[Dédicace]
Avant-propos
Les écrivains qui ont l’habitude professionnelle de donner des articles à des revues périodiques ou à des journaux quotidiens, s’exposent ordinairement au reproche de faire des livres avec des morceaux disparates, jetés pêle-mêle sous les presses de l’imprimeur, et raccordés, en apparence, par une commode reliure.
L’auteur de cet ouvrage demande la permission de dire qu’il a tâché d’éviter ce reproche. Et, si l’avenir lui permet de continuer la série des études critiques qu’il a intitulées la Vie et les Livres, il s’efforcera non pas de faire entrer dans un plan préconçu ni de soumettre à des règles arbitraires l’histoire intellectuelle et morale du temps présent, mais d’offrir au public des essais suffisamment remaniés et coordonnés pour être lus sans trop de heurts.
Le lecteur qui voudra bien tourner jusqu’au bout les pages de ce volume remarquera peut-être le lien de continuité qui unit les chapitres du commencement à ceux du milieu et à ceux de la fin. De la science moderne, glorieusement représentée par un Taine et par un Renan, à la religiosité moderne, représentée par M. Huysmans et quelques autres personnes, il y a, en réalité, un mouvement ininterrompu, qu’il était facile de prévoir. Ceux-ci n’ont fait que recueillir et exagérer jusqu’à l’outrance les aveux échappés à la sérénité de ceux-là. Le rationalisme est actuellement combattu avec les armes livrées par l’imprudence des rationalistes. Les scrupules exprimés par l’historien des Origines du christianisme, les inquiétudes sociales qui ont fait reculer le psychologue de l’Intelligence devant les redoutables conséquences de ses doctrines, se transforment, sous nos yeux, en éloquents réquisitoires ou en élégies lamentables.
Il a paru bon de suivre la courbe de ce mouvement et d’en marquer l’influence sur les écrits de nos romanciers et de nos poètes. Une lassitude morne accable les uns ; quelques rayons d’espoir réconfortent les autres. D’un côté on maudit et l’on excommunie ; de l’autre, on pleure et on appelle. De toutes parts on est mécontent. Peut-être n’est-il pas inutile de laisser à ceux qui viendront après nous un document sur cet épisode de notre vie cérébrale.
D’ailleurs, il n’est pas probable que cet état de frayeur dure longtemps. L’humanité instruite et lettrée ne peut pas vivre dans l’attitude d’un cheval qui chauvit, bronche et renâcle devant un fossé. Nous avons en nous des ressources d’énergie que nous ne soupçonnons pas. Mais, au lieu de tirer sur la bride, comme font les mauvais cavaliers, il faut qu’on nous stimule et nous enlève.
Plusieurs fois déjà, l’allégresse, l’enthousiasme, la folie, le goût de l’aventure ont guéri des malaises qui semblaient plus incurables que celui dont nous souffrons. C’est à ces remèdes qu’il faut recourir, et non pas à je ne sais quels renoncements timides et irrités. Ne boudons pas contre la destinée qui nous est faite. La poésie ne mourra pas tant qu’il y aura sur la terre un homme et une femme. Le romanesque et le merveilleux, qui furent les maîtres du monde, ne sont pas déchus de leur ministère sacré. L’art, qui sait si bien vaincre la mort en perpétuant les minutes bénies que nous voudrions éterniser, l’art peut beaucoup encore, pour l’allégement et pour la joie des hommes.
Quelques artistes ont déjà compris que la littérature, sans avoir l’ambition de suppléer la religion, est cependant capable d’une action efficace. Des talents vigoureux vont d’une ferme allure vers la vérité et vers la beauté. Le critique a le devoir de les signaler à l’attention des foules. Quelle que soit leur obscurité ou leur imperfection, ils doivent être placés dans une claire lumière, en face de ceux dont ils neutralisent la grosse malice ou la séduisante perversité. Ils s’imposent à notre reconnaissance et à notre sympathie. Quelle part d’admiration leur est due ? Quelles espérances pouvons-nous fonder sur leurs premières œuvres ? De quels bienfaits leur sommes-nous redevables ? Quelles moissons pouvons-nous attendre de leurs semailles ? La réponse à ces diverses questions sera l’objet d’un prochain volume.
Renan
I. Le rêve scientifique
Il serait déraisonnable de vouloir faire tenir en un court espace la vie et l’œuvre de Renan. Tout au plus nous sera-t-il possible d’indiquer deux ou trois points de repère qui pourront permettre aux esprits sérieux de s’orienter parmi la végétation de pensées où s’est épanouie cette intelligence si pleine, si riche et si diverse.
Renan, on ne saurait trop le redire, fut avant tout un historien, et c’est en renouvelant notre façon d’apercevoir le passé, qu’il a modifié si notablement notre manière de philosopher sur le présent et sur l’avenir
C’est un historien qui, en dehors de toute considération pratique, a consacré sa vie à la recherche de la vérité. L’a-t-il trouvée ? Peut-être le sait-il à présent. En tous cas, s’il est possible de réfuter sa doctrine, il n’est pas permis de suspecter sa bonne foi.
Lorsqu’il sentit que les liens de toute croyance révélée étaient brisés en lui, c’est
l’amour pur de la science qui l’a sauvé du découragement, en lui donnant le moyen de
continuer à vivre de la vie de l’esprit. Il ne nous a jamais dit qu’il ait eu, comme
Jouffroy, une crise déchirante, une nuit d’angoisse, lorsque la foi l’abandonna. Mais il
ne connut pas davantage, à l’exemple de Montaigne, la résignation au doute satisfait, au
scepticisme délicatement installé dans le bien-être matériel. Il n’aurait pas dit, avec
l’aisance égoïste de l’auteur des Essais : « N’est-ce pas quelque
advantage, de de se trouver désengagé de la nécessité qui bride les autres ? Vaut-il
pas mieulx demeurer en suspens, que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine
fantaisie a produites ? Vaut-il pas mieulx suspendre sa persuasion, que de se mêler à
ces divisions séditieuses et querelleuses ? »
Il eût considéré comme un blasphème presque risible cette amusante boutade du même
auteur : « Il est advenu aux gens véritablement sçavants ce qui advient aux épis
de bled ; ils vont s’eslevant et se haulsant la teste droicte et fière
tant qu’ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de
grains en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes ;
pareillement, les hommes ayant tout essayé, tout sondé, et n’ayant trouvé, en cet amas
de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et
rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et retourné à leur condition
naturelle. »
Renan a toujours cru que la « condition naturelle » de l’homme intelligent et libre, c’était la recherche désintéressée du vrai. Il attribua de bonne heure à la vérité scientifique une sorte de prééminence qui la mettait fort au-dessus des autres objets où se précipite le désir humain. Par là, il fut d’accord avec les plus fermes esprits de notre siècle et mérita de servir d’exemple à une suite nombreuse de disciples1. La vérité sacrée, la vérité considérée comme une idole à laquelle il faut tout sacrifier, voilà quelle fut, à partir du jour où il sortit, déjà tonsuré, du séminaire de Saint-Sulpice, l’unique religion de Renan2.
Détaché des croyances surnaturelles, initié aux merveilles de la Philologie par
d’excellents prêtres qui jouaient avec l’exégèse comme les enfants jouent avec le feu,
il crut invinciblement à la puissance de l’esprit humain. Il se remit, en toute
confiance, aux sévères méthodes de l’investigation rationnelle. Outre l’enseignement des
sulpiciens Garnier et Le Hir, hébraïsants, il avait suivi le cours de syriaque, professé
au Collège de France par Étienne Quatremère. Le « monde scientifique s’ouvrait
devant lui »
. La littérature lui semblait alors une chose secondaire.
Quelque temps après sa sortie de Saint-Sulpice, admis comme répétiteur au pair dans une pension du quartier latin, logé et nourri avec les élèves, ayant beaucoup de temps pour travailler, il s’engagea, de plus en plus, dans les régions récemment découvertes et illuminées par la critique allemande. Agité d’une sorte d’ivresse intellectuelle, atteint (c’est lui qui le déclare) d’une véritable encéphalite, il rationalisa éperdument. Heyne, Bopp, Lassen, Strauss furent ses maîtres de prédilection. Il lisait des monographies et dépouillait des textes, parcourait des index. Il révérait des éditeurs, des compilateurs, des abréviateurs, des faiseurs de gloses. Il haïssait Bossuet, orateur sublime, humaniste excellent, historien dogmatique et mal informé.
Déjà, il évitait soigneusement les généralités, considérant l’étude positive, la publication des documents, la copie des textes, la discussion philologique comme l’œuvre essentielle et la plus urgente. Contre les superstitions et les erreurs, un petit fait, dûment constaté, est bien fort. La foi de Renan aurait pu résister à des objurgations oratoires ou à des raisonnements scolastiques. Elle ne résista pas à des remarques pareilles à celles-ci : 1º le livre de Daniel, que toute l’orthodoxie rapporte au temps de la captivité, est un apocryphe, composé en 169 ou 170 avant Jésus-Christ ; 2º l’attribution du Pentateuque à Moïse est insoutenable ; 3º que devient ce miracle, si fort admiré de Bossuet : Cyrus nommé deux cents ans avant sa naissance ? que deviennent les soixante-dix semaines d’années, base des calculs de l’Histoire universelle, si la partie du livre d’Isaïe où Cyrus est nommé a été justement composée du temps de ce conquérant, et si le Pseudo-Daniel est contemporain d’Antiochus Épiphane ?
La Philologie, inoffensive et aimable dès qu’elle se borne au domaine des littératures classiques, devient une redoutable maîtresse de désillusion, lorsqu’elle étend son enquête aux livres que personne n’osait toucher parce qu’ils étaient « sacrés ». Les vieux préjugés français, ce pédantisme de la légèreté, qui semble être l’apanage de notre race, tous les menus travers de notre frivolité nationale ont entretenu, sur ce sujet, des erreurs vivaces. On a cru longtemps que l’érudition n’était qu’une douce manie d’antiquaire et un caprice de collectionneur. Labiche a soulagé là-dessus, copieusement, le besoin d’hilarité qui travaillait son tempérament de dramaturge facétieux. Et combien de délicats ont savouré, en se pourléchant les babines, ce fameux portrait, gravé à la pointe sèche par Jean de La Bruyère :
« … Ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du Nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine. »
On connaît, du même auteur, l’ingénieux portrait de Théocrine, ou de « l’homme
qui sait des choses assez inutiles »
. En ce temps-là, Théocrine s’appelait
Baluze, Du Gange, Mabillon, Duchesne. Sans ces esprits patients et lourds, nous
n’aurions ni Michelet, ni Augustin Thierry, ni Guizot. Depuis lors, Théocrine s’est
appelé Gesenius, Ewald, hommes excellents et un peu gauches, dont les travaux
souterrains ont rendu possible l’Histoire des origines du christianisme.
La Bruyère écrivait en un temps où Bossuet, ignorant l’hébreu, admirait, dans la Bible,
de sublimes contresens.
À l’âge de vingt-cinq ans, Renan était en possession du premier article de sa méthode.
Il posait l’axiome essentiel sur lequel cet homme, réputé mobile, n’a jamais varié. Il
estimait que les plus hauts résultats doivent sortir de la plus scrupuleuse
analyse des détails, et que tout essai d’explication universelle doit être précédé par
une minutieuse étude des cas particuliers. Il ne s’est pas lassé d’insister sur
ce point, qui est le fond même de sa doctrine. À la science primitive, qui voulait du
premier bond, avoir la raison des choses, il opposait sans
cesse la science méthodique, qui sait se résoudre à ignorer, ou du moins à supporter le
délai. La Philologie était à ses yeux « la connaissance des faits de
l’esprit »
. Expliquer des particularités grammaticales, recueillir des gloses,
comparer les variantes de quelque ancien auteur, lui semblait une besogne très élevée,
parce que ces menues investigations contribuent à étendre le cercle de nos connaissances
sur les parties du monde les plus inconnues, et nous font voir des époques qu’aucun document proprement dit ne saurait atteindre. L’épigraphie et
l’archéologie, modestes et puissantes auxiliaires de l’histoire, ne sont pas, comme le
croient les esprits pesants et frivoles, de vaines curiosités. La connaissance de ce qui
fut ne doit pas être considérée comme un luxe, comme quelque chose de superflu et
d’accessoire, qui n’a rien à voir avec le but de la vie, et le souci obligatoire de
notre perfection. L’ascète qui a écrit l’Imitation, ce livre de
découragement, de faiblesse morale, et, s’il faut tout dire, de paresse intellectuelle,
préférait, au plaisir de savoir, la joie de se reposer dans l’amour divin. C’est qu’il
considérait la science comme une série de formules, comme une satisfaction de curiosité,
non pas comme une occupation élevée et noble, destinée, aussi bien que la vertu, à nous
rapprocher de Dieu. Voilà ce qu’il faut rappeler
incessamment aux
esprits superficiels qui affectent de regarder le savant comme un simple curieux et son
désir d’apprendre comme une dangereuse manie. Assurément, quelques érudits répondent
assez à cette définition ; et, d’ailleurs, certaines compilations historiques, certains
recueils de textes, indispensables au travail des hommes supérieurs, n’auraient jamais
pu être achevés sans cet amusement docte, cet innocent amour des paperasses, par lequel
tant d’âmes doucement actives réussissent à tromper leur faim.
Le savant, n’ayant pas, comme les faiseurs de vaudevilles et de feuilletons, le privilège d’amuser le public, est par là même déclaré inutile et ennuyeux. On se figure volontiers que c’est parce qu’il ne peut produire, qu’il recherche, édite et commente les œuvres des autres. Il est d’ailleurs si facile de tourner en ridicule ses patientes investigations ! Il faudrait avoir l’imagination bien stérile pour ne pas trouver quelque fade plaisanterie contre un homme qui passe sa vie à déchiffrer de vieux marbres, à deviner des alphabets inconnus, à interpréter et commenter des textes qui, aux yeux de l’ignorance, ne sont que ridicules et absurdes. Ces plaisanteries ont ce faux air de bon sens si puissant en France, et qui y règle trop souvent l’opinion publique. Un clubman, un industriel sont des hommes sérieux. Un philologue fait sourire les gens du monde.
Et pourtant, l’abnégation du savant est admirable. Böckha a fait une véritable dépense de génie à commenter le recueil des inscriptions grecques. Il n’est connu que d’une douzaine de spécialistes.
Renan affirmait que, depuis le xve siècle, les plus grandes révolutions de la pensée sont l’œuvre des philologues. « Étudiez, disait-il, la marche de la critique moderne, vous la verrez, suivant toujours la ligne de son inflexible progrès, renverser l’une après l’autre toutes les idoles de la science incomplète, toutes les superstitions du passé. C’est d’abord Aristote, le dieu de la philosophie du moyen âge, qui tombe sous les coups des réformateurs du xve et du xvie siècle, avec son grotesque cortège d’Arabes et de commentateurs ; puis c’est Platon qui, élevé un instant contre son rival, prêché comme l’Évangile, retrouve sa dignité en retombant du rang de prophète à celui d’homme ; puis c’est l’antiquité tout entière qui reprend son sens véritable et sa valeur d’abord mal comprise dans l’histoire de l’esprit humain ; puis c’est Homère, l’idole de la philologie antique, qui, un beau jour, a disparu de dessus son piédestal de trois mille ans et est allé noyer sa personnalité dans l’océan sans fond de l’humanité ; puis c’est toute l’histoire primitive, acceptée jusque-là avec une grossière littéralité, qui trouve d’ingénieux interprètes, hiérophantes rationalistes, qui lèvent le voile des vieux mystères. Puis ce sont des écrits tenus pour sacrés qui deviennent, aux yeux d’une ingénieuse et fine exégèse, la plus curieuse littérature. Admirable déchiffrement d’un superstitieux hiéroglyphisme, marche courageuse de la lettre à l’esprit, voilà l’œuvre de la critique moderne. »
Il disait qu’Auguste Comte n’avait rien compris aux sciences de l’humanité, parce qu’il n’était pas philologue. Et il ajoutait : les fondateurs de l’esprit moderne sont des philologues.
S’il indignait parfois les romantiques par le peu d’attention qu’il accordait aux
bibelots moyenâgeux, il attristait les humanistes par le peu de cas qu’il faisait de la
littérature du xviie
siècle. Elle est faite, disait-il,
pour les pédants du collège qui seuls « peuvent y voir le type éternel de la
beauté »
. Il s’amusait à montrer l’impuissance misérable de l’esprit classique
et les échecs où court la raison raisonnante lorsqu’elle entreprend de lutter par un jeu
logique contre la croyance au surnaturel. La métaphysique ne lui inspirait que du
mépris. « L’Inde, disait-il, nous présente le curieux phénomène du développement
métaphysique le plus puissant peut-être qu’ait réalisé l’esprit humain, à côté de la
mythologie la plus exubérante. Des spéculations de l’ordre de Kant et de Schelling ont
coexisté, dans des têtes brahmaniques, avec des fables plus extravagantes que celles
qu’Ovide a chantées. »
On le voit très bien, dans sa petite cellule de la rue Saint-Jacques, riant tout haut de l’éternelle déconvenue des penseurs qui ne sont point philologues. Il a puisé plus de doctrine dans l’Histoire littéraire des Bénédictins, dans l’Essai sur le bouddhisme d’Eugène Burnouf, dans l’Archéologie indienne de Lassen, dans la Grammaire comparée de Bopp, que dans tous les beaux discours des métaphysiciens. Pauvre Descartes, avec sa table rase, ses tourbillons et autres cauchemars saugrenus ! Ce logicien, s’il faut en croire Renan, a rendu moins de services à la connaissance de l’homme que l’obscur lexicographe Wilson, dont les glossaires pédantesques ont ouvert la voie aux sanscritistes… Voltaire, flanqué de tous les Encyclopédistes, n’a pu entamer le bloc des religions révélées. Au contraire, le bon Fabricius et l’honnête Thilo, qui ont préparé une édition satisfaisante des livres deutérocanoniques, Bruce, qui a rapporté d’Abyssinie le livre d’Hénoch, Laurence, Murray, Hoffmann, qui en ont élaboré le texte, creusèrent, dans la masse des doctrines orthodoxes, une profonde lézarde. Connaissez-vous le Révérend Hodgson ? Non, n’est-ce pas ? Et sur le vu de son nom et de son titre, vous le jugez apparemment burlesque. Eh bien ! ce brave homme, lorsqu’il découvrit dans les monastères du Népal les monuments primitifs du bouddhisme indien, servit plus la pensée humaine que n’aurait pu le faire une génération de métaphysiciens.
« Ah ! soupirait Renan, celui qui nous rapporterait de l’Orient quelques ouvrages zends ou pehlvis, qui ferait connaître à l’Europe les poèmes épiques et toute la civilisation des Radjpoutes, qui pénétrerait dans les bibliothèques des Djaïns du Guzarate, ou qui nous ferait connaître exactement les livres de la secte gnostique qui se conserve encore sous le nom de mendéens ou de nasoréens, celui-là serait certain de poser une pierre éternelle dans le grand édifice de la science de l’humanité. Quel est le penseur abstrait qui peut avoir la même assurance ? »
Et il ajoutait :
« Je verrais brûler dix mille volumes de philosophie dans le genre des leçons de Laromiguièreb ou de la Logique de Port-Royal, que je sauverais de préférence la Bibliothèque orientale d’Assémani, ou la Bibliotheca arabico-hispana de Casiri. »
Il disait aussi : « Cuvier aurait pu disséquer durant toute sa vie des animaux
domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui a révélés l’étude des
mollusques et des annélides. Ainsi ceux qui ne s’occupent que des littératures
régulières qui sont dans l’ordre des productions de l’esprit ce que les grands animaux
classiques sont dans l’échelle animale, ne sauraient arriver à concevoir largement la
science de l’esprit
humain… Ce qui nous préoccupe le plus
c’est à quoi La Harpe ne pensait pas. »
Cette avidité de science, il l’a montrée un peu partout, au cours de son œuvre si complexe et si variée. Elle anime particulièrement les pages d’un livre copieux, tumultueux, lyrique qu’il écrivit dans sa jeunesse et qu’il a publié seulement à la fin de sa vie comme son testament. L’Avenir de la science, véritable confession intellectuelle d’un enfant du siècle, qu’il dédia à l’illustre orientaliste Eugène Burnouf, est un acte de foi ardente dans la bonté et (disons le mot) dans la sainteté de la recherche désintéressée, pure de toute vue temporelle. Pour bien comprendre ce livre, il faut avoir certaines habitudes d’esprit, inconnues du boulevard ; il faut avoir au moins feuilleté certains grimoires qui ne figurent pas dans les bibliothèques des gens du monde, il faut avoir assisté, fût-ce comme simple enfant de chœur, aux mystères de la Philologie.
Comme il arrive généralement au début de toute vie intellectuelle, alors que les idées nous apparaissent dans leur fraîche nouveauté, Renan dans ce livre se complaît à suivre longuement sa pensée ; il insiste sur des points qu’il se contentera, plus tard, d’indiquer, en passant. À mesure que l’on avance en âge, les idées que l’on conçoit semblent vieillir avec nous et perdre leurs grâces premières ; elles sont comme ces femmes passionnément aimées, que l’habitude et la familiarité quotidiennes déparent ; elles prennent peu à peu un air calme et reposé, quelque chose de déjà vu qui nous empêche de les regarder avec le ravissement et l’allégresse des premiers jours.
Il s’écriait alors, comme soulevé par un mystique enthousiasme :
« Pour moi, je le dis du fond de ma conscience, si je voyais une forme de vie plus belle que la science, j’y courrais. Comment se résigner à ce qu’on sait être le moins parfait ? Comment se mettre soi-même au rebut, accepter un rôle de parade, quand la vie est si courte, quand rien ne peut réparer la perte des moments qu’on n’a point donnés aux délices de l’idéal ? Ô vérité, sincérité de la vie ! Ô sainte poésie des choses, avec quoi se consoler de ne pas te sentir ? Et à cette heure sérieuse à laquelle il faut toujours se transporter pour apprécier les choses à leur vrai jour, qui pourra mourir tranquille, si, jetant un regard en arrière, il ne trouve dans sa vie que frivolité ou curiosité satisfaite ? La fin seule est digne du regard ; tout le reste est vanité. »
Pour lui, la science seule est capable de résoudre les éternels problèmes dont la nature humaine exige impérieusement la solution.
« Si la science est la chose sérieuse, si les destinées de l’humanité et la perfection de l’individu y sont attachées, si elle est une religion, elle a, comme les choses religieuses, une valeur de tous les jours et de tous les instants. »
C’est l’accent du prêtre, disant, lorsqu’il s’avance vers l’autel : « Je m’approcherai de l’autel de Dieu, du Dieu qui remplit de joie ma jeunesse. »
C’est avec cette foi sereine et invincible qu’il fît vœu de consacrer tous les moments
de sa vie à « connaître l’histoire de l’esprit humain par l’étude patiente et
philologique des œuvres que l’humanité a produites à ses différents âges »
.
Tout de suite, il se mit à la tâche. Dès qu’il put travailler avec quelque liberté, un
mémoire sur l’étude du grec au moyen âge absorba toutes ses pensées, et il acheva sa
thèse sur l’averroïsme. Le public ne connaît guère les dessous compliqués et les
origines lointaines de ce merveilleux esprit. Qui a lu, sauf quelques initiés, les
monographies qu’il a données, sans épargner ni son temps ni sa peine, aux recueils
savants ? Combien y en a-t-il, parmi ceux qui se permettent de le juger, qui connaissent
seulement de nom, ses Notes sur les inscriptions nabatéennes
d’Oumm-er-Rounas et de Pouzzoles, son Mémoire sur les trois inscriptions
phéniciennes d’Oumm al’Awânid, ses observations sur le tombeau d’Hélène, reine de
l’Adiabène, son Mémoire sur les formes du verbe sémitique, et les
admirables rapports qu’il a rédigés chaque année, pendant près de vingt ans, sur les
travaux de la Société asiatique ?
Tout l’intéressait, dans ce vaste dossier que nous a légué l’humanité morte et dont les feuillets sont presque tous lacérés et incomplets.
Il était érudit avec passion et avec délices. Rien n’égalait son appétit d’apprendre et
sa friandise de savoir. Les fines particularités de la phonétique l’enchantaient. Sa
curiosité s’aventurait en tous sens. « Apprenez toute langue, s’écriait-il,
comparez toute littérature ; que chaque mot du passé nous livre tout ce qu’il recèle,
que chaque coin du sol nous rende les débris qu’il contient. Fouillez la vieille
Phénicie : on ne sait pas ce que contient cette terre ; interrogez en géologue les
plateaux de l’Asie, que l’homme habita d’abord ; fouillez Suse, fouillez l’Yémen,
fouillez Babylone. Qu’est-ce qu’Éden ? Qu’est-ce que Saba ? Qu’est-ce
qu’Ophir ? »
Il avoue quelque part qu’il voudrait apprendre les dialectes
ougro-fïnnois, mongols et tougouses. Volontiers, il va vers ce qui est très lointain,
très différent des choses que nous sommes accoutumés à voir ; l’art khmer le séduit ; il
est attiré par le mystère des idoles bizarres qui dorment dans les archipels
polynésiens, sous les étoiles australes. Il est curieux de toute vérité, de toute
investigation. Lisez encore cette page, qui est du Renan première manière, du Renan
broussailleux, hérissé, débordant d’érudition, gorgé, gonflé de notions précises,
admirable de pédantisme ingénu :
« … On me condamnerait à me faire une spécialité de la science du blason, qu’il me semble que je m’en consolerais et que j’y butinerais comme en plein parterre un miel qui aurait sa douceur. On me renfermerait à Vincennes avec les Anecdota de Pez ou de Martêne, et le Spicilège de d’Achéry, que je m’estimerais le plus heureux des hommes. J’ai commencé et j’aurai, j’espère, le courage d’achever un travail sur l’histoire de l’hellénisme chez les peuples orientaux (Syriens, Arabes, Persans, Arméniens, Géorgiens, etc.). Je puis affirmer sur ma conscience qu’il n’y a pas de besogne plus assommante, de spectacle plus monotone, de page plus pâle et moins originale dans l’histoire littéraire. J’espère pourtant faire sortir de cette insignifiante étude quelques traits curieux pour l’histoire de l’esprit humain. »
Il était nécessaire d’insister sur tout ceci. Il fallait montrer Renan dans son véritable milieu, penché vers ses gros livres, écoutant dévotement ses maîtres préférés, qui étaient, non des rhéteurs, mais des savants : Eugène Burnouf, Egger, Joseph-Victor Leclerc.
Il est malaisé de parler en public de ces choses. Plus jamais, c’est l’occasion de
dire : « Pardonnez-leur Seigneur, car ils ne comprennent pas. »
Ces mots
de science, d’érudition, de philologie, ils les entendent tout de travers ; et
raisonnablement on ne saurait leur en faire un reproche. Les
raisons pour lesquelles un petit nombre d’initiés a voué un véritable culte à Eugène
Burnouf, à Böckh, à Fustel de Coulanges, à Tournier, échappera toujours aux sens
grossiers du vulgaire. Le genre de mérite d’un Maspero, d’un Henri Weil, d’un Gaston
Paris échappera toujours à l’appréciation de la plupart de nos contemporains ; et si ces
hommes éminents n’étaient pas dignitaires de l’Université, membres de l’Institut de
France et décorés de plusieurs ordres, ils occuperaient sans doute assez peu l’attention
du public, inapte, en général, à percevoir, entre les hommes, des degrés et des
différences. Je lisais un jour dans une gazette, à propos de je ne sais quelle
cérémonie, la phrase suivante : « On remarquait, dans l’assistance, plusieurs
notabilités littéraires, M. Renan, M. Albert Wolff, etc. »
Les deux plus fortes ambitions de Renan furent une chaire au Collège de France et un siège à l’Académie des Inscriptions. Il aimait ces deux maisons, parce qu’on y travaille. Les séances de l’Académie française lui semblaient trop dénuées de philologie.
Le plus élégant de nos écrivains était en même temps un des plus complets et le plus profond de nos érudits. Le membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui rédigera, dans l’Histoire littéraire de la France, le chapitre relatif à M. Renan, sera effrayé par le seul inventaire de ses travaux d’érudition pure. Ce briseur d’images est un bénédictin ; cet artiste est un philologue ; cet historien sait écrire ; ce grammairien est un penseur ; cet homme d’esprit est un épigraphiste. Nous avons subi à satiété, depuis quelques années, des développements sur le « dilettantisme » de l’auteur de la Vie de Jésus. Ce lieu commun est vraiment fastidieux. Il s’en faut que ce mot définisse exactement la complexité de cette pensée, qui trouve mille fuites et mille subtilités pour échapper aux formules trop précises. Le public aperçoit, de ce prodigieux esprit, le décor extérieur et en quelque sorte la façade ; il en ignore les dessous infiniment compliqués et les origines lointaines. On est quelquefois obligé d’aller en Allemagne pour entendre dire que M. Renan est un hébraïsant et un linguiste. Nous oublions volontiers que cet esprit si rare s’est formé non point dans les cénacles de gens de lettres, mais dans les ateliers scientifiques et dans les laboratoires d’érudition. Quelques dizaines de personnes, en Europe, sont en état de le comprendre tout à fait3.
Il considérait les sciences historiques comme les « sciences de l’humanité », et pensait qu’elles peuvent aboutir, dans l’ordre des phénomènes moraux, à des résultats comparables à ceux qu’obtiennent les « sciences de la nature » dans l’ordre des phénomènes physiques.
Il a toujours préféré aux tentatives d’explication universelle de patientes
investigations sur des points de détail. Il n’a jamais caché sa répugnance pour les
spéculations purement rationnelles, pour le jeu aride des formules simples, les
généralités hasardées, les aperçus superficiels et les pesants enfantillages des
faiseurs de syllogismes. Il avait horreur des notions de pacotille qui suffisent aux
gens du monde et aux simples lettrés. Chercher la vérité, y travailler avec passion, la
trouver méthodiquement, augmenter le nombre des données précises grâce auxquelles nous
pouvons déchiffrer l’énigme du monde, telle est l’œuvre à laquelle il a constamment
travaillé. « Il est plus important, a-t-il dit, de savoir ce que l’esprit humain
a pensé sur un problème que d’avoir un avis sur ce problème. »
L’obsession du
passé, le souci constant de diminuer la part de l’inconnu dans le domaine des sciences
historiques a dominé toute cette vie de patient labeur. Il semble que si l’on voulait
déterminer ce qu’il y a de plus fixe et de plus stable dans cette ondoyante indécision
on trouverait, au fond de cette philosophie dégagée et sceptique, une grande passion et
une
qualité souveraine : la passion historique et le sens du
réel.
Il était de ceux qui ne peuvent penser sans quelque désespoir à l’impuissance où nous sommes de savoir exactement comment était habillé un Hittite, ce qu’il mangeait, quelle était sa conception de l’amour.
Grâce aux contacts nombreux qu’il avait pu se ménager avec les ordres divers d’activité
intellectuelle, il trouve sans peine les points de comparaison les plus frappants. Le
gouvernement très simple de David dans sa forteresse de Sion le fait penser à la petite
royauté d’Abd el-Kader et aux essais dynastiques que nous voyons, de nos jours, se
produire en Abyssinie, à la cour des Négus de Magdala et de Gondar. Il saisit, d’une vue
rapide, les analogies entre les Kasdes de Babylone et les Turcs de Bagdad. À propos des
Phéniciens et des Hébreux, il pense naturellement à l’avilissement de l’Arabe des villes
de Barbarie et à la fierté naturelle de l’Arabe du désert. Il trouve des rapports entre
les langues du Caucase, les dialectes de l’Amérique, les patois de l’Océanie. Les
problèmes relatifs à la grammaire préhistorique lui rappellent la formation des espèces
végétales et animales. L’étude des langues l’amène à se former un système sur
l’apparition de l’humanité et la succession des races de l’ancien continent. C’est ainsi
que, pour lui, l’entente du passé
devient la condition d’une
intelligence étendue des choses humaines. Il déclare que « le but essentiel de
toute culture intellectuelle est la perception juste et fine des choses de l’esprit.
La philologie technique, la critique des détails sont choses excellentes, à une
condition, c’est qu’on les fasse servir à un but, qui est la connaissance de
l’histoire et de l’esprit humain »
. Il se défend de ressembler à ces
« savants, capables de passer leur vie à compter les pétales d’une fleur et
incapables d’en sentir le parfum »
.
Qui pourra connaître le mystère de cette délicate alchimie qui combine la mythologie et la grammaire comparée, l’épigraphie sémitique et la paléographie phénicienne, et forme de ces éléments associés le génie d’un Renan ?
II. La crise
La plupart des écrivains qui ont entrepris d’étudier et de définir l’auteur de la
Vie de Jésus, ont trop négligé ces détails. M. Paul Bourget, dans ses
curieux Essais de psychologie, n’a guère décrit que la rhétorique de
Renan et cette « séduction d’autant plus troublante qu’elle est moins
impérative »
. M. Édouard Rod se contente, à peu près,
de comparer le jeune sulpicien de 1845 au révolté Lamennais, et il ajoute que Renan
« a retenu des leçons de son premier maître, Mgr Dupanloup,
une onction et une politesse dont il ne se départira jamais »
.
Que Renan ait rompu très poliment avec l’Église catholique romaine, c’est sûr. Mais tenait-il cette politesse placide du fougueux et sanguin Dupanloup ? Je ne le crois pas.
Ici nous touchons à une question fort importante. Pourquoi la crise qui éloigna Renan du christianisme fût-elle, somme toute, si bénigne ? Pourquoi tant de sécurité chez le clerc tonsuré à qui M. l’abbé Gottofrey venait de dire avec un accent passionné : « Vous n’êtes pas chrétien. »
On a reproché à Renan de n’avoir pas souffert mort et passion comme Pascal, Jouffroy et Lamennais. À ce propos, M. Jules Lemaître, qui plus tard devait énoncer des jugements plus équitables, perdit tout sang-froid, s’indigna. Les lettrés se rappellent avec délices cette imprécation célèbre :
« Cet homme a passé par la plus terrible crise morale qu’une âme puisse traverser. Il a dû à vingt ans et dans des conditions qui rendaient le choix particulièrement douloureux et dramatique, opter entre la foi et la science, rompre les liens les plus forts et les plus doux et, comme il était plus engagé qu’un autre, la déchirure a sans doute été d’autant plus profonde. Et il est gai ! »
Un dilettante ! Roger Bontemps exégète ! Un Labiche hérésiarque ! Un fumiste ! voilà quelques-unes des étiquettes que plusieurs critiques essayèrent de coller sur le nom de Renan. C’était prendre les choses de travers, presque à rebours. Le futur historien des Origines du christianisme n’a jamais cessé d’être dogmatique, au moins sur un point. Il a toujours affirmé, avec un accent de certitude passionnée, la puissance infinie de la raison. Pascal, Jouffroy, ayant perdu la foi de leurs ancêtres, se crurent acculés à une impasse. Ils pleurèrent. Ils n’étaient pas philologues. Renan, ayant perdu la foi, vit s’ouvrir devant lui, en perspectives illimitées, la route royale de l’enquête scientifique. Il était philologue. C’est pourquoi il a gardé, en une si grande révolution de sentiments et d’idées, le courage d’espérer et la force de sourire. Le docteur Faust était triste, parce qu’il croyait avoir épuisé la science humaine ; le docteur Renan était gai, parce qu’il savait que la science, comme la réalité, est inépuisable.
Il parut, quelque temps, hésiter entre les sciences de l’histoire et les sciences de la nature. L’amitié tout intellectuelle qui l’unissait à M. Berthelot faillit l’incliner vers la chimie et la physique. Finalement, les deux amis tombèrent d’accord sur un point, à savoir qu’il ne faut adorer au monde que la vérité, qu’il faut tout sacrifier à cette idole4. Après quoi, ils allèrent chacun de leur côté, afin de creuser un sillon.
Les commencements, les questions d’origine, les genèses passionnaient Renan. Aller de
l’actuel au primitif, tel devait être, à ses yeux, la première démarche de la science.
Il eût voulu interroger les êtres chétifs qui bégayèrent d’abord des sons inarticulés
sur le sol de l’Afrique ou de l’Océanie. Il eût voulu scander (c’est lui qui le dit) les
« octuples et les nonuples croches du chant des Illinois »
.
Or, dans cette forêt de choses, que la Philologie fait revivre, remuer, bruire, étinceler, Renan aperçut d’abord un fait capital : la naissance des religions.
L’homme est un animal religieux. Voilà ce que prouve, avant tout, le dépouillement méthodique des vieilles pierres et des vieux papiers. La première mère qui enterra dans une fosse ou brûla sur un bûcher le corps périssable de son enfant, crut à l’immortalité de l’âme. Celui qui, pour la première fois, reçut des coups sans pouvoir les rendre, celui qui dévora sa honte, celui qui fut abreuvé d’humiliations et roué de coups par un maître injuste, celui-là fut consolé de sa misère en songeant qu’un juge invisible attend ceux qui ont pâti et ceux qui ont triomphé, et que la justice divine rétablira l’équilibré rompu par la malice humaine…
Dans l’infinie complexité de la vie morale, Renan a choisi un domaine déterminé, où
s’est concentré l’effort de son infatigable ténacité. Il s’appliqua, de tout son cœur, à
étudier un ou deux moments de l’histoire des religions. Plus encore que les détails
visibles de la vie matérielle, les événements décisifs qui se passent dans les âmes ont
attiré et retenu sa sympathique curiosité. Les religions l’ont séduit parce qu’il lui a
paru qu’elles étaient « les œuvres les plus complètes de la nature
humaine »
. Il a voulu connaître les rêves et les subterfuges par où l’humanité
a essayé de tromper son ennui ou de voiler sa misère, les tentatives que les hommes ont
faites pour définir l’infini et pour exprimer l’ineffable. Son éducation d’enfant de
chœur, son imagination d’artiste, sa rêverie de Celte, sa
disposition à parler avec une sérieuse pitié de toutes les superstitions humaines, le
prédisposaient singulièrement à cette tâche. Nul n’était plus apte que lui à connaître
les inquiétudes et les attentes vagues qui ont précédé les moments de crise religieuse,
depuis les temps très lointains où l’homme vivait encore dans le mythe, et où les
« aperceptions sur le divin étaient à l’état d’hallucination, de souffles
mystérieux, de bruits inconnus et de terreurs paniques »
. Il a voulu
ressusciter ceux qui ont vécu de la vie de l’âme, surprendre sur leurs lèvres, dans
leurs langues mortes, le secret de leur cœur, la confidence de leur songe intime, les
illusions passagères qui ont satisfait, pour un temps, leur besoin d’aimer, de souffrir
et de croire.
Or, parmi les merveilles qu’a spontanément enfantées l’instinct religieux de l’humanité, il n’en est pas de plus admirable que le christianisme. Cette religion, la plus spiritualiste et la plus miséricordieuse de toutes, est le symbole dont vit encore, après dix-huit siècles, la majeure partie des nations civilisées. La doctrine chrétienne enveloppe encore toutes les pensées et toutes les actions de ceux-là mêmes dont la raison répugne aux formules du catéchisme romain. Le christianisme est la résultante de deux forces combinées : le monothéisme de la race sémitique ; l’idéalisme des races indo-européennes. Comment naquit ce credo ? Comment la prière enfantine et rude, balbutiée sous la tente par les patriarches d’Israël, est-elle devenue, en rayonnant sur le monde, la doctrine victorieuse à qui l’âme moderne, malgré son superbe orgueil, est encore redevable de si grands bienfaits ? Comment le cénacle des Apôtres est-il devenu l’Église universelle ? Tel est le problème redoutable auquel Renan s’attaqua résolument.
Jamais, jusqu’à ce jour, on n’avait étudié les religions avec cette audace et ces précautions d’iconoclaste attendri.
Il avait le sens du mystère, le respect des choses saintes. Il touchait avec révérence
aux objets du culte. Il pensait que les dogmes sont passagers, et que la piété est
éternelle, que l’on prie dès que l’on n’est pas égoïste. « Spirituel tant qu’on
voudra, disait-il, celui qui en face de l’infini ne se voit pas entouré de mystères et
de problèmes, celui-là n’est à mes yeux qu’un hébété. »
Son adolescence
bretonne avait été joyeuse du son des cloches, nourrie d’hosties pascales, illuminée de
cierges, bercée d’oraisons, parfumée de candeur, d’innocence et d’amour.
Ainsi, fidèle aux sévères méthodes de la critique générale, mais décidé à rompre avec l’irrévérence voltairienne, il a circonscrit sa recherche à des cas particuliers, et son œuvre consiste surtout en une grande monographie. Quelles sont les origines du christianisme, d’abord dans la vie et les actes de ses premiers fondateurs, ensuite dans l’âme obscure du peuple hébreu, dont le farouche monothéisme se plia peu à peu aux douceurs de l’Évangile ? Ernest Renan a consacré toutes ses forces à résoudre scientifiquement cette question, sans brutalité pour des croyances respectables, et sans concession à des préjugés séculaires. On sait comment son vaste récit, conduit sans défaillance par un effort d’esprit si long et si soutenu, a pris les allures d’une véritable épopée ; guidés par lui, nous avons vu, dans les fragments épars des traditions lointaines, l’idée d’une obligation se former, la morale entrer dans la religion ; nous avons assisté à la naissance et au premier rayonnement de l’idée divine, d’abord si obscure et si menacée ; à sa fortune miraculeuse, à la façon dont elle s’est maintenue, malgré des éclipses passagères, dans l’âme d’une peuplade prédestinée, jusqu’au jour où elle devait s’épanouir pleinement dans la personnalité sublime de Jésus.
III. De Jérusalem à Rome
« Et Salomon commença de bâtir la maison de l’Éternel à Jérusalem, sur le mont Moria, qui avait été indiqué à son père David, sur la place préparée par David, sur l’aire d’Ornan le Jébuséen. »
On ne peut s’empêcher de songer à cette phrase des Chroniques, lorsqu’on regarde les minarets, les cyprès, les coupoles et les turbés du Haram ech chérif, et lorsqu’on visite l’endroit appelé Heït el Moghrabi, où les Juifs viennent pleurer tous les vendredis, sur la ruine de Jérusalem. À l’aide des pans de murs, des colonnes, des débris de toutes sortes, épars dans les maçonneries sarrasines, on voudrait relever la forteresse sacerdotale, construite en larges pierres sur l’acropole de Sion, la maison stable où Iahveh s’est reposé, après des siècles de vie précaire sous la tente des tribus errantes. On rêve, malgré l’odieuse présence des touristes et des cicerones, au décor exotique et lointain où Athalie, les yeux avivés de khol, les cheveux poudrés de limaille d’or, traînait son ambition ennuyée et son luxe de reine barbare. On voudrait ne plus entendre les clients de l’agence Cook ni les membres de la Biblical Society, et ressusciter la citadelle religieuse d’Israël, ses robustes assises, ses terrasses étagées comme d’énormes degrés, ses hauts remparts, semblables à ceux qui étreignent encore certaines acropoles de Carie, le dur profil, si beau avoir, dans l’or du couchant, sur le fond lointain des montagnes couleur de mauve On songe aux tumultes des grandes fêtes, à l’appel des trompettes, à l’odeur des victimes brûlées ou bien à l’aspect plus simple de la vie quotidienne, au murmure des prières chuchotées dans un vague parfum d’encens, au va-et-vient des prêtres, au glissement des babouches traînées sur les dalles avec une discrétion ecclésiastique… On évoque des détails vulgaires, les inévitables banalités du culte, les boutiques établies sous les colonnades, les comptoirs des changeurs dans les cours près des fontaines, le bétail que l’on vendait pour les sacrifices, les objets de piété, marchandés par les fidèles, les opérations mercantiles, traitées par les bas officiers du Temple avec la vulgarité irréligieuse des sacristains de tous les temps, bref les mille négoces qui mettaient dans la grande mosquée un bazar d’Orient. On a grand-peine à imaginer la figure extérieure du monument, à suivre la série de ses transformations, à saisir les détails de sa tragique histoire, depuis le temps où Salomon fit bâtir, près de son palais, sa chapelle royale, jusqu’au jour où le Temple, profané et incendié, fut reconstruit avec une magnificence inouïe par Hérode l’Iduméen.
On songe au sanctuaire immense et splendide, au temple chimérique dont Ézéchiel eut la
vision, en Mésopotamie, parmi les roseaux du Kobar, lorsqu’il apprit, par des messagers
de malheur, les scènes douloureuses du siège, la profanation des Lieux Saints, et qu’il
reconstruisit, en idée, pour la Jérusalem radieuse des siècles de paix et de joie,
« la place où Iahveh posera ses pieds, où il établira sa demeure au milieu des
enfants d’Israël, à tout jamais »
.
Voici le parvis d’Israël dont l’entrée n’était permise qu’aux Israélites. Voici le parvis des Prêtres, cour carrée, pavée de larges dalles, entourée par de vastes portiques. À droite et à gauche étaient rangés, sur deux lignes parallèles, les deux bassins qu’Hiram avait façonnés pour transporter l’eau qu’on allait puiser à la mer d’airain. Pareils à ces trépieds à roues qu’Héphaestos achevait de façonner dans sa forge de Lemnos, lorsqu’il reçut la visite de Thétis, ou bien à cette corbeille d’argent qu’Hélène avait rapporté d’Égypte et qu’elle promenait devant ses femmes pour leur distribuer leur tâche, ces bassins circulaient aisément sur les dalles de marbre. À gauche, au fond, on voyait la mer d’airain, littéralement la mer fondue. C’était un réservoir, destiné aux ablutions. Il avait, paraît-il, cinq coudées de haut et trente de large. Les bords se repliaient à l’intérieur, en manière de corolle, comme ceux d’une large campanule. L’énorme vasque était supportée par douze bœufs de bronze. De chaque côté du pylône monumental par où l’on entrait dans le Saint des Saints, Hiram-Abi le fondeur avait élevé deux colonnes de métal. L’une s’appelait Bo’az et l’autre Iakin.
Elles sont restées debout pendant plus de trois siècles. Leurs silhouettes se
découpaient, avec l’éclat sombre de l’airain, le long d’un étroit panneau de maçonnerie,
sur un fond où s’enroulaient des spirales bizarres et où fleurissaient des palmettes. La
base était cerclée de deux larges moulures. Le fût, jusqu’au tiers de sa hauteur, était
lisse. Mais, au-dessus du premier tambour, des tiges minces et fluettes montaient le
long du métal, parmi des fleurs de bronze, et s’épanouissaient, à la naissance du
chapiteau, en fleurs de lotus… Ce chapiteau, semblable à ceux dont les Assyriens
couronnèrent les colonnes de Khorsabad, était bombé, et vêtu d’un délicat réseau de
mailles ; Hiram avait répandu à profusion, sur la nudité du relief, les grenades
symboliques, que les sculpteurs phéniciens représentèrent si souvent sur les colonnes
dressées en l’honneur de Tanit-face-de-Baal. Il les avait égrenées en
guirlandes qui ressemblaient à des colliers de grosses
perles.
Les deux chaînettes se courbaient et se coupaient à angle aigu. Par cette brisure des
lignes, le chapiteau ressemblait à une fleur à quatre pétales, largement épanouie. En
effet, le Livre des Rois dit : « Et les chapiteaux qui étaient sur
la tête des colonnes étaient en forme de nénufar. »
Maintenant, nous pouvons entrer dans le hécal, qui précède immédiatement le débir, demeure redoutable de Iahveh, chambre mystérieuse dont il est défendu de franchir le seuil. L’or a été prodigué dans cette salle avec un luxe royal et enfantin. Il s’étale en plaques miroitantes sur les surfaces lisses du dallage, étoile de ses lueurs les boiseries brunes, avive de ses clartés l’éclat sévère du bronze, s’applique en feuilles minces aux parois de la nef, resplendit au cœur des rosaces épanouies, croise ses lamelles comme un treillis de roseaux clissés, scintille et flamboie avec un éclat fixe, surtout aux heures chaudes où le soleil, à travers les baies des colonnades bleues et rouges, darde, vers cet amoncellement de richesses, des flèches de feu… Tout autour de la salle, courent de hauts lambris teints de cinabre, et séparés en panneaux d’égale grandeur par de larges bandes, couleur d’or, qui se reflètent dans le pavé de marbre. Sur la cimaise, encadrée par deux rangs de fleurs radiées, s’allongent des suites de palmettes phéniciennes, affrontées, et séparées par le calice des lotus. Les deux poutres qui traversent la salle dans le sens de la longueur, les solives latérales, sont rehaussées d’or et brodées de rosaces découpées. Dans des caissons entourés de losanges et peints en bleu, on a modelé, en relief, de grandes palmettes.
Notez enfin les semis d’étoiles écarlates qui pointillent les baies étroites entre les croisillons, l’enroulement des volutes cypriotes, les quadrilles de lignes droites, les dessins symétriques qui brodent leurs entrelacs comme une trame de fines cordelettes, les filets de vermillon qui cernent d’un trait net les arêtes brusques et adoucissent l’âpreté des inflexibles contours.
Sur le mur, à droite, à gauche, au fond, séparés par des palmiers qui étalent leurs feuilles en larges aigrettes, les Khéroubs, à têtes d’homme et à têtes de lion, coursiers divins qui transportent Iahveh avec la vitesse de l’éclair, ouvrent leurs yeux fixes, allongés d’antimoine, et déploient l’envergure de leurs grandes ailes, comme ces oiseaux qui marchent à pas doux sur le cartonnage des momies, comme Isis et Nephtys, lorsqu’elles étendent, sur la façade des temples, leurs bras frangés de plumes. Sur des tables de bois précieux, étincellent les trompettes de cuivre qui appellent les fidèles à la prière, les coupes d’airain poli, les lampes ciselées, les corbeilles en filigrane d’argent, les vases d’aromates où l’on a mêlé à la liqueur de cèdre et à la poudre de santal, la myrrhe et le cinnamome. Au milieu du hécal, le Candélabre ouvre, en éventail, ses sept branches d’or.
Nous devons nous arrêter ici. Un rideau d’étoffe précieuse « que Salomon a fait
en pourpre bleue et rouge et cramoisie et où il mit des khéroubs »
, nous ferme
l’entrée du Saint des Saints : le grand prêtre seul, une fois par an, a le droit de le
soulever… Nous pourrions retourner sur nos pas, visiter les terrasses où l’ardeur du
soleil est apaisée par de grands voiles de pourpre à franges d’or, les cours où dorment,
dans les citernes profondes, les eaux fraîches et claires. Il faudrait aussi regarder
les dépendances du Temple, voir les loges où couchent les esclaves, la chambre où habite
le « Garde du seuil », les salles où l’on dépèce la chair des victimes immolées et où
l’on pend à des crocs les peaux et les viandes saignantes, enfin les tours, les maisons
de guet, le parvar où, sous les rois de Juda, dans les siècles
d’idolâtrie, hennissaient les chevaux du Soleil5.
Bien que Renan ait fait plus dévotement que personne sa prière sur l’acropole d’Athènes, c’est du haut de l’acropole de Sion qu’il a vu le monde.
Son amour de la raison et de la beauté l’a ramené souvent vers la terre ingénieuse et douce où a fleuri le Parthénon. Mais c’est à Jérusalem qu’il a fixé la demeure de son intelligence et de son cœur, afin d’observer comment une religion peut se répandre sur le monde, le conquérir et le consoler.
Le dernier volume de l’Histoire du peuple d’Israël était encore sur le chantier, lorsque nous vîmes Renan pour la dernière fois. Grâce à l’intelligence supérieure qui fut vraiment la compagne et la sœur de son génie, grâce au cœur dévoué dont la tendresse veilla fidèlement sur sa gloire, il n’y aura pas de solution de continuité dans le vaste récit où sont contés les humbles commencements et la victoire finale de l’idéal divin qui vivait au cœur du peuple juif, depuis les temps obscurs où Iahveh s’abritait, au désert, dans les tabernacles de la tribu nomade, jusqu’au jour où le désir inapaisé de ceux qui avaient faim et soif de justice reconnut, dans l’apparition de Jésus, le miracle d’amour annoncé par les prophètes et l’avènement du royaume de Dieu.
Jamais l’âme éblouie et mécontente d’une société en travail de religion n’a été devinée d’un si perçant regard ni décrite avec une telle richesse de détails.
Donner au monde occidental le Décalogue et l’Évangile, substituer à un polythéisme consacré par une tradition séculaire, protégé par la puissance publique, ennobli par tous les prestiges de la littérature et de l’art, la parole d’un pauvre prédicant de village et de douze apôtres illettrés, quelle prodigieuse destinée, si l’on songe à ce que fut la peuplade sémitique où devait naître le Rédempteur par qui les opprimés et les souffrants furent relevés de leur déchéance.
Rien ne montre mieux la force des idées et comment elles usent les obstacles accumulés par la nature ou par les hommes. Qu’était-ce, aux temps très anciens, que ce « peuple de Dieu » ? Un douar de bergers vagabonds, qui poussaient, de vallée en vallée, leurs moutons et leurs chèvres, toujours aux aguets, sans cesse obligés de fuir devant des fléaux ou des haines, perpétuellement menacés, dans leur vie précaire, par l’orage qui incendie les montagnes, par la grêle qui détruit les pâturages, par la pluie qui fait déborder les torrents, par les razzias des cavaliers accourus du fond de l’Asie… L’Histoire du peuple d’Israël a scandalisé beaucoup de personnes ; elle en a ensorcelé davantage. En tout cas, que l’on y consente ou non, qu’on damne Renan ou qu’on lui voue un culte d’adoration perpétuelle, il a le don de nous imposer sans contrainte, sur la plupart des sujets qu’il traite, sa manière de voir et sa façon de penser.
Pour les personnes qui ne savent pas l’hébreu et qui
demandent, à ceux qui le savent, le secret des âges très lointains, il est certain que
David et Salomon, rois de Juda et d’Israël, ont quelque peu changé de visage. Je ne sais
pas quelle histoire sainte on enseigne maintenant dans les écoles, ni même si on
l’enseigne. En un temps qui n’est pas très éloigné, nous apprenions, par les petits
livres bleus de l’excellent M. Félix Ansart (approuvé par N. N. S. S. les évêques), que
David, après avoir été un adolescent doué de grâce, de force et de vaillance, devint le
modèle des rois. Le jeune vainqueur de Goliath le Gattite avait désennuyé la caducité du
vieux Saül ; la vieillesse du psalmiste fut un déclin superbe, environné d’honneur, et,
quand il se coucha dans la tombe plein d’œuvres et de jours, les filles de Sion,
« troupe aimable et plaintive »
, célébrèrent sa mort par des cantiques,
au son des harpes, sous les saules du Jourdain. Nous nous figurions une belle tête de
vieillard auréolée d’une couronne radiée, un personnage très noble, vêtu de l’invariable
manteau qui, dans les tragédies▶ et les peintures académiques, drape indifféremment Joad,
Agamemnon, Mithridate et Cæsar-Auguste. Maintenant je vois clairement l’émir aux yeux
doux et implacables, le chef de bande féroce et rusé. Le fondateur de l’hégémonie de
Juda n’est guère qu’un aventurier hardi. Dans son millo de
Sion, au sommet de la petite acropole autour de laquelle la ville étage en
amphithéâtre ses ruelles tortueuses et ses maisons plates, il règne à la façon d’un
négus de Magdala ou de Gondar. Il est presque toujours en guerre avec ses propres fils,
qui veulent lui prendre sa place, ses métaux précieux, ses buffles, ses chameaux, ses
femmes. Il soudoie des mercenaires étrangers, des Philistins, des archers de Crète,
surtout des Cariens venus des montagnes de Mylasa et de Labranda, adorateurs d’un
fétiche guerrier, armés de la lance et de la double hache ; véritables épouvantails de
guerre avec leur attirail compliqué de couteaux, de piques, de faux, et leur casque
ombragé d’un éventail de plumes. Il n’est point sanguinaire mal à propos. Il ne commet
pas de crime inutile. Tout bien considéré, il ressemble plus à Aboul-Abbas et à
Ahmed-ben-Touloum qu’à Ahmed le Boucher.
Seulement, il s’acquitte consciencieusement du devoir qui, pour lui, a le plus de prix, la vengeance, qu’il regarde toujours comme l’exécution d’un décret de Iahveh. Ces guerres entre les peuplades syriennes du xie siècle avant Jésus-Christ se terminent d’ordinaire par des carnages de Peaux-Rouges, par des massacres sans merci. Un peuple vaincu est un dieu vaincu ; de plus, la défaite est toujours un châtiment ; aucune considération ne saurait prévaloir contre la loi barbare qui met les tribus domptées à l’absolue discrétion du vainqueur. Les gens de Moab avaient autrefois accueilli les parents de David, lors de sa disgrâce ; il n’en fît pas moins coucher tous les Moabites à terre ; on les mesura au cordeau ; on les tua sur les deux tiers de la longueur. Il battit les Édomites dans la vallée du Sel, et massacra tous les mâles de l’Idumée. La forteresse de Rabath-Ammon ayant été prise, il accabla d’insultes le roi vaincu, dont le père l’avait autrefois protégé contre les intrigues de Saül ; parmi les habitants, les uns furent sciés, les autres couchés sous des herses de fer ou des faux de fer qu’on promena sur eux ; d’autres furent jetés dans des fours à briques, tout cela en l’honneur de Iahveh.
David se débarrasse habilement des personnages qui le gênent ; mais il prend d’avance
ses précautions ; avant de faire crucifier, sur la montagne de Gibia, les descendants de
Saül, il consulte la face de Iahveh au sujet de la famine qui désole tout le pays, et
Iahveh lui répond : « C’est la faute de Saül et de sa maison. »
Son âme
est essentiellement égoïste et fermée à toute idée désintéressée. Changez les noms ; à
la place de Camos, le dieu moabite, mettez Iahveh, et vous pourrez appliquer à David
l’inscription du roi Mésa : « J’attaquai la ville d’Ataroth et je la pris et je
tuai tout le peuple de la ville, en spectacle
à Camos et à
Moab. Et Camos me dit : “Va, prends Nebo sur Israël.” Et j’allai de nuit, et je
combattis contre la ville, depuis le lever de l’aube jusqu’à midi, et je la pris ; et
je tuai tout, savoir sept mille hommes et enfants, et des femmes libres et des
esclaves que je consacrai à Astar-Camos ; et j’emportai de là les vases de Iahveh, et
je les traînai à terre devant la face de Camos. »
David est d’ailleurs très pieux ; il a fait un pacte avec le Dieu qu’il sert. Iahveh
est son patron et quelquefois son complice. Les jours de fêtes, malgré les railleries de
Mikal, une des dames du harem, il saute de toutes ses forces devant l’arche, au son des
cinnors, des harpes, des tambourins, des sistres et des cymbales ; il offre de nombreux
sacrifices, des pains, des gâteaux de raisins secs. À son exemple, de nombreux fidèles
honorent « le dieu de la tribu » par des prières, des hymnes, de grands éclats de voix,
des formules criées à tue-tête pour attirer l’attention divine, des contorsions
violentes, assez semblables aux danses religieuses des nègres. Cette grande dévotion est
récompensée. Quand il meurt après trente-trois ans de règne, le vieux mahdi a la main
sur la nuque de ses ennemis : « Moab est le bassin où il lave ses pieds ; sur
Édom il jette sa sandale. »
Pourtant, cette épopée sombre ne fut pas inutile aux fins divines de l’univers.
« Le royaume
des Saints ne fut pas fondé par des
Saints. »
David mit fin, pour toujours, à la vie nomade. La pose de l’arche
sur la colline de Sion fut une heure décisive dans l’histoire juive. En faisant de
l’Arche sa voisine et presque sa vassale, le fils d’Isaï faisait, de sa propre fonction,
une sorte de lieutenance de Iahveh. Par là l’élection de Sion était faite pour
l’éternité. Sans en avoir conscience, David travaillait, d’une façon capitale, à la
vocation d’Israël.
