Chapitre III.
De la comédie grecque
Les tragédies▶ (si l’on en excepte quelques chefs-d’œuvre) exigent moins de connaissance du cœur humain que les comédies, l’imagination suffit pour peindre ce qui s’offre naturellement aux regards, l’expression de la douleur. Les caractères tragiques doivent avoir entre eux une certaine ressemblance qui exclut la finesse des observations ; et les modèles de l’histoire héroïque tracent d’avance la route qu’il faut suivre. Mais cette délicatesse de goût, cette philosophie supérieure, que Molière a montrée dans ses comédies, il faut des siècles pour y amener l’esprit humain ; et quand un génie égal à celui de Molière eût vécu dans Athènes, il n’aurait pu deviner la bonne comédie.
On se demande cependant avec étonnement, en lisant les comédies d’Aristophane, comment il se peut qu’on ait applaudi de semblables pièces dans le siècle de Périclès, comment il se peut que les Grecs aient montré tant de goût dans les beaux-arts, et une grossièreté si rebutante dans les plaisanteries. C’est qu’ils avaient le bon goût qui appartient à l’imagination, et non celui qui naît de la moralité des sentiments. Les belles formes en tout genre plaisaient à leurs yeux ; mais leur âme n’était point avertie par une scrupuleuse délicatesse des égards qu’on doit observer. Ils éprouvaient beaucoup plus d’enthousiasme que de respect pour les grands caractères. Le malheur, la puissance, la religion, le génie, tout ce qui frappait l’imagination des Athéniens excitait en eux une sorte de fanatisme ; mais cette impression se détruisait avec la même facilité, dès qu’on en substituait une autre également vive. Les effets graduels et nuancés ne conviennent guère aux mœurs démocratiques ; et comme c’était toujours du peuple qu’il fallait se faire entendre et se faire applaudir, on se livrait, pour l’amuser, aux contrastes saillants qui frappent aisément tous les hommes.
La ◀tragédie▶ se ressentait moins de ce désir de plaire à la multitude ; elle faisait partie, comme je l’ai déjà dit, d’une fête religieuse. D’ailleurs ce ne sont ni les goûts ni les lumières du peuple qu’il faut consulter pour l’attendrir ; l’émotion de la pitié parvient à tous les cœurs par la même route. C’est à l’homme que vous vous adressez dans la ◀tragédie▶ ; mais c’est une telle époque, c’est un tel peuple, ce sont de telles mœurs, qu’il faut connaître pour obtenir dans la comédie un succès populaire : les pleurs sont pris dans la nature, et la plaisanterie dans les habitudes.
Les principes de la moralité servent communément de règles de goût aux dernières classes de la société, et ces principes suffisent souvent pour les éclairer, même en littérature. Le peuple athénien n’avait point cette moralité délicate qui peut suppléer au tact le plus fin de l’esprit ; il se livrait aux superstitions religieuses : mais il n’avait point d’idées fixes sur la vertu, et ne reconnaissait aucun principe, aucune borne, aucune pudeur dans les objets de ses amusements.
L’exclusion des femmes empêchait aussi que les Grecs ne se perfectionnassent dans la comédie. Les auteurs n’ayant aucun motif pour rien ménager, rien voiler, rien sous-entendre, la grâce et la finesse devaient nécessairement manquer à leur gaieté. Ces masques, ces porte-voix, toutes ces bizarres coutumes du théâtre des anciens disposaient l’esprit, comme les caricatures dans le dessin, à l’invention grotesque, et non à l’étude de la nature.
Aristophane saisissait quelques plaisanteries populaires ; il présentait quelques contrastes d’une invention commune et d’une expression grossière ; mais ce n’est jamais par la peinture des caractères, ni par la vérité des situations, que les ridicules des hommes et les travers de la société ressortent dans ses pièces.
La plupart des comédies d’Aristophane étaient relatives aux événements de son temps. On n’avait point encore imaginé de soutenir la curiosité par une intrigue romanesque ; l’intérêt des aventures particulières dépend absolument du rôle que jouent les femmes dans un pays. L’art comique, tel qu’il était du temps des Grecs, ne pouvait se passer d’allusions : on n’avait pas assez approfondi le cœur humain dans ses passions secrètes, pour intéresser seulement en les peignant ; mais il était très aisé de plaire au peuple en tournant ses chefs en dérision.
