une tentation assez forte pour relever le prix du sacrifice qu’elle accomplit. À quoi renonce-t-elle pour suivre Chalcidias ? Aux caresses d’un vieillard qui ne consent pas même à payer généreusement les plaisirs que son âge lui défend. Je ne dis rien du Carthaginois, qui, dans la pensée de l’auteur, n’est évidemment destiné qu’à nous révéler tour à tour l’avarice de Psaumis et l’ardeur de Laïs pour le premier homme qu’elle aime. Quant à Chalcidias, c’est, à mes yeux, un personnage manqué. Je concevrais très bien que Laïs le rachetât pour le soustraire à l’esclavage, qu’au don de la liberté elle ajoutât le don de sa personne, qu’elle ne crût pas payer trop cher le sacrifice accompli par Chalcidias en le payant de sa beauté ; mais, pour que le rachat de Chalcidias fût revêtu d’un caractère vraiment poétique, il faudrait qu’il n’eût pas été précédé de l’achat de Laïs. Comment Chalcidias peut-il aimer la courtisane dont le lit s’est ouvert devant ses largesses, et qu’il a tenue dans ses bras immobile et froide comme une statue ? Comment Laïs, qui s’est vendue à Chalcidias, peut-elle espérer conquérir son amour même au prix de cent talents ? N’est-elle pas flétrie sans retour aux yeux de l’homme qu’elle aime, à qui elle a vendu ses caresses ? Chalcidias pourra-t-il jamais oublier le marché conclu avec Ariobarzane ?

Il y a cependant beaucoup de talent dans le Joueur de flûte comme dans les précédents ouvrages de M. Augier ; je peux même dire, sans flatter l’auteur, que plusieurs parties de sa nouvelle comédie se recommandent par un style plus ferme, plus précis que la Ciguë. Malheureusement, à côté d’un passage écrit avec une rare élégance, on trouve des vers empreints d’une grossièreté préméditée, qui blessent inévitablement toutes les oreilles délicates ; l’esprit le plus tolérant, le plus indulgent, le moins enclin à la pruderie ne peut se défendre d’un mouvement de dépit en voyant les images les plus gracieuses encadrées dans les plaisanteries du goût le plus douteux. Plusieurs des passages que je signale ont disparu entre la première et la deuxième représentation ; toutefois, bien que l’auteur, docile au conseil de ses amis, se soit fait justice et n’ait pas hésité à sacrifier quelques douzaines de vers, il reste encore dans sa dernière comédie bien des taches qu’une main sévère devrait effacer. Le parti pris d’opposer la réalité grossière à l’image élégante et poétique est un procédé qu’il faut renvoyer aux esprits vulgaires ; tout homme qui prend au sérieux l’art littéraire doit s’en abstenir comme d’une habitude vicieuse. Qualifier les femmes de guenons, traiter les hommes de canailles, de coquins, de gredins, sans nécessité, sans que la situation appelle impérieusement l’emploi du langage trivial, ne sera jamais qu’un puéril caprice. Quoique M. Augier ait biffé prudemment les paroles que je souligne, il n’est pas inutile d’en tenir compte, car les taches effacées dans le Joueur de flûte ont des sœurs trop nombreuses dans les précédentes comédies de M. Augier. Molière ne s’est jamais mépris sur le rôle des termes vulgaires. Quand il lui arrive de recourir à la langue triviale, ce n’est jamais à l’étourdie, c’est toujours à bon escient ; c’est qu’il a besoin de ramener sur la terre l’extase d’un amant, c’est qu’il cherche la comédie dans le contraste permanent de l’illusion et de la réalité. Ai-je besoin d’invoquer des exemples à l’appui de ma pensée ? Depuis l’École des Femmes jusqu’aux Femmes savantes, depuis George Dandin jusqu’au Médecin malgré lui, est-il possible de prendre Molière en flagrant délit de grossièreté préméditée ? M. Augier, qui a fait de Molière une étude assidue, saura bien me comprendre à demi-mot.

La langue, envisagée dans ses conditions fondamentales, abstraction faite de toute question d’élégance et de goût, n’est pas toujours respectée par l’auteur de la Ciguë et du Joueur de flûte avec un soin assez scrupuleux : tantôt, parlant de l’argent et du bonheur, il dit que, si l’argent ne donne pas le bonheur, il l’aide ; or, tous les écoliers savent très bien qu’on aide une personne et qu’on aide à une chose. Ailleurs, il fait dire à une femme parlant de son amant : Tu vois que je le reçois d’une froideur extrême. Où et quand s’est-on jamais servi d’une pareille locution ? Dans le Joueur de flûte, nous entendons Chalcidias dire qu’il a exercé le luxe et l’insolence : n’est-ce pas, aux yeux mêmes des humanistes les plus complaisants, un néologisme par trop excentrique ? Dans une autre scène du même ouvrage, nous entendons parler d’un temple d’asile. Jusqu’à présent, nous connaissions l’asile des temples, le caractère inviolable des lieux consacrés au culte de la divinité ; le renversement inattendu de la locution usitée n’offre pas à l’esprit un sens facile à saisir. Je ne crois pas inutile de relever ces fautes purement grammaticales ; car si la connaissance complète et la pratique assidue des lois de la langue ne sont pas les seuls fondements d’un style élégant et pur, il est certain du moins qu’il n’a a pas de style châtié, de style vraiment élégant, sans la connaissance et la pratique des lois de la langue. Quelque dédain qu’on éprouve pour la forme et l’arrangement des mots, il ne faut jamais oublier la réponse d’un père de l’église consulté sur l’opportunité des études grammaticales. On lui demandait si la foi permettait ces études profanes ; il répondit avec sagacité : « La foi ne proscrit pas de pareilles études, car elles sont souverainement utiles, ne fût-ce que pour s’entendre sur les matières de la foi. » Eh bien ! ce qui est vrai dans l’ordre théologique n’est pas moins vrai dans l’ordre littéraire. Si la langue, envisagée dans ses lois fondamentales n’est pas le style tout entier, le style a pourtant pour condition première le respect des lois de la langue. M. Augier écrit en vers d’une façon abondante et spontanée ; le rythme et la rime lui obéissent sans se faire prier : il ne faut pas qu’il se laisse abuser par l’abondance et la spontanéité du langage au point de ne pas revoir, de ne pas modifier, de ne pas corriger les paroles inexactes, les images obscures, les locutions vicieuses que cinquante auditeurs tout au plus peuvent remarquer, parce qu’ils ont l’oreille exercée, mais qui cependant, à l’insu même de ceux qui ne sont pas capables d’en tenir compte, jettent dans la trame du dialogue une fâcheuse obscurité. S’il n’y a pas de petites économies lorsqu’il s’agit de s’enrichir, il n’y a jamais non plus de scrupules puérils lorsqu’il s’agit d’écrire ; la valeur et l’arrangement des mots jouent un rôle si important dans la révélation de la pensée, qu’on ne saurait les peser trop attentivement, les trier avec trop de soin, avant de les mettre en œuvre.

M. Augier ne paraît pas comprendre l’importance de l’unité dans le style ; il semble se complaire dans la perpétuelle opposition de l’élégance et de la vulgarité. Séduit par la lecture assidue des Femmes savantes et d’Amphitryon, il oublie ou il néglige complètement le Misanthrope et l’École des Femmes. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que je prétende mettre Amphitryon et les Femmes savantes au-dessous du Misanthrope et de l’École des Femmes, car les Femmes savantes sont, à mon avis, le plus parfait des ouvrages de Molière ; mais pour un esprit attentif le style de ces divers ouvrages ne sera jamais un style unique. Il y a dans l’Amphitryon et dans les Femmes savantes un souvenir, une saveur de Régnier qui ne se retrouve ni dans l’École des Femmes ni dans le Misanthrope. M. Augier, qui connaît la langue de Molière et qui en mainte occasion a fait de ses lectures un usage si heureux, n’a pas encore senti la nécessité d’étudier les transformations du style de ce maître illustre. À quarante ans, Molière écrivait l’École des Femmes, modèle d’élégance, d’ingénuité, de franchise. Quatre ans plus tard, il écrivait le Misanthrope, où l’élégance, sans rien prendre d’affecté, se distingue par un caractère plus soutenu. L’année suivante, il écrivait Tartuffe p, dont la langue pour les yeux clairvoyants est plus savante et plus précise que la langue du Misanthrope. Enfin, à cinquante ans, il écrivait les Femmes savantes, effort suprême de son génie, que sans doute il n’eût jamais surpassé, lors même que la mort l’eût épargné pendant dix ans. Le style des Femmes savantes me semble réunir toutes les conditions du dialogue comique. Je ne crois pas qu’il soit possible de porter plus loin la clarté, l’évidence, le mouvement, l’ironie familière, la raillerie incisive et mordante, l’expression vive et colorée de tous les détails de la vie ordinaire : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée ; mais un poète comique, un poète qui prend Molière pour conseil et pour guide, ne peut se dispenser de graver dans sa mémoire la différence qui sépare l’École des Femmes des Femmes savantes. S’il ne tient pas compte de cette différence, s’il confond, je ne dirai pas dans une commune admiration, car l’admiration n’est que justice, mais dans une imitation commune et simultanée, l’École des Femmes et les Femmes savantes, il doit nécessairement rencontrer sur sa route un écueil que la prudence la plus avisée ne saurait éviter. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, malgré toutes les ressources de son esprit, son style manquera toujours d’unité, et c’est en effet ce qui arrive à M. Augier : il y a dans ses meilleures pages d’étranges dissonances ; l’imagination transportée dans les régions de la poésie la plus sereine par l’élégance et l’éclat des images, se réveille en sursaut dès qu’elle entend une comparaison tirée de la vie la plus vulgaire. Elle s’étonne et s’inquiète, et le goût le plus indulgent est obligé de condamner ces dissonances, qu’on est convenu, non sans raison, d’appeler criardes.

Il est évident que M. Augier ne possède qu’une notion incomplète des conditions du style comique. Il réduit ces conditions au contraste permanent de l’idéal et de la réalité, et ne s’aperçoit pas que ce contraste, renfermât-il, ce qui est loin d’être vrai, toutes les conditions de la comédie, ne dispenserait pas le poète de l’unité de style. Que chaque personnage parle selon son rang, selon son rôle ; qu’Agnès et Horace, Alain et Arnolphe expriment leur pensée chacun à sa manière, rien de mieux, j’y consens, et, pour le trouver mauvais, il faudrait fermer l’oreille aux conseils de la raison ; mais greffer la langue d’Alain ou d’Arnolphe sur la langue d’Agnès ou d’Horace, mettre dans la bouche de Clitandre les paroles de Chrysale ou de Martine, c’est un caprice que le bon sens ne saurait avouer ; lors même que les applaudissements du parterre viendraient protester contre la sentence prononcée par le bon sens, je n’hésiterais pas à suivre l’exemple de Caton : j’épouserais la cause vaincue. Le procédé adopté par M. Augier, suivi avec persévérance depuis sept ans, n’est pas un hommage rendu à Molière, mais une violation constante des lois posées par l’auteur des Femmes savantes. Vouloir, en toute occasion, mêler la langue d’Aristophane avec la langue de Ménandre, la langue de Plaute avec la langue de Térence, ce n’est pas se montrer fécond et varié, c’est afficher un dédain superbe pour les conditions fondamentales du style comique. Si le style de la comédie exige plus de souplesse et de familiarité que le style de l’épopée ou de la tragédie, la souplesse et la familiarité ne doivent pas être confondues avec les dissonances, et M. Augier gâte, comme à plaisir, ses meilleures inspirations par l’abus des dissonances. Des amis aveugles pourront lui dire qu’il y a dans la réalité triviale opposée à l’idéal poétique un élément de succès, et lui présenter comme des scrupules puérils les conseils que je lui donne ; l’avenir prononcera. Je ne crois pas que l’unité de style entrave en aucune occasion l’allure de la comédie ; car je ne confonds pas, je n’ai jamais confondu l’unité de style avec l’uniformité des personnages ; ce que j’ai dit tout à l’heure ne laisse aucun doute à cet égard. Que chaque personnage demeure fidèle à son caractère, qu’il parle selon ses passions, ses intérêts ; qu’il garde en même temps la langue de sa condition, de ses habitudes, qu’il n’essaie pas d’étonner l’auditoire en prononçant des paroles qui n’ont jamais dû passer par ses lèvres. C’est là un caprice qui peut abuser quelques esprits blasés, et qui tôt ou tard ne manquera pas d’être sévèrement blâmé ; c’est un grain de poivre qui chatouille le palais dont la sensibilité s’est émoussée, ce n’est pas un mets vraiment savoureux, une chair succulente et saine, et de telles aberrations, protégées d’abord par l’ignorance et l’aveuglement, seront bientôt jugées comme elles méritent de l’être. Le contraste permanent de l’idéal et de la réalité descendra au rang des lieux communs.

Dans les cinq comédies que M. Augier a écrites depuis sept ans, il n’a jamais abordé franchement les devoirs du poète comique. La première, la troisième et la cinquième relèvent directement de la fantaisie, et malgré le talent qui les recommande, ne peuvent être acceptées comme de véritables comédies, car le poète comique doit accepter les vices et les ridicules de son temps. Ce n’est pas en nous transportant dans le siècle de Périclès, dans le palais de Clinias ou de Laïs, qu’il peut espérer d’agir puissamment sur l’auditoire. Mucarade, Clorinde et don Annibal sont tout simplement des personnages traditionnels rajeunis par une fantaisie ingénieuse ; il m’est impossible de voir en eux l’image d’un temps déterminé. J’ai dit pourquoi le Joueur de flûte, malgré les qualités que je me plais à reconnaître dans plusieurs passages, est au-dessous de la Ciguë et de l’Aventurière. Il y a dans la Ciguë, dans l’Aventurière, un plan, une composition, une pensée nette et facile à saisir, qui s’annonce, qui se développe, qui sert à nouer, à dénouer une action. La pensée du Joueur de flûte demeure confuse. Si l’auteur a voulu nous peindre la courtisane amoureuse, et je crois qu’il serait difficile de lui prêter une autre intention, il n’a pas accompli sa volonté assez franchement, assez simplement pour que nous puissions la juger avec une entière sécurité. Bien que Lais, en effet, soit le personnage principal, Bomilcar et Psaumis tiennent tant de place dans cette comédie, le caractère de Chalcidias est dessiné avec tant d’indécision, qu’il est permis de se demander si l’auteur n’a voulu nous peindre que les souffrances de la courtisane amoureuse.

Quant aux deux comédies que M. Augier a tirées de la vie réelle, je les mets fort au-dessous de la Ciguë et de l’Aventurière. Les applaudissements obtenus par Gabrielle ne sont pas, à mes yeux, un argument victorieux. Le public a eu raison d’applaudir le talent que l’auteur a montré dans Gabrielle, mais il a eu tort de préférer Gabrielle à l’Aventurière, c’est-à-dire la peinture incomplète de la réalité, à la peinture ingénieuse et animée d’un monde consacré par une longue tradition et rajeuni par la fantaisie.

Quel rang faut-il assigner à M. Augier ? Si la comédie, comme je le pense, doit se proposer la peinture de la vie réelle, est-il permis de classer parmi les poètes comiques l’écrivain qui, depuis sept ans, a toujours été plus heureusement inspiré par la fantaisie que par le souvenir des vices et des ridicules que nous coudoyons ? Si l’auteur était moins jeune, nous devrions le juger avec sévérité ; mais il a tant d’années devant lui, que notre sentence doit se présenter sous la forme de conseil. Oui, sans doute, la fantaisie la plus ingénieuse, le style le plus coloré ne sauraient, chez un poète comique, remplacer l’étude et la peinture de la réalité, car la comédie vit de réalité ; mais lorsqu’il s’agit d’un poète de trente ans, qui a déjà donné des gages si heureux, il faut se rappeler la pensée si bien exprimée par un écrivain de l’antiquité : justice absolue, souveraine injustice. M. Augier ne connaît pas les hommes et les choses de notre temps comme devrait les connaître un poète comique. Il paraît avoir étudié les traditions de la comédie beaucoup plus assidûment que la comédie même, c’est-à-dire que la vie réelle. C’est là, sans doute, une méprise très grave, mais ce n’est pas une méprise irréparable. Si M. Augier ne connaît pas, ou ne connaît que très incomplètement la société qu’il se propose de peindre, il est impossible de lui contester la faculté d’exprimer sa pensée quelle qu’elle soit, dans une langue vive et pénétrante. Qu’il nous transporte dans les régions de la fantaisie, ou qu’il nous promène au milieu des détails de la vie familière, l’image ne lui manque jamais. Il dit très bien et très nettement tout ce qu’il veut dire ; sa parole ne bronche pas et traduit fidèlement sa rêverie ou sa raillerie. Il faut lui tenir compte de ce don précieux. Assurément, ce don, si éclatant qu’il soit, ne suffit pas pour former l’étoffe entière d’un poète comique. Trouver pour sa pensée une expression toujours docile et ne pas connaître dans toute sa profondeur, dans toute sa variété, le sujet qu’on veut traiter, c’est se présenter au combat avec une moitié d’armure. La parole la plus abondante ne remplacera jamais la justesse et la précision de la pensée. Or, pour atteindre à la justesse, à la précision, il faut partager sa vie entre le commerce des livres et le commerce des hommes, soumettre constamment les livres au contrôle de la réalité et comparer la réalité au témoignage des livres, et ne pas mettre en scène les personnages qui, depuis plusieurs siècles, ont disparu du monde des vivants. Quiconque n’est pas résigné à ce double travail doit renoncer au titre de poète comique. M. Augier ne connaît que trop bien les personnages traditionnels de la comédie ; qu’il étudie avec le même soin, la même ardeur, les personnages réels dont se compose la société moderne ; qu’il abandonne le puéril plaisir de rajeunir par l’expression les types autrefois justement applaudis, mais qui ont fait leur temps, pour le plaisir plus sérieux de créer des types nouveaux, c’est-à-dire des types qui nous offrent l’image du monde où nous vivons. Sans doute, c’est une tâche plus difficile, mais c’est la seule qui soit vraiment digne d’un poète comique, la seule dont l’accomplissement puisse fonder une solide renommée. Dès à présent, quoi que veuille dire l’auteur de la Ciguë, la parole lui obéit ; le rythme et la rime se plient à tous ses caprices : qu’il demande ses pensées à la réalité au lieu de les demander à la fantaisie, et il pourra prétendre au nom de poète comique.

XII. Ponsard.

I. Charlotte Corday.

Le sujet choisi par M. Ponsard présente certainement de graves difficultés ; cependant je ne crois pas que la figure de Charlotte Corday doive être bannie du théâtre. Il y a dans le courage viril de cette jeune fille une donnée tragique dont la poésie peut s’emparer. Sans doute cette donnée présente plus d’un écueil ; le dénouement prévu d’avance, gravé dans toutes les mémoires, semble condamner l’action à l’immobilité ; les préparatifs du meurtre sont tellement connus, il serait tellement insensé de vouloir les changer, que le poète, au premier aspect, paraît condamné à transcrire l’histoire. Toutefois l’étude approfondie de cette question délicate nous conduit à une conclusion bien différente. S’il n’est pas permis au poète, en effet, d’altérer le témoignage de l’histoire, si le meurtre de Marat est trop près de nous pour que l’imagination la plus hardie ne soit pas obligée d’en respecter, d’en reproduire les circonstances principales, le poète a le droit d’interpréter à sa manière le récit de l’historien. Derrière les faits accomplis, il a le droit de chercher, l’espérance de trouver les idées qui ont servi de germe au projet de Charlotte Corday, les passions qui ont ébranlé son courage, les réflexions qui l’ont raffermi. Et si dans la poursuite et la découverte de ces mobiles mystérieux, indiqués plutôt qu’expliqués par l’historien, il prend pour guide l’austère philosophie, il peut tirer de la vie et de la mort de Charlotte Corday une tragédie émouvante et vraiment pathétique. Non pas que je conseille à l’imagination, en présence de cette grande figure, d’oublier, de méconnaître ses devoirs jusqu’à greffer le roman sur l’histoire : à Dieu ne plaise qu’une pareille folie entre jamais dans ma pensée ! mais, sans recourir au roman, il est permis d’ouvrir devant nous l’âme toute romaine qui a conduit le bras de Charlotte Corday. C’est là la vraie tâche du poète dramatique. Certes, il ne faut pas négliger de nous montrer, de nous peindre à grands traits l’état de la France six mois après la mort de Louis XVI ; toutefois ce serait s’abuser étrangement que de subordonner la conduite de Charlotte Corday au tumulte des factions ; le drame ainsi compris descendrait fatalement à des proportions mesquines, la jeune fille héroïque ne serait plus qu’un instrument aveugle entre les mains du hasard. Pour que Charlotte nous intéresse, nous émeuve, nous frappe d’admiration et d’épouvante, il faut qu’elle domine l’action générale du poème ; il faut que tous les événements trouvent dans son âme généreuse, non pas seulement un écho plus ou moins retentissant, mais un juge sévère ; à cette condition, le drame s’agrandit, et l’héroïne, bien que placée près de nous dans l’ordre des temps, que nos pères ont vue marcher au supplice, se transfigure, et, d’un battement d’ailes, s’élève jusqu’aux régions les plus sereines de la poésie.

Charlotte avait vingt-cinq ans lorsqu’elle conçut le projet de délivrer la France en poignardant Marat. Privée de sa mère par la mort, séparée de son père et de ses sœurs par la pauvreté, éloignée de ses frères qui servaient dans l’armée des princes, confiée aux soins d’une vieille tante, c’est-à-dire livrée à elle-même, Charlotte avait grandi dans la solitude et l’indépendance. Ne consultant pour le choix de ses lectures que sa seule volonté, quittant, reprenant ses études sans recevoir jamais ni conseil ni réprimande, elle se nourrissait de Corneille, dont la sœur était son aïeule, de Plutarque, dont les mâles récits la charmaient, de Raynal, dont les principes généreux enflammaient son cœur. Ainsi, quand la Montagne commença contre la Gironde cette bataille furieuse qui devait coûter tant de sang à la France, Charlotte s’était déjà préparée depuis longtemps au sacrifice de sa vie ; sans savoir encore de quel côté se tournerait son dévouement, elle éprouvait le besoin impérieux de se dévouer. Et comme les passions qui agitent le cœur des jeunes filles se taisaient en elle, comme sa vie solitaire n’avait pas été troublée par les rêves enivrants de l’adolescence, son ardeur de sacrifice devait naturellement s’adresser à la patrie. MM. de Belzunce et de Pontécoulant ne paraissent pas avoir inspiré à Charlotte un sentiment plus tendre que l’amitié. Son âme appartenait tout entière à la France quand les Girondins fugitifs vinrent à Caen chercher un asile et des vengeurs. Le cœur de Charlotte s’est-il attendri pour le plus beau, le plus courageux des Girondins, pour Barbaroux ? En lisant la lettre qu’elle lui écrivait la veille de sa mort, il n’est guère permis de le penser, car cette lettre, charmante au début, grave et solennelle dans les dernières lignes, ne trahit aucun regret, aucun regret du moins qui porte l’empreinte de la passion. Il règne, dans toute cette lettre, une sérénité et parfois un enjouement railleur que la passion ne permettrait pas. Quant à la lettre de Charlotte à son père, c’est d’un bout à l’autre le langage d’une Romaine ; il est difficile d’imaginer plus de simplicité dans la grandeur. Si l’âme de la jeune fille se sent un instant ébranlée, en songeant aux larmes que son père va répandre, elle reprend bien vite son courage et sa vigueur au spectacle de la France délivrée. Elle parle à son père, comme une fille qui sent couler dans ses veines le sang de Corneille, le sang d’Émilie.

Une âme ainsi faite, ainsi douée, préparée aux actions héroïques par le commerce familier des âmes les plus mâles de l’antiquité, n’est pas, à coup sûr, un champ stérile pour la poésie dramatique ; mais si Charlotte n’a jamais aimé, d’où viendra le combat ? d’où naîtra la péripétie ? Si elle a pu dire à Barbaroux, dire à son père : « Ne pleurez pas ma mort ; pourquoi me pleurer ? qu’ai-je à regretter ? ma nature, je le sens, ne m’appelait pas au bonheur » ; si, pour armer son bras du poignard, pour se résoudre au sacrifice de sa vie, elle n’a pas à consommer dans son cœur un premier sacrifice ; si elle n’a pas de lutte à soutenir, pas de bonheur à immoler, comment se nouera l’action ? Cette question, je l’avoue, a quelque chose de décourageant, et pourtant je crois qu’il n’est pas impossible de la résoudre victorieusement. Si Charlotte, en effet, n’a jamais aimé, si elle a ignoré la seule passion qu’elle ait jamais inspirée, l’amour enthousiaste, la mystique adoration qu’Adam Lux devait sceller de son sang ; si elle a rencontré sans émotion les regards ardents qui l’ont suivie jusqu’au pied de l’échafaud, ne croyons pas qu’elle ait quitté la vie sans déchirement. Elle avait pour son père, pour ses sœurs, pour sa vieille tante, une tendre affection ; chaque fois qu’elle prenait un enfant sur ses genoux, qu’elle passait la main dans sa blonde chevelure, ses yeux se mouillaient de larmes involontaires ; son cœur, que la passion n’avait pas troublé, songeait, à son insu, aux joies de la maternité. Belle et n’ayant pour dot que la pauvreté, quoique jamais aucune plainte ne soit sortie de sa bouche, sans doute elle ne voyait pas, sans une secrète amertume, ses amies de couvent échanger leur nom contre le nom d’un homme préféré. Malgré les consolations stoïques adressées à son père, tous les témoignages s’accordent à nous montrer Charlotte Corday comme une femme faite pour comprendre, pour aimer la vie de famille, pour jouir pleinement du bonheur que donne le foyer domestique. Si l’héroïsme a triomphé dans son cœur, le triomphe n’a pas été obtenu sans combat, sans blessure ; plus d’une fois les affections humaines ont élevé la voix avant de consentir à s’immoler. Eh bien ! c’est dans cette lutte intérieure que le poète doit chercher les principaux développements de l’action dramatique, et cette lutte est assez vive, assez cruelle pour offrir tous les éléments d’une véritable péripétie.

Cependant je ne voudrais pas réduire à cette donnée purement psychologique l’intérêt du drame tout entier. Les trois hommes qui se partageaient alors le gouvernement de la Montagne, qui disposaient à leur gré du sort de la France, Robespierre, Danton et Marat, doivent tenir une place importante dans un poème baptisé du nom de Charlotte Corday. Pour amener le spectateur à bien comprendre le dévouement de l’héroïne, il est nécessaire de lui montrer la guerre intestine qui déchirait alors la Convention. Si Robespierre, Danton et Marat ne viennent pas expliquer devant lui les passions qui les dévorent, les principes dont la mise en œuvre a coûté tant de sang et de larmes, les rêves insensés qu’on ne peut écouter sans épouvante, la résolution de Charlotte n’est plus que le caprice d’une imagination en délire. Ici se présente un nouvel écueil. La guerre qui déchirait la Convention était si terrible, semée d’épisodes si étranges, si imprévus, la France haletante contemplait avec une si cruelle anxiété cette assemblée où l’injure et la menace prenaient trop souvent la place des arguments, qu’il semble bien difficile de mettre aux prises la Gironde et la Montagne sans absorber l’attention tout entière. Oui, sans doute, c’est là un écueil dangereux, mais que le poète peut éviter. Pour peu en effet qu’il possède le sentiment des proportions, il comprend bien vite que la Convention, malgré sa terrible grandeur, ne doit servir qu’à expliquer la résolution de Charlotte. La Montagne et la Gironde se résument en quelques hommes, et sans nous ouvrir les portes de la Convention, sans nous montrer les tribunes furieuses dont les clameurs ajoutaient encore à la colère des combattants, il suffit d’amener devant nous les chefs de la Montagne et de la Gironde. Quand je parle de les amener devant nous, ce n’est pas sans dessein que j’emploie cette expression. Il faut en effet qu’on les voie, qu’on les entende, il faut qu’ils nous révèlent, dans un entretien familier ou dans une querelle acharnée, le secret de leurs pensées, de leurs espérances. Laisser à d’autres le soin de nous les peindre, de nous initier aux mystères de leur conscience, serait méconnaître le but naturel, les devoirs évidents de la poésie dramatique. Dans un tel sujet, il faut se défier des portraits, car les portraits les plus habiles, tracés de la main la plus sûre, ne sauraient jamais remplacer l’homme même que le poète a voulu peindre. Quelques vers bien frappés, écrits d’un style précis et sévère, ne produiront jamais sur l’âme du spectateur une impression aussi profonde que la vue même du personnage. Cette pensée, bien qu’elle se trouve dans l’épître aux Pisons, est encore aussi vraie aujourd’hui que le jour où elle fut exprimée pour la première fois, et je ne crains pas en la reproduisant le reproche de plagiat.

Comment nous montrer Robespierre, Danton et Marat, Barbaroux, Buzot et Louvet, sans nous ouvrir les portes de la Convention ? Pour les trois derniers, la réponse est toute simple. Les Girondins sont proscrits ; nous les trouverons à Caen. Quant aux trois chefs de la Montagne, il faudra trouver moyen de les réunir dans une délibération sur leurs communs intérêts. La diversité de leurs caractères, l’opposition, la contradiction des systèmes dont ils poursuivent l’accomplissement à travers les ruines amoncelées à leurs pieds, ne tarderont pas à éclater. Une fois en présence, ils ne s’entretiendront pas longtemps avant d’en venir à l’ironie, à la menace. Cette manière de nous les révéler par eux-mêmes n’a rien que la raison ne puisse avouer. Reste la difficulté de mettre dans leur bouche des paroles que l’histoire ne désavoue pas.

Le triumvirat de la Montagne offre au poète trois caractères profondément distincts. Robespierre, dont le nom reste attaché au régime de la terreur ; Danton, dont le nom rappelle à toutes les mémoires les journées de septembre ; Marat, qui se disait l’ami du peuple et qui a demandé, qui a obtenu tant de têtes, réunis pour le triomphe de la Révolution, étaient fatalement condamnés à s’entre-détruire, car chacune de ces trois natures devait se défier des deux autres. Robespierre, dévoré de la soif du pouvoir, poursuivait froidement, mais avec une persévérance infatigable, avec une obstination que rien ne pouvait décourager, le but marqué d’avance dans ses desseins. Calme et prudent, profitant habilement des fautes commises par ses adversaires, il n’allait pas volontiers au-devant du ranger ; affrontant, méritant parfois le reproche de lâcheté, il daignait de répondre aux accusations qui ne compromettaient pas l’accomplissement de sa volonté. C’est peut-être la figure la plus terrible de cette époque orageuse, et cependant Robespierre a connu la plus douce des passions humaines, La richesse n’attirait pas cette âme singulière ; s’il abat les vieilles institutions, s’il proscrit les grands, ce n’est pas pour se loger dans les palais déserts. Non, il veut régner, il veut tenir la France dans sa main. La douceur même de ses mœurs ajoute à l’effroi qu’il inspire. Il y a dans toute sa conduite un si parfait désintéressement, ses ennemis eux-mêmes sont tellement convaincus qu’il ne garde rien pour lui de la dépouille des victimes, tous ses discours sont dictés par une logique tellement inflexible, que la sérénité de son intelligence au milieu de l’orage lui donne une sinistre grandeur.

Danton, malgré les journées de septembre dont il n’a pas répudié la responsabilité, effraie moins que Robespierre, car l’ambition n’est pas le mobile unique de toute sa conduite. En poursuivant la conquête du pouvoir souverain, ce n’est pas le pouvoir seul qu’il veut conquérir ; il veut satisfaire, il veut assouvir toutes ses passions, tous ses appétits, depuis sa gourmandise jusqu’à sa luxure. Arrivé à Paris pauvre et obscur, il veut la popularité, il veut la richesse pour épuiser toutes les jouissances. Ardent, audacieux jusqu’à la témérité, il joue avec le danger et se complaît à le braver, Il n’est jamais mieux inspiré, plus éloquent, plus abondant en images, plus railleur, plus puissant qu’en face du danger. Il ne choisit par ses paroles, il ne passe pas son temps à les trier, il ne relit pas, comme Robespierre, les plus belles pages de Rousseau pour préparer ses discours ; pour lui, la tribune est un champ de bataille. Il lance ses arguments à la tête de ses ennemis comme un frondeur la pierre qu’il vient de ramasser. Danton semble né pour les révolutions, Il ne cache pas ses vices, il s’en glorifie. Si quelqu’un lui dit qu’il s’est vendu à la cour, il répond hardiment que c’est un marché nul, que la cour ne l’a pas estimé assez haut. Et pourtant, malgré cette misérable jactance, il n’a pas dit un éternel adieu à tous les bons sentiments ; il ne verse pas le sang par cruauté, pour le plaisir de le voir couler. Pour lui, la hache n’est qu’un moyen de supprimer les obstacles ; il accepte la hache comme une nécessité ; mais une fois les obstacles supprimés, rendu à sa nature, il combat avec énergie toutes les mesures violentes qui n’ont pas la nécessité pour excuse.

Marat semble frappé de vertige. Il y a dans sa cruauté quelque chose que la haine la plus ardente ne peut expliquer. Quelque aversion qu’on lui suppose pour l’aristocratie, de quelque jalousie qu’il soit animé contre la société tout entière, qui n’a pas voulu reconnaître en lui le rival, le successeur de Newton, il est impossible de trouver dans l’aversion la plus violente, dans la plus implacable jalousie, la clé de cette étrange et sauvage nature. La folie seule, la plus terrible de toutes les folies, peut résoudre le problème. Aussi comprend-on sans peine que le choix de Charlotte Corday se soit arrêté sur Marat.

Il y a dans le drame de M. Ponsard plusieurs scènes faites avec un remarquable bonheur, une incontestable habileté ; mais dans le drame tout entier il n’y a pas trace de composition. On peut louer, sans flatterie, telle ou telle partie qui se recommande par l’élégance ou l’énergie ; avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de découvrir dans cette œuvre une idée génératrice qui en domine, qui en relie tous les éléments. On dirait que le hasard seul a présidé à la distribution des scènes. Le banquet chez madame Roland me semble parfaitement inutile, car rien dans la conversation des convives n’annonce la vengeance qui se prépare. L’accueil dédaigneux fait à Danton par les Girondins ne suffit pas pour transporter le spectateur dans le domaine tragique, et puis, n’y a-t-il pas quelque chose de singulièrement mesquin à mettre en scène des hommes tels que Sieyès et Vergniaud, pour leur confier des rôles de comparses ? Le tableau suivant, qu’on peut appeler le tableau des faneuses, n’est à mes yeux, comme le précédent, qu’un véritable hors-d’œuvre. La conversation politique à laquelle nous venons d’assister, chez madame Roland, ne nous a pas appris grand-chose sur le sujet que le poète se propose de traiter ; cette idylle, qui, partout ailleurs, pourrait séduire par son élégance, dépayse le spectateur. À quoi bon nous montrer Charlotte Corday occupée de travaux champêtres ? À quoi bon la placer sur la route suivie par les Girondins fugitifs ? Une rencontre ainsi amenée ne manque-t-elle pas, à la fois, de vraisemblance et de grandeur ? Après les terribles journées de mai et de juin, il est probable que Charlotte pensait moins à vendre les foins et les pommes de sa tante qu’à sauver la France en frappant un grand coup. Je veux bien qu’elle fût excellente ménagère, mais je trouve dans cette idylle un caractère puéril. Les Girondins proscrits ne devaient pas demander le chemin de Caen ; ils savaient très bien se diriger, seuls et sans conseil, vers l’asile qu’ils avaient choisi. Le poète nous introduit dans la famille de Charlotte. Ici, ici seulement, commence l’intérêt dramatique. Les plaintes, les lamentations du vieillard qui se dispose à émigrer, les soins touchants dont Charlotte entoure sa vieille tante, le bruit des clairons qui annonce la réunion et le prochain départ des volontaires, l’exclamation généreuse qui échappe à la jeune fille, son indignation, son mépris pour les jeux frivoles qui occupent ses hôtes, composent une scène pleine d’attendrissement et de grandeur. Malheureusement la scène suivante, qui se passe à l’hôtel de ville de Caen, est loin d’offrir le même mérite. La conversation de Barbaroux et de Charlotte Corday, moitié politique, moitié amoureuse, a le tort très grave d’être beaucoup trop longue. Barbaroux, au lieu de répondre simplement, rapidement, aux questions de Charlotte, se met à réciter sur les chefs de la Montagne un morceau très habilement écrit, j’en conviens ; mais enfin c’est un morceau, et j’avoue que la patience de Charlotte me semble difficile à comprendre. Alarmée par les dernières nouvelles venues de Paris, tremblant pour le sort de la patrie, comment peut-elle écouter ces portraits tracés d’une main savante ? Ne doit-elle pas interrompre Barbaroux, dès qu’elle le voit parler pour le plaisir de s’entendre bien plus que pour l’instruire ? Ne doit-elle pas tressaillir de dépit, et traiter cette vaine éloquence, comme elle traitait tout à l’heure les hôtes réunis chez madame de Bretteville autour des tables de jeu ? L’énergie de son patriotisme peut-elle s’accommoder de ces périodes combinées avec tant de coquetterie ? J’ai grand-peine à le croire. La déclaration adressée à Charlotte me semble une invention malheureuse. Que Barbaroux, saisi d’admiration pour la beauté, pour l’âme généreuse de la jeune fille, ne puisse se défendre de l’aimer, je le conçois volontiers ; mais qu’il choisisse pour lui exprimer son amour le moment où elle l’interroge d’une voix frémissante sur les malheurs et les dangers de la France, je le conçois difficilement. C’est le plus sûr moyen de s’amoindrir aux yeux de la femme qu’il aime, Les railleries de Louvet, sur l’entrevue de Barbaroux et de Charlotte, ne sont pas dictées par un goût très délicat. Le souvenir de Faublas intervient assez mal à propos, Le pardon de Charlotte se comprendrait plus facilement sans ce malencontreux souvenir, car sans doute Charlotte, qui n’a pas lu les Amours de Faublas, en a plus d’une fois entendu parler, et le nom seul de ce livre, rapproché de son nom, doit offenser sa pudeur et sa fierté.

