(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Racine, et Pradon. » pp. 334-348
/ 1184
(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Racine, et Pradon. » pp. 334-348

Racine, et Pradon.

Que le public est souvent injuste & précipité dans ses décisions ! Il n’est juge infallible qu’à la longue. Comment reçut-il d’abord Athalie & le Misantrope ? Une ombre dans Sémiramis l’a révolté. Un coup de canon, hasardé dans un endroit terrible, a fait tomber Adélaïde. Il a fallu que la pièce, pour être applaudie, ait reparu longtemps après sous un autre titre. C’est ainsi qu’on arrête l’essor du génie, & que ceux qu’il inspire sont contraints de sacrifier des beautés sublimes & véritables à des beautés de convention & de caprice. La cabale est cause de tout. On ne garde aucun frein dans son enthousiasme ou dans son mépris. On confond toutes les distinctions. Celle que mérite un Athlête, blanchi dans la carrière de Sophocle & d’Euripide, est prodiguée à quiconque y fait le premier pas. A la première représentation de Mérope on demanda l’auteur. En conséquence, on demande tous les auteurs aujourd’hui pour peu qu’ils réussissent. Deux ou trois voix, élevées dans le parterre, procurent aisément la gloire de se donner en spectacle sur le théâtre, la tête ombragée de faux lauriers, & qui sont bientôt flétris. Toute pièce nouvelle, qui s’annonce avec quelque éclat, excite une guerre civile. On dispute, on s’échauffe, on s’aigrit. Caffés, foyers, promenades, sociétés particulières, tout retentit de cris glapissans. On ne voit qu’admirateurs, ou frondeurs, analyser, disserter, comparer, vouloir l’emporter les uns sur les autres. Deux femmes, rivales & beaux esprits, se mettent à la tête des factions. C’est une étonnante contrariété dont on n’apperçoit la déraison que longtemps après. Les mouvemens que se donne le monde auteur, connoisseur, amateur, & conduit par la partialité pour ou contre, ressemblent aux vagues d’une mer en fureur, qui vont & reviennent continuellement jusqu’à ce que le temps & le calme remettent les choses dans leur situation naturelle.

C’est à la faveur de quelques clefs de meute, que Pradon eut la gloire de balancer Racine, & même de paroître quelque temps avec plus d’éclat. Pradon étoit de Rouen. De toutes ses pièces, on ne joue que celle de Régulus. Mais l’amour le servit mieux que Melpomène. On connoît ces quatre vers en réponse à d’autres de la fameuse mademoiselle Bernard qu’il aimoit, & dont il ne recevoit que des plaisanteries :

Vous n’écrivez que pour écrire.
C’est pour vous un amusement.
Moi, qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Il n’eut de poëte que la figure, les distractions, l’extérieur négligé, les saillies & les aventures singulières. Voyant un jour siffler une de ses pièces, il siffla comme les autres. Un mousquetaire, qui ne le connoissoit point, & dont il s’obstinoit à ne vouloir pas être connu, prit sa perruque & son chapeau qu’il jetta sur le théâtre, le battit, & voulut, pour venger Pradon, percer de son épée Pradon lui-même. Il étoit d’une si grande ignorance, qu’il transporta plus d’une fois des villes d’Europe en Asie. Un prince lui en ayant fait des reproches : Oh ! lui répondit Pradon, votre altesse m’excusera, c’est que je ne sçais pas la chronologie.

Quant à Racine, voici de nouvelles particularités sur sa personne.

Il naquit à la Ferté-Milon en 1639. C’est l’élève le plus illustre de Port-Royal. Etant enfant, il passoit les journées entières à l’étude des auteurs Grecs. Il cachoit des livres pour les dévorer à des heures indues. Il alloit souvent se perdre dans les bois de l’abbaye, un Euripide à la main, malgré la défense de quelques personnes dont il dépendoit, & qui lui en brûlèrent consécutivement trois exemplaires. La lecture de ce grand maître, dans l’art d’émouvoir les passions, frappa tellement son imagination tendre & vive, qu’il se promit bien dès-lors de les imiter un jour.