Salomon a peut-être été moins défiguré que David par la légende biblique. L’Écriture
raconte qu’il s’éleva en sagesse au-dessus de tous les hommes, au-dessus d’Ethan
l’Ezrahite, de Hemandel de Calcol, de Denda fils de Mahol, et que son nom se répandit
chez les nations environnantes. Il prononça trois mille sentences, et ses hymnes furent
au nombre de mille cinq. Il traita des arbres, depuis le cèdre du Liban jusqu’à
l’hysope, il traita des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des poissons :
« Une ample floraison de mythes se produisit autour de lui ; Mahomet s’en
nourrit et puis, sur les ailes de l’Islam, cette volée de fables aux mille couleurs
répandit dans le monde entier le nom magique de Soleyman.
» Ce renom de
sagesse, Salomon le mérita, moins par ses fantaisies juridiques et par son habileté à
deviner les énigmes, que par son esprit pratique, son scepticisme de bon vivant, son
humeur joyeuse
et son aptitude au plaisir. Il commença par tuer
son frère Adoniah, sous prétexte qu’il aimait Abisag la Sunamite, un des joyaux du
sérail, en réalité parce qu’il pouvait devenir un rival dangereux. Puis il fit tuer le
vieux séraskier Joab et Séméï le dernier descendant de la race de Saül. Il fut un sultan
magnifique. Selon la rumeur publique, qui sans doute exagérait un peu, sept cents
femmes, et trois cents concubines, achetées sur les marchés d’Égypte et de Phénicie, des
Moabites, des Édomites, des Sidoniennes, des Hittites, des négresses d’Éthiopie,
s’amusaient sur les tapis du sérail avec les perles, les étoffes bariolées, les singes,
les paons, les perroquets d’Ophir. Il a déjà les habitudes de faste et de la vie
tyrienne que reprendra plus tard la maison d’Achab. Les caravanes de Mésopotamie et de
Chaldée apportent au bazar de Jérusalem des dents d’éléphants, des gemmes de Saba et
d’Assur, des pelleteries, des armes.
Il est très tolérant ; ses femmes sidoniennes le rendent pieux envers Astarté, ses
femmes ammonites lui font révérer Moloch, l’idole aux trois yeux, à tête de taureau. Il
ne se refuse aucun caprice ; se modelant sur les pharaons d’Égypte, il fait venir de Tyr
des tailleurs de pierres, des architectes, des fondeurs de bronze ; on lui bâtit des
palais, des maisons de campagne dans le Liban, des kiosques où l’on imite les
constructions égyptiennes, les chapiteaux treillissés formés de gerbes
de lotus et de grenades. Le peuple admirait les lions d’or, les coussins dorés et les
soies écarlates ‘de l’estrade royale. Ces splendeurs ont ébloui les faiseurs de
chronique, dont les récits sont les véritables « Mille et Une Nuits » de la Palestine.
« Il fît deux cents boucliers d’or laminé, plaquant chaque bouclier de six
cents sicles d’or, et trois cents rondaches d’or laminé, plaquant chaque rondache de
trois mines d’or, et toutes les coupes du roi Salomon étaient d’or, et toute la
vaisselle de maison du Bois-Liban était d’or fin ; point d’argent ; au temps de
Salomon on n’en faisait aucun cas. »
Seulement, on a exagéré la magnificence du temple bâti par Salomon ; on a donné à ce
monument des proportions colossales et un caractère formidable. Les partisans de
l’ancien culte, les vrais Iavehistes hochaient la tête et disaient tristement :
« L’autel de pierre non taillée, en plein air, valait mieux que
cela. »
Salomon a donné à Iahveh, un domicile. Il a substitué à la tente précaire une maison
stable mais l’érection du temple fut un fait infiniment moins considérable que la
translation de l’arche à Sion. En somme, ce règne où l’on s’amuse « est la part
du sourire dans le grand opéra sombre qu’a créé le génie hébreu. Ce furent là quarante
ans de vie profane où, laissant dormir
sa vocation
religieuse, Israël sentit qu’il est bon de jouir »
.
Au rebours de David et de Salomon, l’impie Achab a été maltraité par l’histoire.
M. Renan le réhabilite. « Il fut en somme un remarquable souverain, brave,
intelligent, modéré ; dévoué aux idées de civilisation. Il égala Salomon par
l’ouverture d’esprit et la sagesse. Il le surpassa, par la valeur militaire et par la
justesse des vues générales. »
L’anecdote de la vigne de Naboth est la simple
histoire d’un Arabe borné qui, par amour du patrimoine héréditaire, se refuse à une
expropriation pour cause d’utilité publique. Achab était éclectique. Persuadé que deux
religions valent mieux qu’une, il ne faisait pas détruire sur les hauts lieux les cippes
de Baal. Il n’était pas sévère pour les cultes de la Phénicie. Il tolérait les
prêtresses de Tanit qui, tatouées de vermillon, drapées de voiles bleus, jaunes et
blancs chantaient d’une voix aiguë des paroles inintelligibles. Il ne pourchassait point
les prêtres de Baal qui se faisaient des incisions dans la chair avec des épées et des
piques, et se donnaient des coups de canif et de rasoir. Les fanatiques lui en
voulaient, parce qu’il avait épousé une étrangère complaisante à toutes les innovations.
La reine Jézabel, fille d’Ethbaal, roi des Sidoniens, s’habillait avec des manteaux
lamés d’or, elle avait apporté de Tyr des parures et des bijoux, des
tissus de pourpre, étoilés de fleurs peintes, des cassolettes
constellées de rubis, des miroirs de métal, des idoles façonnées par les joailliers de
Phénicie, des bracelets d’or, des tresses de perles, des anneaux pour les oreilles et
pour le nez, des cercles pour les jambes, des serpents d’émeraudes aux yeux de topaze,
des bagues, des grelots, des babouches, des épingles, tout un cliquetis de plaques
ciselées, de chaînettes, de pendeloques, de colliers dont s’amusait son enfantine
coquetterie. Les prophètes, incapables, comme tous les révolutionnaires et les
prédicants, de rien comprendre à ces charmantes puérilités, déclamèrent furieusement
contre ce luxe inoffensif. Ils poursuivirent Achab et sa dynastie d’une haine
intransigeante. Ils triomphèrent sans pudeur lorsqu’Achab mourut, atteint d’une flèche
au défaut de la cuirasse dans une bataille contre le roi de Damas, et lorsque le jeune
roi d’Israël Ochozias tomba d’une des fenêtres de son palais après quelques mois de
règne. Comme tous ceux qui se croient de moitié dans les desseins de la Providence, ils
affectèrent de voir dans ces événements des vengeances de Iahveh.
Nous touchons ici à la partie la plus dramatique du livre de Renan : la lutte des
prophètes contre la royauté et le sacerdoce officiel. Quelle singulière histoire que
celle de cette « opposition politique »
dont les représentants furent des
« ermites sordides »
qui ameutaient les foules
par leur lyrisme furieux et forcené ! Les prophètes, tels que les a vus Renan, seraient
bien étonnés, s’ils entendaient au Théâtre-Français, les alexandrins irréprochables du
grand-prêtre Joad. C’étaient des marabouts errants, animés d’un fanatisme sombre, sujets
à des extases, des « espèces d’enragés, qu’on répugne, au premier abord, à placer
parmi les précurseurs de Jésus »
. Ces énergumènes, dépenaillés et maigres, peu
différents de ces moines des environs d’Antioche qu’on vit, douze ou treize cents ans
plus tard, piétiner le nord de la Syrie pour détruire la civilisation gréco-romaine,
amassaient autour de leurs écriteaux ambulants, aux portes des villes, des auditeurs
naïfs dont ils frappaient l’imagination par des inventions bizarres, par des images
violentes, quelquefois par de véritables singeries. Ils étaient les prédécesseurs de ces
capucins de Naples que Renan appelle sans façon des « succédanés » de Pulcinella. Ils se
livraient à des danses et des contorsions orgiastiques analogues à celles des derviches
et des Aïssouas. Leurs passions radicales et démocratiques s’exhalaient en violents
pamphlets qui font penser aux prédicateurs de la Ligue, aux puritains du temps de
Cromwell, surtout aux révolutionnaires du temps présent. Comme nos anarchistes, avec
plus de sincérité, ils ont
l’hallucination de la traîtrise, la
vision de la méchanceté universelle. De part et d’autre, même paroxysme de fureur
déclamatoire, même folie d’excommunication, même irritation contre les mauvais riches,
les gens d’affaires, les accapareurs, mangeurs de pauvres. Qui s’attendait à de pareils
rapprochements à propos d’Élisée et d’Ézéchiel ? Il en est pourtant ainsi. Pour Renan
ces marabouts sont des « publicistes ». Le prophétisme israélite fut un journalisme
s’exprimant au nom de Dieu. Imaginez l’étonnement d’un lecteur habituel des saintes
Écritures, en lisant cette phrase : « On peut dire que le premier article de
journaliste intransigeant a été écrit huit cents ans avant Jésus-Christ et que c’est
Amos qui l’a écrit. »
Cela est vrai à condition que l’on atténue cette
affirmation par quelque tempérament. Les intransigeants, ou, si l’on veut, les prophètes
d’aujourd’hui ne se nourrissent pas exclusivement de l’eau du Jourdain et des racines du
Carmel. Leur fanatisme sans illusions flétrit volontiers les biens de ce monde, sans
commettre la naïveté d’en abandonner la jouissance. Leur austérité se déride et leur
pessimisme se console dans les cabarets où l’on soupe. Le veau d’or ne les indigne plus,
quand le public a le dos tourné. Après avoir tonné contre Baal, ils ont pour Mylitta de
secrètes tendresses. Ils descendent des cimes, et quand ils ont cessé de vaticiner, ils
redeviennent des hommes comme nous, je
dirai même, sans manquer
pour cela d’humilité, pires que nous. À part ces innovations, ils n’ont rien inventé,
pas même les conspirations militaires. Si la Bible était un livre de lecture
boulevardière, et si la leçon n’était pas maintenant un peu tardive, quelques-uns de nos
contemporains pourraient trouver bien des enseignements dans l’histoire de Jéhu, cet
officier rebelle qui tua le souverain d’Israël pour lui prendre son trône.
Quelle audace, quelle habileté ! Quelle admirable absence de scrupules ! Et comme les
acteurs sont superbes en ce décor éclatant ! La vieille Jézabel, les joues fardées, les
yeux avivés de kohl, les cheveux poudrés de limaille d’or, apostrophant le général du
haut d’une terrasse, et lui criant de sa voix de sorcière : « Comment va Zimri,
l’assassin de son maître ? »
quel tableau fait à souhait pour ravir un peintre
amoureux d’histoires violentes !
Comme Jéhu se préoccupait des nombreux descendants de la famille d’Achab qui se
trouvaient dans Samarie, il écrivit aux principaux de la ville une lettre hypocrite et
ambiguë, que les notables comprirent fort clairement. Les soixante-dix jeunes princes
étaient chez des notables de la ville qui les élevaient. Chacun de ces estimables
bourgeois prit son pensionnaire royal et lui coupa la tête. Puis on mit les têtes dans
des paniers et on les envoya à Jézraël. Jehu donna ordre de les
ranger sur deux piles à l’entrée du palais. Le lendemain matin il sortit, prit place à
la porte et dit au peuple : « Vous êtes justes. C’est vrai, j’ai conspiré contre
mon maître et je l’ai tué. Mais tous ceux-ci qui les a tués ? Reconnaissez donc que
pas une parole de Iahveh ne tombe à terre. »
Ce sublime scélérat est très
beau. On admire ces trouvailles de génie, cette perfection de vices, cette splendeur de
férocité, et l’on se prend à mépriser notre pauvre siècle de pastiches et de doublures.
Malgré ces hideuses histoires, malgré la haine et la folie barbare qui souillaient si
profondément ce terrible prophétisme du temps des Omrides, l’avenir devait être non pas
aux rois sages, aux politiques sensés, mais aux visionnaires, aux utopistes, aux
démocrates inspirés qui défaisaient les dynasties. Le prophétisme est l’événement
capital de l’histoire d’Israël. Ces imans prédicateurs, toujours en marche par les
sentiers pierreux, ont donné une voix aux vieux instincts monothéistes des Sémites
nomades. Ils revenaient aux croyances de l’âge patriarcal, au rêve édénique des premiers
hommes, libres de tout souci et purs de tout péché. Ces farouches voyants, qui
s’exaltaient dans des séminaires ascétiques, furent, malgré tout, des émancipateurs sans
le vouloir. Grâce à eux, le petit sultanat de Sion, si mesquin et si faible, exposé aux
invasions presque périodiques des rois d’Égypte et aux razzias des cavaliers d’Assur,
entouré d’un cercle menaçant de tribus pillardes et de douars
insoumis, mérita d’occuper une place à part dans l’histoire du monde, et d’éviter
l’éphémère destinée des peuples voisins. C’est à eux que l’on doit le progrès de la
conception théocratique. L’idée de Providence, jusque-là réduite aux faveurs intéressées
d’une divinité jalouse envers une clientèle restreinte, s’épura et s’élargit. Iahveh se
transforma. Il cessa d’être un dieu local et provincial pour devenir un être absolu,
dont Israël était le peuple de choix ; par là il échappa aux discrédits où sont tombés
successivement le Camos des Moabites, le Rimmon des Ammonites, le Salm des Arabes, et
Baal et Moloch. En recueillant les éléments épars et discordants des vieilles légendes,
en groupant les idées qui s’agitaient dans l’âme obscure des foules, les prophètes ont
rendu possible la série des récits bibliques. Il y eut comme une aube indécise de
l’Histoire sainte : « Les vieux souvenirs d’Our-Casdim et de Harra remontaient en
la mémoire ; les prophètes apparaissaient comme les guides inspirés d’Israël. Or, le
premier des prophètes, n’était-ce pas ce Mosé qui tira le peuple d’Égypte ? Et le
premier auteur du pacte, n’était-ce pas cet Abraham, issu des fables babyloniennes qui
apparaît dans le lointain comme le père de la civilisation ? »
Enfin, les
écoles prophétiques enseignaient que Iahveh impose à ses fidèles certaines lois. L’idée
d’une
obligation se formait. La morale entrait dans la
religion ; des tribus qui, jusqu’ici, n’avaient reconnu que le droit de la force,
s’initiaient à des notions de justice. Les prophètes ont annoncé, dans leurs tirades,
des vérités nouvelles dont l’écho s’est prolongé d’âge en âge. Ils ont balbutié, les
premiers, ces dix paroles de Iahveh, qui ont mérité d’être le formulaire de la morale
pratique. Ils ont écrit violemment les premières pages du livre sacré dont un peuple a
fait son tabernacle et sa vie, et qui est devenu le livre même des origines de
l’univers.
Plus tard, lorsque le fils du charpentier de Nazareth naquit dans une étable, qu’était-ce que la Judée ? Quatre arpents de collines et de rocs, dominés par une acropole et par un temple moins illustre, certes, que les chapelles de Grèce ou d’Ionie, province décorée du nom de royaume par un vainqueur dédaigneux, et si lointaine qu’elle semblait un lieu de disgrâce, presque de relégation pour les fonctionnaires impériaux qui n’avaient pas d’avenir.
Hérode, qui s’attribua le titre de Grand (comme beaucoup d’autres petits souverains),
avait été récompensé de ses bassesses par la tolérance et par la protection de
l’empereur Auguste. Ce vieil Arabe, intelligent, brave, fort de corps, tanné, dur à la
fatigue, très adonné aux femmes, sanguinaire et fin, étranger à toute idée religieuse,
dépaysé
parmi les Juifs (comme Méhémet-Ali devait être isolé,
dix-huit siècles plus tard, parmi les fellahs), put, durant trente-neuf années, régner
tout à son aise, acheter des esclaves, bâtir un temple et des châteaux, ordonner des
supplices. Les légats (nous dirions aujourd’hui les résidents) de Syrie le
surveillaient, le remerciaient officiellement lorsqu’il élevait des autels à César et à
la « déesse Rome », dirigeaient sa politique extérieure et lui laissaient faire, dans
les limites de ses frontières, à peu près tout ce qui lui plaisait. Ce roitelet tua sa
femme et sa belle-mère, fit brûler vifs quelques étudiants, que leurs professeurs
avaient excités à décrocher un aigle d’or qui ornait la façade du temple… Dans un accès
de folie furieuse, il ordonna que deux de ses fils fussent immédiatement étranglés. Au
moment de mourir, il eut la force de se relever sur le coude, d’appeler son coupe-tête
et de faire tuer sans retard son fils aîné… La mort de ce vieux sultan ne rendit point
la paix et la sécurité à la Palestine. Archelaüs et le tétrarque de Galilée, Antipas,
aimaient, après boire, à dresser des potences, des pals et des croix… Au prétoire du
légat de Syrie et du procurateur de Judée, on apprenait toutes ces atrocités sans
s’émouvoir outre mesure. La fameuse parole du procurateur Ponce Pilate : « Je
m’en lave les mains »
, était le mot d’ordre de tous les agents en mission dans
ces contrées. C’est, paraît-il, une
règle de bonne
administration coloniale, que de laisser les indigènes se dévorer entre eux. Nos
fonctionnaires du Tonkin et du Cambodge n’agissent pas autrement avec les mandarins.
Cet état d’abrutissement et de terreur panique hâta la crise décisive qui devait faire
du peuple juif, las de souffrir et de pleurer, le messager de la bonne nouvelle. Au mois
d’octobre de l’an 29 avant la naissance de Jésus, un pauvre diable, qui vivait
habituellement seul dans le désert, Jean, surnommé le Baptiste, fut mis au cachot pour
avoir blâmé l’infâme concubinage d’Antipas et d’Hérodiade. Mais les fers et les feux
n’ont jamais arrêté le zèle des illuminés, et les rigueurs ne sont qu’un aliment à
l’insatiable faim du martyre. « Quand les rois de la terre sont si mauvais, on ne
voit qu’un remède aux choses de la terre, c’est que Dieu règne… On rêve l’impossible
pour échapper aux tristesses du présent. »
Rien de plus triste que la société
juive, au temps où fut écrit ce livre étrange qui s’intitule l’Assomption de
Moïse. Le temple de Jérusalem était devenu un lieu de trafic et d’intrigues,
un bazar livré à un clergé servile, simoniaque et impudent, quelque chose d’analogue à
ce que fut le palais pontifical du Vatican vers le temps de Luther. La corruption des
mœurs était scandaleuse. Le piétisme hypocrite des pharisiens ne valait guère mieux que
la frivolité mondaine des sadducéens.
L’introduction de la
culture gréco-romaine avait achevé de démoraliser Israël. Les deux jeunes princes
Alexandre et Aristobule, fils d’Hérode, avaient étudié à Rome, dans la maison d’Asinius
Pollion où ils avaient pu connaître Horace et Virgile. Les villes de Césarée, d’Ascalon,
d’Acre, de Tyr, — sans compter Hippos, Béryte, Gadara l’Attique, patrie de l’amusant
Méléagre, — étaient, aux alentours et au cœur même du pays juif, des foyers
d’hellénisme. Hérode s’était avisé, sur ses vieux jours, de prendre à ses gages un
professeur de philosophie. Or, l’Occident a toujours été, pour l’Orient, un maître
dangereux. L’Oriental qui fait son éducation en Europe, rapporte ordinairement, dans son
pays, tous nos vices et pas une seule de nos vertus. Ajoutez que cette race déchue
n’entendait plus de voix qui pût la réconforter. Il n’y avait plus de poètes, plus de
prophètes. Rien que des docteurs discutant sans fin avec leurs élèves, ou débitant des
conférences à propos des livres traditionnels. « Sous le nom de Kalaka, il se forma une vraie scolastique juive, qui peu à peu se substitua à
la Bible et constitua ce livre funeste qu’on a appelé le Talmud. »
Dans cette vilenie des puissants et cette platitude des faibles, il était naturel que
des idées de renaissance morale, des rêves apocalyptiques fussent la principale
préoccupation de quiconque s’obstinait à croire en l’avenir. Le Christ n’était pas
né, et déjà une petite église d’hommes pieux et de saintes femmes
savourait comme un avant-goût du christianisme. Un terrain se préparait, apte à recevoir
la bonne semence. Juste à ce moment, le vieux monde païen, fatigué d’un culte sans
tendresse et d’une sagesse sans douceur, semblait tressaillir d’une vague espérance. Un
« messianisme » confus hantait les esprits et les cœurs. Tous les mécontents, tous les
idéalistes, tous les anarchistes se berçaient de songes. La sibylle d’Alexandrie avait
vaticiné sous la dictée des Juifs : « Dieu, disait-elle, enverra de l’Orient un
roi qui fera cesser sur toute la terre la guerre funeste… Du ciel coulera le doux
breuvage d’un miel exquis… Partout se multiplieront les gras troupeaux de bœufs, de
moutons et de chèvres… Les loups, mêlés aux agneaux, paîtront l’herbe sur les
montagnes… »
Un voyant dont on ne sait plus le nom, s’écriait en grec :
« Ceux qui honorent le Dieu véritable, éternel, auront la vie en héritage ;
durant l’éternité, ils habiteront les vergers fleuris du paradis et se nourriront du
doux pain du ciel étoilé… »
Philon le Juif combinait la métaphysique de Platon
avec une théologie nouvelle, qui ressemble à la doctrine de saint Paul. Virgile
traduisait en beaux vers les prédictions sibyllines :
Ultima Cumæi venit jam carminis ætas…Aspice venturo lætantur ut omnia sæclo.
La vision d’un angélique paradis ravissait d’extase les âmes
délicates et endolories. On entrevoyait le temps béni où « les doux posséderont
la terre »
. Des présages certains promettaient un asile à tous ceux que vexent
les mauvais riches, que le péché afflige, et dont la protestation contre l’injustice
sociale vient troubler à intervalles presque réguliers le repos des satisfaits.
L’antique malédiction des prophètes retentissait encore dans l’éloquence enflammée des
précurseurs. Mais déjà l’âpreté farouche des vieux ascètes s’atténuait d’amour et de
suavité. Cinquante ans avant la nuit de Noël, l’élite religieuse qui attend un sauveur
est déjà prête à écouter le Verbe. Jésus peut venir.
Ainsi, la fin de cette Histoire du peuple d’Israël aboutit au point précis où commence l’Histoire des origines du christianisme. Renan a vécu assez pour raccorder les deux parties de la tâche qu’il s’était imposée.
Les douze volumes où il a suivi, sans défaillance, à travers une suite si longue de misères et de splendeurs, de servage et de gloire, de découragements et de rêves, l’évolution d’une race appelée, entre toutes, aux rudes épreuves de la vocation religieuse, seront peut-être considérés plus tard, moins encore pour leur beauté que pour les conséquences infinies qui en dérivent, comme le testament intellectuel de notre siècle. Ce récit, en tout cas, est le plus décisif triomphe de la méthode historique, patiemment constituée, malgré la fougue oratoire des apologistes officiels, par les philologues dont Renan a recueilli l’héritage et continué le sillon.
On aura beau faire : la critique moderne est engagée dans l’investigation du passé ; elle en explorera toutes les parties, quels que soient les appels menaçants ou les invitations respectueuses, par où l’on s’efforce de la faire revenir en arrière, et d’interdire à son enquête certains domaines prétendus réservés, où le fanatisme des uns et le snobisme des autres se croyaient installés pour toujours. Il y a encore, Dieu merci, des jeunes gens qui préfèrent à toutes les prouesses verbales l’éternelle nouveauté de la science, et à l’approbation des multitudes l’austère volupté qu’on éprouve à découvrir le vrai. Ceux-là ne se lasseront pas de défendre la doctrine de Renan contre les erreurs qui la déguisent et sa personne contre les mensonges qui la défigurent.
IV. La gaieté de Renan
On ne saurait considérer un ouvrage de Renan ni comme une œuvre purement littéraire ni comme un simple mémoire d’érudition. Toutes ses paroles ont retenti au cœur des générations actuelles. Les jeunes hommes qui ont, actuellement, de vingt-cinq à trente ans, ne sont guère gênés par l’excès des croyances précises. Certains instincts, un reste d’habitude, la crainte des gendarmes, quelques conventions mondaines, des sentiments dont on n’a pas encore montré la vanité, suppléent, dans l’âme contemporaine, aux certitudes anciennes. Malgré tout, Ernest Renan, par ses paroles et par son exemple, nous prêche l’optimisme, sous prétexte que l’univers, avec nous ou malgré nous, poursuit obscurément une œuvre bonne, et qu’en tout cas le spectacle des choses humaines est assez divertissant.
L’enquête qu’il a instituée sur le passé de l’humanité, s’achève par cette conclusion. Dans l’Histoire du peuple d’Israël il évoque de terribles aventures, mais il a soin de nous rassurer à temps et de nous faire voir comment des dynasties d’émirs féroces et des troupes errantes de marabouts déclamateurs ont préparé, sans en avoir une claire conscience, l’avènement de l’idée divine, et contribué à édifier, par-delà les horreurs de Sion, la Jérusalem céleste, attendue par les sages et par les saints.
En vérité, nous avions besoin de ce dénouement et des perspectives indéfinies qu’il nous ouvre pour être un peu consolés. En lisant la première partie du récit on ne peut se défendre d’un certain effroi. On se demande avec inquiétude comment ces histoires de brigands ont bien pu être la préface et la préparation de la vie de Jésus. Le génie même de l’auteur, sa puissance d’évocation historique, sa vision précise et sobrement indiquée du décor lointain, la magie des mots, le sortilège, j’allais dire le délicieux maléfice du style, contribuent à rendre plus obsédant ce mauvais rêve. Quelle que soit notre tendresse pour le noble esprit qui a reconstitué cette terrible préface de l’Évangile, malgré ce sens de la vie morale qui est la faculté maîtresse de Renan, en dépit de cette habileté souveraine à lire dans l’âme des générations éteintes et à noter la naissance des crises décisives qui accompagnent les moments de fécondité religieuse, notre conviction hésite, et nous nous demandons si ces tableaux ne sont pas quelquefois poussés au noir. Il faut se répéter bien souvent que tous ces gens collaborent aux fins divines de l’univers pour se défendre d’un frisson au récit de leurs faits et gestes. Les vertus du roi David donnent froid dans le dos. Quand on s’interroge soi-même sur l’impression produite par un livre de Renan, à moins d’appartenir aux petites Églises qui ont l’anathème facile, on ne fait pas œuvre de critique, on est comme un dévot qui fait son examen de conscience, et qui découvre en lui, avec tremblement, des doutes et des faiblesses. C’est pourquoi j’oserai confesser, en me frappant la poitrine, ce qui, dans ce livre, m’inquiète, rassuré d’avance par la quasi-certitude où je suis de me tromper.
Quelques critiques moroses ont blâmé, dans cette histoire des Béni-Israël, un peu trop d’exotisme et un certain abus de couleur bédouine. Assurément, certaines pages n’ont pu être écrites que par un hébraïsant qui a connu Flaubert et qui est contemporain du peintre hongrois Munkacsy. Mais cette querelle est injuste. L’Orient ne change guère ; on retrouve encore les personnages de la Bible dans ces tribus errantes, toujours· prêtes à plier leurs tentes, et à pousser leurs troupeaux vers d’autres étoiles. Tout au plus pourrait-on souhaiter que l’auteur ait atténué certaines comparaisons trop franches, par quelques-unes de ces délicates retouches où il excelle.
D’autres personnes ont noté, dans ce livre de philologie et d’histoire, une allure trop dégagée, un ton, sinon de persiflage transcendantal, du moins de discrète ironie : certains traits qui égayent, d’un sourire moqueur et quelque peu désabusé, la gravité des discussions de date et des dissertations sur la chronologie des textes. On a remarqué des rapprochements violents qui, vraiment, traversent trop de siècles. Certains lecteurs ne pardonneront pas à Renan d’avoir comparé Isaïe à Armand Carrel, à Émile de Girardin et d’avoir déroulé, dans la plaine de Galaad, le monôme des prophètes. On dirait parfois un essai de mystification à la Baudelaire.
Sont-ce là, comme on l’a prétendu, des concessions au goût du jour, des recherches
« d’actualité », des hardiesses voulues, destinées à scandaliser délicieusement quelques
lecteurs, et surtout quelques lectrices ? On ne peut faire, à un écrivain et à un savant
de cette taille, l’injure de le croire. Au risque de proposer une explication qui peut
paraître trop naïve, ce sont là, si j’ose dire, des procédés d’enseignement, des moyens
comme en emploient les professeurs pour faire comprendre à un auditoire insuffisamment
préparé quelque fait très lointain. Soyez assuré qu’en lui-même et pour les rares
initiés de son enseignement ésotérique Renan établit mille
distinctions, perçoit des nuances très délicates qui échappent à nos sens grossiers. Par
ces explications complaisantes, ou ces rapprochements piquants, par ces verres
grossissants qu’il veut bien mettre devant nos yeux, il consent à nous donner, non sans
quelque dédain, l’illusion de comprendre tout à fait. Par là, comme l’a dit un critique
autorisé, il fait entrer dans le domaine de la discussion générale et de la conversation
mondaine « des recherches ingrates et ardues qui jusqu’alors étaient demeurées
comme enfermées dans la cellule du théologien ou dans le cabinet de
l’hébraïsant »
. On pourrait toutefois
se demander
s’il est nécessaire de mettre l’exégèse à la portée des gens du monde. Renan a exprimé à
plusieurs reprises son dédain, ou plutôt son appréhension à l’égard des gens du monde ;
il craignait autrefois de livrer à leur légèreté tranchante et inconsidérée sa pensée
délicate, subtile et fuyante. Il ne voulait pas que les vérités qu’il avait trouvées
pussent devenir aux mains des hommes frivoles, d’amusants paradoxes. Comme il arrive
d’ordinaire aux grands écrivains, la popularité est venue à lui. Il était assez glorieux
pour n’avoir pas besoin d’aller à elle.
Serait-il vrai qu’on ne remarque point dans ses derniers livres la grande tendresse de
la Vie de Jésus, cette émotion, cette part d’imagination sentimentale et
de religieuse sympathie, que M. Paul Bourget a notées en des traits si justes et si
pénétrants ? Le style de l’illustre écrivain aurait-il perdu peu à peu, ce
« quelque chose de voilé, d’exquis et de sobre »
, qui est, selon Renan
lui-même, une des séductions les plus charmantes des races celtiques ? En tout cas, la
gaieté ne lui semble plus ici un « singulier oubli de la destinée humaine et de
ses conditions »
.
Michelet, racontant l’histoire d’Israël, n’eût pas été plus lucide ; il eût été moins calme. Il eût mis, dans le récit de ce drame sombre et douloureux, des points de suspension et d’exclamation, des tortures de phrase, des frémissements d’expression, signe d’un certain malaise. Renan nous raconte toutes ces horreurs sans rien perdre de son aménité souriante. Notre admirable guide nous promène, avec une sécurité qui nous inquiète, dans la vallée de Josaphat, sur les collines d’Hébron et dans les gorges des montagnes de Moab. Il nous montre, sans s’émouvoir, les gens qui ont vécu là, ces personnages passionnés et têtus, enfermés dans une foi étroite, incapables de rien voir au-delà des bornes qui murent leur horizon. Il nous fait voir, avec une sérénité parfaite, ces villes incendiées où des corps meurtris se tordent parmi les décombres, ces tueries effrayantes et splendides, sous l’implacable soleil qui avive l’ardeur des plaies et sèche la gorge des blessés. Est-ce que l’histoire ne serait plus à ses yeux qu’un vaudeville macabre ?
Pourquoi cette inclination à appeler le train du monde un « grand bal », une « comédie », une parade divertissante ? Je sais bien que ce ne sont là que des métaphores. Je les trouve trop « farces ».
De tous les caractères de ce génie si complexe et si riche, si fécond en aspects
imprévus, si prompt aux évolutions hardies, ce qui a frappé le plus l’esprit du public,
c’est une perpétuelle et souriante gaieté. « Soyons austères pour nous-mêmes,
disait-il ; mais n’appauvrissons pas la vie. Il ne faut pas écouter sur tout ceci les
raffinés
littéraires de nos jours. Ne privons pas l’humanité
de ses joies : jouissons de la voir jouir. La joie des autres est une grande part de
la nôtre ; elle constitue cette grande récompense de la vie honnête, qui est la
gaieté. On m’a reproché de beaucoup prôner cette religion, facile en apparence, en
réalité la plus difficile de toutes. N’est pas gai qui veut. Il faut pour cela être
d’une vieille race non blasée. »
La vie de ce grand iconoclaste s’est achevée
sur une patenôtre assez singulière :
Père céleste, je te remercie de la vie. Elle m’a été douce et précieuse, entouré que j’ai été d’êtres excellents, qui ne m’ont jamais laissé douter de tes desseins. Je n’ai pas été sans péché ; j’ai eu les défauts de tous les hommes ; mais, quoi qu’en disent ceux qui s’intitulent tes prêtres, je n’ai pas commis de très mauvaise action. J’ai aimé la vérité, et j’y ai fait des sacrifices. J’ai désiré ton jour, et j’y crois encore. Quand mes anciennes croyances se sont écroulées, au lieu de pleurer et de m’irriter contre toi, j’ai pris le parti de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Pleurer eut été lâche, et m’irriter contre toi eût été la plus complète des absurdités.
Cette bonne humeur, tantôt dédaigneuse et hautaine, tantôt familière et presque joviale, a tour à tour troublé, amusé, indigné les générations contemporaines. Des moralistes intransigeants en ont fait le sujet de déclamations furieuses. Quelques personnes, qui aiment les solutions précises et dont l’esprit robuste a peur de l’impalpable et de l’invisible, ont déclaré tout net, sans s’attarder aux analyses subtiles, ni même aux précautions oratoires, que l’auteur d’Averroès et de l’Histoire des langues sémitiques était un homme léger et frivole, qui s’amusait à nos dépens. Certains propos de table pieusement recueillis par des admirateurs trop scrupuleux, ont rendu éloquente la vertu des chroniqueurs du boulevard6. D’autre part, on trouve des disciples, qui, séduits par le charme dangereux de cette incomparable intelligence, font de consciencieux efforts pour imiter son allure habituelle et ses locutions coutumières. Ils s’efforcent d’être désabusés, souriants et discrètement dédaigneux. Ils veulent nous faire croire, et ils sont sans doute sincères, qu’ils aperçoivent, eux aussi, selon le point de vue où ils se placent, les aspects multiples et insaisissables des choses. Ils disent que cela les amuse prodigieusement. Enfin, pour achever, par un trait qui leur semble capital, leur ressemblance avec le décevant modèle qu’ils ont choisi, ils font le ferme propos de ne jamais conclure. Ils sont incertains de propos délibéré et ambigus de parti pris.
De tous les méfaits que l’on a reprochés à M. Renan, le plus grave, peut-être, est d’avoir formé, sans le vouloir, ces imitateurs singulièrement incomplets et quelque peu présomptueux qui prennent le ton, le langage et l’humeur désabusée du maître, sans y être autorisés, comme lui, par l’abondance des notions exactes et l’accumulation du savoir.
V. Les récréations de Renan
À mesure qu’il entrait plus avant dans le mystère du passé, le stoïcisme pratique dont il a donné tant de preuves, et qui lui a fait supporter la souffrance et attendre la mort, était de plus en plus enveloppé et adouci, aux yeux des profanes, par une bonne humeur presque déconcertante.
Tout en s’écartant le moins possible du programme scientifique qu’il s’était tracé, il
aimait « à prêter sa pensée aux accidents de la vie environnante »
. Il
cédait parfois (c’est encore lui qui le déclare) à la tentation de « pousser sa
pensée dans toutes les directions, de battre tous les terrains, de secouer et de
creuser toutes choses, en regardant se dérouler successivement les flots de cet
éternel océan, en jetant, de côté et d’autre, un regard curieux et ami »
.
En dehors de son Histoire des origines du christianisme, qui était le but central de son activité, et où il cherchait des résultats positifs, son intelligence s’est répandue de tous côtés, comme pour se reposer et se distraire. Et, dans ces échappées vers la politique, la philosophie, la poésie, dans ces fantaisies et ces esquisses où il regardait tantôt sous un angle, tantôt sous un autre, les formes fugitives de l’être, il a choqué, plus d’une fois, par l’imprévu de ses démarches, ceux de ses contemporains qui ne sont pas familiarisés avec les méthodes des sciences historiques, et qui ne savent pas que l’historien des choses morales doit, par habitude professionnelle, se défier des théories trop rapides et des affirmations prématurées. Il se gardait de l’esprit de système. Il pensait que l’intelligence humaine doit être en harmonie avec la nature, dont la vie consiste en une éternelle métamorphose.
Un système, a-t-il dit, c’est une épopée sur les choses. Il serait aussi absurde qu’un système renfermât le dernier mot de la réalité qu’il le serait qu’une épopée épuisât le cercle entier de la beauté. Une épopée est d’autant plus parfaite qu’elle correspond mieux à toute l’humanité, et pourtant, après la plus parfaite épopée, le thème est encore nouveau et peut prêter à d’infinies variations, selon le caractère individuel du poète, son siècle ou la nation à laquelle il appartient. Comment sentir la nature, comment aspirer en liberté le parfum des choses, si on ne les voit que dans les formes étroites et moulées d’un système ? Je sentis cela un jour divinement en entrant dans un petit bois. Une main m’en repoussa, parce que je me figurais en ce moment la nature sous je ne sais quel aspect de physique, et je ne me réconciliai qu’en me disant bien que tout cela n’était qu’un trait saisi dans l’infini, une vapeur sur un ciel pur, une strie sur un vaste rideau. Il faut renoncer à l’étroit concept de la scolastique, prenant l’esprit humain comme une machine parfaitement exacte et adéquate à l’absolu. Des vues, des aperçus, des jours, des ouvertures, des sensations, des couleurs, des physionomies, des aspects, voilà les formes sous lesquelles l’esprit perçoit les choses. La géométrie seule se formule en axiomes et en théorèmes.
Sur ce point, il a été fort mal compris.
Pour bien entendre ses Essais de morale et de critique, ces fantaisies
et ces inquiétantes esquisses, qu’il a intitulées Dialogues
philosophiques, il faut avoir certaines habitudes d’esprit,
inconnues des simples gens de lettres. Les chroniqueurs, toutes les fois
qu’il ouvrait la bouche ou qu’il prenait la plume, lui reprochaient, à grands cris, de
ne point leur donner un système tout fait et facilement compréhensible. Or, s’il a eu le
ferme espoir de donner, en histoire, des approximations très serrées, il n’a voulu,
partout ailleurs, qu’apercevoir des probabilités, « fugitives lueurs, qu’on
entrevoit de côté et du coin de l’œil »
.
En même temps qu’il réservait sa doctrine à quelques initiés, on pouvait noter que, par une règle de politesse à laquelle il s’était soumis dès son jeune âge, il avait le souci de plaire. Il se mettait volontiers au niveau de ceux qui l’écoutaient, et il ne dédaignait pas d’égayer cum grano salis, ceux qui n’étaient pas tout à fait en état de le comprendre. Le ton de sa causerie changeait notablement, selon qu’il s’adressait à des auditeurs frivoles, ou qu’il parlait de ses sujets favoris avec ses confrères ou ses disciples même les plus humbles7.
Autant il était passionné, précis, affirmatif avec ceux-ci, autant il semblait détaché, désabusé, indifférent avec ceux-là. De là, quelques paroles mal comprises, dont la malveillance publique s’est emparée, et sur lesquelles l’enfantillage des foules s’est gauchement appesanti. De tous les aspects de cet esprit si riche, cet air d’ironie était le moins important ; mais c’était le plus accessible aux sens grossiers du vulgaire.
On a parodié ou calomnié ses discours. Certaine harangue aux étudiants fut particulièrement l’objet des plus fâcheux commentaires. Il avait commis le crime de parler d’amour à des jeunes gens. Qu’avait-il dit ? Voici :
Ne profanez jamais l’amour ; c’est la chose la plus sacrée du monde ; la vie de l’humanité, c’est-à-dire de la plus haute réalité qu’il y ait, en dépend. Regardez comme une lâcheté de trahir la femme qui vous a ouvert pour un moment le paradis de l’idéal ; tenez pour le plus grand des crimes de vous exposer aux malédictions futures d’un être qui vous devrait la vie et qui, par votre faute peut-être, serait voué au mal. Vous êtes des hommes d’honneur ; regardez cet acte, qu’on traite avec tant de légèreté, comme un acte abominable. Mon opinion est que la règle morale et légale du mariage sera changée. La vieille loi romaine et chrétienne paraîtra un jour trop excessive, trop étroite. Mais il y a une vérité qui sera éternelle, c’est que des relations des deux sexes résultent des obligations sacrées, et que le premier des devoirs humains est de s’interdire, dans l’acte le plus gros de conséquences pour l’avenir du monde, une coupable étourderie.
Tant pis si son auditoire ne l’a pas bien compris.
Au-delà de ce prétendu « dilettante » dont on a recommencé si souvent l’impossible portrait, il y a le chercheur qui a travaillé jusqu’à ses derniers jours, le penseur profond, l’admirable écrivain, qui, en modifiant notre façon de concevoir le passé de l’humanité, nous permet d’entrevoir quelques coins de l’avenir, l’initiateur dont il faut chercher l’action efficace non pas dans les cénacles de littérature, mais partout où des esprits désintéressés et libres cherchent à discerner l’exacte nuance de ce qui est.
Sa félicité intellectuelle coulait d’une belle source :
« La science donne le bonheur quand on se contente d’elle et qu’on ne lui demande que ce qu’elle peut donner. Si elle ne répond pas à toutes les questions que lui adressent les avides et les empressés, du moins ce qu’elle apprend est sûr. Pour être acquis par des oscillations successives, les résultats de la science moderne n’en sont pas moins précieux. Ces délicates approximations, cet affinage successif qui nous amène à des manières de voir de plus en plus rapprochées de la vérité, sont la condition même de l’esprit humain. »
Il a vécu tenace dans ses desseins. Il est mort fidèle à lui-même, invinciblement dévoué à la beauté intellectuelle et morale.
Je l’ai vu souvent, dans les derniers mois de sa vie, au Collège de France, à ces réceptions du vendredi où il faisait à ses amis un si cordial accueil. On était péniblement frappé d’un brusque changement, survenu dans ses traits, dans sa conversation, dans son humeur. On avait peine à reconnaître, dans le visage affaissé et comme détendu, cette physionomie forte, épanouie, tout illuminée naguère par l’esprit qui l’animait ; les yeux avaient perdu leur flamme, leur gaieté, cette expression de pénétration aiguë qu’ils prenaient soudain, lorsque le philosophe s’entretenait des sujets qui lui étaient chers. Sa parole, d’ordinaire si abondante et si pleine, si féconde en faits précis, en souvenirs personnels, en aperçus rapides sur les hommes et sur les choses, était devenue lente, difficile, découragée. La conscience de son état, le pressentiment d’une fin prochaine ont attristé profondément cette intelligence qui est restée jusqu’au bout en possession d’elle-même. Non pas que Renan eût peur de la souffrance ou de la mort. La souffrance, il la connaissait de longue date, et ceux qui ont eu l’insigne honneur d’être admis dans son intimité, savent avec quelle sérénité stoïque il a supporté les maux de toutes sortes, qui n’ont pas attendu sa vieillesse ni son déclin pour l’assaillir et le tourmenter. La mort, il y était résigné d’avance, et ce sage avait pénétré trop avant dans le mystère des choses pour récriminer contre la loi de rénovation et de dissolution qui régit et renouvelle l’univers. Mais ce robuste ouvrier ne croyait pas avoir fini sa tâche. Le dernier volume de l’Histoire du peuple d’Israël, dont la rédaction était achevée depuis l’année précédente, était resté sur le chantier ; il ne croyait pas avoir encore atteint le point de perfection auquel il voulait porter le livre qui sera le couronnement de son Histoire des origines du christianisme. Il le remaniait sans cesse, avec cette conscience et ce scrupule, qui étaient les vertus de son génie. En 1891, dans cette petite maison du pays de Tréguier, où il aimait à respirer le parfum de la terre bretonne, il consacra toutes ses vacances à cette révision. Et ce n’était pas un médiocre exemple, pour nos générations de jeunes gens pressés, que de voir ce vieillard, chargé de gloire, s’asseoir, dès l’aurore, à sa table de travail, pour donner à l’achèvement de son œuvre ce qui lui restait de temps, de souffle et de volonté.
Dans la préface de ce dernier volume, il disait :
Le judaïsme et le christianisme disparaîtront. L’œuvre juive aura sa fin ; l’œuvre grecque, c’est-à-dire la science, la civilisation rationnelle, expérimentale, sans charlatanisme, sans révélation, fondée sur la raison et la liberté, au contraire, se continuera sans fin, et, si ce globe vient à manquer à ses devoirs, il s’en trouvera d’autres pour pousser à outrance le programme de toute vie : lumière, raison, vérité.
C’était là sa chimère favorite. Elle est très noble. Elle mérite de devenir l’idée fixe de tous les esprits vivants et généreux. C’est dans la direction de ce but inaccessible, que se feront les grandes choses de l’avenir.
Les dernières pensées qu’il ait exprimées en public n’ont pas été livrées à d’indiscrètes curiosités. C’est dans une réunion de savants et d’amis de la science qu’il a dit, avec une mélancolie sereine que nous n’oublierons jamais, ces hautes et graves paroles, qui furent pour beaucoup d’entre nous son dernier adieu :
Vous avez voulu jeter un rayon de soleil sur mes derniers jours. Ce sera aujourd’hui probablement la dernière fois que je présiderai une de ces fêtes. Il y a une heure encore (telles sont les misères qui m’assiègent), je ne savais si je pourrais venir à votre réunion…
Il y a dans l’histoire un miracle (j’appelle miracle ce qui n’est arrivé qu’une fois), c’est la Grèce antique. Oui, cinq cents ans environ avant Jésus-Christ, acheva de se dessiner dans l’humanité un type de civilisation si parfait, si complet, que tout ce qui avait précédé rentra dans l’ombre. C’était vraiment la naissance de la raison et de la liberté. Le citoyen, l’homme libre, faisait son apparition dans les choses humaines. La morale, fondée sur la raison, s’affirmait dans sa vérité éternelle, sans mélange de fictions surnaturelles. L’homme, délivré des folles terreurs de son enfance, commençait à envisager avec calme sa destinée. La science, c’est-à-dire la vraie philosophie, était fondée. Le système mécanique du monde fut, par moments, entrevu ; on ne sut pas s’y tenir mais, après tout, le principe était trouvé. Copernic, Galilée et Newton ne feront que tirer les conséquences d’un ordre d’idées qui enlevait à la terre sa position centrale et faisait entrevoir l’infinité de l’univers…
La vie de l’individu est courte, mais la mémoire des hommes est éternelle, et c’est dans cette mémoire que l’on vit réellement… Il faut vivre en vue de l’estime d’une élite…
Je vous remercie de m’avoir plongé un moment, par les souvenirs, dans cet air pur d’un autre monde. Voilà les pensées qui font oublier la souffrance et qui consolent de vieillir. Verrai-je encore l’Acropole d’Athènes ? J’en doute, je ne l’espère pas. Je crois que nos vilaines brumes du Nord seront le dernier horizon que chercheront mes yeux. Mais je vous devrai un moment de beaux rêves8…
Son œuvre ne périra pas, et sa trace n’est pas près de s’effacer si, comme il aimait à le croire, le divin naît et grandit peu à peu dans l’univers par l’accumulation de nos volontés bonnes, de nos idées justes, de nos sentiments généreux9.
VI. Objections
La tentative renanienne pour expliquer l’évolution religieuse sans avoir recours au surnaturel aura des conséquences infinies et un formidable contrecoup. Renan a voulu achever, par la science, cette œuvre d’affranchissement intellectuel et moral, où le xviie siècle usa son ironie.
Il détruit le cléricalisme sans passions anticléricales. Il est incrédule et religieux. Il continue Voltaire et Rousseau sans imiter les gamineries de l’un ni les déclamations de l’autre. Ce n’est rien exagérer que de dire qu’il fut meilleur écrivain et plus brave homme que tous les deux.
Il a vécu pour cette œuvre, dominé et possédé par le ferme espoir que la conception
rationnelle finirait par avoir raison du mystère dans le domaine des sciences morales
comme elle en avait eu raison dans le domaine des sciences positives. Il s’est donné,
corps et âme, à sa tâche. Il considérait comme des vertus
cardinales l’application de la méthode expérimentale, l’inquiétude des hauts
problèmes, le sens du réel, l’impossibilité de croire à des traditions religieuses
conçues en dehors de toute critique. Il pensait qu’il y a quelque chose de victorieux et
de grand dans la conscience de savoir, dans la satisfaction d’égaler
le monde par une prise intellectuelle à laquelle le désordre des apparences sensibles ne
peut se dérober. « L’essentiel, disait-il, en reprenant et en achevant une pensée
de Marc-Aurèle, l’essentiel c’est de réfléchir en soi une portion de plus en plus
grande de ce qui est, et d’approcher de notre fin, qui serait d’être en parfaite
harmonie avec l’universalité des choses. »
Il estimait que nous devons tendre
à réaliser ici-bas et non dans un ciel fantastique la vie de l’esprit. Loin de
s’affliger des déceptions momentanées que nous inflige la science, il la bénissait,
parce qu’elle est un recours contre la foi « qui est là, derrière l’humanité,
attendant ses moments de défaillance, pour la recevoir dans ses bras et prétendre
ensuite que c’est l’humanité qui s’est donnée à elle »
. Il a vécu dans le
culte pur de la haute science. Il professait que les choses intellectuelles sont toutes
également saintes. Tout ce qui est de l’âme est sacré. Un système de philosophe vaut un
poème, un poème vaut une découverte scientifique, une vie de science vaut une vie de
vertu.
« On s’imagine trop souvent, ajoutait-il, que la moralité seule fait la perfection, que la poursuite du vrai et du beau ne constitue qu’une jouissance, que l’homme parfait, c’est l’honnête homme, le frère morave par exemple. Le modèle de la perfection nous est donné par l’humanité elle-même ; la vie la plus parfaite est celle qui représente la mieux toute l’humanité. Or l’humanité cultivée n’est pas seulement morale ; elle est encore savante, curieuse, poétique, passionnée… »
Il est là tout entier. Son idéal moral, c’était la perfection intellectuelle. C’était là sa religion. Elle en vaut beaucoup d’autres.
Ainsi, sous des dehors charmants et faciles, à travers les mille nuances d’une pensée
si flexible, et parfois si prompte à fuir nos définitions et nos formules, cette
philosophie, comme celle de tous les grands rationalistes de ce siècle, aboutissait à
l’acceptation stoïque des lois inévitables, à l’abandon viril des frêles soutiens dont
les hommes ont eu longtemps besoin pour étayer leur moralité. Appuis factices qui lui
semblaient dangereux parce que le jour où ils cèdent à l’assaut des passions, ils
entraînent tout dans leur chute. Il estimait, comme Pascal, que « toute notre
dignité consiste en la pensée »
. Mais, bien penser, à ses yeux, c’était
conformer son esprit et son cœur à la sujétion des lois éternelles et se résigner, sans
faiblesse, à l’absence d’illusions. Il rêvait une
humanité
future, capable de vivre en harmonie avec les données de la science, assez courageuse
pour ne point se révolter contre le réel, et pour continuer d’agir, sans le mirage du
surnaturel, sans l’attrait du mystère, devant la claire vision des effets et des causes.
Le commun des hommes est-il capable de traverser la vie avec un simple viatique de
vérités démontrées ? Pouvons-nous, tous sans exception, supporter ce « vin des forts »
et préférer à la joie de croire l’ivresse de savoir ? L’avenir dira si les prévisions de
Renan étaient justes. Mais on peut affirmer que le meilleur argument qu’il ait donné en
faveur de sa doctrine n’est pas dans ses livres ; il est dans la vie irréprochable et
laborieuse de cet impitoyable négateur.
Je sais d’ailleurs tout ce qu’on peut dire : jusqu’au jour indéterminé où cette vérité
s’imposera par une claire évidence, tous ceux pour qui l’intérêt personnel n’est pas un
motif suffisamment impérieux, guériront malaisément de l’impuissance d’agir et de
l’accablement de l’inaction. Je sais bien que la science doit être inexorable, que la
réalité se moque de nos combinaisons, et que la vérité n’a que faire des soutiens
artificiels qu’il faut à notre faiblesse. N’importe : il y a une tristesse, banale mais
poignante, à voir s’éteindre jusqu’au bout de l’horizon, les mirages accoutumés. Renan
parle quelque part du « linceul de
pourpre où dorment
les dieux morts »
. Malgré la gaieté que nous recommande notre cher et vénéré
maître, nous ne saurions, sans quelque mélancolie, voir s’allonger ce suaire royal,
indéfiniment.
Et puis, le savant qui consent à parler à d’autres qu’à ses pairs, autorise, malgré lui, les interprétations grotesques ou odieuses. Il est douloureux de penser que le pharmacien Homais, au cercle radical de sa localité, avec le percepteur, le contrôleur et le vérificateur, se désopile la rate en résumant — à sa manière — la Vie de Jésus.
Soyons, avant tout, sincères avec nous-mêmes. Les personnes qui appartiennent aux classes élevées n’ont plus la foi, ou agissent, dans la plupart des cas, comme si elles l’avaient entièrement perdue. La classe moyenne, surtout en province, conserve, par décence, par tradition, par fidélité aux anciens usages, par l’inclination qui nous engage à reprendre les chemins mille fois suivis, l’habitude d’aller machinalement ou hypocritement à la messe. Mais combien ses croyances sont fragiles et précaires ! Le peuple, dénué de croyances et riche d’appétits, peu édifié d’ailleurs par les exemples qu’on lui donne, devient, en pratique, matérialiste et jouisseur. Pour beaucoup de gens, la vie n’est plus qu’un méchant bout de rôle, à jouer avec des comparses médiocres, entre deux coulisses mystérieuses. Nous assistons plus que jamais à un réveil de la sagesse épicurienne, au triomphe navrant de cette philosophie de célibataire, qui consiste à rabâcher des maximes sur la brièveté de la vie présente et sur la nécessité où nous sommes de faire, sans trop nous fatiguer, ce bout de chemin. Cette vulgarité envahissante inquiète quelques esprits délicats.
Et puis, ce culte de la science ne serait-il pas trop exclusif ? C’est une belle chose, qu’un amoncellement de monographies, de thèses doctorales et de dissertations académiques. Et rien n’est plus éblouissant que ces Mille et Une Nuits de l’érudition. Mais, en somme, est-on béotien parce que l’on se demande quel bénéfice net en retire l’humanité ? Une volupté intellectuelle pour quelques esprits supérieurs, une vision précise du passé, une suite changeante d’images, un vaste panorama, des plaisirs infinis pour une aristocratie intellectuelle, cela est-il suffisant, alors que tant de pauvres êtres souffrent, pleurent, crient famine ? Il y a plusieurs façons d’être épicurien. Ce commerçant stupide qui digère sa soupe, en achevant de lire une chronique de quelque imbécile, le fin lettré qui savoure, à petites gorgées, des vers bien tournés, le joli garçon qui flirte avec une jolie femme, le grammairien qui se complaît trop dans une correction de texte, n’ont cherché, en somme, que leur plaisir ; à ce titre, et malgré les degrés divers où ils placent leur idéal, ils sont à peu près égaux au regard de la justice infinie.
La somme énorme de connaissances positives que le xixe
siècle a accumulée n’a fait jusqu’ici, que compliquer et obscurcir le
problème de la destinée humaine. À moins d’un retour à la crédulité, — retour
impossible — on n’entrevoit guère le moyen prochain de donner à l’humanité un catéchisme
acceptable. À force de chimères, « on avait réussi à obtenir du bon gorille un
effort moral surprenant »
. Qui sait si cette énergie factice survivra aux
chimères ? « Il est possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée
à suivre la ruine des Croyances surnaturelles, et qu’un abaissement réel du moral de
l’humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses10. »
Après ces aveux, Renan gardait le courage
de dire :
« Continuons de jouir du don suprême qui nous a été départi, celui d’être et de contempler la réalité. »
Oui, mais ce bonheur n’est pas à la portée de tous. On conçoit un état social où il y aurait deux sortes de bonheurs : l’un, qui consisterait dans la contemplation de l’univers, dans le réveil des visions anciennes, dans la joie d’apprendre et l’ivresse de savoir. Et ce serait l’apanage de l’aristocratie intellectuelle de la nation. Les simples auraient les consolations que donne la croyance aveugle. Une sorte d’assistance publique, d’ordre supérieur et moral, leur distribuerait des rêves, comme on distribue des bons de pain aux indigents. Seulement les cadres de l’aristocratie seraient encombrés. Tout le monde voudrait y entrer.
La foule aimera toujours les gens qui affirment et qui décident. Les esprits complexes ne lui plaisent pas. Renan a senti cela. Il en a légèrement souffert, et il l’a dit :
« Dans l’état actuel de l’esprit humain, une trop riche nature est un supplice. L’homme né avec une faculté éminente qui absorbe toutes les autres est bien plus heureux que celui qui trouve en lui des besoins toujours nouveaux, qu’il ne peut satisfaire. Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlante et multiple, qui lui échappe et qu’il dévore avec précipitation et avidité. Il envie tour à tour l’âme simple qui vit de foi et d’amour, l’âme virile qui prend la vie comme un musculeux athlète, l’esprit pénétrant et critique, qui savoure à loisir le charme de manier son instrument exact et sûr. »
L’humanité a peur d’une science qui est à la fois trop audacieuse et trop limitée.
En vérité ce crépuscule du siècle est douloureux. Nous avons parcouru, dans la joie et le triomphe, une voie royale et magnifique qui aboutit brusquement au bord d’un gouffre. Chancelants de vertige, nous regardons l’effrayant précipice qui nous fascine et nous attire. Nous balbutions des mots inintelligibles. Nous parlons de déceptions et de banqueroutes. Quelle est la main secourable qui nous retiendra ?
Cher et illustre maître, ainsi que les mages, vous saviez tout ce que les hommes de
votre temps pouvaient savoir ; mais du moins les mages avaient aperçu dans le ciel clair
une étoile rayonnante. Enivré par la science, qui est le haschisch des fakirs
d’Occident, vous avez dit vous-même (car vous avez tout dit) que « Cléanthe
lorsqu’il passait ses nuits à puiser de l’eau, faisait œuvre aussi sainte que quand il
passait les jours à écouter Zénon »
. Vous avez dit aussi : « L’insipide
marchand est moins heureux et moins beau que le fanatique qui va poser sa tête sous
les roues du char de Jagatnata. »
Et je sais bien que vous entendiez renoncer
aux croyances révélées sans rien abdiquer des nobles instincts qui sont le principe
éternel des religions. Vos paroles sont divines. Mais, comme il faut avoir la confiance
tenace, pour garder encore, après avoir subi votre troublant sortilège, la capacité de
vouloir et le courage d’espérer ! Vous avez été pour notre jeunesse le plus aimé des
initiateurs ; mais, décidément, ce n’est
pas vous qui aurez
donné à nos incertitudes, à nos tâtonnements et à nos inquiétudes le viatique attendu.
Qui sait s’il n’est pas réservé à une âme obscure, à une intelligence inférieure, à un
poète, à un orateur, à un homme d’État, simplement à un brave homme, de prononcer la
parole douce et puissante qui réveillera nos espoirs évanouis ?
VII. Mirages
Après tout, prenons-le tel qu’il est. Sa négation n’était qu’un acheminement à des perspectives consolantes. Il rêvait une société capable d’accepter le vrai en cherchant le beau, et de vivre en harmonie avec les lois éternelles.