Je n’aime pas la scène qui se passe au Palais-Royal, quoiqu’elle soit applaudie, Ce club en plein vent, cette harangue débraillée, interrompue par de plats quolibets, s’accordent mal avec la gravité du sujet, Il ne sied guère de tourner en ridicule cette foule ignorante que Marat gouverne à son gré, qui obéit aveuglément à tous les caprices de son maître, dont la colère une fois déchaînée ne recule devant aucun crime. Chercher dans les passions, dans les espérances, dans les illusions de la foule, un sujet de rire, est, à mes yeux, une étrange aberration que la morale réprouve aussi bien que le goût. L’achat du couteau en présence du spectateur n’est qu’un détail inutile. Les caresses prodiguées par Charlotte, à l’enfant qui vient jouer près d’elle, amènent sur les lèvres de l’héroïne des paroles attendrissantes ; mais je renoncerais de grand cœur aux petites filles qui dansent en rond, aux petits garçons qui sautent à la corde, et je verrais même disparaître, sans regret, la jeune mère qui demande à Charlotte son état, ses ressources et qui, la voyant pour la première fois, lui offre une place dans l’atelier et à la table de son mari. L’amour du simple et du naturel entraîne ici M. Ponsard beaucoup trop loin.

Enfin, nous sommes chez Marat. Danton et Robespierre délibèrent avec lui sur le parti qu’ils doivent prendre, La république leur appartient ; que vont-ils en faire ? La scène est bien posée, bien conduite. Les trois personnages se dessinent tour à tour, j’allais dire se confessent, avec une franchise qui ne laisse rien à désirer. C’est, à mon avis, la plus belle scène de l’ouvrage. Le langage de Robespierre contraste heureusement avec le langage de Danton et de Marat. Le rhéteur, l’homme d’action et le fou sanguinaire se justifient tour à tour avec adresse, avec audace, avec effronterie, échangent les conseils et les railleries, les reproches et les menaces. Cette délibération suffirait seule pour assigner à M. Ponsard un rang élevé dans la poésie contemporaine. Le monologue de Marat nous révèle pleinement tous les secrets de l’ami du peuple. Quand Marat s’écrie : Ô mort ! attends un peu ; quelques têtes encore, et puis tu me prendras, le frisson vous saisit, et l’on ressent pour le poète une admiration mêlée d’épouvante. Je n’ai rien à dire du meurtre de Marat ; l’attitude et les paroles de Charlotte, après l’accomplissement de sa résolution héroïque, sont ce qu’elles doivent être. Quant à la scène qui termine l’ouvrage, quoiqu’elle soit remplie de grandes pensées noblement exprimées, elle n’a qu’un seul défaut, c’est d’être absolument impossible. Danton et Charlotte se jugeant mutuellement, et se jugeant eux-mêmes comme la postérité les jugera, se condamnant, se résignant sans colère aux reproches qu’ils ont mérités, ajoutant une page à la Science nouvelle de Vico, aux Idées de Herder sur la philosophie de l’histoire, sont une fantaisie par trop hardie et que je ne puis pardonner à M. Ponsard, Danton essayant de sauver Charlotte Corday, lui proposant de haranguer le peuple pour dérober sa tête à l’échafaud, n’est pas une invention moins singulière. Sans doute, il ne fallait pas baisser le rideau sur le meurtre de Marat ; mais la conclusion morale ne devait être énoncée ni par Danton ni par Charlotte. Et puis cette conclusion, pour être acceptée, devait tenir compte des personnages qui l’entendent, bien plus encore que des spectateurs assis dans la salle. Sieyès lui-même, malgré toute sa pénétration, malgré la sagacité prodigieuse de son esprit, ne pouvait pas juger la Convention comme nous la jugeons aujourd’hui, cinquante-sept ans après la mort de Marat. La vérité placée par M. Ponsard dans la bouche de Danton et de Charlotte Corday est une vérité trop vraie, puisque le poète ne tient pas compte du temps.

Il y a malheureusement, dans le drame nouveau, comme dans Lucrèce, comme dans Agnès de Méranie, plusieurs sortes de style qui s’accordent assez mal. La conversation chez madame Roland est écrite avec une simplicité qui parfois devient prosaïque. La scène des faneuses rappelle André Chénier ; le langage de Barbaroux dans son entrevue avec Charlotte manque de franchise, et, par ses nombreuses périphrases, reporte la pensée vers les tirades de la tragédie impériale. La délibération des triumvirs est écrite, d’un bout à l’autre, avec une vigueur toute cornélienne. L’élévation, la noblesse, la familiarité, sont les caractères distinctifs de cette belle et grande scène.

Quant à l’impartialité que M. Ponsard nous annonce dans le prologue par la bouche de Clio, je ne saurais l’approuver, puisqu’elle aboutit dans Charlotte Corday à l’impersonnalité. S’il s’agissait du meurtre de Pisistrate, si, à la place de Charlotte Corday, nous avions devant nous Harmodius et Aristogiton, j’accepterais à peine l’impartialité du poète, car le poète doit toujours prendre parti pour les vainqueurs ou les vaincus ; mais lorsqu’il s’agit d’un meurtre accompli à la fin du siècle dernier, d’un meurtre béni par nos pères, et qui pourtant devait hâter la mort des Girondins que Charlotte espérait sauver, l’impartialité est-elle permise ? Je sais bien que, malgré les promesses du prologue, M. Ponsard n’a pas réussi à déguiser complètement ses sympathies, je sais bien qu’il trahit malgré lui ses affections girondines ; mais il ne demeure pas moins vrai que dans Charlotte Corday l’impersonnalité domine. Or l’impersonnalité, à peine acceptable chez l’historien, puisqu’elle le transforme en chroniqueur, puisqu’elle supprimerait le génie de Thucydide et de Tacite, ne peut se concilier avec les devoirs du poète. Il n’y a pas de poésie lyrique, épique ou dramatique, sans passion, et je m’étonne que M. Ponsard ait pu se méprendre aussi étrangement sur les lois de son art. Toutefois, si Charlotte Corday n’est pas une composition dramatique, la scène des triumvirs, pour le fond et pour le style, vaut mieux, à mon avis, que les précédents ouvrages de l’auteur.

Si M. Ponsard n’ajoutait pas foi à la justesse de nos remarques, s’il voyait dans notre langage une sévérité excessive, l’attitude du public, pendant la représentation de Charlotte Corday, pourrait servir à lui démontrer que notre opinion n’est pas une opinion solitaire. Si nous réservons nos louanges pour la scène des triumvirs, si nous blâmons sans hésitation, sans ambages, la succession substituée à la génération, nous ne sommes pas seul à blâmer ; le public, sans prendre la peine d’analyser l’impression qu’il a reçue, s’est rangé à notre avis. Il a écouté avec bienveillance, avec attention, toutes les parties de cette œuvre que ses deux sœurs aînées, Lucrèce et Agnès de Méranie, recommandaient hautement ; mais il est demeuré froid pendant toute la première moitié de la soirée, et sa froideur est, à nos yeux, une preuve de clairvoyance. Il a compris sans peine qu’une galerie de tableaux, quelle que soit d’ailleurs l’habileté du peintre, n’est pas, ne sera jamais une œuvre dramatique. Il a très vivement applaudi les sentiments élevés que M. Ponsard rencontre sans effort et traduit dans une langue harmonieuse, il a témoigné, à plusieurs reprises, qu’il s’associait aux grandes pensées présentées sous une forme concise ; mais il n’a pas renoncé à ses droits, et son silence, pendant les scènes inutiles ou placées au hasard, renferme une leçon dont M. Ponsard doit profiter. Si le public pris en masse se préoccupe rarement des questions de style, et l’on concevrait difficilement qu’il en fût autrement, car les questions de style exigent des études spéciales, il juge très sainement tout ce qui se rattache à l’intérêt dramatique. Or l’intérêt dramatique commence trop tard dans l’œuvre de M. Ponsard, et non seulement il commence trop tard, mais il est permis d’affirmer que l’auteur n’en a pas tiré tout le parti qu’on pouvait espérer. Charlotte une fois armée du poignard, la tragédie ne pouvait plus attendre ; mais, avant d’armer la main de l’héroïne, le poète devait nous montrer les combats intérieurs de cette âme généreuse, et c’est ce qu’il n’a pas fait. Il s’est contenté de quelques vagues indications, comme si le temps lui manquait pour dessiner complètement sa pensée ; et cependant quel temps n’avait-il pas perdu avant d’aborder le véritable sujet de sa composition ! Éclairé par la réflexion, M. Ponsard ne tardera pas à comprendre, s’il ne comprend déjà, que ses études, poursuivies d’ailleurs avec une louable persévérance, ne peuvent être acceptées comme une œuvre poétique. Qu’il s’agisse en effet d’une ode, d’un roman ou d’un drame, il ne suffit pas de réunir les éléments de sa pensée et de les offrir au lecteur ou au spectateur comme un échantillon de son savoir ; il faut les combiner, les relier ensemble par une étroite alliance. C’est à cette condition seulement que le poète mérite vraiment le nom qu’il porte ; c’est à cette condition seulement qu’il invente, qu’il crée. Je sais que l’invention semble se mouvoir moins librement dans l’histoire moderne que dans le champ de l’antiquité, je sais que les événements, dont les témoins vivent encore, se prêtent plus difficilement que les souvenirs des siècles lointains aux combinaisons poétiques ; toutefois des exemples éclatants, dont l’autorité ne peut être récusée, sont là pour démontrer, que les hommes peuvent être idéalisés par l’imagination fermement résolue à user de tous ses droits. Voyez Shakespeare en effet : il écrit sous le règne d’Élisabeth, et il met en scène Henri VIII aussi librement, aussi poétiquement que Jules César ou Coriolan. Une fois qu’il a pris possession de son sujet, il ne s’inquiète pas de savoir si les témoins de l’action qu’il a choisie vivent encore, s’il est exposé à les coudoyer en sortant du théâtre. Il manie l’histoire d’hier comme l’histoire d’autrefois ; sans se permettre jamais d’en altérer les données fondamentales, il agrandit pourtant ce qui lui paraît trop mesquin, il efface, ou relègue sur les derniers plans, ce qui n’a pour l’expression de sa pensée qu’une importance secondaire. Or, ce que Shakespeare a fait, toute proportion gardée entre le génie et le talent, pourquoi M. Ponsard ne le ferait-il pas aujourd’hui ? Pourquoi, en traduisant sur la scène les souvenirs de la révolution française, se montre-t-il plus timide qu’en développant quelques pages de Tite-Live ? Que le poète ne s’y trompe pas : le public, loin de voir dans sa réserve une preuve de sagesse, n’y voit qu’un doute, une hésitation contraire à toute poésie. On peut respecter l’histoire sans la transcrire littéralement, et l’auteur de Charlotte Corday paraît l’avoir oublié.

Ainsi, ma pensée sur l’œuvre nouvelle de M. Ponsard se réduit à des termes très simples et très clairs. Je lui adresse trois reproches : absence de composition, impersonnalité, absence d’unité dans le style. Quant au premier reproche, je crois en avoir établi nettement la légitimité. Il est impossible, en effet, de se rappeler la galerie de tableaux que M. Ponsard nous a présentée sans se rappeler en même temps tout ce qu’il y a de capricieux, de fortuit dans la succession des scènes offertes à nos regards. Était-il facile de supprimer le caprice, d’effacer le hasard et de soumettre tous les incidents, tous les ressorts du drame à l’empire d’une volonté unique et constante ? Non, sans doute ; mais le problème d’unité de conception n’est pas plus insoluble pour Charlotte Corday que pour Lucrèce ou Agnès de Méranie. Qu’il s’agisse de la Convention ou de l’Aréopage, du Sénat de Rome ou du Parlement anglais, partout et toujours il faut, dans une œuvre poétique, une idée dominante, une volonté souveraine qui serve de centre et de pivot à toutes les évolutions de la fantaisie. Or, dans Charlotte Corday, cette loi est évidemment méconnue. Il fallait entrer dès le début au cœur du sujet, et ne pas essayer de nous y mener à travers une série d’épisodes. Une fois engagé dans cette voie épisodique, M. Ponsard devait se complaire dans l’achèvement de chaque tableau, et perdre de vue le but véritable, le but unique de son œuvre. Quel que soit le talent empreint dans chacun de ces tableaux, rien ne saurait masquer l’absence de composition générale. L’admiration la plus complaisante ne saurait aller jusqu’à prendre cette suite de scènes pour une œuvre dramatique. La seconde vient après la première, mais non à cause de la première. Or, malgré la différence profonde qui sépare la méthode scientifique de la méthode poétique, il faut, dans la poésie aussi bien que dans la science, dans l’invention aussi bien que dans la démonstration, dans la série des scènes aussi bien que dans la série des arguments, établir et maintenir la relation de la cause à l’effet. Que cette relation, évidente dans la science, soit plus difficile à saisir dans la poésie, je le veux bien ; cependant, pour être moins frappante dans le domaine de l’invention, elle n’en est pas moins réelle, moins nécessaire. À cet égard, Sophocle procède comme Euclide ; les plus beaux théorèmes de géométrie ne s’enchaînent pas mieux, ne sont pas déduits avec une logique plus rigoureuse que l’Œdipe-Roi.

Le reproche d’impersonnalité est-il moins clairement justifié ? Y a-t-il, dans l’ouvrage entier, une scène qui révèle sans ambiguïté les sympathies politiques de l’auteur ? On me répondra qu’il est girondin comme Charlotte Corday. Je consens à le croire ; toutefois, à parler franchement, cette opinion, qui se laisse deviner, n’est nulle part affirmée en termes précis. Tous les partis sont traités dans le drame de M. Ponsard avec une indulgence qui équivaut à l’indifférence. Si le cœur du poète préfère la Gironde à la Montagne, pourquoi n’avoue-t-il pas hautement sa prédilection ? Pourquoi enveloppe-t-il sa pensée d’un nuage ? Craint-il qu’on ne l’accuse d’injustice envers la Montagne ? S’il croit avoir contenté les admirateurs de Robespierre et de Danton, il s’abuse étrangement. Les paroles hardies placées dans la bouche des Montagnards ne rachètent pas, aux yeux de leurs disciples fervents, les tirades récitées par Barbaroux, et ces tirades mêmes n’expient pas, aux yeux des Girondins de notre temps, les paroles prononcées par Danton et Robespierre. Je laisse Marat hors de cause, parce qu’il excitait l’horreur et le dégoût parmi les Montagnards comme parmi les Girondins.

Il faut pourtant, me dira-t-on, que chaque parti parle son langage. Sans cette faculté accordée à tous d’exprimer librement les sentiments qui les animent, il n’y a pas de vérité. Oui, sans doute, chaque parti doit parler son langage ; mais il faut, cependant, que le poète manifeste sa prédilection pour tel ou tel personnage. Tout en laissant à chacun la libre expression de sa pensée, il peut désigner clairement le personnage qu’il préfère. En poésie, il n’y a pas de préférence sans sacrifice. M. Ponsard n’a-t-il pas méconnu cette vérité tellement évidente qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée ? A-t-il sacrifié les Montagnards aux Girondins, ou les Girondins aux Montagnards ? Malgré le meurtre de Marat, poétiquement parlant, la Montagne n’est pas sacrifiée, car Robespierre, Danton et Marat confessent leur foi comme des apôtres en possession de la vérité. La Gironde n’est pas sacrifiée, car Barbaroux adresse à la Montagne les invectives les plus sanglantes, il la flétrit avec l’indignation la plus énergique. Si bien que M. Ponsard, pour avoir voulu contenter tout le monde, n’a contenté personne.

Le style, ai-je dit, manque d’unité. Faut-il essayer de prouver cette dernière affirmation ? Dans la conversation politique engagée chez madame Roland, le langage des interlocuteurs n’est guère que de la prose rimée. Pas une image, pas une comparaison qui élève la pensée au-dessus de la réalité. Supprimez la rime, et vous aurez le langage de la tribune ou des journaux. Dans la scène des faneuses, le style s’élève, mais à quelle condition ? C’est le style de l’élégie ou de l’idylle plutôt que le style dramatique. Dans l’entrevue de Barbaroux et de Charlotte Corday, troisième forme de style, que j’ai déjà caractérisée. Enfin, dans la scène des triumvirs, nous avons le style cornélien. J’admire sincèrement l’énergie, la franchise, la familiarité empreintes dans cette scène. Pourtant, comme en poésie l’originalité est la première, la plus précieuse de toutes les qualités, tout en reconnaissant que M. Ponsard n’a jamais rien écrit qui surpasse ou même qui égale cette scène, je regrette que cette dernière forme de style n’appartienne pas en propre à l’auteur de Charlotte Corday. Si le style de Pierre Corneille convient mieux au théâtre que le style d’André Chénier, la critique ne doit pas cependant mettre l’imitation la plus heureuse, la plus habile, la plus savante, au même rang que l’originalité. Le style, pour mériter une approbation sans réserve, doit puiser sa raison d’être dans la pensée même de l’auteur ; et quoique le public ne soit pas juge compétent dans les questions de style, il en tient grand compte à son insu, Il ne devine pas, il ne cherche pas à savoir de quels éléments se compose la trame du langage ; mais la diversité des styles employés dans un même ouvrage distrait son attention sans qu’il s’en aperçoive, et l’auteur porte la peine de cette distraction. C’est pourquoi M. Ponsard fera bien d’employer pour son prochain ouvrage un style qui lui appartienne, qui n’appartienne qu’à lui seul ; c’est l’unique moyen de conquérir une solide renommée.

II. Horace et Lydie.

Nous avons quatre odes d’Horace adressées à Lydie, la huitième, la treizième, la vingt-cinquième du premier livre, et la neuvième de troisième livre. C’est la dernière qui a servi de thème à M. Ponsard pour l’ouvrage nouveau qu’il lui a plu d’appeler comédie, quoique rien assurément, dans ce nouvel ouvrage, ne soit de nature à exciter la gaîté. Pour bien comprendre la valeur de la donnée choisie par M. Ponsard, il me semble nécessaire de ne pas détacher la neuvième ode du troisième livre, des trois odes précédentes adressées à la même femme. Qu’était-ce que Lydie ? Quel âge avait Horace quand il lui adressait les quatre odes qui nous restent ? Ces deux questions, nettement résolues, peuvent nous servir à juger l’œuvre nouvelle de M. Ponsard. Lydie était une courtisane ; mais chacun sait que, dans la Grèce et l’Italie antiques, les courtisanes avaient une autre importance que dans la vie moderne. Quant à l’âge d’Horace, nous le connaissons aussi clairement qu’il est permis de le souhaiter. Les documents abondent, et les commentateurs, qui ont suivi la vie et les travaux d’Horace année par année, établissent très bien que l’amant de Lydie écrivit la huitième ode du premier livre à trente-huit ans, la treizième à trente-neuf ans, la vingt-cinquième à quarante-quatre ans, et enfin la neuvième du troisième livre à quarante et un ans. Ces dates, qu’on y prenne garde, ne sont pas inutiles pour estimer l’œuvre de M. Ponsard, car un amant de quarante ans ne ressemble pas à un amant de vingt ans ; et quoique les questions d’archéologie n’aient rien à démêler avec les questions purement littéraires, cependant il n’est jamais hors de propos de comparer la réalité historique avec la fable poétique. Le lecteur désire, sans doute, savoir pourquoi la vingt-cinquième ode du premier livre ne se trouve pas dans le troisième, puisqu’elle est postérieure de trois ans à l’ode que M. Ponsard a choisie comme thème de son œuvre nouvelle. L’analyse des quatre odes qui nous occupent répond à cette question. La huitième du premier livre est une invective amère adressée à Lydie sur le jeune homme enchaîné à sa beauté. Pour caractériser d’un mot l’amant de Lydie, Horace le nomme Sybaris, et reproche à Lydie la mollesse et l’enivrement de l’homme qu’elle préfère. Pourquoi Sybaris ne lance-t-il pas le javelot dans le champ de Mars ? Pourquoi n’étreint-il pas d’un genou puissant les chevaux gaulois ? Pourquoi ne traverse-t-il pas le Tibre à la nage ? Horace espère que Lydie rougira de la mollesse de son amant, et ne se souvient pas de sa conduite à la bataille de Philippes, où il jeta son bouclier et prit la fuite. Cette honteuse aventure était tellement connue à Rome par l’aveu même d’Horace, que Lydie ne pouvait l’ignorer. Et s’il est vrai, comme les historiens nous l’attestent, qu’Horace ne parût jamais en public sans les insignes du grade que Brutus lui avait conféré, il faut avouer que c’était de sa part une étrange fantaisie, car c’était rappeler sa honte à tous les yeux. Un tribun militaire, qui a jeté sur le champ de bataille ses armes et son bouclier, se montrer en public avec les insignes de son grade, et reprocher à la femme qu’il convoite la mollesse de son amant, c’est assurément un trait qui mérite d’être noté. La treizième ode du premier livre est consacrée tout entière à l’expression de la jalousie. Quoique Horace n’ait jamais connu l’amour, dans le sens poétique du mot, et que cette conclusion se déduise, à la fois, de la nature des femmes qu’il aimait et du nombre des femmes qu’il a aimées, on ne peut nier que cette ode ne soit un chef-d’œuvre empreint d’une éclatante vérité. Tous les esprits familiarisés avec la littérature antique y reconnaissent l’imitation d’une ode de Sapho citée par Longin dans son Traité du sublime, traduite par Boileau d’une façon assez infidèle, et, à Rome même, par Catulle dans une ode à Lesbie ; mais il faut tenir compte à Horace des traits dont il a su embellir son modèle, L’empreinte des dents amoureuses de Telephus sur les lèvres de Lydie parfumées du nectar de Vénus, les taches laissées sur ses épaules par la coupe renversée dans la lutte, complètent heureusement le tableau de l’amour sensuel, Le reste de l’ode est une traduction à peu près littérale de Sapho. Cependant la dernière strophe appartient tout entière à Horace, et le bonheur des affections que la mort seule dénoue ne se trouve pas dans la pièce grecque. La vingt-cinquième ode du premier livre est une imprécation contre Lydie, belle encore, mais déjà sur le retour. Horace la raille impitoyablement sur son sommeil, que les amants ne viennent plus troubler de leurs prières, de leurs chants suppliants. Cette pièce est évidemment postérieure à la neuvième ode du troisième livre, où M. Ponsard a cru trouver le germe d’une comédie. Cette dernière ode est dialoguée et se compose de six strophes. C’est un chant de réconciliation très habilement conduit, et qui, malgré sa brièveté, exprime une série de sentiments qu’on trouve rarement aussi bien traduits dans une œuvre de plus longue haleine.

Horace dit à sa maîtresse : Quand je te plaisais, quand nul jeune homme plus aimé que moi n’entourait de ses bras ton cou blanc, je vivais plus heureux que le roi des Perses. Lydie répond : Tant que tu n’as brûlé pour aucune autre femme d’un feu plus ardent que pour moi, tant que Lydie n’a pas été au-dessous de Chloé, renommée entre toutes les femmes, j’ai vécu plus fière qu’Ilia, la mère de Romulus. Horace reprend : Chloéq la Thessalienne me gouverne maintenant ; Chloé, savante dans le doux art du chant et de la lyre ; Chloé, pour qui je ne craindrais pas de mourir, si les destins veulent épargner sa vie, Calaïs, reprend Lydie, fils d’Ornithus de Thurium, me brûle d’un feu qu’il partage ; Calaïs, pour qui je mourrai deux fois, si les destins veulent épargner la vie de ce bel enfant. Eh bien ! répond Horace, si notre ancien amour nous réunit sous son joug d’airain, si je renvoie la blonde Chloé, si j’ouvre ma porte à Lydie que j’ai chassée ? Lydie reprend : Quoiqu’il soit plus beau qu’un astre, et toi plus léger que l’écorce, plus irritable que la méchante Adriatique, je veux vivre avec toi, avec toi je veux mourir. Certes on ne peut méconnaître la grâce empreinte dans les strophes de cette ode dialoguée. Toutefois j’ai peine à comprendre que M. Ponsard ait espéré tirer de cette ode une comédie. J’y trouve, il est vrai, une scène de dépit amoureux très nettement tracée ; mais après Molière, après la scène si gaie de Marinette et de Gros-René, après la scène si tendre d’Éraste et de Lucile, et surtout après la scène adorable de Valère et de Marianne, est-il prudent de traiter un pareil sujet ? Comment n’a-t-il pas craint le reproche de présomption ? Je sais que la différence des temps et des personnages permettait de présenter le sujet sous un aspect nouveau, que le poète et la courtisane ne ressemblent pas aux caractères que Molière a mis sur le théâtre, et pourtant je ne crois pas qu’il soit donné à personne de rajeunir un tel sujet, même en fouillant l’antiquité. Et d’abord, est-il sage de produire sur la scène un poète, quel qu’il soit ? N’est-ce pas assumer une responsabilité périlleuse ? Un homme dont le génie est proclamé par l’Europe entière, Goethe, a pris Torquato Tasso pour le sujet d’une tragédie, et ses plus fervents admirateurs sont obligés de placer cette tragédie bien au-dessous de Faust et d’Egmont. Pourquoi ? C’est qu’un homme qui vit de rêverie frappe de langueur et de monotonie toute action dramatique. Cependant Goethe, en se chargeant de mettre en scène l’amant d’Éléonore, semblait pouvoir défier le péril d’une pareille tâche. Le héros qu’il avait choisi n’était pas d’une race aussi généreuse que la sienne. Comment se fût-il défié de lui-même ? Comment eût-il douté du succès de son entreprise ? Restait pourtant une question délicate, que Goethe n’a pas résolue, il s’agissait d’intéresser le spectateur aux rêveries du poète en même temps qu’aux douleurs de l’amant, et Goethe, malgré la souplesse de son génie, n’a pas réussi à bannir de son œuvre la monotonie. L’exemple de Goethe aurait dû éclairer M. Ponsard et lui montrer combien il est difficile de mettre un poète en scène. À vrai dire, si la neuvième ode du troisième livre contient le germe d’une comédie, et pour ma part je ne le crois pas, je ne conçois qu’un seul moyen de le féconder : c’est d’accepter la donnée en changeant au moins le nom du premier personnage, en substituant à Horace un chevalier romain ; en un mot, de développer le thème poétique esquissé dans la neuvième ode en supprimant le poète.

On me répondra qu’une pareille métamorphose réduit à néant le sujet choisi par M. Ponsard. Je ne partage pas cet avis. Si le nom d’Horace, en effet, prête un puissant prestige à l’amant de Lydie, ce prestige même est un danger. C’est pourquoi je voudrais réduire la donnée de la neuvième ode à la peinture d’une réconciliation amoureuse entre la maîtresse et l’amant, en effaçant le nom d’Horace. Quelles paroles mettre dans la bouche du poète romain ? Inventer, c’est risquer une terrible comparaison ; traduire, c’est abdiquer, et le public a bien prouvé qu’il se range à mon avis, par la froideur avec laquelle il a écouté les deux morceaux traduits par M. Ponsard, la neuvième ode du troisième livre, qui est le sujet tout entier, et la quatrième du premier livre, qui n’est unie au sujet par aucun rapport direct ou indirect. Oui, malgré le Dépit amoureux de Molière, malgré le raccommodement de Marianne et de Valère si finement amené par Dorine, malgré l’immense péril de la comparaison, s’il n’est pas absolument impossible de renouveler, de rajeunir le sujet, ce n’est qu’en se soumettant à la condition que j’indique. J’admettrai volontiers qu’il serait bon de changer l’âge de l’amant de Lydie ; car, si les affections qui naissent dans l’âge mûr ont souvent plus, de durée, plus de persistance, il est certain qu’elles n’offrent pas, poétiquement parlant, le même intérêt que les affections nées dans la jeunesse. Arnolphe n’éveille pas dans l’âme du spectateur une aussi vive sympathie que Valère ou Clitandre.

Quoique la comédie, telle que nous la trouvons dans Plaute et dans Térence, ne soit pas vraiment latine, et relève de la Grèce bien plus que de l’Italie, c’est pourtant à Plaute et à Térence qu’il faudrait s’adresser, c’est leurs ouvrages qu’il faudrait interroger pour nous peindre une réconciliation amoureuse au siècle d’Auguste ; car, tout en traduisant Ménandre, ils ont tenu compte des habitudes romaines, et leur génie, bien que greffé sur le génie grec, a subi l’influence du milieu où il s’est développé. C’est, à mon avis, la seule manière d’échapper aux souvenirs de la vie moderne. Sans le secours de Plaute et de Térence, qui ont vécu, il est vrai, longtemps avant le siècle d’Auguste, il est bien difficile de ne pas prêter à Lydie, à son amant, les sentiments et les pensées qui bourdonnent autour de nous. En se nourrissant pendant quelques semaines de la lecture de l’Andrienne et de l’Eunuque, des Bacchides et de la Marmite, on se transporte sans effort au milieu de la vie antique, et l’on trouve naturellement les sentiments et les pensées qui doivent animer les personnages d’une comédie romaine. M. Ponsard ne paraît pas s’être préoccupé, un seul instant, des périls qu’offrait l’ode dialoguée dans laquelle Horace célèbre sa réconciliation avec Lydie. Voyons ce qu’il a fait.

L’auteur de la comédie nouvelle a bien compris que la neuvième ode du troisième livre, réduite à elle-même, ne fournissait pas les éléments d’une action dramatique. Pour l’enrichir, pour la féconder, il a eu recours à un procédé tout simple que le goût peut désavouer, mais qui n’est pas dépourvu d’adresse, quoique le succès ne l’ait pas justifié. Il a placé, avant la scène racontée par Horace, une scène dont Horace ne parle pas, et qui, à proprement parler, n’est qu’une sorte de prologue ; car cette comédie, qui n’a rien à démêler avec l’art dramatique, se compose de deux scènes. Lydie s’entretient avec Béroér, sa suivante, de l’infidélité de son amant, et compte les minutes qui la séparent de l’heure du rendez-vous. Elle délibère avec elle sur la meilleure manière d’arranger ses cheveux, sur le choix du peplum qui convient le mieux à son teint, à la forme de son visage. Elle s’attendrit et s’afflige en songeant à l’empressement de son amant dans les premiers mois de leur mutuelle affection, à l’indifférence qu’il témoigne aujourd’hui. Nous voyons l’âme de Lydie traverser en quelques minutes toutes les phases de l’orgueil blessé, du dépit, et se résoudre enfin à la vengeance. Puisque Horace a oublié l’heure du rendez-vous, elle ne l’attendra pas plus longtemps. Elle se vengera de l’infidèle en prenant un nouvel amant. Calaïs l’aime et la supplie de l’aimer ; elle se rendra aux vœux de Calaïs. Avant de se décider à cette cruelle extrémité, qui ne sera pour elle qu’une consolation incomplète, elle explique à Béroé la nature de sa passion pour Horace, la gloire qu’elle espère, son ivresse et son extase en écoutant ses vers ; et comme Béroé, en suivante expérimentée, lui vante la richesse et la puissance des hommes qu’elle a éconduits, des amants qu’elle dédaigne, qui mettraient à ses pieds tous les trésors de l’Asie, et lui demande comment elle peut aimer un homme qui n’est rien dans l’État, un homme si pauvre, un homme qui passe son temps à compter le nombre et la valeur musicale des syllabes. Lydie lui répond comme Marion de Lorme dans son salon de Blois : Je l’aime. Le sentiment est vrai et l’expression simple. Malheureusement le sentiment n’a rien de nouveau, et l’expression ne l’a pas renouvelé. C’est une réminiscence trop évidente pour que l’auditoire ne la salue pas comme une vieille connaissance. Je ne conteste pas à M. Ponsard le droit de mettre dans la bouche de Lydie un sentiment exprimé par Marion ; seulement j’aurais voulu qu’il prît la peine de le rajeunir par une forme empreinte d’un caractère particulier.

Enfin Horace arrive, et toute la colère de Lydie tombe devant lui. Calaïs est oublié. Alors commence la mise en scène de la neuvième ode du troisième livre. Cette mise en scène, je l’avoue, n’est pas mal conçue, au début du moins ; mais je ne puis admettre que Lydie, justement irritée contre Horace, qui lui préfère Chloé, pousse la complaisance jusqu’à se laisser embrasser par l’amant que tout à l’heure elle voulait bannir ; car, si elle est de bonne foi, Horace doit s’en apercevoir et ne pas s’alarmer plus longtemps du dépit de sa maîtresse ; si elle joue la comédie et feint de prendre Horace pour Calaïs, Horace qui n’est pas d’âge à manquer de bon sens et de sagacité, a barre sur elle, et doit se railler de sa supercherie. De toute manière, le moment où Lydie prend Horace pour Calaïs donne lieu aux plus justes remontrances. Toutefois ce n’est pas le reproche le plus sévère que mérite l’œuvre nouvelle de M. Ponsard. L’auteur, en effet, au lieu de limiter sa tâche, comme nous devions le penser, à la réconciliation d’Horace et de Lydie, ajoute au dénouement réel, au dénouement prévu, un dénouement supplémentaire et d’un goût très contestable, auquel Horace n’a jamais songé. Lydie demande à Horace ce qu’elle doit faire de Calaïs, Horace demande à Lydie ce qu’il doit faire de Chloé, et les deux amants réconciliés ordonnent à Béroé de congédier Calaïs et de l’envoyer chez Chloé, afin que le souper préparé pour Horace ne soit pas perdu. Cette conclusion, chacun le reconnaîtra sans peine, non seulement n’ajoute rien à l’intérêt du raccommodement, mais altère d’une façon fâcheuse le caractère poétique de la scène. Les courtisanes, dans l’antiquité grecque et latine, occupaient un rang plus élevé que dans la vie moderne. N’est-ce pas violer le génie de l’antiquité que de mettre une telle conclusion dans la bouche d’Horace et de Lydie ? Conçoit-on que Lydie dispose de Calaïs en faveur de Chloé, qu’Horace dispose de Chloé en faveur de Calaïs ? Les personnages, même absents, soumis à cette condition, deviennent de purs mannequins, et ne méritent pas même d’être discutés. Si Calaïs aime Lydie, il ne se prêtera pas au change ; si Chloé aime Horace, elle ne s’y prêtera pas davantage. Et puis, quel rôle jouent Horace et Lydie dans cette singulière conclusion ! Ils jouent le rôle d’entremetteurs, et ce rôle, que la comédie ne répudie pas, puisqu’il fait partie de la vie réelle, ne doit pas être confié aux personnages sur lesquels le poète veut appeler la sympathie de l’auditoire. Cet épilogue inventé par M. Ponsard dégrade, du même coup, les personnages présents et les personnages absents. Tout le plaisir qu’auraient pu nous donner le dépit et la réconciliation des deux amants s’efface devant cette misérable conclusion. Deux amants qui prennent le rôle d’entremetteurs ne sauraient être acceptés pour des amants sérieux.

Ainsi, tout en reconnaissant l’élégance générale de la versification, je ne peux pas même accepter cette prétendue comédie comme un mauvais ouvrage. La méprise est si complète, l’amplification tellement inutile, la conclusion tellement contraire au bon sens, que le poème de M. Ponsard se réduit à rien. J’ai peine, je l’avoue, à comprendre comment l’auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday a pu se tromper si étrangement. Je lui pardonnerais volontiers d’avoir rajeuni Horace de vingt ans, car cette violation de la vérité historique échappe nécessairement aux trois quarts, je pourrais dire aux neuf dixièmes de l’auditoire ; mais je ne lui pardonne pas d’avoir fait d’une ode d’Horace une scène de trumeau que les derniers élèves de Boucher ou de Watteau refuseraient de signer. C’est bien la peine vraiment d’étudier les œuvres de la poésie antique pour les défigurer si maladroitement !

Mademoiselle Rachel, qui avait si follement refusé le rôle de Charlotte Corday, a-t-elle demandé à M. Ponsard le rôle de Lydie pour expier son refus insensé ? On le dit, et les amis du poète et de la comédienne se plaisent à le répéter. Si le bruit est vrai, je ne puis que plaindre la comédienne et le poète, car l’un et l’autre s’abusent sur la nature de leurs facultés et sur les dispositions du public. M. Ponsard, dont le talent mérite l’estime de tous les hommes sérieux, ne me semble pas appelé à la comédie. En nous montrant Horace coiffé de roses, quand le goût voulait nous le montrer couronné, en traitant Calaïs d’imbécile, en mêlant le style trivial au style soutenu, il ne change pas sa nature, qui le destine à l’expression des sentiments sérieux. Quoi qu’il fasse et qu’il tente, le rire ne lui convient pas. Il ne rit pas d’un rire assez franc pour provoquer le rire. Et lors même que mademoiselle Rachel aurait demandé le rôle de Lydie pour racheter la faute qu’elle avait commise en refusant le rôle de Charlotte Corday, cette prière ne pouvait être acceptée comme une réparation ; car mademoiselle Rachel eût donné à Charlotte Corday la physionomie virile que l’histoire a consacrée, que le poète a clairement exprimée, et le rôle de Lydie, qui n’est rien, devait demeurer ce qu’il est, même entre les mains de mademoiselle Rachel.

