(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre III. Ben Jonson. » pp. 98-162
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre III. Ben Jonson. » pp. 98-162

Chapitre III.
Ben Jonson.

I. Les chefs d’école dans leur école et dans leur siècle. —  Jonson. —  Son tempérament. —  Son caractère. —  Son éducation. —  Ses débuts. —  Ses luttes. —  Sa pauvreté. —  Ses maladies. —  Sa fin.

II. Son érudition. —  Ses goûts classiques. —  Ses personnages didactiques. —  Belle ordonnance de ses plans. —  Franchise et précision de son style. —  Vigueur de sa volonté et de sa passion.

III. Ses drames. —  Catilina et Séjan. —  Pourquoi il a pu peindre les personnages et les passions de la corruption romaine.

IV. Ses comédies. —  Sa réforme et sa théorie du théâtre. —  Ses comédies satiriques. —  Volpone. —  Pourquoi ces comédies sont sérieuses et militantes. —  Comment elles peignent les passions de la Renaissance. —  Ses comédies bouffonnes. —  La Femme silencieuse. —  Pourquoi ces comédies sont énergiques et rudes. —  Comment elles sont conformes aux goûts de la Renaissance.

V. Limites de son talent. —  En quoi il reste au-dessous de Molière. —  Manque de philosophie supérieure et de gaieté comique. —  Son imagination et sa fantaisie. —  L’Entrepôt de nouvelles et la Fête de Cynthia. —  Comment il traite la comédie de société et la comédie lyrique. —  Ses petits poëmes. —  Ses Masques. —  Mœurs théâtrales et pittoresques de la cour. —  Le Berger inconsolable. Comment Jonson reste poëte jusque sur son lit de mort.

VI. Idée générale de Shakspeare. —  Quelle est dans Shakspeare la conception fondamentale. —  Conditions de la raison humaine. —  Quelle est dans Shakspeare la faculté maîtresse. —  Conditions de la représentation exacte.

I

Lorsqu’une civilisation nouvelle amène un art nouveau à la lumière, il y a dix hommes de talent qui expriment à demi l’idée publique autour d’un ou deux hommes de génie qui l’expriment tout à fait : Guilhem de Castro, Pérès de Montalvan, Tirso de Molina, Ruiz de Alarcon, Augustin Moreto, autour de Calderon et de Lope ; Crayer, Van Oost, Romboust, Van Thulden, Van Dyck, Honthorst, autour de Rubens ; Ford, Marlowe, Massinger, Webster, Beaumont, Fletcher, autour de Shakspeare et de Ben Jonson. Les premiers forment le chœur, les autres sont les coryphées. C’est le même morceau qu’ils chantent ensemble, et dans tel passage le choriste est l’égal du chef ; mais ce n’est que dans un passage. Ainsi, dans les drames qu’on vient de citer, le poëte parfois atteint au sommet de son art, rencontre un personnage complet, un éclat de passion sublime ; puis il retombe, tâtonne parmi les demi-réussites, les figures ébauchées, les imitations affaiblies, et enfin se réfugie dans les procédés du métier. Ce n’est pas chez lui, c’est chez les grands hommes, chez Ben Jonson et Shakspeare qu’il faut aller chercher l’achèvement de son idée et la plénitude de son art.

« Nombreux étaient les combats d’esprit108 entre Shakspeare et Ben Jonson au club de la Sirène. Je les considérais tous deux, l’un comme un grand galion espagnol, et l’autre comme un vaisseau de guerre anglais ; maître Jonson, comme le galion, était exhaussé en savoir, solide, mais lent dans ses évolutions ; Shakspeare, comme le vaisseau de guerre anglais, moindre pour la masse, mais plus léger voilier, pouvait tourner à toute marée, virer de bord, et tirer avantage de tous les vents par la promptitude de son esprit et de son invention. » Au physique et au moral, voilà tout Jonson, et ses portraits ne font qu’achever cette esquisse si juste et si vive : un personnage vigoureux, pesant et rude ; un large et long visage, déformé de bonne heure par le scorbut, une solide mâchoire, de vastes joues, les organes des passions animales aussi développés que ceux de l’intelligence, le regard dur d’un homme en colère, ou voisin de la colère ; ajoutez-y un corps d’athlète, et vers quarante ans, « une démarche lourde et disgracieuse, un ventre en forme de montagne109. » Voilà les dehors, le dedans y est conforme. C’est un véritable Anglais, grandement et grossièrement charpenté, énergique, batailleur, orgueilleux, souvent morose et enclin aux bizarres imaginations du spleen. Il contait à Drummond qu’il était demeuré une nuit entière, « s’imaginant qu’il voyait les Carthaginois et les Romains combattre sur son orteil110. » Non que de fond il soit mélancolique ; au contraire, il aime à sortir de lui-même par la large et bruyante gaieté débridée, par la conversation abondante et variée, avec l’aide du bon vin des Canaries, dont il s’abreuve, et qui a fini par devenir pour lui une nécessité ; ces gros corps de bouchers flegmatiques ont besoin de la généreuse liqueur qui leur rend du ton, et leur tient lieu du soleil qui leur manque. D’ailleurs expansif, hospitalier, prodigue même, avec une franche verve imprudente111, jusqu’à s’abandonner complétement devant l’Écossais Drummond, son hôte, un pédant rigoriste et malveillant, qui a mutilé ses idées et vilipendé son caractère. Pour ce qui est de sa vie, elle est en harmonie avec sa personne ; car il a beaucoup pâti, beaucoup combattu et beaucoup osé. Il étudiait à Cambridge, quand son beau-père, maître maçon, le rappela et le mit à la truelle. Il s’échappa, s’engagea comme volontaire dans l’armée des Pays-Bas, tua et dépouilla un homme en combat singulier, à la vue des deux armées. Vous voyez qu’il était homme d’action corporelle, et que pour ses débuts, il avait exercé ses membres112. De retour en Angleterre, âgé de dix-neuf ans, il monta sur les planches pour gagner sa vie, et se mit aussi à remanier des drames. Ayant été provoqué, il se battit, tua son adversaire et fut grièvement blessé ; là-dessus, il fut jeté en prison et se trouva « voisin de la potence. » Un prêtre catholique le visita et le convertit ; au sortir de prison, sans le sou, n’ayant que vingt ans, il se maria. Enfin, deux ans après, il parvint à faire jouer sa première pièce. Les enfants arrivaient, il fallait leur gagner du pain, et il n’était pas pour cela d’humeur à suivre la route battue, étant persuadé qu’il fallait mettre dans la comédie « une belle philosophie », une noblesse et une dignité particulières, suivre les exemples des anciens, imiter leur sévérité et leur correction, dédaigner le tapage théâtral et les grossières invraisemblances où la canaille se complaît. Il proclama tout haut son projet dans ses préfaces, railla durement ses adversaires, étala fièrement en scène113 ses doctrines, sa morale et sa personne. Il gagna ainsi des ennemis acharnés, qui le diffamèrent outrageusement en plein théâtre, qu’il exaspéra par la violence de ses satires, et contre lesquels il lutta sans trêve et jusqu’à la fin. Bien plus, il s’érigea en juge de la corruption publique, attaqua rudement les vices régnants, « sans craindre le poison des courtisanes, ni les poignards des coupe-jarrets. » Il traita ses auditeurs en écoliers, et leur parla toujours en censeur et en maître. Au besoin, il risquait davantage. Marston et Chapman, ses camarades, avaient été mis en prison pour un mot irrévérencieux d’une de leurs pièces, et le bruit courait qu’ils allaient avoir le nez et les oreilles coupés. Jonson, qui avait pris part à la pièce, alla volontairement se constituer prisonnier, et obtint leur grâce. À son retour, dans le repas des réjouissances, sa mère lui montra un violent poison qu’elle aurait mis dans sa boisson pour le soustraire à la sentence, et « pour montrer qu’elle n’était pas poltronne, ajoute Jonson, elle était résolue à boire la première. » On voit qu’en fait d’actions vigoureuses, il trouvait des exemples dans sa famille. Vers la fin de sa vie, l’argent lui manqua ; il était libéral, imprévoyant, et ses poches avaient été toujours trouées, comme sa main toujours ouverte ; quoiqu’il eût écrit immensément, il était obligé d’écrire encore afin de vivre. La paralysie vint, le scorbut redoubla, l’hydropisie commençait. Il ne pouvait plus quitter sa chambre, ni marcher sans aide. Ses dernières pièces ne réussissaient point. « Si vous attendiez plus que vous n’avez eu ce soir, disait-il dans un épilogue114, songez que l’auteur est malade et triste… Tout ce que sa langue débile et balbutiante implore, c’est que vous n’imputiez point la faute à sa cervelle, qui est encore intacte, quoique enveloppée de douleur et incapable de tenir longtemps encore115. » Ses ennemis l’injuriaient brutalement, raillaient « son Pégase poussif », son ventre enflé, sa tête malade116. Son collègue, Inigo Jones, lui ôtait le patronage de la Cour. Il était obligé de mendier un secours d’argent auprès du lord trésorier, puis auprès du comte de Newcastle ; sa triste « muse bloquée, claquemurée, étriquée, clouée à son lit, incapable de retrouver la santé ou même le souffle117 », haletait et peinait pour ramasser quelque idée ou obtenir quelque aumône. Sa femme et ses enfants étaient morts ; il vivait seul, délaissé, servi par une vieille femme. Ainsi traîne et finit presque toujours lugubrement et misérablement le dernier acte de la comédie humaine ; au bout de tant d’années, après tant d’efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé.