Organiser scientifiquement l’humanité, tel était à ses yeux le dernier mot de la science moderne, telle était son audacieuse et légitime prétention. Il était venu de loin à cet Évangile des temps nouveaux.
Lorsqu’on entre dans Tréguier, sa ville natale, on a presque envie de faire le signe de la croix et l’on cherche vaguement, autour de soi, un bénitier. Les rues sont silencieuses comme les couloirs d’un couvent. Les maisons paraissent recueillies comme des cellules, et certaines boutiques, peuplées d’images de porcelaine qui racontent la gloire de saint Yves, ressemblent à des reposoirs. Le long des grands murs aveugles qui défendent contre toute indiscrétion les bâtisses du séminaire, de rares passants cheminent, avec cet air de précaution et de sagesse que l’on a presque toujours lorsqu’on est habitué depuis l’enfance à circuler dans les bas-côtés d’une église, le long des chapelles. Point de commerce, ni d’industrie. Nul bruit, si ce n’est la sonnerie saccadée de quelques enclumes et le carillon intermittent des cloches qui annoncent les offices et règlent les exercices des communautés. Quelques épiceries silencieuses, où de pieuses personnes attendent, derrière leur comptoir, de rares clients. Les cafés eux-mêmes (et Dieu sait qu’ils sont nombreux !) ont un air convenable et digne. En Bretagne, comme dans tous les pays où le vent salé de la mer donne soif, la dévotion n’exclut pas le goût des solides buveries. L’amour de l’alcool, père des songes, n’est qu’une forme particulière de l’amour du rêve, et j’ai vu des cabarets de village où l’on s’enivrait en conscience, sous la protection d’un crucifix.
Il faudrait aller loin pour trouver un morceau du passé dans un état de conservation aussi parfait. Cette ville de pierre grise, où les maisons couvertes d’ardoises se pressent, comme un troupeau d’ouailles, autour d’une invraisemblable flèche de granit, est un monument historique et un musée. Certains sentiments, certaines légendes y sont demeurées intacts. Je voudrais bien avoir le loisir de m’arrêter ici, pour les observer longuement, les cataloguer, les classer. J’ai malheureusement trop peu voyagé pour savoir exactement quelles différences séparent Tréguier de Bénarès, de Jagatnata, de Kiotoc ou des lamaseries du Thibet. Mais je me rappelle très clairement que j’éprouvai une impression à peu près semblable, le jour où j’entrai, pour la première fois, à Stamboul, dans ce religieux quartier d’Eyoub, parmi les maisons soigneusement closes, dans les cimetières où les herbes, folles envahissent les tombes, devant les médressehs où les softas murmurent de saintes paroles.
Visiblement, le monastère que saint Tugdual a fondé au ve siècle, dans le val de Trécor, et dont les abbés exerçaient, sur les hameaux environnants, la cure pastorale, n’a pas entièrement disparu : il continue d’être le noyau de cette ville de prêtres, de religieuses, de dévots et de dévotes, malgré le départ de l’évêque et l’exode du Chapitre cathédral. On se sent ici le contemporain de ces imaginations enfantines, en perpétuel travail de mythes, qui croyaient fermement que saint Tugdual avait lié avec son étole un horrible dragon qui dévorait hommes, femmes, enfants et bétail dans la vallée du Jaudy, et que saint Vouga, évêque et confesseur, avait abordé à Penmarch, en Cornouailles, monté sur un grand rocher, lequel, après avoir déposé le saint homme sur le rivage, se retira en mer incontinent, et, à la vue de tout le peuple, reprit la route d’Hybernie, d’où il était venu…
Il eût été dommage de gâter l’intégrité de cette relique. On dirait que l’administration française a obéi à quelque chose qui ressemblait à une pensée le jour où elle a refusé d’installer à Tréguier un sous-préfet, un tribunal de première instance, un capitaine de gendarmerie et un vérificateur des hypothèques. Elle y a mis, comme dans tout chef-lieu de canton, un receveur de l’enregistrement et un percepteur ; mais ces messieurs mènent une vie très retirée. À vrai dire, il n’y a ici qu’un centre de vie moderne et qu’un foyer de lumière : la table d’hôte du « Lion d’Or » où trois clercs de notaire discutaient, devant moi, sur un événement inouï à Tréguier : l’arrivée d’une dame montée sur une bicyclette !
La cathédrale, « chef-d’œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un
idéal impossible »
, a été placée, par ses fondateurs, sous l’invocation de
saint Tugdual. Mais ce saint, qui n’était pas du pays, qui était venu de la
Grande-Bretagne, et dont la figure confuse se perdait dans l’obscurité des temps
fabuleux, fut peu à peu dépossédé par un Breton bretonnant, le subtil
plaideur et savant jurisconsulte saint Yves, avocat des pauvres, en son
vivant official de Tréguier. Pendant quelque temps, les deux saints se partagèrent
l’église, et leurs reliques étaient également précieuses, car, s’il faut en croire de
vieux récits, les Espagnols vinrent à Tréguier en 1592, afin de prendre le bras de saint
Tugdual et la gencive de saint Yves. Mais, à présent, c’est saint Yves qui est
décidément le maître de la maison. Dès qu’on entre dans la nef aiguë, où des cariatides,
trapues comme des statues cypriotes, supportent les colonnettes des arceaux, on
aperçoit, près des tombeaux de granit où dorment de nobles seigneurs et de nobles dames
avec leur levrette à leurs pieds, la grande châsse de pierre blanche qui fut offerte, en
présence de plusieurs évêques et du peuple assemblé, au « patron universel de la
Bretagne ». Ce tombeau magnifique n’est d’ailleurs, qu’une reproduction aussi fidèle que
possible du monument que le duc Jean V avait fait élever à saint Yves, comme un
témoignage de sa reconnaissance, lorsqu’il fut miraculeusement délivré de la prison, où
il avait été traîtreusement enfermé par Margot de Clisson, comtesse de Penthièvre. Les
archéologues les plus compétents et les artistes les plus « moyenâgeux », MM. de
La Borderie, Devrez, Valentin, Hiolin, Tournier, ont donné leurs soins à cet ingénieux
pastiche. Au reste, il n’est pas
sûr que l’official de
Tréguier, le charitable curé de Trédrez et de Louhannec, ait été enterré là. N’importe ;
les bonnes gens qui voudront gagner un procès, faire mourir dans l’année un ennemi
injuste, ou tirer de leurs récoltes le plus de profit possible, viendront, pendant
longtemps, répéter devant ce monument, peut-être vide, les litanies de saint Yves, fleur
splendide de l’Armorique, juge très équitable, gloire éclatante de l’Église bretonne,
modèle des magistrats, miroir des ecclésiastiques, avocat et père des pauvres, veuves et
orphelins, lumière du pays de Tréguier.
Saint Tugdual, malgré l’effacement où est tombée sa mémoire, était bien puissant. Il faisait, quand il le voulait, sourdre des fontaines dans les sables les plus arides et pousser du blé dans les ajoncs des landes. Saint Yves n’avait qu’à dire un mot, et aussitôt les arbres, coupés au pied, repoussaient, chargés de branches et d’oiseaux. Auraient-ils jamais cru qu’un jour, de cette même ville de Tréguier, d’une des maisons les plus pieuses sortirait une voix charmante et puissante qui inquiéterait leur sérénité, sans leur manquer de respect ? Savaient-ils qu’un souffle, venu du voisinage, éteindrait avec précaution leurs auréoles, comme on éteint les cierges après l’office, et que des mains bretonnes les enseveliraient délicatement, avec bien d’autres idoles, dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ?
J’avoue que je suis assez peu sensible aux reliques matérielles de ceux qui n’ont fait sur cette terre qu’un bruit d’éperons, de sabres et de bottes. J’ai peu de goût pour les épées historiques, sauf quand elles ont resplendi pour la cause de la justice et du droit. Mais je ne puis voir sans émotion le cercle familier ou l’horizon natal des hommes qui ont apporté à l’humanité une nouvelle façon de concevoir l’univers. Je voudrais retrouver le « poêle » où Descartes, par un prodigieux effort de réflexion, a conçu le Discours de la méthode, ou bien la petite maison d’Amsterdam où ce grand homme méditait tranquillement, pendant qu’autour de lui des gens affairés « exerçaient la marchandise ». Il est consolant de penser que ces hommes sont vraiment les rois de ce monde qui semble au premier aspect gouverné par la vulgarité intrigante, l’habileté niaise ou la force brutale. Ils règnent même sur ceux qui les ignorent, ils dominent ceux qui les injurient, ils régissent la foule innombrable de ceux qui ne comprennent pas.
C’est pourquoi je me suis longtemps arrêté dans cette petite maison, où le capitaine Renan venait oublier, entre deux voyages au long cours, les brumes marines et l’âpre insomnie du banc de quart. C’est un logis bien modeste. La bonne Marie-Yvonne, la boulangère qui l’habite actuellement, nous conte, en nous guidant vers l’escalier de pierre et en ouvrant les vieilles portes rondes, où le vent entre par le « trou du chat », que les touristes anglais sont tout étonnés, lorsqu’ils regardent cette façade à un seul étage, blanchie à la chaux, la cour proprette et étroite, le petit jardin où verdoient des carrés de légumes, régulièrement alignés. Au rez-de-chaussée, dans cette petite salle carrelée où l’ample manteau de la cheminée abritait, comme dans la tiédeur d’un nid, la tendresse et la paix d’une famille humble de cœur, les fées de Bretagne ont fait éclore une âme merveilleuse qui devait enchanter et ensorceler d’autres âmes.
Notre temps n’a point manqué d’hommes prédestinés qui ont su parler haut à leur siècle : les uns nous ont fait pleurer, les autres nous ont éblouis, d’autres nous ont étonnés et abasourdis. Renan a fait mieux : il nous a modifiés. Il pouvait dire, quand il nous voyait passer dans la rue : « Voilà des gens dont j’ai façonné le crâne et pétri la cervelle à ma fantaisie. » Il a inventé une nouvelle façon de sentir et d’apercevoir les choses. Tous ceux qui étudient avec quelque sérieux le passé de l’humanité sont nécessairement ses disciples. Ceux-là même dont l’esprit est court et la science légère peuvent, dans bien des cas, se réclamer de lui.
Il n’y a pas de tête, si obscure soit-elle, ni de minus habens si
enfoncé dans les formules
apprises et dans l’habitude des
pastiches faciles, qui ne doivent quelque chose à Renan. Ce grand prophète disait, bien
avant de commencer à écrire la Vie de Jésus : « Ce serait certes
une œuvre qui aurait quelque importance philosophique, que celle ou un critique
ferait, d’après les sources, l’histoire des origines du christianisme. Eh bien ! cette
merveilleuse histoire qui, exécutée d’une manière scientifique et définitive,
révolutionnerait la pensée, avec quoi faudrait-il la construire ? Avec des livres
profondément insignifiants, tels que le livre d’Hénoch, le Testament des douze
patriarches, le Testament de Salomon et, en général, les Apocryphes. »
Cette
prédiction hardie s’est réalisée.
S’afflige qui voudra de cette universelle maîtrise. Tous, à certains moments, nous avons trouvé sa science cruelle et sa séduction dangereuse. La secousse a été trop forte. Il nous a fallu faire tant de sacrifices et perdre de si chères erreurs que, après avoir suivi avec enthousiasme cet incomparable initiateur, nous avons regretté parfois d’être trop tôt désabusés et d’y voir trop clair. N’importe. Laissons dire ceux qui persistent à vouloir entretenir chez les humbles des illusions auxquelles ils ont renoncé pour leur part. Il faudra bien s’accommoder de ce changement de climat.
Il faut en prendre notre parti. Une ère nouvelle commence. Le milieu moral auquel l’homme s’était habitué par une installation séculaire se modifie ; il faudra nous adapter à de nouvelles conditions d’existence et de lutte. La tâche sera longue et la besogne sera dure. Trouver de nouvelles raisons d’agir, capables de remplacer les symboles évanouis et les croyances mortes ; imposer aux esprits simples des règles morales et des obligations dépouillées désormais des séductions de la poésie religieuse ; faire éclore de nouveau, sous un ciel qui semble peu clément, les vertus désintéressées, l’abnégation, le dévouement, le sacrifice ; rendre tolérables les misères de la vie présente, maintenant qu’elles ne sont plus rachetées par l’espoir d’une vie future ; donner à la démocratie un idéal, voilà notre tâche.
Elle est fort belle.
La crise sera douloureuse ; la chute subite des appuis, qui, jusqu’ici, ont soutenu
notre marche, nous déconcerte et nous fait chanceler ; mais il serait vain de vouloir
réagir contre une évolution nécessaire, et puéril de désespérer. Nous souffrons de ne
plus entendre les cloches de la ville d’Is… Mais c’est notre sort, d’aborder souvent en
des terres inconnues, et, selon le mot de Leibniz, de « passer sans cesse à de
nouvelles perceptions »
. Darwin a décrit quelque part des araignées qui vont
jusqu’à plusieurs milles en mer, sur un fil qu’elles produisent et qu’elles
laissent flotter sur les vagues. L’humanité saura, elle aussi, tirer
d’elle-même le moyen de subsister et de poursuivre sa marche sur les routes les plus
périlleuses ; elle saura s’adapter à des milieux nouveaux jusqu’au jour où l’Idéal,
dégagé de ses grossiers symboles, sera l’objet d’un culte pur, en esprit et en
vérité.
De l’étroite tourelle où l’illustre historien des Origines du christianisme a entrevu, pour la première fois, comment les religions sont nées de ce qu’il y a de meilleur en l’homme, comment elles se sont transformées et éteintes pour renaître encore en un magnifique déroulement de mythes et de légendes, on aperçoit, par-delà les eaux claires du Jaudy, des collines pleines de moissons et de fleurs. Il m’a semblé que le rêve glorieux d’une humanité clairvoyante et libre, respectueuse de ce qui a été, et impatiente de ce qui sera, flottait au-dessus de la petite cité morte, et qu’il y avait un encouragement et comme une promesse d’avenir dans la joie du soleil, qui enveloppait d’amicale lumière les clochers, un peu tristes, de Kermartin et de Trédarzec.
Taine
La librairie Hachette a publié la 8e édition de l’Histoire de la littérature anglaise et la 5e édition des Essais de critique, de Taine. Si l’on compare ce chiffre au nombre d’éditions atteint par Nana et par Pot-Bouille, la comparaison est humiliante pour l’esprit français. Pourtant il faut se dire que huit éditions, c’est beaucoup, dans notre pays, pour un livre de science et de philosophie, exempt, par sa nature même, de toute fadaise romanesque et de toute gravelure lucrative. Et puis, si l’on tenait compte de toutes les imitations, de toutes les reproductions, de tous les décalques qui ont introduit dans la circulation et comme dans le domaine public les idées de Taine, on arriverait à conclure que peu d’écrivains ont aussi puissamment rayonné sur leur siècle et laissé dans l’esprit de leurs contemporains d’aussi durables et d’aussi lumineux reflets. Son œuvre, faite d’enthousiasme instinctif et d’impassibilité voulue, est un bloc étincelant et dur où nous avons, tour à tour, enchanté nos yeux, usé nos ongles et miré nos mélancolies. La pensée intrépide de cet artiste et de ce savant a porté la lumière et dévoilé des nouveautés, désormais acquises, dans tous les problèmes qu’elle a touchés. Il n’y a point d’écrivain qui ait été plus imité que Taine. Dans le langage de tel romancier, de tel critique, de tel professeur, on reconnaît aisément l’écho de sa parole, l’action de sa doctrine, les habitudes de son style, et, si l’on peut dire, jusqu’à la tonalité habituelle de ses métaphores.
Taine régna sur nous par deux qualités souveraines qui furent ses facultés maîtresses : la puissance de sa vision extérieure ; l’intensité de sa réflexion intérieure. D’ordinaire les penseurs sont tentés de ne point voir ; et les voyants pensent peu. Il a tenté de voir le monde et de le penser. Jamais peut-être l’univers, avec ses couleurs et ses formes, ne s’est plus clairement réverbéré dans l’espace d’un crâne ; et jamais la spéculation philosophique n’a fait un plus superbe effort pour s’emparer des contours insaisissables de l’être, pour démêler, dans ce chaos des choses et des hommes, les lois immuables qui en régissent la croissance, en amènent le déclin et en déterminent les mouvements.
I. L’apprentissage
En 1850, Taine sortit de l’École normale, nourri de lectures, regorgeant de science, refusé à l’agrégation par M. Portalis, curieux de tout connaître et avide de tout expliquer11. Au rebours de la plupart de ses camarades, il chercha la réponse aux questions qui l’obsédaient non pas dans les beaux traités de M. Cousin, ni dans le cours de M. Damiron, mais dans le spectacle changeant et compliqué des choses. Il aima d’instinct l’entretien des gens avec qui les hommes instruits ne causent pas, et la lecture des livres que l’on évite en rhétorique, de peur de se gâter le style. D’ordinaire, lorsqu’on sort des grandes écoles du gouvernement, après dix années d’internat et plusieurs « vétérances » en rhétorique ou en mathématiques spéciales, on ignore qu’il y a, au monde, des arbres, des pierres, de l’eau, de l’herbe, et que tout cela est délicieux à regarder. Le plaisir de découvrir le monde n’en est que plus vif et plus fécond.
Taine avait lu et appris toute une bibliothèque. Sa mémoire était comblée de souvenirs. Il laissa les grimoires où il avait usé sa vue, ouvrit sa fenêtre, et regarda. Il vit un décor immense et mobile, si riche en métamorphoses, si prodigue de couleurs et de formes, en même temps si paisible malgré son apparente agitation, si doux et si avenant, malgré sa grandeur, que l’œil en était réjoui et le cœur apaisé : c’était la nature. Dans ce décor, une multitude de taches noires ou diversement colorées se trémoussaient avec une hâte et une fièvre de fourmilière : c’étaient les hommes. Froidement, avec la patience du savant qui catalogue les caractères d’un objet, afin de le classer dans une espèce, une variété et un genre, Taine se mit à étudier et à décrire le cortège mouvant d’hommes et de choses qui passaient sous ses yeux.
Pour cette besogne, il quitta le style timide, gris et penaud, que lui avaient appris
ses
excellents maîtres de rhétorique. Il se mit à écrire sous
la dictée des choses, mettant bout à bout des séries de petits faits précis, notant ses
idées et ses sensations comme elles lui venaient, copiant sur place des paysages et des
visages, des reflets et des gestes, des nuances et des attitudes, avec un effort visible
pour ne laisser paraître aucune émotion, à la façon d’un commissaire-priseur qui décrit
un ameublement, ou d’un attaché au Louvre qui catalogue des figurines et des pots. Bref,
il nota scrupuleusement, parfois avec-une brusquerie frémissante et douloureuse, les
« taches que faisaient les objets sur sa rétine »
. Edmond et Jules de
Goncourt n’ont pas été plus attentifs à saisir au vol les couleurs fugaces du monde
extérieur, les incessantes métamorphoses de la lumière et de l’ombre.
Ses professeurs et quelques-uns de ses camarades jugèrent cette façon d’écrire
saugrenue et insolite. En effet, ce style n’était pas celui qu’on demandait aux examens.
Beaucoup de personnes ont jugé toutefois que ce nouveau venu, malgré l’énorme surcharge
de notions acquises qui avait pesé sur sa mémoire, saisissait, d’une vue nette et
directe, la chaude frénésie de la vie, que son langage, malgré une certaine apparence de
nomenclature, ouvrait, en de brusques éclairs, des échappées lumineuses sur les aspects
multiples de l’être, qu’avec des mots incolores il faisait des
tableaux éclatants, qu’avec des lettres juxtaposées, il ressuscitait des corps et des
âmes, et que, mieux que personne, il savait, « avec du griffonnage noir aligné
sur du papier d’imprimerie, remplacer pour nous la vue personnelle des couleurs et des
formes, l’interprétation des visages, la divination des sentiments »
.
Avant de formuler ses conclusions générales déjà présentes à son esprit, Taine amoncela, pour son usage personnel, un gros recueil d’images qu’il avait prises sur le vif, avec un grand soin de serrer de près, et, en quelque sorte, de palper les formes, de suivre les arêtes, de fixer les nuances. Cet album de planches descriptives et explicatives contient d’abord un nombre infini de vues de pays, minutieusement peintes, ou quelquefois ramassées en de vigoureux raccourcis. Voici un léger croquis de l’aimable paysage de France, modéré et commode :
Point trop de plaines ni de montagnes ; point trop de soleil ni d’humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semble maniable et civilisé ; tout y est sur un petit modèle, avec un air de finesse et d’agrément. De minces rivières serpentent entre des bouquets d’aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d’un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l’éclair passager d’un ruisseau à travers les lentilles d’eau qui l’obstruent, la teinte délicate dont l’éloignement revêt quelque bois écarté12…
Plus loin, c’est un coin de Champagne :
La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s’étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. çà et là une ligne d’arbres marque, sur la campagne, la traînée d’un ruisseau blanchâtre. on aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrasin en fleur13…
Tournons la page et regardons la côte du golfe de Gascogne, un peu au-dessus de Bordeaux :
Le bateau s’amarre à une estacade, sous un amas de maisons blanches : c’est Royan.
Voici déjà la mer et les dunes : la droite du village est noyée sous un amas de sable ; là sont des collines croulantes, de petites vallées mornes, où l’on est perdu comme dans un désert ; nul bruit, nul mouvement, nulle vie ; de pauvres herbes sans feuilles parsèment le sol mouvant, et leurs filaments tombent comme des cheveux malades ; de petits coquillages, blancs et vides, s’y collent en chapelets et craquent avec un grésillement partout où le pied se pose… Un seul arbre peut vivre ici, le pin, être sauvage, habitant des rochers et des côtes infécondes : il y en a ici toute une colonie ; ils se serrent fraternellement, et couvrent le sable de leurs lamelles brunes : la brise monotone qui les traverse, éveille éternellement leur murmure ; ils chantent ainsi, d’une façon plaintive, mais avec une voix bien plus douce et bien plus harmonieuse que les autres arbres ; cette voix ressemble au bruissement des cigales, lorsqu’en août elles chantent de tout leur cœur entre les tiges des blés mûrs14.
Voyez cet effet de nuit dans les Landes :
La nuit est venue sans lune. Les étoiles pacifiques luisent comme des pointes de flammes, tout l’air est rempli d’une lumière bleuâtre et tendre, qui a l’air de dormir dans le réseau de vapeur où elle s’est posée. Le regard y plonge sans rien saisir. De loin en loin, dans ce crépuscule, un bois marque confusément sa tache comme un roc au fond d’un lac ; partout alentour sont des profondeurs vagues, des formes flottantes et voilées, des êtres indistincts et fantastiques qui se continuent dans leurs voisins, des prés qui ressemblent à une mer onduleuse, des bouquets d’arbres qu’on prendrait pour des nuages d’été, tout le gracieux chaos des apparitions brouillées et des choses nocturnes. L’esprit y nage comme sur une eau fuyante, et, dans ce rêve, rien ne lui semble réel que les étangs qui réfléchissent les étoiles…
Ici une eau-forte pour rendre un orage d’été à Cauterets, ailleurs une claire aquarelle, un peu crue, pour nous donner une idée de la fraîcheur des eaux dans la vallée de Luz.
L’âme de cet écrivain est une plaque sensible où l’univers se reflète en images dures, quelquefois figées comme un métal en fusion qui s’arrête dans un moule. Cette suite de planches est une fantasmagorie où la nature s’est réverbérée avec une clarté précise et violente. La mer du golfe de Gascogne ronge de larges plages, aboie et beugle dans les roches labourées et décharnées, d’où les hautes vagues luisantes rejaillissent en bouillons et en écumes ; sous la bise qui siffle, elle se hérisse de flots violâtres, et la lumière, entre les gros nuages, fait courir de sinistres lueurs sur l’eau sombre, comme des reflets d’étain sur une houle de plomb ; mais que le soleil sourie et que le vent tombe, l’Océan étale sa robe bleue,, frangée d’argent, et déploie une soie lustrée,, chatoyante, avec des caprices voluptueux.
Loin d’ici, la mer du Nord bat des falaises· blanchâtres, noie des terres plates,
assiège l’embouchure des fleuves, déchaîne le tumulte des vagues indomptées qui
s’entrechoquent follement sur la plaine sans limites15 : l’assaut des eaux marines
lance les vagues rousses et les nombreuses lames d’écume sur le marécage de la côte16 ; l’énorme houle jaunâtre clapote sous, les nuages blafards, et enserre à
perte de vue, jusqu’à l’horizon mouillé, la mince bordure de boue17 qui préserve les prairies de
l’inondation ; le vent hurle ; les mouettes crient ; les pauvres· petits voiliers
s’enfuient à tire-d’aile, penchés, presque renversés, et restent des mois, ballottés par
la mer inclémente, n’osant s’aventurer dans le chenal changeant et tortueux de
l’Escaut18. Puis, c’est la « magnifique fraîcheur
et le paysage humide du printemps anglais19 »
.
Vers le Sud, la Méditerranée sourit, au pied des cités harmonieuses, où les hommes s’amusèrent aux récits de la légende divine et mirent, sans effort, dans leurs lois, dans leurs poèmes, dans leurs temples, une joyeuse et puissante beauté20. Des montagnes posent leurs dentelures sur le ciel, au loin. De l’esplanade du château de Pau, on voit les Pyrénées bleuâtres, semblables à une traînée de nuages. Au milieu de la chaîne, le pic du Midi d’Ossau dresse son cône abrupt. Approchons-nous ; voici la vallée d’Ossau, entre deux montagnes boisées de broussailles, pelées par places, tachée de mousse et de bruyères. L’horizon se ferme. Des hêtres monstrueux bosselés de nœuds, déformés et noircis, soutiennent les pentes. Des torrents sautent à travers les rochers roulés. Des cascades bouillonnent au fond des gorges. Puis, ce sont des rivières et des fleuves : d’abord l’eau des torrents qui tantôt descend en longs filets blancs sur le mur poli des ravins, tantôt dort sous les roches, verte et profonde, tantôt bondit en aveugle, à travers les roches, bouleverse son lit, se lève en tempête d’écume, se brise impuissante et furieuse contre les blocs. Ensuite les grands fleuves qui s’allongent au pied des collines : la Gironde, joyeuse et splendide, hérissée d’écailles par la brise, frissonnante de remous qui tressaillent, sillonnée de bateaux aux voiles blanches qui, à chaque coup de vent, se penchent, comme des oiseaux paresseux, levant leur longue aile et montrant leur ventre noir ; — la Seine, qui se heurte aux arches des ponts, et continue éternellement, parmi des cordons de lumières dans le flamboiement fourmillant de Paris, son chuchotement nocturne21 ; — le Rhin couché dans la brume, entre deux rangées de montagnes dont les cimes s’allongent par étages jusqu’au bout de l’horizon ; — puis, sous un ciel blafard, sans cesse rayé d’averses, dans la plaine détrempée des Pays-Bas, parmi les étangs et les marais, la Meuse, l’Escaut, vastes fleuves lents et lourds, s’étirent entre des rives basses, dorment vautrés dans leur lit, comme d’énormes poissons visqueux et plats, et luisent blafards, vaseux, avec des tons d’écailles ternes où la lumière trouble allume çà et là des reflets vagues22…
II. Voyages de Thomas Graindorge à travers la nature et l’art
Ayant regardé les choses, il regarda les hommes. Il vit tout d’abord des Français de l’année 1855. Parmi la population mentale qui pullule et fourmille dans ce cerveau, il y a toute une série de croquis et de caricatures, dessinés avec une méthode qui fait songer à l’application consciencieuse des maîtres de l’école flamande, et une fantaisie amère qui fait penser à Gavarni ou à Forain.
Notre philosophe, poursuivant son enquête avec une sérénité imperturbable, voulut tout voir, tout savoir, tout peindre, tout comprendre. Comme ses yeux, longtemps fixés sur les livres, étaient frais et novices, il se divertit de tout son cœur à voir l’étrange silhouette de ses contemporains, et pourtant il rapporta de ses excursions à travers Paris des impressions tristes. Il nous raconte tout cela dans Graindorge, journal de bord de cette traversée. Il flâna, de propos, délibéré, le long des rues. Il vit des boutiques, des étalages, de pauvres diables crottés qui pataugeaient sur des trottoirs luisants de boue, et qui se hâtaient vers quelque besogne dure, — bêtes de somme qui peinent pour les gens du monde, bêtes de luxe. Il entra dans des jardins publics, où des servantes, des soldats, des petits rentiers s’attroupaient pour voir gesticuler des marionnettes ou grimacer des singes. Il vit de grandes bâtisses administratives et il songea que, dans ces cages, véritables machines d’abrutissement, des hommes, hébétés et ratatinés, vieillissaient derrière des grillages, occupés à tailler leurs crayons et à ronger leurs ongles, talonnés au retour par leurs femmes, obligés, pour doter leurs filles, de rogner sur le beurre, sur la bougie, sur le bois, humbles devant leurs chefs, et l’esprit rempli par la pensée d’une augmentation de cent francs. Il alla dans le monde : des jeunes filles, devant le père, la mère, la tante, la grand-mère, toute l’assemblée des duègnes et des grands-parents, chantaient le Désir du Printemps avec des mines languissantes et des yeux noyés… Des jeunes gens papillonnaient, se démenaient des bras, des jambes, des yeux, de la tête ; les basques de leur habit battaient comme des ailes… Quelques femmes assez jolies ; mais les maris, beaucoup plus vieux qu’elles, étaient presque tous des nabots, trapus et chauves, qui commençaient à prendre du ventre.
La volonté de bourrer ses carnets donna à l’explorateur toutes les audaces. Il alla dans le demi-monde. Il vit, à Mabille, les bourgeois qui courent après le plaisir sans l’atteindre, des filles qui le vendent et le filoutent. Il alla plus bas encore, au Casino de la rue Cadet. Quel spectacle ! Des étudiants, des commis, des garçons de magasin, des contrôleurs d’omnibus, tout cela réuni dans la puanteur du gaz, l’odeur du tabac, la chaleur et la vapeur des corps entassés et suants, pour voir Mariette la Toulousaine, la Goulue de ce temps-là, lever la jambe. Il descendit jusqu’au dernier cercle de l’enfer parisien, et entra au bal Perron, barrière du Trône. Sept sous d’entrée et on a droit à une consommation. Une cinquantaine de drôlesses, au teint luisant, plombé, aux cheveux plaqués, au mufle impudent et triste. Avec elles, des gentilshommes des boulevards extérieurs. L’air entreprenant, la tête rejetée en arrière, ils gigotent avec une vélocité incroyable et une fièvre de fourmis enragées. Dès que les municipaux cessent de surveiller, tintamarre, jambes en l’air, jupes retroussées, cancan infernal, chahut…
Passionné pour l’Angleterre, Taine fut sévère pour la France, qu’il crut voir tout entière dans le tohu-bohu de nos rues et dans les récréations de nos mauvais lieux23.
Ce philosophe, déjà trop nourri de Balzac et trop
respectueux de l’insupportable Stendhal, crut que les Français sont des avortons ou des
monstres, condamnés d’avance à la laideur ou à l’horreur. Pas de milieu entre Jocrisse
et Napoléon. Quand nous naissons à peu près supportables, le métier nous déforme, nous
déprime, nous inflige des gibbosités et des tics. Voyez ce marchand retiré des
affaires : « Il a pris la physionomie maligne et grossière d’un porc ; ses petits
yeux luisent derrière ses lunettes ; il est mal rasé, il a de vilaines soies
blanchâtres qui font touffes autour de ses oreilles. Il est balourd, mâche et tortille
les mots. Il s’est tenu trente ans de suite à la porte de son magasin, courbant
l’échine devant les gens qui entraient… »
Voyez ce juge : « Il s’est
desséché dans une salle trop chaude, sous le bavardage des avocats, parmi les
physionomies basses et inquiètes, dans les mauvaises exhalaisons, parmi les odeurs
douteuses… »
Regardez un peu cet ambassadeur : « Figure de bois, pas un
muscle ne bouge. Il est là passif,
fixe, vide de
sensations, comme un factionnaire dans sa guérite. Un demi-sourire terne habite
uniformément sur ses lèvres… »
Là-bas, près de ce substitut empaillé et de B…,
cet académicien arrivé par les dîners, qu’est-ce que ce menton rasé et ces favoris
noirs ? « Ce courtisan de D…, il est partout. Professeur suppléant à l’École de
droit, long, mince, l’échine courbée, toujours saluant, présenté à tout le monde,
faufilé partout, assidu partout, le parfait intrigant… »
Quels tristes
bonshommes ! Au régime qui les opprime, « les traits se tirent, l’expression
devient grimace, l’homme a l’air d’avoir à demeure la colique ou la migraine ; le
teint est terreux comme une eau trouble, les épaules se voûtent ; ils ne savent plus
marcher, s’asseoir, ils ont contracté des tics, ils sont raides ou tortus. De même
pour l’esprit, ils n’ont plus les idées promptes et libres. Ils sont étranglés par la
crainte de se compromettre et par l’envie de gagner ; ils ne voient plus les choses en
elles-mêmes, mais à travers l’intérêt de leur bureau ou de leur boutique. Quand
l’habit noir vient envelopper ces tristes échines, on les regarde avec une sorte de
malaise… Ce sont des difformités qui marchent… Les figures sont jaunes, creuses,
tirées ou bouffies d’une mauvaise graisse ; l’air des bureaux est malsain ; celui des
salons l’est encore davantage. Ici ils rient, saluent, tâchent d’avoir l’air brillant
ou aimable ; mais
l’effet général est celui d’une cohue de
singes, de vieux singes habillés, fatigués, flétris, qui ont trop pâli24 !… »
La démocratie française avant d’effrayer Taine par des incendies et des carnages, lui parut grotesque. Sur la vilenie foncière de l’homme, Taine est d’accord avec Zola, Maupassant, tous les naturalistes, même (il faut le dire parce que cela est vrai) avec les « cruellistes » bizarres que nous avons connus au Théâtre-Libre. En effet, le Français moderne, condamné à la laideur, est, aussi condamné à la misère. L’âpre concurrence l’épuise. Il faut qu’il travaille comme une bête de somme, bien plus, qu’il fonctionne comme une machine. Le monde n’est plus un clair décor où l’homme s’épanouit, comme en Grèce, dans la plénitude de sa santé physique et de sa force morale ; il n’est pas davantage, comme au xviie siècle, un salon où l’on cause en faisant des grâces. La société contemporaine est un laboratoire où d’âcres ambitions s’amalgament, se combinent, se neutralisent en une singulière et terrible chimie. Machines de travail, manœuvres, tel est notre rôle. À ce régime, les uns se résignent, se replient, s’amortissent, les autres se brisent. La vie est un concours : après le travail machinal ou monstrueux, on tombe, comme beaucoup de polytechniciens devenus lieutenants d’artillerie, dans la fatigue profonde, l’alanguissement, la flânerie au café ou à domicile, l’inertie bureaucratique et provinciale. Le noir pessimisme de Leopardi n’est rien auprès de ceci :
La condition naturelle d’un homme, comme d’un animal, c’est d’être assommé ou de mourir de faim. Rappelle-toi la promenade que tu as faite l’autre jour avec moi dans la forêt. Nous écrasions les fourmis qui se rencontraient sous nos bottes. Les jolis oiseaux voltigeaient pour avaler des mouches ; les gros insectes dévoraient les petits. Nous avons vu, dans une ornière entre deux touffes d’herbes, un petit levreau, le ventre en l’air ; un épervier l’avait saisi à sa première sortie, mangé à moitié, et le ventre était vide ; des fourmis, des scarabées, une quantité d’affamés travaillaient dans la peau. De dix nouveau-nés, il reste un adulte, et celui-là a vingt chances pour ne pas vieillir ; l’hiver, la pluie, les animaux chasseurs, les accidents l’abrègent. Une patte ou une aile cassée font de lui une proie pour le soir. Si, par un miracle, il échappe, dès la première atteinte de la maladie ou de l’âge, il va s’enfermer dans son trou, et la disette l’achève. Il ne se révolte point, il subit tranquillement la force des choses. Regarde un cheval, un chat, un oiseau malade. Ils se couchent patiemment ; ils ne gémissent point, ils laissent faire la destinée. Les choses se passent dans le monde comme dans cette forêt si magnifique et si parfumée. On y souffre, et cela est raisonnable ; veux-tu demander aux grandes puissances de la nature, de se transformer pour épargner la délicatesse de tes nerfs et de ton cœur ? On s’y tue et on s’y mange, et cela n’a rien d’étrange : il n’y a pas assez de pâture pour tant d’estomacs.
Hélas ! Il n’y a pas beaucoup de moyens d’échapper à cette mortelle angoisse, que nous inflige une connaissance trop précise de la nature des choses. Nous sommes des fous, des malades, des hallucinés. Comment sortir de nous-mêmes ? Comment nous divertir de cette misérable condition ? Les poètes, qui, après tout, ne sont peut-être pas les moins avisés des hommes, ont trouvé un sûr moyen d’être heureux, du moins pendant quelques heures. Le meilleur remède aux vulgarités et aux souffrances de l’action, c’est la contemplation.
Regarde autour de toi… Cette large plaine fume et luit sous le généreux soleil qui l’échauffe ; ces dentelures des bois reposent avec un bien-être délicieux sur l’azur lumineux qui les borde ; ces pins odorants montent comme des encensoirs sur le tapis des bruyères. Tu as passé une heure, et, pendant cette heure, tu n’as pas été une brute ; je t’en félicite, tu peux presque te vanter d’avoir vécu…
Il y a chez Taine un peintre, un érudit, un poète25 et un philosophe. Celui-ci a fini par prendre le pas sur celui-là. Mais le poète avait commencé par jouir largement du spectacle des choses ; il avait cherché partout, avec une ardeur passionnée, et une sensibilité frémissante, l’éclair de beauté qui traverse parfois la platitude du monde réel et nous console de tous les déboires par une minute d’extase où nous oublions tout ce qui n’est pas lumière, équilibre, joie, harmonie… Dieu ! que cette femme est belle, debout contre la cheminée, demi-penchée, les yeux animés et souriants !
Sa taille élancée, souple, est serrée dans une robe de velours noir. L’épaule ronde et divinement blanche sort lumineuse de cette noirceur profonde, et la nuque ondule jusqu’aux tresses tordues sous le peigne d’or. Cette ligne sinueuse de chair nue est délicieuse à voir, au sortir de l’opulente bordure sombre.
Les femmes sont, pour ce grave penseur, des êtres délicats, précieux, fragiles, dont la vue est douce et consolante. Cela est joli à regarder, quand on fait tapisserie dans un bal, et qu’on veut ne plus voir les gommeux imbéciles qui cotillonnent, la bouche en cœur.
Les jolies mines, riantes et futées, les fins petits pieds agiles et bondissants comme des pattes d’oiseaux ! Il y a là des chefs-d’œuvre de grâce, de vivacité pétulante et nerveuse, de toilette bien portée, de bavardage pétillant… On se rajeunit les yeux en regardant ces fleurs de serre… Cette grâce, cette suavité touchent comme un air de Mozart, qu’on entend tout d’un coup au milieu d’une longue rue vulgaire, comme une belle aubépine fleurie qui apparaît seule dans une haie sèche… Sous les lustres multipliés qui flamboient de toutes leurs girandoles, dans une fournaise de lumière, des femmes parées passent ; et l’on voit se déployer le magnifique étalage de la moire lustrée dont les cassures resplendissent, de la soie opulente qui chatoie, des dentelles qui battent comme des ailes de libellule, des diamants qui font un pétillement d’étincelles, des épaules blanches où la vie frémit, des nuques délicates qui se tournent sous une profusion de cheveux bouclés.
Au théâtre, il négligeait volontiers les comédiens pour décrire, avec une dévotion d’artiste, et avec la minutie d’un collectionneur de papillons, les jeunes filles qu’il voyait :
Bien jolie toilette avant-hier soir : un corsage de soie bleue à l’enfant, qui serre et marque la taille et remonte un peu entre les deux seins ; au-dessus, le plus moelleux nid de dentelles. Très chaste et très jeune fille encore, elle n’est que peu décolletée, et coiffée d’une simple rose. Mais cette fine taille si visiblement prise, et cette douceur blanche, virginale pour cacher et indiquer la poitrine sont d’une invention savante ; l’invention n’est pas d’elle, elle suit la mode, c’est la mère qui l’habille ; elle est bien trop jeune pour soupçonner l’effet exact de sa toilette. Ses pensées sont trop vagues et trop neuves ; et pourtant, dans le demi-jour de ses pensées, elle en soupçonne quelque chose. Elle sait que cela lui va bien, qu’un autre corsage lui siérait moins bien, qu’elle plaît, que les yeux s’attachent à sa taille. Elle ne va pas plus loin ; elle entrevoit, dans un brouillard diaphane et doré, comme une aurore des choses. Une vraie rose endormie. Pendant que les vapeurs du matin s’évanouissent et que des blancheurs lumineuses s’étalent sur le ciel nacré, elle écoute immobile et comme en songe des battements d’ailes lointaines, le bruissement indistinct du peuple d’insectes qui viendra tout à l’heure bourdonner autour de son cœur.
Mieux encore que la douceur des gracieux visages, la magnificence de la nature est consolante et vivifiante. Comme Rousseau, comme Chateaubriand, Taine a regardé, pour son plaisir, l’éternelle beauté du ciel, de la mer, des montagnes et des fleuves.
Quand il ne trouve plus de consolation dans le surnaturel, l’homme cherche un repos dans la nature. Volontiers, il se fût écrié comme Lamartine :
Mais la nature est là, qui t’invite et qui t’aime :Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours ;Quand tout change pour toi, la nature est la même,Et le même soleil se lève sur tes jours.
Né parmi les bûcherons, sur les limites de la Champagne et des Ardennes, à l’entrée de
l’Argonne, il avait aimé dans son enfance, les rochers, les mousses, les champignons,
les faines et aussi la silencieuse terreur de ses forêts natales. Il y devina,
« derrière la légende humaine, la majesté des choses naturelles »
.
Plus tard quelles heures inoubliables il a passées dans la forêt de Fontainebleau,
parmi les
futaies, où s’éveille le rêve, et où « les
idées de commerce et d’argent tombent comme un vêtement sale »
, sous les
hêtres dont les feuillages tremblent et luisent, dans un bruissement infini ! Que la
lune est belle, lorsqu’elle apparaît, dans une brusque gerbe de clarté, sur les hauteurs
de Franchart ! « Des nuages légers aériens, pareils à des plumes blanches,
flottaient entraînés des deux côtés du ciel. Au milieu, l’azur semblait noir, tant la
clarté était vive. Au-dessous, le cirque des dunes et des profondeurs apparaissait
vaguement, tout noir dans l’ombre. Les sables blancs luisaient. Un bouleau frêle
levait, en face de moi, sa tête échevelée et charmante ; ses feuilles ne remuaient
pas, tant l’air était calme… On écoute pour saisir un bruit, et, dans un murmure
imperceptible, à une lieue de là, on devine un cerf qui brame… »
Tout est beau
dans cette forêt : les genévriers épineux, rabougris, repliés par le vent ; les pins qui
s’assemblent en bataillons noirs sur la campagne lumineuse ; les grandes lignes cassées
des collines, tachées par la blancheur unie des sables ; les entassements de rocs gris,
jetés pêle-mêle ; les vieilles routes défoncées qui tournoient ; les mousses d’automne,
lustrées par le soleil qui éparpille, au milieu de l’ombre, des gerbes d’émeraudes26.
Comme les grands poètes, il a senti frémir en lui, dans ces
minutes singulières, l’âme généreuse et palpitante de ces êtres
vivants que le vulgaire appelle les choses inanimées. Comme les grands poètes de ce
sublime et douloureux xixe
siècle, il a senti que
« le cœur malheureux de l’homme moderne, tourmenté par le besoin et
l’impuissance d’adorer, ne trouve la beauté parfaite et consolante que dans la nature
infinie »
. Lorsqu’il eut, lui aussi, trop senti et trop jugé, trop espéré et
trop détruit, il est revenu à elle après tant de courses ; il l’a trouvée jeune et
souriante comme aux premiers jours ; il s’est troublé, et en même temps il s’est ranimé
sous son contact et sous son souffle ; il a tendu les bras vers elle. Son âme, endolorie
par tant d’efforts et d’expériences, a retrouvé la santé et le courage, et il a chanté
cet hymne, digne de Lucrèce et digne de Goethe : « Ô mère, silencieuse et
endormie, que vous êtes calme et que vous êtes belle, et quelle sève immortelle de
félicité et de force coule encore, à travers votre être, avec votre paisible
sang ! »
Dans ce ravissement, le poète faillit oublier qu’il était né logicien. Ébloui et apaisé, il s’attardait à regarder la riche et vaste campagne au soleil, à goûter la douceur du couchant, les soirs d’été, lorsque les plantes rafraîchies se relèvent, et que le soleil, calme au bord du ciel, enveloppe dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies. Il aimait à jouir de la chaude nuit, chargée de parfums et scintillante d’étoiles, ou bien à écouter le bourdonnement des insectes heureux, aux plus beaux jours du printemps en fleur, à aimer la charmante folie des eaux murmurantes, et la voix joyeuse des cloches argentines, tintant et gazouillant un jour de Noël.
En même temps que la nature, l’art lui donnait des joies pénétrantes, d’une saveur
peut-être plus subtile et plus rare. Les nobles processions de la statuaire grecque
évoquaient en lui le souvenir des religions gaies, l’image des cités harmonieuses où la
perfection du corps était regardée comme un des caractères de la divinité.
L’architecture gothique, avec ses sombres voûtes, ses colonnettes, ses rosaces aux
pétales de diamant ressuscitaient en lui les émotions qu’éprouvaient les hommes il y a
six cents ans, quand ils sortaient en fourmilières de leurs taudis, de leurs rues sans
pavés, cloaques d’immondices qui exhalaient la lèpre et la fièvre, et que, pénétrant
dans l’ombre froide des églises, ils voyaient un jour céleste arriver jusqu’à eux
« transformé par les vitraux en pourpre sanglante, en splendeurs
d’améthyste et de topaze, en mystiques flamboiements de pierreries,
en illuminations étranges, qui semblaient des percées sur le paradis »
.
Il visita tous les musées d’Italie et des Flandres, cherchant de jolies extases et des documents sur le temps passé, allant d’instinct aux exubérants, aux forts, aux indomptés, à Titien, à Rubens, à Benvenuto Cellini.
Nul peut-être n’a été saisi plus pleinement par le sortilège de la musique. Beethoven
était son maître de prédilection. Un air de Mozart éveillait en lui l’essaim des songes
et des images intérieures. « Les flûtes et les voix s’accordent parmi les fins
traits des violons qui, capricieusement, y entrelacent leurs broderies. La voluptueuse
harmonie arrive comme un nuage de parfums qu’une brise lente vient de recueillir, en
passant sur un jardin en fleurs. »
Loin des petits théâtres, cages peintes où des pitres se griment et se démènent, rien n’est plus salutaire, pour se nettoyer l’âme, que d’écouter un peu de vraie musique. Plus peut-être que la poésie, la musique est évocatrice et rajeunissante. Elle ravive les désirs et les rêves que l’on croyait morts. Dans la rumeur ou la suavité d’une symphonie, on aperçoit l’épanouissement superbe de la campagne regorgeante, le sourire des vallées ombreuses et fleuries, la fraîcheur virginale de l’aube, ou bien une lande déserte, battue d’ouragans, désolée et grandiose. Cet art nous laboure au plus profond de l’âme et fait jaillir, en nous, de nouveau, les sources que l’on croyait taries. Pensées flottantes, songes sans formes, désirs sans objet et sans limites, voilà le domaine et le sortilège de la musique. La délicatesse de tout l’être nerveux frémit à son appel. Des mirages confus apparaissent, s’évanouissent, reparaissent en nous, dans le pêle-mêle douloureux et grandiose d’un cœur troublé qui aspire à tout et ne s’attache à rien. Ravissements et souffrances, extases et déceptions, illusions toujours étouffées, toujours renaissantes, du désir inassouvi, la musique exprime tous ces états d’âmes, que la parole humaine, avec sa précision gênante, ne peut saisir dans leur fuite éternelle et dans leur fluidité. Par là, elle est bien la forme d’art qui convient le mieux à notre temps. La démocratie mécontente, ambitieuse et triste, qui est sortie de la Révolution, a mis ses protestations, ses plaintes, ses curiosités, plus encore dans les sanglots de Weber et de Berlioz que dans René, Manfred ou la Confession d’un enfant du siècle. Nous sommes des ambitieux rêveurs et tristes, des malades inquiets et ardents, incurablement malheureux. Notre sensibilité, aiguisée par la sécurité et le bien-être, est devenue plus frémissante, plus accessible à la douleur. Nos exigences se sont accrues, comme celles des enfants, à mesure que nos caprices étaient satisfaits. Notre esprit, affranchi de la tradition et rebelle à la croyance, tâtonne douloureusement, et voudrait trouver, dans le pêle-mêle des doctrines, une affirmation et une certitude. Notre liberté a fini par nous faire peur, et, comme un passant sur un pont ébranlé, nous cherchons une barrière et un garde-fou. Nous avons trop demandé aux choses. Combattus entre l’éternelle illusion et l’inévitable expérience, nous sommes vieux, et nous sommes las. Nous avons trop senti et trop jugé, trop espéré et trop détruit. Comment s’étonner que le cœur mécontent de l’homme moderne aille d’instinct vers un art qui, n’imitant aucune forme vivante, se prête à l’inconstance de nos visions et de nos chimères, et qui, par son aptitude à imiter le cri, trouve l’expression directe, naturelle et complète de nos souffrances, de nos découragements, de nos brusques détentes et de nos généreux espoirs ?
C’est ainsi que ce poète romantique et amer raisonnait ses émotions. Il y avait en lui
un logicien, toujours prêt à expliquer au contemplateur lyrique et pessimiste des hommes
et des choses, la raison de ses amertumes et de ses courtes joies. Au plaisir de voir il
préférait encore le « ravissement de penser »
. Déjà cet extraordinaire
Frédéric-Thomas Graindorge, — « animal taciturne et américain »
mais
façonné, par la
culture latine, aux procédés de la déduction
rationnelle, — avait, malgré son humour bizarre, une tendance invincible à lier entre
eux symétriquement les petits faits, afin d’en tirer des idées générales.
Il ne lui suffit pas de voir la vie ; il veut la comprendre. Réduire en catégories la population mentale qui pullule et fourmille dans son cerveau, voilà son but27. Philosopher, c’est-à-dire déduire des conséquences, trouver des conditions, des dépendances, des explications, voir, avec les détails, les lois qui les enchaînent, c’est là, au fond, ce qui l’intéresse le plus. L’âpre observateur qui s’est dissimulé sous le nom baroque de Graindorge, le critique de La Fontaine et ses Fables, l’adversaire terrible, trop irrévérencieux, souvent injuste, des Philosophes classiques, le touriste du Voyage aux Pyrénées, des Notes sur l’Angleterre et du Voyage en Italie, sont tous, malgré leurs aspects divers, le même homme qui a tâché de décrire le mécanisme de l’Intelligence, d’expliquer l’éclosion de l’Art et de retracer l’évolution politique et morale de la France contemporaine.
III. La méthode
Rassembler des faits, les coordonner, découvrir leurs rapports nécessaires, grouper les lois expérimentales qui résument les cas observés, transformer la multitude disséminée des événements en une hiérarchie de causes, ramener, s’il se peut, l’amas des accidents à quelque axiome générateur et universel, tout l’effort de cette vie d’observations accumulées et d’inductions hardies s’est concentré là.
Mais cette enquête a été circonscrite à un ordre particulier de recherches. Rien n’est plus convergent à un même but que l’ensemble des œuvres de Taine. Le philosophe semble s’oublier parfois dans la contemplation muette de la Nature ; mais qu’on y prenne garde : dès qu’il se ressaisit, c’est l’Homme qui surtout le préoccupe28. Il a passé sa vie (le mot a été recueilli de sa bouche dans un des rares moments où il consentait aux confidences personnelles) à faire de la « psychologie appliquée ». Il est encore moins attentif au décor visible qu’à l’être inquiet, à la « plante humaine » qui naît, s’agite et meurt dans ce décor. Il applique le paysage à l’anthropologie. Comme Balzac, que nul n’a peint plus puissamment que lui, il a tâché de faire l’histoire naturelle de l’homme. Ce noble esprit, dont le souvenir est inséparable de l’œuvre scientifique de ce siècle, a pris dans la tâche commune, la part la plus malaisée : il a voulu décrire la genèse des littératures, des œuvres d’art et des systèmes politiques. Il regarda les groupes sociaux, les familles, les nations, les races, comme Pasteur regarde des colonies de microbes. Qu’il assiste à une fête mondaine ou à une représentation théâtrale, qu’il entende la musique d’un bal ou les clameurs d’une révolution, qu’il analyse la gaieté d’une toilette claire ou la tristesse d’une église gothique, qu’il juge un système métaphysique, un poème religieux ou un contrat social, qu’il observe un marchand ou un artiste, qu’il se promène dans une usine ou dans un musée, qu’il mesure la bêtise de M. Prudhomme ou le génie de Napoléon, a qu’il cherche avant tout, ce qu’il veut trouver et vérifier, c’est la loi des créations humaines.
Rappelez-vous ce paysage et cette boutade du Voyage aux Pyrénées :
La route courbe et relève à perte de vue sa ceinture blanche autour des collines ; ce mouvement sinueux est d’une douceur infinie… Ces pentes et ces rondeurs sont aussi expressives que les formes humaines, mais combien plus variées, combien plus étranges et plus riches en attitudes !… Des landes fauves pleines de troupeaux montent sur les flancs des collines jusqu’à leurs têtes ; des prairies splendides étincellent sur leurs dos. Le soleil cependant embrasse et couve la campagne. Des bois, des plaines, des collines sort la grande âme végétale, qui monte à la rencontre de ses rayons.
Ici, votre voisin, qui discute chaudement, vous tire par la manche en criant : « N’est-ce pas, monsieur, que le gigot d’Orthez ne donne point de crampes à l’estomac ? »
Vous sursautez ; puis, un instant après, vous remettez le nez à la portière. Mais la sensation a disparu : le mouton de Dax a tout effacé. Les prairies sont des kilogrammes de foin non fauché, les arbres des stères de solives, et les troupeaux des biftecks qui marchent.
Vous savez que les plaisanteries de Taine, comme celles de Spinoza, sont toujours sérieuses et philosophiques29. Suivez le fil de celle-ci et tirez toutes les conséquences qu’elle renferme. Vous arriverez aux propositions suivantes :
L’homme si faible qu’il soit, si opprimé qu’il puisse être par la pesée des choses, l’homme apporte du nouveau dans l’univers ; la dame au front serein que nous appelons la Nature a beau rire de nos misères, rayonner sur nos douleurs, briser dans ses métamorphoses les chères illusions où s’attachent nos cœurs, continuer sa fête paisible, toujours sourire et toujours chanter malgré nos désespoirs et nos larmes : avant qu’elle ne nous envoie au charnier, nous avons le pouvoir, à notre gré, de la défigurer, de la transfigurer, ou de dépasser, par notre puissance inventive, la prodigalité de ses merveilles.
L’homme paraît, et, par la magie de cet animal débile, voilà qu’une flore nouvelle
surgit, s’épanouit, s’enchevêtre, se fane et ressuscite, aussi opulente dans ses formes,
aussi variée dans ses dessins, aussi diverse dans ses couleurs, que les caprices les
plus imprévus de la nature végétale. Comme dans la nature végétale, les mauvaises herbes
y abondent : l’homme est un infatigable artisan de sottises et de vices, de niaiseries
et de crimes ; mais, à côté de ces plantes vénéneuses, quelle profusion de fleurs
magnifiques ! Le spectacle de l’héroïsme humain est plus beau, après tout, que la vue
d’une haute montagne ou d’un large fleuve. Une grande idée donne la sensation
de l’immensité mieux encore que les profondeurs de l’Océan. Une
constitution politique sagement faite, où les hommes vivent libres et heureux, est un
ouvrage plus parfait et plus imposant que le fouillis obscur et énorme d’une forêt où se
cachent les fauves. « Une société et une religion nouvelle valent bien un
calcaire coquillier ou une légumineuse rare. »
Qu’est-ce que les convulsions
de la nature, auprès des prodigieuses fermentations de l’esprit ? Que sont les
splendeurs célestes, auprès des myriades d’étoiles qui illuminent le rêve intérieur ? Le
vrai monde surnaturel est en nous. Une féerie a subitement éclaté, dès l’instant où
l’homme misérable a regardé l’univers. L’art, la poésie, voilà les créations vraiment
divines qu’il a jetées dans le torrent des choses. Dans l’étroit espace de ce pauvre
crâne qu’une pierre peut casser, et où vibre un paquet de chair périssable, un peuple
d’images a soudain flamboyé. De la rencontre des molécules cérébrales jaillissent des
feux qui font pâlir les étincelles électriques, et qui, descendant et remontant
incessamment dans la noirceur du vide, resplendissent en faisceaux de lumière sur le
monde ébloui et éclipsé.
Dès lors, l’univers physique nous apparaît comme un immense laboratoire, où des combinaisons mystérieuses multiplient indéfiniment, en des figures innombrables, la végétation pullulante de l’esprit : laideurs et misères, et, tout à côté, d’incomparables richesses ; des idiots et des hommes de génie ; des scélérats et des héros ; des difformités et des beautés ; des vices et des vertus ; des passions et des intérêts ; des mythologies et des systèmes de gouvernements ; des épopées et des codes ; des Parlements et des Églises ; des Bourses et des Académies, des boutiquiers et des artistes ; des métaphysiques et des sciences ; des créateurs et des critiques ; des poètes et des cuistres ; des calculs et des rêves. Pêle-mêle inextricable, innombrable écheveau de fils, tortueux, nuancés et changeants, où l’on distingue des plantes géantes et des floraisons merveilleuses ; des peuples conquérants et accapareurs, tels que les Romains et les Anglais ; des hommes de génie, Shakespeare, Balzac, Napoléon ; des sociétés en perpétuel travail de bouillonnement et de transformation, comme la France contemporaine.
Comment ces hommes et ces sociétés sont-ils arrivés à l’existence ? Quelle a été la loi de leur évolution ? Bien plus, est-il possible d’inférer des lois particulières les lois générales du développement de toutes les créations humaines ? Peut-on donner la définition d’une civilisation, d’un peuple, d’un siècle ? Comment naissent, croissent et meurent les littératures, les religions, les arts, les sociétés politiques ? Telles sont les questions que voulait résoudre, à l’âge où l’on est presque toujours le disciple de quelqu’un, l’auteur futur de La Fontaine et ses Fables, de la Philosophie de l’art, de l’Histoire de la littérature anglaise, et de ces Origines de la France contemporaine, dont les chapitres s’étagent comme les gradins d’une colossale bâtisse.