Cette double méprise, du poète et de la comédienne, nous amène à parler d’une méprise qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Si M. Ponsard s’est trompé, si mademoiselle Rachel s’est trompée, il faut dire que le public ne se trompe pas moins singulièrement. Le public, en applaudissant mademoiselle Rachel dans le Moineau de Lesbie, paraphrase incolore d’une pièce de Catulle, lui a persuadé qu’elle animerait tous les débris de l’antiquité auxquels il lui plairait de toucher. Mademoiselle Rachel s’est crue appelée à traduire la tendresse, la coquetterie, qui ne trouveront jamais dans sa voix stridente, dans son masque tragique, un docile interprète. Le public avait battu des mains, et les panégyristes avaient même poussé l’engouement jusqu’à proclamer mademoiselle Rachel plus belle et plus admirable, dans le rôle de Lesbie, que dans le rôle d’Hermione ou de Roxane, de Camille ou d’Émilie. Comment se fût-elle défiée de ses forces ? Comment eût-elle refusé de croire à l’universalité de son talent ? Il serait temps vraiment que l’engouement publie s’attiédît un peu et se rendit aux conseils de la raison. Sans doute mademoiselle Rachel est douée d’un talent très réel ; mais ce talent, qu’on y prenne garde, n’est pas un talent complet, même dans l’ordre tragique. Tous ceux qui ont vu Talma ne peuvent écouter sans sourire les éloges prodigués à mademoiselle Rachel ; car, si elle dit généralement bien, et dans sa diction même il y a beaucoup à reprendre, depuis la valeur des syllabes jusqu’aux inflexions qui traduisent la nature intime des sentiments, elle est bien rarement émue, et n’émeut pas moins rarement. Elle contente l’intelligence par l’accent presque toujours juste qu’elle donne aux paroles de son rôle ; mais elle vise trop au détail, et laisse voir trop clairement le mécanisme de sa méthode. Ralentir le débit du premier hémistiche pour lancer plus sûrement et d’une voix plus vigoureuse le second hémistiche, laisser mourir le son pour l’enfler tout à coup, ce n’est pas même réciter d’une façon pure et soutenue, et, dans tous les cas, réciter n’est pas jouer. Talma nous donnait le frisson ; en écoutant mademoiselle Rachel, nous avons tout loisir pour nous demander si elle ne manque pas aux lois de la prosodie, si elle ne double pas les consonnes, si elle ne dénature pas les accents ; notre émotion est si calme, que nous avons le temps de remarquer hélas transformé en hélas, Mécène transformé en Messène. J’en passe, et des meilleurs. Lors même que mademoiselle Rachel connaîtrait parfaitement la prosodie qu’elle ignore, il lui resterait encore bien du chemin à faire pour égaler Talma. Elle croit avoir franchi les dernières limites de son art, et, aux yeux de tous les hommes de bon sens, elle ne les a pas même aperçues. En réformant sa prononciation, vicieuse au point d’offenser toutes les oreilles délicates, elle n’arriverait qu’à bien dire ; mais, de bien dire à bien jouer, quel immense intervalle ! Quant à l’expression de la coquetterie et de la tendresse, il faut que mademoiselle Rachel y renonce définitivement. Ni son visage ni sa voix ne consentiront jamais à traduire ces deux sentiments. Qu’elle s’appelle Lesbie ou Lydie, Cinthie ou Leuconoés, qu’elle prenne tour à tour tous les noms consacrés par la colère ou la reconnaissance de Properce, de Tibulle ou d’Horace, elle ne réussira jamais à exprimer la tendresse. Elle comprend et rend à merveille l’ironie et la colère ; tous les rôles qui se rapprochent du type d’Hermione trouvent dans sa voix et dans son masque de fidèles interprètes : il faut qu’elle s’en tienne à ces rôles.

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III. Ulysse.

Je ne suis pas de ceux qui reprochent à M. Ponsard d’avoir choisi Ulysse pour le héros d’une tragédie, encore moins de ceux qui considèrent la forme tragique comme un non-sens dans notre temps. Je crois la tragédie tout aussi logique, tout aussi acceptable que la comédie, n’en déplaise aux esprits exclusifs qui veulent absolument fondre la comédie et la tragédie dans le drame. Bien qu’il soit de mode aujourd’hui de traiter les sujets antiques comme de vieilles guenilles, je persiste à penser que la poésie peut au xixe  siècle, aussi bien qu’au xviie , choisir ses héros dans la vieille Grèce et dans la vieille Italie, sous la tente des patriarches, parmi les pâtres de Chaldée, ou dans la terre des Pharaons. Schiller et Goethe, que personne, sans doute, n’accusera d’avoir dédaigné ou méconnu les leçons de Shakespeare et de Calderon, n’ont pas cru que la forme tragique fût incompatible avec l’esprit de notre temps. Goethe n’a pas craint de mettre Iphigénie sur la scène après Euripide, et Schiller a écrit la Fiancée de Messine avec autant d’ardeur et de conviction que Don Carlos, Wallenstein et Guillaume Tell. Il ne faut pas s’inquiéter des esprits frivoles qui ne demandent au théâtre qu’un amusement stérile, et pour qui la tragédie est synonyme d’ennui. Que répondre, en effet, à ces âmes indolentes et blasées qui préfèrent la Tour de Nesle à Cinna ? Il est vrai que Cinna est moins amusant ; mais de tels arguments ne comptent pas dans la discussion. À mes yeux, la tragédie, la comédie et le drame sont trois formes également légitimes. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de remonter jusqu’aux sources, de consulter les documents originaux, d’aborder l’antiquité directement, d’interroger Eschyle et Sophocle, et de leur demander le secret de la grandeur et de la simplicité. C’est à cette condition, seulement, que la forme tragique pourra se rajeunir et se renouveler.

Le xviie  siècle ne comprenait pas l’antiquité comme nous la comprenons aujourd’hui. Il rêvait une Grèce, une Italie à l’image de la France, et préférait les tirades sentencieuses d’Euripide aux mâles accents d’Eschyle, au dialogue pathétique de Sophocle. Aussi, malgré les mérites très réels qui le recommandent, Racine ne saurait être accepté comme peintre fidèle de la vie antique. Qu’il nous transporte en Aulide ou dans le palais des Césars, il songe trop souvent à la cour de Versailles. L’hommage éclatant qu’il rend au gendre d’Agricola ne saurait fermer nos yeux à la couleur toute moderne de plusieurs scènes de Britannicus. Néron et Agrippine, étudiés avec une grande finesse, et très vrais, humainement parlant, ne sont pas précisément des personnages romains. Athalie même, si vantée : pour le caractère biblique, ne s’accorde guère avec le Livre des Rois. Pour les spectateurs, pour les lecteurs du xviie  siècle, Athalie était un poème plein de hardiesse et de nouveauté ; pour nous, je veux dire pour tous ceux qui connaissent le Livre des Rois, c’est une imitation timide et infidèle de la chronique hébraïque ; ce n’est pas même le profil de la vérité. Le poète n’a tenu compte ni des temps ni des lieux, et s’est contenté de fouiller dans l’âme d’Athalie et de Joad pour nous montrer toutes les souillures de l’usurpatrice, toute la grandeur du prêtre fervent et dévoué. Corneille, dont Voltaire a tant célébré l’âme romaine, ne traitait pas l’antiquité avec plus de scrupule que Racine. Il suffit de lire, dans Tite-Live, le récit du combat des Horaces et des Curiaces pour comprendre que, s’il était Romain par le sentiment, il n’attachait pas grande importance aux détails de la vie romaine. Il y a, dans les pages de l’historien, tout un côté religieux que le poète normand ne laisse pas même entrevoir.

Ainsi le xviie  siècle, si justement préoccupé de l’analyse de l’âme humaine et qui doit à cette analyse même la meilleure partie de sa gloire, a légué aux poètes de notre temps le soin d’ajouter, à l’éternelle vérité, la vérité locale et historique. M. Ponsard ne paraît pas avoir compris la question poétique telle que je viens de l’exposer. Au lieu d’ajouter la vérité de temps et de lieu à la vérité purement humaine, il a substitué la seconde à la première ; il a renoncé à l’analyse de l’âme humaine et s’est contenté de nous montrer les détails de la vie antique : il a sacrifié le nécessaire au contingent. C’est, à mes yeux, une façon très mesquine de concevoir le renouvellement de la forme tragique. Il s’est trompé comme les peintres qui croient dépasser Raphaël et Nicolas Poussin, parce qu’ils connaissent, ou pensent connaître, le costume de Jacob et l’architecture du temple de Salomon. Comme eux, il n’a saisi que le côté accidentel de la vérité ; comme eux, il a oublié l’âme des personnages et l’analyse des sentiments qui les agitent pour étudier la forme des manteaux, des armes et des meubles. Or, l’archéologie ne pourra jamais remplacer la philosophie. Si Raphaël et Poussin, si Corneille et Racine occupent une si grande place dans l’histoire de l’esprit humain, c’est pour avoir sondé toutes les passions, c’est pour les avoir exprimées dans une langue éloquente. Il n’est pas difficile d’en savoir plus qu’eux sur les détails de la vie antique ; mais, pour faire un heureux emploi de l’érudition, il faut, avant tout, s’efforcer de sentir et de penser comme eux.

Le procédé suivi par M. Ponsard équivaut à l’abdication complète de toute personnalité. Il n’y a pas, dans la tragédie nouvelle, une scène qui relève de l’invention. Une paire de ciseaux a suffi pour découper, dans l’Odyssée, tous les passages qui se rapportent à la reconnaissance d’Ulysse par Eumée, par Télémaque, par Euryclée, et enfin par Pénélope ; une aiguille a suffi pour les assembler. La volonté et la réflexion ne sont pas intervenues une seule fois dans la composition de cette œuvre singulière, ou plutôt, à parler franchement, il n’y a là ni œuvre ni composition. La conversation d’Ulysse et d’Eumée, l’épreuve de l’arc, le massacre des prétendants, racontés par Homère dans une langue tantôt naïve, tantôt énergique, perdent sous la plume de M. Ponsard leur physionomie primitive : la naïveté devient trivialité, l’énergie grossièreté. En un mot, c’est une méprise complète. L’auteur intervertit l’ordre des incidents et ne s’aperçoit pas que le poète grec les a disposés avec un art profond, de façon à tenir en haleine la curiosité du lecteur, et le récit qui nous a charmés perd à ce jeu toute sa vivacité, tout son attrait.

Je ne veux pas rappeler à M. Ponsard de quelle manière Eschyle, Sophocle et Euripide ont mis en scène le héros d’Homère : ce serait abuser du passé. Je me contenterai de lui dire que les lois de l’épopée n’ont rien de commun avec les lois du poème dramatique. Les détails les plus naïfs et les plus vrais, qui nous enchantent sous la forme narrative, nous semblent trop souvent puérils sous la forme dramatique. Il est difficile de saisir la limite où finit la naïveté. M. Ponsard a cru pouvoir mettre en scène, indistinctement, tous les détails de la vie familière qu’il rencontrait dans l’Odyssée : la froideur de l’auditoire a dû lui montrer qu’il s’était trompé. Le poème dramatique ne peut se passer de l’analyse des caractères, du combat des passions ; à mesure que la civilisation se développe, à mesure que l’instruction devient plus générale, le spectateur demande plus impérieusement que la philosophie prenne possession du théâtre. Or, M. Ponsard n’a tenu compte ni de son temps, ni de son pays. Il a détaché quelques pages de l’Odyssée, et n’a pas compris la nécessité d’analyser ce qu’Homère s’était contenté d’énoncer. Aussi les spectateurs sont demeurés indifférents, et la chose n’était pas difficile à prévoir. Ulysse, Pénélope, Télémaque, Eumée, sont à peine esquissés. Je vois en eux plutôt des comparses que des personnages. Quant aux passions qui les animent, l’auteur se borne à les indiquer. Dans la crainte de se fourvoyer, il se contente de traduire les passages qu’il a choisis ; mais comment les traduit-il ? Tantôt d’une manière littérale, plate et prosaïque, tantôt d’une manière très infidèle.

M. Ponsard ne paraît pas se douter de l’importance de l’unité dans le style. Tantôt il emploie la périphrase, comme s’il voulait se séparer de la foule ; tantôt il descend aux expressions les plus vulgaires, comme s’il voulait effacer de notre mémoire l’origine et le rang de ses héros. Ainsi non seulement les personnages n’existent pas en tant que personnages dramatiques, mais la langue qu’ils parlent est une langue bariolée ; non seulement dans la composition de cette tragédie il n’y a pas trace de philosophie, mais le style ne vaut pas mieux que l’invention. Télémaque, s’adressant à sa mère, lui dit : « Je ne m’oppose pas à cette idée. » Je conçois qu’on s’oppose à la volonté, mais s’opposer à l’idée, n’est-ce pas là tout simplement du jargon ? Eumée, s’adressant à Télémaque, lui dit, en lui montrant Ulysse déguisé en mendiant et couvert de haillons : « Pour cet étranger, nous avons devancé les heures du manger. » Est-ce là de la naïveté ? Je laisse au lecteur le soin de répondre.

Nul sous le rapport philosophique, nul sous le rapport littéraire, car cinquante vers bien tournés ne suffisent pas pour obtenir l’approbation des hommes de goût, le poème de M. Ponsard peut-il contenter les antiquaires ? Pour résoudre cette question, il me suffira de rappeler la manière dont il parle des bacchantes. Les suivantes infidèles, pour excuser leur conduite, ne craignent pas de se comparer aux bacchantes. Or, je le demande à tous ceux qui connaissent les mystères du paganisme, est-il permis de voir dans les bacchantes le type de la vie lascive ? Pour se rendre coupable d’une pareille bévue, il faut n’avoir jamais lu ni Théocrite ni Virgile ; il faut avoir oublié la mort de Penthée : les bacchantes étaient si amoureuses du plaisir, si passionnées pour le libertinage, qu’elles lapidaient les hommes assez hardis pour vouloir assister à leurs mystères ! Elles étaient donc inhumaines dans le sens le plus rigoureux du mot. Pourtant M. Ponsard n’est pas étranger à l’antiquité ; comment donc est-il arrivé à calomnier les bacchantes ? A-t-il cru pouvoir compter sur l’ignorance de l’auditoire ? Ce serait une excuse par trop singulière. Quoique l’étude de l’antiquité ne soit pas à la mode, il se rencontre toujours dans une salle quelques hommes amoureux du passé, qui connaissent les bacchantes autrement que par les chansons de Panard et de Collé, et qui ne vont pas chercher dans les couplets du Caveau le secret des fêtes païennes. En vérité, plus j’y pense et plus j’ai peine à m’expliquer une telle étourderie, car je ne veux pas croire que M. Ponsard ignore la mort de Penthée. Pourquoi cette étourderie n’est-elle pas la seule que j’aie à relever ? Ulysse, rappelant à Pénélope la forme du lit nuptial, parle d’un olivier qu’il a taillé avec l’équerre. Ulysse était sans doute un habile homme, un rusé compagnon ; mais, s’il n’avait eu que l’équerre pour tailler l’olivier, il aurait eu grand-peine à construire le lit nuptial. Est-ce que par hasard l’auteur aurait cru que l’équerre sert à équarrir ? Je n’ose l’affirmer, et pourtant c’est la seule manière d’expliquer le langage d’Ulysse ; je dis expliquer et non pas justifier. Minerve, à son tour, ne parle pas toujours comme la déesse de la sagesse et se permet parfois d’étranges expressions. Quand elle se prépare à changer les traits d’Ulysse, elle lui annonce qu’elle va détacher ses cheveux de son front chauve. Il serait difficile de pousser plus loin la naïveté : dépouiller un front chauve, la belle merveille ! Pour opérer un tel prodige, l’intervention de Minerve n’est pas nécessaire : c’est une œuvre aussi difficile que d’enfoncer une porte ouverte, ou de brûler une maison réduite en cendres.

Je regrette d’avoir à parler si sévèrement d’un homme qui a plus d’une fois montré un véritable talent ; mais il y a si loin de Lucrèce et de Charlotte Corday à la tragédie d’Ulysse, qu’il m’est impossible de tenir un autre langage. Si Lucrèce n’avait pas la grandeur et l’austérité que nous trouvons dans le récit de Tite-Live, elle nous intéressait du moins par l’expression de ses sentiments ; si les personnages groupés autour de Charlotte Corday composaient plutôt une suite de tableaux qu’une action dramatique, du moins ils étaient étudiés et rendus avec soin. L’auteur avait sondé l’âme de Marat, de Danton et de Robespierre, et la scène du triumvirat nous reportait aux meilleurs temps de notre poésie. Dans la tragédie d’Ulysse, je ne trouve rien de pareil. L’auteur nous offre quelques miettes d’Homère, et croit qu’à l’ombre de ce grand nom il peut défier la raillerie et l’indifférence. Qui oserait blâmer cette tragédie ? Qui oserait la déclarer ennuyeuse, inanimée ? Ne serait-ce pas s’exposer au reproche d’ignorance ? Si telle a été la pensée de M. Ponsard, je dois lui dire qu’il s’est lourdement trompé. Ceux qui ne connaissent pas l’antiquité n’ont vu dans sa tragédie qu’une série de conversations sans intérêt et sans but, un assemblage de scènes cousues au hasard. Quant à ceux qui connaissent l’antiquité, leur ennui s’est bientôt changé en dépit, car il n’est pas permis de toucher à Homère pour le traiter avec un tel sans-façon. Il n’est pas permis de mettre en scène Pénélope, c’est-à-dire le type de la fidélité, de la chasteté, pour la réduire aux proportions d’un personnage vulgaire, en mêlant aux pensées les plus hautes des lieux communs qui depuis longtemps ont lassé toutes les oreilles. Si Homère est le plus divin des poètes, la prétendue tragédie de M. Ponsard est tout simplement une impiété.

XIII. Scribe.

I. Adrienne Lecouvreur.

Adrienne Lecouvreur est assurément une des figures les plus poétiques de l’histoire du théâtre ; et je comprends très bien que MM. Scribe et Legouvé, voulant nous montrer sous un aspect nouveau le talent de mademoiselle Rachel, aient choisi cette gracieuse comédienne. La vie d’Adrienne Lecouvreur, réduite à ses éléments positifs, telle que nous l’ont transmise les biographes, offre, en effet, tout ce qui peut séduire l’imagination. À quinze ans, Adrienne s’ignorait elle-même, et n’entrevoyait pas même d’une façon confuse la destinée glorieuse qui lui était réservée ; le hasard seul décida de sa vocation. Son père, pauvre chapelier, était logé près du Théâtre-Français, dans la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie. Adrienne, en écoutant le récit des succès obtenus par les comédiennes du jour, conçut le projet d’aborder elle-même la carrière dramatique. À l’âge de quinze ans, elle était applaudie sur les théâtres de société. Née dans les dernières années du xviie  siècle, en 1690, pendant douze ans, c’est-à-dire de 1705 à 1717, elle éprouva son talent dans tous les rôles, ou du moins dans les rôles les plus difficiles de Corneille, de Racine et de Molière. Parvenue à l’âge de vingt-sept ans, elle venait de signer un engagement avec le théâtre de Strasbourg, quand elle reçut pour la Comédie-Française un ordre de début. Sa première soirée fut une soirée de triomphe. Elle était, nous disent les contemporains, d’une taille peu élevée ; mais il y avait dans sa marche tant de noblesse et de majesté ; son regard, ses attitudes exprimaient si bien la grandeur, la passion ou la sérénité du personnage qu’elle s’était chargée de représenter ; sa voix, dont le timbre était un peu voilé, trouvait pour toutes les nuances de l’émotion ou de la pensée des inflexions si variées ; il y avait dans toute sa personne tant de jeunesse et de mobilité, tant de grâce imprévue et de hardiesse souveraine, que les spectateurs, fascinés par le charme de la diction, par l’expression de son visage, oubliaient complètement la comédienne et ne voyaient plus que l’héroïne. À cet égard, les témoignages les plus imposants se présentent en foule : il nous suffira d’en citer un seul, celui de Voltaire.

Adrienne Lecouvreur fit au théâtre une véritable révolution. À l’époque de ses débuts, la déclamation tragique et parfois même la déclamation comique n’étaient guère qu’une sorte de cantilène ; cette cantilène, pour n’être pas notée, n’en était pas moins soumise à des lois inexorables ; il n’était permis à personne, sous peine d’encourir le dédain ou la colère de l’auditoire, de violer les traditions musicales d’un rôle établi par le chef d’emploi. Mademoiselle Duclos, née en 1664, c’est-à-dire vingt-six ans avant Adrienne Lecouvreur, était alors en possession de la faveur publique ; déclamer autrement qu’elle, parler au lieu de chanter, substituer la familiarité à l’emphase, le ton simple et naturel aux grands effets de voix, régler ses inflexions d’après le mouvement même de la passion, semblait une témérité. C’était rompre en visière à tous les préjugés de la foule, c’était lui déclarer nettement qu’elle était, depuis longues années, engagée dans une ornière ridicule. Pourtant Adrienne n’hésita pas un instant. Comme elle avait eu le bonheur de ne pas recevoir les leçons d’un maître applaudi, comme elle s’était nourrie surtout de lecture et de réflexion, comme elle avait comparé librement l’idéal de Monime, de Roxane, de Pauline, de Cornélie, aux étranges personnifications que la foule admirait, comme elle avait consulté sa conscience, interrogé son cœur, sans tenir compte des maximes consacrées, la vérité même, la vérité simple et austère, était pour elle une plaine unie ; pour se montrer naturelle, pour traduire fidèlement la pensée du poète, Adrienne n’avait qu’à s’écouter, et son cœur se peupla bientôt de souvenirs. Voltaire, si nous en croyons une lettre adressée par lui à Thiriot un an après la mort d’Adrienne, fut son admirateur, son ami et son amant. D’Argental fut moins heureux ; nous avons deux lettres charmantes d’Adrienne, où se montre à nu toute la loyauté de son âme : la première est adressée à madame de Ferriol, mère du comte d’Argental ; la seconde à M. d’Argental lui-même. Madame de Ferriol voulait exiler son fils pour le guérir de sa passion pour Adrienne ; mademoiselle Lecouvreur supplie madame de Ferriol de garder son fils près d’elle et lui demande conseil sur la conduite qu’elle doit tenir envers lui. Elle offre, elle promet de lui écrire dans les termes qui paraîtront à madame de Ferriol les plus sages, les plus décisifs. Adrienne avait dix ans de plus que M. d’Argental, et pour le guérir, elle prend avec lui un accent maternel. Il est impossible de lire ces deux lettres sans un véritable attendrissement, tant il y a d’éloquence et de persuasion dans la vérité qui éclate à chaque ligne. L’art ne joue aucun rôle dans ces naïfs épanchements ; c’est un cœur droit qui dit simplement ce qu’il sent, et l’absence même de l’art donne à ces deux lettres une valeur, un attrait que l’art nous offre bien rarement.

Adrienne se piquait-elle de fidélité ? D’après le témoignage de ses contemporains, elle prenait toutes ses affections au sérieux ; elle ne cherchait pas dans l’inconstance un sujet de triomphe. Pour qu’elle se décidât à reprendre son cœur, à disposer d’elle-même comme d’un bien libre de tout engagement, il fallait qu’elle fût pleinement convaincue de l’infidélité de son amant. Aussi ceux mêmes qui l’avaient quittée se rattachaient à elle par un tendre souvenir. Au milieu même des plaisirs nouveaux qu’ils poursuivaient, ils gardaient au fond du cœur la touchante image d’Adrienne. Parmi les hommes qu’elle aima, Maurice de Saxe est peut-être celui auquel elle dut ses plus grandes joies et ses plus grandes douleurs. Son attachement pour Maurice présente tous les caractères de la passion la plus exaltée. Tendresse, dévouement, abnégation, tout se réunit dans l’amour d’Adrienne pour le jeune guerrier qui devait, quinze ans après la mort de sa maîtresse, gagner la bataille de Fontenoy. On sait qu’Adrienne mit en gage ses bijoux et sa vaisselle plate pour envoyer 40 000 livres à son amant élu duc de Courlande. Chose triste à dire, et qui, malheureusement se vérifie chaque jour sous nos yeux, la passion d’Adrienne pour Maurice était d’autant plus vive, d’autant plus profonde, qu’elle s’adressait à un homme incapable de la récompenser dignement, pour qui l’amour n’était qu’un plaisir, un passe-temps de quelques heures. Plus d’une fois Adrienne vit Maurice la quitter pour des femmes qui n’avaient ni l’éclat de sa beauté, ni la noblesse de son cœur ; mais comme il est dans notre destinée de nous attacher aux créatures que nous aimons, bien plus encore par les bienfaits qu’elles nous doivent que par les bienfaits que nous en avons reçus, elle dévorait sa douleur et lui pardonnait généreusement. On a dit que les nombreuses infidélités de Maurice avaient abrégé la vie d’Adrienne, et qu’elle était morte de chagrin. Cette assertion ne repose sur aucun témoignage de quelque valeur. On a dit aussi qu’elle avait été empoisonnée par une de ses rivales ; or, il est avéré que son corps, ouvert après sa mort, ne présentait aucune trace de poison. Adrienne est morte après douze ans de triomphes éclatants ; si elle a souffert pour avoir trop aimé, si plus d’une fois elle a gémi sur l’inconstance de l’homme qu’elle chérissait de toutes les forces de son âme, la gloire l’a consolée plus d’une fois ; l’énergie même, la sincérité qu’elle apportait dans tous ses rôles, suffisaient pour abréger sa vie. Elle avait senti trop vivement toutes les grandes passions pour atteindre à la vieillesse. Quand elle mourut, elle n’avait pas quarante ans.

Quoique Adrienne remplît à la fois les premiers rôles tragiques et les premiers rôles comiques, et qu’elle n’ait jamais échoué dans aucune de ses tentatives, il paraît cependant qu’elle excellait surtout dans les rôles tragiques ; Pauline, Roxane et Cornélie lui allaient mieux que Célimène. Il est permis de croire que le commerce familier de Molière n’a pas été inutile au talent d’Adrienne. Le souvenir de Célimène devait donner à Pauline, à Cornélie, à Roxane un accent plus naturel, plus pénétrant. Talma, comme Adrienne, étudiait Molière assidûment. Quoiqu’il n’ait jamais osé aborder publiquement les rôles d’Alceste et d’Arnolphe, on sait qu’il s’était occupé de la composition de ces deux personnages.

Faut-il s’étonner qu’une femme habituée à vivre parmi les grands hommes de l’antiquité se soit sentie entraînée, par une passion toute-puissante, vers l’émule de Charles XII, vers le jeune capitaine qui renouvelait à Mittau, comme en se jouant, l’héroïque défense de Bender ? Ces deux âmes familiarisées avec les grandes choses, l’une par la pensée, l’autre par l’action, ne devaient-elles pas se rencontrer dans une mutuelle admiration ? Rien, à coup sûr, n’est plus naturel, plus facile à comprendre que les amours de Maurice et d’Adrienne. Toutefois, si le comte de Saxe, par le nombre et la variété de ses exploits, par la précocité de sa valeur, semble appartenir au roman plus qu’à la vie réelle, la manière dont il entendait, dont il gouvernait l’amour n’a rien de poétique. Il n’a jamais eu la peine de résister à ses passions, ou plutôt il n’en a jamais connu, écouté qu’une seule, la passion de la gloire. La guerre avec ses dangers, ses enivrements, a rempli toute sa vie. Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus dignes d’amour, ne l’ont pas distrait un seul jour de sa passion pour les batailles. Depuis Adrienne Lecouvreur jusqu’à la duchesse de Courlande, qui plus tard fut impératrice, depuis les filles d’honneur de la duchesse jusqu’aux plus grandes dames de Versailles, il n’a jamais vu dans la beauté, dans la jeunesse, dans la pleine possession de ces dons précieux, qu’une distraction de quelques instants. Aussi ne s’est-il jamais montré bien scrupuleux dans le choix de ses plaisirs. Non seulement il s’abandonnait à l’inconstance, sans jamais se reprocher la douleur qu’il laissait derrière lui ; mais il ne rougissait pas de feindre pour une femme qui pouvait le servir un amour qu’il ne ressentait pas, et d’offrir à celle qu’il chérissait pour quelques jours les caresses qu’il avait flétries par le mensonge. Pour caractériser nettement toute la souplesse de ses principes à cet égard, il suffit de rappeler l’aventure ridicule qui le brouilla sans retour avec la duchesse de Courlande. Arrêté au milieu de la nuit par une duègne armée d’une lanterne, au moment où il portait sur ses épaules une des filles d’honneur de la duchesse, il voulut, sans quitter son fardeau, renverser du pied la lumière accusatrice, perdit l’équilibre et tomba sur la duègne avec sa maîtresse. Or, la veille même de cette ridicule aventure, il avait joué près de la duchesse de Courlande le rôle d’amant passionné. La duchesse, justement irritée, le congédia sans vouloir l’entendre, et fit bien. Un homme capable de se partager ainsi entre deux femmes est-il vraiment capable d’aimer ? Que les cœurs sincères se chargent d’écrire la réponse. Dans ce partage de sa personne, Maurice ne pouvait invoquer l’entraînement des sens, car la jeune et belle fille qu’il prenait chaque nuit à la fenêtre et qu’il rapportait avant l’aube s’était donnée à lui. Pourquoi donc prodiguait-il à une femme qu’il n’aimait pas les serments et les caresses que la jeune fille avait seule le droit de revendiquer ? Pourquoi ? C’est qu’il n’aimait pas d’un amour sincère celle qu’il croyait aimer, c’est qu’il n’y avait pas dans son cœur place pour une passion exclusive, pour une passion souveraine. L’infidélité était pour lui sans remords, parce qu’il se trompait lui-même, parce qu’il s’abusait sur la nature de ses sentiments ; il trahissait sa maîtresse sans trouble, sans honte, parce qu’il ne la préférait pas au monde entier. Si le plaisir était plus vif dans les bras de la jeune fille, la duchesse abusée servait l’ambition de Maurice, et cette seule pensée imposait silence au repentir.

Adrienne Lecouvreur a tenu dans la vie du comte de Saxe moins de place peut-être que la fille d’honneur de la duchesse de Courlande ; peut-être ne l’a-t-il pas aimée d’un amour plus vrai, plus sincère ; mais comme elle était entourée d’hommages, comme les seigneurs de la cour s’empressaient autour d’elle, comme les plus grands esprits louaient à l’envi sa grâce, sa beauté, la finesse de ses reparties, la sagacité de ses jugements, la vanité le ramenait près d’elle, et sa crédule maîtresse inventait, pour lui pardonner, un repentir qu’il ne connaissait pas. Il ne paraît pas d’ailleurs que la mort d’Adrienne ait été pour Maurice une douleur bien profonde. Les femmes de la cour, à cette époque, n’étaient pas d’une vertu farouche, et le comte de Saxe trouva sans peine, à Versailles, des consolations.

Le mariage et le divorce de Maurice figurent comme un épisode insignifiant parmi ses aventures galantes. Avait-il à se plaindre de sa femme ? Aucun témoignage n’autorise à le croire. Elle l’aimait et ne pouvait cacher sa jalousie ; car Maurice, malgré la beauté et la jeunesse de sa femme, n’avait pas tardé à la tromper. Après avoir vécu loin d’elle pendant plusieurs années, il profita d’un voyage entrepris pour recueillir la succession de sa mère et se dégagea d’un lien qu’il n’avait jamais pris au sérieux.

Un tel personnage convient-il au théâtre ? Un cœur ainsi fait, pour qui l’amour n’est qu’une distraction, peut-il prendre part à une action dramatique ? Il est permis d’en douter, car le poète se trouve placé entre deux écueils. S’il respecte fidèlement les données de l’histoire, il ne peut engager Maurice de Saxe que dans une action politique, et l’homme court le danger de s’amoindrir dans la grandeur des événements ; s’il veut au contraire l’engager dans une action passionnée, il est forcé de le dénaturer, de lui prêter des sentiments qu’il n’a jamais connus, et nous avons le droit de lui demander pourquoi il baptise d’un tel nom un homme que l’histoire désavoue. Entre ces deux écueils, quelle route choisira le poète ? Il me semble difficile de répondre à cette question de manière à lever tous les scrupules, car si Maurice de Saxe a gagné des batailles, si Fontenoy et Raucoux ont placé son nom au premier rang dans l’histoire militaire de notre pays, ce n’est pas une raison pour voir en lui un personnage politique. Par son courage héroïque, et plus encore par l’habileté consommée de ses combinaisons stratégiques, il a décidé du sort de l’Europe, humilié l’orgueil de l’Angleterre, mais les grands événements accomplis par son bras n’ont été ni prévus, ni préparés dans sa pensée. Acteur sur le champ de bataille, il n’était, dans l’ordre politique, aux yeux du penseur, qu’un pur agent. Il conduisait à merveille ses bataillons comme les pièces d’un échiquier, mais, la bataille une fois gagnée, ce n’était pas lui qui remaniait la carte de l’Europe. Derrière le grand capitaine, on ne trouve pas l’homme d’État. C’est pourquoi Maurice de Saxe, tel que nous le montre l’histoire, ne me semble pas offrir l’étoffe d’un personnage dramatique. Le poète veut-il laisser dans l’ombre le tacticien éprouvé qui excitait l’admiration du chevalier Folard avant de gagner la bataille de Fontenoy, qui rendait compte au grand Frédéric de ses opérations militaires, qui soumettait à son jugement les plans qu’il venait de réaliser ? S’il supprime le guerrier pour nous montrer l’homme aux prises avec la passion, que devient l’histoire, que devient la vérité ? Pour trancher cette difficulté, pour imposer silence à toutes les objections, il faut plus que de l’adresse, plus que de l’habileté, plus que du savoir-faire, il faut un rare bonheur. Pour inventer la passion dont l’histoire ne parle pas, pour trouver dans le grand capitaine l’étoffe d’un Hamlet ou d’un Roméo, pour toucher à l’histoire, pour l’assouplir sans la dénaturer, il ne suffit pas d’avoir l’œil pénétrant, la main légère. Arrivons à l’œuvre de MM. Scribe et Legouvé.

Au premier acte, nous sommes chez la duchesse de Bouillon. Nous assistons à la toilette de la duchesse qui s’entretient familièrement avec un abbé de cour. L’abbé, cela va sans dire, est amoureux de la duchesse et soupire discrètement. Dans l’espérance de réussir auprès de la femme qu’il aime et qui n’a pas encore reçu l’aveu de sa passion, il imagine de lui révéler l’infidélité de son mari. Aux premiers mots qu’il prononce, croyant l’étonner par son récit, la duchesse l’arrête bravement et achève sans embarras ce qu’il racontait en hésitant, partagé entre la crainte de l’affliger et le désir d’exciter sa colère. « N’est-ce que cela, vraiment ? Le duc aime la Duclos. Je le savais. La Duclos m’a prise pour confidente et ne fait rien sans me consulter. Vraiment, l’abbé, vous êtes d’une pauvreté désolante. Vous ne savez rien ; votre unique occupation est de recueillir les nouvelles, et vous arrivez toujours chez moi les mains vides. Mais à quoi donc pensez-vous ? » L’abbé s’excuse de son mieux et parle de son amour. La duchesse l’écoute sans dépit, sans étonnement, et veut bien lui promettre une récompense, s’il réussit à découvrir le nom de la nouvelle maîtresse du comte de Saxe. Malgré la vivacité de son langage, malgré la curiosité jalouse qui éclate dans ses yeux, l’abbé ne devine pas que le comte est son rival, son rival heureux. Plein d’espoir et de joie, il promet de se mettre en campagne et de revenir bientôt avec le secret qui inquiète si fort la duchesse. Le duc arrive, tenant à la main une cassette qui lui a été confiée par l’Académie des sciences. Lié d’amitié avec les hommes les plus illustres de son temps, il s’est appliqué à l’étude de la chimie et doit analyser la poudre contenue dans cette cassette, poudre terrible qui a déjà servi à consommer bien des crimes, et nommée dans le monde poudre de succession. Après quelques propos insignifiants où il trouve moyen de placer les compliments à double sens que Voltaire lui a plus d’une fois adressés, le duc se retire avec l’abbé, auditeur résigné de toutes les œuvres de monseigneur. Enfin le comte de Saxe arrive chez la duchesse, qui lui demande avidement l’emploi de son temps depuis l’heure de son retour. Maurice se tire d’affaire assez adroitement. Mais la duchesse aperçoit à sa boutonnière un bouquet noué d’un ruban. De qui tient-il ce bouquet ? D’une jeune fille qu’il a rencontrée à la porte de l’hôtel ? En vérité : L’étrange bouquetière qui noue ses fleurs avec un ruban vert et or ! La jalousie de la duchesse, déjà éveillée par des rumeurs confuses, s’attache à ce bouquet comme s’il devait lui révéler le nom de sa rivale. Il lui faut à tout prix une explication franche et complète. La duchesse donne rendez-vous à Maurice, le soir même, dans la petite maison que le duc a louée pour la Duclos. J’oubliais de dire qu’Adrienne Lecouvreur doit venir, le lendemain, réciter des vers dans le salon de madame de Bouillon, car la duchesse a pris Adrienne sous son patronage. Ainsi, dès le premier acte, nous avons sous les yeux les principaux personnages de la pièce. Si Adrienne ne paraît pas, la duchesse lit à madame d’Aumont une lettre signée d’Adrienne, qu’Adrienne n’a jamais écrite, mais empreinte d’une vivacité ingénieuse, d’une touchante modestie. Tous les éléments du drame qui va se dérouler devant nous sont contenus dans les scènes que nous venons de raconter. Il n’y a pas un mot, pas un incident qui ne doive, dans quelques instants, servir au développement de l’action.