II

Voilà une vie de combattant, bravement portée, digne du seizième siècle par ses traverses et son énergie ; partout le courage et la force ont surabondé. Peu d’écrivains ont travaillé plus consciencieusement et davantage ; son savoir était énorme, et dans ce temps des grands érudits, il fut un des meilleurs humanistes de son temps, aussi profond que minutieux et complet, ayant étudié les moindres détails et compris le véritable esprit de la vie antique. Ce n’était pas assez pour lui de s’être rempli des auteurs illustres, d’avoir leur œuvre entière incessamment présente, de semer volontairement et involontairement toutes ses pages de leurs souvenirs. Il s’enfonçait dans les rhéteurs, dans les critiques, dans les scoliastes, dans les grammairiens et les compilateurs de bas étage ; il ramassait des fragments épars ; il prenait des caractères, des plaisanteries, des délicatesses dans Athénée, dans Libanius, dans Philostrate. Il avait si bien pénétré et retourné les idées grecques et romaines, qu’elles s’étaient incorporées aux siennes. Elles entrent dans son discours sans disparate ; elles renaissent en lui aussi vivantes qu’au premier jour ; il invente lors même qu’il se souvient. En tout sujet il portait cette soif de science, et ce don de maîtriser sa science. Il savait l’alchimie quand il écrivit l’Alchimiste. Il manie les alambics, les cornues, les récipients, comme s’il avait passé sa vie à chercher le grand œuvre. Il explique l’incinération, la calcination, l’imbibition, la rectification, la réverbération, aussi bien qu’Agrippa et Paracelse. S’il traite des cosmétiques118, il en étale toute une boutique ; on ferait avec ses pièces un dictionnaire des jurons et des habits des courtisans ; il semble spécial en tout genre. Une preuve de force encore plus grande, c’est que son érudition ne nuit point à sa verve ; si lourde que soit la masse dont il se charge, il la porte sans fléchir. Cet étonnant amas de lectures et d’observations s’ébranle en un moment tout entier et tombe comme une montagne sur le lecteur accablé. Il faut écouter sir Épicure Mammon dérouler le tableau des magnificences et des débauches où il va se plonger quand il saura fabriquer l’or. Les impudicités raffinées et effrénées de la décadence romaine, les obscénités splendides d’Héliogabale, les fantaisies gigantesques du luxe et de la luxure, les tables d’or comblées de mets étrangers, les breuvages de perles dissoutes, la nature dépeuplée pour fournir un plat, les attentats accumulés par la sensualité contre la nature, la raison et la justice, le plaisir de braver et d’outrager la loi, toutes ces images passent devant les yeux avec l’élan du torrent et la force d’un grand fleuve. Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans le dialogue peindre une situation, manifester un personnage, dégorgés de cette mémoire profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante. Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d’observations et de souvenirs, chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s’égarer ni se ralentir, véritable « Béhémoth littéraire », pareil à ces éléphants de guerre qui recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des armures, des machines, et sous cet attirail couraient aussi vite qu’un cheval léger.

Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre. Il a son style. L’érudition et l’éducation classiques l’ont fait classique, et il écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des premières est l’art de développer, c’est-à-dire d’aligner les idées en files continues, selon les règles de la rhétorique et l’éloquence, par des transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris dans le commerce des anciens l’habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De la pensée première à la conclusion finale, il conduit le lecteur par une pente continue et uniforme. Chez lui la route ne manque jamais comme dans Shakspeare. Il n’avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions suivies ; on peut marcher, chez lui, on n’a pas besoin de bondir, et l’on est perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent sensibles les oppositions de pensées ; les phrases symétriques guident l’esprit à travers les idées difficiles ; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur notre route d’images extraordinaires, soudaines, éclatantes, capables de nous éblouir et de nous arrêter ; nous voyageons éclairés par des métaphores modérées et soutenues ; Jonson a tous les procédés de l’art latin ; même quand il veut, surtout en sujets latins, il a les derniers, les plus savants, la concision brillante de Sénèque et Lucain, les antithèses équarries, équilibrées, limées, les artifices les plus heureux et les plus étudiés de l’architecture oratoire119. Les autres poëtes sont presque des visionnaires, Jonson est presque un logicien.

De là son talent, ses succès et ses fautes ; s’il a un meilleur style et de meilleurs plans que les autres, il n’est pas comme eux créateur d’âmes. Il est trop théoricien, trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut dresser et mouvoir des hommes complets et vivants. On n’est guère capable d’en former, à moins d’avoir comme Shakspeare l’imagination d’un voyant. La personne humaine est si complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties ne peut guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair, pour produire la réponse ou l’action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte d’inspiration et de fièvre. L’esprit agit alors comme un rêve. Les personnages se meuvent en lui, presque sans son concours ; il attend qu’ils parlent, il demeure immobile, écoutant leurs voix, tout recueilli, de peur de déranger le drame intérieur qu’ils vont jouer dans son âme. C’est là tout son artifice : les laisser faire. Il est tout étonné de leurs discours, et il les note en oubliant que c’est lui qui les invente. Leur tempérament, leur caractère, leur éducation, leur genre d’esprit, leur situation, leur attitude et leurs actions forment en lui un tout si bien lié, et se réunissent si promptement en êtres palpables et solides, qu’il n’ose attribuer à sa réflexion ni à son raisonnement une création si vaste et si rapide. Les êtres s’organisent en lui comme dans la nature, c’est-à-dire d’eux-mêmes et par une force que les combinaisons de son art ne remplacent pas120. Jonson n’a, pour la remplacer, que les combinaisons de l’art. Il choisit une idée générale, la ruse, la sottise, la sévérité, et en fait un personnage. Ce personnage s’appelle Critès, Asper, Sordido, Deliro, Pecunia, Subtil, et le nom transparent indique la méthode logique qui l’a formé. Le poëte a pris une qualité abstraite, et, construisant toutes les actions qu’elle peut produire, il la promène sur le théâtre en habits d’homme. Ses personnages, comme les caractères de la Bruyère et Théophraste, sont fabriqués à force de solides déductions. Tantôt c’est un vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après l’or ; cette double inclination perverse devient un personnage, sir Épicure Mammon ; devant l’alchimiste, devant le famulus, devant son ami, devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du plaisir et de l’or, et n’expriment rien de plus121. Tantôt c’est une manie extraite des sophistes anciens, le bavardage avec horreur du bruit ; cette formule de pathologie mentale devient un personnage, Morose ; le poëte a l’air d’un médecin qui aurait pris à tâche de noter exactement toutes les envies de parler, tous les besoins de silence, et de ne point noter autre chose. Tantôt il détache un ridicule, une affectation, un genre de sottise, parmi les mœurs des élégants et des gens de cour ; c’est une manière de jurer, un style extravagant, l’habitude de gesticuler, ou toute autre bizarrerie contractée par vanité ou par mode. Le héros qu’il en affuble en est surchargé. Il disparaît sous son accoutrement énorme ; il le traîne partout avec lui ; il ne peut le quitter une minute. On ne découvre plus l’homme sous l’habit ; il a l’air d’un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. —  Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des personnages à peu près vivants. Bobadil, le fanfaron grave, le capitaine Tucca, matamore mendiant, bouffon inventif, parleur bizarre, le voyageur Amorphus, docteur pédant de belles manières, caparaçonné de phrases excentriques, font autant d’illusion qu’on en désire ; mais c’est parce qu’ils sont des grotesques de passage et des personnages bas. On n’exige pas qu’un poëte étudie de pareilles âmes ; il suffit qu’il découvre en elles trois ou quatre traits dominants ; peu importe si elles s’offrent toujours dans la même attitude ; elles font rire comme la comtesse d’Escarbagnas ou tel Fâcheux de Molière ; on ne leur demande rien de plus. Au contraire, les autres fatiguent et rebutent. Ce sont des masques de théâtre, et non des figures vivantes. Contractés par une expression fixe, ils persistent jusqu’au bout de la pièce dans leur grimace immobile ou dans leur froncement éternel. Un homme n’est pas une passion abstraite. Il frappe à son empreinte personnelle les vices et les vertus qu’il possède. Ces vices et ces vertus reçoivent en descendant en lui un tour et une figure qu’ils n’ont pas dans les autres. Personne n’est la sensualité pure. Prenez mille débauchés, vous trouverez mille manières d’être débauché ; car il y a mille routes, mille circonstances et mille degrés dans la débauche ; pour que sir Épicure Mammon fût un être réel, il fallait lui donner l’espèce de tempérament, le genre d’éducation, la nature d’imagination qui produisent la sensualité. Quand on veut construire un homme, il faut creuser jusqu’aux fondements de l’homme, c’est-à-dire, se définir à soi-même la structure de sa machine corporelle et l’allure primitive de son esprit. Jonson n’a pas creusé assez avant, et ses constructions sont incomplètes ; il a bâti à fleur de terre, et il n’a bâti qu’un étage. Il n’a point connu tout l’homme, et il a ignoré le fond de l’homme ; il a mis en scène et rendu sensibles des traités de morale, des fragments d’histoire et des morceaux de satire ; il n’a point imprimé de nouveaux êtres dans l’imagination du genre humain.