La méthode suivie par le penseur qui a institué cette enquête diffère singulièrement des moyens employés par la plupart des philosophes. Au moment où Taine commença son œuvre, — si cohérente et si enchaînée, malgré l’apparente diversité des sujets qu’il a traités, — les doctrines du positivisme, exposées par Comte et· Littré, s’étaient emparées des esprits. La critique historique, qui avait, depuis assez longtemps, déserté la France, et qui avait fait la force et la vie de l’érudition allemande, était enfin revenue au pays de Tillemont, de dom Mabillon, de dom Bouquet, de Baluze, de Du Cange. On n’écrivait plus l’histoire à la manière de Bossuet. On commençait à ne plus philosopher à la façon de M. Cousin. Taine avait une aversion particulière pour la scolastique des jeunes métaphysiciens qui, grâce à leurs cahiers de notes, ont à vingt-cinq ans un système du monde, et qui se dispensent de connaître les faits, sous prétexte qu’ils ont des idées. Il haïssait les agrégés idéalistes qui se consolent de ne rien savoir en pensant à tout. Ce poète, dont les yeux et l’âme étaient si facilement enchantés par la splendeur des choses, et qui a fixé en couleurs si vives quelques-unes des impressions de sa jeunesse voyageuse et charmée, consentit à rentrer dans les bibliothèques et dans les archives, pour amasser des preuves et classer des fiches. Ce logicien qui aurait pu, comme beaucoup d’autres, exceller au jeu des constructions dialectiques et exercer sa puissance déductive devant un public plus émerveillé par les habiles que persuadé par les sages, s’imposa de longues séances dans les amphithéâtres de l’École de médecine, dans les salles de dissection, partout où il croyait pouvoir saisir la réalité d’une vue directe et lucide. Cet écrivain, qui a façonné à son usage une langue si neuve, si exacte, si opulente, s’est appliqué à dépouiller des liasses de textes ingrats ; et souvent, dans sa belle sincérité d’historien et de philosophe, il a mieux aimé interrompre sa propre démonstration, pour céder la place à des témoins dont le parler gauche et rude lui semblait capable, par sa naïveté même, de nous donner la sensation de la vérité.
La science des produits de l’esprit humain lui semblait devoir reposer, comme les autres sciences, sur des données précises. Comme toute recherche de ce qui est, elle vit d’expériences et d’observations. Volontiers, bien qu’il ne fût point particulièrement initié aux méthodes de la philologie, il eût dit, comme Renan, que l’historien manipule les choses de l’humanité, comme le chimiste et le physicien manipulent la nature30. Bavarder sur les problèmes, à la façon des faiseurs de théories improvisées et sublimes, lui semblait un exercice puéril. Il avait répudié définitivement cette ontologie enfantine qui donne, à vue de nez, et sans plus ample investigation, la description de l’âme et la carte du monde suprasensible. Son espérance à lui aussi, était de voir la science devenir la philosophie et les plus hauts résultats sortir de la critique prudente et de la généralisation circonspecte. Les descriptions morales qui s’appliquent à l’« homme en général » lui paraissaient faites et très bien faites, par l’heureuse candeur des époques où le bagage scientifique était encore très mince. « Chercher le vrai… chercher le vivant… » Ces paroles revenaient souvent dans sa conversation familière ; et, bien que sa modestie se gardât de toute profession de foi, il était visible que ces habitudes de langage décelaient, malgré lui, l’idée directrice de sa vie et la règle constante de sa conduite. Il n’a jamais eu d’autre ambition que celle d’augmenter la somme des vérités déjà trouvées, et de détruire, en lui-même et dans les autres, quelques-unes des erreurs héréditaires qui poursuivent, de siècle en siècle, l’humanité paresseuse. Dès qu’il eut pris ce parti, il fut impossible de l’en distraire. Rien ne put fléchir la douceur obstinée avec laquelle il résolut de subordonner et de sacrifier, s’il le fallait, aux droits de sa pensée, tout ce qui fait l’occupation principale des autres hommes : soin de la carrière, recherche des honneurs, souci de la popularité. Seulement ses théories semblaient antérieures à ses recherches, et celles-ci n’avaient guère pour mission que de vérifier celles-là.
Il résolut d’étudier à fond des cas particuliers de croissance littéraire, artistique ou politique. Son Discours de la méthode, il l’a écrit, à plusieurs reprises, dans la préface des Essais de critique et d’histoire, dans la préface de l’Intelligence, dans la préface de l’Ancien Régime, et aussi dans l’admirable notice qu’il a consacrée à l’ami le plus cher de son esprit et de son cœur, Franz Woepcked, orientaliste et mathématicien. Voir et comprendre, se proposer pour objet des vues d’ensemble, s’imposer comme moyen les recherches limitées, aller à la synthèse des idées universelles par la collection scrupuleuse des petits faits, tel fut le programme auquel il a été obstinément fidèle. Il choisit, dans l’histoire de l’humanité, plusieurs exemples qui lui parurent frappants et il en fit le sujet de plusieurs monographies, qui sont les applications diverses d’une même méthode31. Pour employer une expression qui lui était familière, il fait « un trou » dans un endroit donné, et il ne cesse de creuser qu’il n’ait rencontré le tuf, et trouvé, comme un mineur, quelque précieux fragment dont l’étude lui permettra de reconstituer, à sa manière, une société et une civilisation, et par là de connaître plus clairement la nature des êtres. Chacun de ses ouvrages est un sondage dans le sol mouvant et composite de l’histoire humaine.
IV. La littérature anglaise
On voudrait suivre pas à pas cette investigation, mesurer la portée de cet effort, compter les résultats accumulés par ce labeur, que la maladie pouvait à peine ralentir et que la mort seule a pu interrompre.
Taine s’est enfermé, avec Tite-Live, dans la société romaine, afin de voir d’où
viennent et où
aboutissent l’art de combattre, de négocier et
d’administrer, l’invincible amour de la patrie, le courage orgueilleux et froid, le
projet soutenu de conquérir le monde, de le garder et de l’exploiter. — Avec
La Fontaine, Racine, La Bruyère, Saint-Simon, Fléchier, il s’est arrêté dans le décor
pompeux de la monarchie absolue et de la société polie, empire de la raison oratoire et
des idées générales, où le talent de bien dire, l’art de louer, de médire, de conter
avec grâce sont prisés par-dessus tout, patrie d’une littérature de salon et de cour,
milieu propice à l’éclosion de cet esprit classique qui, après avoir fait des merveilles
en littérature, devint l’esprit jacobin et fit des ravages en politique. Quelques-unes
de ces étapes sont racontées dans les Nouveaux essais de critique et
d’histoire : c’est une courte station chez les Mormons, pour apprendre comment
peuvent naître, même dans notre société sceptique, un prophète, une révélation, une
légende, une secte ; — c’est un entretien avec l’empereur Marc-Aurèle, pour bien
regarder en face le spectacle de la vertu, avant de déclarer qu’elle est « un
produit comme le sucre »
; — c’est une excursion dans les Chansons de
gestes, afin d’y retrouver, comme dans les Chroniques de
Froissart, dans le château ruiné d’Orthez, dans l’Imitation et dans
l’abbaye de Saint-Savin, les passions du moyen âge : d’un côté, la violence de la vie
corporelle, de l’énergie
animale et de l’allégresse
conquérante ; de l’autre, le renoncement des âmes délicates et nobles, qui cherchent le
royaume de Dieu pour oublier les scandales du siècle et veulent trouver un refuge contre
l’atroce réalité qui les oppresse ; — c’est un pèlerinage en Orient, à la suite de
Köppene, de Spence
Hardy, d’Eugène Burnouf, de Foucaux, de Stanislas Julien, de Colebrooke, de Lassen, afin
de regarder les violences et les contrastes des paysages de l’Inde, et « les îles
de corail sur la mer de diamant »
, mais surtout pour voir de près, sous le
ciel lumineux, dans la richesse d’une végétation chaude et accablante, « le génie
hindou essentiellement naturaliste, fuyant et multiforme32 »
, les mythes transparents, les légendes touffues,
les poèmes illimités, toute la religion monstrueuse qui fut dictée aux Aryens par le
pays même où ils se fixèrent, lorsque, ayant traversé les passes de Caboul, ils
arrêtèrent leurs troupeaux de bœufs et de vaches le long des cinq rivières du
Pendjâb33.
Entre temps, Thomas Graindorge se réinstallait, avec Balzac,
dans la société contemporaine, et, en cherchant les courants de sève qui ont nourri les
racines de la Comédie humaine, il racontait, avec une joie puissante,
comment avait poussé « cette fleur maladive, étrange et splendide »
;
sous le fouillis de l’œuvre, il retrouvait l’ouvrier qui l’avait faite, l’homme, avec
les caprices, les excès, l’énergie de son humeur, avec les tracas, les misères, les
douleurs et les triomphes de sa vie ; puis, autour du personnage, il montrait, on sait
avec quelle force, le terreau où avait poussé ce bizarre génie, la noire fourmilière de
la démocratie active, la concurrence des ambitions enflammées, les élans et les fièvres
de la volonté surexcitée, tout ce Paris bourgeois, commerçant et magnifique, où il faut
parvenir coûte que coûte, et où l’effort de la banque, de la
chicane, de l’industrie, de l’art aboutit, par des
voies
diverses, à cette apothéose de l’Argent, qui a été le mirage et la folie de Balzac.
Mais l’Histoire de la littérature anglaise est, sans contredit, le plus
vigoureux coup de sonde que Taine ait donné dans les profondeurs du passé. Quelle
singulière façon d’écrire l’histoire littéraire ! Comme le Père Brumoy, l’abbé Batteux,
l’abbé Morellet et M. de La Harpe eussent été scandalisés ! Sans doute, quand
l’excellent M. Géruzez proposait, comme sujet de dissertation, aux élèves de l’École
normale, une comparaison entre Corneille et Racine, ou bien la question de savoir s’il
vaut mieux être Alceste que Philinte, il ne se doutait pas qu’un jour le cacique de la
section terrifierait quelques-uns de ses contemporains par une manière nouvelle,
imprévue, colorée, passionnément logique, violente et parfois brutale de raconter
l’histoire des lettres. Où sont les petites considérations scolaires sur les
« tours vifs et ingénieux »
, sur les « grâces légères »
,
sur le « sel attique »
, sur le « lustre de la raison
ornée »
, sur la « discrétion piquante d’un art qui se montre en se
cachant et d’une ironie discrète qui s’affirme au moment même où elle feint de
s’ignorer »
? Toutes ces gentillesses de la rhétorique des classes, maigres et
grêles comme une phrase de Rollin ou une ritournelle de Monsigny, sont maintenant à peu
près évanouies, ou du moins elles se sont réfugiées dans
les copies d’examen, dans les notes des éditions classiques, ou dans certains cours
publics, chéris des mères de famille à cause de leur aimable innocuité. En 1864, elles
n’étaient point passées de mode, et beaucoup de critiques estimés en paraient leurs
écrits. Or, dès la première page de cette nouvelle histoire de la littérature anglaise,
on lisait ceci :
« Lorsque vous tournez les grandes pages d’un in-folio, les feuilles jaunies d’un manuscrit, bref un poème, un code, un symbole de foi, quelle est votre première remarque ? C’est qu’il ne s’est point fait tout seul. Il n’est qu’un moule, pareil à une coquille fossile, une empreinte, pareille à l’une de ces formes déposées dans la pierre par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et, sous l’animal, il y avait un homme… »
« — Horreur ! s’écrièrent en chœur les lettrés de l’Académie, notamment M. de Falloux et Mgr Dupanloup, quel est ce barbare qui, à propos de littérature, nous parle de coquille et d’animal ? Il écrit presque aussi lourdement qu’un scientifique ou qu’un agrégé d’histoire… Mais non, notre “première remarque”, quand nous ouvrons un livre, n’est point cette série de comparaisons burlesques. Il faut parler littérairement des choses littéraires. Ce jeune homme est trop érudit, trop embarrassé d’histoire naturelle, de philosophie, de géologie et de botanique. Ses mauvaises lectures ont gâté son style. Il a eu pourtant des prix au Concours général. Il promettait beaucoup. C’est bien dommage. Que nous parle-t-il d’états et d’opérations de l’homme intérieur et invisible, qui ont pour causes certaines facultés générales de penser et de sentir ? Il nous cite un certain Darwin, que nous ne connaissons pas, et sur lequel nous consulterons ces messieurs de l’Académie des sciences. Il allègue Spinoza : sur ce point encore, nous sommes obligés de nous retrancher derrière l’autorité de nos confrères de l’Académie des sciences morales. Il nous entretient de milieux, de races, de moments. Tout cela est proprement du galimatias. Jeune homme, ce n’est pas ainsi qu’on fait de la critique littéraire. Imitez les maîtres ; ils vous enseigneront les beautés de l’Art poétique, de Mérope, de la Henriade, et surtout l’art, si difficile, d’écrire en français. »
Taine crut devoir présenter les cinq volumes de son Histoire au concours
pour le prix Bordin, lequel est réservé, selon les intentions du testateur, à la « haute
littérature ». Il fut repoussé. Maintenant, l’Académie, renouvelée, n’a plus peur de ses
doctrines, déclarées scandaleuses, ni de sa personne, réputée subversive.
L’Histoire de la littérature anglaise est communément regardée
comme un des ouvrages capitaux de ce siècle. Une méthode y est
appliquée, qui a modifié notre façon d’apercevoir l’histoire des lettres comme la
méthode de Renan a modifié notre façon d’apercevoir l’histoire des religions. Nulle part
mieux qu’ici ne s’est marquée la vertu créatrice du « maître fondeur auquel nous
devons tous une bonne part de nos formes intellectuelles34 »
. Cette œuvre est la résurrection d’un peuple à l’aide de sa
littérature, et un essai d’explication universelle à l’aide d’un morceau de
l’humanité.
Voici un historien de la littérature, qui, par-delà des livres, voit clairement des
hommes, qui, plus loin que le manuscrit, atteint la main qui a tenu la plume, la tête
pensante qui a ordonné les signes noirs sur le papier blanc, le cœur ravi d’aise,
pénétré d’amour, gros de haine ou gonflé de colère, dont les battements se sont
prolongés dans la foule humaine en ondulations indéfinies, bref tout l’homme moral, avec
ses idées, lucides ou troubles, ses sentiments très doux ou très amers, tout l’homme
physique, avec l’aspect de son visage, la couleur et l’expression de ses yeux, le pli de
sa lèvre, les ardeurs de son sang, les saccades de ses nerfs. Pour certains critiques,
les écrivains sont des êtres de raison, des esprits purs, affranchis des servitudes, des
faiblesses et
des vilenies humaines. Et pourtant les hommes
qui ont écrit n’ont pas vécu tout seuls, entre ciel et terre, dans un empyrée
impalpable. Ils ont eu des parents, des amis, des compatriotes, des enfants, qui ont agi
sur eux par mille prises quotidiennes et imperceptibles. Ils ont marché sur un certain
sol, sous un certain ciel, dans une certaine végétation. Qui ne sait l’influence
qu’exerce sur nous la force des choses ? Il faut faire revivre, faire remuer, faire
grouiller tout cela. Il faut mettre, autour des livres, de l’herbe, des arbres, de
l’eau, des hommes de chair et d’os qui remuent et parlent, le bourdonnement de la vie,
le terreau sur lequel les systèmes religieux et politiques, les arts, les philosophies,
les littératures ont poussé. Alors seulement nous pourrons déterminer, par des
approximations poussées aussi loin que possible, comment les choses extérieures
modifient l’homme intérieur. Si nous réussissons à établir comment les faits de la vie
morale sont liés aux faits de la vie physique, et comment ils sont, à leur tour, fonctions les uns des autres, nous pouvons espérer que la découverte de
deux ou trois vérités essentielles sera le résultat et la récompense de notre effort.
« L’historien, quand il aura étudié, décrit, raconté tous les événements,
toutes les transformations, toutes les révolutions qui se sont accomplies dans
l’intérieur de l’homme, en un temps donné, aura une
histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aura choisis35. »
Voyons à l’œuvre ce robuste ouvrier, et tâchons d’apercevoir quelques-unes des démarches de cet esprit en quête de vérité. Oserai-je risquer ici une comparaison qui paraîtra peut-être déplacée ? Avez-vous vu quelquefois, dans les forêts, un pic s’attaquant à un chêne ? L’oiseau volète autour de l’arbre ; de ses petits yeux perçants, il cherche l’endroit où il commencera son rude travail. Puis, résolument, il se met à l’œuvre, et, tout autour, dans les fourrés et les taillis, on entend le bruit sec du bec opiniâtre, qui, à coups répétés, pique le tronc rugueux, transperce l’écorce, perfore les fibres dures, jusqu’à ce que l’oiseau tenace ait trouvé, dans les creux du bois, les insectes qu’il cherche et dont il se nourrit36.
Pareillement, dans ce fouillis d’hommes et d’œuvres, qui a couvert le sol de l’Angleterre, depuis la conquête saxonne et la conquête normande jusqu’aux poèmes d’Alfred Tennyson, l’historien de la Littérature anglaise a commencé vraisemblablement par choisir les têtes les plus hautes, les plus fortes, les plus pleines, les plus riches de sève, celles qui dominent la population vague des êtres rabougris et inférieurs : Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens, Macaulay, Carlyle, Stuart Mill. Mieux que personne, il aperçoit et admire tour à tour leur fantaisie passionnée et éclatante, leur énergie austère et sombre, leur bon sens incisif, leurs révoltes et leurs tristesses, leur imagination visionnaire et émue, leur philosophie hautaine et pratique, leurs folies hallucinées ou leur logique abstraite. Mais il ne suffit pas d’admirer ; il faut comprendre. Pour cela, il faut commencer par démonter ces mécanismes cérébraux et voir comment ils sont faits.
De la structure psychologique dépendent étroitement les caractères de l’œuvre. Or, il y
a, dans cette machine compliquée, un rouage principal qui donne le branle à tous les
autres : une faculté maîtresse. « Le génie d’un homme ressemble à une horloge :
il a sa structure, et, parmi toutes ses pièces, un grand ressort. Démêlez ce ressort,
montrez comment il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement, de pièce
en pièce, jusqu’à l’aiguille où il aboutit. »
C’est merveille de voir Taine
aux prises avec les difficultés de cette tâché impossible, s’entêtant à suivre
sa chimère, décomposant le génie, divisant les parties dont
l’accord produit ce qu’il y a au monde de plus rare et de plus précieux, séparant les
pièces qui s’emboîtent, les roues qui s’engrènent, les ressorts qui jouent, jusqu’à ce
qu’il ait saisi le balancier, dont le va-et-vient, régulier et monotone, communique la
vie à l’organisme tout entier, et fait circuler le mouvement jusqu’au timbre, dont la
sonorité se prolongera, d’écho en écho, dans l’âme des hommes émerveillés.
Cette faculté maîtresse (s’il faut l’en croire), c’est, dans Shakespeare, l’imagination complète, si ardemment visionnaire, que, pour l’artiste, toute idée devient une image vivante ; — chez Milton, le lyrisme exalté et prédicant, mélange d’enthousiasme biblique et de positivisme anglais ; — chez Swift, la sensibilité irritée par les plaies de l’orgueil, et aboutissant à une amère éloquence, grosse de haine et empoisonnée de rancœurs ; — chez Byron, la folie héréditaire et passionnée, éclatant avec une surabondance de sentiments sauvages, où s’use l’âme véhémente et déchaînée, incessamment brisée par son propre élan ; — chez Dickens, la fantaisie lucide et intense, voisine de la monomanie, personnifiant et passionnant les objets inanimés, unie à une tendresse native d’où jaillissent des sources vives d’amour et de pitié ; — chez Macaulay, une disposition aux développements oratoires et aux statistiques précises, une aptitude à l’observation et en même temps le don de l’éloquence, mélange singulier d’esprit germanique et d’esprit latin ; — chez Carlyle, l’excentricité tour à tour lyrique et bouffonne, constamment surexcitée par la tension de l’esprit et des nerfs, tantôt grimaçante et tantôt sublime, toujours délirante, affolée par des mirages ou des cauchemars, et se déchaînant en vingt volumes de critique, d’histoire, de pamphlets, de fantaisies, de philosophie, où les extrêmes se touchent et se confondent, visions de prophète et tics de maniaque, fantômes sanglants et caricatures grotesques, hurlements et chansons, convulsions et cabrioles, prières et blasphèmes, images radieuses et trivialités burlesques, réflexions piteuses sur le présent, et percées lumineuses et géniales sur le passé et l’avenir de l’humanité ; — chez Stuart Mill enfin, l’esprit d’abstraction logique, accumulateur, contrôleur et classeur de faits, dédaigneux de la science nominale du moyen âge et des jeux d’esprit de la métaphysique, préférant à l’explication des noms l’étude des choses, professant que toute proposition instructive et féconde vient d’une expérience, et opposant aux procédés puérils de la déduction scolastique l’induction, qui est la seule clef de la nature ; qui, enfin, sans recourir aux entités du moyen âge et de la philosophie allemande, lie les causes, antécédents invariables, aux effets, conséquents invariables, et engendre une doctrine prudente, vérifiée, solide, un peu vulgaire, en concordance parfaite avec les exigences de l’esprit anglais.
Mais il ne suffit pas de considérer isolément ces cas rares et
particuliers. Il faut les expliquer par l’étude des circonstances qui ont entouré leur
naissance et amené leur développement. Or, Taine avait été conduit, par ses études
antérieures, à penser que trois forces primordiales gouvernent l’éclosion des œuvres
d’art : la race, c’est-à-dire « les dispositions innées et
héréditaires que l’homme apporte avec lui »
; le milieu,
qu’il définit : « la nature qui l’enveloppe et les hommes qui
l’entourent »
; le moment, c’est-à-dire « la vitesse
acquise, qui surajoute une quantité nouvelle à l’impulsion permanente et au milieu
donné »
. Qui, plus violemment que lui, a décrit l’évolution de la race
anglaise, depuis les maisons de planches des Saxons et les tours crénelées des Normands,
jusqu’aux usines de Manchester ? Il entrevoit, sous le smoking de tel
gentleman civilisé, peigné, parfumé et « tubé », le barbare carnivore, belliqueux et
buveur, le « bouledogue saxon »
qui s’emplissait de viande, de bière et
de vin, avaleur de rasades, coureur de filles, donneur de coups, accessible à la torpeur
qui suit les grandes dépenses d’énergie vitale et la satiété des rudes appétits, capable
toutefois d’ « un certain sérieux qui écarte les sentiments frivoles »
;
— et le Normand, « monstre scandinave »
, que des croisements et des
mélanges ont transformé peu à peu en un aventurier latin ; dont l’esprit alerte,
semblable à celui des Picards et des Champenois, a importé dans la Grande-Bretagne,
parmi les Germains tenanciers du sol, le goût de l’élégance et de la clarté, l’amour des
poèmes variés et amusants, le goût de l’imagination agile et bavarde, le culte du point
d’honneur et l’habitude des tournois où l’on applaudit la loyauté chevaleresque :
qualités françaises tempérées par un certain amour du gain, et qui, en s’amalgamant au
flegme, et à l’exaltation germaniques, ont composé l’âme du peuple anglais. Et cette
race ainsi formée, il la suit patiemment, il la voit, avec ses qualités permanentes,
dans tous les états successifs qui ont enrichi d’acquisitions nouvelles, muni de vertus
inattendues ou affligé de vices imprévus le fond premier du caractère n ational37. Voici la société ambiguë, variée et brillante, à la fois
religieuse, libertine, dépendante du passé, et déjà, par moments, presque moderne,
où est né Jeffrey Chaucer ; — voici, après la lente éclosion
d’une nouvelle langue, le magnifique élan de la Renaissance païenne, l’énergique
réaction contre l’idée séculaire de l’impuissance et de la décadence humaines, le
recommencement de l’invention et de l’action, l’effort de la société laïque, qui rejette
la théocratie, maintient l’État libre et retrouve, une à une, les sciences et les
industries, entreprise généreuse s’il en fut, semaille féconde, d’où devaient sortir,
comme une riche moisson, la réforme de Luther en Allemagne, les statues de Michel-Ange
en Italie, en Angleterre les drames de Shakespeare ; — voici encore la Renaissance
chrétienne, retour d’exaltation biblique et piétiste, dont le chaudronnier Bunyan fut le
type populaire, dont Milton devait être l’expression glorieuse ; — puis la révolte de la
chair et du sang, la brutale débauche de la Restauration, orgie déchaînée où les
personnages de Wycherley sont les dignes pendants des portraits de Lely ; — enfin, après
la révolution morale du xviiie
siècle, « climat » tout à
fait propice à la pousse des idées de Locke et de l’éloquence de lord Chatham, c’est
l’avènement de la démocratie moderne, le début d’une ère nouvelle, où les hommes sont à
la fois positifs et mystiques, où l’âpre besoin de parvenir se concilie tant bien que
mal avec le désir de l’au-delà, mêlée confuse où le plus clairvoyant ne peut discerner,
dans
l’incertitude du présent, les promesses ou les menaces
de l’avenir.
C’est ainsi. D’un bout à l’autre de ce livre, les hommes, j’entends les mieux favorisés
par les dons de la volonté et du génie, les plus avides d’action et d’énergie libre,
n’apparaissent, malgré tout, que comme de simples effets, produits par le mécanisme
compliqué et illimité des causes. Le génie n’est qu’une réussite très belle et très
rare, qui résulte du concours de certaines conditions. La littérature anglaise a été
versée au dossier du positivisme, comme un simple recueil de documents. On nous
promettait une « histoire littéraire », c’est-à-dire, dans le sens habituel de ces mots,
une occupation récréative, ou, en tout cas, inoffensive, et l’on nous apporte un système
philosophique, le plus rigoureux, le plus implacable de tous les systèmes. L’auteur nous
parlait de choses ailées et charmantes, de figures idéales, à demi transparentes, de
mélancolies molles, de rêveries incertaines, de roses parfumées et d’aubépines fleuries,
de chimères et de songes, de tous les fantômes séduisants ou terribles, inventés par
l’imagination humaine pour faire oublier la misère de vivre. Et voilà qu’il nous
poursuit de ces métaphores un peu lourdes et pas toujours exactes : température morale… mécanique psychologique… automate spirituel… Il se condamne à considérer les œuvres d’art uniquement
comme
des faits régis par des lois. On pourrait presque dire
de lui ce qu’il dit d’un poète, un des héros de son récit : « Il est comme un
joaillier, les mains pleines ; perles et verroteries, diamants étincelants, agates
vulgaires, jais sombres, roses de rubis, tout ce que l’histoire et l’imagination ont
pu tailler et ramasser pendant des siècles, tout ce qui a roulé jusqu’à lui,
entrechoqué, rompu ou poli par le courant des siècles et par le grand pêle-mêle de la
mémoire humaine, il l’a sous la main, il le dispose, il en compose une longue parure
nuancée, à vingt pendants, à mille facettes, et qui, par son éclat, ses variétés, ses
contrastes, peut attirer et contenter les yeux les plus avides d’amusement et de
nouveauté. »
Eh bien ! toutes ces jolies choses, il nous les montre avec une
complaisance cruelle, afin, semble-t-il, de nous faire oublier qu’il nous enlève notre
plus chère illusion : celle d’être libres.
V. Histoire et politique
Hors de la littérature et de l’art, il a cherché dans l’histoire, et dans l’histoire la plus récente, la loi de ces créations humaines qui s’appellent des codes, des régimes politiques, des systèmes de gouvernements.
Nous l’avons, ce récit des Origines de la France
contemporaine, non pas tel que nous l’espérions, achevé et solide, fortement
étayé de soutiens et d’appuis par le puissant ouvrier qui en avait conçu le dessin, mais
écourté et resserré, privé des conclusions qui devaient être le couronnement de l’œuvre,
et où la pensée de l’auteur eût mérité de se reposer. Toujours plus haut, à travers le
fouillis inextricable des faits, vers quelque point d’où la perspective est large, plus
haut vers les sommets où l’esprit épuré et lucide comprend quelques-unes des lois qui
régissent les choses, plus haut encore vers la cime, peut-être inaccessible, où nous
attend la révélation des lois générales qui gouvernent le mécanisme universel, telle
était la marche, enthousiaste et méthodique, de cette intelligence en quête de vérité.
On sait avec quelle ferveur, au début de sa vie intellectuelle, il appelait, par-delà
les lois secondaires, la formule unique d’où tout découle, le mot de l’énigme,
« objet suprême de la science, et de qui l’on verrait, comme d’une source, se
dérouler, par des canaux distincts et ramifiés, le torrent des événements et la mer
infinie des choses »
. La tentative qu’il a faite pour décrire un des moments
les plus décisifs de notre histoire nationale et pour chercher, dans un cas particulier,
l’origine des révolutions humaines, a été l’application la plus malaisée de sa méthode,
et aussi de toutes
ses entreprises celle qui a le plus
déconcerté l’esprit du public.
Avec une hauteur de vues, une force de démonstration et une exagération de logique qui nous frappèrent d’admiration et d’effroi, il fit voir les conceptions simplistes et inoffensives de l’esprit classique, aboutissant, par un enchaînement fatal, aux conceptions simplistes et dangereuses de l’esprit jacobin38. Puis, malgré les cris de scandale que son raisonnement soulevait tantôt dans un camp, tantôt dans un autre, il continuait obstinément, sans entendre ni l’écho des colères ni le bruit des applaudissements, à exposer les résultats de son enquête, détruisant les légendes, faisant évanouir les apothéoses, attaquant les dogmes, jugeant avec la même liberté Robespierre et Napoléon, montrant à nu, dans la politique révolutionnaire comme dans l’administration impériale, les germes mauvais qui pouvaient compromettre la santé du régime nouveau. On peut dire que la croyance mystique aux « géants de 93 » n’a pas survécu à cette déclaration de faillite, et que la Révolution ne s’est pas tout à fait relevée de ce choc.
Il n’est pas douteux qu’au sortir des détails où il s’est volontairement enseveli,
après ces travaux de mine par lesquels il a voulu atteindre les débris décomposés de
l’ancienne France et les racines de la France moderne, il eût tâché d’apercevoir la
France contemporaine, l’ensemble de ses organes formés, les fonctions auxquelles son
passé la condamne, sa vie, mêlée, par un échange d’actions réciproques, à la vie des
autres sociétés de l’Occident. En 1890, Taine, encore confiant dans l’avenir, avait
écrit cette phrase qui était un vaste programme d’études : « Église, École,
Famille, description du Milieu moderne, examen des facilités et des difficultés qu’une
société constituée comme la nôtre trouve à vivre dans ce milieu… »
Nos
organes, nos fonctions, notre vie, préparés de loin par l’esprit classique, faussés et
violentés par l’anarchie révolutionnaire, dirigés par la conquête jacobine, repris et
façonnés par la rude main de l’empereur, peuvent-ils durer ? N’est-ce pas là proprement
un chef-d’œuvre de raison spéculative et de déraison pratique ? Une nation n’est-elle
pas nécessairement condamnée à l’impuissance, lorsqu’elle est encadrée dans un
état-major de gardes-chiourme, encombrée par une police de gens qui inspectent,
contrôlent, vérifient au nom du pouvoir central, emprisonnée
dans des divisions administratives aussi chimériques et aussi correctes qu’un dessin
graphique, vexée par les injonctions d’un code rectiligne, outillée de notions
orthodoxes par les fonctionnaires d’une université officielle, en un mot quand elle
subit, à tous les instants de la nuit et du jour, l’ingérence de l’État ? Tel est le
questionnaire auquel devait répondre le second volume du Régime moderne.
L’auteur nous eût donné ainsi, à la suite de son exposé historique, une consultation de
politique générale, quelque chose de comparable au Tractatus politicus de
Spinoza.
L’illustre auteur de l’Intelligence, le ferme et patient génie qui
semblait avoir pris pour devise cette parole de Goethe : « Tâche de te comprendre
et de comprendre les choses »
, n’a pas pu continuer sa recherche jusqu’au
terme qu’il s’était assigné. Ceux qui l’ont vu, toujours fidèle à ses doctrines,
accepter sans révolte la tyrannie des lois mécaniques qui gênent notre volonté, se sont
rappelé ce qu’il disait d’un de ses amis, mort trop tôt. « Il sentait ses forces
amoindries, ses recherches limitées, ses espérances réduites… Néanmoins, il vivait
résigné et calme, pénétré par le sentiment des nécessités qui nous plient ou qui nous
traînent, persuadé que toute la sagesse consiste à les comprendre et à les
accepter… »
L’œuvre de Taine, ainsi tronquée et meurtrie, serait coupée, à son sommet, par une lacune irréparable, si un brillant écrivain, M. André Chevrillon, en qui revit, fondu avec la sève d’un talent original, un glorieux héritage de sentiments et d’idées directement légué, n’avait réussi à retrouver, dans des notes éparses et quelques souvenirs de conversation, le plan total de l’édifice. Grâce à lui, grâce à l’avant-propos qui précède le tome II du Régime moderne, nous avons un fil conducteur.
Depuis vingt ans, depuis le désastre où la nation française faillit succomber, Taine a étudié cette nation comme un médecin étudie un malade. Voici, dépouillées du riche appareil de preuves et de la surcharge de couleurs auxquels sa science d’historien et son imagination d’artiste nous avaient accoutumés, les principales formules de son diagnostic :
1º Le vice dont souffre la société française, c’est l’émiettement des individus, isolés, diminués, rendus incapables de s’associer spontanément autour d’un intérêt commun, paralysés par la toute-puissance de l’Etat. D’où hypertrophie de l’instinct égoïste ; incapacité et instabilité politiques ; retard du développement commercial et industriel.
2º Après l’association, la famille. Elle peut accroître ou diminuer, par son progrès ou
son dépérissement, la substance même du corps social. Son rôle essentiel est de
prolonger et de
perpétuer l’individu en lui présentant le seul remède à la mort. « L’idéal sain, pour un jeune homme,
est de fonder une famille, une maison de durée indéfinie, de créer et de
gouverner. »
Or, dans la France moderne, le jeune homme songe d’abord, s’il
est médiocre, à s’amuser avec ses amis, et, s’il est intelligent, à primer parmi ses
rivaux. Le mariage, envisagé sans enthousiasme, est une « fin », un « rangement »,
parfois un pis-aller39. Comment s’étonner que
ces mariages tardifs, — si l’on songe de plus à l’encombrement des carrières et au
morcellement des biens, — aboutissent à la décroissance de la
natalité ?
3º La science exerce actuellement, à cause des erreurs d’une vulgarisation souvent imbécile ou odieuse, une action double et funeste, sur les habitudes intellectuelles, morales, physiques de l’humanité.
D’abord, elle substitue à l’ancienne conception de l’univers une conception nouvelle,
« cohérente
et logique dans les hautes têtes, puis
troublée et déformée à mesure qu’elle descend lentement au sein des foules »
.
La nouvelle idée se répand « à la façon d’un dogme bienfaisant ou pernicieux
suivant les cervelles où il s’établit, capable d’armer des hommes et de les lancer en
sauvages vers les destructions pures, s’ils ne le comprennent pas tout entier, capable
de les organiser à nouveau s’ils savent saisir son véritable sens »
. La
science ébranle les religions, et, en attendant qu’elle les remplace, elle aboutit, chez
les esprits de demi-culture, à la négation grossière, à l’irréligion. Un Darwin, un
Cuvier, un Pasteur, un Berthelot, un Renan, un Eugène Burnouf, un Mommsen sont, sans le
vouloir, les auxiliaires de M. Homais. Ils fournissent des arguments à Caserio et des
munitions à Ravachol. Quelques moralistes accusent ces grands hommes d’énerver nos
volontés et d’affaiblir nos courages. Et, en effet, à cause d’une interprétation hâtive
dont les savants ne sont pas responsables, la science, ouvrière de désillusions, a tari,
chez beaucoup d’entre nous, les sources de l’allégresse, rompu l’équilibré intérieur qui
nous donnait la force de vivre, brisé les attaches séculaires qui liaient les familles,
les communes, les paroisses, les monarchies, tous les faisceaux d’hommes. D’où l’inquiétude morale, la tristesse, le pessimisme.
Ce n’est pas tout. Les applications de la science ont accru le bien-être des riches sans remédier en proportion à la misère des pauvres. Les classes privilégiées, n’ayant plus autant qu’autrefois l’occasion d’agir, d’endurer et d’entreprendre, perdent la tradition des vertus sans lesquelles il n’est pas d’aristocratie viable. Les classes laborieuses, privées d’exemples, ont désappris la patience et la résignation. D’où résultent, en haut, le béotisme brutal et jouisseur, en bas la convoitise sans borne et sans frein.
4º Nous ne sommes pas seuls malades. D’autres souffrent ou souffriront bientôt des
mêmes vices. Partout, « l’ordre suivant lequel s’assemblent les hommes »
est bouleversé, modifié. Partout les mêmes symptômes, les mêmes phénomènes : écrasement
des corps faibles par l’État, tendance croissante de celui-ci à l’ingérence, à
l’absorption de tous les services, descente du pouvoir aux mains de la majorité
numérique, menace permanente du socialisme.
Ces déclarations ne risquent pas de devenir des axiomes, l’ambition de tous les Français étant de monter, comme cochers, serre-freins, valets de pied ou simples mouches de coche, sur le char de l’État. Le premier volume de l’Histoire des origines de la France contemporaine avait mis en deuil les survivants, un peu fanés, de l’ancien régime, sans compter certains réactionnaires dont les parents devinrent nobles en brocantant les biens nationaux40. Les tomes II, III et IV scandalisèrent les amis de la Révolution. Au cinquième volume, les bonapartistes répondirent par des cris de douleur et de rage. Il est probable que la fin de l’ouvrage unira tous ces frères ennemis dans l’unanimité du mécontentement. Les gendarmes, sous-préfets, préfets, sous-chefs, chefs-adjoints et chefs de bureau, huissiers de cabinet, secrétaires particuliers, sous-secrétaires d’État, ministres, aspirants ministres (et Dieu sait s’il y en a dans notre pays !) n’admettront pas que l’on ose ainsi parler de la centralisation administrative dont ils sont, par une espèce de prodige, les causes et les effets. Le curé de campagne dans la cure où il est logé, l’évêque concordataire dans son palais officiel, ne voudront pas croire que la privation de traitement, infligée après semonce préalable par M. le garde des sceaux, soit pour eux un honneur et un bénéfice. Le polytechnicien, le normalien, le chartiste, le saint-cyrien, l’élève de l’École centrale, injustement malmenés par le nouvel historien de notre enseignement national, prouveront aisément (et je suis tout à fait de leur opinion) que les écoles fondées par la Convention, ont rendu plus de services que les collèges « moyenâgeux », et qu’on a le droit, jusqu’à nouvel ordre, de ne pas accorder un crédit illimité aux associations d’étudiants.
Les chapitres relatifs à l’organisation de l’Université de France sont peut-être, de tous les coins du livre, celui où le lecteur se heurte le plus à des affirmations trop tranchantes et trop dures. Là, plus que partout ailleurs, apparaissent, dans la méthode suivie par l’auteur, le triomphe et les excès de la synthèse. C’est un tableau démesuré, surchargé, dont le relief, presque blessant pour les yeux, est encore exagéré par la splendeur crue d’un style aussi éclatant que ces projections de lumière oxhydrique dont les savants se servent pour agrandir leurs planches et illustrer leurs démonstrations. Par ce procédé, les proportions des objets réels sont dérangées ; tout ce qui passe dans le champ de la lanterne paraît énorme. On sort de cette lecture avec la conviction qu’aux yeux de l’auteur la France est une vaste Salpêtrière. Ce sont des hallucinations forcenées, des caricatures, des cauchemars. Thomas Graindorge est devenu historien sans cesser d’être un poète satirique et amer. Est-ce que ce grand réaliste serait parfois dupé par les visions cornues des scolastiques ?
Ainsi, tout le long de ces six volumes, les objections naissent, pullulent et
fourmillent autour des grands blocs de vérité qui se dressent, de place en place,
indestructibles. À chaque pas,
on se récite mentalement cette
maxime si juste, que Taine a répétée lui-même à propos de Guizot : « Pour écrire
l’histoire politique, il faut avoir manié les affaires d’État. Un littérateur, un
psychologue, un artiste se trouve là hors de chez lui. »
La critique ici
serait trop facile. Mieux vaut rappeler l’âpre et vaillant labeur dont ces outrances
hardies sont le résultat. N’oublions pas, avant de discuter avec Taine, qu’il a
dépouillé une multitude de documents, la correspondance d’un grand nombre d’intendants,
directeurs des aides, fermiers généraux pendant les trente dernières années de l’ancien
régime, les procès-verbaux et cahiers des États généraux en cent soixante-seize volumes,
la correspondance des commandants militaires en 1789 et 1790, des lettres, mémoires et
statistiques contenus dans les cent cartons du comité ecclésiastique, la correspondance
en quatre-vingt-quatorze liasses des administrations de département et de municipalité,
les rapports des conseillers d’État en mission à la fin de 1801, la correspondance des
préfets sous le Consulat, sous l’Empire et sous la Restauration jusqu’en 1823, quantité
d’autres pièces dont le seul catalogue découragerait l’attention des plus robustes
chartistes. N’oublions pas non plus le désintéressement du philosophe, qui voulait être
indifférent à tout, sauf à ce qui lui semblait être le vrai. Un exact et pénétrant
observateur des doctrines qui
naissent et ressuscitent autour
de nous, un critique d’autant moins suspect en l’espèce, qu’il est ennemi du
positivisme, M. Victor Delbos, disait récemment : « Que l’on ne parle pas des
variations de la pensée de Taine ; jamais peut-être doctrine n’a été moins entamée par
les influences extérieures du milieu et du temps, n’a mieux résisté à ces causes
intérieures de mobilité qui agitent sourdement les consciences… Il faut sans doute
remonter jusqu’à Spinoza pour retrouver un aussi remarquable exemple de certitude et
de sérénité intellectuelle. »
En effet, relisez ceci :
Lorsque j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de découvrir rien de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables, ou de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de lois parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. Et ainsi, dans les passions telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la commisération et autres mouvements de l’âme, j’ai vu, non des vices, mais des propriétés comme celles qui dépendent de la nature de l’air, le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre et autres phénomènes de cette espèce, qui sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et l’âme, en contemplant selon la vérité ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
Ces graves paroles ne sont point de Taine ; elles sont de Spinoza. Elles auraient pu servir d’épigraphe aux Origines de la France contemporaine.
Et pourtant, remarquons ceci. Le ton de ce formidable réquisitoire contre la démocratie
est bien différent de l’accent hautain et détaché que l’on peut noter dans les autres
écrits de Taine. Ici l’auteur s’indigne, s’irrite. Il ne raconte plus. Il requiert. Il
insulte presque. Il crie « casse-cou ». Il voudrait que les hommes fussent meilleurs et
les choses moins injustes. Il proclame que le travail, le bon sens, la raison, la
société, le mariage, la famille sont « des choses utiles, salutaires et
nécessaires »
. C’est donc qu’il croit à l’avènement possible de la justice, à
l’existence actuelle de la liberté. Car on ne comprendrait pas son courroux contre des
criminels irresponsables. Or, ce sont là des conclusions fort éloignées des prémisses
que l’historien avait posées. Peut-être eût-il expliqué, dans ce traité de la
Volonté, par où il avait rêvé de compléter son livre de
l’Intelligence, comment s’accordent des affirmations si dissonantes. En
l’état des choses, ce ton militant, cette allure de justicier, cette « exécution »
méprisante de toute une catégorie d’hommes condamnés en bloc, ces conseils trop
passionnés pour avoir chance d’être suivis, toutes les doléances et tous les anathèmes
de ce récit trop souvent chargé de
colères, sont faits pour
étonner le lecteur. Nul ne s’attendait à cette brusque intervention du Libre Arbitre, se
dressant, à la fin de cette orgie de fatalisme, comme le spectre de Banquo. Ici, la
conscience de Taine a évidemment protesté contre sa philosophie41.
VI. Le système
Le système est, en effet, d’une précision et d’une netteté terribles, malgré les
métaphores splendides qui en colorent la lucidité42. Le
philosophe a cherché passionnément le mot de l’éternel mystère. Il a désiré, avec une
sorte de piété farouche, cette loi unique en l’honneur
de
laquelle il chantait des litanies, « l’Indifférente, l’Immuable, l’Éternelle, la Toute-Puissante »
. Il a cru l’entrevoir, et il fut « consterné
d’admiration et d’horreur »
. Ayant promené sa vue sur les hommes et sur les
choses, ayant ramassé, dans le champ de sa vision, comme dans le foyer d’une lunette
d’approche, des coins de nature et d’art, de politique et de littérature, il a résumé
son expérience, et ce qu’il nous a dit en somme, pourrait se réduire à ceci :
Détrompez-vous et ne vous bercez pas d’erreurs consolantes. Hélas ! c’est une folie que
de se croire maître de ses sentiments, de ses pensées, même de ses actes. Comme disait
notre cher et vénéré Spinoza, l’homme est une girouette qui croit tourner librement du
côté où le vent la pousse.
Dans l’univers éclatant et géométrique où je vous ai conduit, il n’y a pas de place pour la libre spontanéité. Tout dépend de la rencontre des causes et de la conjonction des faits qui se nouent et se dénouent dans le pêle-mêle des apparences sensibles. La vertu est une fleur ; le vice est un champignon. Nous aimons l’une, et nous haïssons l’autre. Soit. Mais, pour que l’une et l’autre poussent, il faut un terreau préalablement façonné saturé de ferments qui se développent sous des influences que la science pourra déterminer.
Le monde, éternel conflit d’atomes, est une fabrique d’hommes, de femmes, de bêtes, de pensées, de sentiments, d’institutions politiques, d’arts, de littératures, de religions et de philosophies. Il y a des aurores boréales, dans les régions polaires, des cyclones dans la mer des Indes, quand certaines circonstances coïncident. Pareillement il y a des Napoléons dans l’ordre politique, quand la faiblesse du pouvoir, l’anarchie des esprits, la faiblesse des volontés, la fragilité de la charpente sociale et l’attente vague d’une ère nouvelle se rencontrent avec la naissance d’un génie violent, avide de tout saisir, et capable de marcher sur tous les scrupules pour atteindre à son but. Il n’est rien, dans l’Univers, qui ne soit l’instrument de notre sujétion. Ce paysage, que vous admirez, vous asservit. Ce livre que vous lisez vous opprime. Ces nobles formes d’arbres et de collines, ces belles façons de penser et de dire, vous en retrouverez, malgré vous, l’action inévitable dans la trame de vos sentiments, de vos paroles et de vos actions à venir. Esclaves du ciel, brumeux ou clair ; esclaves des eaux, terribles ou transparentes ; esclaves des riches floraisons de la terre printanière, voilà ce que nous sommes. Quel enfantillage que cette prétendue division, inventée par la sublime naïveté des stoïciens, entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ! Rien ne dépend de nous. Ce misérable moi, dont nous parlons avec fierté, et que les philosophes suaves appellent une image de Dieu, n’est en réalité qu’une combinaison bariolée, faite de pièces et de morceaux, foyer de mirages multicolores et de multiples hallucinations. Notre pensée n’est qu’un feu d’artifice dans un crâne. On a dit que l’homme était le roi de la création. Pauvre roi ! malgré ses inventions et ses industries, il est accablé par l’universelle pesée des choses, et perdu dans le bourdonnement du mécanisme universel. Il ne nous reste qu’une consolation, bien précaire : celle qui est parfois donnée au malade atteint d’une maladie incurable. Elle consiste à bien connaître notre servitude, à nous distraire de l’impuissance d’agir par l’ivresse de savoir, à observer en nous notre mécanisme intérieur dans le domaine inexploré de l’inconscient, à regarder, hors de nous, la naissance et la mort des apparences dans l’enchaînement sans fin des causes ignorées et des effets inaperçus43.
La résignation scientifique et le quiétisme du savant, tel semble devoir être, en somme, le dernier mot de cette doctrine, de même que l’aboutissement du christianisme a été la résignation religieuse et la langueur du moine44. Un de mes amis me disait que cette philosophie « lui cassait bras et jambes ». Il est impossible de créer, quand on sait trop bien comment les choses se créent.
Ce n’est pas le lieu de discuter cet inflexible déterminisme, ni de chercher— comme
l’ont fait, avec plus d’obscurité que de bonheur, quelques généreux esprits — s’il ne
serait pas possible de trouver dans les arrêts de la nécessité quelques « contingences »
atténuantes45. Il serait superflu, du reste, de faire remarquer
combien ce système, en détruisant les idées séculaires de libre arbitre, de
responsabilité, de mérite et de démérite, peut être funeste à l’hygiène publique, à la
police des rues, au progrès des arts, à la discipline des lycées, à l’éloquence
parlementaire. Taine est trop occupé de science pure pour être sensible à ces
considérations d’ordre pratique ; il nous renverrait au Vicaire savoyard.
Il pourrait nous répondre (et il l’a fait à maintes reprises) que la
philosophie est une ouvrière de science, non pas un instrument
d’éducation et de gouvernement, qu’on ne doit pas juger une doctrine d’après son plus ou
moins d’appropriation aux besoins de notre cœur faible, de notre cerveau malade ou de
notre société infirme. Laissons donc ces questions qui, longtemps encore, seront livrées
aux disputes de l’école. Ce n’est pas le lieu, non plus, de juger la méthode de
l’historien, de se demander si parfois la marée des petits faits ne risque pas de
masquer à ses yeux l’aspect total des choses, ni de chercher s’il n’est pas téméraire de
vouloir faire tenir le monde moral et le monde physique en cinq ou six définitions,
« créatrices immortelles, seules stables à travers l’infinité du temps qui
déploie et détruit leurs œuvres, seules indivisibles à travers l’infinité de
l’étendue, qui disperse et multiplie leurs effets »
.
Constatons, toutefois, que, vers la fin de sa vie, Taine semble avoir eu peur de sa doctrine. Lui aussi, comme Renan, il a redouté de voir l’homme, gorille religieux, se transformer en gorille positiviste. Alors, il a entonné, en l’honneur du christianisme, un hymne quasi lyrique, et par qui ses anciens ennemis, les philosophes spiritualistes, ont été certainement charmés dans leur tombeau :
Sous son enveloppe grecque, catholique ou protestante, le christianisme est encore, pour 400 millions de créatures humaines, l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité ; pour l’emporter, par-delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévouement et au sacrifice. Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. En Italie pendant la Renaissance, en Angleterre sous la Restauration, en France sous la Convention et le Directoire, on a vu l’homme se faire païen comme au ier siècle ; du même coup, il se retrouvait tel qu’au temps d’Auguste et de Tibère, c’est-à-dire voluptueux et dur ; l’égoïsme brutal et calculateur avait repris l’ascendant, la cruauté et la sensualité s’étalaient, la société devenait un coupe-gorge et un mauvais lieu. Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment et de tout son poids originel notre race rétrograde vers ses bas-fonds ; et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore le meilleur auxiliaire de l’instinct social…
Avant de juger l’œuvre, tâchons de définir l’auteur, de déterminer quelques-unes des influences dominantes qui ont fait éclore le puissant esprit qui nous occupe, et d’apercevoir, selon la méthode qui lui est chère, quelques-unes des causes très générales qui ont préparé sa venue et dirigé son action.
Un de mes amis, qui fait des conférences publiques, et qui a besoin d’avoir à sa disposition, pour provoquer les applaudissements et se donner le temps de boire de l’eau sucrée, un certain nombre de définitions toujours prêtes, me propose, au sujet de Taine, les formules que voici :
Un Chateaubriand, logicien.
Un Loti, doué de la faculté de penser.
Auguste Comte, paysagiste.
Un composé de Condillac et de Théophile Gautier.
Un romantique, désabusé par Sainte-Beuve, découragé par la Révolution de 1848, effrayé par le suffrage universel, épouvanté par la Commune, dégoûté par M. Zola, halluciné par les anarchistes.
Un peintre, gêné et réprimé par un géomètre.
Un poète qui a suivi les cours de l’École de médecine et qui a trop lu Stendhal.
Spinoza, retour de Londres, et assidu aux dîners de Magny.
Ces définitions sont fort ingénieuses, mais elles ont les défauts du genre : la brièveté et l’insuffisance. Il est préférable, décidément, lorsqu’on entreprend d’étudier une matière si riche, de renoncer à la rhétorique commode des feuilletons brillants ou des leçons d’apparat.
VII. Le malaise présent
Il semble, à tout prendre, que l’état d’esprit de Taine soit le point d’arrivée de ce
long mouvement qui a entraîné notre siècle, à la suite de Chateaubriand, dans les deux
voies royales de la Nature et de l’Histoire. Son œuvre grandiose et douloureuse est bien
la confession d’un enfant du siècle. Il a voulu aller très haut, par un chemin âpre, et
les pierres qui se détachent de l’édifice qu’il a entrepris de construire, roulent, de
précipice en précipice, avec un terrible retentissement. Comme le poète
d’Atala et de René, comme Lamartine, comme Victor Hugo,
comme Gautier, comme Flaubert, il s’est grisé de couleurs et de formes ; même en
contredisant ces grands écrivains, il les a continués. « Un penchant mélancolique
l’entraînait, lui aussi, au fond des bois… Il a prêté l’oreille au sourd mugissement
de l’orage et regardé l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses… »
Comme eux
aussi, comme leur maître à tous, le mélancolique René, avec autant de piété, moins
d’emphase, et plus de science, « il a visité les peuples qui ne sont plus ; il
est allé, s’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et
d’ingénieuse
mémoire, où les palais sont ensevelis dans la
poudre et les mausolées des rois cachés sous les ronces »
. Comme eux,
« sur cet orageux océan du monde »
, parmi la foule, « vaste
désert d’hommes »
, il est resté, au fond, élégiaque et triste. Mais il a
raisonné sa mélancolie et réduit le mal du siècle en syllogismes.
En 1800, René était un magnifique rhéteur. Il constatait, en paroles sonores qui
amusaient sa pensée, et le dédommageaient de ses souffrances, la « force de la
nature et la faiblesse de l’homme »
. Il s’écriait : « Un brin d’herbe
perce souvent le marbre de ces tombeaux, que tous ces morts, si puissants, ne
soulèveront jamais ! »
Maintenant, le mal du siècle s’est tourné en ironie scientifique et
en pessimisme raisonné. René a étudié, comparé, classé ; il a lu tout ce que les hommes,
avant lui, ont écrit d’important. Surtout, il ne s’est pas contenté de fréquenter
« les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la
lyre »
; il a renoncé à ces préjugés d’homme de lettres ; il est entré dans
des laboratoires ; il s’est mis à l’école de Cuvier, de Geoffroy-Saint-Hilaire, de
Claude Bernard… De plus il a lu dans le texte Spinoza, Hegel, Stuart Mill. C’est
pourquoi il parle un langage que Chactas et le Père Souël ne comprendraient plus. Il ne
s’avise plus de monter au sommet de l’Etna, de regarder au-dessous de lui l’immensité de
l’horizon et de faire, devant un bon religieux et un vieux
Peau-Rouge, de belles antithèses à propos de ce « jeune homme plein de passions,
assis sur la bouche d’un volcan »
. Non. Il a voulu dompter les choses par la
maîtrise de l’intelligence et par la tyrannie du savoir. Cet horizon immense, il s’en
est emparé ; ces « mortels » dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, il sait
leur histoire par le menu. S’étant mis à raisonner, il a découvert la cause de cette
incurable mélancolie, dont il n’avait eu jusqu’alors qu’un sentiment vague. Il a voulu,
par une inflexible méthode, connaître jusqu’au fond la misère de l’homme et l’inclémence
des choses, ne rien laisser glisser hors de ses prises, et, pour se consoler de sa
mortalité et de sa petitesse, enfermer l’incessante fluidité de l’être dans les âpres
formules de son style rigide et éblouissant.
Cette tentative est une des plus extraordinaires aventures de pensée que l’on puisse
admirer dans ce siècle. On ne saurait, surtout lorsqu’on connaît la vie de ce savant et
de ce sage, lorsqu’on a vu dans ses yeux la « lassitude d’avoir fouille l’homme
et ‘le monde »
et sur son front « ce reflet doux et amorti d’une lampe
intérieure qui a trop brûlé »
46, on ne saurait parler avec
trop
de respect de ce stoïque effort pour apercevoir et pour
divulguer la vérité. Voilà une œuvre et voilà un homme. Ce rude travailleur s’est
assigné une tâche ; il a vécu pour elle et en elle. En ce temps d’intrigues personnelles
et d’égoïste concurrence, il n’a pas vécu pour lui-même, il a servi, comme le soldat qui
défend l’entrée de son pays, comme le voyageur qui découvre de nouvelles terres. Ce que
cet œil a ramassé de paysages, cette mémoire, accumulé de faits, cette raison, formulé
de lois, tout cela représente un des plus nobles efforts qui aient été faits par
l’intelligence humaine pour s’emparer du réel et pour atteindre un idéal.
Voici la règle qu’il s’est imposée, dès sa jeunesse : « suivre sa vocation,
chercher dans le
grand champ du travail l’endroit où l’on
peut être le plus utile, creuser son sillon ou sa fosse ; le reste est
indifférent. »
La vie intellectuelle a, elle aussi, ses audaces, ses exploits,
sa chevalerie. Pour vivre ainsi hors de soi, pour se lancer, avec cette généreuse
ardeur, à la conquête d’un sol vierge, il faut faire le sacrifice de son repos ; à ce
régime, le cerveau se fatigue, le corps s’étiole, la santé se ruine.
Au temps où l’avenir semblait lui promettre le repos après la moisson, il avait projeté de résumer en quelques pages un manuel de morale pratique qui eût été l’achèvement de sa doctrine et sa réponse à quelques critiques dont il avait la bonté de s’affliger. Nous n’aurons pas le testament de cette conscience si délicate et si pure. C’est une perte irréparable. Mais quel traité de morale pourrait être plus éloquent et plus efficace qu’une pareille vie, dirigée vers un même but, exempte de toute vanité, occupée par un labeur incessant, et à qui la gloire est venue par la seule vertu d’un effort intellectuel dont la puissance égale la probité ?
Et qui peut dire l’angoisse du penseur, lorsqu’il a trouvé, dans la fière solitude de sa pensée, que la vérité n’est pas bienfaisante, qu’elle est dure, impassible, atroce comme cette nature qui nous berce de douceurs décevantes et dont la sérénité nous fait gémir, quand notre cœur saigne devant l’indifférence des arbres et des fleurs ? Comme Taine n’a jamais consenti à se laisser interviewer par les reporters, comme il refusa de donner au public autre chose que sa pensée, on ne saura jamais ce qu’il a senti lorsque, dans sa tentative pour se créer une image adéquate de l’univers, il a cru voir l’homme engagé et broyé dans l’engrenage des lois brutales.
Pendant la dernière année de sa vie, étant allé, par ordonnance des médecins, faire une
saison à Champel, près de Genève, il emporta ses deux livres de chevet : les
Pensées de l’empereur Marc-Aurèle, les Essais de
Macaulay. Il aimait de l’un ces nobles sentences, « cris étouffés d’un
enthousiasme contenu… paroles brisées, qu’on prononce à voix basse »
; l’autre
lui plaisait par ces belles liaisons d’idées, par cette logique triomphante, par ces
habitudes d’ordre intellectuel qui étaient, à ses yeux, la condition même des progrès de
l’esprit humain.
Lui-même a dit : « Quelque effort que fasse un homme, il ne peut parcourir qu’un
certain espace. »
Il a écrit ailleurs : « Tous les efforts d’un homme
ne peuvent le porter en avant que d’un ou deux pas ; il observe un petit coin, puis un
autre ; de temps en temps, il s’arrête pour indiquer la voie qui lui semble la plus
courte et la plus sûre. C’est tout ce que j’essaye de faire : le plus vif plaisir d’un
esprit qui travaille consiste
dans la pensée du travail que
les autres feront plus tard. »
Son effort ne sera pas perdu. Il est plus
facile de réfuter sa doctrine que d’éviter son action, et il règne en maître même sur
les esprits qui se révoltent contre son impérieux ascendant.
Notre siècle, qui finit, semble toucher à une crise. La vie est un mouvement de destruction et de rénovation. Il se peut que nous arrivions à un tournant et que nous soyons sur le point d’assister à un changement de front. Les savants ont beau dire, pour nous rassurer, « qu’il n’y a plus de mystère » ; voilà que nous sommes repris par la peur et par le désir de l’invisible et de l’impalpable. Élevés dans la foi, nos pères ont douté de tout. Élevés dans le doute, nous voulons croire à n’importe quoi. On attend un nouveau Rousseau qui, sans même s’embarrasser comme l’autre, d’une apparence de logique, prêchera l’exaltation et l’enthousiasme, protestera éloquemment contre les faits sensibles et les quantités chiffrées, et vengera les fantômes métaphysiques, que Taine et les siens ont si vaillamment malmenés.