Au second acte, nous sommes dans le foyer de la Comédie-Française ; les comédiens arrivent et s’entretiennent des querelles de coulisses. On joue Bajazet. Adrienne Lecouvreur doit remplir le rôle de Roxane, au grand déplaisir de la Duclos. Acomat fait une partie d’échecs avec son confident. Michonnet, régisseur du théâtre, chante sur tous les tons l’éloge d’Adrienne, qui arrive enfin, son rôle à la main. L’entrevue qu’elle a eue le matin avec Maurice trouble singulièrement la sérénité habituelle de sa pensée. Michonnet s’aperçoit qu’Adrienne n’est pas livrée tout entière au soin de sa gloire dramatique et la supplie d’être belle. « Sois tranquille, mon ami, répond Adrienne, je serai belle, j’en suis sûre, car il m’aime, car je l’ai vu ce matin, et ce soir il sera là, il me l’a promis, je le verrai, je serai belle, je serai sublime » ; et Adrienne se remet à étudier son rôle. Maurice, en entrant au foyer de la Comédie-Française, invoque les ombres glorieuses dont le souvenir remplit sa pensée, sans qu’il soit possible de deviner s’il veut parler des grands poètes qui ont fondé le théâtre, ou des comédiens habiles qui ont interprété leurs ouvrages. Il aperçoit Adrienne et la serre dans ses bras. Quelle joie, quel bonheur de se revoir après une si longue absence ! Ici commence un dialogue où la passion n’est pas toujours exempte d’emphase et de puérilité. Si Adrienne aime vraiment Maurice, elle n’a pas besoin, pour lui inspirer de nobles sentiments, d’héroïques projets, de demander conseil aux tragédies de Corneille ; Pauline, Émilie, Camille, n’ont rien à lui apprendre. Son cœur, comme tous les cœurs vraiment épris, nourrit en lui-même une flamme généreuse, et le souvenir de Pauline et de Camille, loin de prêter aux paroles d’Adrienne un accent plus poétique, leur donne volontiers quelque chose de factice. Quant à la fable des Deux Pigeons, je ne vois pas trop ce qu’elle vient faire dans cet entretien passionné. J’admire profondément la fable des Deux Pigeons, mais je ne comprends pas comment ce récit, d’une simplicité si touchante, se trouve mêlé aux amours d’Adrienne et de Maurice. Maurice avait emporté, en quittant Paris, Corneille, Racine et La Fontaine. Le lendemain d’une bataille, il relisait avec délices les beaux vers qu’il avait entendus de la bouche d’Adrienne. En écoutant Pauline et Camille, il croyait l’écouter elle-même. À la bonne heure ! Mais La Fontaine, il n’a guère songé à l’ouvrir, quoiqu’il l’eût reçu des mains d’Adrienne. Il ne connaît pas même la fable des Deux Pigeons, et, pour ma part, je ne m’en étonne pas. Je serais bien surpris, au contraire, si Maurice parlait de La Fontaine comme de sa lecture familière. Le duc de Bouillon, qui se croit trompé par la Duclos et qui se réjouit de sa trahison, invite à souper toute la Comédie-Française. Adrienne consent à se montrer dans cette fête, et reçoit du duc lui-même la clef de sa petite maison.

Au troisième acte, comme chacun l’a déjà deviné, Adrienne, Maurice et la duchesse de Bouillon se trouvent réunis. Cependant Maurice n’est pas un seul instant placé entre ces deux femmes. La duchesse arrive la première au rendez-vous, et ne cache pas son dépit. Au moment où l’impatience va devenir de la haine, Maurice paraît et se justifie. S’il a tardé si longtemps, c’est qu’il a été suivi. La duchesse l’écoute en souriant, et accepte comme vraies toutes ses excuses. Alors, mais alors seulement, Maurice comprend toute la misère de son double rôle. Il ne veut pas mentir plus longtemps, et avoue à la duchesse qu’il ne l’aime plus, qu’il aime une autre femme. Son nom ? Il ne consent pas à le dire. Je me vengerai, dit la duchesse. Je saurai son nom, aucune puissance humaine ne pourra la dérober à ma colère. Au bruit des voix joyeuses qui éclatent dans la chambre voisine, la duchesse se croit surprise par son mari, et s’écrie : Si le duc me voit, je suis perdue. Cette crainte paraîtra sans doute exagérée à tous ceux qui se souviendront de l’entretien de la duchesse avec l’abbé, au premier acte. Une femme qui sait toute la vie de son mari, qui connaît jour par jour ses moindres aventures, qui met de moitié dans ses amours la maîtresse de son mari, qui emprunte sa main et sa petite maison pour donner rendez-vous à son amant, ne doit pas trembler à si bon marché. Ne peut-elle pas d’un mot imposer silence à la colère ? Vous me demandez comment je me trouve ici ? J’y suis venue pour vous épier, pour vous confondre. Pourtant la duchesse s’enfuit et se cache. Le duc croit que Maurice a donné rendez-vous à la Duclos, et doute encore, malgré les dénégations réitérées de Maurice. Adrienne, à son tour, en voyant Maurice, en écoutant les railleries et les compliments que le duc et l’abbé adressent au comte, s’étonne et s’alarme ; mais un mot de Maurice suffit pour la rassurer : Je t’aime, je n’aime que toi ; la femme cachée ici n’est rien pour moi ; mais il faut la sauver, et tu la sauveras, j’ai compté sur toi. Adrienne, heureuse et confiante, promet de la sauver. Les deux femmes échangent dans l’ombre quelques paroles inquiètes ; sans se deviner mutuellement, elles pressentent d’une façon confuse qu’il y a entre elles un secret terrible. Cependant Adrienne, fidèle à sa promesse, livre à la duchesse la clef que le duc lui a remise, et la duchesse peut enfin s’échapper par le jardin ; mais, en quittant Adrienne, elle prononce quelques mots menaçants auxquels Adrienne répond avec un accent de bienveillance écrasant : Vous me haïssez, je vous protège.

Au quatrième acte, nous retournons chez la duchesse. Tous ses amis sont réunis pour entendre Adrienne. Cette fête est, pour madame de Bouillon, une double joie. Non seulement elle reçoit chez elle une comédienne adorée de la foule, adorée de la cour ; mais ce soir même madame de Noailles donne une fête où elle voulait inviter Adrienne ; madame de Bouillon a été assez heureuse pour deviner, pour prévenir le projet de madame de Noailles. Les soupçons de la duchesse, qui d’abord s’étaient portés sur madame d’Aumont, prennent une direction nouvelle dès qu’Adrienne a parlé. À l’embarras de Maurice placé près de la duchesse, Adrienne devine sa rivale, sa rivale qu’elle a sauvée le veille. Au timbre voilé de cette voix qu’elle n’a entendue qu’un instant, la duchesse reconnaît la rivale qui a ravi le cœur de Maurice et jure de se venger. Adrienne, qui pressent le danger et ne veut pas succomber sans défense, récite en se tournant vers la duchesse les vers adressés par Phèdre à Œnone. Elle accable sa rivale, en lui lançant, comme autant de traits empoisonnés, chacune des paroles de cet admirable morceau. Elle n’est pas une de ces femmes hardies

Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

La duchesse, comme pour justifier l’application, sourit gracieusement et joint ses compliments à ceux de l’assemblée : Adrienne est perdue.

Au cinquième acte, nous sommes chez Adrienne. Michonnet, témoin de l’humiliation de la duchesse, comprend que la vie d’Adrienne est menacée. Un valet apporte une cassette de la part de Maurice. Adrienne l’ouvre d’une main tremblante et reconnaît le bouquet qu’elle a donné à Maurice, elle voit dans ces fleurs ainsi renvoyées un signe d’abandon, et les couvre de baisers et de larmes. Avant de les jeter au feu, elle leur adresse quelques paroles empreintes d’un sentiment vrai, mais dont la forme gagnerait beaucoup à devenir plus simple, et les respire une dernière fois. Ce dernier baiser est son arrêt de mort. Ce bouquet empoisonné a vengé la duchesse. Maurice arrive pour recevoir le dernier soupir d’Adrienne. Vainement il essaie de la sauver, de ranimer ses forces en lui rendant le bonheur qu’elle croyait perdu sans retour. Toutes ces paroles de tendresse sont impuissantes ; le poison circule dans les veines d’Adrienne, qui meurt en récitant d’une voix égarée quelques lambeaux du rôle d’Hermione.

Il y a certainement une grande habileté dans la construction de ce drame ; mais cette habileté est de telle nature qu’elle se passe de la poésie, et même réussit à la rendre parfaitement inutile. Les ressorts employés par MM. Scribe et Legouvé suffiraient au développement d’une douzaine d’actions ; et ces ressorts sont mis en œuvre avec tant d’adresse, les incidents s’engendrent si rapidement, que la foule, livrée tout entière à la curiosité, ne songe pas à se demander la valeur réelle des personnages. Plusieurs scènes sont écrites avec un soin que nous ne sommes pas habitué à rencontrer dans les ouvrages de M. Scribe. Mais le caractère dominant de toute cette composition, c’est l’habileté extérieure poussée à ses dernières limites. Dans ce drame, où la poésie joue un si petit rôle, où les grandes pensées, les sentiments passionnés ne se montrent guère que sous la forme de souvenirs, et se placent sous le patronage de Corneille et de Racine, il n’y a pas une phrase, pas un mot inutile. Le dénouement est préparé dès le premier acte, et si bien préparé, que les esprits exercés n’ont plus rien à deviner quand le rideau tombe sur la cassette mystérieuse. La clef donnée au second acte par le duc est, à proprement parler, tout le troisième acte ; car, sans cette clef, le troisième acte serait impossible. Les paroles échangées dans l’ombre entre Adrienne et la duchesse contiennent le germe du quatrième acte ; car, si la duchesse ne reconnaissait pas dans la voix d’Adrienne la voix de celle qui l’a sauvée la veille, elle ne l’insulterait pas du regard, et Adrienne ne l’accablerait pas de son mépris. Enfin, le bouquet donné à Maurice par Adrienne n’est pas moins utile au dénouement que la cassette mystérieuse. Dans ce drame si habilement construit, personne ne parle, personne ne marche au hasard : tout est compté, tout est prévu, tout est préparé. Mais à qui s’intéresser ? Quel rôle joue Maurice placé entre ces deux femmes ? Il n’aime pas Adrienne assez résolument pour braver la haine de la duchesse ; il hésite entre la femme qui peut servir son ambition et le cœur passionné qui s’est donné à lui tout entier. Il n’est ni assez ambitieux pour renoncer à l’amour, ni assez amoureux pour renoncer à l’ambition. Il ne trouve d’accents vrais qu’en face de la mort. Quand les lèvres d’Adrienne pâlissent, quand son regard s’éteint, quand ses veines se glacent, alors, alors seulement, il commence à comprendre tout le prix de la femme qui l’aimait et qu’il va perdre sans retour. Adrienne, plus vraie, plus tendre que Maurice, n’a cependant pas toute la vérité, toute la tendresse qu’elle devrait avoir. Il semble que, pour aimer Maurice d’un amour infini, elle ait besoin de sentir les élans de son cœur sanctionnés par le génie de Corneille. Au lieu de s’abandonner librement aux inspirations de son amour, elle demande conseil à ses souvenirs. Si parfois son cœur trouve des paroles ardentes, plus souvent encore sa mémoire évoque des images consacrées par l’admiration de la foule. Quant à la duchesse de Bouillon, il est impossible de s’intéresser à son amour pour Maurice. Tout son amour n’est que vanité. Si Maurice n’était pas le héros du jour, fût-il cent fois plus beau, plus jeune, plus aimant, elle ne l’aimerait pas. Sa jalousie même n’est que vanité. Si Maurice, au lieu de lui préférer une comédienne, lui préférait madame de Noailles ou madame d’Aumont, elle souffrirait moins et ne souhaiterait pas si avidement la vengeance. Le duc n’est qu’un personnage ridicule et parfaitement insignifiant. Michonnet, malgré sa tendresse contenue pour Adrienne, rappelle trop clairement le père de la débutante. L’abbé n’offre rien de nouveau. Si bien que toute cette pièce, conçue avec une infaillible prévoyance, conduite avec une vigilance assidue, achevée avec un soin scrupuleux, n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique.

Toute la pièce a été faite pour mademoiselle Rachel. En nous plaçant à ce point de vue qui n’a rien de littéraire, nous est-il permis de nous montrer satisfait ? Si toute la pièce est dans un rôle, ce rôle est-il complet ? L’actrice chargée de ce rôle ne laisse-t-elle rien à souhaiter ? La première question est déjà résolue. Quant à la seconde, la réponse n’est pas difficile. Si le drame qui s’appelle Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique, le rôle d’Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une ligne à l’histoire du talent de mademoiselle Rachel. Parlerai-je de la manière dont elle récite la fable des Deux Pigeons ? Malgré le charme qu’elle a su mettre dans quelques vers de cette fable, La Fontaine, je crois, s’étonnerait fort, en l’écoutant, de l’accent pathétique prêté au plus tendre des deux pigeons. Mademoiselle Rachel, sous les traits d’Adrienne, s’est-elle montrée plus tendre, plus naïve, que sous les traits de Monime ou d’Esther ? Il y a dix ans, à l’époque de ses débuts, l’accent de la tendresse semblait refusé à ses lèvres ; a-t-elle trouvé aujourd’hui l’accent qu’elle ignorait il y a dix ans ? Au troisième acte elle n’a qu’un mot à dire, elle le dit très bien ; mais ce mot si bien dit serait-il d’aventure tout un monde nouveau ? Le triomphe de mademoiselle Rachel n’est-il pas tout entier dans le quatrième acte ? Et ce quatrième acte si vanté, si applaudi, que nous apprend-il d’imprévu, d’inattendu ? Le sens prêté aux paroles de Phèdre par Adrienne Lecouvreur peut-il d’ailleurs être avoué par le goût ? Est-il permis de détourner ainsi, au profit d’une application personnelle, le sens légitime d’un morceau gravé dans toutes les mémoires ? Est-ce le cinquième acte qu’on voudrait nous donner pour une révélation ? Peut-être mademoiselle Rachel eût-elle trouvé pour l’expression du désespoir des accents d’une puissance, d’une vérité toute nouvelle, si les paroles placées dans sa bouche eussent été elles-mêmes empreintes de puissance et de nouveauté ; mais la confusion d’Oreste et de Maurice, d’Adrienne et d’Hermione, ne permettait pas à mademoiselle Rachel de se renouveler. Elle s’est souvenue d’elle-même et ne pouvait faire autre chose.

Mademoiselle Rachel dit-elle la prose aussi bien que les vers ? Sa voix a-t-elle toute la souplesse, toute la simplicité, toute la naïveté dont les vers se passent quelquefois et dont la prose ne peut jamais se passer ? Il nous faudrait, pour résoudre ces questions, une pièce autrement faite, autrement écrite qu’Adrienne Lecouvreur. Dans la prose que nous avons entendue il y a quinze jours, comme dans les vers que nous entendons depuis dix ans, nous avons trouvé toutes les fautes de prosodie auxquelles mademoiselle Rachel se laisse aller habituellement, et que personne ne songe à relever, comme si la vérité ne pouvait arriver jusqu’à elle. Mon d’sir, mon cœûr, mon honneûr, hêlas ! n’en déplaise à mademoiselle Rachel, sont des mots qui n’ont jamais fait partie de notre langue. Les petites bourgeoises se résignent à dire : mon désir, mon cœur, mon honneur, hélas ! et la langue ne s’en trouve pas plus mal. Après Adrienne Lecouvreur, mademoiselle Rachel reste pour moi ce qu’elle était. Elle dit très habilement toutes les paroles qui expriment les passions violentes, la colère, la jalousie, la haine. Jusqu’ici, la tendresse ne semble pas faite pour ses lèvres, et je persisterai dans ma conviction jusqu’à preuve du contraire. Quant aux fautes de prosodie que j’ai signalées et qui blessent toutes les oreilles délicates, j’espère qu’elle voudra bien y renoncer.

II. Les Contes de la reine de Navarre.

Pour bien connaître Marguerite de Navarre, il faut l’étudier dans sa correspondance. C’est là, en effet, qu’elle se montre à nous tout entière, sans arrière-pensée, sans déguisement, car ses lettres n’étaient pas destinées à la publicité Les Poésies et les Contes de Marguerite, utiles à consulter sans doute, sont loin de nous éclairer d’une lumière aussi sûre. Cependant pour tout esprit bien fait, qui prend la peine de comparer les Contes et les Poésies, il y a dans le caractère spécial de ces deux recueils un digne sujet de méditation, et de cette comparaison jaillit une pensée bien voisine de la vérité. Je ne veux pas dire, des Contes de la reine de Navarre, ce que Montesquieu disait de la loi salique. Il est pourtant vrai que la plupart de ceux qui en parlent ne les ont pas lus. Il s’en faut de beaucoup que tous ces contes soient égrillards. À côté d’un récit qui semble emprunté à Boccace, on trouve le récit d’un amour malheureux, exalté jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à l’abnégation la plus sublime aux yeux des âmes tendres, la plus folle aux yeux des esprits qu’on appelle sensés. Il y a dans les Contes mêmes de Marguerite un côté mystique, moins frappant sans doute que dans ses Poésies, mais qui pourtant n’échappe pas aux regards d’un lecteur attentif. Chaque récit, sérieux ou grivois, est suivi d’une discussion en règle sur le mérite et les vertus des personnages mis en scène, et dans cette discussion, le sentiment chrétien se produit presque toujours sous la forme la plus sévère. Quant aux Poésies de Marguerite, qui sont loin de posséder le même charme, la même valeur littéraire que ses Contes, depuis le Miroir de l’âme pécheresse jusqu’aux Mystères qui terminent le recueil, il est bien difficile d’y trouver le plus petit mot pour rire. On s’étonne, à bon droit, que les docteurs de la Sorbonne aient condamné comme hérétique le Miroir de l’âme pécheresse. Le raisonnement des docteurs n’était pas, en effet, conforme aux lois d’une saine logique. Marguerite n’avait parlé ni des saints, ni du purgatoire, donc elle ne croyait ni au purgatoire, ni aux saints. Ce n’est pas là certainement ce qu’on peut appeler un enthymème victorieux. Cependant, sans la protection toute-puissante de son frère, Marguerite serait peut-être montée sur le bûcher. Bien que le texte des Contes, publié par Claude Gruget dix ans après la mort de l’auteur, ne puisse être accepté comme un texte original, il ne faut pourtant pas exagérer l’importance des altérations qu’il a subies, et, si nous n’avions pas les lettres de Marguerite, nous pourrions, par la lecture de ses Contes, deviner à peu près toutes les pensées qui ont rempli sa vie. Sa correspondance, dont les autographes sont conservés à la Bibliothèque, nous dispense de toute conjecture. Il est inutile désormais de chercher à deviner, sous le voile plus ou moins transparent de la fiction, ce que Marguerite nous révèle dans ses lettres.

Or, si cette correspondance réfute victorieusement les reproches de légèreté, et même de libertinage, qui ont été adressés à Marguerite par l’ignorance et la superstition, elle nous explique, en même temps, ce qu’il y avait de douloureux dans sa tendresse pour son frère. Il n’est pas vrai que la reine de Navarre ait choisi plus d’un amant parmi les poètes réunis à sa cour ; il n’est pas vrai qu’elle se soit donnée à Marot ; car Marot n’était rien moins que discret ; s’il eût possédé Marguerite un jour, une heure seulement, il n’aurait pas manqué de s’en vanter, et l’on ne trouve le souvenir d’un tel bonheur ni dans ses élégies, ni dans ses épigrammes. Il n’est pas vrai que Marguerite se soit livrée à son frère : l’accusation d’inceste portée contre elle ne repose sur aucun fondement ; mais il est vrai qu’elle a ressenti pour son frère une tendresse qui allait au-delà de l’amitié. Nous pouvons nous prononcer sur cette question sans redouter le reproche de légèreté. Les pièces sont entre nos mains, et, loin de condamner Marguerite, elles commandent la pitié à toutes les âmes généreuses. Oui, Marguerite a aimé François Ier autrement qu’un frère, mais elle a refoulé au fond de son cœur cette coupable passion, et n’a rien fait pour la rendre contagieuse. Elle en rougissait comme d’un crime, et la lettre qui nous la révèle montre assez clairement que son frère ne la partageait pas. Cette lettre, écrite par la duchesse d’Alençon à l’âge de vingt-neuf ans, ressemblait à une énigme, tant le langage en est embarrassé, si nous n’avions pas pour l’expliquer, pour la commenter, la correspondance de Marguerite avec Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux. Dans la lettre mystérieuse adressée à son frère, elle lui dit que sans doute il ne voudra pas faire un long détour pour éviter de rencontrer celle qui met en lui tout son bonheur, qui estime sa vue plus chère que tous les biens de ce monde ; elle mêle à ses accents de tendresse un sentiment de remords qui, certes, ne s’accorde pas avec une amitié fraternelle ; elle ajoute que, si son frère consent à ne pas l’éviter, elle saura trouver un prétexte pour s’échapper et le voir, et comme si elle craignait de n’avoir pas encore exprimé assez clairement sa confusion et sa honte, elle signe : « Pis que morte. » Cette signature étrange se retrouve dans sa correspondance avec Guillaume Briçonnet, et comme, dans cette correspondance, Marguerite parle toujours d’une faute à expier sans jamais la nommer, comme elle demande conseil à Briçonnet, sur le moyen le plus sûr de rentrer dans le droit chemin, sans jamais lui dire en quoi elle a failli, il est bien difficile de ne pas rapprocher, des lettres de Marguerite à l’évêque de Meaux, la lettre énigmatique dont j’ai tout à l’heure donné la substance. Les réponses de l’évêque, écrites dans un style mystique, ne laissent pas assez nettement deviner sa pensée pour que Marguerite puisse y trouver une consolation. Les sentiments de Guillaume Briçonnet, très chrétiens, je veux bien le croire, sont noyés dans un tel déluge de métaphores, et ces métaphores elles-mêmes sont si étrangement choisies, qu’il est impossible de garder son sérieux en l’écoutant ; mais le style burlesque du confesseur n’efface pas la tristesse de la pénitente.

Il faut donc reconnaître, pour peu qu’on ait le goût de la justice, que Marguerite a été cruellement calomniée. Comment expliquer les reproches qui pèsent sur sa mémoire ? Comment cette femme, dont toute la vie n’a été qu’un long dévouement, se trouve-t-elle accusée d’impudicité ? La protection généreuse qu’elle accorda toujours aux protestants persécutés suffit, à mon avis, pour rendre raison de cette contradiction. Les docteurs impitoyables qui ont allumé le bûcher de Berquin, au moment où ils se vantaient d’envoyer son âme criminelle aux pieds de son juge, n’oubliaient pas que Marguerite avait tout fait pour le sauver. Si Berquin, docile aux conseils de Marguerite, eût continué paisiblement ses études philosophiques et n’eût pas bravé l’autorité de l’Église, il fût mort tranquille dans son lit. Les bourreaux de Berquin ne pouvaient pardonner, à la sœur du roi, l’asile qu’elle offrait dans sa cour de Béarn à tous les libres penseurs ; la Sorbonne était jalouse de cette princesse ingénieuse et savante, qui mettait sa puissance au service de la liberté. La rancune de la Sorbonne s’est traduite en accusation d’hérésie. Quoi de plus simple ? quoi de plus naturel ? Était-il possible qu’il en fût autrement ? Quand le connétable de Montmorency, après avoir obtenu par le crédit de Marguerite, toutes les grandeurs, toutes les dignités, toutes les richesses qu’il pouvait souhaiter, la payait d’ingratitude, conseillait au roi d’assurer le salut spirituel de son royaume en commençant par sa propre famille l’application de la justice, et n’obtenait de lui qu’une réponse dédaigneuse où l’orgueil et l’égoïsme parlent plus haut que l’orthodoxie, n’était-il pas inévitable que la Sorbonne, dont la rancune se révélait par la bouche de Montmorency, essayât de prendre sa revanche ? Le roi avait dit : « Ma sœur m’aime trop pour jamais croire ce qui sera contraire au bien de mon État ; elle ne croira jamais que ce que je voudrai. » Déconcertés par ces paroles hautaines, les ennemis de la philosophie, que Marguerite protégeait avec ardeur, ont ajouté au reproche d’hérésie le reproche d’impudicité, et cette double accusation a été acceptée par la foule ignorante comme un article de foi.

Certes, je ne voudrais pas recommander les Contes de Marguerite comme un traité de morale à l’usage des jeunes filles. Cependant, parmi ces contes mêmes, il y en a plus d’un où la morale la plus sévère ne trouverait pas grand-chose à condamner, où la passion, loin d’être exaltée comme une loi suprême, nous est présentée avec un cortège de dangers, un appareil de souffrances, qui ne sont pas faits pour encourager le mépris du devoir. Et puis, d’ailleurs, est-il permis de juger l’auteur de ce livre avec une sévérité absolue, sans tenir compte du temps où elle a vécu, du milieu où s’est développée son intelligence, de l’éducation qu’elle a reçue, des exemples qu’elle a eus devant les yeux ? Le philosophe peut juger le livre en lui-même, l’historien ne doit jamais oublier l’état moral de la France pendant la première moitié du xvie  siècle. Or, sous le règne de Louis XII, sous le règne de François Ier, l’opinion se montrait fort indulgente pour la galanterie : faut-il s’étonner que Marguerite ait souvent partagé l’indulgence de l’opinion ? Louise de Savoie, dont les principes n’étaient rien moins que rigoureux, n’a-t-elle pas dû déposer dans l’âme de sa fille le germe d’une tolérance à toute épreuve ? J’en ai dit assez, je crois, pour démontrer qu’il ne faut pas attribuer à Marguerite seule ce que la morale doit condamner dans ses Contes.

Marguerite a été mariée deux fois, une première fois au duc d’Alençon, lorsqu’elle avait à peine dix-sept ans. La retraite précipitée de son premier mari à la bataille de Pavie, que l’histoire a flétrie du nom de lâcheté, n’expliquerait pas l’aversion qu’elle avait pour lui ; car si la lâcheté justifie le mépris, elle a besoin, pour se trahir, de se trouver en face du danger, et depuis le jour de son mariage jusqu’à la bataille de Pavie, c’est-à-dire dans l’espace de seize ans, le duc d’Alençon n’avait jamais eu à donner la mesure de son courage. Il faut donc chercher ailleurs la cause de cette aversion. La lettre mystérieuse dont j’ai parlé nous dispense de toute conjecture. Marguerite avait été mariée, contre son gré, à un homme qui n’avait en lui-même rien de séduisant, d’un visage et d’un esprit vulgaires, qu’elle n’aurait pu aimer, lors même que son cœur n’eût pas été dominé par une passion dont elle rougissait. Deux ans après la mort du duc d’Alençon, Marguerite épousa Henri d’Albret, âgé de vingt-quatre ans, c’est-à-dire plus jeune qu’elle de onze ans. Cette seconde union n’aurait sans doute jamais été troublée sans les calomnies du connétable de Montmorency, qui semblait prendre à tâche de poursuivre sa bienfaitrice. Grâce aux avis officieux du connétable, Henri d’Albret se crut trompé par Marguerite, et se laissa emporter par la colère jusqu’à la frapper. Il fallut l’intervention du roi pour ramener la paix dans le ménage. Heureusement la jalousie du mari ne tint pas contre l’évidence, et Marguerite pardonna généreusement. Elle savait, par la grâce de son esprit, par le charme de ses manières, faire oublier son âge, et la violence même de la jalousie qu’elle inspirait prouve assez clairement à quel point elle avait réussi. Marguerite aimait sincèrement Henri d’Albret. Cependant, quoiqu’elle eût réussi à dompter ses coupables pensées, son frère tenait toujours la première place dans son cœur. Les lettres écrites pendant son voyage en Espagne nous révèlent toute la vivacité de sa tendresse : elle accuse avec impatience la longueur de la route, la lenteur des chevaux qui l’emportent vers le prisonnier, l’inclémence de la saison. Toutes ses pensées vont à son frère. Pourvu qu’elle le délivre, qu’elle le ramène en France sain et sauf, elle sera trop payée de ses fatigues. Qu’un messager couvert de fange vienne lui apporter des nouvelles de son frère bien-aimé, elle ira l’embrasser, et s’il n’a pas de lit pour se reposer, elle lui donnera son lit et dormira sur la dure. Ainsi toute la vie de Marguerite se résume dans sa tendresse pour son frère.

François Ier, bien qu’il appelât Marguerite sa mignonne, l’a plus d’une fois traitée avec un égoïsme cruel. Il lui a pris sa fille, à peine âgée de trois ans, pour l’élever à sa guise à Plessis-lez-Tours. Ni prières, ni larmes n’ont pu le fléchir : il voyait dans sa sœur un bien dont il voulait disposer dans l’intérêt de sa politique, et sa conviction à cet égard était si complète, si profondément enracinée, que sans doute Marguerite l’eût étonné, si, au lieu d’invoquer leur mutuelle affection pour garder sa fille, elle eût invoqué ses droits de mère. Si le fils de Louise de Savoie n’a pas dit, comme plus tard Louis XIV : « L’État, c’est moi », toute sa conduite s’explique par cette orgueilleuse pensée. Ce roi, si vanté comme la fleur de la chevalerie, n’avait d’un chevalier que la bravoure, et c’est à sa bravoure qu’il doit l’indulgence de la postérité. L’histoire pourtant, lorsqu’elle prend ses devoirs au sérieux, est obligée de se montrer sévère pour François Ier ; car, si la bravoure tient un rang élevé parmi les vertus militaires, elle ne suffit pas à l’homme de guerre. Tous ceux qui ont pris la peine de lire avec attention le récit de la bataille de Pavie, écrit par des hommes du métier, savent très bien que le roi de France a perdu la partie par présomption, par ignorance. Il a livré bataille contre l’avis de tous les vieux généraux qui l’entouraient, contre l’avis de la Trémouille ; il a cédé au conseil imprudent de Bonnivet ; il s’est laissé abuser comme un enfant par Antonio de Leyva. En engageant le combat, tandis que les troupes espagnoles s’éparpillaient pour rendre moins meurtrier le feu de son artillerie, il a forcé au silence les canons qui balayaient les rangs ennemis. Il a payé de sa personne, il a bravement combattu, il a joué sa vie pour racheter sa faute ; mais sa bravoure, si justement admirée, n’excuse pas sa conduite : il n’est pas permis à un général, roi ou roturier, de sacrifier le sang de ses soldats à son ignorance, à sa vanité. Or, la bataille de Pavie, livrée contre l’opinion unanime des hommes de guerre, conduite au mépris de toutes les lois du métier, n’est aux yeux de l’histoire qu’un acte d’orgueil et de folie. La lettre de François Ier à sa mère, inspirée sans doute par un noble sentiment, est loin d’avoir l’éloquence qu’on lui attribue ; cette ligne si célèbre : Tout est perdu fors l’honneur , n’est pas, comme on le répète, toute la lettre du roi. Avant de trouver cette noble pensée, François Ier adresse à Louise de Savoie une série de lieux communs, de phrases banales qui ne préparent pas l’esprit du lecteur à l’admiration. Prisonnier dans la forteresse de Pizzighittone, dès qu’il a écouté les conditions de Charles-Quint, apportées par le sire de Rœux, il n’hésite pas à disposer de Marguerite, et à qui veut-il la donner ? au connétable de Bourbon ? Ce roi chevalier offre la main de sa sœur bien-aimée au traître qu’il méprise. Il n’a pas voulu rendre son épée au connétable, et il ne craint pas de lui offrir sa sœur. Touchante preuve de tendresse ! Dans l’espérance de racheter le duché de Bourgogne, il donne sa mignonne à un traître. Puisqu’il avait étudié la guerre et la politique dans les romans de la Table Ronde, il devait au moins se conduire en chevalier, après la défaite comme pendant la bataille, et ne pas disposer de sa sœur comme d’un appoint pour sa rançon. La plus éclatante bravoure ne rachètera jamais une telle action.

Personne n’ignore les conditions du traité de Madrid. Le signer avec l’intention de l’exécuter, c’était l’œuvre d’un insensé ; le signer, avec la ferme résolution de le violer, n’est certes pas l’œuvre d’un homme loyal. Rapprochée du traité de Madrid, que devient la lettre de François Ier à Louise de Savoie ? que devient l’honneur du roi chevalier ? Le prisonnier de Madrid avait conçu un noble dessein, un dessein généreux ; il voulait abdiquer, afin de réduire à néant toutes les prétentions politiques de son geôlier. Une fois dépouillé de la couronne par sa propre volonté, le roi n’était plus qu’un prisonnier rachetable à prix d’argent ; il ne restait plus qu’à débattre le chiffre de la rançon ; mais il ne paraît pas que cette résolution, si peu d’accord avec le caractère habituel de François Ier, ait été autre chose qu’une pensée passagère. Charles-Quint, lorsqu’il l’apprit par une indiscrétion peut-être calculée, ne s’en effraya pas, et la traita de comédie ; l’événement a prouvé qu’il avait raison. Abdiquer, en effet, c’était se sacrifier à la France, et François Ier s’estimait trop haut pour renoncer au pouvoir suprême dans l’intérêt de son pays. Charles-Quint a donc bien fait de ne pas s’alarmer. On aura beau dire que le traité de Madrid était inexécutable : la protestation, signée par François Ier avant le traité même, en présence des ambassadeurs de Louise de Savoie, ne justifie pas la déloyauté du prisonnier. Promettre au vainqueur une des plus riches provinces de France, et donner en otage ses deux fils aînés, est et sera toujours, aux yeux de tous les esprits droits, une triste manière de recouvrer sa liberté.

Parlerai-je de la générosité de François Ier ? Qui sans doute, il avait le goût, la passion de la magnificence ; mais sa générosité n’était pas sans bornes, comme on se plaît à le dire. À son retour en France, après le traité de Madrid, quand il choisit une nouvelle maîtresse parmi les filles d’honneur de Louise de Savoie, quand il jeta les yeux sur Anne de Pisseleu, il voulut la combler de présents sans bourse délier, et ne trouva rien de mieux que d’envoyer redemander à la comtesse de Châteaubriantt les bijoux qu’il lui avait donnés. Françoise de Foix fit semblant de se faire prier, et au bout de quelques jours lui renvoya en lingots tout ce qu’elle avait reçu de lui. C’était se montrer tout à la fois fière et désintéressée. Elle ne voulait pas abandonner à une autre femme ces gages d’une tendresse si vite oubliée, et donnait à son amant une leçon de délicatesse. Il est douteux pourtant que François Ier l’ait comprise. Un roi, capable d’adresser une pareille demande à la maîtresse qu’il quitte, n’est guère fait pour s’incliner devant cette dédaigneuse réponse. Une telle générosité devait inquiéter la future duchesse d’Étampes.

Charles-Quint semblait né pour gouverner. Élevé par deux hommes habiles, M. de Chièvres et Adrien d’Utrecht, il connut de bonne heure l’art de mettre à profit les défauts de ses adversaires et de les vaincre sans courir au-devant du danger. Roi d’Espagne à seize ans, empereur d’Allemagne à dix-neuf ans, il eut sans effort la gravité qui convenait à son rôle. Les admirateurs de François Ier ont reproché à Charles-Quint d’avoir paru trop rarement sur les champs de bataille, un tel reproche n’a pas besoin d’être réfuté. Il n’est permis qu’aux esprits étourdis de confondre les devoirs d’un roi avec les devoirs d’un soldat. Toutes les fois que Charles-Quint a jugé utile de payer de sa personne, il l’a fait sans ostentation comme sans couardise. Quant aux batailles qu’il a gagnées par ses généraux sans quitter son palais, si elles ne lui assurent pas un rang élevé parmi les hommes de guerre de son temps, elles le classent à coup sûr parmi les plus habiles politiques. Habituellement dissimulé, Charles-Quint n’est pas sans quelque ressemblance avec Louis XI. Cependant il y aurait de la puérilité à vouloir établir entre eux une comparaison, car il y avait parfois dans la gravité de Charles-Quint quelque chose de théâtral : il n’oubliait jamais sa puissance, et voulait, à toute heure, frapper l’imagination de ceux qui l’écoutaient et le regardaient. Il ne négligeait rien pour donner, à son silence même, une majesté qui le mît au-dessus des autres hommes. Il n’aimait pas la guerre pour la guerre, et ne demandait à l’épée de ses généraux que les triomphes qu’il ne pouvait obtenir par l’habileté de ses négociateurs. Il n’avait qu’une seule passion, la passion de la puissance. On ne trouve pas dans toute sa vie la trace d’une passion rivale. Ses maîtresses n’ont jamais été pour lui qu’une pure distraction, encore mesurait-il le temps qu’il leur abandonnait. Il aimait la magnificence, mais il l’aimait surtout pour éblouir, pour étonner, pour marquer sa supériorité, et personne ne l’a jamais vu ébloui lui-même de la splendeur de ses fêtes.

Ainsi tout faisait de Charles-Quint l’adversaire le plus redoutable de François Ier. N’ayant aucun des vices de Henri VIII, il suivait patiemment les projets qu’il avait conçus, et ne s’en laissait détourner ni par les plaisirs qui s’offraient à lui, ni par les obstacles qu’il rencontrait sur sa route.

C’est avec les trois personnages que je viens d’esquisser que M. Scribe et M. Legouvé ont voulu construire une comédie. Ils ont cru qu’en mettant aux prises la duchesse d’Alençon et Charles-Quint, ils trouveraient moyen de nous égayer. Le titre même qu’ils ont donné à leur ouvrage indique assez clairement qu’ils n’ont pas entendu respecter l’histoire, et sans doute ils attachent peu d’importance aux événements accomplis sous le règne de François Ier.