Tous les autres dons, il les a, et d’abord les dons classiques, en premier lieu le talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n’est jamais suspendu, une vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un roman de Greene, une chronique d’Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l’ordre, à l’unité, occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages ; il veut et sait tout ce qu’ils font et tout ce qu’il fait. —  Mais par-dessus les habitudes d’ordonnance latine, il possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement, audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne manque ; ils n’ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants d’alcôve et de médecine ; la pruderie de l’Angleterre moderne et la délicatesse de la France monarchique ne viennent point voiler les nudités de leurs figures ou atténuer le coloris de leurs tableaux. Ils vivent librement, largement, au milieu des choses vivantes ; ils voient les convoitises s’agiter, s’élancer sans pudeur, sans hypocrisie, sans adoucissement, et ils les montrent telles qu’ils les voient, celui-ci aussi hardiment, quelquefois plus hardiment que les autres, étayé comme il l’est sur la vigueur et la rudesse de son tempérament d’athlète, sur l’exactitude et l’abondance extraordinaire de ses observations et de sa science. Joignez-y encore sa noblesse morale, son âpreté, sa puissante colère grondante, exaspérée et acharnée contre les vices, sa volonté roidie par l’orgueil et la conscience, « sa main armée et résolue à dépouiller, à mettre nues, comme au jour de leur naissance, les folies débraillées de son siècle, à imprimer sur leurs flancs éhontés les sillons de son fouet d’acier122  » ; par-dessus tout le dédain des basses complaisances, le mépris affiché « pour les esprits éreintés qui trottent d’un pied écloppé aux gages du vulgaire », l’enthousiasme, l’amour profond « de la Muse bienheureuse, âme de la science et reine des âmes, qui, portée sur les ailes de son immortelle pensée, repousse la terre d’un pied dédaigneux, et va heurter la porte du ciel123. » Voilà les forces qu’il a portées dans le drame et dans la comédie ; elles étaient assez grandes pour lui faire une grande place et une place à part.

III

Aussi bien, quoi qu’il fasse, quels que soient ses défauts, sa morgue, sa dureté de touche, sa préoccupation de la morale et du passé, ses instincts d’antiquaire et de censeur, il n’est jamais petit ni plat. En vain, dans ses tragédies latines, Séjan, Catilina, il s’enchaîne dans le culte des vieux modèles usés de la décadence romaine ; il a beau faire l’écolier, fabriquer des harangues de Cicéron, insérer des chœurs imités de Sénèque, déclamer à la façon de Lucain et des rhéteurs de l’empire, il atteint plus d’une fois l’accent vrai ; à travers la pédanterie, la lourdeur, l’adoration littéraire des anciens, la nature a fait éruption ; il retrouve du premier coup les crudités, les horreurs, la lubricité grandiose, la dépravation effrontée de la Rome impériale ; il manie et met en action les concupiscences et les férocités, les passions de courtisanes et de princesses, les audaces d’assassins et de grands hommes qui ont fait les Messaline, les Agrippine, les Catilina et les Tibère124. On va droit au but et intrépidement dans cette Rome ; la justice et la pitié n’y sont point des barrières. Parmi ces mœurs de conquérants et d’esclaves, la nature humaine s’est renversée, et la corruption comme la scélératesse y sont regardées comme des marques de perspicacité et d’énergie. Voyez dans Séjan l’assassinat se comploter et se pratiquer avec un sang-froid admirable. Livie discute avec Séjan les moyens d’empoisonner son mari, en style net, sans phrases, comme s’il s’agissait d’un procès à gagner ou d’un dîner à rendre. Point de demi-mots, point d’hésitation, point de remords dans la Rome de Tibère. La gloire et la vertu consistent dans la puissance ; les scrupules sont faits pour les âmes viles ; le propre d’un cœur haut est de tout désirer et de tout oser. « Ici, la conscience est une souillure, la fortune tient lieu de vertu, la passion de loi, la complaisance de talent, le gain de gloire, et tout le reste est vain. » Ravi de cette grandeur d’âme, Séjan s’écrie :

Royale princesse ;
À présent que je vois votre sagesse ; votre jugement ; votre énergie,
Votre décision et votre promptitude à saisir les moyens
De votre bien et de votre grandeur, je proteste
Que je me sens tout enflammé et tout brûlé

D’amour pour vous125.

Ce sont les amours d’un loup et d’une louve ; il la loue d’être si prompte à tuer. Et voyez en un instant les habitudes de la prostituée derrière les mœurs de l’empoisonneuse ; Séjan sort, et sur-le-champ, en vraie courtisane, elle s’est tournée vers son médecin, lui disant : « Quel teint ai-je aujourd’hui ? —  Très-bon, très-clair ! Le fard était bien appliqué. Pourtant la céruse a un peu déteint au soleil. Vous auriez dû vous servir de l’huile blanche que je vous ai donnée. » Il tire la fiole de sa poche, et la farde sur les deux joues. Entre chaque coup de pinceau, ils parlent du meurtre qu’ils viennent de concerter, de ce qu’elle a fait pour Séjan, de ce que Séjan a fait pour elle. « Il a chassé sa femme, la belle Apicata. » — « Ne l’ai-je pas payé en lui livrant tous les secrets de Drusus ? —  Il faudra, madame, que vous employiez la poudre que je vous ai prescrite pour nettoyer vos dents, et la pommade que je vous ai préparée pour adoucir la peau. Une dame ne peut être trop soigneuse de sa beauté, quand elle veut garder le cœur d’un personnage comme celui que vous avez conquis126. »

Quand voulez-vous prendre médecine, madame ?

LIVIE.

Quand il le faudra, Eudémus. Mais, d’abord, préparez

La potion de Drusus.

EUDÉMUS.

Si Lygdus était gagné, ce serait fait.
Je l’ai toute prête. Et demain matin
Je vous enverrai un parfum pour amollir
Et faire transpirer ; puis je vous préparerai un bain
Pour éclaircir et nettoyer l’épiderme ; en attendant
Je composerai un nouveau fard excellent
Qui résistera au soleil, au vent, à la pluie,
Que vous pourrez appliquer avec l’haleine ou avec de l’huile,

Comme vous l’aimerez mieux, et qui durera environ quatorze heures127.

Il finit en la félicitant sur son prochain changement de mari : Drusus nuisait à sa santé ; Séjan est très-préférable ; conclusion physiologique et pratique. L’apothicaire romain tient sur même planche la boîte à remèdes, la boîte à cosmétiques et la boîte à poison128.

Là-dessus vous voyez tour à tour se dérouler toutes les scènes de la vie romaine, le marchandage du meurtre, la comédie de la justice, l’impudeur de l’adulation, les angoisses et les fluctuations du sénat. Quand Séjan veut acheter une conscience, il questionne, il plaisante, il tourne autour de l’offre qu’il va faire, il la jette en avant comme par jeu, afin de pouvoir, au besoin, la reprendre ; puis quand le regard intelligent du coquin qu’il marchande lui a montré qu’il est compris : « Point de protestations, mon Eudémus. Tes regards sont des serments pour moi. Hâte-toi seulement. Tu es un homme fait pour faire des consuls129. » — Ailleurs le sénateur Latiaris amène chez lui son ami Sabinus, et s’indigne devant lui contre la tyrannie, souhaite tout haut la liberté, le provoque à parler. Aussitôt deux délateurs qu’il a cachés derrière la porte se jettent sur Sabinus en criant : « Trahison contre César », et le traînent, la face voilée, au tribunal d’où il sortira pour être jeté aux Gémonies. —  Un peu plus loin le sénat s’assemble. Tibère choisit sous main les accusateurs de Latius et leur fait distribuer leurs rôles. Ils chuchotent dans un coin, pendant que l’on redit tout haut :

Vis longtemps et heureux, César, grand et royal César ;
Que les dieux te conservent, et conservent ta modération,
Ta sagesse et ton intégrité. Jupiter,

Protège sa douceur, sa piété, sa diligence, sa libéralité130.

