(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 532-537
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 532-537

POMPIGNAN, [Jean-Jacques le Franc, Marquis de] ancien premier Président de la Cour des Aides de Montauban, sa patrie, de l’Académie Françoise, de celle des Jeux Floraux, &c. né en 1709.

La lecture de ses Ouvrages, la connoissance de son caractere, l’estime des honnêtes gens, un coup-d’œil sur les motifs de ses ennemis, sont plus que suffisans pour le venger des injures qu’on a débitées contre lui. Les Philosophes ont bien pu tenter de le décrier dans le Public, parce qu’il a dédaigné leurs suffrages & s’est élevé contre leur cabale ; ils ont pu, au mépris de la tolérance & de l’honnêteté qu’ils ne cessent de recommander, l’accabler de leurs Brochures ; M. de Voltaire, entre autres, a pu venir à bout, par ses Diatribes quelquefois plaisantes & souvent abjectes, d en imposer aux Beaux-Esprits de Province & aux petits Esprits de la Capitale ; il n’en sera pas moins vrai que M. de Pompignan est un de ces hommes qui font le plus d’honneur à notre Littérature, par leurs talens & par leurs mœurs. Pour peu qu’on ait la connoissance du Théatre, sa Tragédie de Didon paroîtra toujours le début d’un génie capable d’égaler les plus Grands Maîtres, & particuliérement Racine que personne n’a atteint de plus près. On seroit en droit de lui reprocher d’avoir abandonné le Cothurne, si on ignoroit qu’il a dans son porte-feuille plusieurs autres Pieces excellentes, & dont le succès est assuré, pour peu que le goût & la justice conservent encore des droits parmi nous.

A le considérer comme lyrique, depuis Rousseau, on ne pourra citer aucun de nos Poëtes plus propre à remplacer ce Grand Homme, auquel il n’est pas inférieur dans plusieurs de ses Odes, & particuliérement dans celle qu’il a composée sur sa mort. Les Poésies sacrées de M. de Pompignan seront vengées du froid ridicule d’un bon mot, par quiconque est capable de reconnoître les vraies beautés par-tout où elles se trouvent ; ou, pour mieux dire, elles le sont déjà par l’empressement qu’on met à les rechercher.

Son Voyage du Languedoc, pour n’avoir pas la même aménité, l’heureuse aisance, le ton moëlleux de celui de Bachaumont & de Chapelle, n’en a pas moins le mérite de surpasser celui-ci par la correction, la variété, la noblesse, & la Poésie.

On chercheroit en vain, dans ses Epîtres & dans ses Discours philosophiques, ce ton d’aigreur & de cynisme, qu’un coloris séduisant n’est pas capable d’adoucir ; ces maximes hardies qui défigurent toutes notions ; cet appareil de sentiment qui n’échauffe que l’imagination & laisse le cœur froid. On y trouve en revanche des traits de force & de lumiere, des leçons de morale, des regles de goût qu’on peut adopter sans craindre de s’égarer. Tout ce que le Poëte y débite est toujours d’accord avec les vrais principes. Qu’on lise avec attention son Epître sur la décadence de notre Littérature, on y reconnoîtra sans peine le danger des travers qu’il condamne, la nécessité des préservatifs qu’il leur oppose, la sagesse des réflexions qu’il présente ; on y admirera sur-tout un Athlete vigoureux, luttant avec avantage contre les Champions de la nouveauté & du mauvais goût ; témoin ce morceau qu’on ne sauroit trop souvent opposer à la hardiesse des Novateurs & à la légéreté de notre Nation :

Oui, nous verrons bientôt de petits Conquérans,
Du Parnasse François audacieux Tyrans,
De leurs Maîtres fameux proscrire les merveilles,
Et leur orgueil briser le sceptre des Corneilles.
Tels on vit les Romains, dans leurs jours lumineux,
Du second des Césars dégrader l’âge heureux,
Ensevelir Horace & déterrer Lucile,
Préférer la Pharsale aux beaux Vers de Virgile,
Vanter l’esprit guindé du Maître de Néron,
Et bâiller sans pudeur en lisant Cicéron.
Déjà même la Langue, & moins belle & moins pure,
Rougit de se prêter à la simple Nature.
Cette heureuse clarté, son plus solide appui,
Et que l’Etranger même admiroit malgré lui ;
Cet ordre lumineux, le nombre, & la cadence,
Semblent abandonner nos Vers, notre Eloquence.
Le style deviens sec, moins nerveux que tendu,
Et, pour vouloir trop dire, on n’est plus entendu.
Le Public, désormais fasciné par ses guides,
Ne veut qu’être ébloui par des éclairs rapides.
Amoureux du bizarre, avide du nouveau,
Et, pour comble d’erreur, ennemi du vrai beau.

Nous ne citerons rien de ses Discours philosophiques, parce que tout y est d’une égale beauté ; nous dirons seulement qu’ils suffiroient pour faire la réputation d’un grand Poëte, & qu’ils passeront à la Postérité, malgré les cris de l’Envie, comme un des plus beaux monumens de la Littérature de ce Siecle.

M. de Pompignan ne s’est pas borné à la Poésie ; il s’est acquis encore des droits à la gloire d’être un de nos meilleurs Ecrivains en Prose. Sans s’attacher à cet appareil scientifique, à ces phrases prétendues sentencieuses, à ce contour pénible de pensées qu’on appelle du nerf, & qui ne donne au langage que de la gêne & de l’obscurité ; son style est simple, noble, ferme, lucide, correct, toujours plein de sentiment quand le sujet l’exige. L’Eloge historique du Duc de Bourgogne est un morceau d’éloquence qui nous retrace la noble simplicité des Anciens ; son Discours de réception à l’Académie, malgré tout le persifflage qu’il lui attira, peut être regardé comme la production de l’honnête homme, du sage Littérateur, du vrai Philosophe ; ses autres Discours Académiques offrent par-tout l’Ecrivain élégant, & assez formé sur les bons Modeles, pour en devenir un à son tour.

Ce qui acheve de prouver qu’il est un de nos meilleurs Littérateurs, est l’érudition qu’il joint au mérite du style & de la Poésie ; érudition qui n’est point fantastique & mendiée, comme celle de tant d’Ecrivains dont le fond consiste dans quelques Extraits lus sans réflexion, & insétés uniquement pour faire étalage, mais une érudition solide, étendue, choisie, dirigée par le goût, appuyée sur la connoissance de l’Hébreu, du Grec, du Latin, & de plusieurs Langues vivantes. Ses Dissertations, sa Lettre à M. Racine le fils, sur les Tragédies de son pere ; sa Traduction des Dialogues de Lucien, celle des Tragédies d’Eschyle sur-tout, sont autant de travaux qui déposeront en faveur de son génie, de son savoir, de ses lumieres, de son zele pour le progrès des Arts, contre les esprits jaloux qui l’ont attaqué sans le valoir ; contre les esprits superficiels qui l’ont jugé sans le connoître ; contre les Philosophes qui l’ont décrié sans pouvoir lui nuire ; ils prouveront encore, avec ses autres Ouvrages, l’énorme différence qu’il y a entre l’Honnête homme qui sait faire un noble usage de ses talens, & l’Ecrivain dangereux qui en abuse pour dépriser ceux de ses Rivaux.