(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre IX : Insuffisance des documents géologiques »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre IX : Insuffisance des documents géologiques »

Chapitre IX :
Insuffisance des documents géologiques

I. De l’absence actuelle de variétés intermédiaires. — II. De la nature des variétés intermédiaires éteintes et de leur nombre. — III. De la longue durée des temps géologiques déduite de la lenteur avec laquelle les strates fossilifères se déposent ou se dénudent. — IV. De la pauvreté de nos collections paléontologiques. — V. De l’intermittence des formations géologiques et de la dénudation des roches granitiques. — VI. De l’absence de variétés intermédiaires dans chaque formation. — VII. Les documents géologiques prouvent suffisamment la gradation des formes. — VIII. De l’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces. — IX. De leur apparition soudaine, même dans les strates fossilifères les plus anciennes. — X. Résumé.

I. De l’absence actuelle de variétés intermédiaires. — J’ai énuméré dans le sixième chapitre les objections principales qu’on peut, avec quelque raison, élever contre la théorie que j’expose dans cet ouvrage. J’ai déjà examiné la plupart d’entre elles. Il en est une dont l’importance est manifeste : comment expliquer que les formes spécifiques, au lieu d’être mélangées. avec une inextricable confusion ou du moins parfaitement reliées les unes aux autres par d’innombrables formes de transition, soient au contraire si tranchées et si distinctes ? J’ai dit autre part pourquoi ces formes de transition ne pouvaient exister actuellement, même dans les circonstances en apparence les plus favorables à leur formation et à leur conservation, c’est-à-dire dans une vaste région continue présentant des conditions de vie graduellement différentes. J’ai montré comment l’existence de chaque espèce dépend beaucoup moins du climat que de la présence d’autres formes organiques déjà bien définies, et que, par conséquent, les conditions de vie véritablement efficaces et directrices ne se graduent pas insensiblement les unes dans les autres, comme la chaleur ou l’humidité. J’ai essayé aussi d’établir que les variétés intermédiaires, existant toujours en moindre nombre que les formes auxquelles elles servent de liens de transition, doivent généralement être vaincues et exterminées par celles-ci pendant le cours de leurs modifications successives et de leurs progrès subséquents. Si l’on ne rencontre pas partout et toujours dans la nature d’innombrables formes de transition, cela dépend donc principalement du procédé même de sélection naturelle, en vertu duquel les variétés nouvelles tendent constamment à supplanter et à exterminer leurs souches mères. Il est vrai que plus ce procédé d’extermination a dû agir sur une grande échelle, plus aussi le nombre des variétés intermédiaires qui ont existé autrefois sur la terre doit être énorme. Pourquoi donc alors chaque formation géologique, et même chaque souche stratifiée n’est-elle pas remplie de ces formes de transition ? Assurément la géologie ne nous révèle pas encore l’existence d’une chaîne organique aussi parfaitement graduée ; et c’est en cela peut-être que consiste la plus sérieuse objection qu’on puisse faire à ma théorie. Mais l’insuffisance extrême des documents géologiques suffit, je crois, à la résoudre.