La comédie de circonstance réussit si facilement, qu’elle ne peut obtenir aucune réputation durable. Ces portraits des hommes vivants, ces épigrammes sur les faits contemporains, sont des plaisanteries de famille et des succès d’un jour, qui doivent ennuyer les nations et les siècles ; le mérite de tels ouvrages peut disparaître même d’une année à l’autre. Si votre mémoire ne se retrace pas le sujet des allusions, votre esprit ne vous suffit pas pour comprendre la gaieté de ces écrits ; et s’il faut réfléchir à une plaisanterie pour en découvrir le sens, tout son effet est manqué.
Le spectateur entre tout à fait dans l’illusion de la ◀tragédie ; il s’intéresse assez au héros de la pièce, pour comprendre des mœurs étrangères, pour se transporter dans des pays entièrement nouveaux. L’émotion fait tout adopter, tout concevoir ; mais à la comédie l’imagination du spectateur est tranquille ; elle ne prête point son secours à l’auteur : l’impression de la gaieté est tellement légère et spontanée, que le plus faible effort, que la plus faible distraction pourrait en détourner.
Aristophane n’a composé que des pièces de circonstance, parce que les Grecs étaient extrêmement loin de la profondeur philosophique, qui permet de concevoir une comédie de caractère, une comédie qui intéresse l’homme de tous les pays et de tous les temps. Les comédies de Ménandre et les caractères de Théophraste ont fait faire des progrès, l’un dans la décence théâtrale, l’autre dans l’observation du cœur humain ; parce que ces deux écrivains avaient sur Aristophane l’avantage d’un siècle de plus ; mais, en général, les auteurs se laissent aisément séduire dans les démocraties, par l’irrésistible attrait des applaudissements populaires. C’est un écueil pour les pièces de théâtre des peuples libres, que les succès qu’on obtient, en mettant en scène des allusions aux affaires publiques. Je ne sais si de telles comédies sont un signe de liberté ; mais elles sont nécessairement la perte de l’art dramatique.
Le peuple d’Athènes, comme je l’ai déjà dit, était extrêmement susceptible d’enthousiasme ; mais il n’en aimait pas moins la satire qui insultait aux hommes supérieurs. Les comédies d’Athènes servaient, comme les journaux de France, au nivellement démocratique, avec cette différence, que la représentation d’une comédie remplie de personnalités contre un homme vivant, est un genre d’attaque, auquel de nos jours aucun nom considéré ne pourrait résister. Nous nous livrons trop peu à l’admiration, pour n’avoir pas tout à craindre de la calomnie ; les amis, en France, abandonnent trop facilement, pour qu’il ne soit pas nécessaire de mettre une borne à la violence des ennemis. À Athènes on pouvait se faire connaître, et se justifier sur la place publique au milieu de la nation entière ; mais, dans nos associations nombreuses, on ne pourrait opposer que la lumière lente des écrits au ridicule animé du théâtre. Aucune réputation, aucune autorité politique ne saurait soutenir cette lutte inégale.
La république d’Athènes elle-même a dû son asservissement à cet abus du genre comique, à ce goût désordonné pour les plaisanteries qu’excitait chaque jour le besoin de s’amuser. La comédie des Nuées prépara les esprits à l’accusation de Socrate. Démosthène, dans le siècle suivant, ne put arracher les Athéniens à leurs spectacles, à leurs occupations frivoles, pour les occuper de Philippe. Ce qu’on avait toujours craint pour la république, c’était l’ascendant que pourrait prendre sur elle un de ses grands hommes ; ce qui la fit périr, ce fut son indifférence pour tous.
Après avoir sacrifié leur gloire pour conserver leurs amusements, les Athéniens se virent enlever jusqu’à leur indépendance, et avec elle les plaisirs mêmes qu’ils avaient préférés à la défense de leur liberté.