(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — M. de Voltaire, et l’abbé Desfontaines. » pp. 59-72
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — M. de Voltaire, et l’abbé Desfontaines. » pp. 59-72

M. de Voltaire, et l’abbé Desfontaines.

Pierre François Guyot Desfontaines étoit de Rouen, fils d’un conseiller au parlement. Il fit ses humanités dans cette ville, chez les jésuites ; entra dans ce corps en 1700, & le quitta quinze ans après, étant prêtre. Ses supérieurs & ses confrères regardèrent sa sortie de la société comme une perte pour elle. On n’eût pu mettre en de meilleures mains que les siennes le Journal de Trévoux. A son entrée dans le monde, il fut accueilli par le cardinal d’Auvergne, qui protégeoit les gens de lettres & qui le garda même quelque temps chez lui. On lui donna la cure de Thorigny en Normandie. Il en prit possession : mais l’état de curé lui convenoit encore moins que celui de jésuite. Son genre de vie & son goût pour les belles-lettres le déterminèrent à renoncer à son bénéfice, & à venir fixer son séjour dans la capitale. Il y fut appellé en 1724 pour travailler au Journal des sçavans.

Cet écrivain, qui se croyoit si redoutable, s’est essayé dans plusieurs genres. Il a fait de mauvais vers, des traductions médiocres & des histoires qu’on ne lit point. Rien n’a plus contribué à lui faire un nom que l’espèce de tribunal qu’il osa s’ériger lui-même pour juger tous les ouvrages nouveaux. Ses extraits insérés dans le Journal des sçavans, en donnant à ce Journal un peu plus d’intérêt & de chaleur qu’il n’en avoit auparavant, ne firent point oublier ceux des Sallo, des Gallois & du président Cousin. Cependant ils lui donnèrent une sorte de réputation. Il ne s’étoit jusques là fait connoître que par une critique du livre de la religion prouvée par les faits, & par une autre de la tragédie d’Inès de Castro, sous ce titre : Paradoxes littéraires. Mais, dès ce moment, on peut dire qu’il devint célèbre. On recherchoit tout ce qui sortoit de sa plume. Les Libraires, au commencement de l’année 1723, refusèrent d’imprimer le Journal des sçavans, faute de débit ; &, l’année suivante ils changèrent d’avis. C’étoit un des ouvrages périodiques qui avoient le plus de vogue. Avec quelque distinction que l’abbé Desfontaines s’acquittât de son emploi, des mécontentemens le lui firent abandonner trois ou quatre ans après qu’il s’en fut chargé.

Né sans fortune & malheureusement incapable de s’en procurer, étant d’un caractère inquiet, caustique & porté à l’indépendance, il fut réduit à ne vivre que de sa plume ; mais il trouva toujours en elle des ressources qui n’eussent peut-être pas convenu à tout autre. La stérile fécondité de son génie, la variété de ses connoissances, quoique superficielles, l’habitude du travail, cette promptitude avec laquelle il concevoit & exécutoit des plans d’ouvrages, & surtout son intelligence à tirer parti de ceux des autres, à partager le fruit de certaines productions auxquelles il n’avoit fait que présider & prêter quelquefois sa plume & son nom ; tous ces divers moyens l’empêcherent peut-être de sacrifier, comme tant d’autres à la bassesse & d’encenser les ridicules de la grandeur & de l’opulence. Son talent devenoit pour lui de jour en jour plus lucratif. Vers le commencement de l’année 1735, il obtint un privilège du roi pour faire des observations sur les écrits modernes. Il en publioit une feuille toutes les semaines.