Puis le héraut cite les accusés ; le consul prononce le réquisitoire ; Afer déchaîne contre eux son éloquence meurtrière ; les sénateurs s’échauffent ; on voit à nu, comme dans Tacite et Juvénal, les profondeurs de la servilité romaine, l’hypocrisie, l’insensibilité, la venimeuse politique de Tibère. —  Enfin, après tant d’autres, le tour de Séjan approche. Les Pères entrent inquiets dans le temple d’Apollon ; depuis quelques jours, Tibère semble prendre à tâche de se démentir lui-même ; il élève les amis de son favori et le lendemain il met ses ennemis aux premiers postes. On observe le visage de Séjan et on ne sait que prévoir ; Séjan s’est troublé ; puis, un instant servile, il s’est montré plus arrogant que jamais. Les intrigues se croisent, les rumeurs se contredisent. Macron seul sait le secret de Tibère, et l’on voit les soldats se ranger à la porte du temple, prêts à entrer au premier bruit. On lit la formule de convocation, et le conseil note les noms de ceux qui manquent à l’appel ; puis il fait son rapport et annonce que César « confère à l’homme qu’il aime, au très-honoré Séjan » la dignité et la puissance tribunitienne.

Voici les lettres scellées de son sceau.
Que plaît-il au sénat que l’on fasse ?

SÉNATEURS.

Lisez-les, lisez-les. Qu’on les ouvre. Lisez-les publiquement.

COTTA.

César a honoré beaucoup sa propre grandeur
En prenant cette mesure.

TRIO.

C’est une pensée heureuse,
Et digne de César.

LATIARIS.

Et le personnage qu’elle regarde
En est aussi digne.

HATÉRIUS.

Très-digne.

SANQUINIUS.

Rome ne s’est jamais glorifiée que d’une vertu
Qui pût mettre un frein à l’envie : la vertu de Séjan.

PREMIER SÉNATEUR.

Très-honoré et très-noble !

DEUXIÈME SÉNATEUR.

Bon et grand Séjan !

LE HÉRAUT.

Silence131 !

On lit la lettre de Tibère. Ce sont d’abord de longues phrases obscures et vagues, mêlées de protestations et de récriminations indirectes, qui annoncent quelque chose et ne révèlent rien. Tout d’un coup, paraît une insinuation contre Séjan. Les Pères s’alarment ; mais la ligne qui suit les rassure. Deux phrases plus loin, la même insinuation revient plus précise. « Quelques-uns, dit Tibère, pourraient représenter sa sévérité publique comme l’effet d’une ambition ; dire que sous prétexte de nous servir, il écarte ce qui lui fait obstacle ; alléguer la puissance qu’il s’est acquise par les soldats prétoriens, par sa faction dans la cour et dans le sénat, par les places qu’il occupe, par celles qu’il confère à d’autres, par le soin qu’il a pris de nous pousser, de nous confiner malgré nous dans notre retraite, par le projet qu’il a conçu de devenir notre gendre. » Les Pères se lèvent : « Cela est étrange132 ! » On voit leurs yeux ardents fixés sur la lettre, sur Séjan qui sue et pâlit ; leurs pensées courent à travers toutes les conjectures, et les paroles de la lettre tombent une à une dans un silence de mort, saisies au vol avec une énergie d’attention dévorante. Ils sondent anxieusement les profondeurs de ces phrases tortueuses, tremblant de se compromettre auprès du favori ou auprès du maître, sentant tous qu’ils doivent comprendre sous peine de vie. « Vos sagesses, Pères conscrits, peuvent examiner et censurer ces suppositions. Mais, si elles étaient livrées à notre jugement qui veut absoudre, nous ne craindrions pas de les déclarer, comme c’est notre avis, très-malicieuses. » — « Oh ! il a tout réparé. Écoutez ! » — « Cependant on offre de les prouver, et les dénonciateurs y engagent leur vie133. » Sur ce mot, la lettre devient menaçante. Les voisins de Séjan le quittent : « Plus loin ! plus loin ! Laissez-nous passer ! » Le pesant Sanquinius saute en haletant par-dessus les bancs pour s’enfuir. Les soldats entrent, puis Macron. Et voici qu’enfin la lettre ordonne d’arrêter Séjan. On le charge d’injures : « Hors d’ici, —  au cachot, —  il le mérite. —  Couronnons toutes nos portes de lauriers, —  qu’on prenne un bœuf aux cornes dorées, avec des guirlandes, et qu’on le mène sur-le-champ au Capitole, —  et qu’on le sacrifie à Jupiter pour le salut de César. —  Qu’on efface les titres du traître. —  Jetez à bas ses images et ses statues. —  Liberté, liberté, liberté ! Louange à Macron qui a sauvé Rome134. » Ce sont les aboiements d’une meute furieuse, lâchée enfin contre celui sous qui elle rampait et qui longtemps l’abattue et meurtrie. Jonson trouvait dans son âme énergique l’énergie de ces passions romaines ; et la lucidité de son esprit jointe à sa science profonde, impuissantes pour construire des caractères, lui fournissaient les idées générales et les détails frappants qui suffisent pour composer les peintures de mœurs.

IV

Aussi bien, c’est de ce côté qu’il a tourné son talent ; presque toute son œuvre consiste en comédies, non pas sentimentales et fantastiques comme celles de Shakspeare, mais imitatives et satiriques, faites pour représenter et corriger les ridicules et les vices. C’est un genre nouveau qu’il apporte ; là-dessus il a une doctrine ; ses maîtres sont les anciens, Térence et Plaute. Il observe presque exactement l’unité de temps et de lieu. Il se moque des auteurs qui, dans la même pièce, « montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante ans, qui, avec trois épées rouillées et des mots longs d’une toise, font défiler devant vous toutes les guerres d’York et de Lancastre, qui tirent des pétards pour effrayer les dames, renversent des trônes disjoints pour amuser les enfants135. » Il veut présenter sur la scène « des actions et des paroles telles qu’on les rencontre dans le monde, donner une image de son temps, jouer avec les folies humaines. » Plus de « monstres, mais des hommes », des hommes comme nous en voyons dans la rue, avec leurs travers et leur humeur, avec « cette singularité prédominante qui, emportant du même côté toutes leurs puissances et toutes leurs passions », les marque d’une empreinte unique136. C’est ce caractère saillant qu’il met en lumière, non pas avec une curiosité d’artiste, mais avec une haine de moraliste. « Je les flagellerai, ces singes, et je leur étalerai devant leurs beaux yeux un miroir aussi large que le théâtre sur lequel nous voici. Ils y verront les difformités du temps disséquées jusqu’au dernier nerf et jusqu’au dernier muscle, avec un courage ferme et le mépris de la crainte… Ma rigide main a été faite pour saisir le vice d’une prise violente, pour le tordre, pour exprimer la sottise de ces âmes d’éponge qui vont léchant toutes les basses vanités137. » Sans doute un parti pris si fort et si tranché peut nuire au naturel dramatique ; bien souvent les comédies de Jonson sont roides ; ses personnages sont des grotesques, laborieusement construits, simples automates ; le poëte a moins songé à faire des êtres vivants qu’à assommer un vice ; les scènes s’agencent ou se heurtent mécaniquement ; on aperçoit le procédé, on sent partout l’intention satirique ; l’imitation délicate et ondoyante manque, et aussi la verve gracieuse, abondante de Shakspeare. Mais que Jonson rencontre des passions âpres, visiblement méchantes et viles, il trouvera dans son énergie et dans sa colère le talent de les rendre odieuses et visibles, et produira le Volpone, œuvre sublime, la plus vive peinture des mœurs du siècle, où s’étale la pleine beauté des convoitises méchantes, où la luxure, la cruauté, l’amour de l’or, l’impudeur du vice, déploient une poésie sinistre et splendide, digne d’une bacchanale du Titien138. Dès la première scène tout cela éclate :

« Salut au jour, dit Volpone, et ensuite à mon or !

Ouvre la châsse que je puisse voir mon saint ! »

Ce saint, ce sont des piles d’or, de joyaux, de vaisselle précieuse.

Salut, âme du monde et la mienne ! Ô fils du soleil,
Plus brillant que ton père, laisse-moi te baiser
Avec adoration, toi et tous ces trésors,

Reliques sacrées de cette chambre bénite139.

Un instant après, le nain, l’eunuque et l’androgyne de la maison entonnent une sorte d’intermède païen et fantastique ; ils chantent en vers bizarres les métamorphoses de l’androgyne qui d’abord fut l’âme de Pythagore. Nous sommes à Venise, dans le palais du Magnifico Volpone. Ces créatures difformes, cette splendeur de l’or, cette bouffonnerie poétique et étrange, transportent à l’instant la pensée dans la cité sensuelle, reine des vices et des arts.

Le riche Volpone vit à l’antique. Sans enfants ni parents, jouant le malade, il fait espérer son héritage à tous ses flatteurs, reçoit leurs dons, « promène la cerise le long de leurs lèvres, la choque contre leur bouche, puis la retire140 », heureux de prendre leur or, mais encore plus de les tromper, artiste en méchanceté comme en avarice, et aussi content de regarder une grimace de souffrance que le scintillement d’un rubis.

On voit arriver l’avocat Voltore portant une large pièce d’argenterie. Volpone se jette sur son lit, s’enveloppe de fourrures, entasse ses oreillers, et tousse à rendre l’âme. « Je vous remercie, seigneur Voltore. Où est la pièce d’argenterie ? Mes yeux sont mauvais. Votre affection ne restera pas sans récompense. Je ne puis durer longtemps. Je sens que je m’en vas. Ah ! ah ! ah ! ah ! » Il ferme les yeux comme épuisé. « Suis-je héritier ? » dit Voltore au parasite Mosca141.

mosca.