Nous ne disons plus, comme Spinoza, qu’il y a, dans l’Univers, une « puissance
de penser infinie »
; nous ne disons plus, avec Leibniz, que le monde doit
« passer sans cesse à de nouvelles perceptions »
. Quelques-uns croient
devoir
prêcher je ne sais quel renoncement timide à
l’ambition de savoir. On semble craindre que nous ne dépassions la quantité de vérité
que notre faible nature est capable de supporter sans défaillir. Après un si dur labeur
de spéculations et de théories, nous sommes tentés d’invectiver, avec Tolstoï, la
coquinerie de l’entendement. L’ivresse de la raison conquérante, les nobles fêtes de
l’esprit vainqueur, les entreprises, qui avaient ouvert aux espérances humaines un
horizon illimité, ces prodigieuses chevauchées vers les confins de l’inconnaissable, ont
eu pour lendemain un accès d’accablement et presque de remords. Un peu plus, on nous
ferait expier par de sévères macérations l’allégresse avec laquelle nos prédécesseurs
ont chanté l’impitoyable et éclatant poème de la science dominatrice et triomphante. Il
semble que l’antique croyance à la jalousie des dieux, qui faisait trembler le cœur
faible des hommes devant le spectre de la Némésis vengeresse, survive en nous par de
lointaines hérédités, et que, de nouveau, nous ayons peur, devant les victoires
insolentes de l’industrie humaine, d’avoir dépassé les limites permises. Comme nous ne
pouvons pas tous jeter aux flots l’anneau de Polycrate, quelques généreux esprits nous
proposent, en guise de pénitence, de réciter un chapelet de symboles, gros de désirs et
vides de foi.
Le désir de consolation et le besoin de rêve qui sont au fond de notre nature nous insurgent de nouveau contre les explications positives et logiques, et nous inclinent, en l’absence de toute croyance précise, à une espèce de scepticisme, qui est à la fois attendri et agressif. Après avoir acclamé les pourchasseurs d’illusions et les briseurs d’idoles, nous sommes presque tentés de leur jeter des pierres. Nos consciences et nos intérêts sont travaillés par l’inquiétude : ceux-ci encore plus que celles-là. Le capital gémit et le travail récrimine. Quelques-uns regardent vers le Vatican, comme vers un arsenal d’armes rouillées et encore utiles. La bourgeoisie retourne vers les idoles qu’elle avait brûlées. On invoque le pape, comme s’il était le dernier gendarme capable de dresser, sans rire, des procès-verbaux. Nous reprochons à la conception rationnelle d’avoir émancipé trop tôt la démocratie ; et, de toutes parts, des serviteurs officieux apportent au peuple souverain, qui piaffe, s’ébroue et rue, des martingales et des brides. Enfin (et c’est là le principal grief), on accuse la science d’avoir paralysé l’action, retenu l’initiative, énervé les volontés.
Certes, tout n’est pas faux dans ces réquisitoires passionnés contre les méfaits de la raison démonstrative. Il faut créer de nouveaux motifs d’action. La science nous a déprimés par des stupéfiants. Nous avons besoin d’être réveillés par des excitants. Il est malheureusement vrai que toutes les affirmations et toutes les négations accumulées, depuis plus d’un siècle, par de grands esprits, ont eu, dans les consciences inférieures, un écho grotesque ou désolant. La plupart des voltairiens ont discrédité Voltaire. M. Homais a nui aux encyclopédistes et la majorité du Conseil municipal de Paris cause le plus grand préjudice à la Révolution. Mais faut-il rendre les plus nobles penseurs responsables des commentaires ridicules que l’on fait de leurs doctrines, dans les comités électoraux et dans les cafés des chefs-lieux de canton ? À ce compte, il faudrait établir une censure exactement proportionnée au nombre et à la variété des formes diverses que peut prendre la sottise humaine, c’est-à-dire difficile à mesurer et impossible à définir.
Un écrivain très populaire en Allemagne, Max Nordau, a dit, avec une certaine apparence
de raison : « Celui qui, derrière ce qui est immédiat, voit ou pressent les
causes toujours plus lointaines, celui-là, paralysé par le spectacle de l’enchaînement
indéfini des causes, perd le courage d’agir vivement. »
Cela peut être vrai,
dans l’état actuel de nos connaissances et de notre volonté. L’éblouissement qui nous a
fait chanceler devant la nature subitement révélée jusqu’en ses profondeurs, notre
lassitude devant les monotones recommencements de l’histoire humaine,
ont arrêté notre marche. Mais faut-il, pour cela, nous bander les yeux,
errer, à l’aventure, par sauts et par bonds, agités par cette action trépidante et
désorientée, qu’on nous recommande parfois comme un remède suprême à nos
désenchantements ? Devons-nous croire que l’insouciance sera toujours la condition de
l’énergie, que notre nature est incapable de progrès, et qu’il n’est pas permis de
mettre d’accord la clairvoyance et l’activité ?
De plus, on raisonne comme si la science, telle qu’elle est constituée en ce moment, était complète et immuable. Or, les grands travailleurs à qui nous attribuons assez étrangement la responsabilité de notre nonchalance nous diront, tous les premiers, qu’ils n’ont aperçu qu’un morceau de l’Univers, qu’ils laissent à leurs successeurs le soin de poursuivre leur tâche, et qu’ils aiment mieux léguer à ceux qui viendront après eux leurs exemples que leurs doctrines. Ils ont fini leurs travaux d’approche. Ils furent de grands témoins, mais leurs dépositions ne sont pas définitives. Ils n’ont déchiffré qu’un fragment de l’universel et éternel grimoire. Sur le reste, ils ont semé, çà et là, des points de repère. Trouvons, si cela est possible, un nouveau biais pour regarder les choses et de nouvelles manières de philosopher. En attendant que la Science devienne moins décevante, tâchons de retrouver l’Art qui rajeunit, qui délivre et qui console. Et surtout n’opposons pas un raisonnement trop têtu à l’Amour rédempteur, par qui fleuriront de nouveaux printemps.
Mais restons fermes dans le chemin commencé. Allons vers de lointaines étapes, où nous trouverons peut-être bon gîte et bon accueil. Le ciel est couvert, mais la route est large ; marchons toujours, en secouant sur nos épaules le fardeau du passé, de ce mouvement à la fois résigné et joyeux du soldat qui relève son sac.
La Nature, si longtemps regardée, l’Histoire, interrogée obstinément, se répètent et paraissent avares de confidences nouvelles, à moins qu’un homme supérieur ne vienne découvrir quelque chose d’imprévu dans leur muance infinie et dans leur richesse inépuisable. En attendant, on recule, et on cabriole, ce qui est après tout, une mauvaise façon de sauter. Nous assistons aux acrobaties du dilettantisme religieux. Les générations « montantes » ne veulent pas (et il faut les en louer) répéter indéfiniment ce qu’on a dit avant elles ; seulement jusqu’ici ce besoin s’est marqué moins par des actes que par de vaines paroles ou de puérils mépris. Quelques-uns s’amusent, faute de mieux, à « éreinter », comme on dit, en de minuscules articles, les robustes ouvriers qui ont fini leur journée. On affecte de parler légèrement de l’acquis scientifique et des trésors de littérature et d’art accumulés par de puissants et infatigables inventeurs. Et que vient-on nous offrir à la place ? Des torrents de « copie » qui noient, dans un délayage nauséabond, des idées confuses ; un mysticisme érotique ; une sarabande où M. Oscar Wilde veut donner la main à François d’Assise ; quelques fantaisies tour à tour onctueuses et incongrues ; des plaquettes, des brochures, des avant-propos, des appendices, des prospectus, des dissertations essoufflées où s’étale, en formules scolaires, une métaphysique de baccalauréat ; des vers nègres, balbutiés dans une Babel de revues multicolores, par des poètes grecs, belges, roumains, américains, petits-russiens, polonais ou même turcs. En vérité, voilà assez de flâneries et d’amusettes. À qui le tour ? Il est temps de se mettre à l’œuvre, et d’inventer, s’il se peut, quelque chose de nouveau.
Leconte de Lisle47
Dans un fragment très court, qui nous est parvenu du fond de l’antiquité grecque, et que
l’on attribue à un musicien nommé Héraclite de Pont, on lit ceci : « L’harmonie
dorienne a un caractère viril et magnifique ; elle n’est point relâchée ni joyeuse, mais
austère et puissante, sans formes variées et recherchées. »
Il semble que
le poète altier des Érinnyes, le pieux traducteur
d’Homère et d’Hésiode, songeait à cette définition du rythme dorien, lorsqu’il forgeait
patiemment le métal rigide et sonore de ses vers.
Leconte de Lisle est un Grec, qui fut exilé, comme Ulysse, en des îles lointaines, qui chercha, toute sa vie, à retrouver le pur accent de la langue natale, qui rôda, en chantant ses tristesses, autour des rivages désirés, et qui, moins heureux que le héros de l’Odyssée, ne put jamais aborder dans la vraie patrie de son intelligence et de son cœur.
L’Île Bourbon où il entendit pour la première fois les conseils de la Muse ne ressemblait pas à la terre héroïque où a fleuri le regard clair de Pallas Athéna. Le verbe tumultueux des romantiques a retenti à son oreille, éprise de mesure et de gravité. Et, malgré lui, il a prolongé l’écho de ces crieurs, de ces pleureurs, que Platon, sans doute, eût exclus de sa république. L’Égypte, l’Inde, que la science ouvrait à la curiosité moderne par des conquêtes plus décisives que celles de Cambyse et d’Alexandre, ont peuplé son imagination de figures monstrueuses et difformes : dieux à faces de chacals, de chiens et de hiboux, fétiches qui aboient et hurlent, profils accroupis dans l’ombre des temples souterrains, étranges démons qui firent oublier, parfois, au poète errant, les idoles d’or, d’ivoire et de pierres précieuses que modelait en pleine lumière, pour des sanctuaires de marbre, le sculpteur Phidias. Puis les brumes du Nord, les nuées qui flottent sur les forêts de la Scandinavie, les brouillards qui enveloppent de blancheurs la mer pâle et les promontoires de l’Islande ont noyé les contours de son paganisme plastique… Enfin, la politique de 1848 acheva de le dépayser. Cet aède pensa peut-être à devenir député et fut, en tous cas, un anticlérical fougueux.
Il commença pourtant par être chrétien. Ses premiers poèmes, publiés à Rennes (où il étudiait le droit) aux environs de l’année 1840, dans une revue littéraire aujourd’hui introuvable, s’intitulaient, exotiquement, Issa ben Marianna, et étaient dédiés à Lamennais. Il faudrait exhumer aussi, pour bien connaître l’évolution de sa pensée, une dissertation qu’il publia, vers le même temps, sur André Chénier. Il disait, un peu obscurément, en parlant de l’auteur d’Oaristys :
Les rêves sublimes du spiritualisme chrétien, cette seconde et suprême aurore de l’intelligence humaine, ne lui avaient jamais été révélés. Nous ne pensons pas même qu’il les eut compris. André Chénier était païen de souvenirs, de pensée, d’inspiration, mais il a été le régénérateur et le roi de la forme lyrique. Mais un autre esprit puissant lui a succédé pour la gloire de notre France ! Ce doux et religieux génie nous a révélé un Chénier spiritualiste, disciple du Christ, ce sublime libérateur de la pensée, un Chénier grand par le sentiment comme par la forme, M. de Lamartine.
Le recueil publié par lui en 1853, et intitulé Poèmes et poésies, contient un chant très beau et vraiment chrétien : la Passion. Dès l’année 1860, la Passion disparut des œuvres de Leconte de Lisle. Le poète avait décidément renié ce qu’il avait d’abord adoré avec l’ardeur irréfléchie d’un jeune créole48.
Certaines amitiés, qu’il est nécessaire de rappeler si l’on veut bien comprendre la vie intellectuelle de Leconte de Lisle, contribuèrent à le détourner de l’idéal chrétien.
Brouillé avec sa famille, qu’il avait irritée en s’associant à l’œuvre de l’affranchissement des noirs, il collaborait, en 1846, à la Phalange, revue phalanstérienne dont Victor Considérant était le directeur. Il connut, dans les bureaux de cette revue, Thalès Bernard, petit-fils d’un membre de la commune de 1793, employé au ministère de la guerre et secrétaire de l’helléniste Philippe Le Bas, lequel était maître de conférences à l’École normale. Ce Thalès était une espèce d’apôtre, brave homme du reste, doucement anarchiste, ennemi de tous les gouvernements et de toutes les églises. Il avait traduit le Dictionnaire mythologique universel d’E. Jacobi. Par l’intermédiaire de Thalès Bernard, Leconte de Lisle devint l’ami de Louis Ménard, ancien élève de l’École normale, écrivain peu connu et vraiment rare, dernière incarnation, dans notre société vieillie et dolente, du paganisme pratiquant. Louis Ménard lui enseigna l’horreur du christianisme et, par une conséquence qui n’étonnera que les esprits superficiels, l’horreur de la démocratie. Comme Renan, il aurait volontiers dit au peuple : Noli me tangere. On a retrouvé, dans la correspondance, encore inédite, de Leconte de Lisle, quelques lettres qui datent de ce temps-là. Elles peignent si bien son état d’âme, qu’il est nécessaire de les citer. Il écrivait à Louis Ménard, de Dinan49, le 30 avril 1848 :
… Que le grand diable d’enfer emporte les sales populations de la province ! Vous vous figurerez à grand-peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne.
Par suite d’exécrables élections, que je ne prévoyais que trop, je serais déjà de retour à Paris, si le Club des clubs ne jugeait pas à propos de me laisser sans une seule réponse et sans le sou ! Je suis claquemuré à Dinan, faute d’argent.
J’ai écrit à de Flotte. Voyez-le donc et priez-le d’aiguillonner ce sacré club de tonnerre de Dieu !
Vous rejoignez, dites-vous, votre régiment. Qu’avez-vous, et quelle mouche vous pique ? Payez donc, si possible, un remplaçant, et restez à Paris. Tout est peut-être à recommencer. Il est clair comme le jour qu’on veut nous escamoter la Révolution. L’Assemblée sera composée de bourgeois et de royalistes. Elle votera de belles et bonnes lois réactionnaires, laissera l’ordre social et politique existant sous Louis-Philippe subsister indéfiniment et, qui sait ? nous imposera bientôt une autre royauté. Eh bien ! on en verra de rudes. Je ne désespère pas, pour mon compte, d’aller crever au Mont-Saint-Michel.
Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! Que le peuple est stupide ! C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi, ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais bien pour notre idéal sacré. Qu’il crève donc de faim et de froid, ce peuple facile à tromper, qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis !
Voici que la réaction m’a rendu communiste enragé.
Tout cela n’empêche pas, mon ami, que je ne vive toujours sur les hauteurs intellectuelles, dans le calme, dans la contemplation sereine des formes divines. Il se fait un grand tumulte dans les bas-fonds de mon cerveau, mais la partie supérieure ne sait rien des choses contingentes.
La République de 1848, pour laquelle il avait brûlé, sur les barricades, un peu de poudre, l’écœura par sa maladresse. Il ne voulut ou ne put comprendre le généreux idéalisme des « vieilles barbes ». Après la triste journée du 13 juin, il exprimait brusquement ses déceptions et ses colères :
Je ne saurais t’exprimer, mon ami, toute la rage qui me brûle le cœur en assistant, dans mon impuissance, à cet égorgement de la République qui a été le rêve sacré de toute notre vie. Nous étions tous résolus, le 13, avant cette inepte manifestation pacifique, qui a tout perdu, à racheter notre déplorable abstention de l’année dernière par une lutte suprême. Mais que veux-tu ? le peuple a été balayé sur les boulevards par quatre hommes et un caporal, et le peuple est rentré chez lui, froid, indifférent et inerte. Je te dis que les masses sont stupides. Je ne sais plus ce que nous avons à faire. La contre-révolution est installée au pouvoir, la France est déshonorée en Europe et nous n’avons plus de sang dans les veines. Si j’avais de l’argent, j’irais au diable, je ne sais où…
Le suffrage universel et les politiciens lui inspiraient une indicible répugnance.
La Révolution, disait-il, s’accomplira, parce que l’humanité contient virtuellement un dogme nouveau qui se manifestera après une durée normale de gestation. L’ordre social actuel sera anéanti par tous les moyens, parce qu’il est irréligieux, c’est-à-dire stupide et mauvais ; mais pas un seul des démocrates actuels n’a le sens de cette transformation magnifique. Ils sont trop bêtes et trop ignorants. Il m’est impossible de vivre avec eux. Ce qui n’empêche pas, au contraire, que je sois très révolutionnaire et irrévocablement dévoué à la réorganisation future et supérieure de la société européenne, c’est-à-dire à la théocratie nouvelle.
À voir tant de gens agir si mal ou si sottement, il prit un grand dégoût de l’action. Il disait, le 7 septembre 1849, en parlant d’un de ses amis :
Comment ne voit-il pas que tous ces hommes voués aux brutalités de l’action, aux divagations banales, aux rabâchages éternels des mesquines et pitoyables théories contemporaines, ne sont pas pétris du même limon que le sien ? Comment ne s’aperçoit-il pas que ces hommes paraissent s’inquiéter de la réalisation d’un idéal quelconque, parce qu’ils ont beaucoup plus de sang dans les veines que de matière cérébrale dans le crâne ? La grossièreté de leurs sentiments, la platitude et la vulgarité de leurs idées ne le blessent-elles point ? La langue qu’ils parlent est-elle semblable à la sienne ? Comment peut-il vivre, lui qui était l’homme des émotions délicates, des sentiments raffinés et des conceptions lyriques, au milieu de ces natures abruptes, de ces esprits ébauchés à coups de hache, toujours fermés à toute clarté d’un monde supérieur ? Une loi de nécessité harmonique n’enveloppe-t-elle pas et ne dirige-t-elle pas ce qui est ? Ces hommes ont été confinés par elle aux infimes échelons de la grande hiérarchie humaine.
Ne me dis pas que la lutte est ouverte entre les principes moraux que nous confessons tous deux et les iniquités sociales de ce temps. Il y a bien des siècles que cette lutte est commencée et elle se perpétuera jusqu’au jour où le globe s’en ira en poussière dans l’espace. Mais il n’est pas qu’une seule façon d’y prendre part. Les efforts et les modes d’efforts varient en raison de la diversité et de la hiérarchie des esprits, et les grandes œuvres d’art pèsent dans la balance d’un autre poids que cinq cents millions d’almanachs démocratiques et sociaux. J’aime à croire — et puisse le rapprochement monstrueux m’être pardonné ! — que l’œuvre d’Homère comptera un peu plus dans la somme des efforts moraux de l’humanité que celle de Blanqui.
En vérité, n’es-tu pas souvent pris comme moi d’une immense pitié, en songeant à ce misérable fracas de pygmées, à ces ambitions malsaines d’êtres inférieurs ? Ne t’enfonce pas dans cette atmosphère où tu ne saurais respirer. Je te le dis sincèrement, la plus grande peine que je pourrais éprouver serait de te voir, toi que j’aime et que j’estime entre tous, comme homme et comme poète, descendre pour toujours dans ces bas-fonds de notre malheureuse époque de décadence, pour y consumer en efforts stériles, en-déviations déplorables, ta jeunesse et ton intelligence. La promptitude avec laquelle tu t’enthousiasmes pour ces hommes d’action m’inquiète. Vas-tu passer ta vie à rendre un culte à Blanqui, qui n’est ni plus ni moins qu’une sorte de hache révolutionnaire, hache utile en son lieu, je le veux, mais hache, enfin ! Va ! le jour où tu auras fait une belle œuvre d’art, tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu’en écrivant vingt volumes d’économie politique.
Donnons notre vie pour nos idées politiques et sociales, soit ; mais ne leur sacrifions pas notre intelligence, qui est d’un prix bien autre que la vie et la mort ; car c’est grâce à elle que nous secouerons sur cette sale terre la poussière de nos pieds pour monter à jamais dans les magnificences de la vie stellaire. Ainsi soit-il !
Découragé, las de courir le cachet et de traduire du grec pour vivre, il avait eu un moment l’idée d’abandonner la France, et il avait adressé au ministre de l’instruction publique, M. de Vaulabelle, une pétition que M. Étienne Charavay, ingénieux chercheur, a retrouvée dans de vieilles paperasses. Voici le texte de cette requête. Il est assez intéressant pour être cité en entier :
Au citoyen ministre de l’instruction publique.
Citoyen ministre,
Les soussignés Bernard (Charles-Gabriel-Thalès), rédacteur du Dictionnaire encyclopédique de la France, de la Biographie mythique, et Leconte de Lisle (Charles), bachelier ès lettres, ancien rédacteur de la Revue indépendante et de plusieurs autres recueils périodiques, créoles de l’île de la Réunion, ont l’honneur de vous soumettre la demande suivante à laquelle ils espèrent, citoyen ministre, que vous voudrez bien faire un favorable accueil.
Deux chaires sont en ce moment vacantes au collège national de File de la Réunion, l’une de philosophie, l’autre d’histoire, chaires que les soussignés, par suite de leurs études spéciales, se croient aptes à remplir.
Si votre bienveillance, citoyen ministre, croit devoir nous confier les fonctions honorables que nous sollicitons, nous ferons tous nos efforts pour nous en rendre dignes.
Veuillez agréer, citoyen ministre, nos salutations respectueuses.
Leconte de Lisle,
Candidat à la chaire d’histoire,
14, rue Jacob.Th. Bernard,
Candidat à la chaire de philosophie,
8 passage Sainte-Marie.Nous inscrivons sur cette page les noms de quelques personnes, qui pourraient donner sur nous les renseignements nécessaires :
M. Didier, représentant du peuple ; M. Sarrut, représentant du peuple ; Μ. V. Considérant, représentant du peuple ; M. P. Lefranc, représentant du peuple ; M. Jean Reynaud, représentant du peuple ; M. de Béranger, le poète ; M. Lamé, de l’Académie des sciences ; M. Ph. Lebas, de l’Académie des inscriptions ; M. Auguste Comte, professeur à l’École polytechnique ; M. Léon Lalanne, ingénieur des ponts et chaussées.
La pétition fut renvoyée à la marine et s’enfouit dans les cartons ministériels. Sans cette inertie des bureaucrates, nous aurions peut-être un poète de moins.
Dès lors, Leconte de Lisle s’enferma dans son rêve d’aristocratie intellectuelle. Dédaigneux de la popularité, il se soucia peu d’être lu par le vulgaire50. Il se construisit, sur l’extrême pointe du Parnasse, une forteresse inaccessible et n’en sortit plus51.
Le décor qui enchanta les yeux de Leconte de Lisle dès qu’ils s’ouvrirent au jour, a illuminé d’éclairs splendides, aveuglants, presque trop forts, sa pensée et sa phrase. L’Île Bourbon l’éblouit par son ciel enflammé et son soleil torride, le grisa d’odeurs capiteuses, l’accabla par la force excessive de sa fécondité, mit en lui cette secrète épouvante qui serrait son cœur en présence de la nature triomphante, implacable, indifférente à l’évanouissement des choses et à la mort des hommes. Il a fixé quelques-unes de ses premières impressions en des strophes qui flambent et brûlent :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu…
Là-bas, dans les matins éclatants de la chaude saison, sous les bambous grêles et les lianes enchevêtrées, parmi les vétivers, les cactus, les aloès et les gérofliers où scintille l’aigrette des colibris, il a regardé, aux pentes des savanes,
Des bœufs de Tamatave, indolents et robustes…
À l’ombre de la vallée où dort, sur le gravier blanc, l’eau bleue de la Fontaine aux Lianes, dans la fraîcheur de la Ravine Saint-Gilles, au pied des « mornes » de granit et de lave, il a chanté ses premiers rêves, sur le mode que lui avaient enseigné les poètes de la jeunesse et de l’amour. Sans doute, il venait de lire les Méditations, lorsqu’il rima ces stances, dont la précision est presque amollie par un souffle lamartinien :
Comme le flot des mers ondulant vers les plages,Ô bois, vous déroulez, pleins d’arôme et de nids,Dans l’air splendide et bleu vos houles de feuillages ;Vous êtes toujours vieux et toujours rajeunis…Ô fraîcheur des forêts, sérénité première,Ô vents qui caressiez les feuillages chanteurs,Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière,Éden épanoui sur les vertes hauteurs…
Sa jeunesse fut triste et sentimentale. Il a noté, lui-même, en de précieuses confidences, ce qui troublait alors son cœur novice et douloureux :
Ceci pourrait s’intituler : Comment la poésie s’éveilla dans le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant. C’est surtout grâce à cet éternel « premier amour », fait de désirs vagues et de timidités délicieuses : cette sensibilité naissante d’un cœur et d’une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu’il soit.
La solitude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresses, forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j’étais indifférent, même aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. J’en ai versé, plus tard, en sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers des peines que d’autres nous font endurer et jouissent de celles qu’elles nous infligent52.
En ce temps-là, il était volontiers élégiaque et il mêlait à ses regrets d’amour le charme d’un exotisme ingénu. Vous vous rappelez le Manchy, cette jolie et plaintive romance :
Sous un nuage frais de claire mousseline,Tous les dimanches au matin,Tu venais à la ville en manchy de rotin,Par les rampes de la colline.Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,Et le mouchoir jaune aux chignons,Deux Telingas portaient, assidus compagnons,Ton lit aux nattes de Manille…On voyait, au travers du rideau de batiste,Tes boucles dorer l’oreiller,Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,Tes beaux yeux de sombre améthyste.Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,De la montagne à la grand’messe,Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,Au pas rythmé de tes Hindous…
Puis, ce furent des navigations vers l’océan Pacifique, sous les étoiles australes, les arômes de Ceylan humés au passage, l’Afrique entrevue :
L’Afrique s’abritant d’ombre épaisse et de brume,Affamant ses lions dans le sable qui fume,Et couchant près des lacs ses troupeaux d’éléphants.
Pour tromper l’ennui de ces traversées à la voile, qui duraient parfois plus de cent
vingt jours, le jeune poète regardait les braises du couchant, l’aube qui darde sur les
houles sa flèche de lumière, « les étoiles, pétillant sur les lames comme une grêle
d’or »
; ou bien, attentif
au murmure des vagues
assoupies, il écoutait le silence de la nuit, « sur la mer grise, calme,
immense »
.
Albatros, pétrels aux cris rudes,Marsouins, souffleurs, tout a fui.Sur les tranquilles solitudesPlane un vague et profond ennui.Nulle rumeur, pas une haleine.La lourde coque au lent roulisHors de l’eau terne montre à peineLe cuivre de ses flancs polis ;Et le long des cages à poules,Les hommes de quart, sans rien voir,Regardent, en songeant, les houlesMonter, descendre et se mouvoir.Mais, vers l’Est, une lueur blanche,Comme une cendre au vol légerQui par nappes fines s’épanche,De l’horizon semble émerger.Elle nage, pleut, se disperse,S’épanouit de toutes parts,Tourbillonne, retombe, et verseSon diaphane et doux brouillard.Un feu pâle luit et déferle,La mer frémit, s’ouvre un moment,Et, dans le ciel couleur de perle,La lune monte lentement53.
De ce séjour aux tropiques, Leconte de Lisle a gardé l’amour de la précision intense, des reliefs saillants, des formes décidées, et aussi l’habitude des paysages démesurés, des masses énormes. Ses poèmes, coupés d’arêtes vives, comme les rocs du Piton de la Fournaise, sont parfois rudes au toucher, éclairés par de brusques coups de lumière. Il est aux antipodes de M. Stéphane Mallarmé et des pâles (oh ! combien pâles !) apôtres du flou et du vague. Ce peintre cerne d’un dessin très net le luxe de ses couleurs. Ce rêveur a enclos ses fantaisies dans un moule dont il a respecté, exagéré, par une coquetterie d’artiste probe, la rigueur et la gêne.
Il faut remarquer, en effet, que Leconte de Lisle, lorsqu’il vint à Paris, hanté de visions, riche de souvenirs et d’images neuves, ne se vanta point de pouvoir, à lui tout seul, renouveler l’art, régenter la grammaire, réformer l’orthographe et bouleverser la prosodie. Les grands talents s’amusent rarement aux manifestes, aux annonces, aux réclames, et commencent, presque toujours, par aller à l’école. On trouve, dans les premières stances de Lamartine, un hémistiche de Parny. Victor Hugo lui-même se conforma docilement à la métrique de Malherbe, et plusieurs des Odes et Ballades sont des modèles d’orthodoxie. L’auteur des Poèmes barbares a fait comme ses illustres devanciers. Il ne crut pas s’humilier outre mesure en obéissant au dictionnaire et à la syntaxe. Il prit tout bonnement l’alexandrin de nos pères, l’hexamètre classique, et ne désespéra point de jouer, sur ce vieil instrument, des airs nouveaux.
Ses premiers recueils sont pleins d’imitations, dont il n’a jamais rougi. Voici une ballade que les romantiques ont dû fredonner, pour une châtelaine illusoire, sous les mâchicoulis et les créneaux des tourelles :
Couronnés de thym et de marjolaine,Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.Du sentier des bois aux daims familier,Sur un noir cheval, sort un chevalier.Son éperon d’or brille en la nuit brune.Et, quand il traverse un rayon de lune,On voit resplendir, d’un reflet changeant,Sur sa chevelure un casque d’argent.
Tournez quelques feuillets et vous trouverez un
« burgrave »
très fièrement campé :
Certes, le duc Magnus est fort comme un vieux chêne,Mais sa barbe est très blanche ; il a quatre-vingts ans,Et songe quelquefois que son heure est prochaine.Droit dans sa gonne, avec son collier de besans,Et la bande de cuir où pend la courte dague,À travers la grand’salle il marche à pas pesants…
Un reflet des Orientales colore le Chapelet des Mavromikhalis 54. Le Calumet du Sachem est un ressouvenir de Chateaubriand. Certaines descriptions de paysages lointains, de visages tatoués, de victuailles bizarres, ressemblent, par leur détail et leur insistance, à du Flaubert versifié. Les perspectives d’histoire et de mythologie où s’enfonce la Légende des siècles, la joaillerie des Émaux et camées, le satanisme des Fleurs du Mal ont attiré tour à tour le poète de la Vigne de Naboth, de l’Épée d’Angantyr, des Pantounis malais, des Roses d’Ispahan, des Damnés. Dans l’admirable lamentation qui s’intitule Dies iræ, il y a une moitié de vers qu’il faut restituer à la Tristesse d’Olympio.
Qu’importe ? Les puissantes originalités ne sont point gênées par les réminiscences où reviennent inévitablement tous ceux que l’amour profond de l’art et de la vie a menés, tout jeunes et novices, vers les initiateurs, vers les poètes souverains. Seuls, les fantômes de lettres se vantent de ne ressembler à rien ni à personne. Et, en effet, ils sont sans figure et sans voix. Quand on a reçu de la nature le don de voir plus clair et la faculté de sentir plus vivement que les autres hommes, on n’a pas besoin d’inventer des mots ni d’user sa force à de stériles besognes, à des querelles byzantines, à des récréations philologiques pour qui les cuistres et les oisifs sont assez bons. Leconte de Lisle n’a point perdu son temps à discuter sur la césure, sur les enjambements, sur les hiatus, et il a négligé l’importante question des vers polymorphes. Il est allé simplement vers les mirages où l’entraînait la splendeur de l’idéal ; il a cédé à ce charme qui devait exercer, sur une âme comme la sienne, l’attrait divin de la beauté55.
Cette beauté, pour laquelle il a oublié délibérément ce qu’il y a de bonté éparse dans l’univers, il n’a pas voulu la chercher ailleurs que sur le sol béni où les Grecs ont goûté la joie de vivre. Là-bas, pour la première fois, l’équilibré et l’harmonie apparurent dans la sérénité des marbres, sur la lyre des chanteurs dévots aux Muses, dans le bonheur des cités sagement régies, où vivaient des hommes libres, éloquents et forts. Pour le poète de l’Apollonide, comme pour tous les Grecs, le centre du monde, l’« ombilic de la terre », ce fut le sanctuaire de Delphes, où parlait, du fond du ciel clément, à travers les montagnes fleuries, auprès des fontaines pures, le dieu de la lumière et de la joie, le jeune homme au visage vermeil, Phoïbos Apollon, archer vainqueur des monstres, chorège souriant qui éveille, sur les sommets, aux premiers feux de l’aurore, des formes dansantes, maître des paroles efficaces et douces qui versent à nos cœurs un baume d’oubli.
Il traduisait, avec un scrupule presque mystique et une fidélité trop littérale, les livres où repose, comme un legs sacré, le trésor de la poésie antique. Il trouvait, à ces sources, un perpétuel rafraîchissement, une félicité sans cesse rajeunie, un délice que l’accoutumance n’a pas épuisé. Quand il fermait Homère, Eschyle, Sophocle, quand il était obligé de quitter ses héros et ses dieux, pour regarder la misère, les vilenies et les tares du monde moderne, il ressemblait à un roi dépossédé qu’un bannissement condamne à vieillir trop tôt parmi des malheureux, des rustres et des maudits.
Ce noble poète a eu l’ambition de dominer le bruit des paroles vaines, des clameurs éphémères, des luttes sans grandeur, des colères sans motif, des amours sans espérance et des passions sans but. Il a vécu sur les hauteurs, loin, trop loin peut-être, des multitudes, attentif aux images éblouissantes qu’évoquait la splendeur de ses rêves, élevé au-dessus des autres hommes par un puissant désir d’immortalité, obstiné dans le ferme propos de dépasser les limites de la vie terrestre par la vertu souveraine de l’art.
Cette attitude austère et hautaine, la probité scrupuleuse de cet orgueilleux talent, ce souci de la perfection, ce dédain des moyens vulgaires par lesquels il est aisé de parvenir à la célébrité et à la fortune, semblaient de plus en plus, parmi nos générations impatientes et avides, un legs d’une autre race et d’un autre temps. Le vieux maître était un peu dépaysé, déconcerté par les mœurs littéraires dont il remarquait les progrès et les ravages. Il exprimait parfois son étonnement avec une indignation scandalisée ; ou bien il raillait ses jeunes confrères avec cette ironie malicieuse, qui était le sel de ses discours, et qui contrastait si fort avec la sérénité superbe de ses poèmes56.
Tenir boutique de prose ou de vers lui semblait un sacrilège. Les menues misères du métier d’écrivain, les intrigues, les complaisances, le commerce des éloges et des blâmes, la florissante institution de la réclame mutuelle lui faisaient horreur. Il vivait pour un idéal de beauté, pour des visions radieuses, adorées dans le silence et dans la retraite, objets d’une poursuite ardente qui fut récompensée par de calmes extases. Le reste lui était indifférent.
Il a obtenu, comme tous les bons ouvriers, le salaire de sa peine. Et, comme tous ceux qui savent mépriser, il a payé sans regret la rançon de ses mépris. Longtemps il fut inconnu, et, naguère encore, malgré les honneurs officiels qui avaient obligé la foule à retenir son nom, beaucoup de gens n’apprirent que par des notices nécrologiques la place que Leconte de Lisle occupait dans l’histoire littéraire de notre pays. Qu’importe ? Son œuvre est solide, dure, éclatante ; elle vaincra la poussée des médiocres et illuminera les yeux les plus distraits. Laissons les badauds, les snobs, les marchands courir aux exhibitions foraines, s’étouffer pour mieux voir ce que la mode a inventé de plus récent. Tous les plâtras s’écrouleront autour du marbre étincelant où le poète d’Hélène, de Niobé, de Kaïn, des Nornes a façonné ses œuvres peu nombreuses, mais durables.
On peut se moquer spirituellement de ceux qui prennent l’art au sérieux, pour qui la poésie est une sorte de religion et qui croient que noblesse oblige. En définitive, ce n’est jamais la frivolité qui a le dernier mot. Leconte de Lisle n’a pas cherché la notoriété, et il atteint la gloire, qui est faite, pour une bonne part, de désintéressement et de dédain. Héritier, malgré sa gravité impassible, de la tradition romantique, il est allé d’instinct, et d’un effort continu, vers le sublime, ce qui vaut mieux, après tout, que de se résigner à déchoir.
Le dernier défenseur des dieux défunts, ce n’est point ce Symmaque, préfet lettré, dont M. Gaston Boissier, dans son histoire de la Fin du paganisme, a raconté les inutiles efforts. Ceux qui ont connu Leconte de Lisle ont vu un revenant de ce temps où les clartés d’un crépuscule tragique s’éteignirent enfin sur les sommets de l’Olympe. C’est lui qui a fermé les portes des temples déserts. C’est lui qui a enseveli dans la pourpre celle à qui les Muses ont accordé leur dernier sourire, cette savante et chaste Hypatie, que les chrétiens lapidèrent, jaloux de sa science et de sa beauté :
Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus bellesEt brûlé plus limpide en des yeux inspirés ?Sans effleurer jamais ta robe immaculée,Les souillures du siècle ont respecté tes mains :Tu marchais, l’œil tourné vers la vie étoilée,Ignorante des maux et des crimes humains.Le vil Galiléen t’a frappée et maudite,Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !Le souffle de Platon et le corps d’AphroditeSont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;Dors ! L’impure laideur est la reine du mondeEt nous avons perdu le chemin de Paros.Les Dieux sont en poussière et la terre est muette ;Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.Dors ! mais, vivante en lui, chante au cœur du poèteL’hymne mélodieux de la sainte Beauté.Elle seule survit, immuable, éternelle.La mort peut disperser les univers tremblants,Mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
Toute œuvre d’art, vraiment digne de mémoire, implique une conception de l’univers et renferme, que l’artiste le veuille ou non, la confession d’une douleur intime. Il est impossible de regarder, aux voûtes de la chapelle Sixtine ou sur les tombeaux des Médicis, les figures à qui Michel-Ange a prêté son âme inconsolée, sans compatir aux tristesses, aux dégoûts de ce vieux maître qui enviait (il l’a dit, il l’a écrit) l’insensibilité du marbre, afin de ne plus voir, de ne plus souffrir. Leconte de Lisle, si impassible qu’il parût à ceux qui n’apercevaient que le calme de son visage et l’extérieur de son génie, a souffert, lui aussi, cruellement. Et sa souffrance, étrangère aux motifs qui font palpiter le cœur du commun des hommes, ne pouvait pas être comprise par les multitudes.
À mesure qu’il s’efforçait de reconquérir les paradis perdus, il doutait davantage de pouvoir parvenir aux haltes, aux abris où tendait son espérance. Il sentait en lui trop d’hérédités, qui l’enchaînaient à une religion dont la déraison ne lui semblait pas sublime. Il était, malgré tout, le fils de ce moyen âge dont l’intolérance, la lèpre, les bûchers, les famines lui faisaient horreur et dont il n’a jamais vu les suaves miséricordes ni les chevaleresques courtoisies. Il était lié à une Bible qui fut inventée par des prophètes déguenillés et des derviches hurleurs, sur les montagnes de la Syrie et sur les grèves de la mer Morte. On l’avait baptisé dans l’eau lustrale où le Rédempteur a prétendu laver les péchés du monde. On lui avait fait épeler un Évangile où gémit ce que Platon appelle, non sans dédain, la partie pleureuse de l’âme humaine. La limpidité de l’antique doctrine où il eût voulu retremper sa pensée était troublée pour jamais. Un nouveau « péché originel » avait tué partout la paix de la conscience et la tranquillité de l’esprit.
Alors, comme pour se rendre compte de tous les raffinements que l’anxiété humaine peut imaginer dans l’invention du surnaturel et de l’absurde, il visita, pèlerin orgueilleux et désabusé, les diverses églises où la foule adore, dans la prostration et l’effroi, le symbole du divin. Il étudia les genèses, il fit le tour des mythologies, s’arrêtant à Rome où le Crucifié ouvre sur le monde ses bras navrés et ses mains clouées ; aux berges du Gange, où les ascètes laissent errer leur vue sur la fantasmagorie de l’être. Son enquête s’est aventurée jusqu’aux landes où reposent les druides, jusqu’aux archipels polynésiens où balbutient de vagues cosmogonies. Les religions, qui sont des rêves ou des cauchemars, subterfuges par où l’homme a entrepris de vaincre la mort, formes toujours nouvelles et toujours éphémères où se fixe, pour un temps, notre désir d’éternité, lui semblèrent, par la succession de leurs promesses vaines et contradictoires, la plus perfide trouvaille que les hommes aient faite dans leur recherche, vite déçue, d’un immuable bonheur. Il fut tenté de maudire cet instinct qui nous pousse, haletants, aux autels où fume l’encens des sacrifices et où retentissent des hymnes d’imploration… De tous les animaux, le plus triste, à ses yeux, fut celui qui, pour supporter la vie, a sculpté deux ou trois nobles effigies et grossièrement taillé un peuple innombrable de fétiches hideux. Un sombre pessimisme, l’appétit du néant, le goût de la tombe, le désir de clore ses yeux à la duperie des illusions et des apparences, le geste découragé de l’Ecclésiaste, voilà le terme où aboutit ce voyageur qui avait doublé le cap de Bonne-Espérance, pour aller, au pays des Argonautes, vers la chimère de la Toison d’or.
Ce grand poète a donné une voix à l’un des sentiments les plus douloureux d’une génération éprise de vérité, rassasiée de mensonges, chancelante de défaillance, et que le vertige de l’inconnu a rendue jalouse des êtres bienheureux qui ne pensent pas :
Soupir majestueux des ondes apaisées,Murmurez plus profond en nos cœurs soucieux !Répandez, ô forêts, vos urnes de rosées !Ruisselle en nous, silence étincelant des cieux !Consolez-nous enfin des espérances vaines :La route infructueuse a blessé nos pieds nus ;Du sommet des grands caps, loin des douleurs humaines,Ô vents, emportez-nous vers les dieux inconnus !Mais, si rien ne répond dans l’immense étendueQue le stérile écho de l’éternel désir,Adieux, déserts où l’âme ouvre une aile éperdue !Adieu, songe sublime, impossible à saisir !Et toi, divine Mort où tout rentre et s’efface,Accueille tes enfants dans ton sein étoilé ;Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,Et rends-nous le repos, que la vie a troublé.
Dans cet accès de mélancolie, dans cette angoisse où la révolte de l’homme moderne a
trouvé peut-être sa plus superbe expression, l’auteur de la Mort du Soleil
n’a pas été aussi infidèle qu’on pourrait le croire aux Grecs qui furent ses maîtres et
ses amis. « Ô Parménon, disait Ménandre, j’appelle un homme heureux et le plus
heureux de tous celui qui s’en retourne de bonne heure là d’où il est venu, après avoir
contemplé sans chagrin les splendeurs augustes de la nature, le soleil qui se répand
partout, les astres, l’eau, les nuages, le feu. Qu’il vive un siècle ou quelques courtes
années, ce spectacle sera toujours le même. Jamais il n’en verra de plus
magnifique… »
Leconte de Lisle a reflété le mobile univers en images fixes qui survivront à sa personne et feront rayonner la gloire autour de, son nom. Par là, il goûta des joies brèves et connut d’infinies amertumes, sur les hauteurs où il s’était volontairement isolé.
M. Anatole France57
Montaigne, qui écrivait à loisir, laissant venir à lui ses rêveries, qui « tantôt
se pressaient en foule, tantôt se traînaient à la file »
, a dit un jour :
« Je veux prendre l’homme en sa plus haute assiette. Considérons-le en ce petit
nombre d’hommes excellents et triés qui, ayant été doués d’une belle et particulière
force naturelle, l’ont encore aiguisée par soin, par étude et par art, et l’ont montée
au plus haut point de sagesse où elle
puisse atteindre… Je ne
mettrai en compte que ces gens-là. »
Oh ! comme on voudrait suivre l’exemple de l’auteur des Essais, ne parler
que des hommes et des choses qui méritent qu’on en parle, ne jamais s’asservir « à
un sujet vain et de néant »
!
Le critique est un homme qui, par nécessité professionnelle, est toujours en visite. Il va de maison en maison, entend causer, et cause. Il ne s’appartient pas, et suscite des colères s’il essaie de recouvrer sa liberté, s’il ne se donne pas corps et âme à chacun de ses contemporains. On l’invite à prendre des notes, et, s’il en prend trop, on s’irrite contre son zèle. Il a beau être studieux, rangé, modéré dans ses goûts et régulier dans ses mœurs ; il connaît tous les plaisirs et tous les déboires des mondains enragés qui ne sont jamais chez eux. Il est obligé d’écouter plus qu’il ne le voudrait ces sortes de gens que Molière appelait des « fâcheux » et que nous désignons d’un nom moins élégant. Mais il y a, dans ce métier si incommode, des compensations et des repos. À force de sonner à toutes les portes, on finit par trouver de bons coins et des haltes propices. Volontiers on resterait des heures et des journées dans l’éclatant soleil où retentit et flamboie la poésie de Leconte de Lisle ou de José-Maria de Heredia. Pour varier nos divertissements, entrons dans le demi-jour où médite M. Anatole France.
Des livres partout. Mieux que des livres : des bouquins ! Visiblement nous ne sommes pas chez un conquistador. Nulle panoplie d’espadons et de dagues n’est accrochée au mur. Bien qu’Amadis de Gaule, à côté de l’Histoire de la Tour de Nesle, de la Clef des songes, de Peau d’âne, du Petit Chaperon rouge et du Décaméron, occupe une place d’honneur sur les tablettes de cette librairie, on ne s’attend point à voir apparaître le nez mélancolique et le visage allongé de don Quichotte de la Manche. Le chevalier de la Triste Figure avait gardé, de ses lectures échauffantes, un goût immodéré pour l’action et pour le sacrifice. L’auteur de Balthazar a plutôt appris, dans sa longue familiarité avec les elzévirs qu’il estime et les incunables qu’il révère, une sagesse philosophique et souriante, une ironie doucement inactive. La voix mystérieuse des livres lui a dit qu’il ne faut point se battre contre les moulins à vent. Il aime la paix et il cite avec délices ces deux vers du chevalier de Parny :
Une paisible indifférenceEst la plus sage des vertus.
Deux ou trois fois, il a gémi contre les livres charmants et oppresseurs, sous lesquels
notre volonté plie et défaille. Il a senti que les feuilles imprimées ou manuscrites,
miroirs à facettes où se répercute et se multiplie à l’infini la vie
intellectuelle, énervent et paralysent les Parisiens affolés de volupté
cérébrale, comme l’exubérance de la vie physique, la magnificence du monde matériel, la
splendeur accablante de la lumière et la regorgeante végétation alanguissent et dominent,
à Ceylan, à Agra, à Bénarès, les Cinghalais, grisés de jasmins et de frangipanes, et les
brahmes du Gange, qui récitent des paroles harmonieuses, accroupis au bord de l’eau.
Enseveli sous des fleurs de poésie, d’histoire et de rhétorique, il a voulu — tel
l’empereur Héliogabale — écarter d’une main fatiguée et molle la pluie monotone des
couleurs et des parfums. Il a connu son mal et il l’a aimé. « Ceux qui lisent
beaucoup de livres, a-t-il dit, sont comme des mangeurs de haschich. Ils vivent dans un
rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et
les jette en proie à des fantômes… Le livre est l’opium de l’Occident… Nous courons, par
l’étude, à la paralysie générale… »
Et puis, il est revenu à son péché favori, comme le morphinomane retourne, avec une volupté involontaire, à la morphine vainement maudite. Il est allé encore, les bras tendus et l’œil avide, vers ses chers livres. Il a chanté, en leur honneur, cet hymne de reconnaissance et d’amour :
Ô vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance ! Autant et mieux que les professeurs de l’Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle, braves gens, qui avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte de monuments précieux de la pensée humaine. C’est en furetant dans vos boîtes, c’est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie.
Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j’ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l’écoulement des choses et du néant de tout. J’ai deviné que les êtres n’étaient que des images changeantes dans l’universelle illusion, et j’ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié.
La bibliophilie peut mener à une espèce de bouddhisme épicurien. Le bibliophile diffère du véritable érudit en ceci, qu’il aime surtout à caresser les livres qui font le gros dos, et que, friand de veau, basane, maroquin, parchemin, peau de truie, curieux de tranches et de frontispices, il regarde très vite ce qui se cache dans les éditions bipontiques et sous les reliures d’amateur. Il juge de tout par les dehors. Il voyage à travers les idées comme les passants qui sont assis sur l’impériale d’un tramway circulent à travers les choses. Il ne voit que des spectacles rapides et dépareillés. Il trouve à cette occupation une jouissance très vive. Il se donne à lui-même une fête de lumières dispersées et vagabondes. Il laisse errer sa vue sur des feux follets.
À ce jeu on devient peut-être aussi sage que l’abbé Sri-Smangala, supérieur du monastère de Kandy, dans l’île de Ceylan. Sans doute on ne se résigne pas, comme ce grand saint, à ne posséder que trois robes, une ceinture, une sébile pour recevoir les aumônes, un rasoir, des aiguilles et un filtre. On n’est pas forcé de faire bouillir du riz en pensant à Bouddha, à sa bonté, à sa charité. On n’est pas obligé non plus de se figurer le bonheur des autres, afin de se réjouir de leur joie. Mais on répète en public que l’éternelle succession des naissances et des morts n’est qu’une vaine apparence. On professe que toutes les opinions humaines, se rapportant à des choses passagères, ont une égale valeur. On regarde avec une sérénité immobile et dédaigneuse l’humanité qui remue et qui peine. On ne fait guère plus de cas de ses semblables que des gouttes d’eau qui glissent en perles sur la feuille du lotus. Le bouddhisme, par son profond sentiment des fantasmagories illusoires dont la fuite échappe à nos prises, se prête complaisamment à la virtuosité des artistes littéraires. Il semble que Çakya-Mouni ait travaillé pour le musée Guimet, et qu’il ait prévu les ravissantes merveilles de littérature et d’art qui devaient s’épanouir, longtemps après sa mort, « dans les trois voies de la perfection ». L’église bouddhique de Paris est déjà fréquentée par beaucoup de fidèles. M. Anatole France est le plus élégant de nos fakirs.
Il n’a jamais fait difficulté d’avouer que, pour lui, la vertu consiste à rester
tranquille, à regarder en soi-même les reflets multicolores de l’être et à subir, d’une
âme nonchalante, la loi du perpétuel devenir. Certes, il ne s’est pas assis au revers d’un
fossé, pour s’absorber, plié en deux, dans quelque songerie morne. Mais, loin de la cohue
vociférante des foules, il a cherché une retraite propice aux rêves délicats et aux
extases choisies. In angello cum libello, voilà sa devise. Il aurait pu
être le bibliothécaire de l’abbaye de Thélème ; mais c’est un bibliothécaire capable de
passion, et ce n’est pas seulement dans sa chère bibliothèque qu’il trouve des coins
aimés. Il ne mène pas une vie recluse. Il quitte volontiers les pages blanches et noires
où les hommes d’autrefois ont fixé l’image de ce qu’ils ont vu. Il aime à regarder les
eaux, les arbres, les fleurs, « un petit bois au bord d’une onde pure »
,
quelque « route fleurie »
. Les chemins qu’il préfère sont ceux
« dont les ormeaux s’élèvent plus touffus sous le ciel plus riant »
. Il a
disposé, de distance en distance, pour lui et pour les autres promeneurs, « des
bancs dans les bois sacrés et près des fontaines des Muses »
. C’est là que ce
charmant esprit aime à retrouver
sans effort « des
images flottantes comme des guirlandes rompues sans cesse et sans cesse renouées, de
longues rêveries, une curiosité vague et légère qui s’attache à tout sans vouloir rien
épuiser, le souvenir de ce qui fut cher, l’oubli des vils soins et le retour ému sur
soi-même… »
.
Son admiration pour le monde extérieur ne paraît pas tout à fait ingénue. Il a feuilleté
trop de grimoires pour rester naïf. Ses descriptions (il en a fait d’admirables : les
Champs-Élysées, dans Jocaste ; les quais de la Seine, dans le Livre
de mon ami : la Sicile, dans le Crime de Sylvestre Bonnard ; les
thébaïdes de la vallée du Nil, dans Thaïs ; la route de Saint-Germain,
Rueil et le mont Valérien, dans la Rôtisserie), ses descriptions, gravées
d’une pointe fine et soigneuse, ont souvent l’air d’être copiées sur des estampes. Sa
fantaisie érudite décore et arrange tout ce qu’il voit. Il est obsédé par les auteurs
qu’il aime, souvent aussi par ceux qu’il n’aime pas. On lit dans Jocaste : « Hélène
grandissait, devenait belle. »
Cf. l’Assommoir, p. 450. Après
tout, qui peut se vanter de décrire d’après nature, sans quelques
ressouvenirs ? Il est inutile de se dérober au charme des maîtres. Virgile, Dante, Leconte
de Lisle, Ernest Renan nous imposent une chaîne de réminiscences qui, de toutes les
servitudes, est la plus douce à porter. Le poète des Noces corinthiennes,
le confident de l’abbé Jérôme Coignard, a subi cette
dépendance. Il ne s’en est jamais plaint. Ses ennemis (il en a quelques-uns, je ne sais
pourquoi, surtout parmi les « jeunes ») l’accusent d’avoir pris un rayon de miel à je ne
sais quelles ruches ignorées du public. C’est un reproche auquel les écrivains célèbres
sont accoutumés. Corneille, Molière, Alain Lesagef, M. Victorien Sardou ont eu ainsi des « jeunes » à leurs
trousses. L’auteur de Thaïs pourrait dire à ces adolescents impétueux :
« Puisque le moyen est si simple, essayez donc d’en faire autant ! »
Il n’a pas daigné répondre. Il a bien fait. En revanche, il a copieusement répliqué à ceux qui ont blâmé la subjectivité de ses pensées, sa complaisance à regarder l’intérieur de son moi, son manque de critérium et surtout le « caractère impressionniste » de sa critique. Non pas pour se justifier. Bien au contraire, il a persisté, ce jour-là, dans ses affirmations. Il fut dogmatique et péremptoire. Il fit une profession de foi. Il parla sur un ton d’apôtre. Si jamais M. Anatole France court au-devant du martyre, ce sera pour confesser la doctrine de la relativité de la connaissance, pour affirmer le néant des opinions humaines et pour attester, au prix de son sang, qu’il n’y a point de vérité. Les adversaires du jardinier Pyrrhon disaient que ce grand sceptique ne pouvait, sans être pris au piège, défendre sa propre doctrine, puisqu’en affirmant qu’il faut douter de tout, il cessait, par là même, de douter. M. Anatole France, défendant contre M. Brunetière les droits du scepticisme, m’a fait songer au philosophe Pyrrhon.
Au reste, je n’ai pas le courage de regretter que M. Anatole France ait si longtemps regardé son moi et qu’il nous ait dévoilé de si bonne grâce ce qu’il découvrait dans ce microcosme ! Oh ! le joli moi ! et qu’il s’y trouve de belles choses, variées, abondantes à plaisir ! Qui ne voudrait pouvoir, par l’effet magique d’une baguette de fée, jeter un coup d’œil sur les trésors cachés dans ce tabernacle ? On y respirerait sans doute ce parfum de divine sagesse dont parlait Platon à propos de Socrate. On y trouverait, en raccourci, une collection d’objets disparates, rapportés des cinq parties du monde, et une série de compartiments aussi variés que les sections artistiques d’une Exposition universelle. Si je ne me trompe, il y a, dans l’âme de M. Anatole France, à côté de la librairie, une chapelle où l’on ne dit plus la messe et une sacristie où luisent les accessoires du culte, objets sacrés, qui portent de beaux noms : étoles, chasubles, patènes, amicts, ciboires. Comme M. Émile Gebhart et comme l’infortuné Laurent Tailhade, M. Anatole France est d’Église. La Légende dorée, les Actes des apôtres, l’Imitation de Jésus-Christ, la Bible n’ont pas de lecteur plus assidu que lui. Il a publié des hagiographies dans l’Écho de Paris. Il est un des grands patrons littéraires de saint François d’Assise, de sainte Claire, de saint Bonaventure… Mais poursuivons notre inventaire. Voici la collection ostéologique qui a permis à René Longuemare d’écrire un mémoire très documenté sur la dentition des races jaunes… les chinoiseries de la « dame en blanc », dont il est parlé dans le Livre de mon ami… les pantoufles, la robe de chambre et le chat de Sylvestre Bonnard… une enseigne, où est peinte l’image de la Reine Pédauque, laquelle, comme on sait, avait les doigts palmés, à la façon des oies et des canes… le rabat, les manchettes et le petit collet de l’abbé Coignard, un peu froissés par les transports amoureux de la belle libraire Nicole Pigoreau… la berline où l’abbé et M. Anquetil firent le voyage de Bourgogne en devisant sur la vérité et sur le mensonge, sur le vice et sur la vertu… Enfin, voici un miroir magique, où l’on voit véritablement des spectacles merveilleux. C’est d’abord, en une suite de visions suggestives, le xviiie siècle français, aperçu en détail, avec ses souvenirs, ses espérances et ses craintes, pimpant, chansonnier, frondeur, inquiet, blasé et cependant capable, par miracle, d’attendre du nouveau. Puis, un décor plus lointain : Alexandrie ! Non pas le lamentable port où abordent aujourd’hui les paquebots de Cook, non pas la cité fiévreuse, agitée et morte, où la colonne de Pompée voisine avec un cimetière arabe, où la barbarie du Sporting club rivalise de laideur avec la « gare de Moharem » et avec le « boulevard de Ramleh », mais la troublante et magnifique capitale des Ptolémées, ville de plaisir et de philosophie, de débauche et de religions, de bibliothécaires et de poètes, de courtisanes et de saints. L’auteur de Thaïs s’est attardé avec délices dans ce musée et dans ce pandémonium. L’Égypte alexandrine est une de ses patries de prédilection. Il la préfère quelquefois au quai Malaquais et au dôme de l’Institut.
Pourtant, avec l’assistance de Jérôme Coignard, il nous fait voir encore un troisième tableau, un peu plus vague, de contours mobiles et de couleurs fuyantes, malaisé à saisir, comme une œuvre inachevée. J’ai vu apparaître dans ses deux derniers livres, si ingénieux et si pleins, non plus des corps, vêtus de haillons historiques, mais des âmes où la lutte des opinions contradictoires se déchaîne en de violentes tempêtes, suivies par des calmes plats. Il m’a semblé que ces âmes étaient les nôtres et j’ai senti palpiter, sous leur gaieté apparente, des angoisses et des terreurs.
Comment définir l’enchanteur qui a su évoquer en lui-même et chez les autres tous ces
mirages ?
Sa figure est indécise. On ne peut fixer les traits
de ce flâneur studieux, de ce pessimiste couronné de roses, de ce sceptique attendri. Il
est multiple et complexe. Il fait songer à Aulu-Gelle, à Apulée, à Érasme, à M. Tamizey de
Larroque, à l’empereur Hadrien, à M. Léon-G. Pélissier. Il donne l’idée de ce qu’aurait pu
être Renan, si ce grand homme n’avait été ni sémitisant, ni épigraphiste, ni tenace dans
ses desseins. Laissons à la postérité le soin de lui assigner son rang parmi les maîtres.
Il est sûr de comparaître devant elle, si l’exquise perfection du langage est un titre à
l’estime de nos descendants. On dira de lui ce qu’il a dit de son bon maître l’abbé
Jérôme : « C’est le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la
terre. »
On ajoutera peut-être, comme on fait pour tous ceux que la Muse a trop
gâtés : « Il fut délicieux et inquiétant. »
Ce fut une joie parmi les amateurs de subtile, précieuse et troublante littérature, lorsqu’on apprit que M. Anatole France allait tourner vers l’étude des mœurs contemporaines et des vices mondains les rares facultés d’observation, de divination et de fantaisie par lesquelles il avait ensorcelé tous ceux qui l’avaient suivi aux retraites fleuries et parfumées où se plaisaient jadis son érudition diverse, son ondoyante philosophie, son ironie mouillée de larmes.