On ne connoissoit guères avant lui ce genre de critique qui, sans donner dans la sécheresse de la froide analyse ni dans le dégoût de l’érudition, ne prend de celle-ci que ce qu’elle a d’agréable. Le sel & les agrémens dont il eut soin d’assaisonner ses feuilles, les firent moins rechercher des personnes sçavantes que des esprits frivoles. Les femmes surtout les trouvoient amusantes. C’est dans ces écrits périodiques que Desfontaines a paru aux yeux de ses partisans l’Aristarque de nos jours : c’étoit à leur gré un critique judicieux, qui avoit le tact sûr, avec un talent singulier pour saisir les beautés & les endroits foibles d’un ouvrage ; pour les présenter au public dans leur vrai point de vue, pour les lui présenter d’une manière élégante & enjouée ; un observateur qui mettoit de l’intérêt dans les moindres choses, qui sçavoit l’art d’amuser & d’instruire, de fondre habilement, dans l’occasion, toute cette érudition qu’il avoit puisée dans les meilleurs écrivains anciens & modernes. A les en croire, il étoit comparable en quelque sorte à Lucien, à Horace & à Boileau, occupé comme eux à combattre sans cesse les ennemis du bon goût, l’ignorance, le faux bel-esprit, le néologisme, le stile précieux. Ce qu’il y a de certain, c’est que la méchanceté de son cœur & la vénalité qu’on reprochoit à sa plume, ont fait souvent appeler de ses prétendus arrêts. Des observations justes & impartiales ne lui auroient pas attiré tant de brocards & de libèles diffamatoires, & l’on n’eût pas dit de lui :

Il n’a point de vertus, il n’a que des talens.

Aussitôt qu’il se fut acquis un nom dans la république des lettres, il se fit présenter à M. de Voltaire par un ami commun. L’illustre poëte reçut cet abbé comme il a coutume de recevoir tous ceux qui ont une espèce de célébrité. La liaison fut bientôt faite. Elle dura quelques années. Ce qui la rompit, ce fut une réflexion sur la tragédie de la Mort de César & une plaisanterie insérées dans les feuilles périodiques.

Ces traits ne méritoient que du mépris. On avoit déjà publié tant de libèles contre l’Homère François, qu’il auroit pu y être insensible. Mais ce qui l’étonna, ce fut la main d’où partoit le coup. On doit des égards à ses amis : l’abbé Desfontaines avoit toujours fait profession d’être un des plus zélés partisans de M. de Voltaire. Celui-ci se plaignit : l’abbé convint de la justice des reproches & se mit en devoir de réparer sa faute. Mais toutes les satisfactions qu’il imagina pour s’acquitter envers l’auteur du Temple du goût & de la tragédie de la Mort de César, n’appaisèrent point l’offensé, peut-être trop sensible. L’un croyoit qu’on lui avoit manqué essentiellement, & l’offenseur prétendoit avoir été trop loin dans sa réparation. L’un & l’autre voulurent d’abord & ne purent se réconcilier. « Ma patience, disoit l’abbé Desfontaines, a eu un assez long cours. Le deuil que j’ai porté de son amitié est fini. »

Dès-lors il n’eut plus de ménagement pour un écrivain dont il étoit, à la fois, le plus grand admirateur & le censeur le plus rigide. Il décrioit, autant qu’il étoit en sa puissance, les chefs-d’œuvre qu’il voyoit enfanter par ce génie universel. On accusa même cet abbé, prosateur excellent, mais poëte détestable, d’avoir inséré des vers de sa façon dans une édition de la Henriade. Il n’y avoit que la force de la vérité qui pût l’obliger de rendre justice à son ennemi. Lorsque la comédie de l’Enfant prodigue parut, tout Paris fut partagé pour deviner le nom de l’auteur, qui ne se déclaroit pas. L’abbé Desfontaines soutint que la pièce ne pouvoit appartenir qu’à M. de Voltaire, étant remplie de ces traits de génie & de feu qui décèlent le grand maître. L’énigme fut à la fin découverte. L’explication qu’en avoit donnée l’observateur hebdomadaire fit beaucoup d’honneur à son jugement.