Si vous l’êtes !
Je vous supplie, seigneur, promettez-moi
De me mettre au nombre de vos gens. Toutes mes espérances
Reposent sur votre seigneurie. Je suis perdu
Si le soleil levant ne brille pas sur moi.

voltore.

Il brillera sur toi, et il te réchauffera aussi, Mosca.

mosca.

Seigneur, je ne suis pas l’homme qui ai rendu à votre grâce
Les plus mauvais offices. Je porte ici vos clefs,
Je veille à ce que tous vos coffres et cassettes soient fermés,
Je garde le pauvre inventaire de vos joyaux,
Argent et vaisselle ; je suis votre intendant, seigneur,
L’économe de vos biens.

voltore.

Mais suis-je seul héritier ?

mosca.

Sans associé, seigneur, confirmé de ce matin.
La cire est chaude encore, et l’encre à peine séchée
Sur le parchemin.

voltore.

Heureux, heureux homme que je suis !
Par quelle bonne chance ; cher Mosca ?

mosca.

Votre mérite, seigneur.
Je n’y connais pas d’autre cause.

Et il lui détaille l’affluence des biens où il va nager, l’or qui va ruisseler sur lui, l’opulence qui va couler dans sa maison comme un fleuve. « Quand voulez-vous que je vous apporte votre inventaire, seigneur ? ou bien la copie du testament ? » C’est avec ces paroles précises, avec ces détails sensibles qu’on allume les imaginations. Aussi, coup sur coup, les héritiers accourent comme des bêtes de proie. Le second est un vieil avare, Corbaccio, sourd, cassé, presque mourant, et qui pourtant espère survivre à Volpone. Pour en être plus sûr, il voudrait bien lui faire donner par Mosca un bon narcotique. Il l’a sur lui, cet excellent narcotique, il l’a fait préparer sous ses yeux, il le propose. Sa joie en trouvant Volpone plus malade que lui est d’un comique amer. « Comment va-t-il ? »

MOSCA.

Sa bouche est toujours entr’ouverte, et ses paupières fermées.

CORBACCIO.

Bon.

MOSCA.

Un engourdissement glacial roidit tous ses membres
Et fait que sa chair a la couleur du plomb.

CORBACCIO.

Cela est bon.

MOSCA.

Son pouls est lent et éteint.

CORBACCIO.

Bons symptômes encore.

MOSCA.

Et de son cerveau… (Mosca crie plus haut.)

CORBACCIO.

Je t’entends. Bon.

MOSCA.

Coule une sueur froide, avec une humeur
Qui suinte continuellement des coins de ses yeux ramollis.

CORBACCIO.

Est-ce possible ? Moi, je suis mieux, hé ! hé !
Où en sont les éblouissements de sa tête ?

MOSCA.

Oh ! seigneur, il a passé l’éblouissement. À présent
Il a perdu le sentiment ; il a cessé de râler.
À peine pourriez-vous reconnaître qu’il respire.

CORBACCIO.

Excellent ! excellent ! Certainement je lui survivrai.
Cela me rajeunit de vingt ans.

« Si vous voulez hériter, le moment est bon. Mais ne vous laissez pas prévenir. Le seigneur Voltore vient d’apporter une pièce d’argenterie. —  Tiens, Mosca, dit Corbaccio, regarde. Voici un sac de sequins qui pèsera dans la balance plus que sa pièce d’argenterie. —  Faites mieux encore. Déshéritez votre fils, instituez Volpone héritier, et envoyez-lui votre testament. —  Oui, j’y avais pensé. —  Cela sera d’un effet souverain. Déshériter un fils si brave, d’un si grand mérite ! Résistera-t-il à une telle marque de tendresse ? —  Tu dis bien, oui, mais l’idée est de moi. —  D’ailleurs, vous êtes si certain de lui survivre. —  Sans doute. —  Avec une santé florissante comme la vôtre. —  Cela est vrai142. » Et il s’en va clopinant, n’entendant pas les injures et les bouffonneries qu’on lui lance, tant il est sourd.

Lui parti, arrive le marchand Corvino, qui apporte une perle d’Orient et un diamant superbe. « Suis-je héritier ?-Oui ; Voltore, Corbaccio et cent autres étaient là, bouches béantes, affamés de l’héritage. J’ai pris plume, papier et encre, et je lui ai demandé qui il voulait pour héritier ? —  Corvino. —  Qui pour exécuteur testamentaire ? Corvino. À toutes les questions, il se taisait, j’ai interprété comme marque de consentement les signes de tête qu’il faisait par pure faiblesse. —  Ô mon cher Mosca ! Mais a-t-il des enfants ? —  Des bâtards, une douzaine ou davantage, qu’il a engendrés de mendiantes, de bohémiennes, de juives, de mauresses, quand il était ivre. N’ayez pas peur, il n’entend pas. Riez comme moi, maudissez-le, injuriez-le. Voulez-vous que je l’achève ? —  Tout à l’heure, quand je serai parti143. » Corvino part aussitôt ; car les passions d’alors ont toute la beauté de la franchise. Et Volpone, jetant sa robe de malade, s’écrie :

Mon divin Mosca !
Aujourd’hui tu t’es surpassé toi-même. Voyons :
Un diamant, de l’argenterie, des sequins ;
Une bonne matinée… Prépare-moi
De la musique, des danses, des banquets, toutes les délices.
Le Turc n’est pas plus sensuel dans ses plaisirs

Que le sera Volpone144.

Sur cette invitation, Mosca lui fait le plus voluptueux portrait de la femme de Corvino, Célia. Blessé d’un désir soudain, Volpone se déguise en charlatan, et va chanter sous les fenêtres avec une verve d’opérateur ; car il est comédien par nature, en véritable Italien, parent de Scaramouche, aussi bien sur la place publique que dans sa maison. Une fois qu’il a vu Célia, il la veut à tout prix. « Mosca, prends mes clefs : or, argenterie, joyaux, tout est à ta dévotion. Emploie-les à ta volonté. Engage-moi, vends-moi moi-même. Seulement, en ceci contente mon désir145. » Mosca va dire à Corvino que l’huile d’un charlatan a guéri son maître, qu’on cherche quelque jolie fille pour achever la cure. « N’avez-vous pas quelque parente ? un des docteurs a offert sa fille. —  Le misérable ! crie Corvino. Le misérable convoiteux[NM] ! » Lui, l’intraitable jaloux, il se trouve peu à peu conduit à offrir sa femme. Il a trop donné déjà. Il ne veut pas perdre ses avances. Il est comme le joueur à demi ruiné, qui d’une main convulsive jette sur le tapis le reste de sa fortune. Il amène cette pauvre douce femme qui pleure et résiste. Excité par sa propre douleur secrète, il devient furieux146.

Sois damnée !
Mon cœur, je te traînerai hors d’ici, jusque chez moi, par les cheveux.
Je crierai que tu es une catin à travers les rues. Je te fendrai
La bouche jusqu’aux oreilles, et je t’ouvrirai le nez
Comme celui d’un rouget cru. —  Ne me tente pas. Viens,
Cède. Je suis las. —  Par la mort ! J’achèterai quelque esclave
Que je tuerai, et je te lierai à lui vivante,
Et je vous pendrai tous deux à ma fenêtre, inventant
Quelque crime monstrueux, que j’écrirai en grosses lettres
Sur toi avec de l’eau-forte qui mangera ta chair,
Avec des corrosifs brûlants sur cette poitrine obstinée.
Oui, par le sang que tu as enflammé, je le ferai.

CÉLIA.

Seigneur, ce qu’il vous plaira, vous le pouvez. Je suis votre martyre.

CORVINO.

Ne soyez pas ainsi obstinée. Je ne l’ai pas mérité.
Songez qui vous supplie. Je t’en prie, mon amour.
En bonne foi, tu auras des bijoux, des robes, des parures,
Ce que tu pourras imaginer ou demander. —  Va seulement l’embrasser,
Ou touche-le, rien de plus. —  Pour l’amour de moi. À ma prière.
Seulement une fois. —  Non ? non ? Je m’en souviendrai !
Voulez-vous me faire affront ? Avez-vous soif de ma perte147 ?
Là-dessus Mosca se tourne vers Volpone :
Le seigneur Corvino ayant appris la consultation
Qui s’est faite dernièrement pour votre santé, est venu offrir,
Ou plutôt prostituer…

CORVINO.

Merci, cher Mosca.

MOSCA.

Librement, de lui-même, sans être prié…

CORVINO.

Bien.

MOSCA.

Comme la vraie et fervente preuve de son amour,
Sa femme, sa propre femme, sa charmante et vertueuse femme. La seule beauté
Qui ait du prix à Venise.

CORVINO.