Cependant, tout en reconnaissant le mérite de leur franchise, je crois devoir protester contre l’usage qu’ils ont fait des noms historiques. Demander au traité de Madrid le sujet d’une comédie pouvait, à bon droit, passer pour une tentative singulière. Il n’y a certes pas dans ce déplorable traité le plus petit mot pour rire. Ce projet paradoxal n’a pourtant pas suffi à l’imagination de MM. Scribe et Legouvé. Pour ne laisser aucun doute dans l’esprit de l’auditoire, pour montrer nettement toute la hardiesse de leur pensée, ils ont appelé le traité de Madrid la revanche de Pavie. Je ne crois pas qu’il soit possible de porter plus loin le mépris de l’histoire. Je cherche dans le règne entier de François Ier la revanche de Pavie, et je trouve à grand-peine une bataille qui mérite ce nom pompeux. Si la victoire de Cérizolles est la revanche de Pavie, la revanche s’est fait longtemps attendre, car elle n’a été prise par la France que dix-neuf ans après la défaite. Serait-ce d’aventure le traité de Cambrai qui mériterait le nom de revanche ? Ce traité, signé par Louise de Savoie, Marguerite de Navarre-et Marguerite d’Autriche, est une tache dans la vie de François Ier, car il abandonnait, pour obtenir la paix, tous les alliés qui s’étaient compromis pour lui. Les auteurs de la comédie nouvelle ne s’arrêtent pas devant ces misérables objections. Ils ne s’inquiètent ni de la victoire de Cérizolles, ni de la paix de Cambrai. C’est dans le traité de Madrid qu’ils voient, qu’ils veulent voir la revanche de Pavie ; et, pour justifier le titre qu’ils ont choisi, ils mettent sur le compte de Marguerite de Navarre la délivrance de François Ier, qu’elle n’a pourtant pas obtenue. Ils suppriment d’un trait de plume les trois négociateurs que Louise de Savoie avait envoyés en Espagne avant sa fille, qui avaient commencé la tâche poursuivie plus tard par Marguerite, et qui s’est achevée après son départ. Ils ont espéré, par cette omission, accroître l’importance politique de la duchesse d’Alençon, et je serais très disposé à leur pardonner le parti qu’ils ont adopté, s’ils l’avaient suivi plus franchement. Je ne tiens pas à voir en scène l’archevêque d’Embrun ou le président du parlement de Paris ; mais, si l’on raye de la liste des personnages les négociateurs qui ont assisté Marguerite dans ses démarches auprès de Charles-Quint, il faut, au moins, donner à Marguerite quelques-unes des facultés qui caractérisent l’homme d’état, et les auteurs de la comédie nouvelle ne paraissent pas y avoir songé.

À Dieu ne plaise que je demande aux poètes dramatiques de suivre pas à pas l’histoire ! Qu’il s’agisse d’une action sérieuse ou comique, il faut laisser à la fantaisie la liberté d’interpréter les événements et les personnages. Seulement l’interprétation, pour être avouée par le goût, par le bon sens, doit respecter la réalité ; il n’y a pas de commentaire possible sur un texte effacé. Or je crois pouvoir démontrer facilement que les auteurs de la comédie nouvelle ont fait une part beaucoup trop large à la fantaisie ; ils n’ont pas interprété le traité de Madrid, ils l’ont dénaturé,

Les personnages de la comédie nouvelle n’ont absolument rien à démêler avec l’histoire. Si jamais la faculté d’inventer s’est librement exercée, c’est à coup sûr dans cette œuvre. Malheureusement, ce que l’histoire a perdu, la poésie ne l’a pas gagné. Si la réalité a été méconnue, foulée aux pieds, traitée avec un mépris superbe, la fantaisie, en déployant ses ailes dans un espace indéfini, n’a pas effacé de la mémoire des auditeurs cette chose prosaïque et vulgaire qui s’appelle l’histoire. Charles-Quint, à parler franchement, est une espèce de moyenne proportionnelle entre le don Quexada de Don Juan d’Autriche et le comte de Rantzau de Bertrand et Raton. Les historiens français, italiens, espagnols, n’ont pas fourni un trait pour la composition de ce personnage. Feuilletez Ulloa, Sandoval, Du Bellay ; vous ne trouverez pas dans leurs livres, si justement estimés, une seule page qui puisse servir à expliquer le Charles-Quint de la comédie nouvelle. L’empereur d’Allemagne, le monarque privilégié qui réunissait sous sa domination l’Espagne, les Pays-Bas, les Indes, est voltairien comme don Quexada, élève de Candide et de Zadig comme le comte de Rantzau. Ne lui demandez pas une parole, une pensée, un sentiment qui appartienne au pays qu’il habite, au temps où il vit : les auteurs, doués d’un esprit cosmopolite, ne tiennent compte ni des lieux, ‘ni des temps. Leur Charles-Quint ne relève que de leur seule fantaisie. Il est railleur comme un roman écrit par un encyclopédiste, et crédule comme un oncle du boulevard Bonne-Nouvelle. C’est un mélange d’ironie et de niaiserie dont l’histoire n’a jamais offert le modèle, mais que chérissent à bon droit tous les musiciens qui se prennent pour les héritiers de Grétry et de Dalayrac : un tel personnage, en effet, convient merveilleusement à l’Opéra-Comique. Chacune de ses railleries ou de ses bévues offre le thème d’une ariette ou d’un morceau d’ensemble ; les ténors et les prime donne doivent voter des actions de grâces aux auteurs de la comédie nouvelle pour le rajeunissement inattendu de ce type, déjà soumis à de si nombreuses épreuves. Si la comédie n’a pas à se féliciter de l’invention de ce personnage, en revanche l’Opéra-Comique doit s’en réjouir, et c’est une gloire assez belle pour contenter l’orgueil le plus exigeant.

François Ier, dans les Contes de la reine de Navarre, m’a rappelé les plus candides émotions de ma jeunesse. Je me suis cru, pendant quelques instants, ramené sous les voûtes du théâtre Feydeau, qui a disparu depuis longtemps. Il me semblait entendre le morceau si fameux de Françoise de Foix :

Chevaliers, soutiens de la France,
Soyons célèbres tour à tour
Au champ d’honneur par la vaillance,
Par la constance au champ d’amour.

L’orchestre, je ne sais pourquoi, était absent, et nous avons été privés de la musique de Berton ; mais toutes les mémoires fidèles au culte de la musique nationale, qui n’ont pas sacrifié l’école française aux écoles allemande et italienne, se rappelaient avec délices le morceau que je viens de citer. À quoi bon chercher dans le François Ier de MM. Scribe et Legouvé le François Ier de l’histoire ? Depuis quand, s’il vous plaît, la fantaisie est-elle devenue la très humble servante de la réalité transmise aux esprits curieux par le témoignage des contemporains ? Il faut laisser aux érudits, aux rats de bibliothèque, comme se plaisent gracieusement à les nommer les beaux esprits que la mode a pris sous sa protection, le soin puéril de mettre sous un nom réel des faits réels, la ridicule ambition de reconstruire par la pensée un François Ier qui ne soit fait ni de bois ni de carton, mais de chair et d’os, de sang et de passion, comme les hommes qui ont vécu, comme les hommes que nous coudoyons chaque jour. Est-il vraiment possible qu’il se rencontre aujourd’hui des esprits assez timides, assez pusillanimes, pour chercher dans la réalité historique le point de départ de la fantaisie ? Plaignons-les sincèrement, car ils ne savent ce qu’ils font. Le François Ier de la comédie s’est affranchi, grâce à Dieu, du joug humiliant de l’histoire. Louise de Savoie, Marguerite de Navarre, ne le reconnaîtraient pas ; mais qu’importe ? c’est un personnage librement imaginé, et bien qu’il parle sans accompagnement, bien que sa pensée ne soit soutenue ni par le cor ni par les violons, il y a dans tous ses mouvements, dans toute sa démarche, je ne sais quoi de galant et de hardi qui sent son paladin, et qui est fait pour provoquer les applaudissements.

Marguerite, dans la comédie nouvelle, voudrait bien ressembler au Figaro de Beaumarchais ; faute de mieux, après d’inutiles efforts, elle se contente de reproduire, aussi fidèlement qu’elle le peut, le Bolingbroke du Verre d’eau. Elle devine tout, elle conduit tout ; tous les personnages qui s’agitent autour d’elle relèvent de sa seule volonté. Elle gouverne son frère, elle gouverne Charles-Quint, elle gouverne le conseil de Castille : roi et ministres sont des marionnettes dont elle tient les fils dans sa main. Il est vrai que ce Bolingbroke en jupons n’inspire pas un intérêt bien vif, que la tendresse fraternelle tient bien peu de place dans les discours de cette femme qui veut, avant tout, montrer son esprit. Tout cela est trop évident pour avoir besoin d’être démontré ; mais au moins la Marguerite de la comédie nouvelle possède le mérite de la nouveauté. Tous ceux qui ont lu l’excellent travail de M. Génin sur Marguerite de Navarre reconnaîtront, sans se faire prier, que MM. Scribe et Legouvé, pour conserver toute leur liberté, ont négligé prudemment de le consulter. L’intelligence complète de tous les faits dont se compose la biographie de Marguerite aurait pu les gêner ; pour marcher plus hardiment à la conquête de l’idéal, ils ont fermé les yeux à la lumière, et ont créé, par la toute-puissance de leur fantaisie, une Marguerite dont le type ne se révèle ni dans les ouvrages, ni dans les lettres qu’elle a signées de son nom.

L’infante Isabelle, qui doit épouser Charles-Quint, est un modèle de niaiserie souvent applaudi au boulevard, et que le parterre du Théâtre-Français n’a pas revu sans plaisir. Éléonore, sœur de l’empereur, reine douairière de Portugal, a toute l’ampleur intellectuelle nécessaire pour briller dans la stretta d’un duo. Elle n’est pas tout à fait assez passionnée pour briller dans le récitatif ou dans le largo ; mais elle a tout ce qu’il faut pour éclater victorieusement dans la stretta. Tous les professeurs de composition doivent la recommander à leurs élèves comme un personnage qui se plie docilement à tous les caprices du hautbois et de la clarinette. En présence d’une création si hardie, si nouvelle, si parfaitement inattendue, est-il permis de parler de l’histoire ? Opposer la réalité au souffle poétique, n’est-ce pas se rendre coupable de sacrilège ?

Comment célébrer dignement Gattinara et Babieça ? Je ne demande pas à MM. Scribe et Legouvé pourquoi ils ont transformé Gattinara en Guatinara ; ils ne descendraient pas à me répondre. Cette curiosité philologique n’amènerait sur leurs lèvres qu’un dédaigneux sourire. J’aime mieux appeler l’attention sur la crédulité vraiment exemplaire de Guatinara, sur la jalousie prodigieusement amusante de Babieça. Pourquoi MM. Henri et Féréolu n’étaient-ils pas chargés de remplir ces deux rôles importants ? Ils les ont joués si souvent à la satisfaction générale du parterre, que M. Scribe s’est rendu coupable envers eux d’une véritable ingratitude en négligeant de leur confier la centième répétition de ces deux types, éternellement jeunes, éternellement nouveaux. C’était bien la peine vraiment de conquérir à ces deux types si, gracieux et si gais l’enthousiasme et les applaudissements, pour obtenir une telle récompense ! On n’a donc pas calomnié les poètes en les accusant d’être aussi ingrats que les rois.

Le lecteur devine sans peine que l’action nouée entre ces personnages de pure fantaisie n’a rien de commun avec cette réalité mesquine qui s’appelle l’histoire. Nous voyons, en effet, Charles-Quint bouder Marguerite, parce qu’elle n’a pas eu l’esprit de lui offrir avec empressement une aumônière qu’elle brode pour le plus vaillant des chevaliers. Ombres de Bouilly et de Creuzé de Lesser, humiliez-vous ! Jamais votre imagination si féconde n’a rien trouvé d’aussi ingénieux. François Ier veut se laisser mourir de faim, et Marguerite, pour le ramener à la vie, demande à souper, et porte tour à tour la santé de Louise de Savoie, du Dauphin, de Françoise de Foix, de toutes les dames de la cour de France. S’il faut en croire les galants poètes qui ont cherché dans le traité de Madrid le sujet d’une joyeuse comédie, toutes les dames de la cour de France ont remis à Marguerite des nœuds de rubans, des écharpes brodées de leurs mains, des boucles de cheveux. Pauvre comtesse de Châteaubriant, que de rivales se disputent le cœur de son royal amant ! Le François Ier de MM. Scribe et Legouvé est un terrible séducteur. Il n’y a pas une femme dans son royaume qui ose lui résister, et Marguerite, sa sœur, joue auprès de lui, au profit de ces cœurs ardents, le rôle d’entremetteuse. Comment le roi prisonnier résisterait-il à l’éloquence d’un tel message ? Il boit gaîment à toutes les femmes de la cour de France. Je regrette pourtant qu’il ne demande pas à Marguerite les nœuds de rubans, les écharpes et les boucles de cheveux dont elle s’est chargée pour lui. On me répondra qu’il doit être blasé depuis longtemps, que des succès si nombreux et si faciles doivent avoir perdu toute saveur : cette réponse ne me contente pas.

Quand il s’agit d’emporter en France l’acte d’abdication, Marguerite imagine un stratagème qui me ravit par sa nouveauté. Charles-Quint achève ses dépêches, et Babieça, l’époux malheureux de Sanchette, attend que sa majesté impériale et royale les ait scellées du sceau de ses armes. Toutes les lettres sont arrêtées par Guatinara, toutes, hormis, bien entendu, les lettres de sa majesté. Que fait alors Marguerite ? Elle montre à Charles-Quint un conte qu’elle n’a jamais écrit, un conte de Voltaire, Ce qui plaît aux dames, et prie l’empereur de le mettre sous enveloppe avec ses dépêches pour Louise de Savoie ; puis, sous prétexte de corriger une phrase défectueuse, elle substitue adroitement au conte l’acte d’abdication. Il est impossible d’opérer avec plus de prestesse : Robert Houdin serait jaloux de Marguerite.

L’entrevue de Charles-Quint et de François Ier exciterait j’en suis sûr, une vive admiration sur le boulevard du Temple. Pourquoi faut-il que cette mémorable entrevue ait été offerte aux spectateurs de la rue de Richelieu ? Elle n’a pas été estimée ce qu’elle vaut. J’espère bien que M. Scribe ne se tiendra pas pour battu, et reproduira cette entrevue sous une forme nouvelle. François Ier, prisonnier de Charles-Quint, battu à Pavie pour son étourderie, pour son ignorance de l’art militaire, battu par les généraux de Charles-Quint, accuse le vainqueur de lâcheté et le défie en combat singulier. Cette fanfaronnade est parfaitement ridicule, mais elle fait de François Ier un héros accompli, et sans doute cette gloire suffit à M. Scribe. L’histoire, il est vrai, parle d’un défi adressé à Charles-Quint par François Ier ; mais les deux adversaires étaient séparés l’un de l’autre par tout l’espace compris entre Madrid et Chambord ; si le ridicule n’était pas amoindri par l’éloignement, la provocation du moins n’offrait pas les mêmes dangers.

Quant au dénouement imaginé par M. Scribe, il laisse bien loin derrière lui les inventions les plus hardies qui se sont produites au théâtre depuis cinquante ans. François Ier a refusé de s’échapper sous la robe d’un moine : un roi de France peut être vaincu, ridicule jamais. Les historiens espagnols nous apprennent pourtant qu’il a voulu fuir en prenant les habits d’un nègre qui apportait du bois dans sa chambre, et nous donnent même le nom du valet qui a révélé le projet d’évasion. Si Clément Campion n’eût pas été souffleté par Guillaume de La Rochepot, peut-être le roi de France se fût-il échappé sous le costume d’un nègre. Entre le capuchon d’un moine et la nécessité de se barbouiller de suie, l’esprit d’un prisonnier peut hésiter ; mais supposez la ruse découverte : dans tous les cas, le ridicule est le même. Pour délivrer son frère, Marguerite veut le marier avec Éléonore de Castille. Peu importe que l’histoire parle de ce mariage comme d’un fait accompli avec le consentement de Charles-Quint ; peu importe que François Ier ait demandé la main d’Éléonore : M. Scribe ne s’embarrasse pas de pareilles bagatelles ; Marguerite obtient de Guatinara, dont elle connaît l’amour pour Isabelle de Portugal, la clé qui ouvre l’oratoire d’Éléonore. La porte masquée de l’oratoire se trouve derrière la statue de saint Pacôme. Grâce à cette clé bienheureuse, Éléonore épouse secrètement le roi de France. Pour retenir Charles-Quint, qui pourrait troubler la cérémonie, Marguerite lui raconte une nouvelle encore inachevée dont elle cherche le dénouement, et l’empereur l’écoute avec une complaisance qui ne laisse rien à désirer. La comédie se termine par un triple mariage : Charles-Quint épouse Isabelle, François Ier Éléonore de Castille, et Marguerite Henri d’Albret, dont je n’ai pas parlé, parce que son rôle se réduit aux proportions d’un ténor léger. Les espérances que Marguerite a données à Charles-Quint, amoureux d’elle de par la volonté des auteurs, s’appellent les Contes de la Reine de Navarre.

Il y a loin, comme on voit, du Verre d’eau à cette comédie, car, si le Verre d’eau se moque de l’histoire, il s’en moque gaîment, et les Contes de la Reine de Navarre n’ont pas plus de gaîté que de vérité. Le style est à la hauteur de l’invention. Je passe sur quelques menues phrases où Charles-Quint parle d’éteindre les occasions et les prétextes, je laisse de côté les tirades ingénieuses où les situations se relèvent ; mais je dois appeler l’attention de tous les hommes studieux, de tous les écoliers qui veulent se fortifier dans la connaissance de la grammaire, sur une phrase prononcée par Charles-Quint, et que je ne me lasse pas d’admirer, l’empereur s’adresse à la cour d’Espagne : « Je vous annonce mon mariage avec l’infante Isabelle, et j’ai à vous faire part d’un autre événement dont j’attends vos félicitations, le mariage de ma sœur avec le roi de France. » Ne faut-il pas s’incliner respectueusement devant cette locution condamnée par Beauzée, par Dumarsais, par Condillac, qui traite la grammaire avec un souverain mépris, mais qui, en revanche, donne tant de grâce à la pensée ? L’événement dont j’attends vos félicitations est, à mon gré, une des inventions les plus ingénieuses que puisse se permettre un poète comique, Pour moi, je n’hésite pas à placer cette belle parole de Charles-Quint sur la même ligne que le fameux quoi qu’on die . Qu’on ne vienne pas me dire que la correction est une des premières lois du style, que les qualités les plus éclatantes ne dispensent pas de la correction, que la correction est la première des qualités littéraires, comme la santé est le premier des biens : je ne prête pas l’oreille à de pareilles billevesées. La correction ne plaît qu’aux petits esprits. L’étude attentive de la langue est la preuve manifeste d’une intelligence étroite. Pour descendre à ces pauvres détails, il faut n’avoir jamais senti le souffle de la Muse. Quiconque est doué d’une imagination ardente, quiconque dispose de l’espace et du tempe, au nom de sa fantaisie, prend en pitié l’étude de la grammaire. Il faut laisser aux instituteurs primaires le soin puéril d’approfondir les lois de la syntaxe. Quand on se mêle d’écrire des comédies, et surtout des comédies historiques, on ne doit pas se montrer plus timide envers la grammaire qu’envers l’histoire. Comment ! l’auteur aura le droit de faire dire à Charles-Quint : Henri d’Albret, je vous donne en mariage la princesse d’Alençon, que j’aime, et pour dot la Navarre, quoique le traité de Madrid stipula expressément, au nom du roi de France, l’abandon des droits d’Henri d’Albret sur la Navarre, quoique François Ier n’ait jamais dit un mot, jamais fait un pas, jamais étendu la main pour rendre la Navarre à son beau-frère, et le poète qui traite l’histoire si lestement sera forcé de respecter la grammaire ! C’est se moquer vraiment que de vouloir lui imposer une telle condition. Aux yeux du poète souverain, l’histoire et la grammaire sont comme si elles n’étaient pas ; s’il lui plaît de les consulter, de suivre leurs avis, elles doivent le remercier, mais ne jamais prendre pour un tribut légitime de déférence ce qui n’est de sa part qu’un acte de pure générosité. Ainsi, quand j’appelle l’attention sur le langage de Charles-Quint, quand je signale la syntaxe toute nouvelle qu’il veut mettre en honneur à la cour de Madrid, mon dessein n’est pas de tancer M. Scribe sur son ignorance. Je ne crois pas qu’il ait péché par oubli. Il a voulu nous montrer qu’il se moque de la grammaire aussi résolument que de l’histoire, qu’il ne bronche pas plus devant les lois de notre langue que devant les faits accomplis dans notre pays, et je trahirais les droits sacrés de la vérité, si je ne reconnaissais pas qu’il a pleinement réussi dans sa démonstration. Il est bien entendu maintenant que le style de fantaisie convient seul à l’histoire de fantaisie. Il n’y a que les esprits mal faits qui puissent demander compte au poète de l’emploi qu’il fait des mots. Les mots lui appartiennent aussi bien que les faits, et, puisqu’il foule aux pieds les faits, je ne vois pas pourquoi il s’inclinerait servilement devant les lois grammaticales enseignées dans les écoles, lisières des petits esprits dont s’affranchissent les esprits hardis. Ce qui s’appelle incorrection pour les pédants de collège s’appelle, pour les poètes pénétrés de leur dignité, indépendance, souveraineté ; et puis n’est-il pas prouvé depuis longtemps que le style entrave la vivacité du dialogue ?

Mademoiselle Madeleine Brohan, qui débutait dans le rôle de Marguerite, a fait preuve d’une intelligence précoce ; personne, en l’écoutant, ne croirait avoir devant les yeux une jeune fille de dix-sept ans. Il y a pourtant un danger dans l’assurance même qu’elle a montrée : il est à craindre qu’elle ne sache aujourd’hui tout ce qu’elle saura. Je ne m’arrête pas à réfuter les éloges exagérés qui lui ont été prodigués, comme si l’on eût pris à tâche de l’étourdir et de l’aveugler. Dire que mademoiselle Madeleine Brohan n’efface pas mademoiselle Mars, ne rappelle pas la Contat, ce serait gaspiller le temps et les paroles. J’aime mieux dire franchement à la débutante ce que je pense de son talent, et lui signaler les défauts que l’étude et le travail peuvent corriger. Sa voix manque de souplesse ; bonne pour l’ironie, elle ne se prête pas à l’expression de la tendresse. Les phrases, commencées presque toujours avec un accent viril, se terminent trop souvent en fausset. Quant à la prononciation, c’est la partie la plus défectueuse. Mademoiselle Madeleine Brohan ne paraît pas se douter qu’il existe dans notre langue, comme dans toutes les langues du monde, une prosodie que toutes les personnes bien élevées pratiquent habituellement, lors même qu’elles n’ont pas pris la peine de s’en rendre compte. Ainsi elle dit : majestée au lieu de majesté, tendrêce au lieu de tendresse, persône au lieu de personne ; elle dénature comme à plaisir la valeur musicale de toutes les syllabes, et confond les désinences masculines avec les désinences féminines. En un mot, la langue qu’elle parle n’est pas la langue de la bonne compagnie. Mademoiselle Mars, dont on a si imprudemment rappelé le nom, sauf de très rares exceptions, parlait notre langue avec une irréprochable pureté ; si mademoiselle Madeleine Brohan veut justifier les éloges prématurés dont elle est comblée, il faut qu’elle se résigne à prendre les conseils de quelques personnes éclairées, il faut qu’elle étudie la prosodie de notre langue et ne dise plus : Mon cœûr, mon bonheûr, que je suis malhureuse ! Les panégyristes de la débutante me reprocheront sans doute de chercher des taches dans le soleil, ils m’accuseront peut-être de me complaire dans le blâme ; c’est une épigramme vulgaire qui ne mérite pas de réponse. Je sais très bien que mademoiselle Madeleine Brohan peut invoquer pour excuse de nombreux exemples, je sais très bien qu’elle n’est pas seule à commettre les fautes que je signale : le nombre des complices n’est jamais pour un coupable un moyen de justification. Si je signale les défauts de la débutante, c’est précisément parce qu’elle a fait preuve d’intelligence. Pour devenir une grande comédienne, il lui reste encore beaucoup à apprendre, depuis le maintien jusqu’à la prononciation. Quand elle ne portera plus le corps en avant, quand elle ne tournera plus la tête avant de lancer le mot, quand elle parlera purement, elle ne possédera pas encore son art tout entier ; mais elle sera du moins dans le droit chemin. Qu’elle se défie des louanges et qu’elle étudie : elle a, dès à présent, tout ce qu’il faut pour parvenir.

XIV. Mademoiselle Rachel.

La foule est revenue au Théâtre-Français ; mademoiselle Rachel est applaudie comme l’était Talma. Faut-il conclure de ce double fait que la tragédie française est le dernier mot de la poésie dramatique, et que le talent de mademoiselle Rachel ne laisse rien à désirer ? Nous n’hésitons pas à nous prononcer pour la négative. Nous admirons sincèrement Cinna, Andromaque et Zaïre ; nous croyons comprendre tout ce qu’il y a d’excellent dans les œuvres de Pierre Corneille, de Jean Racine et de Voltaire ; mais notre admiration, si profonde qu’elle soit, ne va pas jusqu’à croire que ces maîtres illustres aient exploré le terrain entier de la poésie dramatique. Nous applaudissons de grand cœur aux qualités déployées par mademoiselle Rachel ; mais nous croyons qu’il lui reste encore beaucoup à faire pour mériter les louanges qui lui sont décernées. Comparer cette jeune fille à Talma est un acte singulier d’ignorance ou de folie ; car Talma représente, pour tous ceux qui l’ont sérieusement étudié, l’expression la plus savante et la plus complète de l’art dramatique, l’alliance la plus heureuse de la réflexion et de l’inspiration ; et mademoiselle Rachel paraît, tout au plus, entrevoir quelques-unes des conditions de la tâche qu’elle se propose. Quel que soit l’avenir réservé à cette jeune fille, que son talent se développe ou demeure tel qu’il est aujourd’hui, sérieux, incomplet, mais digne à coup sûr d’étude et d’encouragement, il ne lui sera pas donné de combler la lacune évidente qui existe dans la tragédie française, et de prêter aux chefs-d’œuvre dramatiques du xviie et du xviiie  siècle une vie qui leur a toujours manqué.

Lors même que mademoiselle Rachel réussirait, par un travail persévérant, à deviner, à conquérir les qualités dont elle ne paraît pas même entrevoir la valeur, Corneille, Racine et Voltaire demeureraient ce qu’ils ont toujours été. Or, les œuvres qu’ils ont signées et que nous admirons à juste titre, malgré leur excellence littéraire, sont loin de satisfaire aux conditions de l’art dramatique, telles que les conçoit la France du xixe  siècle. Nous avons jugé assez sévèrement les tentatives de l’art contemporain pour ne pas craindre qu’on nous accuse de dénigrer le passé au profit du présent. En proclamant l’insuffisance de la tragédie française du xviie  et du xviiie  siècle, nous n’avons en vue que le seul intérêt de la vérité, et nous espérons que personne ne contestera la loyauté absolue de nos affirmations. Si l’art contemporain nous semble infidèle aux promesses qu’il nous avait faites, ce n’est pas une raison pour mépriser ces promesses. S’il n’y a pas parmi les poètes de notre temps un seul homme de la taille de Shakespeare et de Calderon, de Schiller et de Goethe, ce n’est pas une raison pour nier la vie qui anime les œuvres de la scène anglaise, espagnole et allemande. Un jour viendra peut-être où ces maîtres éminents trouveront des disciples plus fervents et plus habiles. En attendant ce jour si souvent annoncé, nous ne devons pas nous lasser de répéter que la tragédie française, loin d’être le dernier mot de l’art dramatique, n’est qu’une conversation énergique, élégante ou satirique, aussi éloignée de la simplicité de Sophocle que de l’ardeur de Shakespeare. Car, tant que cette vérité, qui pour nous est depuis longtemps acquise à l’évidence, ne sera pas tombée dans le domaine public, tant qu’il ne sera pas avéré pour les intelligences les moins lettrées que Corneille, Racine et Voltaire ont cherché dans la poésie dramatique quelque chose qui n’a rien de commun que le nom avec le drame proprement dit, la tragédie française sera l’objet d’une admiration entêtée, ignorante, et les tentatives de l’art contemporain ne seront pas encouragées comme elles devraient l’être, fussent-elles d’ailleurs très supérieures à celles qui se sont produites sur la scène depuis dix ans.

Oui, sans doute, Pierre Corneille est un poète d’une remarquable éloquence ; mais son éloquence appartient à l’orateur plutôt qu’au poète tragique. Il manie notre langue avec une énergie, une vigueur au-dessus de tout éloge ; mais les personnages qu’il a créés semblent plutôt occupés de se comprendre et de s’expliquer que de vivre et d’accomplir leur volonté. Nous ne croyons pas qu’il soit possible de pousser plus loin l’analyse de la pensée ; mais nous sommes certain en même temps que la pensée, si savante, si déliée qu’elle soit, ne comprend pas tout le champ de la poésie dramatique. Le premier devoir d’un personnage est de vivre ; or, les personnages de Corneille ne vivent pas. Ils expriment leurs pensées dans un admirable langage ; ils étudient et ils démontrent les secrets de leur conscience avec une rare sagacité ; mais leur nature ne touche à la nôtre par aucun point. Ils excitent en nous plus d’étonnement que de sympathie. Il faut donc conseiller la lecture attentive de Corneille à tous ceux qui veulent connaître les ressources de notre langue ; car notre langue ne s’est montrée nulle part plus familière que dans Nicomède, plus mâle que dans Cinna, plus fière que dans le Cid. Mais il manque à Nicomède, à Cinna et au Cid, un mérite dont ne peuvent se passer les personnages dramatiques : c’est d’avoir vécu, c’est de pouvoir vivre ; et voilà précisément pourquoi Corneille, malgré sa rare éloquence, est loin de réaliser l’idéal du poète tragique.

Phèdre et Andromaque semblent plus voisines de la vraie tragédie que Cinna et Nicomède ; car Racine a substitué à l’analyse de la pensée l’analyse de la passion ; or, la passion est plus près de la vie active que la pensée. Pourtant, je crois que Racine est aussi loin que Corneille de la vraie tragédie, je veux dire de la tragédie telle que nous la demandons aujourd’hui. Car Phèdre et Andromaque, qui nous semblent inanimées à force de simplicité, eussent paru sans doute au peuple d’Athènes pécher précisément par le défaut contraire. L’analyse de la passion qui intéresse notre intelligence, mais qui laisse notre cœur indifférent, eût singulièrement étonné les contemporains de Sophocle ; et les admirateurs d’Œdipe et d’Électre eussent reproché à Phèdre, à Andromaque, de manquer de simplicité. La vérité de la tragédie, loin d’être une vérité absolue, varie nécessairement selon les temps et les lieux, et je crois que si Racine revenait parmi nous, il comprendrait Sophocle et Euripide autrement qu’il ne les a compris. Animé du désir d’agir sur ses contemporains, il verrait dans la tragédie grecque autre chose qu’un sujet d’imitation. Au lieu d’analyser la passion, il nous la montrerait, il savait tous les secrets du cœur, il nous les montrerait avec une entière franchise. Il faut l’admirer, l’étudier ; mais, à moins de fermer les yeux à l’évidence, il faut reconnaître qu’il ne s’est jamais proposé que l’analyse de la passion. Or, l’analyse de la passion, réduite à elle-même, ne comprend certainement pas toutes les conditions de la poésie dramatique.

Quant à Voltaire, dont le style ne peut être comparé que par les ignorants au style de Corneille et de Racine ; il ne s’est proposé ni l’analyse de la pensée, ni l’analyse de la passion ; il n’a eu toute sa vie qu’un seul désir, un seul but, la puissance et la popularité de la philosophie. Le théâtre n’a été pour lui qu’un moyen. Or, la condition expresse de toutes les formes de l’art est de chercher, dans l’accomplissement d’une œuvre, un but définitif. Quiconque, en écrivant une tragédie, songe à populariser la vérité catholique ou protestante, se place nécessairement hors des conditions de la poésie dramatique. C’est ce qu’a fait Voltaire. Toutes ses œuvres tragiques ne sont qu’une prédication philosophique. Il a déployé dans cette tâche une merveilleuse fécondité, une rare souplesse de talent ; mais il n’a jamais produit une œuvre dramatique, dans la véritable acception du mot. La forme tragique n’était pour lui qu’un cadre où il plaçait les maximes, morales ou politiques, qu’il voulait populariser. Quant à l’action, quant aux personnages, il ne s’en inquiétait guère ; et s’il lui est arrivé d’appeler à son aide la pompe et la variété du spectacle, ce n’est pas qu’il eût pour le spectacle, pris en lui-même, une haute estime ; mais il trouvait dans le plaisir des yeux un élément de succès, et il s’est servi du spectacle comme il se servait du dialogue, pour la vulgarisation de la philosophie.

Mérope et Zaïre, quoique très inférieures à Cinna et à Phèdre, méritent d’être étudiées ; mais si la tragédie que nous demandons, la seule qui puisse nous satisfaire, ne se réduit ni à l’analyse de la pensée, ni à l’analyse de la passion, à plus forte raison ne saurait-elle se réduire à l’expression claire et rapide de la tolérance philosophique. Voltaire n’est donc pas, plus que Corneille ou que Racine, le dernier mot de l’art tragique.

La foule qui se porte au Théâtre-Français depuis quelques jours, et qui applaudit mademoiselle Rachel, ne doit pas décourager les poètes convaincus de l’insuffisance de la tragédie française. Les éloges prodigués chaque jour à cette jeune fille n’ont pas changé les termes de la question. La tragédie de Corneille, de Racine et de Voltaire n’est pas ce que veut la France du xixe  siècle ; étant donné cette tragédie, dont le mérite est évident pour tous les juges éclairés, il reste à savoir si mademoiselle Rachel conçoit et représente les héroïnes de cette tragédie, de manière à justifier les applaudissements qu’elle recueille chaque soir.

Or, à notre avis, le mérite de mademoiselle Rachel se réduit à deux qualités, fort précieuses sans doute, et malheureusement très rares au Théâtre-Français, mais dont la réunion est loin de constituer un talent consommé. Ces deux qualités sont l’intelligence et le naturel. Cette part est assez belle pour exciter l’envie ; mais il n’est pas permis de croire que l’intelligence et le naturel contiennent l’art dramatique tout entier. Mademoiselle Rachel comprend très bien les rôles de Camille, d’Émilie, d’Hermione, de Monime et d’Aménaïde. Bien des actrices qui sont au théâtre depuis dix ans lisent et récitent ces rôles sans les comprendre, et sans se soucier d’en pénétrer le sens. Mademoiselle Rachel a donc, sur la plupart des actrices du Théâtre-Français, un incontestable avantage. Elle comprend ce qu’elle dit, et le public lui en sait bon gré. Sa voix est naturelle, son geste simple ; quoiqu’elle ait subi les leçons du Conservatoire, il n’y a rien de traditionnel dans ses intonations ni dans sa démarche. C’est là sans doute un autre avantage non moins précieux que l’intelligence : mais il s’en faut de beaucoup que l’intelligence et le naturel de mademoiselle Rachel suffisent à soutenir l’attention, à exciter l’intérêt. Le spectateur a beau être convaincu que cette jeune fille comprend ce qu’elle dit, il a beau approuver le ton de sa diction, il n’est jamais, ou presque jamais, ému. Mademoiselle Rachel ne réussit à exprimer que deux sentiments, le mépris et l’ironie. Aussi rend-elle d’une façon excellente plusieurs parties des rôles d’Émilie et d’Hermione ; mais on ne peut nier que son jeu et sa diction ne soient généralement monotones. Elle semble prendre à cœur de montrer qu’elle comprend jusqu’aux moindres syllabes de son rôle ; et pour arriver à cette démonstration, elle désarticule chaque couplet, elle épluche chaque phrase, elle émiette chaque mot. L’auditoire s’étonne qu’une jeune fille pénètre si bien toutes les pensées de Corneille et de Racine ; il applaudit ces preuves d’intelligence comme des gages de talent ; il va même jusqu’à prononcer le mot de génie, et mademoiselle Rachel s’engage de plus en plus dans la fausse voie, où la retient l’orgueil d’avoir compris. C’est une chose excellente sans doute d’avoir compris jusqu’aux moindres nuances de la pensée du poète ; mais dans l’art dramatique, comme dans une conversation entre gens bien élevés, il est sage, il est souvent nécessaire de ne pas montrer ce qu’on sait. Que mademoiselle Rachel, interrogée sur le sens d’un couplet de Corneille ou de Racine, réponde en récitant les vingt vers du couplet, de façon à montrer que rien ne lui échappe ; qu’elle épelle au lieu de parler, je ne saurais blâmer cet enfantillage ; mais ce qui serait fort bien placé, dans une classe du Conservatoire, est au moins inopportun au Théâtre-Français. En écoutant mademoiselle Rachel, on se demande involontairement si elle doute de l’intelligence de son auditoire, ou si elle veut avoir plus de profondeur que Corneille et Racine, Ou elle croit que l’auditoire ne comprend pas les rôles d’Émilie et d’Hermione ; et dans, ce cas elle enseigne et ne joue pas ; ou elle craint que les vers de Corneille ne nous paraissent indigents, et dans ce cas son aumône est mal placée.