Toutes les fois qu’il eut à parler de Mérope, d’Alzire, de Zaïre, pièces redemandées si souvent au théâtre & toujours nouvelles par le plaisir qu’elles causent, il se répandit en éloges. Mais ces louanges étoient en même temps accompagnées de réflexions amères. Il releva peut-être quelques légères fautes. L’équité demande qu’on fasse cet aveu ; l’avantage des lettres ne l’exige pas moins : mais s’il n’a pas toujours été injuste dans ses critiques, peut-on excuser le motif qui les lui dicta ? D’ailleurs, est-il au pouvoir de l’homme de faire des ouvrages sans imperfection ? L’animosité dirigea le plus souvent sa plume. Il étoit forcé de reconnoître dans M. de Voltaire des parties admirables, mais il s’obstinoit à lui refuser celle de l’invention.

Un pareil reproche, effet d’une haine personnelle, & que ses échos répètent quelquefois, pour se donner un air important, est assurément une injustice manifeste. Quoique Sémiramis, Rome sauvée, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, l’Essai sur l’Histoire générale, le Siècle de Louis XIV & la Pucelle, poëme dans le goût de l’Arioste pour l’invention & pour la singularité, n’eussent point encore paru du vivant de l’abbé Desfontaines, il avoit cependant assez vu de productions de ce génie brillant & fécond, pour avoir remarqué qu’il étoit aussi créateur. Cette maligne disposition de notre prétendu Aristarque à l’égard du premier écrivain de la nation, ne parut pas à celui-ci devoir mériter de l’indulgence. Aussi Desfontaines n’est-il pas ménagé dans le Discours sur l’envie, dans l’Epître à M. le président Hénault & dans quelques autres pièces fugitives de M. de Voltaire. On voit avec peine ces marques de ressentiment à côté des plus belles leçons de morale & de philosophie. Ce contraste frappe surtout ceux qui savent tant de traits honorables pour ce grand poëte. On l’a vu faire accueil à de certains Zoïles qu’il n’ignoroit pas avoir écrit contre lui par amour d’un gain sordide. Avant son départ pour la Prusse, il donnoit chez lui des représentations. Un jeune homme, depuis comédien en Allemagne, devoit faire un rôle dans une pièce. M. de Voltaire, en le montrant à Madame de ***, lui dit : Vous voyez bien cet acteur : il a, dans sa poche, des vers qu’il a faits contre moi. Si je le lui disois, je le ferois mourir de honte.

La cruelle aventure de Bicêtre, où l’abbé Desfontaines fut mis en 1725, devint surtout la source de son extrême animosité contre M. de Voltaire, qui le servit bien alors, qui courut à Fontainebleau où la cour se trouvoit, qui employa tout le crédit qu’il avoit à celle de M. le duc, qui réussit enfin à procurer & son élargissement & la discontinuation d’un procès où il s’agissoit de la vie. Cet abbé poussa l’ingratitude jusqu’à méconnoître la main qui l’avoit secouru. Il nia que son bienfaiteur se fût donné tant de mouvemens.

Parmi les personnes amies de M. de Voltaire, qui s’employèrent pour la délivrance de l’abbé Desfontaines, il faut comprendre principalement M. le comte d’Argenson. Voici le fait, comme on le tient du P. Vinot de l’Oratoire & chanoine de Tours, qui fut sollicité par l’abbé Desfontaines pour rendre témoignage en sa faveur.

Cet abbé, dans son danger extrême, se réclamoit de toutes les personnes de sa connoissance. Quoique le P. Vinot l’eût peu connu, il n’osa point, par commisération, refuser de lui rendre service. Il dressa promptement une attestation de vie & de mœurs depuis le temps qu’ils avoient eu quelque relation ensemble, & donna l’écrit à M. d’Argenson qui, déjà prévenu par M. de Voltaire, fit valoir l’attestation. L’abbé sortit de Bicêtre au bout de quinze jours. Le magistrat de la police prit lui-même la peine de le justifier, « non seulement aux yeux de sa famille, mais encore par une lettre qu’il écrivit à M. l’abbé Bignon ; & cette lettre ayant été lue dans l’assemblée des journalistes, l’abbé Desfontaines fut rétabli d’une voix unanime ».