Bien présenté148.
Où trouvera-t-on de pareils soufflets lancés et assenés en plein visage par la violente main de la satire ? —  Célia reste seule avec Volpone, qui dépouillant sa feinte maladie, arrive sur elle aussi florissant de jeunesse et de joie, aussi ardent que le jour où, dans les fêtes de la République, il a joué le rôle du bel Antinoüs. Dans son transport, il chante une chanson d’amour ; la volupté aboutit chez lui à la poésie ; car la poésie est alors en Italie la fleur du vice. Il lui étale les perles, les diamants, les escarboucles. Il s’exalte à l’aspect des trésors qu’il fait rouler et étinceler sous ses yeux. « Porte-les, perds-les, il me reste une boucle d’oreille capable de les racheter, et d’acheter tout cet État. »
Une perle qui vaut un patrimoine privé
N’est rien. Nous en mangerons de pareilles en un repas.
Les têtes des perroquets, les langues des rossignols,
Les cervelles des paons et des autruches
Seront nos aliments…
Tes bains seront le jus des giroflées,
L’essence des roses et des violettes,
Le lait des unicornes, le parfum des panthères,
Recueillis dans des outres, et mêlés avec des vins de Crète.
Nous boirons dans l’or et l’ambre travaillés,
Jusqu’à ce que mon toit tourne autour de nos têtes
Emporté par le vertige ; et mon nain dansera,
Mon eunuque chantera, mon bouffon fera des mines,
Pendant que, sous des formes empruntées, nous jouerons les contes d’Ovide,
Toi comme Europe d’abord, et moi comme Jupiter,
Puis moi comme Mars, et toi comme Érycine,
Le reste ensuite jusqu’à ce que nous ayons parcouru
Et fatigué toutes les fables des dieux149.

On reconnaît à ces splendeurs de la débauche, la Venise qui fut le trône de l’Arétin, la patrie du Tintoret et de Giorgione. Volpone saisit Célia. « Ô par conscience ! —  La conscience ? c’est la vertu des mendiants ; cède, ou je t’aurai de force. » Mais tout d’un coup, Bonario, le fils déshérité de Corbaccio, que Mosca avait caché là dans une autre pensée, entre violemment, la délivre, blesse Mosca, et accuse Volpone devant le tribunal d’imposture et de rapt.

Les trois coquins qui prétendent hériter, travaillent tous à sauver Volpone. Corbaccio désavoue son fils, l’accuse de parricide. Corvino déclare sa femme adultère, et maîtresse éhontée de Bonario. Jamais on n’a vu sur la scène une telle énergie de mensonge, une telle franchise de scélératesse. Le mari, qui sait sa femme innocente, est le plus acharné. « Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une catin, la plus chaude au plaisir… Elle hennit comme une jument. » Il continue en termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. Célia s’évanouit. « Parfait ! dit-il. Jolie feinte. Recommencez150. » Ils font apporter Volpone qui a l’air expirant ; ils fabriquent de faux témoignages, et Voltore les fait valoir, de sa langue d’avocat, avec des paroles « qui valent un sequin la pièce. » On met Célia et Bonario en prison, et Volpone est sauvé. Cette imposture publique n’est pour lui qu’une comédie de plus, un joyeux divertissement et un chef-d’œuvre. « Duper la cour, détourner le torrent contre les innocents, c’est un plaisir plus grand que si j’avais joui de la femme151. » Pour achever, il écrit un testament en faveur de Mosca, se fait passer pour mort, et regarde, caché derrière un rideau, les visages des héritiers. Ils viennent de le sauver, tant mieux ; la méchanceté en sera plus grande et plus belle. « Torture-les bien, Mosca ! » Mosca étale le testament sur une table, et fait tout haut l’inventaire. « Neuf tapis de Turquie. Deux coffres sculptés, l’un d’ivoire, l’autre d’écaille de perle. Une boîte à parfums faite d’un seul onyx. » Les héritiers défaillent de douleur, et Mosca les chasse à coups d’insultes. Il dit à Corvino152 :

Que tardez-vous ici ? Dans quelle pensée ? Sur quelle promesse ?
Écoutez. Ne savez-vous pas que je vous connais pour un âne,
Et que vous auriez été bien volontiers un maquereau,
Si la fortune l’avait souffert ? Que vous êtes
Un cocu déclaré, et en bons termes ? Cette perle,
Direz-vous, était votre bien ? Très-vrai. Ce diamant ?
Je ne le nie pas, mais je vous remercie. Beaucoup d’autres choses ?
Cela peut bien être. Eh bien ! imaginez que ces bonnes œuvres
Serviront à cacher vos mauvaises.

CORBACCIO.

Esclave, parasite, giton, tu m’as dupé !

MOSCA.

Oui, seigneur. Fermez votre bouche,
Ou j’en arracherai la seule dent qui y reste.
N’êtes-vous pas ce sordide et misérable convoiteux,
Aux trois jambes, qui ici, dans l’espérance d’une proie,
Avez, tous les jours de ces trois années, flairé par ces salles,
De votre nez rampant ; qui auriez voulu m’acheter
Pour empoisonner mon maître, seigneur ?
N’êtes-vous pas celui qui aujourd’hui, devant le tribunal,
A déclaré qu’il déshéritait son fils ;
Celui qui s’est parjuré ? Allez chez vous, crevez et pourrissez.

Volpone sort déguisé, s’attache tour à tour à chacun d’eux, et achève de leur briser le cœur. Mais Mosca, qui a le testament, agit en maître, et demande à Volpone la moitié de sa fortune. La querelle des deux coquins découvre leurs impostures, et le maître, le valet, avec les trois héritiers futurs, sont envoyés aux galères, à la prison, au pilori, « où le peuple leur crèvera les yeux à coups d’œufs pourris, de poissons infects et de fruits gâtés153. » On n’a point écrit de comédie plus vengeresse, plus obstinément acharnée à faire souffrir le vice, à le démasquer, à l’insulter et à le supplicier.

Où peut être la gaieté dans un pareil théâtre ? Dans la caricature et dans la farce. Il y a une rude gaieté, une sorte de rire physique tout extérieur, qui convient à ce tempérament de lutteur, de buveur et de gendarme. C’est ainsi qu’il se délasse de la satire militante et meurtrière ; le divertissement est approprié aux mœurs du temps, excellent pour attirer des hommes qui regardent la pendaison comme une bonne plaisanterie et rient en voyant couper les oreilles des puritains. Mettez-vous un instant à leur place, et vous trouverez comme eux que la Femme silencieuse est un chef-d’œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur du bruit, et aime à parler. Il s’est logé dans une rue si étroite qu’une voiture n’y peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d’ours et les tireurs d’épée qui osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs faisaient du bruit ; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine, et ne parle qu’en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les chuchotements et exiger qu’on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle, il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d’esprit, qui a besoin d’argent. Vous voyez d’avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicœne. Morose, enchanté de ses courtes réponses et de sa voix qu’il entend à peine, l’épouse pour faire pièce à son neveu. C’est son neveu qui lui a fait pièce. À peine mariée, Épicœne parle, gronde, raisonne aussi haut et aussi longtemps qu’une douzaine de femmes. « Croyiez-vous avoir épousé une statue ou une marionnette ! une poupée française, dont les yeux remuent avec un fil d’archal ? quelque idiote sortie de l’hôpital, qui se tiendrait roide, les mains comme ceci, la bouche tirée d’un côté, et les yeux sur vous154 ? » Elle commande aux valets de parler haut ; elle fait ouvrir les portes toutes grandes à ses amis. Ils arrivent par troupes, et offrent leurs bruyantes félicitations à Morose. Cinq ou six langues de femmes l’assassinent à la fois de compliments, de questions, de conseils, de remontrances. Survient un ami de sir Dauphine avec une bande de musiciens qui jouent ensemble tout d’un coup, de toute leur force. « Oh ! un complot, un complot, un complot, un complot contre moi ! Je suis leur enclume aujourd’hui ; ils frappent sur moi, ils me mettront en pièces, c’est pis que le bruit d’une scie. » On voit arriver une procession de domestiques portant des plats ; c’est tout l’attirail d’une taverne que sir Dauphine envoie chez son oncle. Les conviés entre-choquent des verres ; ils crient, ils portent des santés ; ils ont avec eux un tambour et des trompettes qui font un vacarme d’enfer. Morose s’enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa tête, se bouche les oreilles. Les convives crient : « Battez, tambours, sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero. » « Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous ici ? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa femme, qui tombe sur lui et le rosse d’importance. Les coups, les cris, les sons, les éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C’est la poésie du tintamarre. Il y a de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d’un rire inextinguible les puissantes poitrines des compagnons de Drake et d’Essex. « Coquins, chiens d’enfer, stentors ! Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers d’airain155. » Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les musiciens, disperse les conviés au milieu d’un tumulte inexprimable, grinçant les dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu’il est fou, et l’on disserte devant lui sur sa maladie156. « Ce mal s’appelle en grec μανἱα, en latin insania, furor, vel ecstasis melancholica, c’est-à-dire egressio, quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait bien qu’il ne fût encore que phreneticus, madame ; et la phrenesis n’est que le delirium ou à peu près. » On examine les livres qu’il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en manière de consolation, que sa femme parle en dormant, et « ronfle plus fort qu’un marsouin. » — « Ô ! ô ! ô misère ! » crie le pauvre homme. « Mon neveu, sauvez-moi ! comment pourrai-je obtenir le divorce ? » Sir Dauphine choisit deux fripons qu’il déguise, l’un en ecclésiastique, l’autre en légiste, qui se lancent à la tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de bruit qu’une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture ; d’autres demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui sert ; sa femme déclare qu’elle consent à le garder tel qu’il est. —  Le légiste propose une autre voie légale ; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu’ils ont été ses amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicœne pleure, et l’on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décidé que le moyen ne vaut rien, l’infidélité ayant été commise ayant le mariage. « Oh ! ceci est le pire des pires malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de bruit ! » Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en coquin habile et en dieu secourable. « Donnez-moi cinq cents guinées de rente, mon cher oncle, et je vous délivre. » Morose signe la donation avec ravissement ; et son neveu lui montre qu’Épicœne est un jeune garçon déguisé. Ajoutez à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettrés et galants, qui, après s’être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant les dames, des nasardes et des coups de pied157. Jamais on n’a mieux excité le gros rire physique. À cette large gaieté brutale, à ce débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, le puissant buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne humeur.