C’est précisément parce que nous estimons fort l’intelligence et le naturel que nous regrettons de voir mademoiselle Rachel employer si maladroitement ces dons si précieux. Qu’elle étudie lorsqu’elle est seule ; qu’elle se demande à chaque vers qu’elle récite, ce que Corneille a voulu dire, rien de mieux ; c’est un travail utile, une inquiétude qui portera ses fruits. Mais une fois entrée en scène, une fois en présence du public, il faut qu’elle oublie l’étude et ne se souvienne que des résultats auxquels l’étude l’a conduite. Si elle ne consent pas à faire deux parts de son intelligence, l’une pour l’étude solitaire, l’autre pour l’expression publique des pensées que l’étude lui a suggérées, elle ne réussira jamais intéresser son auditoire pendant une soirée entière. Elle aura beau prouver surabondamment qu’elle comprend à merveille toutes les parties de son rôle, l’auditoire se lassera bien vite de cette intelligence toujours empressée de se montrer. Pour exciter, pour soutenir l’attention, il est indispensable de ne pas donner à toutes les parties d’un rôle une égale importance. Rendues avec la même vigueur, traduites avec le même relief, les diverses pensées d’un rôle s’obscurcissent mutuellement, et finissent par irriter l’intelligence de l’auditoire. Le sacrifice est aussi nécessaire dans la représentation de la tragédie que dans le paysage. Traités avec une égale importance, les divers plans d’un paysage s’abolissent inévitablement, et le paysage disparaît. Exprimées avec le même accent, les diverses pensées d’un rôle s’entre-détruisent, et fatiguent l’esprit du spectateur au lieu de l’éclairer.

En suivant le conseil que nous lui donnons, en laissant dans l’ombre les pensées secondaires de son rôle, en appelant l’attention sur les pensées principales, sans soucier de montrer à tout propos les limites de son intelligence, mademoiselle Rachel perdra sans doute quelques applaudissements ; mais elle obtiendra l’approbation d’une minorité dont les suffrages finissent par prévaloir tôt ou tard. Elle ne sera plus saluée par des battements de mains à la fin de chaque couplet ; mais elle aura fait un grand pas dans la pratique de son art. Comprendre, vers par vers, syllabe par syllabe, toutes les pensées de Corneille, est un point important, sans doute ; mais attribuer à toutes ces pensées une valeur uniforme, c’est comprendre le poète lui-même d’une manière incomplète. Si mademoiselle Rachel tient à prouver l’étendue de son intelligence, si elle désire nous convaincre de la sagacité de son esprit, il faut qu’elle consente au sacrifice que nous lui demandons. Alors, mais alors seulement, nous croirons qu’elle a pénétré la véritable intention du poète. Tant qu’elle continuera d’épeler les vers de Corneille, au lieu de les dire, nous serons forcé de ne voir en elle qu’une écolière intelligente, et fière de sa pénétration ; nous aurons le droit de nous demander si elle a deviné la pensée générale qui régit toutes ces pensées particulières, si elle connaît le cœur aussi bien que les artères. Pour atteindre le but que nous lui désignons, elle n’a qu’à vouloir, nous l’espérons du moins. Qu’elle veuille donc, qu’elle se résigne à l’étude de l’ensemble, comme elle s’est résignée à l’étude des détails.

Mais lors même que mademoiselle Rachel réussirait à pénétrer, par une étude persévérante, l’esprit général de ses rôles, il lui manquerait encore une faculté précieuse que l’étude est malheureusement impuissante à développer, et surtout à susciter. Mademoiselle Rachel est absolument dépourvue de tendresse. C’est ce qui explique l’éclatant succès obtenu par cette jeune fille dans le rôle d’Émilie et dans la partie ironique du rôle d’Hermione. Émilie, en effet, comme la plupart des héroïnes de Pierre Corneille, ne voit dans l’amour qu’elle inspire qu’un moyen de pousser à la gloire celui à qui elle promet le don de sa beauté ; mais le nom de son amant une fois compromis, elle passe brusquement de l’amour à l’indignation, de l’indignation au mépris. Sa tête seule est prise, son cœur est inoccupé, son amour n’est qu’une exaltation d’intelligence parfaitement étrangère à la tendresse ; aussi mademoiselle Rachel réussit-elle à exprimer l’amour d’Émilie. Quant au rôle d’Hermione, elle n’en comprend, elle n’en sait rendre que la partie ironique. Or, il y a dans ce rôle, tel que l’a conçu Racine, tel qu’il se révèle au lecteur attentif, un fonds de tendresse qui explique la colère d’Hermione, qui dirige toute sa conduite. Supprimez la tendresse d’Hermione, sa colère devient une énigme impénétrable, un effet sans cause. Mademoiselle Rachel ne paraît pas soupçonner qu’il y ait dans le rôle d’Hermione autre chose que de la colère ; et l’auditoire, nous devons l’avouer, semble malheureusement partager son erreur. Cependant nous sommes sûr que notre opinion, sur le rôle d’Hermione, est celle de tous les hommes qui ont pris la peine de lire attentivement la tragédie d’Andromaque. Le cœur, dont Racine savait si bien tous les secrets, le cœur n’est pas oublié dans le rôle d’Hermione ; c’est le cœur qui dicte à l’amante dédaignée des paroles furieuses.

Je n’ai rien à dire de la manière dont mademoiselle Rachel a rendu le rôle de Monime ; car ses admirateurs les plus fervents s’accordent à reconnaître qu’elle ne produit aucun effet dans ce rôle. Monime, j’en conviens, présente de nombreuses difficultés, et ce ne serait pas trop d’un talent du premier ordre, d’une habileté consommée, pour traduire heureusement ce rôle, presque toujours passif. Mais s’il y avait quelque tendresse dans le cœur de mademoiselle Rachel, elle trouverait moyen d’intéresser, d’émouvoir même, en jouant le rôle de Monime. La tendresse lui donnerait de la grâce, sa douleur et son anxiété exciteraient en nous des mouvements sympathiques ; nous prendrions parti pour Xipharès ou pour Mithridate. Au lieu de tendresse, au lieu de grâce, mademoiselle Rachel ne montre dans le rôle de Monime que le mérite très insuffisant d’une diction sage, intelligente, naturelle. C’est son esprit qui nous parle ; son cœur ne nous dit rien.

Arrivée sur le terrain où nous nous sommes engagé, la critique la plus hardie, la plus franche, n’a plus de conseils à donner. L’étude pourra développer chez mademoiselle Rachel les rares facultés dont elle est douée. La jeune fille devenue femme, formée par le spectacle des statues grecques et romaines, par les scènes religieuses et familières représentées sur les vases étrusques, comprendra la nécessité de dissimuler par un ajustement plus savant, par une ordonnance de draperie plus abondante et plus majestueuse, ce qui lui manque du côté de la beauté. Elle dira, mieux encore qu’elle ne les dit aujourd’hui, les vers de Corneille et de Racine, qu’elle comprend si bien. Mais comment arrivera-t-elle à sentir pu à deviner la tendresse ? Comment réussira-t-elle à traduire des sentiments qui semblent si étrangers à sa nature ? C’est à l’avenir, et non à la critique, qu’il appartient de résoudre ces questions.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, mademoiselle Rachel continuait à ne saisir que la partie intellectuelle, et à négliger, ou, ce qui est pis encore, à ne pouvoir pénétrer la partie pathétique de ses rôles, il ne lui serait jamais donné d’imprimer à son jeu l’unité sans laquelle il n’y a pas de talent dramatique. Forcée de composer ses rôles avec le seul secours de son intelligence, résolue à exprimer ce qu’elle n’aurait pas senti, elle n’atteindrait jamais cette beauté idéale qui charme souvent d’une façon plus sûre que la beauté visible.

Ainsi nous pouvons résumer en quelques lignes notre pensée sur la tragédie française et sur mademoiselle Rachel. La réaction récente opérée en faveur de la tragédie n’a rien de menaçant pour les hommes sérieusement résolus à renouveler les formes de la poésie dramatique. Les plus belles œuvres de Corneille et de Racine, malgré leur mérite éminent, ne répondent pas aux besoins de notre temps, et ces besoins demandent à être satisfaits. Quant au secours que mademoiselle Rachel pourra prêter à cette réaction, il sera, il est à présent du moins, fort incomplet ; car si l’intelligence suffit à rendre les rôles de Corneille, il faut pour rendre les rôles de Racine une tendresse que mademoiselle Rachel ne possède pas.

XV. Le Prométhée enchaîné d’Eschyle.

Prométhée s’ouvre par un dialogue animé entre le Pouvoir et Vulcain. Le condamné écoute en silence la description du supplice qui va s’accomplir. Vulcain, malgré l’ordre de Jupiter, hésite à exécuter la cruelle tâche qui lui a été confiée ; chargé d’enchaîner sur un rocher le Dieu téméraire qui a dérobé le feu de l’Olympe et tenté la création d’une nouvelle race humaine, il s’apitoie sur le sort de la victime. Le Pouvoir, assisté de la Force, personnage muet, est là pour surveiller l’exécution de la sentence prononcée par Jupiter, et gourmande Vulcain sur sa faiblesse. Il lui rappelle que son premier devoir est d’obéir au maître souverain des Dieux ; que le plus sûr moyen de plaire au roi de l’Olympe, est une fidélité absolue, empressée au dévouement, et qu’il n’y aura ni gloire, ni récompense pour la fidélité paresseuse. Vulcain qui ne peut se défendre d’une généreuse sympathie pour Prométhée, reçoit, sans murmurer, les reproches et le remontrances du Pouvoir. Il sait bien que la désobéissance ne lui est pas permise, et qu’il essaierait vainement d’adoucir le sort de Prométhée ; mais chacune des souffrances qu’il lui inflige éveille en son cœur un nouveau remords et une nouvelle honte. Pour la première fois il se sent humilié de son rôle subalterne. Jusque-là il s’était résigné à la divine servitude, il lisait dans les yeux de Jupiter ce qu’il devait vouloir, ce qu’il devait faire. En présence de Prométhée, il mesure douloureusement l’espace qui le sépare de la souveraine puissance. Il rougit du rang où il est placé ; il comprend tout ce qu’il y a d’ignoble et de flétrissant dans les fonctions qui lui sont imposées. Bourreau de Prométhée, il sent l’injustice du châtiment. Il s’humilie devant la grandeur qu’il va soumettre aux tortures. Si les larmes n’étaient pas indignes d’un dieu, Vulcain descendrait jusqu’aux larmes. Il demanderait grâce pour Prométhée, il s’agenouillerait devant le trône de l’Olympe, et n’épargnerait ni prières, ni offrandes, pour fléchir la céleste colère. Le Pouvoir s’irrite de plus en plus de la lenteur de Vulcain ; il aiguillonne son courage, comme ferait un laboureur d’un attelage paresseux ; Vulcain se décide enfin à l’accomplissement de sa tâche. Il enchaîne Prométhée sur le rocher, il enfonce dans les mains et dans les pieds du condamné des clous aigus et solides ; il s’assure par les coups multipliés de son marteau que la victime ne pourra s’échapper ; et lorsque l’immobilité de la victime rend témoignage à l’habileté du bourreau, il se retire silencieusement comme s’il devinait qu’il n’a pas le droit de consoler ceux qu’il punit.

C’est là l’exposition de Prométhée. Ce prologue, assurément, ne manque ni d’énergie, ni de majesté. Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser plus loin la terreur tragique, ni surtout d’effrayer plus simplement. Le Pouvoir et Vulcain parlent du supplice qui s’exécute avec une brièveté qui ajoute encore à l’effet de la scène.

Arrivent les nymphes Océanides, attirées par le retentissement du marteau. Elles sommeillaient dans leurs grottes humides ; réveillées en sursaut par ce bruit inaccoutumé, elles accourent toutes tremblantes et ne peuvent comprendre l’horrible spectacle qui s’offre à leurs yeux. Élevées dans la paix et la sérénité, comment devineraient-elles le motif d’un pareil châtiment ? elles pleurent sur la souffrance, mais ne soupçonnent pas la justice dans la douleur. Elles savent qu’il y a au-dessus d’elles, au-dessus de leur père, des divinités plus puissantes, soumises elles-mêmes à la volonté souveraine de Jupiter ; elles savent que le maître de l’Olympe gouverne le monde en fronçant le sourcil ; mais dans leur candeur, elles ne vont pas jusqu’à redouter la cruauté dans la puissance. Pour elles, gouverner, c’est protéger. Elles s’accuseraient d’impiété, si elles croyaient que le sang qui ruisselle sur les membres de Prométhée, ruisselle par l’ordre d’un Dieu. Elles s’approchent timidement du supplicié, et, quand elles ne peuvent plus douter du témoignage de leurs yeux, quand elles ont compté les clous d’airain qui traversent les chairs du héros, leur curiosité discrète hésite encore à interroger la victime de Jupiter. Peu à peu, cependant, elles s’enhardissent et se familiarisent avec la douleur. Elles demandent à Prométhée ce qu’il a fait pour mériter ces cruelles tortures. Sans se plaindre, sans pousser un gémissement, il raconte aux nymphes Océanides comment il a trouvé mauvais le sort de la race humaine, comment il s’est ému de pitié pour la misère des familles. Il avait aidé Jupiter à vaincre les Titans, il lui avait fait de son corps un marchepied pour monter sur le trône de l’Olympe, il avait bien le droit de le conseiller au début de son règne ; il a pensé que l’homme, dans ce nouvel arrangement du monde, pouvait prétendre sans injustice à de plus hautes destinées. Il a réclamé pour ce client de son adoption, une part légitime de puissance et de bonheur. Le roi, qui devait à Prométhée les plus riches perles de sa couronne, a refusé, dans son avarice jalouse, d’entendre la prière de son allié. Loin d’élargir la sphère des facultés humaines, il a tenté d’abaisser encore la condition des peuples. Révolté de cette injustice, Prométhée a dérobé le feu céleste, il s’est enfui avec son précieux larcin et il a partagé aux avides ignorances les divines étincelles. Depuis ce temps tout est changé sur la terre. Les ténèbres se dissipent de jour en jour ; la science, l’industrie et l’espoir ont été révélés à l’homme avec la lumière ; les saisons se métamorphosent au gré de la volonté ingénieuse ; l’hiver et l’été n’ont plus le pouvoir d’engourdir ou d’accabler ; les maladies, indociles jusque-là, sont domptées ; les mystères de la création, dont la grandeur impénétrable affligeait la faiblesse humaine, se rapprochent d’heure en heure de la vue impuissante à les atteindre. L’intelligence, excitée à l’étude par ses triomphes multipliés, mesure l’espace et le temps, interroge le cours des astres, la vertu des plantes, l’instinct des animaux, réduit en esclavage ses plus terribles ennemis et marche à grands pas vers le bonheur. Or, ce bonheur est l’œuvre de Prométhée, et c’est sur lui que Jupiter punit l’agrandissement de la puissance humaine. Divinité bienfaisante et dévouée, le vainqueur des Titans est châtié parce qu’il a secouru. Il a demandé justice, et ne pouvant l’obtenir, il a réalisé son vœu par ses mains ; il a livré à l’homme le secret de l’industrie et de l’espérance, et il expie dans les tortures sanglantes son indiscrète générosité. Voilà ce qu’il a fait pour mériter les chaînes et les clous qui le retiennent. Il ne se plaint pas, car il sent que son supplice finira ; il ne souhaite pas la mort, car il est immortel ; il se résigne et il attend ; il se propose en exemple aux bienfaiteurs à venir. Les nymphes Océanides gémissent et se lamentent, et Prométhée ne répond à leurs larmes que par des paroles d’espérance et de courage.

L’Océan sort de son lit, et accourt sur les traces de ses filles. Il ne s’étonne pas du supplice de Prométhée ; il connaît le crime du condamné et il se garde bien de l’indiquer. Dans la pensée d’Eschyle, l’Océan représente la lâcheté bienheureuse ; il n’approuve et ne glorifie que la puissance bien assise. Pour lui le droit n’est pas. Le succès légitime toutes les volontés. Si Jupiter eût été vaincu, l’Océan eût obéi aux vainqueurs de Jupiter ; il aurait plié le genou devant le trône, sans se demander à qui ce trône appartenait ; il est né pour l’obéissance et il obéit ; il ne s’inquiète pas de la légitimité du maître. Jupiter est le roi des Dieux, gloire à Jupiter ; si Jupiter est renversé, honte à Jupiter. Par un retour involontaire sur lui-même, l’Océan est naturellement amené à souhaiter l’universel établissement de l’obéissance ; il ne peut voir la révolte sans frémir et sans trembler. Pourquoi Prométhée a-t-il essayé de lutter contre la volonté souveraine ? À quoi lui a servi cette folie audacieuse ? S’il est condamné, c’est justement ; pourquoi troubler l’ordre du monde ? Jupiter n’est-il pas la suprême sagesse, puisqu’il est la suprême puissance ? mais toutes les colères s’apaisent dans le châtiment ; tous les orgueils s’apprivoisent devant la soumission. Que Prométhée se soumette et se repente, et Jupiter se laissera fléchir. Que le dieu rebelle confesse sa faute, et le dieu vengeur ne se refusera pas à la clémence. Que Jupiter ait usé ou abusé de son droit, peu importe, il est le maître et dispose à son gré de tous les éléments ; l’esclave révolté qui discute les œuvres du maître avant de les accomplir, homme ou dieu, attire sur sa tête un châtiment exemplaire. L’Océan, dans sa prudence, ne commettrait pas une faute si dangereuse ; il connaît trop bien le bonheur de la docilité ; mais si, par étourderie, il avait omis quelqu’un des devoirs qui lui sont prescrits, il rachèterait par une prompte soumission l’injure faite à la discipline. C’est pourquoi il conseille à Prométhée de rentrer en lui-même et de s’humilier. Le roi des Dieux n’est pas inexorable ; offensé dans sa majesté, il ne pouvait pas s’interdire la vengeance ; mais il mesure le supplice à la faute, il pèse dans une équitable balance le repentir et la douleur du coupable ; il sera désarmé par la prière et il pardonnera. Prométhée écoute les conseils de l’Océan avec une longanimité remarquable. Il feint de croire que l’avocat de Jupiter parle au nom de la justice et de la vérité ; il prête une oreille attentive à cette harangue tremblante, et il ne se permet pas le malin plaisir de répliquer : vous avez raison, car vous êtes lâche. D’un seul mot, il fermerait la bouche de ce conseiller maladroit, mais il aime mieux l’entendre sans le confondre ; et quand l’Océan lui offre son intervention auprès du maître des Dieux, quand il se propose comme ambassadeur, et promet de négocier la grâce du condamné, Prométhée se contente de le remercier et de lui dire que sa bienveillance est inutile, et que Jupiter lui-même sera forcé de céder.

L’Océan se retire et les nymphes Océanides n’osent plus interroger Prométhée. À ce moment, un nouveau personnage paraît sur la scène, Io, fille d’Inachus, demi-femme demi-génisse. Poursuivie par Jupiter, elle a résisté ; mais la jalousie de Junon ne s’est pas fiée à la pudeur chancelante d’une mortelle. Pour mieux défendre la fille d’Inachus contre les assauts amoureux du maître des Dieux, elle l’a métamorphosée ; et depuis ce temps, cette rivale, désormais impuissante, est condamnée à parcourir le monde. Dans ses bonds impétueux, elle franchit les fleuves et les montagnes, et lorsqu’elle rencontre Prométhée, elle ne prévoit pas encore le terme de ses courses vagabondes.

Elle veut savoir pourquoi il est enchaîné ; mais lui, au lieu de répondre à celle curiosité empressée, la nomme par son nom et lui parle de ses fatales amours. Comment ce secret est-il venu jusqu’à lui ? l’a-t-il appris de Jupiter lui-même ? Il n’est jamais venu chez Inachus, et ce n’est qu’à son père qu’elle a révélé les songes menaçants de ses nuits virginales. C’est au seul Inachus qu’elle a dit les images libidineuses qui assiégeaient sa couche. C’est lui qui, après avoir consulté l’oracle, s’est décidé à chasser sa fille pour éviter la colère de Junon. Frappée de stupeur, Io oublie le supplice de Prométhée pour ne plus songer qu’à elle-même. Cette bouche divine, car quel autre qu’un dieu connaît les malheurs de la fille d’Inachus, ne pourra-t-elle lui prédire ce que Junon lui réserve encore ? Les nymphes Océanides se joignent à elle pour implorer la clairvoyance de Prométhée. La destinée d’Io, si terrible dans le passé, sera-t-elle moins terrible dans l’avenir ? Expiera-t-elle par des tourments sans fin une faute qui n’est pas la sienne ? Lui sera-t-il permis de retrouver sa beauté ? Sera-t-elle punie éternellement pour les désirs d’un dieu dont elle a repoussé les caresses ? Que deviendra la vertu si elle est châtiée comme l’impudeur ? Prométhée se rend à leurs prières et prophétise à la fille d’Inachus toutes les épreuves qui lui sont réservées. Après avoir traversé des plaines sans nombre et la mer qui portera son nom, elle abordera sur les rives du Nil. Là, fécondée par le seul toucher de Jupiter, elle reprendra sa première forme et donnera le jour à Épaphus. D’Épaphus naîtront plusieurs générations et enfin Ægyptus et Danaüs ; les cinquante fils d’Ægyptus brûleront pour les cinquante filles de Danaüs d’une flamme incestueuse. Les filles de Danaüs s’enfuiront sur des vaisseaux fidèles et iront demander asile à Pélasgus, roi d’Argos ; mais ce roi ne pourra les défendre contre les fils d’Ægyptusv ; elles seront forcées d’accepter pour époux ceux qu’elles avaient d’abord repoussés. Par le conseil de leur père, elles égorgeront dans leur premier sommeil les compagnons de leur couche ; la seule Hypermnestre sauvera la vie de son époux. Telle est la destinée qui attend la fille d’Inachus et les générations qui lui devront le jour. Chacun de ces malheurs est inscrit sur le livre du Destin ; Jupiter lui-même ne pourrait le prévenir ; car s’il est le plus puissant des Dieux, il n’est pas dispensé d’obéir au Destin. Qu’Io se résigne et suive la route tracée par la main jalouse de Junon ; qu’elle n’essaie pas de se dérober au laborieux pèlerinage dont elle sait le terme et la durée. La résistance est inutile et ne servirait qu’à irriter la reine de l’Olympe.

Rassurées sur le sort de la fille d’Inachus, les nymphes Océanides interrogent, de nouveau, Prométhée sur la destinée qui se prépare pour lui-même. Puisqu’il prédit avec tant de précision l’avenir des peuples, sans doute il n’ignore pas son avenir personnel. À cette question il refuse de répondre. Il ne lui est pas permis de révéler ce qu’il prévoit pour lui-même. Il sera délivré, il est sûr de rentrer dans sa liberté ; son supplice, quoi que fasse Jupiter, n’aura qu’une durée limitée ; mais il sera sauvé par des moyens ignorés de l’Olympe entier. Nul d’entre eux, pas même le Dieu souverain, ne connaît comment s’accomplira la délivrance de Prométhée. Ses chaînes seront brisées par un hymen mystérieux ; quel est cet hymen ? quelle sera la fiancée ? Prométhée lit clairement dans la nuit de cette énigme impénétrable. Mais le courage et la fierté qui ne l’abandonneront jamais ne lui conseillent pas de profaner, par une révélation imprudente, un événement qui n’appartient qu’au seul Destin.

Io part pour obéir à la colère de Junon. Prométhée reste seul ; les nymphes Océanides s’éloignent sans quitter la scène, pour ne pas troubler sa douleur. Jupiter a tout entendu ; il envoie Mercure pour savoir ce que signifient les espérances de Prométhée. Il est assis solidement sur son trône : tout est paisible et soumis dans le ciel et sur la terre. Les Titans sont enfouis profondément et ne peuvent se relever. La race humaine, agenouillée dans les temples, adore les images divines. Les Dieux, disciplinés comme un troupeau imbécile, ne songent pas à fuir le berger qui les conduit ; ils vont où il lui plaît qu’ils aillent. Mais comme tous les rois qui entendent au fond de leur conscience le reproche d’ingratitude, Jupiter ne pardonne pas les menaces. Il tremble de voir se lever contre lui les bras qui l’ont secouru et qui ont élevé le trône où il est monté. Il a beau jeter les yeux autour de lui et contempler la respectueuse hiérarchie de l’Olympe, ce spectacle imposant ne suffit pas à le rassurer. Prométhée, tout enchaîné qu’il est, n’est pas un ennemi à dédaigner ; il sait de terribles secrets, il connaît la retraite des Dieux dépossédés. Voudrait-il les rappeler ? Mercure, à la bouche persuasive, obtiendra du Dieu rebelle la révélation de ses espérances ; que si, contre l’attente du maître qui l’envoie, il échouait dans sa négociation ; eh bien ! qu’il menace, qu’il effraie, qu’il épouvante, qu’il déroule à la pensée tremblante du supplicié des tortures plus terribles cent fois que celles qu’il supporte avec un inflexible courage. Si Prométhée résiste même à la menace, plus de grâce pour lui, il sera broyé par la colère de Jupiter.

Mercure essaie en effet de surprendre le secret de Prométhée. Il ne promet pas, comme l’Océan, d’intercéder pour le coupable. Il connaît trop bien son interlocuteur pour hasarder auprès de lui une pensée aussi maladroite. Il se renferme dans la lettre de sa mission et ne prend rien sur lui-même. Il vient de la part de Jupiter, il parle au nom du maître de l’Olympe et ne cherche pas à dissimuler la sévérité du roi qu’il représente. Son rôle n’est pas de tenter une conciliation menteuse, c’est d’annoncer à un ennemi enchaîné des supplices nouveaux, pour lui arracher un secret précieux ; ce rôle, il le remplit dignement, avec un laconisme impérieux ; il allègue sans cesse la volonté de Jupiter comme un argument sans réplique. Serviteur dévoué du trône au pied duquel il s’assoit, il ne conseille pas l’obéissance par faiblesse ou par bonté ; non, il ignore ces puérilités misérables ; il commande le respect et la soumission, parce qu’il est le messager de son maître. Il ne s’épuise pas en conjectures pour deviner la raison des ordres qu’il signifie.

Prométhée écoute la voix de Mercure, comme il écoutait tout à l’heure la voix de l’Océan. Il dédaignait les conseils, il dédaigne les menaces avec la même fierté. Il rappelle à Mercure ce qu’il a fait pour Jupiter. Il n’essaie pas d’infliger la honte à ce valet insultant ; car ce serait une tentative inutile. Sûr de lui-même et de son courage, il entend sans frémir les paroles furieuses qu’il avait prévues, et qui ne peuvent l’étonner. Quand il a tenté pour la race humaine le larcin qu’il expie dans les tortures, il n’ignorait pas le châtiment qui l’attendait. Il ne s’est pas aventuré à l’étourdie. Ce qu’il avait résolu, il l’a fait ; mais il savait à quelles conditions s’accomplirait sa volonté. Depuis que Vulcain a cloué ses membres sur un rocher immobile, il a médité sur le châtiment qu’il subit et sur sa future délivrance. Quoiqu’il arrive, il ne sera jamais pris au dépourvu. Quand il a engagé avec Jupiter la lutte terrible où il a succombé, il n’espérait pas débuter par la victoire. Il s’était résigné d’avance à la défaite, car il savait que sa défaite serait féconde, et que son sang, comme une rosée toute-puissante, épanouirait le germe déposé dans le sein des générations.

Prométhée ne s’appartient pas ; il ne peut disposer de lui-même. Il appartient à la tâche qu’il a comprise et qu’il a commencée. S’il fléchissait sous la menace de Jupiter, non seulement il serait déshonoré, mais son déshonneur même lui serait inutile. S’il descendait jusqu’à la prière, s’il dépouillait sa fierté, son humiliation ne désarmerait pas la colère de son ennemi. Instrument inévitable et dévoué d’une pensée qu’il accomplit, il ne lui est pas donné de se dérober à son œuvre. Il faut qu’il marche dans la voie qu’il a ouverte et il ne s’arrêtera qu’après avoir touché le but. Le but, quel est-il ? Est-ce le renversement des nouveaux Dieux, ou l’émancipation intellectuelle de la race humaine ? Est-ce la vertu des peuples fondée sur la justice des Dieux ? Prométhée sait où il va ; mais il lui est ordonné de ne pas révéler sa route, il se sacrifie sans nommer la cause pour laquelle son sang coule à flots.

Il était donc facile de prévoir que les menaces de Mercure seraient inutiles, et ne fléchiraient pas Prométhée. La terre tremble, les nymphes Océanides s’enfuient effrayées, la foudre éclate et Prométhée disparaît sous les ruines du rocher où il était enchaîné.

J’ai tâché de mettre en relief les différents moments de cette imposante tragédie, et je crois n’avoir rien omis d’important. Bien qu’Eschyle ne connût pas les divisions artificielles de nos théâtres, et que ses ouvrages ne soient coupés ni par actes, ni par scènes, il est facile de saisir dans Prométhée l’exposition, le nœud et le dénouement. On pourrait, sans injustice, ne voir dans cette tragédie qu’une ode immense, ou une gigantesque élégie ; car les personnages qui se succèdent ne concourent pas à l’achèvement d’une action bien vive. Pour moi, tout en reconnaissant le caractère éminemment lyrique de cet ouvrage, je ne balance pas à proclamer, en même temps, la valeur dramatique de Prométhée. Rien, je le sais, dans cette tragédie ne ressemble à nos habitudes littéraires. Le héros semble se complaire sans relâche dans son majestueux monologue. Les interlocuteurs ne sont là que pour ranimer sa verve, si elle venait à sommeiller. Mais, qu’on y prenne garde, la pensée qui domine cet ouvrage satisfait aux conditions suprêmes de la poésie dramatique.

Voici comme je conçois et comme j’explique la marche de la tragédie. D’abord le châtiment, et, comme caractère distinctif, le dialogue de Vulcain et du Pouvoir ; les nymphes Océanides qui expriment, par leurs chants lugubres, la sympathie inspirée par Prométhée ; les conseils efféminés de l’Océan qui dessinent plus nettement la grandeur et le dévouement du héros ; la prophétie adressée à la fille d’Inachus, et qui, en dévoilant les coupables amours de Jupiter, prépare l’auditoire à ce que Prométhée va dire de lui-même ; et enfin, comme dernier épisode de ce mystérieux sacrifice, les menaces impuissantes de Mercure et la résignation du héros foudroyé.

Certes dans l’ordre des idées pures, il ne manque rien à cette tragédie. La douleur, le plaisir, le conseil, la prophétie et la résignation se déduisent et s’engendrent avec un ordre logique et irréprochable.

XVI. La poésie et la critique en 1852.

Je veux essayer de caractériser en quelques pages la physionomie générale de notre littérature. Je ne me dissimule pas les difficultés d’une pareille tâche. Aussi m’efforcerai-je de la circonscrire dans des limites bien précises. Bien que la littérature, envisagée dans sa formule la plus vraie, comprenne la philosophie et l’histoire aussi bien que la poésie, je réduirai ma tâche à cette troisième et dernière partie de la littérature. Je sais que la réalité ou l’histoire sert de point de départ à la vérité, c’est-à-dire à la philosophie, je sais que l’histoire et la philosophie sont les deux fondements de toute poésie vraiment digne de ce nom ; mais il faudrait, pour éprouver par une critique sévère les trois formes de la pensée humaine, trop de temps et d’espace, et pourvu que j’arrive à dire, sur le tiers seulement de cette matière, quelque chose d’évident et de salutaire, je n’aurai pas perdu ma peine.

Nous sommes maintenant entrés dans la seconde moitié du siècle ; nous pouvons comparer les œuvres aux promesses. La postérité sera sans doute plus sévère que nous, car elle aura devant elle des points de comparaison plus nombreux. Dans dix ans, la vérité d’aujourd’hui ne sera plus qu’une vérité incomplète. Cependant il nous est donné, dès aujourd’hui, d’estimer l’esprit littéraire de notre temps. La première moitié du siècle auquel nous appartenons se divise en effet en trois parties bien distinctes, dont chacune a produit ses théories et ses œuvres. L’époque consulaire et impériale a cru de bonne foi ressusciter et continuer le siècle de Louis XIV, qu’elle ne comprenait pas. Elle a cru, dans l’ode, dans la tragédie, se rattacher à l’antiquité, qu’elle n’étudiait pas, en préconisant, comme le dernier mot de la pensée humaine, le xviie  siècle de la France, qu’elle n’avait pas étudié davantage. C’était de sa part une méprise singulière, qui, à distance, se comprend difficilement, mais qui s’explique d’elle-même dès que l’on consent à pénétrer dans les événements d’un intérêt public, au lieu de s’en tenir aux œuvres d’un intérêt purement littéraire ; c’est la seule manière d’interpréter l’opinion de l’époque impériale sur elle-même. Témoins des grandes choses accomplies chaque jour, les poètes de cette époque croyaient naïvement continuer Corneille, parce qu’ils lui empruntaient de temps en temps quelques hémistiches : ils semaient d’allusions sans nombre leurs œuvres lyriques et dramatiques, et se persuadaient qu’en faussant l’histoire, ils accomplissaient un devoir patriotique. Le présent leur paraissait si grand, qu’ils ne croyaient pas faire injure au passé, en y cherchant un miroir pour hier et pour aujourd’hui. Quel que soit donc le jugement que nous portions sur la littérature impériale, nous sommes forcé de reconnaître que le bruit des événements a troublé à cette époque l’intelligence littéraire de la France.

La restauration, revenue avec la prétention de ressusciter le passé, a produit en littérature des théories bien différentes des théories impériales. Tandis que la monarchie parlait chaque jour des traditions de saint Louis, d’Henri IV, et de Louis XIV, la poésie cherchait en Angleterre, en Allemagne, les modèles qu’elle voulait s’efforcer de reproduire. La grande tâche était la déification du moyen âge, et, pour l’accomplissement de cette tâche, elle s’adressait à tous les coins de l’Europe. Les noms de Calderon et d’Alighieri étaient prononcés, moins haut pourtant que ceux de Shakespeare et de Goethe. Quant au Romancero, on en parlait à voix basse, comme du livre des livres, et ceux qui prétendent y avoir puisé ont prouvé surabondamment qu’ils ne le connaissaient guère. Les œuvres poétiques de la restauration laisseront sans doute une trace profonde dans l’histoire littéraire de notre pays. Toutefois l’importance de ces œuvres, envisagée d’une manière générale, tient plutôt au maniement du langage, à l’assouplissement du mètre, qu’à la nature même des pensées exprimées. Il demeure bien entendu que cette formule n’enserre ni Lamartine, ni Béranger, les deux pôles de notre poésie lyrique sous la restauration.

Durant les dix-huit années qui suivirent la restauration, l’apothéose du moyen âge avait beaucoup perdu de son importance, et pourtant la poésie s’obstinait dans les mêmes errements. Il ne s’agissait plus de restaurer saint Louis ou Charlemagne, mais le mouvement était donné, et la doctrine vivait, bien que le but de la doctrine eût été emporté dans la tempête. Plus tard, l’apothéose du moyen âge tomba en désuétude ; aussi le règne de Louis-Philippe doit-il être envisagé, littérairement parlant, comme l’application indéfinie de toutes les doctrines. Je ne vois pas, dans le passé, une théorie acceptée comme souverainement salutaire et puissante, qui n’ait trouvé sa place et son rôle dans le mouvement intellectuel de ce temps-là. À côté des drames qui prétendaient ressusciter et glorifier le moyen âge, nous avons vu les romans qui annonçaient la société future. Un talent du premier ordre s’est chargé de cette prophétie, et j’ai trop souvent parlé de ces romans pour avoir à m’en occuper aujourd’hui.

J’aborderai successivement toutes les formes de l’imagination dans l’ordre littéraire, je les interrogerai pour savoir ce qu’elles signifient aujourd’hui, et, après avoir épuisé cette série de questions, je comparerai les œuvres aux besoins de l’esprit public. Chemin faisant, si je me trompe, rien ne sera plus facile que de signaler mes bévues, car la méthode que je me propose de suivre permet de me prendre, à chaque pas, en flagrant délit d’ignorance ou de présomption.

Qu’est-ce aujourd’hui que le roman ? Je ne parle pas, bien entendu, des esprits qui poursuivent leur route solitaire sans tenir compte des doctrines qui se propagent et s’appliquent autour d’eux ; je parle du roman pris dans son ensemble, c’est-à-dire d’une industrie qui peut lutter d’importance avec Sheffield, Birmingham ou Manchester. Elbeuf et Louviers, si vantés pour leurs habitudes laborieuses, sont des villes indolentes, si l’on compare leur industrie à l’industrie du roman, usine formidable dont les hauts-fourneaux sont établis à Paris. Autrefois le roman se proposait naïvement l’analyse des passions et des caractères. Il saisissait dans le mouvement de la vie ordinaire une action très simple, souvent même d’apparence insignifiante, et comptait sur l’étude du cœur pour intéresser les esprits délicats. C’était là, je puis le dire, l’âge d’or du roman. Depuis madame de Lafayette jusqu’à madame de Souza, nous possédons une suite de récits dont le sujet pris en lui-même ne promet certes pas merveilles, et qui cependant intéressaient notre jeunesse et charment encore notre maturité. À quelle cause faut-il rapporter la puissance de ces récits ? Est-ce à la nouveauté des incidents, à l’éclat inattendu des images, à la grandeur terrible des passions ? Mon Dieu, non. Il semble qu’on ne puisse rien rêver de plus vulgaire. Charles et Marie, Adèle de Sénange, Eugène de Rothelin, ressemblent tellement à la vie de chaque jour, que chacun de nous pourrait se croire capable de les écrire. C’est, toute proportion gardée, l’histoire des Fables de La Fontaine. Que de lecteurs s’étonnent sérieusement de l’admiration prodiguée au bonhomme et croient pouvoir en faire autant ! Assurément je ne prétends pas donner madame de Souza comme la limite suprême du roman. Si je rappelle son nom, c’est parce qu’il me sert à baptiser un genre de narration vif, spontané, puisé dans les entrailles mêmes de la nature humaine. Dans les trois petits livres que je viens de citer, il n’y a pas une page qui révèle un effort, si faible qu’il soit. On sent à chaque ligne une âme richement douée qui raconte dans une langue élégante, mais sans travail, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti. L’auteur respire à l’aise, et le lecteur le suit sans fatigue et sans inquiétude. C’est là sans doute un heureux privilège ; comptez les écrivains de notre temps qui méritent un pareil éloge.