Pendant tout un hiver, autour des tasses de thé, sur les bergères des salons hospitaliers aux gens de lettres, on se posa des questions intriguées : Allait-il recommencer, pour les dames inquiètes que Jules Lemaître appelle des perruches troublées, l’analyse éternelle de l’adultère confortable et bourrelé de remords ? Allions-nous revoir nos vieilles connaissances : la « garçonnière » capitonnée de tentures qui étouffent le bruit, les petits entresols, les cabinets de toilette ou l’on trouve tout ce qu’exige le juste souci de la bonne tenue, et les coquets chiffonniers en bois de rose, et les trousseaux des pécheresses, et la lumière amortie des lampes, et la soyeuse caresse de ces « dessous » tant de fois explorés ? Quelle confession vraie, quelle passion vécue, quel scandale notoire allaient transparaître sous les dehors de la fiction ? Serait-il possible d’apercevoir sous des noms supposés, sous un déguisement inventé à plaisir, des hommes et des femmes de chair et d’os, des figures « parisiennes », des pantins et des poupées rencontrés au bal, coudoyés au vernissage ou aux premières, subis pendant les longs voisinages des grands dîners ?
D’abord, pourquoi ce titre charmant : le Lys rouge ?
Voici. Miss Vivian Bell, poétesse anglaise, esthète amoureuse de Fiesole, amie très chérie par l’héroïne principale du roman, rime des stances où rougeoie la fleur préférée des Primitifs toscans :
Quand la cloche, faisant comme qui chante et prie,Dit dans le ciel ému : « Je vous salue, Marie »,La vierge, en visitant les pommiers du verger,Frissonne d’avoir vu venir le messagerQui lui présente un lys rouge et tel, qu’on désireMourir de son parfum sitôt qu’on le respire.La vierge au jardin clos, dans la douceur du soir,Sent l’âme lui monter aux lèvres et croit voirCouler sa vie ainsi qu’un ruisseau qui s’épancheEn limpide filet de sa poitrine blanche.
On sait que le lys, emblème de pureté, est aimé par les préraphaélites anglais. M. Oscar Wilde se promenait souvent, dans Regent Street, un lys à la main, et un tournesol brodé sur son veston.
Ensuite, ce lys rouge, cette fleur symbolique, au calice teint de pourpre sanglante, était l’emblème de la République de Florence. Or, c’est dans la suavité sévère du paysage florentin, au-dessus des oliviers, des pins et des cytises où s’épanouit la « Cité de la Fleur », parmi les chapelles et les oratoires, sur la sainte colline de Fiesole, que se noue le drame d’amour très profane auquel l’auteur nous initie sans colère et sans réticences.
La villa des Cloches, décor préraphaélite et ultramoderne, que miss Vivian Bell, auteur d’Yseult la Blonde, a ornée de meubles spiritualistes, de formes grêles et de musicales figures, prête son artificielle féerie à la rencontre de deux personnes dont l’idéalisme est traversé par de furieux élans charnels : la comtesse Martin, femme d’un député du centre gauche, maîtresse d’un clubman qui chasse présentement le renard, et M. Jacques Dechartre, sculpteur, trop expert et trop rompu aux prouesses d’amour pour avoir encore le loisir de sculpter.
Femme exquise, créature de passion, de volupté et de misère, âme de désir, chair de boue, si l’on veut, mais d’une boue aussi fine que l’argile des courtisanes de Tanagra. Le poète des Noces corinthiennes, le peintre de la Rôtisserie de la Reine Pédauque, a caressé complaisamment le contour de cet être fragile et délicieux. Il a déshabillé cette femme devant nous, comme sur une table à modèle, faisant jouer la lumière le long des lignes souples, détaillant ce trésor de beauté, depuis la fine pointe des cheveux dorés, jusqu’aux pieds de marbre rose. Jamais on ne commenta plus savamment la délicate impudeur de ces vers de Villon ;
Corps féminin, qui tant es tendre,Poli, souëf et gracieux…
Telle de ces attitudes, sobrement indiquée d’un geste et fixée d’un trait de plume, vaut une aquarelle de Besnard, une maquette de Puech :
Elle se regarda dans une glace avec une attention sérieuse. Elle se tenait de côté, le cou sur l’épaule, pour suivre le jet de sa forme fine dans le fourreau de satin noir autour duquel flottait une tunique légère, semée de perles où tremblaient des feux sombres…
Elle, cependant, les mains étendues sur les bras du fauteuil, dans un repos charmant, la tête penchée de côté, regardait mourir le feu. Sa pensée s’était envolée d’elle : il n’en restait plus rien à son visage un peu triste ni sur son corps alangui, plus désirable que jamais dans ce sommeil de l’âme…
Il alluma une cigarette, tandis qu’elle renouait ses cheveux, debout, le dos au feu, devant la psyché… Elle prenait des épingles dans la petite coupe de verre de Bohême qui était sur la table… Il la regardait qui passait rapidement dans les ruisseaux d’or fauve de sa chevelure des doigts de lumière, tandis que son visage, durci et bronzé par l’ombre, prenait une expression mystérieuse, presque inquiétante…
Dans la chambre de goût esthétique tapissée d’étoffes où des citronniers chargés d’énormes fruits d’or formaient comme un bois de féerie, Thérèse, la tête sur l’oreiller et son beau bras nu replié sur la tête, songeait, sous la lampe…
… Elle prit plaisir à s’habiller avec un soin délicat et caché. Son cabinet de toilette, sorti d’une fantaisie esthétique de miss Vivian Bell, avec sa poterie grossièrement vernissée, ses grandes cruches de cuivre et le damier de ses carreaux de faïence, ressemblait à une cuisine de féerie… Elle découvrit hardiment cette ligne de la nuque, qu’elle avait fine et pure…
Le matin, la tête sur l’oreiller brodé d’un écusson en forme de cloche, elle songeait à ces vierges si fines dans un encadrement d’anges…
Devant la Vierge qui, dans un ciel pâle, reçoit de Dieu le père la couronne immortelle, il la prit dans ses bras…
Assise sur le lit, laissant comme une baigneuse, pendre ses jambes nues, elle resta longtemps immobile et songeuse…
Ouït-on jamais litanies plus dévotes, leitmotive d’une modernité plus mystique et plus sensuelle ? Ceci est inoubliable :
Thérèse glissait, vêtue de gris sombre, sous les cytises en fleur. Les buissons d’arbouses couvraient d’étoiles argentées le bord escarpé de la terrasse et, sur le penchant des coteaux, les lauriers dardaient leur flamme odorante. La coupe de Florence était toute fleurie.
Vivian Bell allait, blanche, dans le jardin embaumé.
— Vous le voyez, darling, Florence est vraiment la ville de la fleur, et ce n’est pas à tort qu’elle porte le lys rouge pour emblème. C’est fête aujourd’hui, darling… Nous danserons dans le jardin…
Et ailleurs :
Elle venait, le long des buis taillés, dans sa robe couleur de maïs. Le fin soleil d’hiver l’enveloppait d’or pâle. La lumière, qu’elle aimait, lui était indulgente. Et vraiment elle était jolie, baignée dans ce jour léger de Florence, qui caresse les belles formes et nourrit les nobles pensées. Un rose fin montait à ses joues bien arrondies. Ses prunelles, d’un gris bleuissant, riaient ; et quand elle parlait, l’éclair de ses dents avait une douceur ardente… Elle tenait son ombrelle de la main gauche, l’autre main jouait nue avec des violettes. Dechartre avait le goût, l’amour, la folie des belles mains… Celles-là le ravissaient. Il les trouvait sensuelles et spirituelles. Il lui semblait qu’elles étaient nues de volupté … Il les examina avec une attention charmée, jusqu’à ce qu’elle les eût fermées sur le manche de l’ombrelle. Alors, un peu en arrière d’elle, il la regarda encore. Le buste et les bras d’une ligne gracile et pure, les hanches riches, les chevilles fines, dans sa belle forme d’amphore vivante, elle lui plut.
J’aime peu ce Dechartre. C’est un égoïste et un poseur. Il pérore trop. Il dit souvent des choses charmantes. Mais je sais bien qu’il ne les dirait pas si M. Anatole France ne les lui soufflait. D’ailleurs, on parle beaucoup chez miss Bell. C’est, du matin au soir, sur la colline de Fiesole, un perpétuel caquet de volière enragée et ingénieuse. On dirait un jeu de propos interrompus saisi par un sténographe et retouché par un artiste Tout le long du jour, les licornes des vieilles tapisseries, les vierges siennoises et les abat-jour de soie pâle entendent des pensées sur la vie et sur la mort, des pensées sur le moyen âge italien, des pensées sur les préraphaélites anglais, sur Dante, sur Botticelli, sur le passé, sur le présent, sur l’avenir. On est grisé par cette avalanche de jolies phrases comme par une pluie de fleurs exotiques et capiteuses. On admire avec anxiété l’artifice de ces âmes, qui sont enroulées, tortillées, torturées comme des serpents qui voudraient se mordre la queue et qui ne peuvent pas. Ces dialogues philosophiques semblent être la déviation d’un instinct contrarié, vicieux et inassouvi. Jamais le tumulte et la défaillance de nos consciences irritées et veules, de nos esprits désabusés et curieux n’ont été plus cruellement dénoncés. Dans dix ans, il faudra peut-être ajouter un commentaire explicatif à cette étude d’une « cosmopolis » très particulière où les modes sont rapides, où un tic chasse l’autre. Pour le moment, ce décalque est net, clair, impitoyable. Ces désœuvrés qui se mécanisent la cervelle pour éviter l’ennui qui les enveloppe et les engourdit, ces désœuvrées, si curieuses de sensations nouvelles que rien ne les étonne et que rien ne leur répugne, c’est nos voisins, c’est nos voisines, si ce n’est pas nous. Ils s’expriment fort bien, en style correct et imagé, avec des gestes mesurés et polis. Parfois, en les suivant, nous heurtons quelque perversité incongrue, cachée sous la mélodie des paroles, comme une vipère sous des touffes de couleurs et de parfums.
Sauf cette pauvre miss Bell, dont la candeur compliquée n’est qu’une folie assez inoffensive, ils sont presque tous très vilains. Lequel vaut mieux, de Choulette, le poète bohème et parasite, socialiste et rapace, dégoûtant de crasse et fou d’orgueil, buveur d’absinthe et avaleur d’hosties, suiveur de processions et souteneur de Madeleines peu repentantes, mandarin déclassé pour qui le vagabondage est un rôle et un gagne-pain, ou du beau prince Albertinelli, ténor et sigisbé, brocanteur de tableaux et coureur de dots ?
Au reste, ces personnages sont très épris des choses saintes. Leur érotisme est auréolé des sept rayons du nimbe sidéral, et fleuri des blancs pétales de la rose mystique. Ils se récitent l’Évangile pour s’encourager à mal faire. Ils voient en songe des martyrs et des martyres. Ils parlent aux archanges, ni plus ni moins que la Pucelle d’Orléans. On est amusé par le tableau de ces bizarreries ; on est ébloui, charmé, scandalisé, abasourdi par ce prodigieux gaspillage de talent où l’auteur semble se divertir plus que nous.
Ces hommes et ces femmes, si fort enfoncés dans le siècle, répètent machinalement des mots apostoliques, comme si notre frivolité faisandée aimait les liturgies à la façon des mauvais prêtres qui célèbrent désespérément des messes noires. Il n’est point de livre où il soit plus question de bonté, de charité, de douceur, d’actions de grâce, de piété. Il n’est point de satire qui pince mieux notre « rosserie » en la caressant, qui laisse davantage une impression d’amertume et de malice, une piqûre cuisante, un goût de cendre. Ô naïveté de saint Bonaventure, ô pureté de sainte Claire, vous n’aviez pas prévu ces hagiographes et ces pèlerins !
Les cavaliers du Décaméron oubliaient la peste et la mort en disant des contes galants, facétieux ou tragiques. Les touristes du Lys rouge se consolent des misères dont souffre leur siècle douloureux, en vivant par la tête et par les sens, en parlant du bout des lèvres, en lisant du bout des cils, en aimant à fleur de peau.
Souvent, la charrette anglaise de miss Vivian Bell emporte la bande joyeuse, par les rampes de la colline, vers les palais et les églises de Florence. Alors, de Sainte-Marie-Nouvelle à Or-San-Michele, du Baptistère au Vieux-Pont, c’est une orgie d’impressionnisme, d’intellectualisme et de bibelotage. De toutes les dissertations que les bronzes de Donatello ont entendues depuis qu’il y a des Joanne et des Baedekerg, les plus curieuses sont assurément celles que M. Anatole France a notées et recueillies sur son carnet de route. Ces promenades de forestieri sceptiques, religiosâtres et stupéfaits parmi des merveilles d’art qui furent patiemment façonnées par des artistes probes, casaniers et consciencieux, étaient dignes d’exercer la raillerie d’un ironiste aigu. Il y a, dans ce tableau de maître, des traits saisissants : l’adultère, s’attardant aux cloîtres où passa, si blanche et si légère, la robe du bienheureux Angelico ; la volupté, cédant à de furtifs caprices dans la propre cellule de saint Antonin ; cette saveur de pieux sacrilège répandue sur la description d’un pèlerinage à la Terre de Beauté.
Les historiens qui aiment à observer les révolutions du goût, les humoristes épris
d’antithèses, les psychologues qui croient à la relativité de la connaissance et qui
professent avec raison que nous voyons dans le monde extérieur un reflet de nous-mêmes,
devront, après avoir lu le Lys rouge, relire Corinne. Mettez
le turban et le châle de Mme de Staël à côté de la toque de loutre et
du manteau carmélite de la comtesse Martin. Rappelez-vous Oswald : « Jamais il ne
racontait une action
généreuse, jamais il ne parlait d’un
malheur, sans que ses yeux se remplissent de larmes, et toujours il cachait son émotion.
Il inspirait à Corinne un sentiment de respect qu’elle n’avait pas éprouvé depuis
longtemps. »
Rien n’est plus instructif que ces comparaisons. Décidément, les
verres teintés à travers lesquels nous apercevions l’Italie ont changé de couleur. Nous
n’avons pas gardé les mêmes manières d’exprimer nos sentiments et de déguiser nos
faiblesses. À quoi M. Anatole France, qu’on ne prend jamais au dépourvu, pourra répondre
qu’après tout les tirades idéalistes d’Oswald et les exigences plus précises de Jacques
Dechartre doivent aboutir, par la puissance des fatalités naturelles, au même résultat.
C’est égal. J’aime mieux ce lord sentimental et svelte, que ce sculpteur trapu et
râblé.
L’étrange livre, en vérité ! Il ne pouvait être écrit que par un moraliste très délié, très averti, très habitué aux cas rares, aux raffinements des âmes lasses. On pourrait extraire de ce récit une quintessence de sagesse élégante, un florilège de maximes dignes d’être notées, en caractères nués d’azur et d’or, sur un vélin de vieux missel, avec ces plumes de celluloïde que les papetiers artistes ont inventées et qu’il faut manier comme des pinceaux. Voici quelques versets de ce bréviaire :
Les beaux mouvements, c’est la musique des yeux.L’amour conserve la beauté, et la chair des femmes se nourrit de caresses comme l’abeille de fleurs.Les savants ne sont pas curieux, et il est indiscret de les interroger sur ce qui n’est pas dans leurs vitrines.La jalousie n’est pour une femme que la blessure de l’amour-propre.On n’est jamais bon quand on aime.Une femme est franche quand elle ne fait pas de mensonges inutiles.Il faut être sensuel pour être humain.Donnons aux hommes, pour témoins et pour juges, l’Ironie et la Pitié58.
Quelles moissons riches et variées on pourrait cueillir encore dans ce conte d’amour dont le dénouement reste indécis ! On y trouve une infinité de choses qui furent longtemps séparées, et qu’associe notre soif d’impressions inédites et d’effets nouveaux : cierges d’églises et chandelles d’hôtels garnis, vases sacrés et vaisselle diabolique, eau bénite et eau de Chypre, encens, esbouquet, métaphysique fougueuse, insatiables péchés. Souvent, au détour d’une phrase, au tournant d’une page, on se demande si l’aventure de la comtesse et du sculpteur n’est pas un prétexte pour nous montrer l’intérieur d’une maison, le fond d’un cœur, les tares d’une société, les épisodes d’une décadence. Par endroits, quelle verve douce et terrible ! Le chapitre XXXI, où l’on voit des politiciens former un ministère, est une excellente caricature.
Somme toute, lorsqu’on ferme ce volume à la fois si plein et si décevant, on demeure déconcerté. Qu’est cela ? Est-ce un album de photographies ? un recueil de pochades ? un paquet d’épigrammes ? un fagot d’épines dissimulé sous les fleurs d’une incomparable rhétorique ? un nouveau document pour les dossiers du docteur Nordau ? On dirait, parfois, une revue de fin d’année. Ces phrases, pailletées comme un costume de théâtre, fourmillent d’allusions, débordent d’actualité. L’anarchie, saint François d’Assise, Napoléon, la déconfiture du radicalisme, la question juive, Tolstoï, l’esprit nouveau, toutes nos terreurs, toutes nos manies, toutes nos témérités, défilent dans ce panorama bariolé avec une précision qui instruira et qui tourmentera nos descendants. C’est, par endroits, le roman mondain dans toute sa grâce, dans toute son indiscrétion. C’est un mélange d’esthétique et de volupté, de christianisme et de paganisme. On y respire un parfum de jardins et de chapelles, avec une forte odeur de balais rôtis. Parfois, c’est le sombre poème de la chair esclave, aveugle, sourde, meurtrie, emportée dans le flot des êtres, sans savoir où elle va… C’est l’œuvre d’un observateur, d’un poète, d’un voyageur, d’un savant, d’un philosophe. Est-ce le roman d’un romancier ? Qu’importe ? c’est si bien écrit ! Savez-vous qu’il n’y a que deux ou trois personnes capables d’écrire avec cette grâce, cette souplesse, cette magie à laquelle on craint de se livrer, tant la séduction en est irrésistible et dangereuse ? Et encore, toute réflexion faite, je crois bien que M. Anatole France est seul de son espèce. Les fées l’ont gâté.
L’auteur du Lys rouge est un sorcier, un nécromant. Il réussit, par des maléfices dont il possède le secret, à ranimer d’un semblant de vie des âmes qui sont mortes. Il pare de prestiges souverains des fantoches et des fantômes. Pourquoi consacre-t-il son temps, son talent, sa peine à renouer des ficelles de polichinelles cassés ? Après le Crime de Sylvestre Bonnard, après le Livre de mon ami, on attendait de sa fertile et riante fantaisie quelque invention où il y eût moins d’ironie et plus de pitié. La contrée où s’est attardé, cette fois, le biographe de Jérôme Coignard est maintenant connue. Les sleepings, les mails, les five o’clock n’ont plus de mystères pour nous. S’il y pousse des vices nouveaux, les spécialistes sauront bien nous les décrire en détail. Nous sommes las des mondains et des mondaines qui disent et font toujours la même chose. Nous sommes fatigués de ces histoires d’amour, où le cœur n’est pour rien. Qu’on nous montre, au lieu des petitesses de la « grande vie », de petites vies et de grandes âmes. Ah ! qui nous rendra le roman qui allège le poids du jour, le rêve qui éblouit, l’illusion plus réelle que la réalité, la chanson qui berce la misère humaine, le beau livre d’images qui fait pleurer et qui console ?
M. Anatole France aurait dû vivre à Florence, au temps où Laurent le Magnifique comblait de ses bienfaits les poètes, les sculpteurs et les peintres. Là-bas on voyait souvent des hommes et des femmes se promener sur les places publiques, ou se réunir autour d’un repas frugal, en dissertant harmonieusement sur les plus graves problèmes de la philosophie. C’était le bon temps. Les gouvernements étaient doux pour les artistes. Le pouvoir favorisait sans honte les hommes bien nés qui aiment mieux être oisifs que méchants. Les moralistes et les professeurs étaient heureux. La reconnaissance publique honorait ceux qui apportent au monde, disgracieux et discordant, un peu de musique et de beauté. La Toscane était le paradis des poètes. On y célébrait, en sonnets d’amour, le sourire des jeunes filles et les magnificences de l’univers. Les vieillards, comme les jeunes gens, oubliaient de dormir en écoutant des contes. Le Décaméron fut, là-bas, le bréviaire des gentils esprits. Même au plus fort des calamités publiques, ce peuple de Florence gardait sa gaîté naturelle et son gracieux génie : ingegnoso e piacevole molto. La douleur même, dans ce pays, prenait un air sensuel, caressant, naïvement immoral.
Un jour, Machiavel alla faire sa prière à l’église de Santa-Croce. C’était au temps où la peste ravageait la ville et où les fossoyeurs dansaient en revenant des enterrements. Il vit devant le maître-autel une jeune fille très belle, dont les yeux étaient étincelants, et dont la chevelure était dénouée.
— Que fais-tu là, ma fille ? lui dit-il avec bonté.
— Ce que je fais ? répondit-elle. Je pleure mon amant. J’ai perdu toute ma joie, et je ne puis mourir. Oh ! avec quel plaisir je l’ai serré jadis dans mes bras si heureux ! Avec quelle tendresse je regardais ses yeux si beaux, si câlins ! Quelle douceur de poser mes lèvres ardentes sur sa bouche qui sentait bon comme une fleur ! Quelle volupté je sentais à presser mes seins enflammés contre sa poitrine si blanche et si jeune !
Machiavel, qui était diplomate, donna quelques conseils à cette jeune fille. Puis il s’en alla.
M. Anatole France, qui est, avant tout, artiste et philosophe, eût admiré cette passion effrénée » cette éloquente déraison. L’auteur du Lys rouge est toscan. Du moins il l’est en ce moment. C’est sa plus récente incarnation. Il eût aimé à vivre dans ce monde mobile, passionné et délicat. Je ne sais pourquoi le hasard l’a fait naître dans notre démocratie grise, parmi les citoyens d’une république peu athénienne où tout le monde apprend à lire et où personne bientôt ne lira plus. Je le vois très bien, sous les sapins des Camaldules ou sous les cyprès de Fiesole, assis sur la pelouse au coucher du soleil et offrant à ses amis, avec des fleurs fraîchement cueillies, les dernières fantaisies de son imagination toujours jeune : le Puits de Sainte-Claire, le Jardin d’Épicure.
M. Anatole France était à Sienne au printemps dernier. C’est une cité noble et pauvre, de grande mine, de vie chétive, de silence religieux. Elle est majestueuse et usée, comme ces manteaux dont les nobles, en Italie, couvrent leur dénuement. Elle possède d’admirables tableaux, où l’attrait de la dévotion s’associe à un certain relent de perversité. Le visage de sainte Catherine fut peint, dans la cathédrale de Sienne, par un excellent artiste qui, à cause de ses mœurs, avait été surnommé le Sodoma… À une demi-lieue de la ville, sur le flanc d’une colline, on rencontre un puits fort ancien qui, ayant été illustré jadis par un miracle dû à l’intercession de sainte Claire, porte maintenant le nom de cette sainte, laquelle fut, comme on sait, la préférée de saint François d’Assise. Au puits de Sainte-Claire, sous les étoiles de la nuit transparente, l’auteur du Jardin d’Épicure rencontra un aimable cordelier, le R. P. Adone Doni. Oh ! les jolies histoires que racontait ce père, assis sur la margelle de ce puits ! On ne voit, dans ces contes, que frères mineurs, perdus en félicités divines, chapes d’or et saints évêques, doctrine et fantaisie, ermitages coquets où flotte une odeur de sainteté. C’est un mélange savoureux de saint Bonaventure et de l’abbé de Brantôme. L’érudition du révérend père est prodigieuse. Il a découvert, parmi les capucins de saint François, un ancêtre de Napoléon Bonaparte. Il croit fermement que l’empereur a dû aux prières de ce bienheureux ses plus fameuses victoires. Quoi d’étonnant à cela ? Fra Bonaventura Buonaparte s’infligeait les jeûnes les plus durs, s’imposait des silences d’une année entière, s’agenouillait si souvent que ses genoux en étaient calleux. Ces privations méritaient bien, à quelques siècles de distance, les succès de Montenotte, de Lodi, de Millesimo et du dix-huit Brumaire…
De tous ces récits, qui seront le bréviaire des âmes délicates et un peu troublées, on voit sortir, comme des traits de lumière, quelques grandes vérités. On reconnaît, après avoir lu les aventures du saint homme Giovanni, que la simplicité des innocents est d’un plus haut prix que la science des habiles. Saint Satyre est un peu païen. Buffalmacco est un peu joyeux. La dame de Vérone est une amoureuse assez diabolique. Mais il y a, dans cet évangile profane, un si subtil parfum de dévotion franciscaine ! M. Émile Gebhart qui est, lui aussi, un très bon apôtre, doit être, in petto, jaloux de ces délicieuses chasubleries.
Je voudrais dire plus longuement toutes les voluptés que m’a procurées cette piété curieuse de M. Anatole France. À mesure que l’auteur de Thaïs s’engage plus avant dans les délices ecclésiastiques, sa plume devient plus caressante et, s’il est possible, plus adroite. Sa phrase a des blandices qui chatouillent, des audaces cajoleuses où l’on se pâme. Son style est calme et sensuel, exact et câlin, précis et vague, respectueux et très impie. Et je renonce à le définir.
Le Jardin d’Épicure ! Quel joli titre ! L’auteur des Noces corinthiennes sait donner à ses œuvres exquises des noms ironiques et charmants. Ici, le titre est expliqué par une phrase empruntée à un prélat décadent et par des strophes prises dans l’anthologie d’un poète universitaire :
Il acheta un beau jardin qu’il cultivoit lui-même. C’est là où il établit son école ; il menoit une vie douce et agréable avec ses disciples qu’il enseignoit en se promenant et en travaillant… Il étoit doux et affable à tout le monde… Il croyoit qu’il n’y a rien de plus noble que de s’appliquer à la philosophie.
Ensuite, on lit deux quatrains :
Que n’avons-nous connu vos caresses légères,Ô souffles embaumés de l’antique jardin,Ô brises de Cécrops, divines messagères,Vous qui tentiez jadis le poète latin !…………………………………………………C’est de là que nos yeux, dans un calme sourire,Auraient pu voir au loin les erreurs des mortels,L’ambition, l’amour égaux en leur délire,Et l’inutile encens brûlé sur les autels.
Cette prose de Fénelon59, ces vers de M. le professeur Frédéric Plessis sont, en effet, le frontispice qui convenait le mieux à ce livre de philosophie élégante, un peu ecclésiastique et très docte.
M. Anatole France, qui est érudit avec délices, ne peut quitter, même lorsqu’il brise des idoles, le ton discret, le verbe persuasif et la douceur onctueuse des confesseurs. Épicure est son maître. Mais Épicure, pour dicter de si jolies sentences au biographe de l’abbé Jérôme Coignard, a pris un costume fort imprévu. Ce n’est plus cet Épicure que chantait Lucrèce, ce révélateur de la Nature des choses, cet apôtre intransigeant et fougueux, ce réformateur anticlérical, qui criait sur les toits : « Ni Dieu ni maître ! » Ce n’est pas non plus l’Épicure d’Horace. J’imagine que M. Anatole France n’aimerait pas être comparé à l’ami de Mécène, à ce Désaugiers latin que les programmes classiques s’obstinent à mettre, par un sacrilège effroyable, à côté du divin Virgile. Non, c’est un Épicure nouveau, très moderne, indulgent aux récentes trouvailles de la mode, initié, sans ferveur, aux mystères de la science contemporaine, très écouté dans les salons littéraires, mêlé au siècle, nullement disposé, comme les moralistes d’autrefois, à se retirer dans une forêt, loin des hommes. S’il est dans un jardin, ce n’est pas pour longtemps. Raison de plus pour l’y suivre et pour écouter attentivement ce qu’il dit.
Il parle si bien ! Goûtez ceci, ô femmes :
Le christianisme a beaucoup fait pour l’amour en en faisant un péché. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute ! Il montre combien elle est dangereuse. Il répète avec l’Ecclésiaste : « Les bras de la femme sont semblables aux filets des chasseurs, laqueus venatorum. » Il nous avertit de ne point mettre notre espoir en elle. Mais, par la crainte qu’il en fait paraître, il la rend puissante et redoutable.
L’orgueil de la femme s’accommode des précautions que l’Église prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie : « Va-t’en, bête ! » cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné.
Pour faire de vous, mes sœurs, la terrible merveille que vous êtes aujourd’hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses : la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui vous donna des scrupules. Depuis lors, c’est parfait : vous êtes un secret et vous êtes un péché.
Saint Jérôme se livrait en vain aux jeûnes et aux prières ; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habitué de Moulin-Rouge.
Le docteur aimable qui a répandu sa pensée au Jardin d’Épicure est prêt sur tous les sujets. Il n’est personne ici-bas qui ne puisse profiter de ses discours et de ses avertissements. Mais c’est surtout aux gens du monde que s’adressent ses précieux propos. Je regrette que l’éditeur Calmann Lévy n’ait pas imprimé ce bréviaire incomparable sur le satin et la soie, ou du moins sur un joli papier, de petit format, afin que les personnes raffinées pussent y poser leurs yeux sans craindre l’injure d’une typographie trop fautive ou la gêne d’une excessive dimension. Il faudrait pouvoir emporter ce livre avec soi partout : en voiture, aux bains de mer, au patinage, au tennis, au bal, au cercle. On y trouve des maximes pour toutes les circonstances de la vie.
Les clubmen se plairont aux réflexions ingénieuses que le jeu suggère au sage. En lisant
ces considérations sur « l’art de ramasser en un seul instant les émotions éparses
dans une lente existence »
, sur le jeu, « corps à corps avec le destin,
combat de Jacob avec l’ange, pacte du docteur Faust avec le diable »
, peut-être
diront-ils, comme Socrate à propos de Platon : « Que de choses cet homme nous fait
dire auxquelles nous n’avions jamais pensé ! »
Mais ils inclineront la tête en
signe d’assentiment, lorsqu’ils entendront cette maxime :
Le jeu a des ongles de diamant ; il est terrible, il donne, quand il lui plaît, la misère et la honte ; c’est pourquoi on l’adore.
L’attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il n’y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur enivre. Le jeu est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C’est un dieu. Ceux qu’il dépouille cruellement, en imputent la faute à eux-mêmes, non à lui. « J’ai mal joué », disent-ils. Ils s’accusent et ne blasphèment pas.
C’est à petites gorgées, lentement, en savourant chaque goutte, qu’il faut puiser à la source de gaie science où nous convie, cette fois, l’auteur de la Rôtisserie de la Reine Pédauque. On hésite à tourner les pages. On voudrait s’arrêter partout, pour se réjouir ou pour s’indigner. Un métaphysicien convaincu se fâchera s’il lit cette impertinence :
L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air.
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement universel. Il n’y en a pas.
Un système comme celui de Kant ou de Hegel ne diffère pas essentiellement de ces réussites par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes, l’ennui de vivre.
Songez-y, un métaphysicien n’a, pour constituer le système du monde, que le cri perfectionné des singes et des chiens. Ce qu’il appelle spéculation profonde et méthode transcendante, c’est de mettre bout à bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopées qui criaient la faim, la peur et l’amour dans les forêts primitives et auxquelles se sont attachées peu à peu des significations qu’on croit abstraites quand elles sont seulement relâchées.
Un puritain commettra le péché de colère en lisant cet axiome et ce qui suit :
Il n’y a pas d’éthique… Je ne sens pas en moi l’étoffe d’un dieu, si petit qu’il soit.
Ma faiblesse m’est chère. Je tiens à mon imperfection comme à ma raison d’être.
Ceci me paraît être le dernier terme d’un scepticisme stupéfiant :
C’est une grande niaiserie que le connais-toi toi-même de la philosophie grecque. Nous ne connaissons jamais ni nous ni autrui.
Et ceci est d’un renanisme par trop déformé :
C’est faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer à la recherche de la vérité.
Que dira un historien, si ses yeux tombent sur ce propos :
Y a-t-il une histoire impartiale ? Et qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ?… L’histoire n’est pas une science, c’est un art.
Dans la nuit où nous sommes tous, le sage se cogne au mur, tandis que l’ignorant reste tranquillement au milieu de la chambre.
Quelques membres de l’Institut seront scandalisés par cette cruelle sentence :
Les vieillards tiennent beaucoup trop à leurs idées. C’est pourquoi les naturels des îles Fidji tuent leurs parents quand ils sont vieux. Ils facilitent ainsi l’évolution, tandis que nous en retardons la marche en faisant des académies.
Les vieux poètes qui ont marqué dans quelque changement poétique ne veulent plus qu’on change rien. Poète, sénateur ou cordonnier, on se résigne mal à n’être pas la fin définitive des mondes et la raison suprême de l’univers.
Les personnes qui s’obstinent à rêver une régénération sociale et l’allégement de toutes les misères seront choquées de la façon dont le nouveau disciple d’Épicure se résigne aux imperfections de l’univers. Exemple :
Le mal est nécessaire. S’il n’existait pas, le bien n’existerait pas non plus. Le mal est l’unique raison d’être du bien. Que serait le courage loin du péril et la pitié sans la douleur ? Que deviendraient le dévouement et le sacrifice au milieu du bonheur universel ? C’est grâce au mal et à la souffrance que la terre peut être habitée et que la vie vaut la peine d’être vécue. Aussi ne faut-il pas trop se plaindre du diable. C’est un grand artiste et un grand savant… À chaque vice qu’on détruit correspondait une vertu qui périt avec lui.
Et donc, ne soyons pas irrités contre la malveillance du Démiurge. Ne lançons pas contre le ciel les Blasphèmes de M. Jean Richepin. Pardonnons aux femmes laides, et remercions ces bonnes créatures de jouer, pour aviver nos plaisirs, le rôle ingrat de repoussoirs. Bénissons Macbeth, Troppmann et Chopart dit l’Aimable. Leur scélératesse nous fait mieux comprendre la vertu d’un Marc-Aurèle, d’un Paul Desjardins, et d’un Raoul Allier. Dansons avec reconnaissance sur le volcan où le sort nous a jetés. La crainte de l’éruption finale nous fera mieux sentir le charme des sursis qui nous sont accordés. Un condamné à mort, dans sa cellule, vit dix fois plus que celui qui compte avec sécurité sur le déjeuner du lendemain. Son existence gagne en intensité, comme disent les savants, ce qu’elle perd en étendue.
Poursuivons cette lecture. Ce livre de morale capiteuse est un peu grisant. C’est un élixir concentré. Pris en petite quantité, il communique aux sens une ébriété douce et inoffensive. Telle de ces phrases est une pilule dorée, qui excite. Cette sagesse est délicieuse. Il faut pourtant s’en méfier, comme des injections de morphine.
Il y a, dans le jardin d’Épicure, des coins de charmille et des myrtes élyséens où les ombres des morts les plus illustres dissertent en bon français sur toute sorte de questions. On y entend les conversations les plus divertissantes. Les figures les plus disparates s’y donnent rendez-vous. M. Anatole France se plaît dans la faible et douce lumière de cette retraite. Il a rencontré là l’ingénieux Ulysse qui lui a exposé son « état d’âme ». Puis, d’autres personnages sont venus, impalpables, légers, semblables aux nuages et à la fumée, mais fort éloquents. Rien de plus vivant que ce dialogue des morts. Platon, ouvrant la bouche pour démontrer que les femmes n’ont que deux âmes, est immédiatement réfuté par un père du concile de Mâcon. Origène, saint Augustin, Hegel et Schopenhauer proposent leurs opinions qui sont jugées saugrenues. Un Polynésien déclare que l’âme est un souffle et qu’au moment d’expirer il s’est pincé le nez pour retenir son âme ; mais le pauvre homme n’a pas serré avec assez de force, et son âme lui a échappé. Une Floridienne, morte en couches, confirme le témoignage de ce Polynésien. Bossuet s’avance et prononce quelques aphorismes solennels. Un Esquimau réplique. Cicéron et Victor Cousin sont à peu près du même avis sur l’immortalité de l’âme et sur la vie future. Mais un bouddhiste chinois les stupéfie par l’entêtement étrange avec lequel il refuse de raisonner sa foi. Pyrrhon pose des questions. Claude Bernard y répond en peu de mots. Et le bon Épicure, parlant le dernier (c’est son droit, puisqu’il est dans son jardin) résume la discussion :
« Ô Aristote, dit-il, l’âme est périssable et sujette à la mort. Chères ombres, attendez patiemment dans ces jardins le temps où vous perdrez tout à fait, avec la volonté cruelle de vivre, la vie elle-même et ses misères. Reposez-vous par avance dans la paix que rien ne trouble. »
Bref, jamais le talent de M. Anatole France n’a été plus caressant ni plus hardi. Il touche à tout avec une délicatesse bien irrévérente. Jamais son impiété n’a été plus élégante ni sa malice plus coquette. Il y a, dans ce jardin, comme une odeur diabolique et, dans les allées, sur le sable, la trace fréquente d’un pied fourchu. N’entrez pas là, si vous tenez à votre salut éternel… Après tout, si vous entrez, vous ne serez pas trop à plaindre : vous ferez connaissance avec le diable du logis, et vous entendrez, jusqu’à la consommation des siècles, sa prose jolie, claire, chantante. Je ne sais si les harpes et les violes des anges, au paradis, sont aussi plaisantes et mélodieuses. Le cantique des bienheureux doit être monotone, à la longue. Les discours de M. Anatole France sont variés, et, d’ailleurs, l’enfer où il nous convie est pavé de bonnes intentions.
Il y a, en effet, deux ou trois sermons dans ce recueil de libres pensées. Je me ferais scrupule de ne point les rapporter. L’auteur nous recommande trois vertus théologales : l’inquiétude, l’ironie et la pitié. L’inquiétude (il faut entendre par ce mot une anxiété d’esprit et non pas une affreuse angoisse du cœur) nous délivrera des solutions trop précises, du positivisme, des catéchismes scolaires, de l’ennui. L’ironie nous sera une arme contre les méchants et les sots. La pitié, à condition de n’être point trop tyrannique et agissante, nous inclinera aux indulgences souriantes qui font tout pardonner et qui font dire au sage : « À quoi bon vouloir changer le cours des choses ? La vie est bonne. Couronnons nos fronts de guirlandes fleuries. »
Le sage supporte la vie ; il arrive même jusqu’à l’aimer, parce qu’il a su découvrir les deux principales sources d’éternelle consolation. Oui, c’est folie que de maudire le destin. La science est vaine, la foi est un leurre, la philosophie est une farce de mauvais plaisants ; mais notre lot n’est pas si mauvais, puisqu’on a mis à notre portée tout ce qu’il nous faut pour passer agréablement les quelques jours d’existence terrestre qui nous sont imposés.
D’abord, les femmes. De tout temps elles ont embelli la terre et donné à ceux qui les aiment un avant-goût du ciel. Aimons-les de toutes nos forces. Le temps que nous passons avec elles est bien employé. Ont-elles jamais été plus gracieuses, plus souveraines, plus divines que maintenant ? Tandis que les hommes deviennent de plus en plus laids et s’accoutrent tristement de loques lugubres, les femmes, selon la juste remarque du philosophe Herbert Spencer, se plient à toutes les délicatesses de la civilisation sans rien perdre de leur beauté primitive. Elles sont la merveille du monde, le sel de la terre, la fleur de nos savantes cultures. Elles ont charmé, sans parures, l’homme des cavernes. Elles ensorcellent, vêtues et parées, l’homme des salons. Toujours les mêmes, toujours diverses, également douces et consolatrices, même lorsqu’elles deviennent doctoresses ou pédagogues, elles sont les infirmières par qui nos maux sont embaumés et endormis.
Si l’on se livrait trop exclusivement aux femmes, on s’exposerait peut-être à de fâcheux périls. Heureusement, il y a un refuge toujours ouvert à nos satiétés et à nos lassitudes : l’Art. Il est faux de dire que les livres de M. Anatole France sont irréligieux. Je ne connais pas un écrivain qui soit plus dévot à la religion de la beauté. Oh ! qu’il est loin de nous par ce vif élan de piété pour des autels abolis ! Combien il est voisin de la Renaissance, contemporain des siècles heureux où les yeux des hommes s’arrêtaient sur les reflets que projette en nos œuvres périssables la bienfaisante clarté du jour ! Avec quelle sensualité il parle des mots, des lignes, des couleurs ! Est-ce pour nous qu’il dit tout cela, ou bien pour Buffalmaco, pour Fra Filippo Lippi, et ses autres amis de Florence ? Nous sommes peut-être trop vieux, trop lourds, trop vilains, trop malheureux et trop instruits pour comprendre. Cela est fait pour des gens qui n’avaient pas d’examens à préparer, de carrière à poursuivre, de question sociale à résoudre, qui ne frissonnaient pas devant l’énigme de la Justice blessée et du Malheur immérité. N’importe ! Lisez ce florilège de maximes morales, et mettez-le dans votre bibliothèque, loin d’Épictète et de Pascal, tout près de Bonaventure Des Périersh et de Montaigne.
Le catholicisme littéraire
I. L’apocalypse de M. Huysmans
En ce temps-là, M. Joris-Karl Huysmans fréquentait les cénacles littéraires et les
lieux où l’on s’amuse. Il célébrait le péché en une prose friande et goulue. Au dire de
M. Zola, c’était un des hommes les plus aptes à voir. Il aimait (c’est son ami
M. Georges Rodenbach qui le déclare) « l’odeur du péché »
. Il notait
(c’est toujours M. Rodenbach qui parle) « les relents coupables de la femme, tout
ce qui monte faisandé et blet de la grande ville… »
. Et M. Rodenbach ajoute :
« Car le péché est surtout odeur. »
Puis il écrivit À rebours, qui est l’œuvre la plus perverse de ce
siècle. Mais il y avait là, paraît-il, un gage de rédemption. Du moins, c’est
M. Rodenbach qui l’affirme : « À la fin,
Des Esseintes, courbaturé de trop coupables délices, tombait à genoux ; et,
au-dessus des fards, des tableaux pervers, des lits défaits, une prière clôturait
l’œuvre et s’envolait, oiseau blanc, dans le blanc de la page finale. »
Il écrivit Là-bas, roman sacrilège, qui me rendrait fou, si j’étais dévot. C’était une nouvelle étape vers la conversion.
En effet, voici un volume, intitulé En route. Ceci, c’est un roman religieux. On s’en aperçoit tout de suite, dès les premières lignes de la première page :
C’était pendant la première semaine de novembre, la semaine où se célèbre l’octave des morts. Durtal entra, le soir, à huit heures, à Saint-Sulpice. Il fréquentait volontiers cette église, parce que la maîtrise y était exercée et qu’il pouvait, loin des foules, s’y trier en paix. L’horreur de cette nef, voûtée de pesants berceaux, disparaissait avec la nuit ; les bas-côtés étaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaient mal ; on pouvait se pouiller l’âme sans être vu ; l’on était chez soi.
Durtal s’assit derrière le maître-autel, à gauche, dans la travée qui longe la rue de Saint-Sulpice ; les réverbères de l’orgue de chœur s’allumèrent au loin ; dans la nef presque vide, un ecclésiastique parlait en chaire. Il reconnut à la vaseline de son débit, à la graisse de son accent, un prêtre solidement nourri, qui versait, d’habitude, sur ses auditeurs les moins omises des rengaines.
Pourquoi sont-ils si dénués d’éloquence ? se disait Durtal. J’ai eu la curiosité d’en écouter un grand nombre, et tous se valent. Seul, le son de la voix diffère. Suivant leur tempérament, les uns l’ont macéré dans le vinaigre et les autres l’ont mariné dans l’huile. Un mélange habile n’a jamais lieu. Et il se rappelait des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon, ces Coquelin d’Église et, plus bas encore que ces produits du Conservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu’est l’abbé d’Hulst.
Le lecteur ingénu, qui ne connaît pas la biographie des Sœurs Vatard,
qui n’a été ni troublé par les fantaisies d’À rebours, ni terrifié par
les diableries de Là-bas, sera peut-être surpris, au premier abord, par
ce style irrespectueux. Ces métaphores, tirées de la vaseline et de la graisse, sont
faites pour offenser le goût des personnes délicates. Je vois d’ici, quelques nez de
puristes s’éloignant, avec scandale, de ces phrases qui (soit dit sans mauvaise
plaisanterie) sentent l’huile. D’autant plus que M. Huysmans récidive avec une âpre et
sombre application. Que dirait M. Suard s’il lisait ceci : « La plupart des
maîtrises se plaisent à simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduites
d’eau… »
Et ceci : « Du purin qui fétide, des gaz qui émigrent, de la
viande qui tourne, c’est tout ce qui reste… »
Ceci encore : « L’Église
sait pourtant que la charogne du riche purule autant que celle du pauvre et que son
âme pue davantage. »
Je note des « basses solidement bétonnées,
remontant de leur puits de vigoureux sons »
; des vitraux « qui ont été
réparés par de vrais gnaffs »
. Je vois qu’à Notre-Dame « la voix des
enfants de chœur casse à tous coups, tandis que graillonne l’âge avancé
des basses »
. L’auteur s’indigne contre la
« bondieusarderie qui s’épand le long de la rue de Saint-Sulpice »
. Il
s’irrite contre les prêtres « qui versent à plein bol leur bouillon de veau
pieux »
. Il nous apprend que Durtal, son héros, veut se passer l’âme
« au chlore des prières, au sublimé des sacrements »
. Il observe que le
clergé séculier, « écrémé »
par les missionnaires qui sont « la
fleur du panier des âmes »
, ne peut plus être que « le lait allongé, la
lavasse des séminaires »
.
Tout cela, c’est la rhétorique outrancière du vieil homme qui écrivait Sac au dos, sous l’inspiration de M. Émile Zola, pendant les soirées de Médan. M. Huysmans se transporte dans les églises avec son attirail d’expressions « artistes ». C’est une conversion et c’est un déménagement. Mais c’est aussi le dernier relent du naturalisme renié. Car les temps sont venus et le schisme est accompli. M. Huysmans, dont l’œil, tant loué par l’auteur de Pot-Bouille, aimait à se poser sur le grouillement de la matière, M. Huysmans ne rêve plus que musique d’église, blancheurs de cierge, saveurs d’hostie, odeur de sainteté. Il rejoint, dans l’ombre des piliers et dans le jour gris des sacristies, les pères de l’Église moderne, ce concile que préside quelquefois l’abbé de Thélème, et où les dévots de saint François d’Assise, Émile Gebhart, Anatole France, Laurent Tailhade, Paul Verlaine, Albin Valabrègue, Georges Rodenbach, les uns gais, les autres tristes, se plaisent aux propos alternés. L’auteur, assagi, du Drageoir aux épices doit obtenir une stalle dans ce décaméron mystique. Mais il y apporte son humeur particulière et un langage qui n’appartient qu’à lui.
Déjà, le héros d’À rebours, l’ineffable Des Esseintes avait un goût immodéré pour les chasubles. Il en mettait partout. Durtal, en suivant la même route, va plus loin. D’artiste bibelotier, curieux et pervers, il devient soudain catéchumène. On fait son salut comme on peut. C’est par la musique sacrée, par le plain-chant, que Durtal a été ramené dans le troupeau des justes. Une esthétique orgueilleuse l’a prosterné au pied des autels. Une station à Saint-Sulpice pendant l’octave des morts, une fidèle assiduité aux offices de Saint-Séverin, et le voilà sur le chemin de la perfection. Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Les connaissances de Durtal sur les origines et sur l’évolution de la musique sacrée sont infinies. Il a tout lu, tout exploré. Il nous fait part de toutes ses lectures, de toutes ses découvertes. C’est la coutume des héros de M. Huysmans. Rappelez-vous Des Esseintes et ses prodigieuses dissertations sur la décadence latine.
Durtal, lui, connaît particulièrement Josquin De Prèsi, maître de chapelle du roi Louis XII. Il compare Frangipani à Thomas de Celano. Il ahurit le lecteur par de copieux commentaires où Palestrina, Orlando Lassus, Haendel, Bach, Haydn, Lesueur, Wagner, Berlioz, César Franck sont examinés, jugés et ordinairement condamnés.
Car ce pénitent n’a point d’indulgence. Il déteste, de toutes les forces de son âme,
ceux qui ont péché contre la musique et qui, comme le chien de l’Écriture, sont
retournés à leur vomissement. Il a, pour Gounod, des paroles amères et pour Benjamin
Godard des regards mauvais. Ses notes sur les diverses maîtrises du diocèse de Paris
pourraient servir de contribution à un Baedeker grincheux. C’est précis, détaillé,
impitoyable. L’ironie sombre de Durtal signale tous les solécismes, tous les pataquès,
tous les couacs. Avis à l’autorité ecclésiastique : la Madeleine est un temple hideux où
l’on enterre de vieux banquiers en jouant des marches héroïques ; — à
Saint-Germain-des-Prés, le « clergé est d’une laideur spéciale, presque
inquiétante, et la maîtrise est infâme, vrais ramas de gâte-sauces, d’enfants qui
crachent de la vinaigrette, et de vieux chantres qui mitonnent, dans le fond de leur
gorge, une bouillie de sons »
; — Sainte-Clotilde est « un bal d’airs
profanes, un sabbat mondain »
; — Notre-Dame-des-Victoires, qui fut, au temps
de la Révolution, une Bourse, « est laide à faire pleurer, prétentieuse, baroque,
et ses
chantres barattent une margarine de sons vraiment
rance »
; — à Saint-Thomas-d ‘Aquin, les litanies de la Vierge sont adaptées à
un air de menuet ; — ailleurs, « on beugle le Tantum ergo sur
l’air national autrichien »
. Presque tous les sanctuaires sont profanés par
des fredons de cafés-concerts. Presque partout la routine machinale a tué l’âme des
liturgies et aboli le sens divin des hymnes. « L’organiste songe à ses ennuis
pendant qu’il joue ; l’homme qui pompe l’air et le refoule dans les tuyaux pense au
demi-setier qui tarira ses sueurs ; les ténors et les basses soignent leurs effets ;
la bedaudaille suppute les fonds que rapporte la messe, et le prêtre, pressé par
l’heure du repas, expédie l’office. »
Oh ! qui nous rendra la pureté céleste,
la blancheur immatérielle du plain-chant ? À Saint-Séverin parfois, dans cette église
ancienne qui ennoblit par sa présence un quartier de malfaiteurs et de filles, on
retrouve quelque chose qui vient du passé, un arôme de bonne solitude, la myrrhe et le
cinname qui grisent les misérables, en les enveloppant d’oubli…
Ainsi de suite, pendant des pages et des pages. Ce premier chapitre, un peu long, bariolé de locutions cocasses et drôles, tout constellé et bruissant de joailleries raffinées et dures, expose comment l’âme de Durtal rôda autour de l’Église catholique romaine, sans avoir le courage d’entrer.
Cette âme ne ressemble pas à celle de saint Vincent de Paul. C’est une âme faisandée et fourbue. Durtal a passé la quarantaine. C’est un artiste fatigué, un dilettante repu, un écrivain soûl de phraséologie. Le culte des mots, le mépris des préjugés, la superstition du satanisme baudelairien, une tendance maladive a se mystifier soi-même, la recherche trop aiguë des sensations, l’amour exclusif de la chose écrite, un célibat trop prolongé, les plaisirs solitaires de la rêverie et l’abus de l’excitation cérébrale ont fait de cet homme le type du parfait « gendelettre », du monstre littéraire, de l’hydrocéphale où aboutit, de bâtardise en bâtardise, la lignée de Gautier et de Flaubert.
Pendant vingt ans, il a vécu plume en main, devant des rames de papier qu’il noircissait. Forcené et fiévreux, il s’acharnait sur le vocabulaire, peinant avec une farouche sincérité pour tordre les substantifs en spirales nouvelles, pour allonger les adjectifs en pointes lancinantes, pour faire rutiler et corusquer les verbes, pour assister aux pâmoisons d’une épithète et à l’agonie d’une interjection. Voulant abasourdir ses contemporains par d’incessantes trouvailles, il se fit lexicographe, pédant, chasseur de virgules, gratteur de manuscrits, déterreur de vieux bouquins. Les mots déchaînés sortaient, la nuit, de Larousse, de Du Cange, de Gazier, tourbillonnaient autour de sa couche, hantaient, comme chauves-souris, goules, stryges et vampires, ses cauchemars de rhéteur surexcité. Vocables difformes, phrases cornues, grimoires fous, majuscules inventées par des moines en délire, discours incohérents, figures estropiées, et apodes (telles, les larves obsédantes d’Odilon Redon), le poursuivaient comme des yeux sortis de l’ombre et luisants de maléfices… La littératurite (maladie spéciale qui consiste principalement à séparer de la réalité vivante les mots qui en sont les signes) tenaillait son cerveau, courbaturait ses reins, mettait sur ses yeux une fantasmagorie de verres multicolores, rongeait ses moelles, rendait ses genoux aussi faibles que ceux des princes mérovingiens à qui des rois méchants firent couper les tendons des jarrets. Parfois, il avait de soudains réveils d’énergie, de brusques sursauts d’impatience. Alors, il manquait de respect à la langue française et faisait subir à la grammaire quelques menus outrages.
Son horreur des chemins battus le jeta en des lieux où l’on a quelque répugnance à le suivre. Il mit résolument la main à la pâte. Cet artiste délicat et rare fut un des travailleurs les plus souterrains de l’équipe naturaliste. Cet anémique, ce nerveux, ce pâle voulut se donner pour un sanguin et tonitrua consciencieusement des clameurs incongrues. Il se grisa de saletés. Bien qu’il ne fût pas plus mauvais qu’un autre, bien qu’il fût meilleur que les puissants scribes dont il admirait le faste, bien que sa fantaisie et sa fierté fussent glorieusement inaptes à la réclame et au lucre, il consentit, lui qui avait le sens du mystère, à cataloguer soigneusement des ordures. Cet aristocrate s’amusa, dans sa quête des sensations inédites, à ramasser des bouts de cigare déjà mâchés. Comme il y avait en lui un fonds de mysticisme héréditaire, son imagination s’égara vers les profanations, les messes noires des prêtres maudits, les sarabandes démoniaques, les profanations, les sacrilèges.
Durtal est revenu de Là-bas avec le signe des damnés sur le front et il crie furieusement son remords. Écoutez-le. On dirait, tour à tour, Job sur son fumier, Jérémie sur les montagnes, Ézéchiel chez les Assyriens :
… Je suis bien dégoûté de la vie, bien las de moi… J’ai le cœur racorni et fumé par les noces, je ne suis bon à rien…
… L’ignorance mène au même résultat que la science…
… Ah ! être terré dans un monastère, à l’abri des mufles, ne plus savoir si des livres paraissent, si des journaux s’impriment…
… Oh ! ce que je voudrais m’en aller, être hors d’ici, à mille lieues de Paris je ne sais où, dans un cloître…
… Je me dégoûte…
… De quelque côté que l’on se tourne avec la femme, on souffre, car elle est le plus puissant engin de douleur que Dieu ait donné à l’homme.
… Je vais entrer dans un inconnu qui m’effraye ; si seulement les rumeurs de mes vices consentaient à se taire ; mais je les sens qui montent furieusement en moi.
… Si je m’aventurais dans une Trappe !… La seule œuvre propre de ma vie serait justement de faire un paquet de mon passé et de l’apporter, pour le désinfecter, dans un cloître…
… J’ai l’âme détraquée ; dès que je veux prier, mes sens s’épandent au dehors, je ne puis me recueillir…
Mon âme est un mauvais lieu ; elle est sordide et mal famée ; elle n’a aimé jusqu’ici que les perversions : elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illicites et des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vaut rien…
… Quel symptôme d’un temps ! Il faut que décidément la société soit bien immonde, pour que Dieu n’ait plus le droit de se montrer difficile, pour qu’il en soit réduit à se contenter, pour les ramener à lui, des gens comme moi !
… Je ne me suis pas confessé depuis mon enfance ; j’ai mené depuis mon enfance une vie ignoble ; j’ai commis toutes les débauches… j’ai fait tout… tout…
… Je me vomis.
C’est le cantique des lamentations60. Pauvre Durtal ! Il a d’abord essayé d’exalter son repentir, d’exaspérer sa contrition et d’apaiser sa peine en étudiant les livres troubles des mystiques. Son érudition sur ce sujet est au moins égale à sa connaissance du plain-chant.
Saint Denys l’Aréopagite, dans son ascension vers les hiérarchies célestes, lui parut
tout à la fois calme et hagard. Ruysbroeck l’Admirable, même traduit par Maeterlinck,
manque de clarté. Les ouvrages de sainte Catherine de Gênes, sauf son Traité du
purgatoire, sont anodins et confus. Angèle de Foligno est un brasier où l’on
peut s’allumer l’âme. Il l’appela, trop ingénieusement, une « Bacchante de
l’amour divin »
, une « Ménade de pureté »
. Il aima sainte
Thérèse, qu’il compara, trop littérairement, à un lys de fer forgé, et qu’il surnomma,
par admiration pour l’esprit organisateur de cette femme éminente, le « Colbert
féminin des cloîtres »
. Mais rien ne valut, à ses yeux, la vie et les mérites
de la bienheureuse Lidwine, dont l’histoire est trop peu connue. C’était une Hollandaise
d’une remarquable beauté. Vers l’âge de quinze ans, elle patina, fit une chute, se brisa
une côte et devint laide. La gangrène courut dans ses plaies. Sa chair fut mangée par la
vermine ; son front se fendit du haut en bas…
Ainsi Durtal (c’est lui-même qui le dit) « était perturbé dans les
chapelles »
. Il allait quelquefois entendre la messe, rue de l’Èbre, chez les
Franciscaines missionnaires, dans la paroisse de Saint-Marcel de la Maison-Blanche. Les
bénédictines
de la rue Tournefort l’attiraient, bien que leur
chapelle fût mesquine, pleine de statuettes de plâtre, de fleurs en taffetas, de grappes
de raisins, d’épis en papier d’or. Il lisait attentivement la Semaine
religieuse, afin de connaître l’heure et le jour des prises de voile.
À la fin, ne pouvant plus demeurer dans cette incertitude, Durtal résolut de s’enfermer dans un monastère et d’y chercher, par l’ascétisme, la guérison de ses maux.
La recommandation d’un vénérable prêtre lui a ouvert les portes d’une Trappe. Il a vécu, pendant plus de huit jours, chez les trappistes de Notre-Dame de l’Âtre. Il s’est confessé, non sans peine. Il a communié. Il est revenu soulagé. Est-il guéri ?
Livre singulier, monotone, agaçant et poignant J’en ai montré les verrues, parce qu’elles sautent aux yeux avec un relief agressif. Je voudrais en louer tout à mon aise l’intense beauté, — oui, la beauté. Certaines de ces pages n’ont pu être écrites que par un maître écrivain. Oubliez les truculences du début, ce style qui a des airs de mystification et de gageure, ce vertige qui souvent fait trembler la main, vaciller l’esprit, broncher la plume, gauchir le style. Lisez le récit d’une cérémonie de vêture chez les bénédictines de Saint-Louis-du-Temple (p. 154-165), la messe des servantes à Saint-Sulpice (p. 115-116), surtout (p. 221-458), le séjour à la Trappe, l’admirable scène de la confession, le drame affolant qui secoue le malheureux homme, venu de si loin vers l’asile où il espère goûter le repos. Il y a bien, là encore, quelques détails qui font sourire le lecteur : par exemple la stupéfaction de l’homme de lettres devant des gens qui peuvent vivre sans lire de journaux, sans assister aux premières, sans feuilleter les nouveaux romans. Mais cela n’est rien. Presque toute la seconde partie du livre est belle et tragique. Le style se dépouille, s’épure, semble monter lui aussi, à mesure que les pensées de l’auteur s’efforcent de planer sur les cimes immaculées, loin de la boue. L’accent de cette confession est si sincère que l’on partage les angoisses qui nous sont ici racontées. On est saisi d’une grande pitié. On est conquis par la voix haletante de ce malade, qui se plaint d’une misère dont nous avons tous, plus ou moins, ressenti le contrecoup. La biographie de Durtal sera plus tard un document inappréciable pour ceux qui voudront connaître quelques-unes des causes de notre malaise présent.
