(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre IV. — Molière. Chœur des Français » pp. 178-183
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(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre IV. — Molière. Chœur des Français » pp. 178-183

Chapitre IV. — Molière.
Chœur des Français

Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable.
Le Misanthrope, acte II, scène v.

Pendant que les Allemands nous prouvent que Molière n’est pas un bon poète comique, nous n’avons pas cessé d’entendre les Français chanter sa gloire :

Gloire à Molière, le plus grand des poètes comiques !

La première règle de la comédie, c’est de peindre l’homme de tous les temps. Représentation de la nature humaine244, l’art comique a pour condition la science des traits éternellement communs de l’humanité245. Ses personnages, élevés du particulier au général, résument en eux des catégories entières ; ils participent de la nature immuable et essentielle de l’homme, un hypocrite a quelque chose de l’hypocrisie absolue, un jaloux, quelque chose de la jalousie absolue ; leur nom propre devient un substantif commun ; ils sont de tous les pays, et demeurent à jamais contemporains des générations qui se succèdent246. Telle est la première règle, et Molière est le poète comique qui a porté le regard le plus pénétrant et le plus ferme dans les ténèbres intimes du cœur humain247. Il a écrit pour tous les hommes248.

La deuxième règle de la comédie, c’est de peindre les originaux d’une société. Représentation des mœurs sociales dans le cercle de la vie privée249, le drame comique a pour condition l’observation250. Ses personnages ne sont point des êtres abstraits, allégoriques, symboliques. Un hypocrite, un jaloux ont une existence individuelle, une patrie, une date251. Telle est la seconde règle, et avant Molière les comédies n’étaient que des tissus d’aventures singulières où l’on ne songeait point à peindre les mœurs252.

S’il existait quelque part un être isolé, qui ne connût ni l’homme de la nature, ni l’homme de la société, la lecture de ce grand poète pourrait lui tenir lieu de tous les livres de morale et du commerce de ses semblables253.

La troisième règle de l’auteur comique, c’est de ne pas se peindre lui-même. Son génie est impersonnel254. Il a pour antagoniste-né le génie lyrique, qui sans cesse se chante, se raconte et se décrit, qui se mire dans les choses, se sent dans les personnes, intervient et se substitue partout, et rend impossible la diversité255. Le poète comique, au contraire, est le miroir du monde, et son moi ne doit jamais paraître. Voilà la dernière règle : quel poète a su s’effacer derrière ses personnages avec autant d’art et de modestie que l’auteur du Tartuffe, d’Harpagon et des Femmes savantes, plus prompt aux métamorphoses que le Protée de la fable antique256 ?

Aristophane est un grand poète. Il a une imagination, une verve bouffonne, une puissance créatrice incomparables ; mais il n’a point de caractères, et si son coloris est plein d’éclat, son burin est sans pénétration257. Ses comédies, trop locales pour être vraiment humaines, ne sont que des satires empreintes d’un caractère d’actualité transitoire258. Il met la muse comique au service de ses passions politiques et de ses haines personnelles259. En un moment, il a démasqué un traître, insulté un magistrat, flétri un délateur, calomnié un sage260. C’est un citoyen qui agit, un pamphlétaire qui combat261. Pour comprendre ses écrits, tantôt il faut relire les historiens, et suivre les phases diverses d’une guerre on les mouvements d’une révolution intérieure ; tantôt il faut demander des détails à un scholiaste, et scruter jusqu’au dégoût les mystères scandaleux d’une biographie oubliée262.

Ménandre a fondé en Grèce un genre de comédie plus régulier et plus complet que celui d’Aristophane. Il a étudié la nature humaine d’après une méthode plus arrêtée et plus philosophique263. Mais il n’a point créé de types qui soient demeurés l’expression éternelle d’un sentiment, d’un vice, d’une passion ; il n’a pas perpétué dans la langue des noms de personnages qui aient servi à définir des familles264.

Shakespeare, plus grand dans la tragédie que dans la comédie, parce que la première comporte mieux les fantaisies de l’imagination, et que la seconde doit ressembler davantage à une peinture265, Shakespeare ne met presque jamais la vie réelle sur la scène comique266. Nulle vraisemblance, une complication d’incidents bizarres, une exagération, une caricature presque continuelle, un dialogue étincelant de verve et d’esprit, mais où l’auteur paraît plus que le personnage ; voilà le fond de ses comédies267. Elles n’ont point de but moral268. Elles ne pénètrent pas dans les tortueux replis de l’âme humaine, et de l’âme compliquée par la société269. Elles amusent, elles étonnent ; mais ce ne sont point des leçons de mœurs270. C’est un genre faux, agréablement touché par un homme de génie271.

La vraie comédie doit arriver au plaisant par le sérieux, et faire jaillir le ridicule des profondeurs de la nature humaine272 Il faut que son dénomment décèle une utilité morale, et laisse voir le philosophe caché derrière le poète273.

Tirant le comique du fond des caractères, et mettant sur la scène la morale en action, un poète français est devenu le plus aimable précepteur de l’humanité qu’on eût vu depuis Socrate274.

Gloire à lui ! gloire à Molière, le premier des poêles comiques !