V

Il n’a pas été au-delà ; il n’était pas philosophe comme Molière, capable de saisir et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l’éducation, le mariage, la maladie, les principaux caractères de son pays et de son siècle, le courtisan, le bourgeois, l’hypocrite, l’homme du monde158. Il est resté au-dessous, dans la comédie d’intrigue159, dans la peinture des grotesques160, dans la représentation des ridicules trop temporaires161 ou des vices trop généraux162. Si quelquefois, comme dans l’Alchimiste, il a réussi par la perfection de l’intrigue et la vigueur de la satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque d’agrément comique. Le critique en lui nuit à l’artiste ; ses calculs littéraires lui ôtent l’invention spontanée ; il est trop écrivain et moraliste ; il n’est pas assez mime et acteur. Mais il se relève d’un autre côté ; car il est poëte ; presque tous les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et l’habitude de jouir par l’imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l’Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies fantastiques et allégoriques, comme celles d’Aristophane. Il s’y joue à travers le réel et au-delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre, avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations, des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d’imagination pittoresque et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d’ordinaire l’acteur met pour dire le prologue. Ils le tirent au sort ; l’un des perdants, pour se venger, annonce d’avance au public tous les événements de la pièce. Les autres l’interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour, prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs. Ce jeu d’enfants, ces gestes, ces éclats de voix, cette petite querelle amusante ôtent au public son sérieux, et le préparent aux bizarreries qu’il va voir.

Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane163 veut donner une fête solennelle. Mercure et Cupidon y sont descendus, et commencent par se quereller. « Mon léger cousin aux talons emplumés, qui êtes-vous, sinon l’entremetteur de mon oncle Jupiter ? le laquais qu’il charge de ses commissions, qui, de sa langue bien pendue, va chuchoter des messages d’amour aux oreilles des filles libres de leurs corps ? qui chaque matin balaye la salle à manger des dieux, et remet en place les coussins qu’ils se sont jetés le soir à la tête164 ? » Voilà des dieux de bonne humeur. Écho, réveillée par Mercure, pleure le beau jeune homme « qui, maintenant transformé en une fleur penchée, baisse et détourne sa tête repentante, comme pour fuir la source qui l’a perdu, dont les chères grâces se sont ici dépensées sans fruit comme un beau cierge consumé dans sa flamme. Que la source soit maudite, et que tous ceux dont son eau touchera les lèvres, soient épris, comme lui, de l’amour d’eux-mêmes165. » Les courtisans et les dames y boivent, et voici venir une sorte de revue des ridicules du temps, arrangée, comme chez Aristophane, en farce invraisemblable, en parade brillante. Un sot prodigue, Asotus, veut devenir homme de cour et de belles manières ; il prend pour maître Amorphus, voyageur pédant, expert en galanterie, qui, à l’en croire lui-même, « est d’une essence sublime et raffinée par les voyages, qui le premier a enrichi son pays des véritables lois du duel, dont les nerfs optiques ont bu la quintessence de la beauté dans quelque cent soixante-dix-huit cours souveraines, et ont été gratifiés par l’amour de trois cent quarante-cinq dames, toutes de naissance noble, sinon royale ; si heureux en toute chose que l’admiration semble attacher ses baisers sur lui166. » Asotus apprend à cette bonne école la langue de la cour, se munit comme les autres de calembours, de jurons savants et de métaphores ; il lâche coup sur coup des tirades alambiquées, et imite convenablement les grimaces et le style tourmenté de ses maîtres. Puis quand il a bu l’eau de la fontaine, devenu tout à coup impertinent, téméraire, il propose à tous venants un tournoi de belles manières. Ce tournoi grotesque se donne devant les dames : il comprend quatre joutes, et chaque fois les trompettes sonnent. Les combattants s’acquittent tour à tour du salut simple, de la révérence empressée, de la déclaration solennelle, de la rencontre finale. Dans cette bouffonnerie grave, les courtisans sont vaincus. Le sévère Critès, moraliste de la pièce, copie leur langage et les perce de leurs armes. Puis en déclamations grandioses, il châtie « la vanité mondaine et ses beautés fardées que de frivoles idiots adorent, qu’ils poursuivent de leurs appétits aboyants et altérés, toujours en sueur, hors d’haleine, dressés sur leurs pieds pour saisir ses formes aériennes, à la fin étourdis, pris de vertige, et achetant la joyeuse démence d’une heure par les longs dégoûts de tout le temps qui suivra167. » Alors, pour achever la défaite des vices, paraissent deux mascarades symboliques représentant les vertus contraires. Elles défilent gravement devant les spectateurs, en habits splendides, et les nobles vers qu’échangent la déesse et ses compagnes, élèvent l’esprit jusqu’aux hautes régions de morale sereine, où le poëte le veut porter. « La chasseresse, la déesse pudique et belle a déposé son arc de perles et son brillant carquois de cristal ; assise sur son trône d’argent, elle préside à la fête168 », et contemple avec une majesté tranquille les danses qui s’enroulent et se développent devant ses pieds. À la fin, ordonnant aux danseurs de se démasquer, elle découvre que les vices se sont déguisés en vertus. Elle les condamne à faire amende honorable et à se baigner dans l’Hélicon. Deux à deux, ils s’en vont chantant une palinodie, un refrain que répète le chœur. —  Est-ce là un opéra ou une comédie ? C’est une comédie lyrique, et si on n’y trouve point la légèreté aérienne d’Aristophane, du moins on y rencontre, comme dans les Oiseaux et dans les Grenouilles, les contrastes et les mélanges de l’invention poétique, qui, à travers la caricature et l’ode, à travers le réel et l’impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes les fleurs.

Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d’amour délicats, voluptueux, charmants, dignes de l’idylle antique169. Par-dessus tout, il a été le grand et l’inépuisable inventeur de ces masques, sortes de mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s’est étalée toute la magnificence et l’imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l’Olympe antique, les personnages allégoriques que les artistes peignent alors dans leurs tableaux, les héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l’abstrait, le divin, l’humain, l’ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants, tout ce qui peut exciter, enivrer des sens d’artistes. Aussi bien l’élite du royaume est là, sur la scène ; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits empruntés, mal portés, qu’ils doivent encore à leur tailleur ; ce sont les dames de la cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l’éclat de leur rang et de leur fierté, avec de vrais diamants, empressés d’étaler leur luxe, en sorte que toute la splendeur de la vie nationale est concentrée dans l’opéra qu’ils se donnent, comme des joyaux dans un écrin. Quelle parure ! quelle profusion de splendeurs ! quel assemblage de personnages bizarres, de bohémiennes, de sorcières, de dieux, de héros, de pontifes, de gnômes, d’êtres fantastiques ! Que de métamorphoses, de joutes, de danses, d’épithalames ! Quelle variété de paysages, d’architectures, d’îles flottantes, d’arcs de triomphe, de globes symboliques ! L’or étincelle, les pierreries chatoient, la pourpre emprisonne de ses plis opulents les reflets des lustres, la lumière rejaillit sur la soie froissée, des torsades de diamants s’enroulent, en jetant des flammes, sur le sein nu des dames ; les colliers de perles s’étalent par étages sur les robes de brocard couturées d’argent ; les broderies d’or, entrelaçant leurs capricieuses arabesques, dessinent sur les habits des fleurs, des fruits, des figures, et mettent un tableau dans un tableau. Les marches du trône s’élèvent portant des groupes de Cupidons, qui chacun tiennent une torche170. Des fontaines égrènent des deux côtés leurs panaches de perles ; des musiciens en robe de pourpre et d’écarlate, couronnés de lauriers, jouent dans les berceaux. Les rangées de masques défilent, entrelaçant leurs groupes ; « les uns, vêtus d’orangé fauve et d’argent, les autres de vert de mer et d’argent, les justaucorps blancs brodés d’or, tous les habits et les joyaux si extraordinairement riches, que le trône semble une mine de lumière. » Voilà les opéras qu’il compose chaque année, presque jusqu’au bout de sa vie, véritables fêtes des yeux, pareilles aux processions du Titien. Il a beau vieillir, son imagination, comme celle du Titien, reste abondante et fraîche. Abandonné, haletant sur son lit, sentant la mort prochaine, et parmi les suprêmes amertumes, il garde son coloris, il compose le Sad Shepherd, la plus gracieuse et la plus pastorale de ses peintures. Songez que c’est dans une chambre de malade qu’est né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d’une garde, parmi les anxiétés de l’indigence et les étouffements de l’hydropisie. C’est dans la forêt verte qu’il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus, qui, comme Daphnis et Chloé, s’étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier baiser. Là vivait Éarine que le fleuve vient d’engloutir, et que son amant en délire ne veut pas cesser de pleurer, « Éarine, qui reçut son être et son nom avec les premières pousses et les boutons du printemps, Éarine, née avec la primevère, avec la violette, avec les premières roses fleuries ; quand Cupidon souriait, quand Vénus amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes parfumées s’élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant qu’Éarine vivrait… À présent, aussi chaste que son nom, Éarine est morte vierge, et sa chère âme voltige dans l’air au-dessus de nous171. » Au-dessus du pauvre vieux paralytique, la poésie flotte encore comme un nuage de lumière. Il a eu beau s’encombrer de science, se charger de théories, se faire critique du théâtre et censeur du monde, remplir son âme d’indignation persévérante, se roidir dans une attitude militante et morose ; les songes divins ne l’ont point quitté, il est le frère de Shakspeare.