Que dire des conclusions d’une pareille œuvre ? C’est l’abêtissez-vous de Pascal, repris par un artiste très moderne et accommodé à la veulerie de notre tempérament. C’est la même impression de terreur, le même mouvement de recul qui éloignèrent Tolstoï et Dostoïevsky des villes où triomphe et resplendit la civilisation, façade de clarté, derrière laquelle grouillent les vices de Sodome. C’est la précellence, encore une fois proclamée, des simples de cœur sur les riches d’orgueil et d’esprit. C’est un appel désespéré vers l’Église, seule autorité qui soit restée debout parmi les ruines que nous avons faites. C’est une malédiction littéraire contre la littérature. C’est encore une imprécation contre la science banqueroutière, contre l’illusion du progrès, contre la démocratie aveugle, etc. L’auteur de cet acte de contrition pense, lui aussi, qu’une régie théocratique est la seule armature qui puisse redresser nos âmes désarticulées et quasi mortes.
Ces regrets, ces désirs ne sont point nouveaux. Mais ici, le ton est si personnel que la critique perd ses droits. C’est affaire entre M. Huysmans et son directeur.
Somme toute, je préfère cette amende honorable à l’impénitence béate de tel gros bourgeois de lettres qui digère en paix le fruit de son négoce, au milieu des paperasses lucratives qu’il a répandues sur le monde, sans se soucier de savoir s’il étouffait l’idéal, s’il tuait la joie, s’il souillait les choses sacrées. Mais voici de curieuses coïncidences : le socialisme nous vaudra une réaction politique ; l’extravagance des « ultra-symbolistes » fait déjà prévoir un retour offensif de la platitude et une revanche du « bon sens » ; l’épaisse orgie du naturalisme et les récréations prétendues scientifiques du roman expérimental, après avoir effrayé Taine et fait hésiter l’audace de ce vigoureux logicien, nous mènent présentement à l’horreur de la liberté intellectuelle, au dégoût de l’art et à l’abdication de la raison.
II. M. Georges Rodenbach61
Lorsqu’on descend du chemin de fer, en quelque gare de Belgique ou des Flandres, on ne remarque point d’ordinaire sur le visage des passants, ni aux étalages des boutiques, ni dans le spectacle de la rue, un excès de spiritualité. Les Flamands sont presque tous gras, rebondis et roses, amis des solides nourritures et des substantielles boissons. Leurs femmes sont fraîches, fortes, bien d’aplomb, campées carrément sur une assiette ferme, abondamment pourvues de ces carnations blondes et appétissantes, dont Rubens a fait un régal pour les yeux de la postérité. Ces robustes et diligentes ménagères ont des nourrissons joufflus, ragoûtants, potelés. Le pays des kermesses étonne, par la durée et par l’ampleur de ses ripailles, l’estomac des fonctionnaires qui sont chargés d’administrer cette terre plantureuse. Un matérialisme intelligent, une impérieuse industrie semblent régir tous les sentiments, toutes les pensées, tous les actes de ceux qui sont nés dans les plaines où coulent la Meuse et l’Escaut.
Jamais peut-être aucune contrée n’a été soumise à de pareilles exigences ni disposée à d’aussi prodigieux rendements. Il faut que ce sol dégorge toute sa houille, donne, en betteraves, un revenu annuel d’alcool et de sucre, nourrisse, pour alimenter les filatures, des linières, des chènevières sans limites et des troupeaux sans nombre. La fumée des hauts fourneaux noircit la façade rouge des maisons de briques. Une poussière de charbon flotte en l’air, souvent rabattue par la pluie, et fixée, comme un enduit, sur les pavés gluants. Contre cette fabrication haletante, qui ébranle et salit tout, contre cette haleine de forge, qui souffle en tempête tout autour du Borinage, les ménagères luttent toute la journée ; elles fourbissent, époussettent, frottent, jamais contentes, sinon lorsqu’elles peuvent se mirer dans une casserole qui brille, dans un dallage bien lavé, dans une vitre claire. À moins d’avoir l’oreille très fine, on n’entend guère autre chose, dès les premiers pas que l’on fait dans cette usine, qu’un bruit de vaisselle, de lessive, et que le bourdonnement d’un labeur colossal…
Écoutez pourtant. Un son de cloches vient jusqu’à nous, par intervalles. Un timide carillon s’envole, tinte, meurt comme un glas, sous les nuages bas du ciel mouillé, s’élève de nouveau, reprend son essor, appelle doucement, obstinément, à travers le triomphe de la force, du calcul et de la richesse, toutes les âmes un peu folles pour qui le bien-être n’est pas le bonheur, qui ne bornent pas leur rêve aux délices d’une commode digestion, âmes charmantes et vraiment libératrices, sans qui l’univers serait aussi ennuyeux qu’une ferme-modèle ou qu’une exposition de bêtes à cornes. C’est la voix des « béguinages ».
À deux pas des manufactures, où le Progrès, notre nouveau dieu, active des machines inconscientes, et déchaîne parfois, en des heures terribles, des brutalités et des haines que l’on croyait mortes avec les monstres préhistoriques, à quelques lieues des assemblées politiques où beugle la Démocratie, les béguinages sont des asiles de paix, de blancheur céleste, de ravissante joie et de douceur dormante. Un poète nous convie à faire une retraite parmi les femmes qui se sont réunies là pour mettre en commun tout ce qu’elles possèdent, c’est-à-dire peu d’argent et beaucoup de prières, et pour voiler d’oubli, dans l’ombre qui mortifie, qui apaise et qui délivre, ce qui peut leur rester au cœur d’amour terrestre ou de troublant souvenir.
Un prosateur, M. Camille Lemonnier, plus fait pour peindre les muscles des forgerons que le profil penché des béguines, avait déjà décrit « Bruges la Morte », et ce coin de verdure et d’eaux calmes, où la grille du Beggynenhof s’entrouvre sur le monde, accueillante aux veuvages, hospitalière aux regrets que berce et endort la minutie des offices quotidiens.
Le talent de M. Georges Rodenbach se prête davantage aux contours fuyants et à la pâleur des silhouettes, entrevues au fond des chapelles et rencontrées parmi les ormes dont le feuillage abrite, au bout de la vieille ville, le sommeil du « Lac d’amour » où glisse la blancheur des cygnes. M. Rodenbach aime les lumières grises, les ciels humides et tendres, les dimanches inoccupés, l’odeur des sacristies et des infirmeries, la discrétion des sandales sur le plancher des parloirs, le chuchotement des oraisons, la lenteur des journées monotones… Épris d’analogies subtiles, de « correspondances » douloureuses et confuses, il se surprend à regarder avec complaisance l’agonie d’une fleur, dans un vase d’eau pure, près d’un rideau blanc que le brouillard fait paraître jaune…
L’auteur de la Jeunesse blanche n’a pas toujours vécu dans cet état de grâce. Lorsqu’il vint à Paris, du fond de ses Flandres natales, il avait un grand dégoût des provinciaux, fussent-ils Belges. Il s’affilia au cénacle des Hydropathes, où fréquentaient MM. Émile Goudeau, Maurice Rollinat, Paul Arène, Paul Bourget, Bastien-Lepage, Mme Sarah Bernhardt. Il écrivit, en ce temps-là, un roman, l’Art en exil, où il criait son violent désir de gloire, et dénonçait la torpeur malfaisante des petites villes.
« La gloire, disait-il, la gloire ! Entrer dans les âmes étrangères ; être aimé par des amis inconnus ; se savoir lu par les femmes et les révéler à elles-mêmes ; surprendre son nom chuchoté au passage ; être suivi dans les rues comme cela arriva à Musset au temps de sa jeunesse et de son génie ! »
Et le héros du livre, Jean Rembrandt, se plaint de n’être pas compris par les Flamands, ses compatriotes. Bourgeois épais, fabricants stupides, sucriers, charbonniers, filateurs, ils sont dédaigneux de l’artiste et fermés à l’art.
On s’enroue vite à crier dans le vide et on se lasse à ne jamais entendre la plainte de son labeur vous revenir en échos multipliés. L’énergie qu’on avait, le talent qu’on a eu, tout cela s’écaille à limer du silence, s’use à harnacher l’ignorance, s’essouffle à escalader l’impossible. Il faut à l’art un milieu spécial, une clémence d’air qui l’aide à fleurir, une atmosphère cérébrale où l’on se sente vivre. Ici on se regarde mourir.
Le pauvre Jean Rembrandt devient tout pareil à ces barbares.
Lui aussi, « il mène une sorte d’existence végétative, dormant la moitié de la
journée, ne sortant presque jamais, restant des heures entières dans un fauteuil à
penser de la fumée et à regarder du silence »
.
Dehors dégoulinent et ruissellent en pleurant les gargouilles des gouttières, des rigoles, des sources intermittentes, le trop-plein des toits, le suintement des ponts en tunnel et c’est un accord de sanglots et de larmes. Oh ! les invisibles pleureuses, les larmes des choses dont on entend véritablement ici la tristesse presque humaine.
Depuis lors, une nostalgie a rappelé vers les Flandres brumeuses l’âme mécontente et douce de M. Georges Rodenbach. Amolli, alangui, il a chanté et célébré ce que son adolescence fougueuse avait d’abord détesté. Il n’a jamais été plus Flamand que depuis qu’il habite Paris, de même qu’à Bruxelles il désirait fort d’être Parisien. Et cela est très naturel.
Il a publié deux volumes de vers, dont les titres sont imprévus. L’un s’appelle Voyage dans les yeux, et c’est la peinture de toutes les merveilles, de toutes les voluptés, de toutes les terreurs que l’on découvre, quand on sait voir, dans les yeux des bien-aimées. Essayez, comme cet analyste subtil, de regarder longtemps les yeux divins de celle à qui va l’élan de votre cœur, laissez-vous enchaîner, conquérir par leur sortilège, et dites s’il est au monde un plus attirant mirage, un gouffre plus vertigineux… Momeries ! simagrées ! diront les gens pratiques, expéditifs et nigauds, qui n’aiment pas ce qu’il y a de meilleur dans l’amour. Retour à la préciosité, mauvais goût, aberration sentimentale, gongorisme, crieront les gens instruits qui préfèrent la chanson d’Alceste au sonnet d’Oronte. Que diraient ces âpres critiques, s’ils lisaient le Règne du silence, par le même auteur ?
Le soir ramène le silence,
soupirait Lamartine, en s’asseyant sur les rochers déserts où la mousse amortissait le bruit de ses pas. Tous les poètes, même les plus gesticulants et les plus sonores, ont aimé le repos des rêveries muettes, le recueillement des heures taciturnes dont le calme engourdit nos souffrances, la solitude sans voix, douce au cœur meurtri que le tapage des joies, des fêtes, des scandales a trop fait saigner. Pour l’auteur du Voile, le silence ne suffit pas, s’il n’est enveloppé d’un linceul de brumes, étoilé de vagues cierges, hanté de visions impalpables, attristé de pluies fines, continues…
Silence : c’est la voix qui se traîne, un peu lasse,De la dame de mon Silence, à très doux pasEffeuillant les lis blancs de son teint dans la glace ;Convalescente à peine, et qui voit tout là-basLes arbres, les passants, des ponts, une rivièreOù cheminent de grands nuages de lumière,Mais qui, trop faible encore, est prise tout à coupD’un ennui de la vie et comme d’un dégoûtEt, — plus subtile, étant malade, — mi-brisée,Dit : « Le bruit me fait mal ; qu’on ferme la croisée ! »
Je citerai encore quelques stances, dont les sonorités étouffées ont une langueur qui berce et assoupit tous les sens :
Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !Le crépuscule est doux comme une bonne mortEt l’ombre lentement qui s’insinue et rampeSe déroule en fumée au plafond. Tout s’endort.Comme une bonne mort sourit le crépusculeEt dans le miroir terne, en un geste d’adieu,Il semble doucement que soi-même on recule,Qu’on s’en aille plus pâle et qu’on y meure un peu.Douceur du soir ! Douceur qui fait qu’on s’habitueÀ la sourdine, aux sons de viole assoupis ;L’amant entend songer l’amante qui s’est tue,Et leurs yeux sont ensemble aux dessins du tapis.Et langoureusement la clarté se retire ;Douceur ! Ne plus se voir distincts ! N’être plus qu’un !Silence ! deux senteurs en un même parfum :Penser la même chose et ne pas se le dire…
Quand on parle, ordinairement, c’est pour se faire entendre. L’auteur de la Vie des chambres, du Cœur de l’eau, des Cloches du dimanche et de Au fil de l’âme, murmure si bas, si bas, ses chansons tristes, que souvent sa voix hésite, s’éteint et que sa pensée fuit dans un clair-obscur de limbes. Je me demande, avec inquiétude, ce que va dire le lecteur bien portant de cette poésie débile, anémiée, valétudinaire, voilée de crêpes. Je vous en prie, ne lisez pas ceci après dîner, au fumoir, dans l’odeur des cigares, dans l’excitation du cognac, dans le fracas des hilarités. Je comprends que le théâtre ne soit pas un lieu propice à l’éclosion de ces fleurs blêmes et que le Voile, même récité par la voix blanche de Mlle Moreno, ne « porte » pas, comme on dit, sur un gros public qui n’est pas à jeun. Cela est fait pour être susurré en sourdine, dans une chambre close, près du lit blanc d’une convalescente, parmi des meubles vieux, bien rangés, sous un rameau de buis bénit, tandis que le tic-tac monotone d’une vieille pendule semble la palpitation légère des heures qui dépérissent et meurent comme nous… Peut-être aussi pourrait-on, à condition de bien choisir le moment, vers la tombée du soir, dans le coin d’un salon, lorsque les brillants causeurs ont cessé leur vacarme, chuchoter ces rêveries à l’oreille d’une mondaine désabusée et pâmée… Hommes sanguins, femmes tumultueuses, éloignez-vous de M. Georges Rodenbach ! Vous n’aimerez pas ses gestes mous, son regard qui flotte, ses sensations indécises, ses pâles couleurs, le son mat de ses alexandrins ouatés. Mais, vous tous, dont les nerfs fatigués cherchent la clôture et l’ombre et dont la sensibilité frissonne au moindre choc, approchez-vous de ce poète confidentiel et vespéral.
Dans le demi-jour de l’aube et dans les brumes de la nuit commençante, il vous fera
« penser du vague et regarder du vide »
. Il vous montrera, en son
langage un peu grelottant,
Le résigné sourire d’un parloirQui fit vœu de blancheur chez les Visitandines.
Il effeuillera sur vos ennuis des guirlandes fanées, ou fera neiger de candides métaphores
Avec une lenteur de flocon expiré.
Et vous aimerez, j’en suis sûr, les grisailles qu’il cherche à travers les vitres brouillées, les miroirs ternes où se mire sa mélancolie, les jours d’ennui où, du fond d’un fauteuil ancien, il songe au passé, et ses dimanches solitaires et les murs de cloître où rôde sa fantaisie. Ses vers grêles, ténus, incessants, vous obséderont
Comme un bruit d’eaux, ou de jardin sous une averse.…………………………………………………………Ah ! cette pluie en nous ! C’est comme une araignéeQui tisse dans notre âme, avec ses longs fils d’eau,Inexorablement une toile mouillée…
Pour moi, je le déclare, au risque de scandaliser les voltairiens, cette mélodie en mineur ne me déplaît pas. À mesure qu’on l’écoute pleurer, il semble qu’on s’en aille, je ne sais où, sans secousse et sans heurt, que le moi s’éparpille goutte à goutte, perdu en pluies, évaporé en brouillards. Les lettrés de Rome, au temps des mauvais empereurs, auraient peut-être savouré cette forme délicieuse du suicide.
Volontiers, je comparerais l’âme de ce poète à l’eau dormante de ces canaux qui
bougent, presque sans couler, le long des quais de Bruges la Morte. Nul, mieux que lui,
n’a senti la prise incessante de l’homme par son milieu, la ruine simultanée du monde
extérieur et de la conscience qui le reflète. À travers la cité veuve, où rien ne
s’agite, où rien ne chante, près des rues inanimées où les logis ressemblent à des
maisons mortuaires, elles miroitent, les eaux inertes, reflétant parfois des coins de
ciel bleu, des vols de colombes, des enseignes enluminées, mais surtout des clochers,
des chapelles, des peupliers éplorés, des images de la Vierge, des béguinages. Souvent
la pluie recommence, « bruine fréquente, petite pluie verticale qui larmoie,
tisse de l’eau, faufile l’air, hérisse d’aiguilles les canaux planes, capture et
transit l’âme comme un oiseau dans un filet mouillé aux mailles
interminables »
. Au matin, quand les cloches, déjà un peu lasses, annoncent le
premier office, la ville en deuil, la ville moribonde est presque joyeuse. On dirait que
son visage s’éclaire d’un furtif sourire, comme la figure des religieuses, sous la
cornette :
« Les béguinages s’éveillent au seuil de l’aube, matineux, émergeant de la brume du nord qui se désagrège, s’évapore en encens pâle. Blancs et roses, ils s’angélisent, parmi les villes à beffroi des Flandres âgées… »
Je sais qu’un instituteur consciencieux, un abonné des théâtres nationaux, un
propriétaire jovial, un étudiant en goguette, un matelot en bordée, un fonctionnaire
ponctuel pourraient accumuler, sur cette phrase, les critiques les plus justes. Le
« seuil de l’aube » est bien hasardé. L’« encens pâle » est une comparaison bizarre.
Quant au verbe « s’angéliser » quelle horreur ! N’importe. Quand je rencontre dans mes
lectures ces façons de parler insolites, dignes d’être mal notées aux épreuves du
baccalauréat, mais suggestives, évocatrices de songes, je me rappelle involontairement
que l’abbé Morellet, rhétoricien diplômé, déclarait absurde cette phrase de
Chateaubriand sur la lune : « Elle répandit dans les bois ce grand secret de
mélancolie qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des
mers. »
Il faut lire Musée de béguines. À moins d’être membre de la Libre-Pensée des Batignolles ou dignitaire de l’Avant-Garde de Saint-Ouen, il est impossible de n’y pas trouver un plaisir maladif. C’est l’œuvre d’un observateur aigu, passionné, un peu maniaque sans doute, mais si respectable et si touchant ! Il y a, dans ce livre naïf et raffiné, des cas bien curieux de vocation monastique et de pieuse folie. Arrêtez-vous particulièrement au bref récit qui est intitulé la Sœur aux scrupules. C’est l’histoire de sœur Marie-des-Anges, devenue, à force d’examens de conscience, innocente et déraisonnable, si tourmentée par la recherche scrupuleuse de ce qui souille, qu’un grain de poussière oublié sur un meuble, une buée sur les carreaux, un point noir sur une nappe, un duvet qui voltige, une pincée de cendre égarée sur les chenets la torturent à l’égal d’un péché oublié en confession.
J’entends d’ici le rire de Molière, les tirades bourgeoises de Chrysale, et Paul de Kock, et Labiche, et Gandillot… Ces femmes voilées sont peut-être trop savantes en l’art de se mettre martel en tête, et j’avoue que leur peintre attitré exagère la maigreur de leurs profils émaciés, se complaît en leurs chloroses, subtilise les analyses infinitésimales où elles se consument, catalogue trop minutieusement les cierges, les images, les fleurs, les chapelets où se plaisent leurs petites âmes dévotes et tremblotantes. Elles auraient peut-être besoin de prendre du fer ou des vins fébrifuges. À vivre ainsi dans cette soif de s’anéantir, on fait un grand gaspillage (selon l’occupation à laquelle on se consacre) de qualités morales ou de vertus littéraires. Mais c’est là un défaut trop rare pour que l’on puisse s’en irriter sans remords. On pardonnera au reliquaire où sont enclos ces trésors précieux d’être ciselé avec un soin peut-être vieillot et puéril.
Évidemment, on ne saurait passer, sans transition, de la musique italienne et des Contes grassouillets de M. Armand Silvestre aux poèmes fragiles, frileux, un peu exténués, de M. Georges Rodenbach. Ceux-là s’y plairont qui sont retenus, dans les musées, par les vierges sages et les vieillards placides que peignaient Hans Memling et Quentin Metsys. On s’exposerait à méconnaître l’évidente sincérité de ce Flamand mystique, si l’on considérait ses écrits simplement comme le chef-d’œuvre du dilettantisme religieux.
III. Le pèlerinage de Loti62
M. Pierre Loti est allé au désert pour se recueillir et pour nous édifier. Oui, c’est
bien par le chemin de Damas qu’il aurait voulu, cette fois, aller en Terre sainte. Si
vous en doutez, lisez ceci : « Où sont mes frères de rêve ?… Au bout
de la route longue, troublée de mirages, Jérusalem apparaîtra, ou du
moins sa grande ombre, et alors peut-être, ô mes frères de rêve, de doute et
d’angoisse, nous prosternerons-nous ensemble, là, dans la poussière, devant
d’ineffables fantômes… »
Ceci encore : « Pour essayer de voir encore, sous l’envahissement des hommes et
des choses de ce siècle sans foi, la sainte Jérusalem, j’ai voulu y venir par les
vieilles routes abandonnées et préparer mon esprit par le long recueillement des
solitudes… »
Diable ! voilà qui est décidément sérieux. Le biographe de Rarahu, le psychologue de Mme Chrysanthème, l’ami de mon frère Yves ne badine plus avec lui-même ni avec les choses. Il entreprend des pèlerinages de pénitence. C’est Pierre l’Ermite, retour de Tahiti. Pour un peu, il s’enrôlerait, lui aussi, dans la croisade contre la science, la seule croisade, hélas ! dont soit capable notre molle et bavarde caducité. Heureusement pour lui et pour nous, il n’est même pas un demi-savant. Son ignorance est naïve, entière, satisfaite d’elle-même. Il s’est vanté, en pleine Académie, de n’avoir jamais lu les œuvres de ses confrères.
Il a lu les siennes. Il les a relues avec amour. Il les sait par cœur. Cela se marque,
un peu trop peut-être, dans ses nouveaux écrits. Les grands
artistes finissent par être esclaves de leurs formules et par s’emprisonner dans leur
rhétorique. L’incomparable peintre d’Obock et de la baie de Tourane n’a pas échappé à
cette loi. Visiblement, en maint endroit de ces feuillets, noircis par un crayon
infatigable, sous le soleil, le vent et le sable du désert, le voyageur ne traduit plus
sa sensation par une expression inventée et neuve ; il se contente de transcrire ce
qu’il sent par des phrases déjà vues. Ces lumières « étrangement
mystérieuses »
, nous les connaissons. Ce « vélum de sombres
nuages »
, nous en avons déjà subi l’oppression. Ces « contours sertis
d’une ligne d’or »
, nous en avons suivi la « courbe
étincelante »
. Ces « zébrures »
nous ont amusés jadis. Ajoutez
quelques « collines grisâtres, parallèles ou bien se ramifiant en
artères »
; remarquez des « grisailles mates »
, des
« pénombres souterraines. »
… Parfois, au milieu de ces réminiscences
personnelles, un souvenir d’Émile Zola : « C’était, au milieu de ces choses, un
gesticulement continu de Bédouins en fureur. »
Ou bien une
phrase coupée à la Goncourt : « Bottes en maroquin rouge, avec, sous le talon, la
haute ferrure qui sert à écraser les serpents. »
Et puis, oserai-je le dire ? Notre Loti, autrefois si spontané, si indocile, si
flâneur, est devenu trop consciencieux, trop professionnel. Il est allé là-bas avec
l’intention bien arrêtée de remplir
des carnets. Il a mis le
désert en copie. Jadis, il écrivait parce qu’il avait des impressions. Maintenant, il a
des impressions afin d’écrire. Cette fameuse caravane, dont l’agence Havas nous énuméra
tous les chameaux, emportait, dans les solitudes d’Orient, trop de papeterie
occidentale. Au pied du Sinaï, cet académicien en burnous, monté sur un dromadaire à
cinq francs par jour, voyait Calmann Lévy, le New York Herald, la
Nouvelle Revue… Où sont les heures bénies, les rêveries premières, si
ingénues et si fraîches, les « quarts »
du jeune aspirant encore inconnu,
les levers de lune sur le golfe de Salonique, les cocotiers de Papeete, les
enfantillages exquis de Fatou-Fatou ? Oh ! la tyrannie du métier, qui pèse, maintenant,
sur cette âme imagée et vagabonde !
Il me semble que je vois l’admirable poète de Pêcheur d’Islande, devenu fournisseur de littérature pittoresque, tâcheron d’exotisme, assis, le soir, sur le sable rouge, et laissant errer sa vue sur des formes bleues, sur les braises du couchant, sur les pierreries dont les feux constellent les mouvants mirages de la mer. « Marche ! marche ! » lui dit l’instinct de son cœur nomade. « Écris ! écris ! » dit la voix du devoir. Et, mélancoliquement, tandis qu’il voudrait reprendre le chemin commencé et aller devant lui sans savoir où, il se force à griffonner des notes, pour les protes impatients, pour les journaux avides, pour les lectrices inassouvies qui l’attendent et le guettent sous le soleil natal. Je crois l’entendre se parler à lui-même, se gourmander, s’exciter : « Allons ! pas de défaillance ! Le soleil frappe dur sur le sable aveuglant et je sens comme une brûlure entre les sourcils. Ma gorge est sèche… Je voudrais bien dormir à l’ombre d’un palmier… Dieu ! je voudrais être chacal… Notons tout cela, c’est très exotique… Je ne suis pas ici pour m’amuser… Notons ce bloc de granit rose, et ces petits cailloux, et ces herbes qui ont soif… Notons ! notons ! Tiens, j’oubliais la lippe de ce chameau. Très curieuse, l’échine maigre de ce chien. Incroyable, ce reflet clair, qui scintille et danse, comme une paillette, sur le troisième bouton de la veste de ce mameluck. Notons ! notons ! »
Déjà, dans le voyage au Maroc, cette manie de reportage forcené avait obligé Loti à des énumérations d’événements bien extraordinaires. Tout ce qu’il mangea, tout ce qu’il but dans le Moghreb sombre fut consigné sur des calepins. Les commissaires de la marine ne cataloguent pas avec plus de minutie les rations de lard distribuées au maître-coq.
M. Pierre Loti est allé du Caire à Jérusalem sans encombre par une route connue, que ses guides lui représentèrent, naturellement, comme « impraticable ». Quiconque a voyagé en Orient sait exactement ce que cela veut dire. Je me rappelle (si j’ose introduire ici un souvenir personnel) un départ de Brousse, où le vice-consul de France, entouré de sa maison civile et militaire, me fît les adieux les plus touchants. Au dire de mon drogman, qui avait une belle imagination, et de mon katerdji qui était une forte tête, je ne devais jamais revenir. Et cependant, me voilà. Conformément aux usages orientaux, je dus payer les cavaliers de mon escorte en proportion des dangers effrayants qu’ils m’avaient dépeints. C’était mon début dans la vie nomade, et ce pourboire exagéré fut la rançon de mon inexpérience. Depuis, j’ai voyagé à peu près seul dans ces contrées, n’ayant même pas à la ceinture le pistolet de Tartarin, libre de mes allures, fort heureux d’être délivré de toute la séquelle bariolée dont les sabres inutiles avaient d’abord encombré mon chemin, et dont les guenilles souillaient par trop, le soir, mes gîtes d’étape.
Cependant, il est juste d’ajouter que la caravane de Loti rencontra, vers les plages sablonneuses du golfe d’Akabah, une bande de brigands. Trente-six hommes, armés jusqu’aux dents (tout le monde est armé en Orient ; les Bédouins, les Turcs, les Druses portent, en travers de la ceinture, de grands couteaux dont ils se servent habituellement pour couper leur pain). La rencontre fut courte et décisive. Les hommes du désert voulaient engager la conversation avec les vingt-cinq compagnons du chef blanc. Voici ce qui arriva. Je laisse la parole au narrateur :
— « … Nous ripostons par un ultimatum de guerre.
— Allez-vous-en tout de suite ; ayez disparu de notre horizon avant la nuit tombée, sans quoi nous vous tirons dessus. »
Une minute d’hésitation et de ricanements mauvais, et puis ils se relèvent, ramassent leurs pauvres loques, leurs pauvres bissacs déjà étalés sur le sable, et s’en vont comme des chiens battus. »
Ils courent encore. Une autre fois, la caravane fut réveillée par une alerte nocturne.
Des coups de feu : pan ! pan ! pan ! pan ! Et un vacarme effroyable, « une
clameur d’ensemble, cris de guerre, cris de rage et de frayeur, voix de fausset qui
hurlent à la mort… »
. Cela dura (l’auteur l’a exactement noté) « trois
brèves minutes »
. Il paraît que les « veilleurs du côté sud »
avaient cru voir des rôdeurs s’avancer en rampant sur la dune, les yeux en flamme et le
coutelas entre les dents. Renseignements pris, personne n’avait été tué, ni même blessé,
sauf un imbécile qui s’était entaillé le doigt en faisant le moulinet avec son sabre. Et
l’auteur ajoute, sceptique :
« Peut-être les veilleurs ont-ils rêvé, ou tiré sur de vagues ombres, autant par frayeur que pour se donner le mérite et l’illusion d’une petite guerre… Nous nous rendormons sur nos deux oreilles, jusqu’au jour. »
Pauvre Orient, pays des antiques merveilles, des féeries orgiaques, des carnages éblouissants, des sarabandes guerrières et des religions féroces ! Depuis que les Européens lui demandent des émotions et lui laissent des banknotes, depuis qu’il envoie des aimées aux Expositions universelles, il a perdu, je le crains, sa belle insouciance, sa majesté, son sérieux. Ils sont loin, les chameliers candides qui, sous les dattiers blanchis de lune, contaient au subtil Hérodote les exploits de Sésostris et d’Artaxerxès. Loin, les émirs au cœur loyal, qui admiraient la vertu de saint Louis. Terre des vieux cheiks, barbus et bons, jadis habitée par la résignation, l’oubli et la divine simplicité, tu es devenue la proie des touristes. Il faut chercher, loin des routes battues, certains villages ignorés, des vallées étroites et closes, si l’on veut retrouver là-bas quelque trace des temps anciens. L’implacable Cook poursuit son œuvre, depuis l’Olympe et les Thermopyles jusqu’à la première cataracte et les confins de l’Abyssinie. Les moukres du Caire et de Beyrouth ont des âmes de cochers de fiacre. L’agoyate s’est fait impresario. Le cheik de Pétra est un vieux roublard, qui sait compter les piastres.
La tribu des Gebeliyeh est une succursale (je dis ceci sans métaphore et à la lettre) de l’agence Cook.
Cet asile mystérieux, dont M. Pierre Loti n’ose pas prononcer le nom, ce « couvent funèbre » qui semble surgir miraculeusement devant les pèlerins en désarroi, c’est le couvent de Sainte-Catherine, construit par Justinien, réparé par le général Kléber, et spécialement aménagé pour recevoir les voyageurs. On y trouve un « registre d’hôtel » où le nom célèbre de M. Loti s’est ajouté à une liste déjà longue. Prix modérés. English spoken. (Voir la dernière édition du Guide Joanne.)
Le Levant devient farceur et monotone. Je ne veux pas médire des veilleurs qui gardaient, du côté sud, le camp de M. Pierre Loti. Leur frayeur était sans doute excusable, et leur pétarade était peut-être sincère. Mais je suis obligé d’avouer, bien qu’il en coûte à ma modestie, que la même-chose, mot pour mot et coup pour coup, m’arriva par une nuit sombre, aux environs de Dinéir, sur ce plateau maussade que les anciens nommaient la Phrygie brûlée.
Mais peu importent ces mésaventures. Dans cette lumière colorée, on s’amuse toujours. Depuis le Caire jusqu’à Jérusalem, M. Pierre Loti, s’est prodigieusement amusé. D’abord, il s’est déguisé en Bédouin. Ce travestissement semble l’avoir beaucoup diverti : il a passé une chemise de cotonnade à manches courtes. Une tunique de lin a été serrée sur ses hanches par un système de nœuds fort compliqués. Son caleçon fut de toile. Sur son dos s’est étendue une peau de chèvre dont le cuir avait été séché au soleil. Un burnous moghrabin l’enveloppa de sa blancheur. Ses pieds connurent la souplesse des cuirs damasquins. Un tarbouch, éclatant comme un coquelicot, lui servit de couvre-chef. J’oubliais la giberne de cuir pour enfermer la poudre, le baudrier auquel est suspendu un petit sac pour l’amadou, un autre petit sac où l’on met les balles…
« Pas bien nécessaires, il est vrai, ces déguisements-là, surtout dans cette première partie du désert sinaïtique où tant d’Européens ont déjà passé ; mais plus commodes au brûlant soleil des jours autant qu’au froid des soirs, et surtout incontestablement plus décoratifs pour cheminer sur des dromadaires.
« Donc, nous voici pour bien des jours dépêtrés de nos jaquettes occidentales, libres et peut-être embellis. »
Plus loin, dans le bazar de Gaza, ville marchande qui est reliée à Jérusalem par un fil spécial, nouveau changement de costume. La couleur locale a de terribles exigences :
« Vraiment, nous ne pouvons pas continuer notre route en Bédouins, surtout n’ayant plus de chameaux ; ni reprendre nos vêtements, ayant expédié nos malles à Jérusalem… d’ailleurs ce nouveau changement nous amuse… »
Je n’énumérerai pas les menus incidents du voyage. M. Loti les a notés en signes télégraphiques et téléphoniques. Comme les enfants, il · aime les abréviations, les onomatopées, les gestes, les choses insignifiantes. Tout l’arrête et l’occupe : un petit tambour turc qui fait : Plan, plan, plan ! Plan, plan, plan ; une chouette qui fait : hou ! hou !… ; un chamelier qui, pour exciter sa bête, disait : Cs… Cs… Quoi encore ? Une carte de visite, trouvée dans les archives de Sainte-Catherine, et sur laquelle un giaour de haute naissance avait écrit son nom et la date de son passage : « Prince de Beauvau, 1866. »
Somme toute, ce livre lumineux, torride, haletant, sec, pauvre, donne bien l’impression du désert. Rien que des sensations, des coups de soleil, des bouffées de chaleur, des nuages de sable, une torpeur éblouie. Pas l’ombre d’une idée. Dans ce pays de longue mémoire, où le sol est saturé d’histoire vraie, où l’horizon s’illumine de vérité légendaire, l’auteur n’a perçu que le fragment de réalité prochaine et fugace, qui entrait dans son oreille ou dans son œil. C’est pourquoi son journal de voyage, si méticuleux, ne nous donne pas le sentiment complet des pays qu’il a traversés. Il a tout senti. Il n’a rien compris. Pour visiter, en pèlerin, ces contrées glorieuses et inquiétantes, on ne doit pas se contenter de revêtir un burnous et d’acquérir à la librairie Hachette le Guide Isambert. Des vents brûlants ou des bises glacées, des poussières qui aveuglent, des orages qui grondent, des montagnes où le soleil allume des feux multicolores, on en trouve ailleurs que dans le silence du Pharan. Inutile d’aller au Sinaï, si l’on ne cherche dans le décor du mobile univers, qu’une occasion de regarder toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce que l’on ne trouve que là-bas, c’est la formidable perspective du lointain passé, le recul des temps fabuleux d’où sont venus, vers l’Occident, les paroles d’apaisement et les entreprises de guerre, les bénédictions et les menaces, les religions et les anathèmes, les processions de moines et les tourbillons de cavaliers affolés… Je sais bien que M. Pierre Loti a montré, au cours de sa nouvelle pérégrination, quelque souci de ce qui s’est passé, autour de l’oasis de Moïse, avant l’arrivée de sa caravane. Une fois, étant monté sur la terrasse de ses amis les moines aubergistes, ceux-là même chez qui le prince de Beauvau a logé, il s’est senti devenir subitement « un homme du moyen âge ». Et voulant préciser son impression, il a aussitôt rédigé cette phrase, qui fera réfléchir les philologues :
« Avant de franchir de nouveau les remparts énormes, nous nous arrêtons pour regarder la première des petites portes basses. Elle est surmontée de deux plaques de marbre, disant, l’une en grec, l’autre en syriaque, que ce couvent fut construit en l’an 550 sous le règne de Justinianus, imperator. »
Ailleurs, mis en goût par cette érudition de sleeping-car, il copie dévotement cette information du Guide Isambert :
« Les Arabes qui occupent le désert de Tih comptent au nombre des plus sauvages et des plus intraitables parmi les Bédouins. Ils sont tous pillards, et leurs razzias, qui rappellent celles des Amalékites, s’étendent jusqu’au désert de Syrie, dans le voisinage de Palmyre. »
Quel dommage que M. Pierre Loti ait juré par Mahomet de ne jamais rien lire ! Il aurait pu apprendre, par Cosmas d’Alexandrie, par Pococke, Burckhardt, Lottin de Laval, Quatremère, Niebuhr, Coutelle, Grey, Léon de Laborde, lord Prudhoej, Ross, Tischendorf, Brugsch, Robinson, Georges Bénédite, par le doyen Stanley, le docteur Rüppellk, le major MacDonaldl, le fellow E. H. Palmer, le Père Porphyre, même par Mme de Gasparin, en un mot par tous ceux qui ont visité avant lui, sans fracas, ces contrées illustres, des histoires merveilleuses et des contes éblouissants. Il aurait pu connaître, par Renan et Maspero, l’exode ou, pour parler, plus exactement, la grève des Beni-Israël, excités par le cheik Moïse et fort mécontents d’être employés par le pharaon à faire des briques avec de la fange et de la paille hachée. Ainsi, sans prendre beaucoup de peine, il eût trouvé le moyen de renouveler ses clichés. Mais non, il a mieux aimé, dans ce nouveau voyage, chercher une fois de plus, des bibelots levantins. En effet, il ne rapporte, sur ses plaques instantanées, qu’une pacotille de bibelots. Il n’a même pas fait l’ascension du Sinaï. Les guides ne coûtent pourtant que sept piastres par tête et par jour. Il n’est même pas allé à Pétra, ce qui n’a pas empêché certains chroniqueurs parisiens de relater le voyage de M. Pierre Loti dans l’Arabie Pétrée :
Ces bibelots sont-ils tous authentiques ? Vous savez qu’il faut se défier des bazars d’Orient. La turquerie de M. Pierre Loti est parfois troublante.
Un jour (je demande la permission de parler encore de moi, c’est la mode), je chevauchais en Asie Mineure, botte à botte, avec mon vieux serviteur Manoli. J’étais récemment sorti de l’École normale, où l’exotisme d’Aziyadé m’avait incendié la cervelle. Je rêvais à cette houri, et je l’entrevoyais, sous des voiles, parmi les orangers d’Eyoub.
— Manoli, murmurai-je, dis-moi des noms de femmes turques.
Le vieillard prononça des syllabes harmonieuses : Gul qui signifie rose, Leïlah, Fatmé, Aïssah.
— Aziyadé ! lui dis-je.
— Aziyadé ? Ça n’est rien du tout. Ça n’existe pas.
Le lendemain, ce même Manoli donnait de l’argent à un nègre qui nous avait servi de palefrenier et que je congédiais. Le nègre, souriant et montrant ses dents blanches, disait fort distinctement :
— Ziyadé ! Ziyadé !
À ce moment je crus tenir le mot de l’énigme.
— Manoli, m’écriai-je, dis-moi en grec ce que te dit ce nègre.
— Il dit, moussiou : « Encore ! encore ! » Il veut encore de l’argent.
Ainsi, en bonne et simple philologie, Aziyadé serait une simple interjection, qui veut dire : « Ah ! encore ! »
Je préférerais ne pas savoir cela. D’ailleurs, Manoli s’est peut-être trompé. Si tout de même il avait raison ? Après tout, ce n’est rien, un simple détail. Pourtant cela m’inquiète. J’ai beaucoup aimé la prose de M. Loti. Je l’aime encore. Mais l’amour peut-il survivre à la confiance ?
Laissons cela. Ce livre sur le Désert (est-ce bien un livre ?) n’est que la préface d’une œuvre intéressante : Jérusalem.
Ici nous retrouvons davantage notre Loti, délicieusement enfantin, visionnaire avec délices, sincèrement ému. Dans quelles dispositions a-t-il abordé les Lieux Saints ? Est-il allé se prosterner sur les dalles du Saint-Sépulcre, avec la foi naïve d’un croyant ? Non, si l’on en croit ses propres aveux :
« Jérusalem !… Oh ! l’éclat mourant de ce nom !… Comme il rayonne encore, du fond des temps et des poussières, tellement que je me sens presque profanateur, en osant le placer là, en tête du récit de mon pèlerinage sans foi ! »
Ce pèlerin passionné fut-il donc un sceptique ? Peut-être. Mais un sceptique attendri, un amateur de foi, un chercheur de dévotions mortes, si amoureux de la piété, qu’il va volontiers d’une religion à l’autre, également épris des douceurs du christianisme et de la majesté de l’Islam.
L’Islam l’a même retenu, semble-t-il, un peu plus que de raison, dans cette station au pied du Calvaire. Il a fait (si j’ose m’exprimer ainsi) des infidélités à la grotte de la Nativité, à la vallée de Josaphat et aux oliviers de Gethsémani, afin de s’attarder dans la mosquée d’Omar. Elle est si merveilleuse, cette mosquée, si remplie de visions, et de mirages, avec sa base de pierres énormes, vestiges du temple de Salomon, et ses vitraux sarrasins, qui étincellent et chatoient, comme des ostensoirs de gemmes, d’argent et d’or ! Il y a, au fond de l’âme de Pierre Loti, un Turc qui dresse l’oreille dès qu’il entend la voix du muezzin. Ce Turc, en qui le souvenir des platanes d’Eyoub éveille des nostalgies, a savouré longuement la fraîcheur des fontaines et le sortilège des vastes silences, parmi les eaux, les cyprès et les coupoles du Haram-ech-chérif. Même, il a compté avec un soin qui est peut-être trop méticuleux, les petites fenêtres cintrées où la lumière filtre à travers des fleurs et des arabesques en pierres précieuses… Puis il a dénombré chacune des colonnes à chapiteaux dorés, l’une de marbre violet veiné de blanc, l’autre de porphyre rouge, l’autre de vert antique. Puis, ce sont les revêtements des arceaux et des voûtes, les mosaïques qui simulent des brocarts et des broderies… Le regard est ébloui par ces taches multicolores. On cligne de l’œil, devant ces pages papillotantes comme devant les touches et les retouches d’un peintre impressionniste. Les formes dansent, les lignes tremblotent, les couleurs éclatent et remuent dans un frisson de lumière, de telle sorte qu’on n’a plus une vision nette de ce décor mouvant. Mais c’est amusant comme une apothéose de féerie, divertissant comme un conte des Mille et Une Nuits. Somme toute, une description d’arpenteur, un inventaire archéologique, ou même une épreuve de photographe donneraient, de ces mirages d’Orient, un tableau moins exact et moins complet.
Loti a retrouvé ailleurs encore ces chers musulmans, dont il
aime le geste résigné, la belle voix gutturale et la religion morne. C’était au bas du
ravin où se creuse, parmi les cailloux et les lentisques, le lit desséché du Cédron. Il
y a, en cet endroit, un sépulcre que l’imagination des multitudes considère comme le
tombeau de la Vierge, bien que le troisième concile d’Éphèse ait protesté contre cette
tradition. Mais la foi des humbles est plus forte que les sentences des docteurs. Non
seulement les pèlerins croient que Marie de Nazareth a été ensevelie en ce lieu, mais
encore ils montrent, au même endroit, les tombeaux de saint Joseph, de sainte Anne, de
toute la sainte Famille. C’est pourquoi au creux de ce ravin, on a construit une église,
qui appartient exclusivement, on ne sait par quel contrat bizarre, aux Arméniens et aux
Grecs. Les Syriens, les Abyssins et les Coptes y possèdent tous un endroit réservé pour
leurs prières, et l’on y voit des Mahométans ! Oui, des hommes en turban vert se
prosternent là, en l’honneur de Marie, mère du prophète Jésus. Car il est dit, dans le
Coran : « Ô vous, qui avez reçu les écritures, ne dépassez pas la mesure juste
dans votre religion. Le Messie Jésus n’est que le fils de Marie, l’envoyé de Dieu et
son Verbe, qu’il déposa en Marie. Croyez donc en Dieu et en son envoyé, mais ne dites
pas qu’il y a une Trinité. Dieu est unique. Dieu ne
saurait
avoir de fils, cela est indigne de lui. Quand il a décidé une chose, il n’a qu’à
dire : Sois, et elle est. »
Si Loti s’arrête quelque jour, dans le saint temps de carême, aux escales de l’Archipel, il pourra nous donner une peinture bigarrée et vivante de cette panégyrie qui chaque année assemble, autour de l’église de la Vierge de Tinos, une cohue de pèlerins venus de Grèce, de Crète, de Chypre, d’Égypte, d’Asie Mineure. Boiteux, bossus, bancals, estropiés, tous les déshérités et tous les meurtris viennent demander à la Panaghia, à la « Toute-Sainte », à la mère des infinies miséricordes, la guérison de leurs maux. Parmi ces chercheurs de miracles, on voit des Turcs en caftan, des Arabes en burnous…
Et, si Loti voulait enfin consentir à lire les écrits des autres, je l’engagerais à parcourir une thèse sur le Royaume latin de Jérusalem, récemment publiée par M. Dodu, professeur au lycée de Niort. Il y verrait d’abord des histoires merveilleuses, des mariages qui ont un air fantastique et shakespearien : Baudoin Ier m, épousant la fille de Taphnuz, prince d’Arménie, et Amaury Ier devenu le gendre du sébastocrator Isaac Comnène… Il n’aurait pu regarder, sans rêver, Boémond, prince d’Antioche, et Jocelyn, comte d’Édesse, et Raymond, comte de Tripoli, et le prince de Galilée, et le comte de Tibériade et toutes ces princesses lointaines : Adèle, comtesse de Sicile, l’abbesse Ivéta, Yolande, Sybille, Mélisenden…
Oh ! toutes ces cités d’or, de brume et d’azur,Qui font l’effet d’un songe à la foule effarée :Tyr, Héliopolis, Solyme, Césarée…
Surtout, il aurait vu l’état de stupéfaction où tombèrent les bons mahométans, lorsqu’ils apprirent que les Croisés mettaient tout à feu et à sang pour « délivrer » le Saint-Sépulcre.
Personne n’est plus respectueux du passé que les musulmans. Ils laissent tomber les choses, ils ne les détruisent pas. C’est un boulet lancé par un amiral italien, qui a coupé en deux le Parthénon. Ce sont les martelages d’un lord anglais, qui ont déshonoré les frises de Phidias. Ce sont les compagnons de Villehardouin, qui ont incendié la ville impériale de Constantinople. Pareillement, je ne sais ce que seraient devenues les ruines de Jérusalem, si l’insouciance des Arabes ne les avait protégées.
Oh ! que j’aime M. Dodu, pour avoir osé dire tout cela, et pour avoir montré combien Saladin fut supérieur à tous nos Tancrèdes et à tous nos Richard Cœur-de-Lion ! Cet émir, ayant repris la ville sainte, vit, dans une cour, un troupeau de prisonnières. C’étaient des femmes et des filles de chevaliers. Ces dames pleuraient, sachant que leurs époux et leurs pères se gênaient peu avec les captives musulmanes, et s’attendant à subir de justes représailles. Saladin souriait, en caressant sa belle barbe. Alors une grande pitié lui vint, et ces femmes furent plus en sûreté sous sa tutelle, qu’elles ne l’avaient été au temps de la puissance des rois de Jérusalem.
Quelques jours après, Saladin assistait, du haut d’une estrade ornée de tapis, au départ des croisés, qu’il avait bien voulu laisser partir sains et saufs, avec leurs nippes et leurs trésors. Son secrétaire s’approcha de lui et lui fit remarquer, à voix basse, que le patriarche des Francs emportait des plaques d’or et d’argent, arrachées au tombeau du Christ.
— Bah ! répondit l’émir, laissons-les faire ; ils nous accuseraient de mauvaise foi ; donnons-leur lieu de se louer de la bonté de notre religion.
Je veux rapporter encore, pour faire plaisir à Loti, une belle parole du soudan d’Égypte, Malek-el-Kamel. Deux clercs étaient allés vers lui, afin de le convertir. Aussitôt, il assembla ses vizirs et leur demanda conseil. Tous, sans exception, furent d’avis que la mort seule était capable de punir l’indiscrétion inouïe de ces étrangers. Le soudan commanda qu’on allât chercher les deux missionnaires.
— Messieurs, leur dit-il, on me dit, de par Dieu et de par la loi, que je dois vous faire couper la tête. Car ainsi le veut la loi. Pourtant, je ne vous ferai pas couper la tête. Ce serait mal reconnaître le soin que vous prenez du salut de mon âme.
Il ajouta qu’il tenait à leur disposition des terres et de l’argent pour le cas où le désir les prendrait de demeurer dans son domaine. Ils répondirent qu’ils avaient envie de s’en aller. Alors, il leur donna un sauf-conduit et une escorte moyennant quoi ils purent retourner sans encombre vers leurs compagnons.
Loti a trouvé à Jérusalem, un homme presque aussi grand que l’émir Saladin et que le Soudan Malek-el-Kamel. C’est le fonctionnaire turc qui monte la garde, l’arme au pied, à la porte du Saint-Sépulcre, et qui empêche les Grecs et les Latins, les Arméniens et les Coptes, les Français et les Russes de se dévorer entre eux.
Pauvre Saint-Sépulcre ! Il faut, pour arriver jusqu’à lui, traverser bien des horreurs. Loti a souffert, plus qu’aucun autre, sur la voie douloureuse qui mène au tombeau du Christ. Combien d’obstacles, avant d’arriver au sanctuaire ! Et que de laides choses la civilisation projette aux abords des Lieux Saints ! Lorsque notre voyageur quitta les vignes et les figuiers d’Hébron, il rencontra, sur une route effroyablement carrossable, des hommes en casque de liège et de grosses femmes en casquette loutre, avec des voiles verts. Il fut scandalisé :
Oh ! leur tenue, leurs cris, leurs rires sur cette terre sainte où nous arrivions, si humblement pensifs, par le vieux chemin des prophètes !
Heureusement elles s’en vont, leurs voitures ; elles se hâtent même de filer avant la nuit, car Hébron n’a pas encore d’hôtels.
À Bethleem, il fut choqué par des voitures de l’agence Cook, par des fiacres remplis de
touristes, par des restaurants, par des boutiques de cierges et de chapelets, par un
couvent trop moderne, où l’on trouvait des « chromos » et des « bocks ». À Jéricho, il a
entendu des trompettes d’opéra-bouffe et des chansons de café-concert. À Jérusalem, la
table d’hôte l’écœura, et il écouta avec une vraie souffrance « les malles que
l’on traînait dans des corridors encombrés »
.
Loti a fait un sincère effort pour sortir de ces actualités navrantes. Le Guide Joanne aidant, il a éprouvé des impressions historiques. Seulement, il a eu le tort de les rendre d’une manière un peu monotone. Quand il est embarrassé pour fixer la date d’une porte, d’un arbre ou d’une institution, il se tire d’affaire en l’appelant « millénaire ». Le mot millénaire est répété, dans ce livre, je ne sais combien de fois. Millénaire, la porte ogivale par où l’ancien ami de Mme Chrysanthème entra dans la cité sainte, au sortir d’une banlieue neuve où fumaient des tuyaux d’usines. Millénaires, les murailles que montrait au pèlerin, à la lueur d’une lanterne sourde, la supérieure du couvent des Filles de Sion. La pesée des siècles morts a fait presque fléchir le cerveau de Loti sous une surcharge accablante. L’expression de cette fatigue revient incessamment comme un leitmotiv, en termes vagues, mais si sincères !
On regrette quelquefois que l’auteur quitte trop volontiers cet amoncellement de nuages, pour nous dire des paroles lumineuses, que Joanne lui a dictées :
Beit-Djibrin, la Bethograbis de Ptolémée, l’Eleutheropolis de Septime-Sévère, devint un évêché au temps des croisades.
Ah ! vraiment ?
Les croisés sont les derniers qui soient descendus dans le tombeau d’Abraham, et on n’en possède pas de description écrite plus récente que celle d’Antonin le Martyr (vie siècle).
Très curieux.
… Mosaïque d’or, que fit placer, à la fin du xiie siècle, le seigneur Amaury, grand roi de Jérusalem.
Ah ! cet Amaury, époux divorcé d’Agnès d’Édesse, roi subtil, réputé pour sa science du
droit coutumier, grand lecteur de grimoires, expert en théologie, Aimericus
Dei gratia
Latinorum Hierusalem rex nonus et rex
Cypri, Amaury, que l’empereur Manuel reçut avec tant d’honneurs dans la ville de
Constantinople ! J’aurais voulu que Loti (lui qui voit si bien les âmes mortes), le
montrât parmi ses camériers, ses chapelains, ses clercs, ce roi juriste et byzantin qui
succédait à des routiers casqués de fer, ce fils d’une dynastie que le climat d’Orient
inclina si vite aux nonchalances levantines, ce pacha issu d’une race de chevaliers, ce
gros homme sensuel, dont l’évêque Guillaume de Tyr, en sa latinité savoureuse, a si bien
décrit la corpulence flasque :
Pinguis erat supra modum ita ut more
femineo mamillas haberet, cingulo tenus prominentes…
Il est
intéressant, cet Amaury ; il fait comprendre pourquoi l’installation des conquérants,
dans cet Orient charmant et terrible, ne pouvait pas durer… Et quelle suite de royales
misères ! Baudoin IV, aveugle et sourd, grattant d’un geste machinal, la lèpre qui
dévore sa peau sous la chlamyde de pourpre ; Baudoin V, que les chartes intitulent roi
d’Asie et de Babylonie, et qui mourut anémique, encore enfant ; Guy de Lusignan, banni ;
le bigame Conrad de Montferrat assassiné ; Henri, à moitié musulman… Ah ! la triste fin
des croisades, le découragement après l’élan furieux, le scepticisme après
l’enthousiasme, la politique après les aventures, des vizirs faibles et lascifs,
succédant au chaste et fort Godefroy, la fameuse
courtisane
Pâque de Rivery publiquement entretenue par le patriarche Héraclius, qui lui donnait
l’argent des pèlerins, la débâcle de la féodalité, installée tant bien que mal sur un
sol où elle ne pouvait pas vivre… Encore une fois, quel dommage que Pierre Loti n’ait
pas voulu lire M. Dodu !
Certes, il est allé là-bas avec les intentions les plus sérieuses et les plus pures.
Mais, jusqu’au pied du Saint-Sépulcre, son goût pour les beaux costumes et pour les
ustensiles bizarres fait tort à ses élans de sincère mysticité. Il ne nous fait pas
grâce d’une paillette. Il note tout, en un joli style, qui ressemble, de plus en plus, à
une suite de petits cris. Oh ! la cagoule de cet évêque, et ces encensoirs d’argent, et
ces enfants « tapis dans l’ombre »
, et ces flammes bleues, rouges,
blanches, et ce missel à couvertures d’or, offert il y a six cent cinquante ans par la
reine de Silicie (sic) ! Ceci, surtout, si admirablement peint :
« des étoffes, des étoffes de fées, une surtout, d’un vieux rose cerise,
brocart qui semble tout semé de cristaux de gelée blanche, tout givré d’argent, et qui
est brodé de feuillages en perles fines avec fleurs en émeraudes et en topazes
roses… »
.
La veille de son départ, Loti voulut passer une nuit entière dehors, parmi les oliviers de Gethsémani, là même où le Christ fit sa prière d’agonie.
Il sortit de son hôtel vers onze heures. Un janissaire l’escortait, traînant sur les pavés un long sabre. Le pacha avait donné des ordres pour que le corps de garde de la porte Saint-Étienne laissât passer le célèbre académicien. Les rues ôtaient silencieuses. La lune allongeait sur le sol l’ombre des maisons endormies. Rien que le faible bruit des feuillages et des fontaines. Par intervalles, les lourdes bottes d’une patrouille.
Le janissaire disait : « Tu vois, le soir, à Jérusalem, il n’y a rien. »
Brave soldat ! C’était une façon polie de faire entendre combien il regrettait la
chambrée où dormaient ses camarades.
On arriva aux cailloux du Cédron. La vallée de Josaphat, blanchie de lune, semblait une nécropole faite d’ossements éparpillés. Qu’est ceci ? Écoutez ! on a toussé ! Oui, une toux humaine est sortie d’un de ces grands tombeaux… Le janissaire, paraît-il, eut peur. Ce Turc ne savait pas apparemment, que, dans tout l’Orient, les sépulcres antiques servent d’étables aux bergers errants.
Près du couvent des Franciscains, M. Loti dit au janissaire : « Assieds-toi et
reste là ; tu m’attendras un peu longtemps, une heure peut-être, jusqu’à ce que je
t’appelle. »
Puis il s’éloigna, et se coucha parterre, adossé au tronc d’un
olivier. Il attendit « je ne sais quoi d’infini »
. Hélas ! rien ne
vint.
— Allons, cria-t-il au janissaire, c’est fini, rentrons.
Ils retournèrent sur leurs pas. La porte de la ville était restée entrouverte. Mais le factionnaire, par une regrettable méprise, saisit M. Pierre Loti au collet. Les hommes du poste accoururent avec une lanterne. Le janissaire donna le mot de passe. On se reconnut, et tout s’arrangea.
Alors, découragé, irrité, M. Loti rentra chez lui « par cette longue voie
douloureuse, qui n’était plus pour lui qu’une rue quelconque, un peu plus sinistre que
les autres, dans une vieille ville d’Orient »
.
Ainsi repoussé par la religion héréditaire, vers laquelle il était venu avec une tendresse filiale, M. Pierre Loti alla revoir la mosquée d’Omar, et en sortit rasséréné.
Le lendemain, il prit le chemin de Damas, mais à rebours, tournant le dos à Jérusalem, enviant les simples qui n’ont pas besoin d’organiser une caravane pour apercevoir le ciel et pour aimer le divin sourire du Rédempteur.
Ce livre finit sur une déception. C’est un spectacle étrange et bien fait pour rabattre l’orgueil de l’esprit, que de voir nos premiers écrivains, nos dilettantes patentés, nos lauréats officiels parcourant le vaste monde pour trouver quelque chose qui les émeuve et qui nous touche, visitant des contrées vierges ou des terres usées et dolentes, et tous (passez-moi l’expression, elle est vulgaire, mais exacte) revenant bredouille.
La jeunesse blanche
I. M. Auguste Dorchain63
M. Auguste Dorchain n’écrit presque jamais en prose. Comme Brizeux, auquel il ressemble par la pudeur de son lyrisme voilé, il a aimé la muse d’un amour exclusif, délicat et scrupuleux.
Il donna au public son premier recueil de vers, la Jeunesse pensive, en un temps où l’enclume et la forge du naturalisme faisaient un tapage d’enfer. La brutalité du langage, le cynisme des mœurs, un matérialisme effronté dont les jeunes hommes d’aujourd’hui subissent, sans en être responsables, les désastreux effets, semblaient avoir ruiné cette aristocratie spirituelle qui est la condition même de la poésie. Que venait faire, parmi les pharisiens et les marchands du temple, ce jeune homme qui avait une voix d’enfant de chœur et qui racontait, en rougissant, les délices ingénues de ses premières amours ?