Que M. de Voltaire ait parlé trop souvent ou point du tout du service rendu, la chose n’importe guères. Il est des bornes que doivent toujours respecter les belles ames. Les prétentions des bienfaiteurs n’autorisent jamais l’oubli des bienfaits ; & c’est à quoi ne pensa point assez l’abbé Desfontaines, qui déchiroit indifféremment & impitoyablement tous les auteurs, témoin le célèbre Piron*.

Le premier génie de la nation est celui qu’il maltraita le plus. La Voltairomanie est l’opprobre de cet abbé. D’ailleurs cet écrit n’est que pour amuser la canaille : aussi trouva-t-on l’ouvrage si affreux, qu’il le désavoua bien vîte à la police. Ce désaveu, signé de sa main, fut imprimé dans plusieurs gazettes. Il y avoit dans celle d’Amsterdam, du mardi 19 mai 1741 : Je me croirois déshonoré, si j’avois la moindre part à cet infâme libèle. Mais personne ne prit le change, & l’on n’a pas manqué de comprendre la Voltairomanie dans la liste qu’on a donnée récemment de tous ses ouvrages. Cet excès de vengeance ne fut, dit-on, qu’une réponse au Préservatif ou Critique des Observations sur les écrits modernes. Quelle justification ! D’abord, une faute n’autorise pas l’autre ; secondement, le Préservatif est d’un autre ton ; en troisième lieu, cet ouvrage est-il de M. de Voltaire ? M. le chevalier de *** n’en a-t-il pas tout l’honneur ?

Les deux libèles pouvoient avoir les suites les plus funestes. Il y eut des plaintes portées en justice. On vit le moment où l’histoire des Couplets de Rousseau alloit se renouveller. Heureusement on étouffa cette affaire ; mais la haine de l’abbé Desfontaines n’en fut que plus implacable. M. de Voltaire l’éprouva dans toutes les occasions. Il parut des libèles contre lui en 1743, lorsqu’au grand étonnement de la France & de toute l’Europe, il n’obtint pas une place vacante à l’académie Françoise. On reconnut sans peine l’auteur de ces écrits clandestins. Le poëte auroit dû les mépriser. L’indignité de ces manœuvres lui fit maudire, plus d’une fois, comme le Tasse, Apollon & toutes ses inspirations divines. Une dame disoit à M. de Voltaire, qu’il devoit goûter une grande satisfaction, d’avoir fait tant de belles choses. « Je suis, lui répondit-il, comme le mari d’une coquette, dont tout le monde jouit excepté lui. »

Enfin, l’abbé Desfontaines mourut à Paris, au mois de décembre 1745. Il fut assisté, à la mort, par un de ses anciens confrères, le célèbre P. Ségaud. On peut bien s’imaginer que ses cendres ne furent guères respectées. Une hydropisie l’emporta, & l’on fit, à ce sujet, des allusions cruelles à d’autres périls qu’il avoit courus. Très-peu de gens connoissent son épitaphe*.

Ci gît qui fit frémir Apollon & Vénus.

Rien ne le caractérise mieux que sa fameuse réponse à un ministre, qui lui reprochoit de faire un métier de la satire, il faut que je vive : le ministre lui répliqua froidement, qu’elle nécessité ? Malgré tous ses défauts, on a prétendu que d’ailleurs c’étoit un homme doux, affable, poli dans le commerce de la vie. De-là sans doute, cette application maligne & déplacée des vers si connus de Marot.

Sentant le hart de cent pas à la ronde ;
Au demeurant, le meilleur fils du monde.

L’abbé Desfontaines avoit peu de saillies heureuses. Plusieurs de celles qu’on cite de lui sont apocryphes. Pour le retrouver, il falloit le mettre sur quelque point de littérature, en éloignant de lui tout motif de prévention & de partialité. Autrement, sa conversation n’étoit guères intéressante. Il n’avoit rien non plus dans sa physionomie qui annonçât un homme d’esprit.