Le mérite capital de ces petites compositions, que j’appelle petites pour me conformer à l’usage reçu, c’est la sobriété. L’auteur ne se croit jamais obligé de parler lorsqu’il n’a plus rien à dire. Dès qu’il a montré toutes les faces de sa pensée, dès qu’il a épuisé l’analyse des passions qu’il avait choisies, il s’arrête, certain d’avoir accompli sa tâche, et ne s’épuise pas à rassembler des paroles sonores pour des idées absentes. Ce mérite si banal, qui amène le sourire sur les lèvres des écrivains industrieux, est pourtant la clé de bien des renommées. Pour durer, pour signifier quelque chose, il ne s’agit pas seulement d’offrir au public, sous une forme précise, des pensées de quelque valeur ; il faut encore s’abstenir de parler quand on n’a rien à dire. Il est impossible de calculer les bénéfices du silence. Le public ne vous tient pas compte seulement des paroles sensées que vous avez signées, mais des paroles vides que vous n’avez pas dites. Aujourd’hui tout est changé, sinon dans l’opinion, du moins dans la pratique du métier, car je ne saurais donner le nom d’art à la fabrication des romans dont les journaux sont inondés depuis vingt ans. Les paroles vides et inutiles ne sont plus considérées comme une sottise ; la sobriété seule passe pour une niaiserie. Parler quand on a quelque chose à dire, le beau mérite vraiment ! Mais parler sans avoir rien à dire, à la bonne heure, voilà qui décèle un vrai génie. Le triomphe du métier, c’est de bâtir vingt volumes, et même trente s’il le faut, sur un sujet que nos aïeux plus modestes auraient essayé de traiter en quelques centaines de pages. L’industrie littéraire, une fois en possession d’une idée quelconque, vieille ou nouvelle, indigente ou opulente, ne l’abandonne qu’après l’avoir fait passer entre tous les cylindres de l’usine. Dès qu’elle a résolu de trouver dans un morceau de gueuse cinquante mètres de tôle, il est inévitable que sa volonté s’accomplisse, et sa volonté s’accomplit.

Pour substituer à l’art le métier, il était nécessaire de changer les conditions fondamentales, les conditions élémentaires du roman. Et en effet ceux qui aiment, ou prétendent aimer aujourd’hui cette forme littéraire, n’ont pas hésité à déplacer le but en quittant la route battue. Il ne s’agit plus maintenant de l’analyse des passions, tâche vulgaire, digne tout au plus des esprits mesquins qui nous ont précédés : il s’agit d’émouvoir, d’amuser à tout prix. Pourvu que le lecteur tourne la page avec curiosité, avec épouvante, l’esprit le plus exigeant ne peut demander rien de plus. La vraisemblance, la simplicité, l’intérêt fondé sur l’étude du cœur, sont mis au rang des banalités, et confondus avec les vieilles modes. Rappeler ces préceptes vulgaires, autant vaudrait prêcher l’usage des paniers, des mouches et des talons rouges. Aussi me garderai-je bien de m’exposer au persiflage des beaux esprits industrieux. Je n’attaque pas le nombre et la hardiesse de leurs entreprises, je me borne à définir leur méthode. Si je réussis, comme je l’espère, à démonter pièce à pièce tous les rouages de leur machine, je laisserai au public le soin de tirer la conclusion.

L’industrie du roman, pour développer sur une plus vaste échelle toute la variété de ses ressources, se garde bien de choisir dans la vie d’un homme un épisode pathétique et d’interroger les mouvements de son âme pendant cette épreuve. Fi donc ! ce serait procéder comme Jean-Jacques Rousseau, comme madame de Staël ; ce serait recommencer la Nouvelle Héloïse et Delphine, ce serait nous ramener à l’enfance du roman. Prendre dans la vie d’un homme un épisode unique et tirer de ce thème une série de pensées, tour à tour attendrissantes ou sombres, est une tâche qui peut séduire encore quelques esprits mesquins, quelques esprits attardés, mais que les esprits vraiment actifs dédaignent à bon droit. Pourquoi Fulton et Watt, qui ont opéré une révolution dans la navigation et dans la filature, ne trouveraient-ils pas des imitateurs et des émules dans l’industrie littéraire ? Encore un peu de patience, et nous assisterons à ces prodiges. Le moment n’est pas loin où l’on trouvera une machine pour inventer le dialogue et le récit, aussi précise, aussi fidèle que la machine à calculer. En attendant que cette prophétie s’accomplisse, il faut nous contenter des produits qu’envoie au marché l’industrie du roman privée du secours de la mécanique. Si ce n’est pas une étude bien intéressante, c’est du moins une étude utile, car elle nous montre jusqu’où l’industrie peut ravaler la pensée. On s’est beaucoup moqué des romans de La Calprenède et de mademoiselle de Scudéry, et l’on a eu raison, car ces interminables récits sont parfaitement ennuyeux. Cependant la pensée qui les a dictés, bien que fausse, est beaucoup plus élevée que la pensée qui enfante chaque jour sous nos yeux des récits moins fastidieux pour la foule, mais tout aussi nauséabonds pour les esprits délicats. La Calprenède et mademoiselle de Scudéry travestissaient l’antiquité, bévue que je ne songe pas à justifier ; mais du moins, dans ce cadre d’antiquité travestie, ils plaçaient l’étude du cœur. Que cette étude manquât de simplicité, de franchise, qu’elle fût pleine d’afféterie et parfois d’obscurité, je n’essaierai pas de le nier ; ce que je tiens à établir, ce qui demeure évident pour tous les hommes attentifs, c’est que les romans sans fin, les romans justement condamnés du xviie  siècle, étaient animés de sentiments plus généreux que les romans fabriqués par l’industrie moderne. Je ne veux pas défendre Caton galant et Brutus dameret, mais je trouve que Caton, même galant, mérite autant de sympathie que tous les sacripants et toutes les filles perdues dont se composent la plupart des romans publiés hier, et qui sans doute seront oubliés demain. C’est un arrêt équitable contre lequel je ne réclamerai pas. Les illustres faiseurs d’aujourd’hui iront bientôt rejoindre dans la poussière et l’oubli le Cyrus et la Clélie.

Pour apprécier dignement le plan de ces œuvres informes, il faut commencer par se bien pénétrer d’une vérité qui a l’air d’un paradoxe, et qui cependant peut être victorieusement contrôlée : ceux qui dirigent les grandes usines de cette industrie nouvelle n’ont jamais conçu, jamais cherché de plan ; c’est une routine vulgaire qu’ils abandonnent aux petits esprits. Marquer d’avance le but qu’on veut toucher, prévoir et tracer la route qu’on suivra, n’est-ce pas tout simplement se défier de son génie ? la prévoyance est une lisière ; il n’y a qu’un dieu pour les imaginations vraiment fécondes, et ce dieu s’appelle le hasard. À quoi bon savoir ce qu’on dira ? Les hommes voués au métier d’écrivain, animés d’une légitime confiance dans leurs forces, d’une confiance non moins légitime dans la sympathie et surtout dans le désœuvrement du lecteur, ne doivent-ils pas marcher sans inquiétude vers un but inconnu ? Ce but, quel qu’il soit, ils sont sûrs de l’atteindre. Ils ne vont nulle part, et pourtant leur allure délibérée semble indiquer un projet bien arrêté : c’en est assez pour que le lecteur les suive ; que faut-il de plus ? Pour ceux qui trouvent dans le désœuvrement leurs plus chères délices, de tels récits sont tout bonnement une manière de tromper l’ennui, sinon de le chasser, et ce n’est pas à cette classe d’esprits que je m’adresse, car les plus solides arguments viennent s’émousser contre l’indolence et l’oisiveté ; mais, pour ceux qui connaissent le charme de l’étude et de la méditation, c’est une nourriture insipide, un fruit sans saveur qu’ils rejettent avec dégoût : autant vaudrait mordre dans la cendre.

Les sceptiques répondent : Pourquoi blâmer ce qui amuse ? pourquoi juger au nom d’une théorie littéraire des ouvrages conçus dans le mépris de toute théorie ? à quoi bon semer vos paroles au vent ? Cette objection ne me réduit pas au silence. Cette rage d’amusement qui s’est emparée des lecteurs mène tout droit à l’énervement de l’intelligence. En substituant la curiosité à l’attendrissement, en demandant chaque jour des incidents, vrais ou faux, mais nouveaux à tout prix, la foule perd à son insu ses plus précieuses facultés : elle arrive à ne plus distinguer la noblesse de la trivialité, l’ardeur du sang de la générosité des sentiments, peu à peu elle devient incapable d’émotion poétique ; son âme s’engourdit et se déprave, comme le palais d’un homme qui abuserait des épices et des spiritueux. La nourriture la plus saine, le fruit le plus excellent lui paraît sans saveur. Qu’on me dise sur tous les tons que je prêche dans le désert, je persiste à croire qu’il est bon de toucher du doigt, de sonder la plaie littéraire de notre temps, et de prédire ici les ravages prochains de cette plaie. L’industrie du roman, après avoir énervé l’intelligence de la foule, finira par détruire les derniers vestiges du sens esthétique. Rassasiée de cette nourriture grossière, la multitude perdrait bientôt la notion du beau et du laid, comme elle perd dans l’ivresse la notion du juste et de l’injuste, si une voix ne s’élevait pas pour lui signaler le bourbier où elle va tomber.

Du roman passons au théâtre ; reportons-nous à la préface de Cromwell, écrite en 1827. Quelles magnifiques promesses ! quel splendide programme ! Jamais réforme ne s’annonça plus hardiment, jamais novateur ne témoigna plus de confiance en lui-même. Estimons, d’après cette préface, les œuvres accomplies depuis vingt-cinq ans ; quel désappointement, quelle déception ! On nous promettait la vérité historique et la vérité humaine, ni plus ni moins. Après avoir condamné, en quelques lignes, la poésie dramatique de la France au xviie  siècle comme fondée sur la convention, on se faisait fort de recommencer Shakespeare sans le rappeler. N’eût-il tenu que la moitié de sa promesse, l’auteur était sûr de conquérir notre sympathie et nos applaudissements ; mais il a pleinement sacrifié la vérité humaine sans essayer d’aborder la vérité historique. Il avait reproché au xviie  siècle de la France d’avoir travesti l’antiquité, et sans doute il y a dans ce reproche quelque chose de vrai. Il oubliait que le xviie  siècle, tout en négligeant la vérité locale et historique, avait toujours respecté la vérité humaine ; que, s’il avait fait bon marché des temps et des lieux, il n’avait jamais traité avec dédain l’analyse des passions. Or, c’est, par leur respect profond pour la partie philosophique de la poésie, que les écrivains de cette époque laborieuse ont mérité une place si importante dans notre histoire littéraire. Aujourd’hui que toutes les luttes sont apaisées depuis longtemps, nous pouvons discuter cette question avec une entière impartialité : la justice ne coûte rien à personne, car les partis qui divisaient la littérature en deux camps ne sont plus maintenant que de purs souvenirs. Eh bien ! je le demande à tous les hommes de bonne foi, à tous ceux, bien entendu, qui ont étudié l’histoire : y a-t-il, dans la série dramatique qui commence à Cromwell et finit aux Burgraves, une seule composition où l’histoire soit respectée ? Je n’ai pas besoin d’écrire la réponse. Le poète s’est adressé tour à tour à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre ; il a feuilleté les annales de l’Europe pour y chercher un thème capable d’échauffer son imagination. Charles-Quint et François Ier, tels qu’il nous les montre, appartiennent-ils à l’histoire ? Est-ce que Marie Tudor et Lucrèce Borgia, telles qu’il les a mises en scène, ressemblent aux types consacrés par la tradition ? Est-ce que Louis XIII et Richelieu se reconnaîtraient dans les portraits qu’il a baptisés de leurs noms ? Est-ce que les seigneurs féodaux de la vieille Allemagne comprendraient la langue des Burgraves ? Pour ma part, je ne le crois pas. L’auteur se vante en mainte occasion d’avoir étudié l’histoire, d’avoir sondé le passé dans toute sa profondeur, de le connaître couche par couche, comme les géologues connaissent, dans certaines limites, la terre que nous habitons. Une pareille prétention ne soutient pas l’examen ; il est évident que ses études n’ont pas dépassé la partie anecdotique de l’histoire, et, quand je dis la partie anecdotique, je vais trop loin, car l’anecdote, réveillant la curiosité, mènerait directement à l’intelligence des faits généraux, et l’auteur se contente volontiers de la forme des manteaux et des bahuts. L’homme paraît l’intéresser médiocrement ; ce qu’il lui importe de connaître, ce qu’il lui importe de montrer, c’est la coupe d’un pourpoint ou le chapiteau d’une colonne. Il se croirait coupable s’il confondait un chapiteau gothique avec un chapiteau roman, et ne songe pourtant pas à étudier le siècle où se meuvent ses personnages. C’est comprendre étrangement, on en conviendra, les devoirs du poète dramatique.

Ainsi la réforme si pompeusement annoncée en 1827 n’a pas ouvert le théâtre à l’histoire, comme elle l’avait promis. En proscrivant la tragédie et la comédie comme deux moules trop étroits où la pensée ne pouvait se mouvoir, en réunissant dans le drame le rire et les larmes, elle n’a pas mis la philosophie sur la scène : que nous a-t-elle donc donné ? Rien de plus que le règne de la fantaisie. Le xviie  siècle nous avait donné la philosophie sans l’histoire, la réforme dramatique a rayé l’histoire et la philosophie, sinon dans son programme, du moins dans ses œuvres. Est-ce-là un progrès ? Si je condamne cette réforme si vantée, ce n’est pas avec une arrière-pensée de réaction, car je ne crois pas au retour du passé. C’est au nom de la raison et du goût. La fantaisie ne peut remplacer ni l’histoire ni la philosophie, et cependant la fantaisie règne seule dans les œuvres conçues selon la poétique de 1827. Nous devions revoir Shakespeare agrandi, transfiguré, et nous n’avons pas même les miettes du splendide banquet où il conviait la cour d’Élisabeth et les matelots de la Tamise. Il me semble que nous avons quelque droit de nous plaindre. Qu’est-ce en effet que la poésie dramatique sans la réalité des faits accomplis, sans l’analyse des passions qui hâtent ou ralentissent l’accomplissement de ces faits ? Un pur jeu d’enfant.

Je sais que la poésie dramatique ne s’adresse pas seulement aux hommes d’étude, qu’elle veut surtout parler à la foule, que c’est en un mot la forme la plus populaire que l’imagination puisse saisir. Toutefois, je suis loin de croire que les opinions littéraires adoptées par les esprits illettrés naissent au sein même de ces esprits. Tous ceux qui ont suivi avec soin les premières représentations connaissent la timidité intellectuelle des spectateurs. Il y a dans la vie moderne si peu de spontanéité, que chacun tâte volontiers l’esprit de son voisin avant d’exprimer son avis. À peine trouverait-on un spectateur sur cinquante osant penser par lui-même. Il faut donc tenir compte des esprits studieux, car ces esprits, quoiqu’en minorité, imposent à la foule le sentiment qu’ils ont éprouvé. La poésie dramatique a beau s’adresser à la multitude : lorsqu’il s’agit de formuler un avis, la multitude se défie d’elle-même et consulte les esprits éprouvés par l’étude. Ainsi nous pouvons juger la réforme dramatique annoncée en 1827, d’après les sentiments de la minorité. Et il faut bien le dire, de toutes les promesses du programme, une seule a été fidèlement tenue : celle qui concernait l’assouplissement de l’alexandrin. Oui, je le reconnais volontiers, l’école nouvelle a rendu l’alexandrin plus docile et plus ductile ; c’est un service dont nous devons lui tenir compte. Elle est remontée jusqu’à Régnier et a tiré bon parti de ses enseignements. Quant aux passions qu’elle a voulu peindre, je suis forcé de reconnaître qu’elles se recommandent par une incontestable nouveauté, car on en chercherait vainement le type dans la nature. Les sentiments de convention, tant reprochés au xviie  siècle, sont des prodiges de naïveté, comparés aux sentiments exprimés par l’école nouvelle. Il y a dans le dialogue des personnages une ardeur fiévreuse et frénétique, une emphase, un amour des grands mots, qui fatiguent l’attention au bout de quelques minutes et rendent impossible toute sympathie intellectuelle et morale. Pour estimer la vérité de mes paroles, je prie le lecteur d’interroger sa mémoire, et de se rappeler l’attitude de l’auditoire à la reprise des œuvres de l’école nouvelle. Les scènes applaudies le premier jour comme neuves, comme hardies, comme inattendues, étaient accueillies dix ans plus tard avec étonnement, et souvent l’étonnement se changeait en éclats de rire. C’est que la passion de l’école nouvelle pour l’exactitude littérale du costume et de l’ameublement avait relégué, au second plan, la pensée même des personnages. Il ne faut pas chercher ailleurs le secret de cette vieillesse anticipée. Les costumes et les meubles n’excitaient plus l’attention, et la pensée, réduite au second rôle, ne pouvait obtenir que l’indifférence ou l’hilarité des spectateurs.

L’hilarité ! le mot est dur, j’en conviens, et pourtant je n’en saurais trouver un qui rende plus fidèlement ma pensée. Allons au fond des choses. Non seulement l’école nouvelle mettait le costume et l’ameublement au-dessus des caractères étudiés philosophiquement, au-dessus de l’histoire proprement dite ; mais elle préférait la justesse de la rime à la justesse de la pensée. Qu’on me permette une comparaison : la pensée des grands écrivains se développe comme le chêne, du centre à la circonférence ; c’est en s’épanouissant qu’elle rencontre sa forme logique. La pensée des écrivains secondaires se développe à la manière du palmier, de la circonférence au centre ; elle naît de l’assemblage des mots, comme la tige du palmier s’accroît par les bourgeons qui bordent sa circonférence. Les tirades applaudies, il y a vingt ans, comme des modèles de grandeur et de naïveté sont aujourd’hui rangées parmi les bouts-rimés, et la foule, un instant égarée, dédaigne avec raison ces paroles sonores dont le bruit ne saurait dissimuler l’absence de la pensée. J’estime très haut le côté musical de la poésie ; je veux que l’oreille soit satisfaite. Cependant je ne puis consentir à mettre la parole sur la même ligne que le violon et la flûte. Parlez mélodieusement, à la bonne heure ; mais, avant de parler, commencez par trouver quelque chose à dire. Si vous comptez sur le choc des mots pour découvrir une pensée, vous exposez votre imagination à de singuliers mécomptes. Et pourtant n’est-ce pas là le procédé suivi par l’école nouvelle en mainte occasion ? Combien de fois n’a-t-elle pas demandé à la rime ce qu’elle devait demander à l’étude, à la réflexion ! La rime, rendons-lui justice, ne s’est pas fait longtemps prier. Elle a livré généreusement tout ce qu’elle possédait, un simulacre de pensée. L’on s’étonne aujourd’hui que l’indifférence ait pris la place de l’admiration : la chose est pourtant toute simple. L’école nouvelle promettait de mettre sur la scène la vérité historique et la vérité philosophique. En attendant l’accomplissement de cette double promesse, la foule a bien voulu accepter comme des prodiges d’habileté le déplacement de la césure, l’enjambement, la rime telle que la concevait Ronsard ; mais sa patience ne pouvait durer éternellement : elle a demandé l’avènement de l’histoire et de la philosophie dans le domaine poétique, et pour toute réponse l’école nouvelle lui a donné des bouts-rimés. Comment les accueillir ? Par la colère ou par l’hilarité ? Le dernier parti était le seul bon, et la foule avait trop de bon sens pour choisir le premier. Au lieu de crier à l’ignorance, au scandale, il faut donc voir dans le dédain de l’auditoire pour ces mots assemblés musicalement, mais qui cachent à peine dans leurs rangs pressés quelques ombres de pensées, un présage, une ébauche du jugement que portera l’histoire. L’école nouvelle, qui promettait en 1827 de régénérer le théâtre, ne laissera dans notre littérature qu’une seule trace de son action, l’assouplissement de l’alexandrin : l’histoire et la philosophie ne lui doivent aucune reconnaissance.

Et cependant nous aurions tort de regretter l’agitation littéraire qui s’est produite sous le nom de réforme dramatique ; ce serait nous montrer ingrats envers le passé, car cette agitation, qui peut sembler stérile, si l’on ne considère que les œuvres accomplies selon le programme tracé par les novateurs, n’est pourtant pas demeurée sans fruit. La France en a tiré un double profit. Son attention s’est portée avec empressement sur la littérature dramatique de l’Europe ; l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont devenues familières à tous les esprits cultivés de notre pays, et ce premier profit n’est pas à dédaigner. Shakespeare, Calderon, Goethe et Schiller, que nous connaissions à peine, ont fourni le sujet de comparaisons fécondes ; il n’a plus été permis de croire que le goût fût le patrimoine exclusif de la France. Toutes les intelligences assouplies par la réflexion ont compris que l’imagination humaine n’est pas condamnée à ne jamais franchir les limites marquées par le précepteur d’Alexandre et par l’ami de Mécène. La réforme dramatique, bien qu’avortée, n’eût-elle rendu à notre pays que cet unique service, nous lui devrions de la reconnaissance ; car les principes littéraires de Le Batteux, acceptés comme articles de foi par un trop grand nombre d’esprits, engourdissaient toutes les imaginations actives ; il était temps que cette doctrine étroite et mesquine fût battue en brèche et ruinée sans retour. L’étude de la poésie dramatique, chez les peuples qui nous entourent, pouvait seule détacher jusqu’à la dernière pierre de ce triste édifice, et comme, sans la prédication de la réforme dramatique, nous aurions peut-être tardé longtemps encore à interroger le goût européen, il est évident que cette réforme nous a rendu, sans le vouloir et presque à son insu, un service immense. Le second profit que j’ai à signaler n’est pas moins important. La réforme dramatique, en appelant le dédain et la raillerie sur les œuvres poétiques du xviie  siècle, a ramené l’attention sur ces œuvres si vivement attaquées. Tous les esprits sensés ont voulu connaître à fond ces conceptions dont les novateurs parlaient avec un dédain si superbe, et, en fin de compte, il s’est trouvé que ces poètes, honnis et conspués comme inhabiles à comprendre le but de la poésie, ne méritent pas précisément ce terrible reproche. À mon avis, ce second service n’est pas moins digne de reconnaissance que le premier. Il est bon sans doute de connaître l’Europe, mais il n’est pas inutile non plus de connaître les œuvres littéraires de notre pays ; or la réforme dramatique a ravivé chez nous l’étude de la France comme elle avait éveillé notre curiosité à l’égard de l’Europe.

L’opinion des esprits éclairés, sur notre poésie au xviie  siècle, se réduit aujourd’hui à des termes bien différents de l’anathème lancé par les novateurs. Nous savons très bien et très certainement que le xviie  siècle n’a pas tenu compte de la vérité historique : c’est un fait démontré avec la dernière évidence et qu’il n’est plus permis désormais de mettre en discussion ; mais nous savons, en même temps, que le xviie  siècle s’est préoccupé sans relâche de la vérité humaine, c’est-à-dire de la vérité qui domine tous tes temps et tous les lieux. Sans vouloir amoindrir l’importance de la vérité historique dans le domaine de la poésie, nous pouvons cependant affirmer que la vérité humaine, telle que l’a comprise le xviie   siècle, nous offre un ample dédommagement. Les poètes de cet âge, si légèrement proscrits par les novateurs, altéraient volontiers les traditions grecques et romaines, ils démentaient sans remords, dans leurs conceptions, les témoignages les plus authentiques, les témoignages consacrés par la croyance de nombreuses générations ; mais ils ne perdaient jamais de vue l’étude de l’homme, l’analyse et la peinture des passions : ils ne comprenaient pas la poésie sans la philosophie. Ce mérite peut entrer en comparaison avec la vérité historique, avec la couleur locale, dont les novateurs ont parlé avec tant de fracas. Soyons justes envers l’Europe, proclamons avec admiration le génie de ses poètes ; mais ne soyons pas injustes envers notre pays. Si l’on voulait d’ailleurs aller au fond des choses, on verrait à quoi se réduit chez les plus grands poètes dramatiques de l’Europe cette vérité historique si pompeusement vantée. Shakespeare a donné plus d’une entorse à l’histoire, et Plutarque s’est plus d’une fois transformé sous sa main d’une façon inattendue. Tite-Live aussi a subi quelques métamorphoses. Calderon ne s’est guère inquiété de la vérité historique ; pour s’en convaincre, il suffit de lire son Schisme d’Angleterre. Quant à Schiller, s’il a scrupuleusement étudié le passé pour écrire son Wallenstein, il s’est conduit plus librement à l’égard de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart. Il ne faut donc pas faire tant de bruit de la vérité historique. Les plus beaux génies invoqués par les novateurs, comme des aïeux illustres dont ils voulaient suivre les leçons, n’ont pas montré pour le passé un respect assidu. Je suis loin pour ma part de leur en faire un reproche. Jules César et Coriolan, bien qu’anglais parfois plutôt que romains, sont et demeurent des tragédies très dignes d’étude. Jeanne d’Arc et Marie Stuart ne méritent pas moins une attention sérieuse, bien qu’elles ne soient pas rendues avec une complète fidélité. Dans Schiller, dans Shakespeare comme dans les poètes français du xviie  siècle, et j’ai plaisir à l’affirmer, la philosophie, tient une place considérable, et c’est par la philosophie bien plus encore que par la vérité locale, qu’ils méritent notre admiration.

Nous avions du moins le droit d’espérer que la poésie lyrique échapperait, par la nature même de sa mission, à la puérilité qui s’était emparée du théâtre : notre espérance a été déçue. Bien que la poésie lyrique, ramenée à ses conditions fondamentales, se propose l’expression des sentiments personnels du poète, nous avons vu ces conditions méconnues, et le néant de la pensée a tenté de se dérober sous les flots d’une parole intarissable. Je ne crois pas sans intérêt d’étudier les causes de cette déchéance. Dans le temps présent, trois hommes personnifient chez nous la poésie lyrique : Lamartine, Béranger, Victor Hugo. Je ne veux pas dire que la France ne puisse nommer après eux des hommes d’un talent élevé ; je me borne à considérer Lamartine, Béranger, Victor Hugo, comme représentant trois faces bien diverses de la forme lyrique. Or en quoi consiste la diversité de ces trois faces ? C’est là que se trouve le nœud de la question.

La forme lyrique, telle que la conçoit Lamartine, est purement spontanée et ne relève ni de la réflexion, ni de la volonté. Le spectacle de la nature, l’éternelle comparaison de la grandeur divine et de la misère humaine, sont les deux thèmes qu’il développe. Il les interroge à toute heure, et toujours avec profit. Il découvre, dans ces données qui paraissent si faciles à épuiser, des trésors d’émotion, des modulations sans nombre, et, quand il s’arrête, quand il cesse de chanter, ce n’est pas que le sujet ne lui suggère plus rien, c’est qu’il fléchit sous le poids de son émotion et qu’il a besoin de repos. La forme lyrique ainsi conçue ne se prête guère à l’analyse. Abondante, mélodieuse, il lui arrive trop souvent d’offenser le goût par des caprices imprévus ; mais ce n’est pas là ce qu’il importe de relever dans cette face de la poésie lyrique. Le point capital, c’est que la spontanéité, par sa nature même, défie toute imitation. On me citera peut-être, comme disciples de Lamartine, quelques versificateurs habiles qui ont trouvé moyen de reproduire la coupe de ses strophes. Une telle allégation ne vaut pas la peine d’être réfutée. Pour se proclamer disciple de Lamartine, il ne suffit pas en effet de croiser les rimes à sa manière, d’employer les mêmes images. Pour se dire justement l’élève d’un tel maître, il faudrait lui avoir dérobé le procédé même de sa pensée : or on se trouve ici en face de l’impossible, car le poète dont j’essaie de caractériser la nature ignore les procédés qu’il s’agirait de lui dérober. Comment livrerait-il, comment laisserait-il surprendre un secret qui n’est pas moins impénétrable pour lui que pour nous ? L’étude la plus assidue des Méditations ne révélera jamais, à personne, l’art d’écrire les stances simples et passionnées qui s’appellent le Lac. On aura beau décomposer ce petit chef-d’œuvre, le démonter pièce à pièce, comme les rouages d’une montre ; on n’arrivera jamais à comprendre comment ces pièces se sont assemblées d’elles-mêmes, sans que la volonté de l’auteur eût besoin d’intervenir. Ainsi nous ne devons pas nous étonner que Lamartine ne compte pas un seul disciple vraiment digne de ce nom. Tous ceux qui ont cru l’imiter, depuis M. Reboul jusqu’à M. Autran, se sont mépris sur la nature de leur modèle. Ils ont reproduit, avec un talent que je ne méconnais pas, la partie matérielle de Lamartine ; mais la partie psychologique, la partie spontanée devait se dérober et s’est dérobée à leurs efforts. Pour pratiquer la poésie lyrique telle que la conçoit Lamartine, l’étude et le talent sont des instruments incomplets ; il faut deux choses, qui ne relèvent pas de notre volonté : le génie qui nous vient de Dieu, le loisir qui nous vient du hasard de la naissance, car le génie aux prises avec la pauvreté se trouverait bientôt étouffé ou du moins paralysé. Comment interroger son âme à toute heure, quand le travail de chaque jour doit assurer la vie du lendemain ? Le génie et le loisir, une intelligence vive et féconde et la faculté d’attendre librement, sans inquiétude, sans souci l’éclosion de sa pensée, tels sont les deux éléments dont se compose la poésie lyrique de Lamartine. Avec ces deux éléments, construisez, si vous l’osez, un système, une doctrine, et tâchez de l’enseigner : tous vos efforts viendront échouer contre la nature même des choses. Les Méditations et les Harmonies, très dignes d’étude assurément, légitime sujet d’admiration et de sympathie pour tous ceux qui sont doués du sentiment poétique, ne pourront jamais servir à fonder une école. Ces deux recueils, sans précédents dans notre histoire littéraire, n’auront pas de frères puînés. Le poète qui les a conçus, fourvoyé maintenant au milieu de travaux qu’il n’aurait jamais dû aborder, n’a livré son secret à personne, et les esprits les plus ingénieux seront toujours inhabiles à le deviner.

Est-ce à dire que Lamartine n’ait pas exercé sur notre génération une action profonde ? Telle n’est pas ma pensée. Il est permis de blâmer la nature même de cette action, plutôt énervante que salutaire en mainte occasion ; mais il faut l’accepter comme réelle, comme générale, surtout parmi les femmes : pour elles, les Méditations et les Harmonies sont le dernier mot de la poésie. La partie éclairée de notre génération s’est initiée par la lecture des Méditations et des Harmonies à l’intelligence de Byron et de Goethe. Et qu’on ne s’étonne pas du rapprochement de ces noms, qui expriment des pensées si diverses. Sous le désespoir et parfois sous l’impiété de Byron, sous la pensée cosmopolite et païenne de Goethe, il n’est pas difficile de retrouver la mélancolie qui respire dans chaque page des Méditations et des Harmonies. Ce qui sépare Lamartine du poète anglais et du poète allemand, c’est le sentiment religieux. Toutefois, malgré ses pieuses effusions, malgré ses élans de tendresse vers la Divinité, qui rappellent parfois les extases de sainte Thérèse, il est hors de doute qu’il nous a rendu plus facile l’intelligence de Faust et de Manfred.

Béranger ne se prête guère à l’imitation plus facilement que Lamartine. Ici la forme est d’une précision, d’une pureté qui défie presque toujours le reproche ; mais pour atteindre à cette précision, à cette pureté, il faut une persévérance dont bien peu d’esprits sont capables. Pas une strophe qui porte les traces de l’improvisation. L’auteur sait très bien ce qu’il veut dire et dit très bien ce qu’il veut. C’est, par le travail, qu’il arrive à cette limpidité de style qui doit compter parmi les causes les plus puissantes de sa popularité. Pour imiter Béranger, un esprit doué aussi richement que lui devrait se résigner à toutes les études qui ont préparé son triomphe. Or une telle épreuve n’est pas de nature à séduire. Plus d’un a tenté de marcher sur les pas de Béranger sans avoir mesuré les difficultés de l’entreprise, et c’est à peine si le public a gardé le souvenir de ces aventuriers, car ils s’étaient mis en voyage sans connaître la route où ils s’engageaient. Pour se faire disciple de Béranger, la première condition est une prévoyance presque absolue, qui embrasse d’un seul regard toutes les pensées dont la pièce se composera. La seconde est une connaissance parfaite de la langue. Et je n’entends pas parler seulement des lois grammaticales qui président à l’arrangement des mots, mais bien aussi du sens des mots qui forment notre langue. Du moment en effet que rien n’est livré au hasard dans la composition d’une pièce lyrique, du moment qu’il s’agit d’enfermer le développement d’une pensée dans le cercle étroit d’une quarantaine de vers, chaque mot porte coup, et, pour peu que l’expression ne soit pas précise, pour peu qu’un mot soit détourné de son sens naturel, de son sens légitime, l’esprit hésite et l’attention languit. Parmi les écrivains de notre temps, combien y en a-t-il qui puissent défier un tel écueil ? Il serait trop facile de les compter. Et ceux qui savent d’avance ce qu’ils veulent dire, tout ce qu’ils veulent dire, qui connaissent à fond tous les secrets de notre langue, n’ont aucune raison pour choisir un maître, car l’expression de leur pensée personnelle suffit à leur intelligence. Aussi je comprends sans peine que Béranger n’ait pas d’école. Pour l’imiter avec succès, il faut se préparer par des épreuves trop laborieuses, et, ces épreuves une fois accomplies, l’esprit se trouve en mesure de n’imiter personne. Il y a dans ce modèle, dont nous attendrons longtemps la copie, une alliance si étroite entre l’expression et la pensée, les paroles sont comptées d’une main si avare, qu’après avoir surpris le secret de cette manière savante, tout bon esprit éprouvera le besoin de se frayer une route personnelle. L’imitation ainsi conçue mène droit à l’originalité ; aussi ne saurions-nous la recommander trop vivement comme une épreuve féconde.

Reste la troisième face de la poésie lyrique, représentée par Victor Hugo. Ici nous ne trouvons ni la spontanéité imprévoyante de Lamartine, ni la prévoyance laborieuse de Béranger. Le talent lyrique de Victor Hugo, envisagé dans son ensemble, ne relève ni de la méditation, ni de l’émotion, mais de la pure fantaisie, et encore la fantaisie des Orientales ne s’applique volontiers qu’au monde des sons et des couleurs ; les idées et les sentiments ne viennent qu’en seconde ligne. Or, pour l’application de la fantaisie au monde des sons et des couleurs, il y a des procédés connus, très nettement définis, et ces procédés, Victor Hugo les a mis en usage avec une habileté que je proclame volontiers. L’auteur des Orientales devait trouver de nombreux imitateurs, et il compte, en effet, des disciples nombreux. La poésie lyrique, dégagée ainsi de la pensée, dégagée de l’émotion, a donné naissance à bien des volumes applaudis pendant quelques semaines et aujourd’hui très justement oubliés. Il y a dans les strophes des Orientales quelque chose de matériel qui frappe tous les yeux ; pour s’emparer du procédé choisi par le poète, il ne faut pas une attention bien laborieuse. La couleur et le son considérés comme loi suprême, ou plutôt comme la substance même de la poésie, sont de nature à tenter tous ceux pour qui l’émotion et la réflexion sont une fatigue, une douleur. L’imitation du procédé peut aller jusqu’au fac simile. Nous avons vu, et nous verrons sans doute encore, de nombreuses contrefaçons des Orientales. Or la poésie lyrique ne retrouvera toute sa splendeur et toute son autorité, que le jour où le public comprendra tout le néant de ces contrefaçons.

Le tableau peut sembler sévère, mais je le crois vrai. Le roman, le théâtre et la poésie lyrique sont très loin, on le voit, d’avoir tenu toutes leurs promesses. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les formules par lesquelles j’ai tenté d’exprimer l’état présent de notre littérature s’appliquent à l’ensemble des inventeurs, et ne comprennent pas les exceptions. Chacun nommera sans peine les hommes distingués qui n’ont pas cédé à l’entraînement industriel. Je n’ai voulu parler que de la physionomie générale de notre littérature, comptant sur l’intelligence du lecteur pour compléter ma pensée. Ce qui me semble important maintenant, c’est de marquer le rôle de la critique en présence des plaies que j’ai signalées.

La critique a-t-elle fait son devoir ? Je ne le crois pas. Je sais très bien qu’il ne lui est pas donné de susciter des poètes, je sais très bien que l’argumentation la plus précise ne hâtera pas d’un jour la création d’un roman, d’une comédie ou d’une ode ; mais la critique pouvait du moins éclairer le goût public et agir indirectement sur la masse des inventeurs. Elle le pouvait, et ne l’a pas voulu. Je parle, bien entendu, de la critique prise dans son ensemble. Soit indifférence, soit faiblesse, elle a trop souvent négligé d’aller au fond des questions, et, pour prix de sa paresse, elle a recueilli le discrédit. Je ne veux pas exagérer la grandeur de son rôle ; je l’accepte dans sa réalité, et je le trouve encore assez beau. Il ne lui est pas défendu de prévoir et d’appuyer ses conseils sur ses prévisions ; mais ce n’est pas vers ce but que doit se porter son activité. Sans prétendre à l’initiative, ce qui pourrait lui attirer le reproche de présomption, il lui reste assez à faire. Pourvu qu’elle n’abuse pas du passé et ne l’oppose pas éternellement au présent, elle peut compter sur l’attention de tous les hommes nourris dans l’étude ou doués de bon sens. Elle ne doit pas s’inquiéter du dédain que les inventeurs professent pour elle en mainte occasion ; il est si doux de donner à ses juges le nom de Zoïle pour se mettre soi-même à côté d’Homère ! Le dédain des poètes pour la critique n’est qu’une manière ingénieuse d’allumer l’encens dont ils veulent respirer le parfum. Malheureusement, parmi ceux qui analysent et apprécient les œuvres d’imagination, il y en a bien peu qui prennent leur tâche au sérieux. Si, depuis vingt ans, la poésie est trop souvent confondue avec l’industrie, la critique a plus d’une fois commis la même faute, elle a pris la discussion pour une marchandise, et s’est appliquée à mériter le dédain des inventeurs. Je n’ai pas à m’occuper de cette classe de juges : ils ont pour eux-mêmes trop peu de respect pour que je perde mon temps à discuter leur mérite. Les inventeurs qui achètent leurs suffrages se riraient de moi, si je prenais la peine de caractériser de tels panégyristes. Je me contente de mentionner pour mémoire la critique industrielle.