II. De la nature des variétés intermédiaires éteintes et de leur nombre. — En premier lieu, il faut bien se représenter quelles sont les formes intermédiaires qui, d’après ma théorie, doivent avoir existé antérieurement. J’ai eu moi-même de la difficulté, en considérant deux espèces quelconques, à ne pas me représenter leur souche commune comme présentant des caractères exactement intermédiaires entre l’une et l’autre ; et cependant une telle supposition serait complétement erronée. Ce que nous devons toujours chercher, ce sont des formes intermédiaires entre les espèces actuelles et un ancien progéniteur commun peut-être inconnu, qui aura généralement différé à quelques égards de toute la lignée de ses descendants modifiés. Ainsi, pour donner un exemple de cette loi, le Pigeon-Paon et le Pigeon grosse-gorge descendent tous les deux du Pigeon Biset. Si nous possédions toutes les variétés intermédiaires qui ont existé, nous aurions deux séries insensiblement graduées entre chacun de ces types et celui du Pigeon Biset ; mais nous n’aurions aucune variété intermédiaire entre le Pigeon-Paon et le Pigeon grosse-gorge, c’est-à-dire qui présentât à la fois une queue plus ou moins étalée avec un jabot plus ou moins gonflé, traits caractéristiques des deux races. Ces deux races se sont modifiées si profondément que, si nous n’avions aucune preuve historique ou indirecte de leur origine, il nous serait impossible de décider, par le seul examen de leur structure, si elles descendent du Pigeon Biset (C. livia) ou de toute autre espèce alliée, telle que la C. œnas. De même, à l’égard des espèces naturelles, si nous considérons deux formes très distinctes, telles que le Cheval et le Tapir, nous n’avons aucun motif de supposer qu’il ait jamais existé des formes exactement intermédiaires entre l’un et l’autre, mais entre chacune d’elles et un commun ancêtre inconnu. Ce commun ancêtre doit avoir eu dans toute son organisation de grandes ressemblances générales avec le Tapir et le Cheval ; mais il peut avoir différé considérablement de tous deux à quelques égards, et plus peut-être qu’ils ne diffèrent actuellement l’un de l’autre. En pareil cas, il nous est donc impossible de reconnaître la forme mère de deux ou plusieurs espèces quelconques, même en comparant minutieusement la structure de l’ancêtre avec celle de ses descendants modifiés, à moins que nous n’ayons pour nous guider une longue chaîne, presque parfaite, de toutes les variétés intermédiaires. Il est cependant possible, d’après ma théorie, qu’entre deux formes vivantes l’une soit descendue de l’autre, par exemple qu’un Cheval soit issu d’un Tapir ; or, en ce cas, des chaînons directement intermédiaires doivent avoir existé entre eux. Mais une pareille supposition implique que l’une de ces formes soit demeurée invariable pendant une très longue période, tandis que ses descendants auraient supporté une somme considérable de modifications. Le principe de concurrence entre les organismes voisins, ou entre les descendants et leurs ancêtres, a dû rendre un pareil cas très rare ; car c’est une loi générale que les formes vivantes nouvelles et progressives tendent à supplanter les vieilles formes demeurées fixes. D’après la théorie de sélection naturelle, toutes les espèces aujourd’hui vivantes sont en connexion avec la souche mère de chaque genre par une série graduée de différences à peu près égales à celles qui distinguent aujourd’hui les variétés de la même espèce ; comme chacune de ces souches mères, maintenant éteintes, en général, a été à son tour en connexion avec des espèces encore plus anciennes ; et ainsi de suite, selon une régression continuellement convergente vers le commun ancêtre de chaque grande classe. De sorte que le nombre des chaînons intermédiaires et transitoires entre les espèces vivantes et éteintes doit avoir été immense. Mais ma théorie n’est vraie qu’à la condition que ce nombre incalculable de variétés ait successivement vécu à la surface de la terre.

