(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — A — article » pp. 179-182
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — A — article » pp. 179-182

Aubignac, [François Hedelin, d’] Abbé, né à Paris en 1604, mort à Nemours en 1676.

Lorsque le Cardinal de Richelieu le chargea de composer un Ouvrage didactique sur la Poésie théatrale, ce Ministre ignoroit sans doute que les bons modeles instruisent bien plus que les préceptes & les réflexions. Un homme dépourvu de génie & de goût, s’exercera instructueusement dans un genre de Poésie quelconque, lors même qu’il observera avec le plus d’exactitude toutes les regles dont ce genre est susceptible. On peut connoître les routes du Permesse ; mais il faut être monté sur Pégase pour les parcourir avec succès.

L’Abbé d’Aubignac est lui-même plus que tout autre la preuve de cette vérité consacrée par l’expérience. Après avoir composé le meilleur Livre que nous ayons sur les principes de l’Art dramatique, il prouva par sa Tragédie de Zénobie, que ce n’est pas tout d’être instruit, qu’il faut encore avoir le talent de réduire les instructions en pratique. Cette Piece fut sifflée avec justice ; & par une inconséquence du Public, elle fit tort pendant quelque temps à l’Ouvrage qui l’avoit précédé, & qui n’est pas moins bon pour cela.

En effet, il est impossible de mieux développer, que l’a fait l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théatre, tout ce qui a rapport au procédé théatral. La Menardiere, qui, dans sa Poétique, avoit traité avant lui de l’Art dramatique, n’a fait que commenter ce qu’Aristote & Castelvetro ont écrit sur le même sujet. Il parle à la vérité fort au long de l’Art du Théatre, de l’origine du Drame, de ses especes, des trois unités, des caracteres, des mœurs, des bienséances ; mais ce n’est pas là ce dont on avoit besoin : Aristote & ses Commentateurs avoient assez détaillé ces différentes parties de la Poésie dramatique. L’Abbé d’Aubignac, plus rempli de sagacité & de justesse, a fait des observations nouvelles sur les objets les moins connus & les plus difficiles. Le choix du sujet, par exemple, la contexture du plan, l’art de préparer les incidens, de nouer & de dénouer l’intrigue, la nécessité de soutenir l’action, la disposition des actes, la coupe & la liaison des scènes, & cent autres particularités sur lesquelles les Anciens ne sont entrés dans presque aucun détail, sont présentés chez lui avec une clarté de principes & une sûreté de goût, qui le mettent bien au dessus de tous ceux qui se sont exercés à écrire sur la Théorie & la Pratique du Théatre.

Ce qui prouve encore mieux la bonté de son Ouvrage, c’est l’utilité qu’on en a tirée. Aussi-tôt qu’il parut, Corneille commença à soigner un peu mieux ses Tragédies. L’Abbé d’Aubignac eut même sujet de se plaindre de ce que ce Poëte ne fit aucune mention de lui, soit dans ses Préfaces, soit dans son Discours sur les trois Unités. Ce silence fut taxé d’ingratitude par l’Auteur didactique, & occasionna entre lui & le Pere de notre Tragédie, une querelle que ce dernier soutint par des Epigrammes grossieres, qui, pour sa gloire, ne sont pas venues jusqu’à nous.

L’Abbé d’Aubignac n’en resta pas là ; il fit sur la Sophonisbe, le Sertorius, l’Œdipe, des remarques critiques qui effrayerent son Adversaire. Corneille n’ignoroit pas combien les discussions analytiques sont propres à faire évanouir les plus grandes beautés : on peut les comparer à des sucs corrosifs qui détruisent les substances, sous prétexte de les épurer : c’est pourquoi il prit le parti de se taire, & de se venger en faisant mieux. Telle devroit être la ressource des grands talens. On s’avilit toujours par quelque endroit dans la dispute. C’est quitter le sceptre du Génie, pour prendre les armes du Gladiateur.

L’Abbé d’Aubignac eut encore d’autres démêlés, mais moins illustres. Il entra en lice avec Ménage, Richelet, Mlle Scudéry, & quelques autres Gens de Lettres de son temps. Ses Ouvrages polémiques, qu’on ne lit plus à present, annoncent dans lui tous les travers qui enfantent & qui soutiennent les disputes, c’est-à-dire, une imagination ardente, un amour-propre trop sensible, beaucoup d’orgueil, de présomption & d’aigreur.