Il débuta, dans le monde, par une ode sur le mariage du roi ; elle lui valut une gratification : ce succès le détermina à la poësie. Il travailla pour le théâtre. Quand il fit la tragédie de Théagène, sur laquelle il consulta Molière, & celle des Frères ennemis, dont ce comique lui donna le sujet, il portoit encore l’habit ecclésiastique. Dans le privilège de l’Andromaque, Racine est intitulé, prieur de l’Epinai. Sa réputation s’accrut de jour en jour ; elle scandalisa les solitaires de Port-royal : ils pleurèrent tous sur ce poëte, & sur sa passion pour la Champmêlé. La mère Agnès, sa tante, ne voulut plus le voir. Nicole écrivit contre lui, le traita d’empoisonneur des ames. Racine se défendit, & tâcha de ridiculiser, dans une lettre, les messieurs & les religieuses de Port-royal. On lui répondit, & il repliqua. Cette rupture entre Port-royal & le poëte, qui faisoit tant d’honneur à ses maîtres, réjouissoit les jésuites. Racine en eut du scrupule : il s’en ouvrit à Despréaux, qui lui conseilla de ménager davantage des gens dont il avoit autrefois embrassé les idées, & dont il pourroit reprendre un jour la façon de penser. Il se réconcilia sincèrement avec eux : il quitta, pour leur plaire, la comédie & les comédiennes ; deux articles qui furent les préliminaires de la paix. Il ne travailla plus qu’à des tragédies saintes : mais sa dévotion ne réforma point son caractère naturellement caustique. Il peignit plus d’un personnage d’après nature. Il avoua que, dans celui du prêtre Mathan, il avoit en vue le P. le T… Ce poëte, dont tous les ouvrages respirent la douceur & la mollesse, renfermoit, dans son cœur, le fiel le plus amer. Indépendamment des épigrammes sur l’Aspar de Fontenelle, sur l’Iphigénie de Le Clerc, & sur la Judith de Boyer, qui sont imprimées, il en avoit fait près de trois cens autres qui ne nous sont point parvenues, & qu’on a brûlées à sa mort. Le nombre des couplets qu’il fit contre beaucoup d’académiciens & de personnes distinguées, est considérable. On jugera de ce qu’il sçavoit faire en ce genre, par ce couplet contre Fontenelle, à sa réception à l’académie Françoise :

Quand le novice académique
Eut salué fort humblement,
D’une Normande rhétorique,
Il commença son compliment,
                Où sottement,
De sa noblesse poëtique,
Il fit un long dénombrement.

Mais ne considérons Racine que par les endroits qui l’immortalisent. Voyons, dans cet écrivain, rival des tragiques Grecs & de Corneille pour l’intelligence des passions, une élégance toujours soutenue, une correction admirable, la vérité la plus frappante, point ou presque point de déclamation ; partout le langage du cœur & du sentiment, l’art de la versification avec l’harmonie & les graces de la poësie porté au plus haut dégré. C’est le poëte, après Virgile ; qui a le mieux entendu cette partie des vers. J’ajoute qu’en bien des endroits, c’est aussi le poëte le plus éloquent. Quel morceau d’éloquence que celui de la fameuse scène d’Agrippine & de Néron ! On reproche à Racine une continuelle uniformité dans l’ordonnance, dans les intrigues, dans les caractères. Tous les héros de la Grèce & de Rome qu’il a voulu peindre, il les a faits sur le modèle des courtisans de Versailles. On ne voit, dans ses pièces, que des amans & des amantes qui se quittent & qui renouent tour à tour. Malgré tous ces défauts, on a bien peu de pareils tragiques.

Voilà l’homme à qui Pradon osa se comparer. Sa cabale l’entretenoit dans cette bonne opinion de lui-même ; elle s’intriguoit pour lui gagner des suffrages. Pradon comptoit insolemment au rang de ses admirateurs saint Evremond, mesdames Deshoulières & de Sévigné, la duchesse de Bouillon, & le duc de Nevers, qui trouvoient misérables les pièces de Racine. Saint Evremond mettoit Andromaque & Britannicus, à côté de Marianne & d’Alcionée. La première scène de Bajazet, chef-d’œuvre en fait d’exposition, étoit, selon lui, totalement manquée. Madame de Sévigné, à qui la langue est redevable d’avoir un caractère de plus, cette femme unique pour le stile épistolaire & pour conter agréablement, dit toujours que Racine n’ ira pas loin  : c’est qu’elle le desiroit, ainsi que tous ceux de son parti, lequel, à la honte des talens & de la raison humaine, fut très-nombreux.