Une partie du public encourage de ses applaudissements la critique spirituelle ; elle veut avant tout qu’on l’amuse, et ne tient compte ni de la vérité philosophique, ni de la vérité historique. Or, si je ne crois pas qu’il soit défendu à la critique de se montrer spirituelle, je crois, en même temps, que la critique purement spirituelle est parfaitement inutile. Il est permis sans doute d’appeler parfois l’ironie à son aide, pour donner aux meilleurs arguments plus de force et de vivacité. Après avoir parlé à la raison, il n’est pas hors de propos de s’adresser à l’imagination et de la frapper par des comparaisons inattendues, de l’égayer même en lui montrant le côté ridicule d’une scène ou d’une doctrine ; mais l’esprit proprement dit ne doit jamais jouer dans la discussion qu’un rôle secondaire. Il s’agit avant tout de convaincre, et l’esprit ne suffit pas pour porter la conviction dans l’intelligence du lecteur. La critique spirituelle, qui, sous le rapport moral, ne mérite pas le dédain des inventeurs, envisagée littérairement, ne mérite pas un instant d’attention. Elle n’enseigne rien, ou si d’aventure elle enseigne quelque chose, c’est la frivolité. La littérature, pour bien des gens, n’est qu’un pur délassement ; il n’entre pas dans leur esprit qu’elle puisse devenir un sujet d’étude : à qui devons-nous cette opinion aujourd’hui trop accréditée, si ce n’est à la critique spirituelle ? Faut-il s’étonner que le public ne prenne plus la littérature au sérieux, quand il voit des écrivains habiles traiter le maniement de la parole comme un divertissement, et rien de plus ? Si quelque chose m’étonne, c’est qu’on puisse compter encore un si grand nombre d’intelligences pour qui les œuvres d’imagination ont autant d’intérêt que les œuvres d’histoire ou de philosophie.

Je ne parle pas de la critique complaisante, dont personne ne s’occupe, qui n’a guère plus d’importance que la formule de politesse placée au bas d’une lettre, qui réussit bien rarement à servir ceux qu’elle essaie de louer. J’arrive à la critique sincère, la seule qui mérite d’être écoutée, et j’ajouterai la seule qui sache se faire écouter. Le nombre des écrivains qui se vouent à la critique sincère est aujourd’hui singulièrement restreint. Ceux mêmes qui, par tempérament, par un instinct de loyauté, seraient disposés à dire toute leur pensée, se résignent trop souvent et trop facilement à battre en retraite devant les clameurs des parties intéressées. L’accusation banale de méchanceté, que la plupart des poètes lancent contre eux, ébranle trop souvent leur courage. Franchise et méchanceté sont synonymes dans la pensée des poètes et de leurs amis. Parfois l’accusation d’ignorance vient se joindre à l’accusation de méchanceté ; mais en général cette seconde accusation n’est pas prodiguée : les parties intéressées en usent avec prudence, car il peut arriver que l’argument soit retourné contre elles d’une manière victorieuse, et les rieurs ne seraient pas de leur côté. Il faut donc se résigner à passer pour méchant, si l’on veut se montrer sincère en toute occasion. Il demeure bien entendu que cette terrible épithète de méchant n’a de valeur qu’aux yeux des badauds, car les hommes sensés, dont la race, Dieu merci, n’est pas encore éteinte, ne prendront jamais pour un signe de méchanceté l’expression franche d’une pensée qui appelle à son aide l’histoire et la philosophie, et qui révèle au moins le goût de l’étude. La critique sincère compte parmi ses patrons l’ami de Philinte, et certes un homme doué de quelque bon sens ne songera jamais à ranger Alceste parmi les méchants. C’est un maladroit, à la bonne heure, qui ne fera jamais son chemin, je le veux bien ; mais que voulez-vous ? Il y a des esprits d’une trempe malheureuse qui aiment mieux rester fidèles à la vérité, et n’arriver à rien que d’arriver en sacrifiant la vérité. Plaignez-les, si tel est votre caprice ; accablez-les de votre compassion, mais trouvez bon pourtant qu’ils persévèrent, et se consolent de leur néant par le témoignage de leur conscience. Ils recueillent d’ailleurs d’amples dédommagements ; l’approbation de quelques hommes pour qui la parole n’est pas un instrument de déception, qui respectent la franchise à l’égal du talent, n’est pas à dédaigner, et cette preuve de sympathie ne peut s’adresser qu’à la critique sincère. Il me semble donc que, pour dire toute sa pensée, rien que sa pensée, il ne faut pas tant de courage. Ceux qui trafiquent du mensonge se donnent pour habiles, ceux qui déguisent leur pensée par faiblesse se disent bien élevés : qu’il soit permis à ceux qui parlent avec franchise de se dire seuls dignes d’être écoutés. L’espérance de voir une telle prétention ratifiée par les hommes sensés rend la tâche de la critique sincère beaucoup plus facile qu’on ne croit : il n’y a pas d’héroïsme à ne pas mentir.

Mais à quoi servira la critique sincère ? Question niaise, et qu’il faut pourtant discuter. Si les poètes confondent volontairement la franchise avec la méchanceté, si la foule ignorante les croit sur parole, à quoi bon prêcher la vérité ? Il y a deux manières de répondre : le raisonnement et les faits. Si les poètes récusent la critique sincère, ils ne peuvent empêcher l’opinion de se modifier, de se transformer sous l’action permanente de la discussion, et, quand la sympathie publique les abandonne, bon gré mal gré il faut bien qu’à leur tour ils se transforment, sous peine de voir la solitude s’agrandir autour d’eux. Voilà ce que dit le raisonnement, ce que le plus simple bon sens suffit d’ailleurs pour comprendre ; car les poètes, malgré la joie qu’ils trouvent à s’écouter, n’inventent pas cependant pour le seul plaisir d’inventer : ils ont besoin d’être applaudis, d’entendre leur nom répété chaque jour par des amis inconnus. Or, pour obtenir les applaudissements, il faut tenir compte de l’opinion, et, si la critique sincère pétrit l’opinion comme une cire obéissante, les inventeurs auront beau faire, ils subiront l’ascendant de cette critique tant dédaignée. Si cette argumentation laissait debout l’ombre d’un doute dans l’esprit du lecteur, je me contenterais de rappeler ce qui s’est accompli depuis vingt ans dans le domaine littéraire. Les idées aujourd’hui généralement acceptées, les jugements qui sont devenus des lieux communs, ont d’abord passé pour des paradoxes ; mais la critique a tenu bon et n’a pas reculé d’une semelle. Qu’est-il arrivé ? À force d’entendre chaque jour répéter les mêmes réprimandes, démontrer les mêmes principes, la foule a fini par croire à la justice de ces réprimandes, à la vérité de ces principes, et la critique peut à bon droit s’applaudir de sa persévérance. Ce que j’ai dit du roman, du théâtre et de la poésie lyrique, est aujourd’hui si évident, si généralement accepté, qu’il semble inutile de le dire ; ce n’est à proprement parler qu’une récapitulation. Il y a vingt ans que la démonstration est entamée, vingt ans que les arguments se multiplient et se produisent sous des formes variées, tantôt graves comme un théorème d’Euclide, tantôt armées de l’ironie comme une philippique. Aujourd’hui la bataille est gagnée ; la foule est édifiée sur la valeur des idoles qui se donnaient pour la vérité, pour la beauté suprême. La bataille est gagnée par les arguments mis en ligne depuis vingt ans, mais la bataille recommence, car la foule se plaît dans l’adoration des idoles. Ainsi la tâche de la critique sincère ne s’épuise jamais. Espérons que des soldats plus nombreux viendront bientôt se rallier sous son drapeau.

Si notre espérance était déçue, ce serait pour les écrivains qui pratiquent la franchise une raison de redoubler leurs efforts. L’histoire de ces vingt dernières années est un encouragement qu’ils ne méconnaîtront pas. Produire, sous le feu croisé des malédictions et des calomnies, les idées qui deviennent plus tard la monnaie courante de la conversation, n’est pas un travail ingrat. Si la lutte est vive, la récompense n’est pas indigne de la lutte.

Cependant la mission de la critique ne finit pas là : il ne suffit pas de combattre les fausses doctrines et les œuvres boiteuses qu’elles ont inspirées, il faut encourager les talents naissants, qui puisent à la source féconde de la nature et de la vérité. C’est la seule manière de répondre aux reproches que la foule répète à l’envi. Elle accuse la critique de couper les ailes du génie. Plaisante accusation, vraiment ! Si le poète qui se croit doué de génie possède vraiment le don qu’il s’attribue, il peut délier toutes les attaques, et se rire de toutes les censures ; les ailes mutilées repoussent d’elles-mêmes. À quoi bon insister sur une pareille niaiserie ? Le talent sincère, le talent vigoureux résiste à la discussion ; les talents factices, les talents exagérés par les coteries sont les seuls qui succombent, et qui oserait s’en plaindre ? Oui, sans doute la critique a reçu du bon sens une double mission : réfuter, combattre à outrance les doctrines mensongères ; encourager de ses vœux, de ses applaudissements, tous les jeunes esprits qui entrent dans la carrière animés de sentiments généreux, avec la ferme résolution de demander au travail, à la méditation, les éléments d’une solide renommée. Telle a toujours été ma conviction, et depuis vingt ans je crois que la critique sincère a fidèlement accompli cette double mission. Les clameurs qu’elle a soulevées ne changent rien à la nature des choses : j’ai la ferme conscience qu’elle a encouragé, exalté bien des talents que la foule dédaignait. Elle a combattu avec ardeur, elle a démonétisé avec persévérance de prétendus inventeurs dont la valeur lui semblait exagérée par l’ignorance, et voilà pourquoi tant de gens se plaisent à la traiter d’iconoclaste. Je ne perdrai pas le temps à la justifier, car le bon sens public a depuis longtemps fait justice de ces ridicules accusations ; mais je crois utile de définir nettement ce que j’entends par encouragement.

Tout esprit qui essaie de se frayer une voie nouvelle, qui relève de lui-même, et de lui-même seulement, qui ne jure sur la parole d’aucun maître, mérite que la discussion vienne à son secours et donne à la foule le signal des applaudissements ; mais il faut pourtant que la critique sache contenir sa bienveillance dans de justes limites. Depuis trente ans, on a trop souvent abusé d’une parole prononcée par Châteaubriand, et dont peut-être il n’avait pas lui-même mesuré toute la portée. L’illustre auteur de René avait dit : Il est temps de substituer la critique des beautés à la critique des défauts. Il y a sans doute une part de vérité dans cette affirmation. Cependant il s’en faut de beaucoup qu’elle puisse être acceptée comme un guide sûr et fidèle. Quoi que puissent dire les apôtres de la bienveillance universelle, la critique des beautés n’est pas la seule féconde, la critique des défauts n’est pas la seule stérile. Si je voulais renverser la proposition, les exemples, Dieu merci, ne me manqueraient pas. Ce que je tiens à établir, c’est que l’encouragement ne signifie rien sans le conseil. Battre des mains, prodiguer l’hyperbole, jeter la louange à pleines mains est chose trop facile ; l’esprit le plus frivole peut sans peine s’acquitter d’une telle tâche. L’encouragement, sous cette forme, ne signifie pas plus que le bonjour d’un homme bien élevé. Pour que l’encouragement profite vraiment à celui qui le reçoit, pour qu’il honore celui qui le donne, il faut, de toute nécessité, qu’il soit expliqué, justifié, et consacré par le conseil. Il ne suffit pas de dire au poète nouveau : Vos premiers pas dans la carrière sont des pas glorieux, vos premiers efforts sont des preuves de puissance. Si l’on ne veut pas le traiter comme un enfant, il n’est pas permis de taire les motifs de son admiration. Or, en déduisant les motifs de contentement intellectuel, comment se défendre de comparer la route parcourue à la route qui s’ouvre devant le poète nouveau ? La critique se trouve entraînée par une pente irrésistible, et ne peut tenir le conseil en réserve, lorsqu’elle a prononcé d’une voix sincère les formules de la louange.

Oui, le conseil, telle est, selon moi, la consécration légitime de toute louange. Les génies prédestinés qui méritent la louange absolue, la louange sans restriction, sans remontrances pour le passé, sans avertissement pour l’avenir, forment une famille trop peu nombreuse pour que la critique leur demande une règle de conduite. Depuis Homère jusqu’à Milton, depuis Dante jusqu’à Shakespeare, depuis Rousseau jusqu’à Byron, il est trop facile de compter ces génies prédestinés, et d’ailleurs ces hommes privilégiés se passent volontiers d’encouragements aussi bien que de conseils ; ils dominent de trop haut leur temps et leur pays pour avoir besoin d’applaudissements ou de sanction. Ils marchent fièrement et sûrement dans la voie qu’ils ont ouverte, et la postérité se charge de les venger, si leurs contemporains ont été pour eux aveugles ou injustes. Je n’entends parler ici que des esprits moyens qui relèvent directement de la discussion, qui ont besoin d’être présentés au public, d’être expliqués par une voix bienveillante. Eh bien ! je n’hésite pas à l’affirmer, la bienveillance la plus complète, la sympathie la plus loyale sera toujours impuissante, si elle ne joint pas le conseil à la louange. La louange, sans le conseil, est et sera toujours une louange stérile.

J’entends d’ici les poètes me crier que les poètes seuls sont capables de juger les poètes. Je ne prendrai pas la peine de leur rappeler ce que disait un des esprits les plus fins de l’antiquité : « Nous ne sommes pas tous capables d’accomplir toutes les tâches. » Cette citation serait superflue, car des faits nombreux, des faits qui datent d’hier et que personne n’a eu le temps d’oublier, prouvent surabondamment que l’ami des Pisons n’avait pas parlé à la légère, et ce serait puérilité de notre part d’appuyer sur ce point. S’il est vrai que les esprits habitués à la discussion sont souvent inhabiles à inventer, il n’est pas moins vrai que les esprits habitués à l’invention sont souvent inhabiles à discuter. Ainsi tout juge impartial se voit forcé de renvoyer les parties dos à dos. Les poètes d’ailleurs se méprennent étrangement en insistant pour n’être jugés que par leurs pairs, car c’est le nom qu’ils donnent à leurs confrères. Quant à ceux qui n’ont jamais aligné de rimes, ils les considèrent comme des hommes d’une race inférieure. Les poètes, mieux éclairés sur leurs vrais intérêts, comprendraient la nécessité d’avoir, entre eux et la foule, des interprètes familiarisés tour à tour avec l’invention par la lecture, avec la discussion par l’analyse de la pensée. Ce que la foule ne devine pas, ces interprètes se chargent de l’expliquer ; ce qu’elle méconnaît, ils s’efforcent de le mettre en lumière ; ce qu’elle nie, ils ne craignent pas de l’affirmer, et ce n’est pas là, quoi qu’on dise, un médiocre service. Jamais, ou presque jamais, les poètes ne seront capables d’accomplir une pareille tâche.

Je reviens à mon affirmation. Louer sans conseiller n’est, pour les inventeurs, qu’une forme stérile de la bienveillance. Mais sur quoi s’appuiera le conseil ? où prendra-t-il son autorité ? où prendra-t-il sa puissance ? La réponse n’est pas difficile. La critique, pour être écoutée lorsqu’elle conseille, doit chercher dans le passé, dans le présent même, des exemples, des arguments. Or, tout homme qui se voue à la discussion, qui veut la pratiquer loyalement, se prépare à cette tâche délicate par l’étude comparée de plusieurs littératures. Des Alpes aux Pyrénées, du Rhin à la Manche, il a compté toutes les évolutions du génie européen, et chacun conviendra qu’il y a dans cette laborieuse étude une source féconde de réflexions. Il n’ignore pas, il n’a pas le droit d’ignorer les monuments de l’art antique. Appuyé sur de telles autorités, il ne redoute pas le reproche de partialité. Portant sa vue tour à tour sur les siècles de Périclès et d’Auguste, de Léon X, d’Élisabeth et de Louis XIV, il peut défier hardiment tous ceux qui l’accuseraient de cécité ou de myopie. Le conseil, dans sa bouche, ne ressemble jamais à la rancune des vieillards qui se vengent de leur faiblesse en raillant l’énergie. Il parle d’une voix grave et convaincue. Bacon disait : « Un peu de philosophie éloigne de la religion ; une philosophie profonde ramène à la religion. » Nous pourrions dire : Une science incomplète éloigne de l’indulgence ; une science plus étendue ramène à l’indulgence. À défaut d’autre autorité, je puis du moins invoquer l’autorité de l’étude, et c’est en m’appuyant sur cette autorité que je vais essayer de caractériser la nouvelle génération littéraire qui grandit sous nos yeux.

Je ne veux pas appliquer à la génération nouvelle la même rigueur qu’à la génération déjà mûre, et dont les doctrines peuvent être dès à présent pleinement appréciées. Il y a, parmi les talents qui se sont produits depuis dix ans, des intentions excellentes ; mais ce qui manque à ces talents, dont plusieurs d’ailleurs sont très vrais et très fins, c’est la ferme résolution de vivre par eux-mêmes et de ne relever de personne. L’école de la restauration a dit aujourd’hui son dernier mot ; elle a fait tout ce qu’elle pouvait faire, et nos espérances ne sauraient s’élever au-dessus de nos souvenirs. La génération nouvelle en est encore aux tâtonnements ; il n’est donc pas permis de prononcer sur elle un jugement définitif. Toutefois je regrette qu’elle n’apporte pas, dans ses tentatives, plus de franchise et d’indépendance. Je ne voudrais pas condamner le présent au nom du passé ; c’est un rôle que j’espère ne jamais jouer : cependant il m’est impossible de ne pas reconnaître, dans les essais qui se multiplient depuis dix ans, un ensemble de doctrines tout à la fois moins ardentes et moins élevées que les doctrines de la restauration, et même, à parler franchement, les tentatives de la génération nouvelle ne relèvent d’aucune doctrine. Il y a dans les intentions, dans les œuvres qui se produisent chaque jour, un éparpillement, une diversité qui échappent à toute classification. Cette absence de système n’est pourtant pas un mauvais symptôme aux yeux de tous les hommes éclairés ; c’est tout simplement le signal d’une ère nouvelle qui n’a pas encore trouvé sa voie. L’imitation n’a pas perdu tous ses droits. Ainsi M. Octave Feuillet rappelle trop souvent M. Alfred de Musset, et pourtant il y a dans le talent de M. Octave Feuillet des parties vraiment originales. Mais les récits de M. Gérard de Nerval ne sont calqués sur aucun précédent. Les scènes de la vie orientale qu’il nous a retracées sont empreintes d’un caractère individuel. S’il est permis aux esprits studieux d’y retrouver le souvenir lointain de Swift et de Sterne, cette parenté n’est pas de telle nature qu’elle puisse affaiblir le mérite personnel de M. Gérard. M. Henri Murger, dans le Pays Latin, dans la Vie de Bohême, a fait preuve d’une grande finesse d’observation. Je regrette seulement qu’il ait, plus d’une fois, confondu les données de l’abbé Prévost avec les données de Restif de La Bretonnew. M. Murger n’a pas toujours observé nettement l’intervalle qui sépare Manon Lescaut du Paysan perverti. Quant au style du Pays Latin et de la Vie de Bohême, il n’a pas toute la limpidité qu’on pourrait souhaiter. L’analogie des images n’est pas toujours respectée. C’est un style qui n’est ni homogène, ni arrivé à maturité, et pourtant M. Henri Murger occupe, dès à présent, dans les rangs de la génération nouvelle, une place honorable qu’il gardera sans doute. Je l’attends à son œuvre prochaine pour juger définitivement la portée de son talent. Ai-je besoin de rappeler tout ce qu’il y a d’élégant dans les romans de M. Jules Sandeau, Marianna, Mademoiselle de La Seiglière et d’autres œuvres présentes à toutes les mémoires ? Le public s’est chargé de les apprécier, sans que la critique ait eu à intervenir. Dans la partie lyrique, M. Autran a montré une connaissance consommée de la partie musicale de son art. Malheureusement les strophes les plus heureuses n’ont pas un caractère personnel. C’est trop souvent un écho de Lamartine.

Dans la littérature dramatique, j’ai regret de le dire, aux doctrines mensongères de la restauration on n’a pas substitué une doctrine plus sincère et plus féconde. Les comédies, les tragédies et les drames que nous avons vus depuis dix ans, spirituels ou pathétiques dans plusieurs détails, ne peuvent soulever une discussion sérieuse. Dans la comédie, Molière est oublié ; Beaumarchais n’est pas même effleuré ; Picard seul peut être invoqué comme le parrain des hommes nouveaux, car l’étude et l’analyse des caractères sont négligées pour l’étude des mœurs, c’est-à-dire que la partie éternelle de l’art demeure complètement subordonnée à la partie locale et passagère. Insister sur ce point serait tout à fait hors de propos. Dans la tragédie, les plus habiles ne s’élèvent pas au-dessus de Casimir Delavigne ; dans le drame, les causes célèbres tiennent trop souvent la place de l’histoire. Et d’ailleurs, s’il faut dire toute ma pensée, la poésie dramatique, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, s’est placée en dehors de la littérature. Sur dix œuvres destinées au théâtre, il y en a neuf au moins qui relèvent de l’industrie ; à peine s’en trouve-t-il une que l’art puisse revendiquer. Et en parlant ainsi, j’ai la ferme confiance de n’être pas démenti par les hommes compétents. Tous ceux qui ont étudié le théâtre depuis dix ans savent à quoi s’en tenir sur cette question.

Est-ce à dire que la génération nouvelle soit condamnée à la médiocrité ? Telle n’est pas ma pensée. Si je suis sévère pour les œuvres qu’elle a produites, si je ne crains pas d’exprimer mon opinion avec une entière franchise, c’est que je la crois digne d’entendre la vérité. Si le roman, le théâtre et la poésie lyrique ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils devraient être, ce que nous avions le droit d’espérer après trois siècles d’une vie littéraire active et féconde, ce n’est pas une raison suffisante pour lancer à la face de la génération nouvelle l’anathème familier aux vieillards ignorants ou impuissants. La génération nouvelle a fait ses preuves de bon vouloir et d’intelligence ; il n’est pas étonnant qu’elle tâtonne encore. Les méprises éclatantes de l’école qui avait promis de ressusciter Shakespeare expliquent, surabondamment, son hésitation et sa défiance. Les jugements que nous pouvons prononcer sur elle ne sont que des jugements provisoires.

D’ailleurs, sans remonter bien loin dans le passé et en ne consultant même que les années comprises entre l’avènement et la chute de la restauration, la génération nouvelle a de quoi s’inspirer. Le Théâtre de Clara Gazul et la Chronique de Charles IX nous montrent la réalité sous sa forme la plus saisissante. Il serait difficile de rêver pour la passion une expression plus vive et plus éloquente. Éloa et Cinq-Mars, dans un ordre d’idées bien différent, n’offrent pas une leçon moins féconde. Alfred de Musset, Brizeux et Barbier ne sont pas non plus des modèles à dédaigner. Namouna, Marie et la Curée ne seront jamais étudiées sans fruit. Pour les récits de courte haleine, Frédéric et Bernerette peuvent être cités comme une perle. Quant aux Bretons et au Pianto, je n’ai pas besoin de les recommander, car chacun sait ce qu’ils valent. Il y a dans les Bretons des parties homériques ; il me suffit de citer le chant des lutteurs, et dans le Pianto des parties virgiliennes : le dialogue du Pêcheur et de Salvator. Avec de tels modèles la génération nouvelle ne peut manquer de trouver sa voie. Un talent ingénieux qui s’est malheureusement égaré, qui renie depuis quatre ans tout ce qu’il avait affirmé, qui affirme tout ce qu’il avait nié, l’auteur de Joseph Delorme, des Consolations et de Volupté, l’historien érudit, mais incomplet de Port-Royal, M. Sainte-Beuve, mérite une mention à part. Par la délicatesse de ses analyses, par la finesse de ses aperçus, par la peinture poétique de la vie familière, il a conquis un rang élevé que personne ne songe à lui disputer, et la génération nouvelle ne consultera pas en vain ses ouvrages. Si la lecture de Volupté offre plus d’un danger, si elle rappelle trop souvent les pages énervantes d’Oberman x, si Joseph Delorme n’est pas toujours exempt de puérilité, si les Pensées d’Août demeurent parfois impénétrables aux yeux les plus clairvoyants, en revanche les Consolations se recommandent par une élévation constante, et les premiers portraits littéraires tracés par la plume savante de l’auteur sont des modèles de franchise et de vérité. Il y a dans ces portraits telle page qui rappelle, tour à tour, la grâce de Greuze et la fidélité de La Toury. C’en est assez pour marquer la place de M. Sainte-Beuve parmi les esprits les plus ingénieux, parmi les voix les plus disertes, parmi les imaginations les plus heureuses de notre temps. Ses œuvres, si nombreuses et si variées, offrent à la génération nouvelle une double leçon. Tant qu’il s’est tenu dans le domaine des vérités générales, il a trouvé pour rendre ses pensées des paroles abondantes et fidèles ; dès qu’il a déserté le champ des vérités générales pour entrer dans le champ des vérités individuelles, anecdotiques, l’expression lui a manqué. Limpide et lumineux dans les Consolations, il est devenu obscur, énigmatique dans les Pensées d’Août. N’y a-t-il pas dans les applaudissements qu’il a recueillis, dans l’indifférence qu’il a subie, un enseignement significatif, un avertissement salutaire pour la génération nouvelle ?

Quel sera l’avenir prochain de notre littérature ? À quelles sources faut-il lui conseiller, sinon de se régénérer, du moins de se renouveler ? Question délicate, et que personne ne peut se flatter de résoudre d’une façon positive. Il est permis cependant de présenter à cet égard des conjectures très probables. Le bon sens indique en effet trois sources diverses dont chacune est pourvue d’une valeur spéciale : l’Antiquité, l’Europe moderne, et la France elle-même. Il serait loisible d’ajouter l’Orient, mais l’Orient est encore trop peu connu pour qu’il soit nécessaire d’en tenir compte dans les discussions purement littéraires. L’Orient jusqu’à présent n’est pas sorti du domaine de l’érudition pure. L’Inde et la Perse ne sont encore que des objets de pure curiosité pour les hommes qui se livrent à la culture de l’imagination. Il s’écoulera peut-être un demi-siècle, avant que les poètes de notre pays rangent l’Inde et la Perse parmi leurs études habituelles. Ainsi la première source dont nous ayons à discuter l’utilité n’est autre que l’antiquité classique. Or, je ne crains pas de l’affirmer, cette source, quelque salutaire, quelque féconde qu’elle soit, ne suffirait pas à renouveler notre littérature. La Grèce est assurément une mère généreuse, une conseillère pleine de sagesse et d’autorité que les meilleurs esprits ne consulteront jamais sans fruit. Pourtant ce serait folie de demander à la Grèce le renouvellement de l’imagination française. Les plus beaux ouvrages enfantés sous le ciel d’Athènes contrarient, sur trop de points, nos idées religieuses et morales pour qu’il soit prudent de vouloir les imiter. Vainement invoquerait-on l’exemple glorieux d’André Chénier : il ne faut pas oublier que le chantre de la Jeune Captive, en se nourrissant du lait de la poésie grecque, ne portait pas son ambition au-delà du style. Ramenée à ces termes, l’étude de l’antiquité mérite en effet les plus vives sympathies. Depuis la simplicité homérique jusqu’à la grâce alexandrine de Théocrite, depuis l’énergie virile d’Eschyle jusqu’au génie un peu efféminé d’Euripide, depuis les strophes impérieuses de Pindare jusqu’aux pensées délicates de Bion et de Moschus, la Grèce est pleine d’enseignements ; mais, pour tirer parti des leçons qu’elle nous offre, il faut surtout porter son attention sur la sobriété du style. Nulle part mieux qu’à l’école d’Athènes, nous ne pouvons apprendre l’art d’enfermer en peu de mots des pensées abondantes. Rome ne vient qu’en seconde ligne, car elle confond trop souvent la concision avec la précision. Athènes est et demeure la maîtresse souveraine, dans toutes les questions qui se rattachent à l’expression de la pensée ; Rome, souvent plus mâle dans la conception, n’a jamais rencontré dans le maniement de la parole la même grâce, la même spontanéité, la même harmonie. Le style d’Athènes est un chant mélodieux ; le style de Rome, plus viril, j’en conviens, est loin d’avoir le même charme. Toutefois, je crois fermement que la littérature française, en se modelant sur la littérature grecque, se condamnerait à la stérilité. En dehors des questions de style, la Grèce ne peut nous donner que des conseils, car, en reprenant les sentiments et les pensées qu’elle a si éloquemment exprimés, nous n’avons devant nous qu’une seule route ouverte, la route de la servilité.

L’Europe moderne, alliée à la France par la religion, par la philosophie, par le développement politique, n’est pourtant pas sans danger dans l’ordre littéraire, dès qu’on veut chercher en elle un sujet d’imitation. Je m’explique. Leibnizz a pu rêver la création d’une langue universelle, et son rêve n’avait rien d’insensé, puisque l’illustre auteur de la Théodicée ne songeait qu’aux intérêts de la philosophie ; mais, dans l’ordre poétique, ce rêve, s’il venait à se réaliser, ne porterait aucun profit à l’imagination. La vérité proclamée pour la première fois par l’illustre médecin de Cos, reprise par Montesquieu et plus tard par Herder, n’a pas encore perdu aujourd’hui une parcelle de sa valeur : les langues et les races dépendent de la configuration des lieux. Vouloir ramener la poésie de tous les peuples à l’unité ne va pas à moins qu’à tenter l’impossible. Il ne faut jamais oublier que chaque peuple a son génie et ne peut s’en dépouiller. La fierté castillane, la mollesse italienne, la rêverie allemande, la mélancolie anglaise, ne sont pas de purs caprices, des accidents passagers, et ce qui le prouve, c’est que nous pouvons compter sans peine les génies qui ont dérogé au caractère de leur pays. Contre Dante, aussi mâle qu’Eschyle, nous avons Pétrarque, l’Arioste et le Tasse. Byron ne pouvait naître en Allemagne. Goethe ne pouvait naître en Angleterre ; sur les bords du Rhin ou de la Tamise, Cervantes n’eût pas été compris. Si l’Europe moderne peut offrir à la France d’utiles enseignements, elle ne peut jamais devenir pour elle un sujet d’imitation. Consultons-la, étudions-la, nourrissons-nous de sa pensée, mais n’essayons pas de transplanter chez nous les procédés familiers à son intelligence, car l’imitation la plus fidèle, la plus ingénieuse, n’aboutirait jamais qu’à la stérilité, n’obtiendrait que l’indifférence. À cet égard, nous pouvons parler avec une entière sécurité, nous n’avons pas à redouter le reproche de présomption. L’expérience a été faite sous la restauration, et chacun sait les fruits qu’elle a portés. Pendant quinze ans, la France s’est évertuée à imiter l’Europe moderne, et n’a réussi qu’à produire des œuvres impersonnelles. Les hommes qui ont laissé de leur passage une trace durable et glorieuse n’ont gravé leurs noms dans toutes les mémoires qu’en renonçant à l’imitation. Quant à ceux qui se sont donnés pour les filleuls de Shakespeare ou de Calderon, de Goethe ou d’Alighieri, les mémoires les plus complaisantes n’ont pas retenu leurs noms. Cette leçon vaut la peine d’être méditée.

Pour se renouveler, pour se rajeunir, l’imagination française, tout en tenant compte de l’antiquité classique et de l’Europe moderne, doit surtout consulter l’histoire même de la France dans l’ordre littéraire. C’est là, si je ne m’abuse, qu’elle puisera les enseignements les plus salutaires. Original chez les trouvères et les troubadours, libre encore dans ses allures après la mort politique de la langue romane, rajeuni d’abord, puis bientôt détourné de sa voie par la renaissance, qui l’aurait mené à l’impersonnalité si elle n’eût été contrariée dans son action, plus puissant et plus fécond au xviie  siècle dès qu’il interprète l’antiquité au lieu de la copier, fidèle au passé, mais fidèle à sa vocation quand il transforme le génie d’Athènes, moins pur sans doute, moins harmonieux dans ses œuvres, plus expansif, plus contagieux lorsqu’il s’abandonne tout entier à ses inspirations, le génie français dit assez à la génération nouvelle le chemin où elle doit s’engager. L’étude exclusive de l’antiquité classique la glacerait et paralyserait ses mouvements ; l’étude de l’Europe moderne, tout en lui suggérant des idées nombreuses et variées, tuerait en elle toute originalité. Il faut donc absolument qu’elle rentre en elle-même et s’interroge, si elle veut devenir vraiment forte. Le passé, conseil utile pour tous, ne peut séduire, comme sujet d’imitation, que les intelligences boiteuses.

Si la génération nouvelle se décide à s’interroger, si elle renonce à décrier l’antiquité, qu’elle connaît assez mal, à copier au hasard l’Europe moderne, qu’elle accepte follement comme un symbole de protestation contre l’antiquité, alors, mais alors seulement, elle entrera dans une voie féconde, et nous verrons s’accomplir sous nos yeux de prodigieuses métamorphoses. Le roman s’occupera de l’homme, de ses passions et de ses pensées, et négligera l’ameublement et le costume. Les bahuts et les tentures disparaîtront devant l’analyse de la souffrance. La décoration une fois simplifiée, les personnages s’agrandiront. Au théâtre, le changement sera peut-être plus frappant encore, car de toutes les formes littéraires la forme dramatique est aujourd’hui la plus malade. Nous verrons l’émotion prendre la place de la curiosité. Les spectateurs n’auront plus devant eux des panoplies que le poète baptise des noms les plus fameux ; les armures vides et sonores ne se promèneront plus sur la scène pour éblouir le regard sans occuper la pensée, et ce jour-là le bout-rimé sera détrôné. Enfin la poésie lyrique, la plus personnelle de toutes les formes littéraires, si l’on se reporte à son origine, à sa mission, et qui cependant, depuis tant d’années, a réussi à devenir impersonnelle, retrouvera sa vraie nature en renonçant à la description ; elle n’essaiera plus de jouter avec l’école vénitienne, avec l’école flamande ; elle n’engagera plus une lutte impuissante avec Rubens, avec Paul Véronèse, et se contentera d’exprimer des pensées élevées, des sentiments généreux.

Et qu’on ne m’accuse pas de rêver des prodiges imaginaires, des métamorphoses qui ne se réaliseront jamais : j’ai la ferme conviction que toutes ces prophéties pourront s’accomplir. Ma conviction est d’autant plus profonde, que l’histoire entière me donne raison, et que les trente dernières années, c’est-à-dire le passé d’hier, démontrent jour par jour la vérité de ma pensée. Pourquoi la littérature impériale occupe-t-elle si peu de place dans la mémoire des hommes éclairés ? N’est-ce pas parce qu’elle s’est entêtée à copier servilement l’antiquité classique ? On me répondra qu’elle l’a parodiée, cela est vrai ; mais l’eût-elle comprise assez bien pour ne pas la défigurer, elle n’eût pas échappé à l’oubli. Pourquoi tant d’essais applaudis avec fracas sous la restauration ont-ils laissé si peu de traces ? N’est-ce pas parce qu’ils relevaient de l’Europe moderne, au lieu de relever du génie national ? La question n’est pas difficile à résoudre. Enfin, pourquoi Mérimée, Lamartine, Béranger, George Sand, ont-ils conquis une popularité durable ? N’est-ce pas parce qu’ils ont exprimé, dans une langue harmonieuse et limpide, des pensées personnelles qui ne relevaient ni de l’antiquité ni de l’Europe moderne ?

L’étude peut féconder le génie, mais ne réussira jamais à le suppléer. Laissons à chacune de nos facultés son rôle et sa mission. La génération nouvelle, moins puissante et moins glorieuse à cette heure que la génération arrivée à maturité, qui se repose et déserte le combat avant d’avoir usé ses forces, ne manquera pas de conquérir dans l’histoire une place importante, si elle veut comprendre la vraie nature des devoirs imposés à l’imagination aussi bien qu’à la volonté. Qu’elle étudie le monde intérieur, qu’elle sonde la conscience, au lieu de compter les couleurs d’une toge ou d’un surcot, d’un tabard ou d’une tunique ; qu’elle écoute les battements du cœur, au lieu de promener la main sur les clous d’une armure, et l’avenir ne lui manquera pas.

Que si nous essayons d’exprimer par une formule philosophique le sens intime de toutes les pensées, de tous les arguments qui viennent de se produire, cette formule ne sera pas difficile à trouver ; il s’agit tout simplement d’opposer l’esprit à la matière. Le matérialisme a corrompu notre littérature, le spiritualisme peut seul lui rendre son éclat et sa jeunesse. À mesure que la poésie attribuait au monde extérieur une plus grande importance, l’homme allait s’amoindrissant. Que la matière redescende au rang qui lui appartient, que l’esprit remonte au rang qu’il n’aurait jamais dû quitter, et l’art renouvelé retrouvera l’autorité qu’il a perdue. C’est mon vœu, c’est mon espérance ; c’est le vœu, c’est l’espérance de tous les hommes sensés.