Il avait confié ses espérances de gloire à son maître Sully-Prudhomme, dans une
entrevue qui dut ressembler, si je ne me trompe, à celle du poète Perse avec le
philosophe stoïcien Cornutus. Il avait dévoilé son rêve à quelques-uns de ses amis
préférés. Il avait vécu en des intimités choisies, dévot à Marc-Aurèle, dont il enviait
la chaste adolescence, épris des vierges dont la beauté rayonne dans les drames de
Shakespeare, méditant ce que saint Augustin disait de la lutte douloureuse que l’esprit
soutient contre la chair, réfléchissant, avec une tendresse infinie, sur les paradis de
joie et les abîmes d’amertume que fait entrevoir cette phrase de Pascal : « Le
premier effet de l’amour, c’est d’inspirer un grand respect. »
M. Dorchain était surtout une âme sensible… Hélas ! la sotte ironie et l’odieuse « blague » ont gâté nos plus beaux mots, de même que les médailles claires se ternissent en passant dans des mains sales. On ne peut pas dire de quelqu’un qu’il est sensible sans avoir l’air de se moquer. Il y a encore des gens qui auraient honte d’être émus par une romance et qui se pâment aux cantilènes où Bruant s’attendrit sur les mélancolies des forçats. Il en sera ainsi jusqu’à ce que le vent tourne et que « ça change ». Le poète de l’Âme vierge n’a pas attendu, pour nous dire sa chanson, que les annonciateurs de « formules » nouvelles aient prédit une révolution du goût. Insoucieux de la mode, étranger aux cénacles, respectueux des maîtres, il a regardé d’un œil craintif les femmes qui passaient sur sa route. Longuement il arrêta ses yeux sur l’une d’elles. Et l’éblouissement de ses yeux a fait parler son cœur.
Il a aimé, il a chanté. C’est tout bonnement ce que font les poètes, grands ou petits. M. Dorchain est un poète.
On ne peut aller à l’objet aimé sans aimer l’Amour lui-même. Et c’est là une première cause de souffrance. L’Amour, qui est le plus noble effort d’affranchissement et de rêve dont la nature humaine soit capable, est retenu à la terre par des poids de plomb. Il est mêlé d’alliages impurs qui l’alourdissent et le déshonorent. Éros se consume dans le regret de Psyché, exilée peut-être pour toujours, loin des radieux sommets qu’illuminait sa candeur :
… Sur la terre, hélas ! Psyché s’en est allée.N’y poursuivais-tu pas la divine exilée,Le jour où t’attira par ses folles chansonsLe satyre impudique, à travers les buissons ?Imprudent ! Tu prêtas une oreille attentiveAux mots qui s’échappaient de sa bouche lascive,Car ils flattaient alors, dans leur rythme moqueur,Je ne sais quels instincts qui te troublaient le cœur.N’espère plus, Éros, t’enfuir loin de ce mondeVers la sérénité des cieux inoubliés :Souffre et résigne-toi, car sur la terre immondeLe Désir et l’Amour sont à jamais liés…
Ah ! le malheureux Amour ! Tout semble s’unir dans notre société haletante et affamée, pour étouffer ses floraisons. S’il s’épanouit jamais en de nouveaux printemps, s’il mûrit en moissons imprévues, il faudra remercier de cette aubaine les poètes, ses derniers défenseurs.
Les législateurs, voulant concilier l’instinct éternel de notre race avec les commodités passagères des sociétés, ont inventé le mariage, qui est une sage institution. Chez nous surtout, en Occident, l’union légale de l’homme et de la femme est réglée par des principes très louables. Se donner à une seule personne, en échange d’un don à peu près pareil, traverser la vie dans un commerce charmant de dévouement réciproque et de mutuel support, qu’y a-t-il, parmi les créations humaines, de plus raisonnable et de plus touchant ? On aurait pu croire que cette loi dût être une charte définitive. Nos descendants, quand ils liront le Code civil, seront édifiés.
Seulement, il y a loin des institutions aux mœurs. Le
mariage, qu’un éminent jurisconsulte appelait la « canalisation de
l’amour »
, n’en est, le plus souvent, que la déviation et le pis-aller. Qui
n’a été meurtri par ces contradictions ? Quelques-uns en ont gardé d’incurables
blessures. Oh ! la belle jeunesse que nous font les usages et les convenances, et
l’étrange morale qui, dans ce contrat, pardonne tout, sauf le sentiment ! Elle est
enviable cette « aurore de la vie » dont les orateurs de distributions de prix parlent
avec attendrissement !… Votre cœur a tressailli au souvenir d’un visage entrevu, d’une
voix écoutée, d’un regard que vos yeux ont évité sans savoir pourquoi. Vous songez à
elle avec joie, avec crainte. Vous redoutez et vous désirez de la revoir. Elle est bien
loin de votre vue, et si près de votre âme ! Partout, des formes impalpables,
insaisissables, immatérielles, plus réelles que les arbres du chemin et que les étoiles
du ciel, évoquent la vision de l’aimée… Vous savourez à pleine coupe l’ivresse d’espérer
et l’affreux déboire du doute. Pour mériter celle que vous avez élue, nulle entreprise
ne vous semble trop haute, nulle tâche trop malaisée. Vous êtes prêt à tous les labeurs,
à tous les périls, à l’ascension âpre vers la splendeur immaculée du Graal… Et puis, une
lourde main se pose sur votre épaule, secoue votre extase ; la sagesse
mondaine vous dit : « Tout cela est très bien, mon garçon, mais il faut
être plus pratique. » Et dans un vague discours, vous entendez la répétition des mêmes
mots : « Dot… position… raison… arrangements. » Alors il faut bien, comme on dit, que
« jeunesse se passe ». Et c’est pourquoi les exigences sociales ont inventé l’inévitable
et indigne parodie d’amour, les singeries où tant de généreuses pensées se flétrissent
et meurent, les poisons qui trompent la faim, les « intérims » qu’autorise la prud’homie
des pères de famille, l’école de plaisir morne d’où sort, chaque année, une promotion
nouvelle de maris croulants et de célibataires démolis.
Alors commencera cette angoisse infinieDu cœur qui lutte avec le sang ;Alors ils connaîtront les heures d’insomnieOù l’on s’abandonne, impuissant.Vingt fois ils descendront sur le pavé des rues,Comme enivrés, pour en finir,Vingt fois des visions chastement apparuesSurgiront pour les retenir…Puis, un soir, ils prendront la première venueQui leur ouvrira ses bras blancs ;Malades et lassés, sur son épaule nueIls poseront leurs fronts brûlants.Peut-être sera-t-elle inerte, indifférente ;Mais qu’importe ! Ils n’auront pas d’yeux.Comme ils déposeront sur sa joue odoranteDe longs baisers silencieux !L’aimeront-ils ? Non pas : ils sauront trop, sans doute,Que son cœur ne doit plus fleurir,Que le hasard banal les a mis sur sa route,Qu’ils seraient fous de la chérir…Et pourtant, pour calmer la soif qui les dévore,Tâchant d’oublier, jusqu’au jour,Sur son indigne sein ils chercheront encoreLa douce illusion d’amour !
D’ailleurs, la tolérance des pères, l’indulgence des oncles et, dit-on, l’experte
clairvoyance de certaines fiancées admettent généralement ce stage, à condition que le
stagiaire n’en revienne pas trop chauve et trop édenté. M. Dorchain n’est pas de cet
avis. Il s’est souvenu d’une des plus exquises confidences de l’empereur Marc-Aurèle :
« Je dois encore aux dieux d’avoir conservé pure la fleur de ma jeunesse, de ne
m’être pas fait homme avant l’âge, d’avoir différé au-delà même »
. Et il a
donné son avis sur ce sujet délicat, en un sonnet très noble et très courageux :
À peine ont-ils vingt ans, qu’ils ont déjà ferméAu Bien autant qu’au Beau les portes de leur âme ;L’inaction stupide et la débauche infâmeOnt éteint dans leur cœur l’Idéal enflammé.Mais dans ces cœurs blasés que le néant réclame,Si le flambeau divin un jour s’est abîmé,Oh ! bien sûr, ce jour-là, c’est qu’ils n’ont plus aiméNulle sœur, nul ami, nul enfant, nulle femme.Flambeau sublime et pur, mais qui trembles souvent,Pour te bien abriter de la pluie et du ventEt faire rayonner ta clarté souveraine,Heureux qui peut passer, sans s’interrompre un jour,De l’amour de sa mère à l’amitié sereine,Et de l’amitié sainte à son premier amour !
Cette poésie est « vertueuse », comme dit la gouaillerie niaise de certains plaisants qui s’attribuent des vices dont ils ne sont même pas capables. Elle prouve que la vertu se réconcilie quelquefois avec l’art et avec la beauté.
Sans doute, un lecteur un peu averti songera, en lisant ces vers, à la fameuse imprécation de Musset :
Oh ! malheur à celui qui laisse la débauchePlanter le premier clou sous sa mamelle gauche !Le cœur d’un homme vierge est un vase profond.
Pareillement, un ressouvenir des Nuits vibre dans le rythme de ces stances :
Enfant, dans la lutte éternelleTu crois avoir dompté ton cœur,Déjà tu veux ouvrir ton aileEt t’envoler, libre et vainqueur.Tu n’embrasseras qu’un corps blême,Jeunesse, amour, grâce, bonté,Tout cela, — reflets de toi-même,Fantômes sans réalité.Honteux d’avoir étreint une ombre,Et le désespoir t’étouffant,Alors tu reviendras sombreEt pleureras comme un enfant…Mais du moins, ce rêve achevé,Ne maudis pas tes infidèlesParce que tu n’as point trouvéCe que tu cherchais auprès d’elles…
Qu’importe ? Ceux qu’inspirent les éternelles joies et les rancœurs inguérissables dont vit et souffre l’humanité, allant aux mêmes refuges d’amour, sont bien obligés d’y cueillir les mêmes fleurs amères ou parfumées :
Misérables vivants que le baiser tourmente !
Ce vers de Sully Prudhomme est le texte que commentent tour à tour les poèmes inquiets de la Jeunesse pensive.
Mais ce n’est pas en vain que l’on marche obstinément Vers la lumière. Dans toutes les destinées, même les plus ingrates, je ne sais quelle bonté cachée a disposé d’avance des haltes, des repos, des fontaines où s’apaise pour un temps notre soif d’aimer. Espérances déçues, aveux inécoutés, insouciance cruelle des yeux trop adorés, souillure de l’amour par le désir, combats de l’honneur et de la passion, brusque arrêt qu’impose la mort à des amours qu’on voudrait immortelles, tout cela s’évanouit, en certaines minutes d’extase, comme un cauchemar effacé par l’aurore. N’avons-nous pas tous entendu, parfois, des musiques lointaines, qui bercent notre mélancolie par la douceur de ces mots divins que les poètes savent traduire ?
… Tristes sont les roses fanées !Tristes les jours perdus et les nuits profanées,Les amours qu’un matin suffit à défleurir !Triste, la source impure et qu’on ne peut tarir.La beauté que le temps inexorable emporteEt la virginité du cœur flétrie et morte !…— Mais douces sont les fleurs et douces les amoursQui naissent dès l’aurore et qui durent toujours !Doux les chastes baisers, charmants les jeunes couplesQui vont, les bras nerveux liant les tailles souples.Errer au mois d’avril sous les ombrages verts,Joyeux et l’un pour l’autre étant tout l’univers !Beaux sont les fiancés qui, d’une âme ravie,Marchent pleins d’espérance au-devant de la vie,Sachant, si le malheur leur barre le chemin,Qu’ils passeront quand même en se donnant la main !Beaux, les nobles amants qui, sans crainte ni doute.Vers le même sommet ont pris la même route,Dont le fier idéal n’est jamais abattu,Qui sentent leur amour pareil à la vertu,Et dont le cœur d’enfant peut se montrer sans voiles,Profond comme la mer, pur comme les étoiles…
On le voit, M. Dorchain a fait son choix dans la vie et dans l’art. Il est idéaliste et ne craint pas de s’exposer, par sa naïveté sentimentale, aux risées de ceux qui confondent la vulgarité avec le bon sens. Il aura l’approbation, l’applaudissement et, ce qui vaut mieux, la sympathie de tous ceux qui croient qu’une société, même démocratique, ne peut pas vivre sans idéal.
II. « Le Jardin secret », de M. Henri Rouger64
Tous les poètes ont un « jardin secret » où se réfugie leur tristesse ou leur joie.
Tous, ils ont
célébré la grâce brève des fleurs. Les anciens
disaient que la rose naquit d’une goutte du sang d’Adonis tombé dans l’herbe, et qu’une
larme de Vénus fît éclore l’anémone. Les amants, quels que soient leur patrie, leur
couleur et leur race, comparent toujours les jeunes filles à des fleurs. Les poètes, les
peintres, les apôtres, les instituteurs de peuples, les fondateurs de religions ont bien
connu le fond du désir humain, lorsqu’ils ont jonché les Champs-Élysées de pâles
asphodèles, semé de lotus l’illusoire féerie de Maïa, répandu sur le Paradis le parfum
des fleurs dévotes, rafraîchies comme d’une rosée matinale par les larmes et par le sang
des vierges et des martyrs.
Hortorum decus et tutela… halantes
floribus horti… hortus conclusus… hortus deliciarum… « ruisseaux et jardinages
drus et épais », « gentil mai, printemps éternel »
, voilà le refuge vers
lequel, depuis les temps anciens, tous les hommes ont soupiré. L’âge d’or fut une saison
tiède, embaumée et fleurie. Les contemporains d’Homère ne rêvaient rien de plus beau que
l’île de Calypso et que les jardins d’Alcinoüs. Tous les Édens sont des jardins. Dans le
plus magnifique discours de comice agricole qui ait jamais été prononcé, Lamartine
démontrait cette vérité aux jardiniers de Mâcon, ses électeurs :
« C’est cette parenté secrète entre l’homme et un coin de terre plus spécialement approprié, enclos, cultivé, planté, semé, arrosé, récolté par les mains du jardinier, qui a fait de l’histoire des jardins, dans tous les siècles et dans tous les pays, une partie de l’histoire même des nations et aussi une partie des rêves de la vie future ou de la théologie des peuples. Parcourez toutes ces théogonies, toutes ces religions, toutes ces histoires, toutes ces fables, il n’y en a pas une qui ne mêle cette image d’un jardin abondant en eaux et en fruits aux images et aux songes de félicité primitive ou de félicité future dans le ciel… »
Avez-vous vu, à la bibliothèque de l’Arsenal, notre précieuse collection de bréviaires et de missels enluminés de miniatures ? Si vous ne l’avez pas vue, courez vite rue de Sully et demandez à M. Henri de Bornier la permission de pénétrer dans la cachette où gît ce trésor. Sur le dernier feuillet du plus beau de ces manuscrits, un imagier inconnu a voulu, malgré son humilité, laisser le souvenir de sa personne aux pieuses gens pour lesquelles il travaillait. Il s’est peint lui-même. Dans un oratoire, au plus haut étage d’une tourelle, près d’une fenêtre effilée en ogive, d’où la vue s’étend vers les futaies, les prés, les eaux claires, il est assis à sa table, le pinceau posé sur une page blanche de fin vélin. Devant lui, dans un verre d’eau pure, deux ou trois fleurs sont arrangées, fleurs simples qu’il a cueillies avec précaution et qu’il copie avec un respect amoureux.
M. Henri Rouger, s’il fût venu au monde cinq siècles plus
tôt, eût peut-être borné tous ses vœux à copier les sept fleurs symboliques et à
comprendre leur langage. On l’imagine très bien dans la « librairie »
d’un château, alignant, comme Guillaume de Lorris et Jean de Meung, les 22 818 vers du
Roman de la Rose, ou bien, comme Guibert de Montreuil, donnant le
gracieux titre de Roman de la Violette, à une histoire assez longue, où
il n’y a guère de violettes et point de roman. Au temps de saint Louis, l’auteur du
Jardin secret eût commenté, lui aussi, l’offrande allégorique du
Chapel à sept fleurs, et paraphrasé ce sermon ancien, que je ne puis me
tenir de vous réciter :
Une jeune fille veut que je lui octroie un don ; elle me demande un chapelet de fleurs. Que Dieu m’accorde loisir, pour que je puisse faire ce qu’elle veut ! Mon présent devra lui plaire, si j’y mets d’abord le lys ; puis viendra la violette ; puis la belle fleur du souci ; l’ache et la consoude y prendront place à leur tour ; la rose épanouie fera la sixième, et la septième l’ancolie. Voilà une jolie couronne, où chaque fleur désigne une vertu que la jeune fille doit avoir et conserver. La blancheur du lys semble lui dire : Adore la mère de Dieu, aime Dieu et la sainte Église. La douce fleur de violette lui rappelle qu’il faut qu’elle se tienne à l’écart, en silence, qu’elle n’écoute point les médisants et ne s’expose au blâme ni en actions ni en paroles. L’or du souci lui enseigne à garder pur et sans tache le trésor de la sagesse. L’ache lui recommande d’être humble, bonne, indulgente pour les pauvres et les faibles. La consoude en s’ouvrant à la clarté du jour et en se fermant aux ténèbres de la nuit l’avertit de n’accueillir que la courtoisie et de se soustraire à la noire trahison. La sixième fleur, la rose, qui tient de la sainte Mère de Dieu l’empire de la beauté, c’est la jeune vierge elle-même, qui s’élève entre toutes les femmes comme la rose entre toutes les fleurs. La septième enfin, l’ancolie, est celle qui, avec les cinq petits liens que Dieu lui a donnés, sert à nouer toutes les autres. Lorsqu’un chapelet de fleurs en laisse tomber une seule, il perd beaucoup de son prix. Il en est ainsi d’une jolie fille lorsqu’elle perd une seule de ces vertus. Je vous en prie donc, jeunes filles : que chacune de vous songe à mes sept fleurs…
Le Jardin secret de M. Henri Rouger n’évoque point les anciens vergers de France, un peu pâles et tristes, avec leurs allées droites, leurs nuances douces, leurs arbres grêles, leurs frais et légers printemps, parterres gentils où les rossignols chantaient de toute leur âme lorsque Tristan écrivait sur l’écorce des bouleaux le nom d’Yseult la bonne reine, où les soucis baissaient la tête lorsque les demoiselles pleuraient une absence, où les muguets se paraient de perles de rosée toutes les fois que les jeunes hommes passaient, entrelaçant leurs doigts aux doigts des jeunes filles dont les joues sont couleur de rose et les yeux couleur de fontaine. Des idées modernes poussent dans ce verger rajeuni. Cependant, habitués des « vernissages », et de l’exposition d’horticulture, amants des orchidées et des cynoglosses, ce n’est pas à vous que je recommande le Jardin secret, où M. Henri Rouger veut nous conduire. Les personnes frivoles trouveraient peut-être qu’on s’y « embête », ou plutôt (pour parler le langage des salons), qu’on s’y « rase ». Ce n’est pas mon avis, et voici pourquoi. Ces vers peu lus, dont la critique (du moins à ma connaissance) n’a pas soufflé mot, et qui risquaient de se perdre dans le torrent de poésie périodiquement déchaîné par l’éditeur Lemerre, ces vers attestent une intensité de rêve, une ferveur d’émotion communicative, une douceur d’expression tout à fait rares et dignes de remarque. En un temps de dilettantisme blasé, M. Henri Rouger croit obstinément à la poésie. Il l’aime d’un cœur soumis et fidèle. Il ne lui doit rien que des extases et des souffrances. C’est assez pour que son âme solitaire soit pénétrée d’une infinie gratitude. J’imagine que ce jeune rêveur vit en pleine chimère et que, s’il est condamné par le sort à quelque besogne quotidienne, qui l’ennuie, il secoue ses chaînes le plus souvent qu’il peut, afin de s’enfuir aux mirages du Jardin secret :
Ipsa tibi blandos fundent cunabula flores.
Comme tous les poètes, il a regardé longtemps la magnificence des floraisons printanières. Et d’abord il en a eu peur. Il a cru entendre distinctement la voix indifférente de la nature. Sans doute elle lui disait de ces dures paroles qu’Alfred de Vigny nous a répétées :
Je n’entends ni vos cris, ni vos soupirs : à peineJe sens passer sur moi la comédie humaineQui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.……………………………………………………On me dit une mère et je suis une tombe.Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe.Mon printemps ne sent pas vos adorations.Avant vous j’étais belle et toujours parfumée…
Hélas ! pourquoi ce luxe insolent, cette odieuse parure qui s’étale sur la terre avare où nous ensevelissons pour toujours le corps douloureux des bien-aimées ? Pourquoi ce renouveau de parfums, de couleurs et de chansons vient-il troubler le recueillement des cimetières, violer la paix du sépulcre ?
Ah ! tout m’est odieux au jardin de beauté !L’air est impur ici ; ces douceurs me sont vaines ;Je hais les fleurs de l’herbe et je hais la clarté !Je foule avec effroi les thyms et les verveines :Quand mon pied les écrase à ses pas incertains,Le suc épais qui coule a couru dans tes veines ;Et c’est toi que je blesse à leurs rameaux atteints,C’est toi-même, ô mon Âme, ô Morte blanche, ô Vierge !Que j’écrase en foulant la verveine et les thyms…Ton âme est emportée aux tiges végétales ;L’âpre corruption qui s’acharne à tes flancsFleurit joyeuse et pure à tous les blancs pétales…Et le rosier surgit, son éclat me fascine,Je sens que ta chair souffre à la dent qui te mord,Je sens ton âme errer sur la plante assassine…
Mais voici que le cœur irrité du poète s’apaise, et qu’une vision soudaine de la vie universelle où s’entrecroise éternellement l’échange des souffles, des formes et des âmes, vient calmer son esprit, prêt désormais à accepter, à bénir presque l’inévitable loi qui enchaîne les effets et les causes. Une plus équitable intelligence de l’univers, une soumission stoïcienne aux nécessités qui régissent l’harmonie des mondes, la vue des créations divines qui ne meurent que pour ressusciter, l’inclinent à absoudre ce qu’il maudissait et lui dictent ces vers, que Marc-Aurèle eût aimés :
Oh ! je sais ! je comprends ! Le vent des cieux m’apporteUn grand mystère ; une âme est là ; je me souviens.Je sens partout présente autour de moi la Morte…Elle est là qui m’entoure en son divin réveil.Je vois sa main qui tremble au frisson d’une palmeEt son regard sourire en un rayon vermeil ;J’entends son cœur sacré qui bat sous ton sein calme,Ô Nature immortelle où son être est brisé…
La mort maternelle a pris la vierge ; elle a sauvé de toute souillure, par l’impérieuse grâce de ces métamorphoses, cette virginale pureté.
Silence ! Elle apparaît ! Je l’entrevois qui passe !Et je me suis courbé vers le saint rosier blanc…Alors, genoux ployés, respectueux et lent,J’ai cueilli sur l’arbuste une fleur fraîche éclose ;J’ai respiré l’arôme au calice tremblant.Puis je me suis levé sans souci d’autre chose ;Et, la fleur à la main, j’ai fui comme un voleur,Car j’ai cueilli son âme en cueillant une rose,Et je l’ai respirée au parfum de la fleur.
Ce n’est point par des extraits qu’il faut juger ce beau poème, dont le symbolisme naïf et la très noble sérénité procurent au lecteur, qui n’attendait peut-être qu’une récréation littéraire, le goût du rêve et le désir de penser. La disposition en tercets réguliers, rythme sobre qui est, comme on sait, la cadence de cette méditation que Vigny intitula les Destinées, menace à la longue de fatiguer l’oreille par son martèlement monotone ; on s’habitue néanmoins à ces terze rime, auxquelles Dante accoutuma les admirateurs de la Divine Comédie. On finit par aimer ce ton austère, ces graves sonorités.
Ce premier essai d’un inconnu paraît annoncer un poète visionnaire et philosophe. Voilà une bonne nouvelle qui vient fort à propos, puisque M. Sully Prudhomme, au grand regret de ses amis, ne fait plus de vers.
III. Confession d’un jeune homme
Nous sommes las, évidemment, de scandales, de révélations, de dossiers, de « mufleries » et de « rosseries ». Tous ces gens qui, dans les romans, sur la scène ou ailleurs, « mangent le morceau », s’arrachent le pain de la bouche, volent les pommes, les écus ou la femme du voisin, toutes ces « tranches de vie » qu’on persiste à nous mettre sous le nez, tout cela est terriblement ennuyeux et nauséabond. Oh ! de grâce, auteurs naïfs et courroucés, qui voulez, recommencer Balzac, cruels revenants du Théâtre-Libre, cessez de hanter nos insomnies. Nous savons… Nous savons… Parfaitement. L’humanité est ignoble ; la vie est plate ; l’amour est dégoûtant ; tous les maris sont trompés, les femmes aussi ; tous les notaires sont en fuite pour la Belgique ; tous les Rougon-Macquart sont canailles de père en fils ; toutes les jeunes filles sont des demi-vierges… Air connu. C’est compris. Parlons d’autre chose.
On n’attend pas de moi un nouveau diagnostic sur l’« état d’âme » de la jeunesse contemporaine. Interrogée, auscultée, sondée depuis dix ans, elle se rebiffe maintenant contre tous ceux qui persistent à se pencher avec bonté vers son chevet. Mais quand un « jeune », un vrai jeune, se lève, prend la parole et déclare exprimer, en son naïf langage, les inquiétudes et les souffrances de ses camarades, toutes les personnes sincères sont tenues de l’écouter.
M. Maurice Pujo est un vrai « jeune ». Il a vingt-trois ans ; il s’en vante, et il a
bien raison. Il a toutes les audaces, toutes les fiertés, toutes les ignorances et toute
l’outrecuidance naïve de cet âge. À voir la façon dont il nous signale « l’idée
qui est la sienne »
et les « victoires logiques »
qu’il a
remportées, en des « combats rigoureux »
, sur les idées des autres, et
son effort pour « surmonter »
, pour « juger »
notre
époque, et pour la « réduire sous la même critique dans la même
liquidation »
, on devine qu’il s’est battu surtout entre les quatre murs d’une
classe de philosophie, dans une de ces arènes pacifiques où Platon, Aristote, Descartes,
Auguste Comte, Herbert Spencer, Taine, Renan se laissent complaisamment « tomber » et
« rouler » tantôt par les élèves, tantôt par le professeur.
J’aime la franchise avec laquelle l’auteur de l’Idéalisme intégral annonce, dès sa préface, le peu de cas qu’il fait de notre jugement. En un temps où le suffrage universel est l’objet d’un culte de latrie, on n’est pas habitué à entendre un débutant parler ainsi de lui-même et du public :
Il (l’auteur) arrive aujourd’hui devant le public, non plus celui auquel il s’était donné d’abord, celui des compagnons de son âge dont il se sait compris pour avoir réussi parfois à exprimer quelques-unes de leurs aspirations ; mais le public qui juge, « le grand public ». — L’auteur ne croit pas devoir réclamer de lui l’indulgence, comme un cabotin enrhumé à l’heure où se lève le rideau. Il lui demande son attention pour le travail sérieux qu’il lui apporte, sinon, il le prévient franchement, il fera mieux de passer à côté du livre sans l’ouvrir, de peur de n’y rien entendre. Il ne se présente pas comme son serviteur, ne pouvant reconnaître comme maître que celui dont l’opinion aura réduit la sienne ; il ne cultive pas ses idées reçues ; il n’écrit pas pour lui faire plaisir. — Et, si ce public s’étonne de cette méfiance et de cet orgueil chez le jeune homme qui arrive à lui, il répondra que, quels que soient son besoin et son désir ardent de voir sa pensée s’épandre, il n’a pu se résoudre à la monnayer, à l’adapter, dans des formes qui lui sont étrangères, au snobisme des pharisiens, et cette attitude de tension lui est imposée par le spectacle actuel des esprits.
Ceci n’est point maladroit. En rangeant ainsi dans la catégorie des imbéciles tous ceux dont on n’est pas compris, on intimide les gens ; on les fait douter de leur sens propre ; on les empêche de se prononcer.
Après de tels avertissements, on est obligé, en bonne conscience, de donner une œuvre. Après la Préface de « Cromwell », il y a Cromwell. Or, j’ai beau tourner et retourner le volume de M. Maurice Pujo, je n’y trouve, malgré la beauté du double titre (l’Idéalisme intégral, le Règne de la Grâce), qu’un recueil d’articles rapprochés les uns des autres par le fil du brocheur. N’importe ! La voix de ce jeune homme est généreuse, cordiale, sincère. « Il voudrait (c’est lui qui le déclare) être entendu. » Je l’ai écouté, comme on doit écouter ceux dont les petits défauts éveillent le sourire et dont l’évidente noblesse commande l’estime. Voici ce que j’ai vu de plus clair, dans les dix morceaux détachés qu’il nous offre, et où sa pensée, ondoyante et diverse, va de M. Stéphane Mallarmé au cynique Frédéric Schlegel, de Maurice de Guérin à ce pauvre Novalis et de « l’Esthétique indépendante » à la « Résurrection du Christ » :
1º Une critique très âpre, souvent juste, de nos mœurs, de nos préjugés, de nos mille
façons de déformer, de gâter, de souiller la vie : Misères et ravages de notre système
d’éducation. L’internat, école de brutalité, foyer de vices. L’amour, dès qu’il
s’éveille dans l’âme de l’adolescent, est profané par la pruderie des uns, par l’ironie
des autres, par la sagesse vulgaire, indulgente aux « fredaines », impitoyable pour la
charmante folie de la passion. Alternative pour le jeune homme : ou bien passer pour
ridicule, ou bien se résigner aux mornes épreuves où la jeunesse
reçoit maintenant sa consécration, subir l’abrutissement du
« Quartier », les monômes, buveries, chahuts, vadrouilles et autres divertissements.
Servage et minorité légale de la femme. « Jeu fatal des convenances et de
l’argent »
, qui fausse l’institution du mariage. « Là, comme épouse ou
comme mère, celle qui adoucit la vie et dont la fécondité assure des hommes au monde,
a tous les devoirs sans avoir aucun droit. »
Il faut supprimer la coutume des
dots, qui fait du mariage un marché.
2º Critique de nos lois, ou (pour employer le langage de M. Pujo) de nos
« limites »
. Le suffrage universel, « en noyant les individus
dans le nombre infini des médiocrités et des faiblesses, rétablit contre
l’intelligence, contre la volonté, contre la vie, la loi fatale du plus
fort »
. La Révolution, en conservant, dans ses codes, le principe de la
propriété, en « décrétant que la terre et les instruments du travail,
c’est-à-dire les sources mêmes de la vie des hommes, appartiendraient pour jamais aux
premiers occupants »
, a consacré l’iniquité sociale dont nous souffrons comme
d’un péché originel. Il n’est pas vrai que la propriété soit la condition de la famille,
de la liberté, de l’amour. Immoralité de la transmission des biens par l’héritage.
Nécessité de proclamer la liberté du travail et de mettre à la disposition de tous les
hommes les instruments de ce travail. Erreur
des socialistes
qui prétendent renouveler le monde par des réglementations, des contraintes, des
« limites » encore plus odieuses que celles dont ils veulent supprimer la gêne.
La démocratie a subordonné l’intérêt général à ses convoitises égoïstes. Elle a sacrifié la liberté à l’égalité. Elle va, tête baissée, du libéralisme au socialisme. Contrairement au principe même de la Révolution française, dont les réformes tendaient, malgré tout, à encourager l’initiative personnelle, la réussite des meilleurs, le triomphe de l’élite, la démocratie a consacré, par ses lois, par ses préférences, par l’étrange répartition de ses honneurs publics, la royauté des médiocres.
Course à l’argent, assaut des places, conflit d’intérêts cherchant vainement à s’équilibrer par des expédients de législation, voilà notre état social.
3º Critique de notre littérature et de notre art. Une société ainsi orientée, privée à
ce point de vie spirituelle et d’ambitions nobles, était nécessairement condamnée à
n’avoir qu’une littérature humble et qu’un art ingrat. Le programme du naturalisme fut
un solennel et morne renoncement à la beauté. C’est la première fois que les hommes ont
renié ainsi le rêve, et répudié ce qui donne du prix à la vie. On dirait des aveugles
subitement devenus fous et tuant leur guide. Nos plus fameux romanciers, qu’ils soient
franchement
naturalistes ou qu’ils s’intitulent psychologues,
ne sont que des photographes ou des reporters. Si la psychologie est un art, il faut
accorder le même titre à la mécanique, à l’hydrographie, à la botanique, à l’hygiène. Il
n’y a, pour ainsi dire, plus d’artistes parmi les écrivains professionnels. Tous,
marchands de mots, débitants, boutiquiers de scandales, commerçants gros ou petits,
façonnés à la mesure des nigauds qui les font vivre. La poésie est tombée, elle aussi,
dans les bassesses de l’industrie et de la fabrication. « Installés sur le
Parnasse abandonné, des eunuques qui s’intitulèrent, et pour cause, des impeccables,
ont ramassé des morceaux du grand rêve romantique pour les disposer en de plus ou
moins habiles mosaïques, et ils ont blanchi dans ce travail byzantin avec la naïve
persuasion qu’ils faisaient revivre l’art. »
Quels noms peut opposer le théâtre contemporain aux noms de Henrik Ibsen, de Björnstjerne Björnsono ?
Qu’est notre musique en comparaison de celle de Wagner ?
Appauvrissement moral, visible dans nos actions de chaque jour, crise sociale, éclatant en sanglantes ◀tragédies et aggravée par l’imprévoyance de nos lois, stérilité artistique et diminution du rayonnement de notre esprit national sur l’univers, tels sont, selon M. Maurice Pujo, les maux dont nous souffrons. J’ai eu quelque peine à élucider, sur ces divers sujets, la pensée de ce jeune philosophe. J’ai dû transposer son écriture, traduire le dialecte spécial dont il se sert, achever ses phrases coupées et balbutiantes. S’il voit souvent juste, il écrit presque toujours mal. J’ai la faiblesse de croire (voyez comme je suis déjà vieux !) qu’il y a un bon et un mauvais style. Le style de M. Pujo est généralement horrible. C’est l’inexactitude, l’impropriété, devenues des habitudes, des tics, presque un sport. Imaginez un musicien qui s’assied au piano, entreprend de nous révéler son âme par des harmonies compliquées et met toujours le doigt où il ne faut pas. On dirait que l’auteur de l’Idéalisme intégral a appris la langue française dans des traductions de livres allemands. Son langage rôde autour des choses sans jamais pouvoir les atteindre. Il parle sans honte le jargon de certaines dissertations, couronnées au concours général en philosophie. Il recherche les abstractions scolastiques, ces grands mots dégingandés qui s’en vont à la queue-leu-leu ; comme des adolescents mal bâtis qui sortent de classe. Il aime les variations sur l’inconnaissable, les morceaux de rhétorique abstraite, les allegros métaphysiques, les sonorités dans le désert, les coups d’archet qui font vibrer le vide, à travers le temps et l’espace, depuis les confins du possible jusqu’aux profondeurs du néant.
Oh ! que cet idiome m’a fait souffrir !
Je ne regrette pas d’avoir souffert. Cet essai juvénile vaut la peine qu’on s’y arrête,
et même qu’on s’y empêtre. On s’intéresse, malgré tout, aux idées de M. Pujo. Ces idées,
à peine sorties de l’œuf, ressemblent à des poussins avides de soleil, qui battent de
l’aile, tendent le cou et ouvrent le bec au bord d’un nid. Il faut les délivrer, leur
donner la volée… L’auteur lui-même a prévu qu’il avait besoin de secours. Car « à
tous les esprits ouverts qui l’approcheront, il demande d’achever pour eux-mêmes sa
pensée »
, de compléter ce « livre trop hâtif »
; il confesse
que ses idées ressemblent à des « allusions »
, et qu’elles se
précipitent, haletantes, vers le jour, « comme dans le désir d’échapper à la
mort »
. Continuons à tirer M. Maurice Pujo de ses limbes.
Ayant réfléchi à nos misères, il croit en avoir découvert la cause. Pour lui, comme pour M. Alexandre Dumas fils, il y a, au beau milieu des triomphes de notre civilisation, parmi nos orgies et nos labeurs, une bête accroupie, une bête qui griffe, qui mord, qui dévore, et dont le souffle empoisonné répand la peste aux alentours. Cette bête, ce n’est point, comme le croyait l’illustre auteur de la Femme de Claude, le démon de la perversité féminine. Cette bête, c’est la science.
Oui, si imprévue que puisse sembler une pareille affirmation, il faut l’enregistrer
sans
mauvaise grâce, avec les considérants sur lesquels on
prétend l’appuyer. M. Maurice Pujo nous livre son opinion sans précautions oratoires et
sans nuances. Ce qui tue le monde moderne, c’est la recherche de la vérité. Et le voilà
qui part en guerre (comme fit jadis, avec plus d’art, M. Paul Desjardins) contre Taine,
contre Renan. Il les traite de « grands-prêtres »
, ce qui est une
singulière injure. Il accuse leur science, « dont le prestige, à ce qu’il
affirme, est enfin tombé »
, d’avoir joué « un rôle stérile »
.
Ces deux hommes ont créé « l’antinomie de la pensée et de l’action »
.
L’analyse scientifique a tout émietté. Nous respirons une poussière de faits disséminés,
d’idées éparses, de notions infinitésimales, aussi meurtrières que des microbes. Nous
sommes travaillés par un besoin de connaissances toujours plus subtiles, d’objets
toujours plus complexes. Notre désir d’aller du simple au composé nous affole, nous
fourvoie. Les meilleurs, las de savoir, aspirent au sentiment. « L’intellectuel,
le cérébral plane au-dessus de tout, parce qu’il sait ou croit savoir ; sa suffisance domine l’art et la vie ; ces expansions simples
du cœur, qui sont la poésie, il voudrait bien qu’on n’en parlât pas. »
Et les
humbles, impatients de certitude, risquent des solutions brutales. Résultats littéraires
de la science rationnelle : le naturalisme, le dilettantisme. Résultats moraux :
l’inertie de la volonté.
Résultats politiques : le
déchaînement de toutes les vanités et de tous les appétits, l’anarchie.
Heureusement, pour nous consoler de toutes ces déductions, dont la chaîne n’est peut-être pas très rigoureuse, M. Maurice Pujo assure que le monde sera sauvé. Par qui ? Par un jeune homme de la génération qui passe actuellement ses derniers examens. Il salue, lui aussi, ce jeune homme, que M. Paul Bourget saluait déjà, il y a six ans, dans la préface du Disciple :
Je vous salue, jeune homme d’aujourd’hui.
Je vous salue, vous qui êtes venu de si loin, vous qui, des vallées de ténèbres et de désespoir où vous enfantèrent les générations antérieures, avez gravi comme une montagne aride les champs désolés de la vie, jusqu’aux cimes où vous avez trouvé la pureté de votre conscience, pour la porter au monde et à l’avenir ; l’avenir est sublime de tout votre espoir et le monde vous attend.
Comme il est beau, ce jeune homme inconnu, mais aussi comme il est pâle !…
C’est là, proprement, un hymne messianique. Sur les collines de la Galilée, au temps du cruel Hérode, les saintes femmes et les jeunes pontifes devaient ainsi jeter au vent des paroles harmonieuses et vagues. L’auteur de l’Idéalisme intégral nous convie à l’attente d’un Christ rajeuni et renouvelé ; il invoque ce nouveau rédempteur avec un enthousiasme sibyllin :
Dieu est avant tout le Créateur, c’est-à-dire l’artiste suprême, et c’est à lui qu’il faut remonter aujourd’hui.
Voici que les temps sont changés. Ce n’est plus sur l’Acropole que nous irons prier aujourd’hui. Nous t’avons enfin retrouvé, toi que nous avions si longtemps cherché malgré les dogmes des religions et des sciences, malgré les barrières de toutes sortes qui nous séparaient de toi. Tu as vaincu l’oppression des choses, et ta lumière, qui remonte plus pure à nos yeux voilés, les éclaire d’un jour nouveau. Comme nous allons t’aimer, maintenant que nous ne te craignons plus !
La venue prochaine de ce Christ régénérera notre littérature, notre art, notre
politique. Mais comment ? C’est ici, surtout, que le lecteur cesse de voir clair.
J’entends bien M. Pujo qui s’écrie : « Patience ! les Forts viendront, et de vous
tous, ils feront justice, démocrates et dilettantes… L’Armée des Artistes et des Héros
va monter dans le ciel plus clair… Je vous salue, vous qui viendrez, etc… »
Je
vois bien qu’on nous promet une « jeunesse définitive »
, qui doit
remplacer les « générations de transition »
et ramener l’âge d’or. Mais
que fera cette jeunesse ? Voici ce que j’ai cru comprendre. Je traduis, car, si je
citais les formules de l’auteur, on croirait que je le fais par méchanceté.
Ces jeunes gens (du moins ceux que M. Maurice Pujo représente) répudient la science et la démocratie. Voilà qui est entendu. D’ailleurs, ils ne veulent suivre (et ils le disent expressément, d’un cœur indépendant et léger) ni M. de Vogüé, ni M. Lavisse, ni M. Paul Desjardins. Ils veulent être tout seuls et libres. Leurs prédilections littéraires vont à Maurice de Guérin, à Vigny, à Barbey d’Aurevilly, à Villiers de l’Isle-Adam, à Baudelaire, à MM. Verlaine et Mallarmé. Ils ne sont opprimés ni par le souci scientifique, ni par le souci social, ni même par le souci moral. Ils sont esthétiques (je crois saisir ici, jusque dans le choix des expressions, le reflet des doctrines d’un maître très populaire parmi la jeunesse pensive, M. Gabriel Séailles). Ils seront « artistes », au vrai sens du mot ; c’est-à-dire que, ayant pressenti leur individualité, ils tâcheront de la réaliser, de la créer par la puissance de leur liberté inventive. Ils réuniront ce qui était séparé. Leur synthèse réparera tous les ravages de nos analyses. Ils rétabliront l’unité harmonieuse et vivante de l’univers. Précisons, s’il est possible. Cet individualisme esthétique ne sera pas un égoïsme supérieur. Ce sera le règne de la grâce, la vraie vie, l’acte pur qu’aucun intérêt, qu’aucun devoir, qu’aucune idée ne limite, pur amour, pure émotion…
Ce n’est pas ma faute, si je n’ai pu trouver dans l’Idéalisme
intégral autre chose que l’indécision charmante d’une aurore d’arrière-saison qui
cherche à vaincre les nuages, et qui ne peut pas. Mais cette lumière blême, cette aube
clignotante valent mieux, après tout, que la nuit opaque où se plaisent la plupart de
nos contemporains. Il y
a, dans ce livre, une sentimentalité
généreuse qui aurait fait la joie du bon Jacobi et qu’envierait ce Zacharias Werner,
apôtre et professeur d’amour, qui voulut, dit-on, enseigner l’Évangile à Mme de Staël. Un effort sincère pour trouver la vérité, un dégoût de la
vulgarité, le mécontentement de ce qui est, la recherche du mieux, le désir de vivre,
que peut-on demander de plus à un jeune homme ? C’est un « livre de départ pour
la vie »
. J’en ai parlé avec une franchise de camarade. Je me sens disposé à
l’aimer comme s’il était la tentative touchante d’un frère cadet.
IV. Jeunes poètes
Je connais deux ou trois poètes — très jeunes — qui, pour fuir plus sûrement l’obsession des vilenies que nos romanciers ordinaires nous attribuent, donnent de furieux coups d’aile vers des aubes immaculées. Et, autour d’eux, plusieurs de leurs camarades tâchent d’en faire autant. Efforts touchants, que l’espoir soutient, que le succès ne récompensera peut-être jamais, et que notre sympathie doit encourager. « Bah ! qui veut faire l’ange fait la bête », dira M. Homais, répétant une fois de plus, sans la comprendre, une phrase célèbre de Blaise Pascal. Hélas ! il y a tant de gens qui font la bête pour s’amuser ou pour gagner de l’argent, que l’ingénuité de ceux qui regrettent de n’être pas des anges doit nous retenir et nous charmer.
Vous savez que, présentement, les personnes qui entreprennent de dire la bonne aventure à notre société inquiète sont fort embarrassées. Les somnambules les plus extralucides ne parviennent pas à démêler ce que pense, ce que dit, ce que veut la « jeunesse ». Je crois que les déchiffreurs d’énigmes ont mal interviewé le Sphinx. En réalité, il n’y a pas une « jeunesse ». Il y en a plusieurs. D’abord le groupe des professionnels, le syndicat qui voulait représenter, jusqu’à la consommation des siècles, la « Jeunesse contemporaine »… Puis les cénacles fondateurs de revues, les conventicules mystiques ou libres penseurs, les sociétés voisines du Bock idéal ou connexes à la ligue de M. Aulard, les individualistes et les altruistes, que sais-je ? une complication d’ermitages, d’abbayes, d’académies, dont la liste innombrable prouve que rien, absolument rien, ne peut, dans l’état présent des choses, rallier par un même élan d’enthousiasme les désirs des jeunes gens instruits.
Un peu à l’écart de ce tohu-bohu, loin des camarades pressés qui rêvent déjà de remplacer Jaurès ou Mirman, je vois quelques délicats, épris d’isolement et de silence. Tels, ces bienheureux, que les Primitifs ont représentés, cueillant d’un air suave des fleurs candides dans les jardins du Ciel. C’est la Jeunesse blanche.
Voici quelques postulants qui, malgré certaines différences de talent ou de caractère, méritent d’être reçus parmi ces âmes choisies.
L’auteur des Jeunes tendresses, M. André Foulon de Vaulx, aurait pu inscrire, en tête de son recueil de vers, cette phrase de M· Sully-Prudhomme :
Les mœurs en France, où l’on ne connaît pas les vraies fiançailles, rendent très difficile, depuis la puberté jusqu’au mariage, la condition des jeunes gens qui se respectent. Le jeune homme est à peu près abandonné à lui-même pour résoudre le cruel problème qu’impose à sa conscience notre état social. Comment cédera-t-il, sans déchoir, aux instincts les plus impérieux des sens, dont le cœur se fait complice avant qu’il puisse légalement les satisfaire ? De là des scrupules pleins d’angoisses, des défaillances et des luttes héroïques, tout un drame intérieur…
En lisant des vers où les combats et les douleurs de la vingtième année trouvent leur expression discrète, mais bien sincère, plus d’un sentira se raviver dans son âme les cicatrices anciennes. La jeunesse est un âge difficile ; nous ne l’envions pas…
Qui de nous ne se rappelle avec un sentiment voisin de l’horreur certaines nuits d’adolescence, telle sortie de bal, le brusque passage d’un salon fleuri au trottoir sali de boue, le regret des visions quittées, des sourires évanouis, des parfums envolés, et la rue sombre, sinistre, tentatrice ?… Henri Lavedan a raconté tout cela dans le plus élégiaque de ses Nocturnes. C’est navrant.
Le poète des Jeunes tendresses souffre de cette barbarie de la coutume et de la loi, qui condamne le jeune homme à opter entre l’observance d’un vœu quasi monastique, et la pente qui mène aux dangereuses flâneries, aux irréparables concessions. Mais ne le plaignons pas. Il s’est consolé et diverti. Heureux les poètes ! Ils font la fête chez eux, loin du bruit, à peu de frais et royalement. Ils n’ont rien à envier aux compagnons de la « haute vie ». Leur âme ressemble à ces chambres obscures où dort un foyer de lumière électrique. Pressez un bouton, tout resplendit. Pour eux, et pour eux seuls, les aspects changeants de l’univers mobile recommencent à luire, à chatoyer, à étinceler. Ils sont les maîtres du monde. Nécromants et sorciers, ils savent réveiller les morts, peupler le néant, toucher ce qui est impalpable, voir ce qui est invisible. Ils souffrent plus que les autres hommes, mais ils jouissent davantage. Tout compte fait, ils ont pris la meilleure part. Ce qu’ils regrettent ne s’éloigne jamais pour toujours. Ce jeune homme est triste : il a vu partir trop tôt celle dont il aimait la grâce, dont il aurait voulu associer le rêve à son rêve ; les lèvres sont closes, où fleurissait un divin sourire ; éteints, les yeux profonds où il lisait sa destinée ; morte, la voix dont la musique douce endormait sa peine. Il se croit seul, il pleure. Et puis, quelle soudaine extase ! Elle est là, aussi jeune et aussi vermeille qu’au premier jour, idéale et réelle, surnaturelle et vivante ; elle le regarde et l’environne de clarté ; elle lui parle, et la voix fidèle répondra toujours à l’appel du cœur meurtri. L’amour a vaincu la mort. Toutes celles que les poètes ont aimées, celles-là, plus lointaines encore, qu’ils auraient voulu aimer et dont ils ne peuvent adorer que la forme pure, reviennent, en des heures bénies, fantômes charmants, apparitions lumineuses et légères, inspiratrices de pensées nobles, conseillères de bonne route :
Que je t’ai confié de peines et d’alarmes !Laisse-moi te bénir sans te parler, hélas !Ô chère âme qui sus ouvrir à mes yeux lasLe paradis d’amour où s’étanchent les larmes…C’est toi dont la pensée a préservé mon cœur,Quand un désir coupable y soufflait son haleine…
Le même sentiment se marque, avec plus de force expressive, dans la prose rythmée et dans les vers, plus précis et plus fermes, de M. Gustave Téry. L’histoire de ce jeune homme est très simple. J’hésite à transcrire la confidence qu’il a publiée en tête de son recueil ; il y a des angoisses intimes dont la pudeur doit redouter le grand jour. Je le fais cependant. Ceux-là seuls en riront qui n’ont jamais aimé ni souffert. Et ceux-là ne comptent pas :
Ces pages n’ont rien de romanesque…
Une vierge passa sur ma route. Il me sembla que je l’avais longtemps attendue et qu’enfin je la retrouvais après vingt ans de solitude.
Je ne lui dis pas mon amour. Les mots ne servent qu’à ceux qui ne comprennent point. Elle devina et, dans un sourire, offrit ses lèvres…
Puis le rêve finit en cauchemar : elle mourut un matin avec les étoiles.
Et j’ai pleuré. C’est tout.
Le poème de M. Gustave Téry n’est, d’un bout à l’autre, qu’une litanie d’amour mystique et de douleur. Cela est moins monotone que les paperasses documentaires par où le roman expérimental entreprit de mettre à nu, interminablement, l’humaine bestialité.
Elle passa, la « vierge d’or », pareille en sa souveraine bonté aux figures peintes qui sourient à la foule dans les gemmes des mosaïques ou dans le cadre d’une ogive, parmi les paysages illusoires et les pierreries précieuses d’un vitrail. Oh ! l’exquise merveille ! Le poète a entrevu, ce jour-là, sa vie telle qu’elle aurait dû être. Il écouta. Une voix lui disait :
… Fais ton cœur grand, si ta vie est petite.Sois franc : ce que tu fus hier, sois-le demain.Méprise les détours : si tu veux aller vite,Va tout droit, le front haut et suis le grand chemin.Sois fier. Choisis bien ceux qui viendront dans ton âme :Qu’on jalouse l’élu qui franchira ton seuil ;Ferme ta porte. Et, qu’on t’ignore on qu’on t’acclame,Passe toujours draper dans un manteau d’orgueil.Sois chaste sans rougir. Garde tes lèvres puresPour la vierge au front blanc qui sera tienne un jour,Car si ta soif s’étanche au ruisseau des luxures,Tu ne sauras plus boire à la source d’amour…
La morale du bon sens a pris un parti fort étrange, lorsqu’elle a prétendu interdire aux hommes et aux femmes l’élan irraisonné et bienfaisant par qui les cœurs, sans le vouloir, se comprennent et s’unissent. Le sermon qui maudit l’amour, le vaudeville qui le bafoue, la prévoyance du père de famille, qui combine des « arrangements » et fait du mariage une raison sociale, sont également coupables et dangereux. Une grande passion est un flot d’eau lustrale. Ils sont nombreux, ceux qu’une image, secrètement adorée, a soutenus contre les défaillances et préservés des souillures du désir. Et qui sait si les amours sans espoirs et les unions trop tôt brisées ne sont pas précisément l’occasion du plus sublime effort de pureté où l’homme soit capable de hausser sa faiblesse ?…
Mais laissons ces questions, qui demandent beaucoup de loisir, et où la controverse pourrait être infinie. J’ai voulu seulement signaler ce goût d’idéalisme qu’éprouvent les meilleurs d’entre les jeunes gens et qui les engage dans des voies où ils entraînent leurs aînés.
En effet, par un brusque renversement des rôles, ceux à qui leur âge semblait conférer le droit d’être des guides sont guidés à leur tour. M. Jules Lemaître indiquait récemment, dans la Revue des Deux Mondes, la conversion si curieuse de M. Paul Bourget, devenu prédicateur et piétiste. La génération d’écrivains que l’auteur de la Physiologie de l’amour moderne représente si brillamment nous fournirait, s’il en était besoin, d’autres exemples, non moins instructifs.
Voyez l’évolution de M. Maurice Bouchor. Je déclare, tout d’abord, que j’admire et que j’aime, plus que personne, le poète de Tobie, de Noël, de Sainte Cécile. Le timbre de sa voix est clair comme une vibration de cristal. Il a une heureuse abondance, une savante simplicité, la langue dorée, l’harmonieux sortilège de ceux qui furent mis au monde pour réjouir les gens d’esprit et pour apprivoiser les bêtes. Je me reproche de considérer ses poèmes comme des documents historiques, au lieu de m’abandonner au murmure berceur de sa chanson. Mais les deux périodes, bien distinctes, de sa vie intellectuelle et morale méritent d’être comparées brièvement.
Les imagiers d’autrefois gagnaient parfois le ciel en coloriant des diptyques, tableaux doubles qui figuraient, d’un côté la laideur du péché, de l’autre, les délices de l’état de grâce. Si jamais les hagiographes entreprennent de commenter les Symboles, ils pourront résumer la vie de l’auteur par une allégorie en deux morceaux.
Premier compartiment : l’Enfant prodigue. Occupations frivoles et littérature profane. Paganisme rabelaisien. Ripailles avec Raoul Ponchon. Admiration pour les truculences plus ou moins touraniennes de Jean Richepin. Odes anacréontiques et sonnets irrespectueux. En ce temps-là, M. Maurice Bouchor était plus près de l’abbaye de Thélème que de la montagne des Oliviers.
Deuxième compartiment : Le poète s’éloigne, de plus en plus, des compagnies et des divertissements où il a usé sa jeunesse. Il est renié par M. Jean Richepin, qui l’accuse de n’avoir dans les veines que du sang bleu. Il purifie le théâtre en substituant aux comédiennes, qui sont d’os et de chair, des personnages de bois qui sont parfaitement inaccessibles aux tentations et incapables de maléfices. Il fait parler divinement ces marionnettes et force le « Tout-Paris » des premières à écouter, avec componction, de tendres moralités. Les offices de la galerie Vivienne et de la Bodinière deviennent des « attractions » recommandées par les journaux mondains. On y va, comme Mme de Sévigné allait en Bourdaloue. Toutes les religions s’y coudoient, comme au congrès international de Chicago. Cette liturgie très moderne coïncide avec la réconciliation de la Papauté et de la République, avec les interviews accordées par Léon XIII à Séverine. Les Parisiens rapprennent l’histoire sainte et savent au moins pourquoi ils réveillonnent la nuit de Noël.
Voilà trop de gloses. Je veux me les faire pardonner en citant quelques vers des Symboles. Voici une strophe où apparaît, comme en raccourci, toute la doctrine de Kant :
Penché sur ce cruel mystère d’où je sors,J’ignore si jamais j’en pourrai rien connaître ;Mais le cri du devoir retentit dans mon être,Et je n’ai jamais pu douter de mon remords.
Et le poète marche désormais vers l’amour avec une candeur de néophyte, en robe blanche, par des chemins fleuris, dans la nuit bleue, qui donne aux figures charnelles un air d’indécision et de spiritualité :
Toi qui seras aussi l’étoile du matin,Ô mère de l’amour, Beauté resplendissante,Accepte sans mépris mon hommage lointain.Tandis qu’avec lenteur je suis la verte senteQui va vers la colline où murmurent les pins,Fais briller devant moi l’image de l’absente.Mais ne me livre plus, déesse, aux songes vains ;Laisse-moi m’élever, loin de tout ce qui passe,Vers ta riche demeure et tes bosquets divins.Prête un accent plus clair à ma voix sourde et lasse ;Vénus, accorde-moi que, pour être écouté,Mon hymne ait la puissance et ne soit point sans grâce.Permets que le désir, patiemment dompté,Se transforme en profonde et virile tendresse.Fais que l’amour en moi devienne la bonté.Et souffre, en cette nuit que le silence oppresse,Que, sans être hanté par le remords cruel,Je redise le nom, doux comme une caresse,De ma rieuse amie, aux yeux couleur de ciel.
Un critique pénétrant, et qui n’est point suspect de sensiblerie pleurnicharde,
écrivait récemment : « Il semble, depuis un an ou deux, que les poètes français
rajeunissent et que le premier souci de tout aède débutant ne soit plus d’exposer, à
grand renfort de mythes symboliques et en vers de quinze à dix-huit pieds, ses “idées”
sur la destinée humaine ou la raison d’être de l’univers. Et qui sait ? Lorsque nous
serons tout à fait las des symboles (car tout arrive et l’on se lasse des plus belles
choses), peut-être le “Poète” sera-t-il quelque bon jeune homme qui nous dira que sa
bien-aimée l’a trahi et qu’il a eu beaucoup de peine65. »
Je suis tenté d’être de cet avis.
Épuisés de recherches, tâtonnants et mécontents, saouls de science, assourdis de politique, écœurés de scandales, nous serons reconnaissants à ceux qui nous chanteront des airs nouveaux, ou un peu rajeunis, sur des thèmes éternels.
Après l’orgie encyclopédique du siècle dernier, nos pères étaient dans le même état d’âme. Savez-vous ce qu’il nous faudrait, ce que nous attendons ? Je crois bien que c’est quelque chose de simple, d’humain, de vrai, de passionné, dans le genre (Dieu me pardonne, si je me trompe !) de Paul et Virginie ou de Hermann et Dorothée.
Nous sommes, depuis une vingtaine d’années, trop sevrés d’imagination et de rêve. Nos grands poètes sont morts. Nous cherchons, à l’horizon chargé de brumes, les mirages consolateurs qui abrègent la longueur de la route et allègent le poids du jour.
Dans le flot de prose épaisse et de vers informes que dégorge la librairie française, il n’y a plus qu’un mince courant d’idéalisme, un furtif éclair d’eau limpide, qui scintille rarement parmi les houles obscures et lourdes. Mais les hommes ont un besoin si permanent de pureté et d’innocence, qu’ils ne cesseront jamais d’apercevoir cette promesse, si précaire, de réconfort et de rédemption.
Les anciens racontaient que la source Aréthuse descendue des monts de Sicile, plongeait jusqu’au fond de l’Adriatique sans ternir, au contact des flots marins, la transparence de son cristal. Loin du golfe de Syracuse, elle rencontrait le fleuve Alphée, venu des cimes vermeilles où étincelait la lumière, présent des dieux. Et les eaux fraternelles, pénétrées de rayons et de parfums, apportaient de la clarté et de la joie dans les profondeurs où végètent, loin du jour, des ébauches de plantes tristes et de bêtes monstrueuses… Je crois fermement à la rencontre prochaine de toutes les pensées pures, de tous les sentiments nobles, de toutes les volontés vaillantes, qui apparaissent et s’éteignent dans les remous de notre vie troublée. Ce qu’il y a de bon, de fier et de libre dans l’âme des foules cédera de nouveau à l’appel d’un génie encore inconnu. Et la littérature, au lieu d’être un luxe de dilettantes à la fois raffinés et barbares, redeviendra, pour l’humanité qui peine et qui ne veut pas se résigner à la désespérance, un large fleuve de consolation et d’oubli.