Racine redoutoit cette faction. Il fit longtemps mystère de sa Phédre. Dès que la cabale opposée l’eut pénétré, les amis de Pradon lui conseillèrent de le prévenir en traitant le même sujet, & de ne pas manquer une si belle occasion de triomphe. Pradon goûta cette idée & l’exécuta. En moins de trois mois sa pièce fut achevée. On joua celle de Racine sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le premier janvier de l’année 1677. Deux jours après, les comédiens du roi représentèrent la Phédre de Pradon.

La concurrence des deux nouveautés attire au spectacle une foule prodigieuse. Jamais Athènes, jamais Paris ne vit tant de cabaleurs. Ils l’emportèrent enfin, & la tragédie de Pradon fut jugée la meilleure.

Les deux Phédres sont d’après celle d’Euripide. L’imitation est à peu près semblable : même contexture, mêmes personnages, mêmes situations, même fond d’intérêt, de sentiment & de pensées. Chez Pradon, comme chez Racine, Phédre est amoureuse d’Hyppolite. Thésée est absent dans les premiers actes : on le croit retenu aux enfers avec Pirithous. Hyppolite aime Aricie, & veut la fuir. Il fait l’aveu de sa passion à son amante, & reçoit avec horreur la déclaration de Phédre. Il meurt du même genre de mort, & son gouverneur fait un récit. La différence du plan de chaque pièce est peut-être à l’avantage de la Phédre de Pradon. Mais quelle versification barbare ! Pour avoir une Phédre parfaite, il falloit le plan de Pradon, & les vers de Racine. C’est lorsque ces deux auteurs se rencontrent le plus pour le fond des choses, qu’on remarque mieux combien ils diffèrent pour la manière de les rendre. L’un, est le Rubens de la poësie ; & l’autre, n’est qu’un barbouilleur. On n’est point étonné que Racine ait mis deux ans pour écrire une pièce où il s’est surpassé lui-même, & qu’on peut regarder, ainsi que celle d’Athalie, comme le triomphe de la versification. Mais, ce qui surprend, c’est que Pradon ait été trois mois entiers à faire une pièce aussi négligée, & qu’elle ait eu le moindre partisan après celle de Racine.

En vain, quelques esprits sans prévention, & frappés des beautés de celui-ci, crièrent à l’injustice. En vain, au plus fort de l’orage, élevé contre Racine, son ami Despréaux fit tout ce qu’il put, en général habile & désespéré, pour ramener la multitude & faire entendre raison. Le grand nombre ne l’écouta point. On couroit à la Phédre de Pradon. Le parterre étoit gagné : les loges l’étoient aussi. Des crésus les faisoient retenir, y envoyoient, dans leurs carosses, des complaisans & des complaisantes, à qui l’on avoit fait la leçon pour applaudir avec transport. Le grand Rousseau lui-même eut la bassesse de se prêter à cette manœuvre, comme il l’a depuis avoué. Il n’osa point parler hautement en faveur du poëte qu’il admiroit : lorsque je voulois, disoit-il, défendre Racine contre Pradon, des favoris de Plutus me fermoient la bouche.

Madame Deshoulières étoit l’ame de ce parti. Enchantée de voir le peu de succès de la Phédre de Racine, elle fit, au sortir de la première représentation, ce fameux sonnet :

Dans un fauteuil doré, Phédre tremblante & blême,
Dit des vers où d’abord personne n’entend rien, &c.

