(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXIX » pp. 316-320
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXIX » pp. 316-320

LXXIX

a propos de la tragédie de virginie, par m. latour de saint-ibar, au théatre-français. — état de l’art dramatique en france. — espérances déçues.

Le succès de la tragédie de Virginie se soutient au Théâtre-Français ; c’est le succès de mademoiselle Rachel plus encore que celui de l’œuvre elle-même. Virginie n’est qu’une sœur, et une sœur cadette de la Lucrèce de Ponsard. La pièce est bien, elle est conduite conformément à l’histoire, et raisonnablement ; il y a d’assez beaux vers et il n’en est pas qui choquent ; la couleur locale, les apostrophes aux dieux lares, les allusions aux coutumes romaines, la farine et le miel, l’orge et le sel, tout cela est assez à point employé ; mais ce qui donne le caractère dramatique, c’est l’accent de mademoiselle Rachel en deux ou trois moments, c’est son attitude simple, noble, virginale, dans toute la pièce ; elle est belle comme certaines figures des vases antiques. — Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que toute cette couleur d’André Chénier romain, où la scène se retrempe et rajeunit tant bien que mal sa teinte en ce moment, a été pour la première fois essayée et appliquée par un poëte peu connu, M. Jules de Saint-Félix, dans un recueil intitulé Poésies romaines. Ce recueil a été peu remarqué à l’époque de son apparition, et il aurait droit pourtant, en ce qui est du procédé, à revendiquer la priorité d’invention, si invention il y a.

Le succès même de ces deux dernières tragédies, Virginie et Lucrèce, peut servir à mieux mesurer la décadence et la déchéance des hautes pensées et des espérances ambitieuses qu’on avait d’abord conçues dans cette carrière dramatique, telle qu’elle se rouvrait il y a vingt-cinq ans. Alors en effet on se plaisait à concevoir une sorte de drame à la fois réel et idéal, qui reproduirait avec étude et fidélité les mœurs et les personnages de l’histoire, y associerait les passions éternelles de la nature humaine, et ferait parler le tout d’un ton plus simple et plus sincèrement poétique à la fois qu’on n’avait osé jusqu’ici. Les deux seuls beaux échantillons parfaits qu’on ait eus dans ce système dramatique moderne, tel qu’il était conçu alors par l’élite des esprits délicats, sérieux et élevés, ç'a été les deux pièces de Manzoni, Carmagnola et Adelchi. En France la Marie Stuart de M. Lebrun s’acheminait dans le même sens, mais avec timidité et avec entraves ; les Vêpres siciliennes de Casimir Delavigne ne faisaient pas un mouvement, pas un geste de ce côté. Dans les années qui suivirent Marie Stuart, on essaya encore, mais sans succès auprès du public ; le Cid d’Andalousie du même auteur n’obtenait point grâce. On attribuait ces difficultés alors à des gènes extérieures, à la censure qui interdisait certaines représentations historiques sur la scène et qui n’aurait point toléré certaines familiarités avec les grands personnages royaux ou ecclésiastiques. Les bons esprits, parmi les novateurs, se rejetaient dans les drames écrits, dans les essais développés en volume ou les chaudes esquisses dialoguées : on eut les États de Blois, les Barricades de Vitet ; on eut le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée. On se disait : « Patience ! quand la scène sera libre, nous verrons bien. » Au commencement de 1830, Hernani vint apporter du mouvement et comme un éveil de prochain espoir ; c’était étrange, c’était peu historique, c’était plus qu’humain et assez surnaturel, mais enfin il y avait éclat, poésie, nouveauté, audace. La critique, pendant tout ce temps-là (je parle de la critique qui compte) ; faisait son office avec zèle et courage ; elle s’attachait à réfuter les sottes querelles des adversaires, à démontrer qu’il y avait quelque chose de possible en dehors de l’ancien système, que le siècle devait avoir son drame à la scène comme il l’avait eu dans l’histoire. Je ne puis mieux comparer la critique d’alors qu’à ces ingénieurs et à ces officiers du génie qu’on envoie d’avance pour frayer le chemin, établir une chaussée à une armée qui les suit et qui fait une halte forcée. Les ingénieurs étaient donc à l’œuvre ; on essayait de tracer à la moderne bande des novateurs dramatiques une route qui tournât les temples de Racine et de Corneille et qui n’en fût pas écrasée ; car les vieux critiques, logés dans ces temples, en faisaient des espèces de forteresses d’où ils tiraient sur les nouveaux venus et croyaient leur barrer le passage. De là plus d’un combat. Il arriva même, je pense, que pour élargir un peu cette route disputée, il y eut quelques jeunes critiques plus osés qui n’hésitèrent pas à faire sauter (surtout du côté de Racine) quelque portion du marbre sacré, quelque coin des degrés de ces temples augustes. Bref, le chemin semblait tracé, il était clairement indiqué du moins, et il ne s’agissait plus pour les poëtes, surtout après juillet 1830, et la pleine liberté de la scène étant conquise, que d’y marcher et d’y faire leurs preuves. Or, qu’a-t-on vu ? Oh ! nous sommes très-certain que plus d’un, parmi les critiques-ingénieurs dont nous parlions tout à l’heure, a été honteux de voir pour qui il avait travaillé. Le faux historique, l’absence d’étude dans les sujets, le gigantesque et le forcené dans les sentiments et les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé ; on avait cru frayer le chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse mais civilisée, et ce fut une invasion de barbares. Après douze ou quinze ans d’excès et de catastrophes de tous genres, le public en est venu à ne plus aspirer qu’à quelque chose d’un peu noble, d’un peu raisonnable et de suffisamment poétique ; toutes les pensées suivies et les vues projetées, il y a vingt-cinq ans, ont été interrompues, et la tradition n’en a pas été recueillie par les générations mal guidées, survenues pêle-mêle, et sans aucun lien qui les rattachât à leurs aînées. Voilà comment deux pièces estimables, dont l’une (Lucrèce) est très-supérieure à l’autre, mais dont aucune ne réalise le moins du monde l’idéal moderne qu’on avait, à un moment, entrevu, voilà comment ces deux pièces qui ne sont que de très-nobles essais de poëtes qui sembleraient à peine encore émancipés de la plus excellente des rhétoriques, ont été presque un événement : il y a vingt-cinq ans, à une époque qui comptait parmi les juges de la tentative dramatique, non-seulement les jeunes esprits sérieux de la France, mais des témoins attentifs et des juges européens, tels que Goethe, Walter Scott et Manzoni, en eût-il été de la sorte ? il n’est pas même besoin de faire la réponse.