VI

Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes les routes d’une forêt. J’en parlerai à part ; il faut, pour en faire le tour, une large place vide. Et encore comment l’embrasser ? Comment développer sa structure intérieure ? Les grands mots, les éloges, tout est vain à son endroit ; il n’a pas besoin d’être loué, mais d’être compris, et il ne peut être compris qu’à l’aide de la science. De même que les révolutions compliquées des corps célestes ne deviennent intelligibles qu’au contact du calcul supérieur, de même que les délicates métamorphoses de la végétation et de la vie exigent pour être expliquées l’intervention des plus difficiles formules chimiques, ainsi les grandes œuvres de l’art ne se laissent interpréter que par les plus hautes doctrines de la psychologie, et c’est la plus profonde de ces théories qu’il faut connaître pour pénétrer jusqu’au fond de Shakspeare, de son siècle et de son œuvre, de son génie et de son art.

Ce qu’on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les observations accumulées sur l’âme, c’est que la sagesse et la connaissance ne sont en l’homme que des effets et des rencontres. Il n’y a point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la vérité et sa conduite dans le bon sens. Au contraire, il est naturellement déraisonnable et trompé. Les pièces de sa machine intérieure ressemblent aux rouages d’une horloge, qui d’eux-mêmes vont toujours à l’aveugle, emportés par l’impulsion et la pesanteur, et qui cependant parfois, en vertu d’un certain assemblage, finissent par marquer l’heure qu’il est. Ce sage mouvement final n’est pas naturel, mais accidentel ; il n’est point spontané, il est forcé ; il n’est point inné, il est acquis. L’horloge n’a pas toujours marché régulièrement ; au contraire, on a été obligé de la régler petit à petit avec beaucoup de peine. Sa régularité n’est point assurée, elle se détraquera peut-être tout à l’heure. Sa régularité n’est point entière, elle ne marque l’heure qu’à peu près. La force machinale de chaque pièce est toujours là prête à entraîner chaque pièce hors de son office propre et à troubler tout le concert. Pareillement, les idées, une fois qu’elles sont dans la tête humaine, tirent chacune de leur côté à l’aveugle, et leur équilibre imparfait semble à chaque minute sur le point de se renverser. À proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la raison comme la santé n’est en nous qu’une réussite momentanée et un bel accident172. Si nous l’ignorons, c’est qu’aujourd’hui nous sommes régularisés, alanguis, amortis, et que par degrés, à force de frottements et de redressements, notre mouvement intérieur s’est accommodé à demi au mouvement des choses. Mais il n’y a là qu’une apparence, et les dangereuses forces primitives subsistent indomptées et indépendantes sous l’ordre qui semble les contenir ; qu’un grand danger se montre, qu’une révolution éclate, elles feront éruption et explosion, presque aussi terriblement qu’aux premiers jours. Car une idée n’est pas un simple chiffre intérieur employé pour noter un aspect des choses, inerte, toujours disposé à s’aligner correctement avec d’autres semblables pour former un total exact. Si réduite et si disciplinée qu’elle soit, elle a encore un reste de couleur sensible par lequel elle est voisine d’une hallucination, un degré de persistance personnelle par lequel elle est voisine d’une monomanie, un réseau d’affinités singulières par lequel elle est voisine des conceptions délirantes. Telle que la voilà, sachez bien qu’elle est le rudiment d’un cauchemar, d’un tic, d’une absurdité. Laissez-la se développer dans son entier comme elle y aspire173, et vous verrez qu’elle est par essence une image active et complète, une vision qui traîne avec soi tout un cortége de rêves et de sensations, qui grandit d’elle-même, tout d’un coup, par une sorte de végétation pullulante et absorbante, et qui finit par posséder, ébranler, épuiser l’homme tout entier. Après celle-là une autre, parfois toute contraire, et ainsi de suite ; il n’y a rien d’autre dans l’homme, point de puissance distincte et libre ; lui-même n’est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations fourmillantes ; la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas détruites ; secousses, heurts, emportements, parfois de loin en loin une sorte de demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d’insensé, qui par intervalles simule la raison, mais qui véritablement est « de la même substance que ses songes » ; et voilà l’homme tel que Shakspeare l’a conçu. Aucun écrivain, non pas même Molière, n’a percé si avant par-dessous le simulacre de bon sens et de logique dont se revêt la machine humaine pour démêler les puissances brutes qui composent sa substance et son ressort.

Comment y a-t-il réussi, et par quel instinct extraordinaire est-il parvenu à deviner les extrêmes conclusions, les plus profondes percées des physiologistes et des psychologues ? Il avait l’imagination complète ; tout son génie est dans ce seul mot. Petit mot qui semble vulgaire et vide ; regardons-le de près pour savoir ce qu’il contient. Quand nous pensons une chose, nous autres hommes ordinaires, nous n’en pensons qu’une portion ; nous en voyons un aspect, quelque caractère isolé, parfois deux ou trois caractères ensemble ; pour ce qui est au-delà, la vue nous manque ; le réseau infini de ses propriétés infiniment entre-croisées et multipliées nous échappe ; nous sentons vaguement qu’il y a quelque chose au-delà de notre connaissance si courte, et ce vague soupçon est la seule partie de notre idée qui nous représente quelque peu le grand au-delà. Nous sommes comme des apprentis naturalistes, gens paisibles et bornés qui, voulant se représenter un animal, voient le nom et l’étiquette de son casier apparaître devant leur mémoire avec quelque indistincte image de son poil et de sa physionomie, mais dont l’esprit s’arrête là ; si par hasard ils veulent compléter leur connaissance, ils conduisent leur souvenir, au moyen de classifications régulières, à travers les principaux caractères de la bête, et lentement, discursivement, pièce à pièce, ils finissent par s’en remettre la froide anatomie devant les yeux. À cela se réduit leur idée, même perfectionnée ; à cela aussi se réduit le plus souvent notre conception, même élaborée. Quelle distance il y a entre cette conception et l’objet, combien elle le représente imparfaitement et mesquinement, à quel degré elle le mutile, combien l’idée successive, désarticulée en petits morceaux régulièrement rangés et inertes, ressemble peu à la chose simultanée, organisée, vivante, incessamment en action et transformée, c’est ce que nulle parole ne peut dire. Figurez-vous, au lieu de cette pauvre idée sèche, étayée par cette misérable logique d’arpenteur, une image complète, c’est-à-dire une représentation intérieure, si abondante et si pleine qu’elle épuise toutes les propriétés et toutes les attaches de l’objet, tous ses dedans et tous ses dehors ; qu’elle les épuise en un instant ; qu’elle figure l’animal entier, sa couleur, le jeu de la lumière sur son poil, sa forme, le tressaillement de ses membres tendus, l’éclair de ses yeux, et en même temps sa passion présente, son agitation, son élan, puis par-dessous tout cela ses instincts, leur structure, leurs causes, leur passé, en telle sorte que les cent mille caractères qui composent son état et sa nature trouvent leurs correspondants dans l’imagination qui les concentre et les réfléchit : voilà la conception de l’artiste, du poëte, de Shakspeare, si supérieure à celle du logicien, du simple savant ou de l’homme du monde, seule capable de pénétrer jusqu’au fond des êtres, de démêler l’homme intérieur sous l’homme extérieur, de sentir par sympathie et d’imiter sans effort le va-et-vient désordonné des imaginations et des impressions humaines, de reproduire la vie avec ses ondoiements infinis, avec ses contradictions apparentes, avec sa logique cachée, bref de créer comme la nature. Ainsi font les autres artistes de cet âge ; ils ont le même genre d’esprit et la même idée de la vie ; vous ne trouverez dans Shakspeare que les mêmes facultés avec une pousse plus forte, et la même idée avec un relief plus haut.