III. De la longue durée des temps géologiques, déduite de la lenteur avec laquelle les strates fossilifères se forment et se dénudent. — Outre que nous ne trouvons pas les restes fossiles de ce nombre presque infini de formes transitoires, on peut encore objecter que le temps doit avoir manqué pour une somme aussi considérable de changements organiques, chacun de ces changements ayant dû s’effectuer très lentement par sélection naturelle. Il m’est impossible de rappeler ici à l’esprit de mon lecteur, qui peut ne pas être un praticien en géologie, tous les faits qui pourraient lui donner une faible idée de la longue durée des âges écoulés, mais il peut consulter sur ce sujet le grand ouvrage de sir Ch. Lyell sur les Principes de géologie, que les historiens futurs reconnaîtront comme ayant opéré une révolution dans les sciences naturelles. Quiconque pourrait le lire sans comprendre quelle doit avoir été l’incommensurable longueur des périodes géologiques, peut fermer ce volume dès les premières pages. Mais il ne suffit pas même d’étudier les Principes de géologie ou de lire quelques traités spéciaux écrits par divers observateurs sur telle ou telle formation et de prendre note des supputations de chaque auteur s’efforçant de donner une idée adéquate de la durée de chaque période, ou même du temps nécessaire à la formation de chaque couche ; il faut avoir examiné soi-même, pendant des années, de puissantes masses de strates superposées ; il faut avoir vu la mer à l’œuvre, rongeant continuellement les vieux rochers de ses plages pour en faire de nouveaux sédiments. Alors seulement on peut espérer de comprendre ce qu’ont dû être les divers âges géologiques, d’après les monuments qui en sont restés autour de nous. Il faudrait surtout pouvoir errer le long des côtes de la mer, formées de roches plus ou moins dures, afin de constater sur place les progrès de leur lente désagrégation. Le flux, la plupart du temps, n’atteint les rochers que deux fois chaque jour et seulement pour quelques heures. Les vagues ne les rongent que lorsqu’elles sont chargées de sables et de graviers ; car on a de fortes preuves que l’eau seule est impuissante à user ou à dégrader les roches. La base de la falaise se mine d’abord peu à peu, puis enfin de grandes masses s’écroulent. Elles demeurent gisantes sur la plage pour y être désagrégées atome par atome, jusqu’à ce que, par degrés diminuées ou brisées en plus petits fragments, elles puissent être roulées à l’aventure par les vagues, et ensuite plus rapidement broyées en cailloux, en sable ou en bouc. Mais le long des parois déchiquetées des côtes qui reculent pas à pas, souvent on observe d’énormes blocs arrondis, entièrement revêtus d’une couche épaisse de productions marines, qui montrent combien la vague est impuissante à les user et combien il est rare qu’elle les ébranle. Enfin, si l’on suit sur la longueur de quelques milles une rangée de falaises rocheuses, sur lesquelles la mer exerce actuellement son action destructive, on voit que seulement çà et là, autour d’un promontoire, ou sur des points plus exposés que le reste à l’action du flux et d’une étendue toujours restreinte, les rochers se désagrègent lentement ; mais autre part l’apparence de vétusté de la surface pierreuse et une végétation florissante montrent que des années entières se sont écoulées, depuis que les eaux lavent leurs fondements sans les détruire. Quiconque étudie avec attention l’action de la mer sur nos rivages ne peut manquer de recevoir une impression profonde de la lenteur avec laquelle nos côtes rocheuses sont emportées. Hugh Miller et l’excellent observateur M. Smith de Jordan-Hill ont décrit ces phénomènes avec une vérité frappante. Une fois qu’on s’en est bien rendu compte, qu’on aille contempler des assises de conglomérat d’une puissance de plusieurs mille pieds, qui, bien que formées plus vite peut-être que beaucoup d’autres dépôts, ne sont cependant composées que de cailloux brisés ou arrondis qui, portant chacun la trace des siècles qui les ont usés ou polis, prouvent avec quelle lenteur la masse entière s’est accumulée. Dans les Cordillières, j’ai estimé à dix mille pieds l’épaisseur d’une de ces assises de conglomérat. Si l’on se souvient ensuite de cette observation si judicieuse de Lyell, que l’épaisseur et l’étendue des formations de sédiment sont le résultat des dégradations que la terre a subies autre part, et peuvent en donner la mesure, quelle somme énorme de dégradation n’indiquent pas les dépôts stratifiés de quelques contrées ! Le professeur Ramsay m’a donné une évaluation totale de l’épaisseur maximum de chaque formation dans les différentes provinces de l’Angleterre, d’après des mesures prises sur les ; lieux, dans la plupart des cas, et, pour le reste, d’après des estimations approximatives. En voici le résultat :

Terrains paléozoïques non compris les roches ignées 57, 154 pieds
Terrains secondaires 13, 190 pieds
Terrains tertiaires 2, 240 pieds
Ensemble 72, 584 pieds

 