Mais il ne parut point sous son nom : on ne fit que le répandre dans le public, & mettre certaines personnes dans la confidence : celles qui n’y étoient point, & qui d’ailleurs voyoient souvent madame Deshoulières, se firent une fête de lui apporter les vers nouveaux. L’abbé Tallemant sur-tout s’empresse de venir les lui lire à sa toilette, & d’en faire l’éloge ; elle les trouve admirables, & ne manque pas d’en prendre une copie pour les montrer à tous ceux qu’elle verroit. On cherchoit partout à deviner l’auteur. Les amis de Racine les attribuèrent au duc de Nevers, & parodièrent le sonnet :

Dans un palais doré, Damon jaloux & blême,
Fait des vers où jamais personne n’entend rien.

C’étoit aussi peu rendre justice à ce duc, dont on a des vers fort agréables, qu’il la rendoit peu lui-même à Racine, dont il n’estimoit point les ouvrages. Mais, dans une telle chaleur des esprits, pouvoit-on bien apprécier les choses ? Un parti ne cherchoit qu’à décrier l’autre, qu’à l’écraser. Outre ces couleurs affreuses dont on peignoit le duc dans la parodie, on y traita sa sœur indignement :

Une sœur vagabonde, aux crins plus noirs que blonds,
Va dans toutes les cours montrer ses deux tetons,
Dont, malgré son pays, son frère est idolâtre.

Il ne douta point que cette attrocité ne vint de Despréaux & de Racine. Dans son premier transport, il parla de les faire assommer. Le duc fit la parodie de celle qu’il leur attribuoit, & leur disoit :

Vous en serez punis, satyriques ingrats,
Non pas en trahison d’un sou de mort-aux-rats,
Mais de coups de bâton, donnés en plein théâtre.

Tous deux désavouèrent les vers dont le duc les croyoit les auteurs. Ils en appréhendèrent des suites terribles. Cette affaire eut pu réellement en avoir, sans le prince de Condé, fils du grand Condé, qui prit Racine & Despréaux sous sa protection, leur offrit un logement à son hôtel, & fit dire au duc de Nevers, & même en termes assez durs, qu’il regarderoit comme faites à lui-même les insultes qu’on s’aviseroit de leur faire. Le duc fut encore retenu par la crainte de s’attirer l’indignation du roi, qui les avoit tout récemment choisis pour écrire l’histoire de son règne.

A l’impression de la Phédre de Racine, ses ennemis firent de nouveaux efforts : ils se hâtèrent de donner une édition fautive. On gâta des scènes entières. On eut l’indignité de substituer aux vers les plus heureux des vers plats & ridicules ; jalousie horrible, partage des ames noires & lâches ; mais jalousie renouvellée depuis en différentes occasions par des écrivains obscurs & forcenés ; jalousie semblable à celle de ces peintres scélérats, dont les mains odieuses défigurèrent les plus beaux morceaux de le Sueur.

L’esprit de cabale, acharné contre Racine, le persécuta jusqu’à la mort. C’est ce même esprit qui fut cause du peu de succès d’Athalie, un des chefs-d’œuvre de la scène Françoise. Le temps seul a vengé l’auteur ; mais il n’emporta point dans le tombeau la satisfaction de jouir de sa gloire. La persécution de ses ennemis & la crainte d’avoir déplu au roi dans une affaire où madame de Maintenon l’avoit engagé, & où elle ne le soutint point, abrégèrent ses jours. Il voulut être enterré à Port-royal, & laissa un legs à cette maison. Son corps a depuis été transféré dans l’église de saint Etienne-du-Mont, & placé à côté de la tombe de Pascal.

Lorsque Racine fit voir à Corneille sa tragédie d’Alexandre, Corneille lui donna des louanges & lui conseilla, en même temps, d’abandonner la poësie dramatique, comme étant un genre qui ne lui convenoit pas. Celui de l’histoire l’eût peut-être également immortalisé, à juger du moins par celle que Racine avoit faite de Port-royal & dont la seconde partie a été perdue. On y découvre un historien d’un goût admirable & approchant de celui de Tacite. Il reste quelques fragmens manuscrits de cette seconde partie ; mais ils ne sont que plus sentir la perte qu’on a faite.

Le ridicule rival de ce grand homme mourut à Paris d’apoplexie, l’an 1698. Son épitaphe est connue :

        Ci gît le poëte Pradon,
Qui, durant quarante ans, d’une ardeur sans pareille,
        Fit, à la barbe d’Apollon,
        Le même métier que Corneille.