C’est-à-dire environ treize milles anglais et trois quarts. Quelques-unes des formations, qui ne sont représentées en Angleterre que par de minces couches de strates, ont plusieurs mille pieds de puissance sur le continent. De plus, si l’on en croit la plupart des géologues, il doit s’être écoulé entre chaque formation successive des périodes énormément longues, pendant lesquelles aucun dépôt ne s’est formé. De sorte que la masse imposante des roches sédimentaires de l’Angleterre ne donne qu’une idée très incomplète du temps qui a dû s’écouler pendant leur accumulation ; et cependant quelle longue succession d’âges leur formation n’a-t-elle pas dû exiger ! De bons observateurs ont supputé que le sédiment déposé par le Mississipi à son embouchure ne s’élèverait que de 600 pieds en cent mille années. Cette approximation n’a pas la prétention d’être strictement exacte. Cependant, si l’on songe à l’immense surface sur laquelle se répandent les alluvions plus ou moins ténues transportées par les courants sous-marins, le procédé d’accumulation sur une surface de quelque étendue doit être excessivement lent. Mais la somme des dénudations que les strates ont subies en beaucoup d’endroits, indépendamment de la vitesse d’accumulation des matières transportées, offre peut-être les preuves les plus sûres de la longueur des temps écoulés. Je me souviens d’avoir été vivement frappé des traces de dénudation que présentent certaines îles volcaniques, qui ont été lentement rongées par les vagues, au point d’être entourées aujourd’hui d’une ceinture d’escarpements perpendiculaires d’une hauteur de 1, 000 à 2, 000 pieds : l’inclinaison en pente douce des torrents de lave refroidie dont ces îles sont formées indiquant, au premier coup d’œil, jusqu’où leur lit rocheux avait dû s’étendre un jour dans la mer. Les failles nous racontent des chapitres non moins mémorables de l’histoire de la terre. Le long de ces immenses brisements de l’écorce du globe, les strates ont été soulevées d’un côté et se sont affaissées de l’autre à la hauteur ou à la profondeur de plusieurs milliers de pieds. Que, du reste, ces cataclysmes aient été soudains ou qu’ils se soient produits très lentement et à maintes et maintes reprises, comme la plupart des géologues l’admettent aujourd’hui, il n’en est pas moins vrai que depuis l’époque du crevassement la surface du sol a été si parfaitement aplanie par l’action des eaux, qu’il ne reste aucune trace extérieurement apparente de ces énormes dislocations. Ainsi la grande faille du comté d’York, connue sous le nom de Craven fault, s’étend sur une étendue de plus de 30 milles, le long de laquelle le déplacement vertical des strates varie entre 600 et 3, 000 pieds. Le professeur Ramsay a décrit un autre affaissement de 2, 300 pieds dans l’île d’Anglesea, et je tiens de lui qu’il évalue à 12, 000 pieds celui qu’on observe dans le comté de Merioneth. Cependant rien à la surface du sol n’indique ces prodigieux mouvements, les assises de rochers qui forment le côté saillant de la faille ayant été doucement rongées et successivement emportées. Quand on réfléchit à ces phénomènes, n’impressionnent-ils pas l’esprit, comme la pensée même de l’éternité ? Si je me suis un peu étendu sur ce sujet, c’est qu’il est de la plus haute importance d’arriver à nous faire une idée, quelque incomplète qu’elle soit, de la durée des temps géologiques. Car, pendant le cours de chaque année successive et dans le monde tout entier, la terre et l’eau ont été constamment peuplées d’innombrables hordes d’êtres vivants. Quel nombre de générations, impossible à saisir pour l’esprit, se sont donc succédé les unes aux autres pendant que les années se déroulaient ainsi lentement ! Et cependant, si nous entrons dans nos plus riches musées géologiques, quel pauvre étalage nous y voyons !

IV. De la pauvreté de nos collections paléontologiques. — Il est admis par chacun que nos collections paléontologiques sont très incomplètes. Il faudrait avoir constamment présente à l’esprit une observation de notre grand paléontologiste, Edward-Forbes : c’est qu’une multitude de nos espèces fossiles sont décrites et nommées, d’après un seul spécimen, souvent brisé, ou d’après un petit nombre, recueillis dans un même lieu. Une très petite partie seulement de la croûte terrestre a été géologiquement explorée, et nulle part encore avec un soin suffisant, ainsi que le prouvent les importantes découvertes qu’on fait encore chaque jour en Europe. Aucun organisme entièrement mou ne peut s’être conservé. Les coquilles et les ossements se détruisent et disparaissent complétement, lorsqu’ils se déposent au fond d’une mer où aucun sédiment ne s’accumule. Nous sommes continuellement dans la plus grande erreur quand nous partons de ce principe, tacitement admis par presque tous, qu’un immense dépôt de sédiment se forme à la fois sur presque toute l’étendue du lit de la mer, avec une vitesse d’accumulation suffisante pour recouvrir et conserver des débris fossiles. Sur une vaste étendue de la mer, la brillante teinte azurée des eaux en atteste la pureté. Les nombreux exemples connus de formations géologiques, complétement parallèles à d’autres plus récentes, qui ne les ont recouvertes qu’après une période de temps considérable, sans que les couches inférieures aient éprouvé dans l’intervalle aucune dénudation ou dislocation, ne peut s’expliquer qu’en admettant que le fond de la mer peut souvent demeurer sans aucun changement pendant des âges entiers. Lorsque des fossiles sont enfouis dans des sables et des graviers, les eaux pluviales, chargées d’acide carbonique, doivent souvent les dissoudre, en s’infiltrant dans les couches qui les renferment, pendant la période d’émersion de ces couches. Quelques-unes des nombreuses espèces d’animaux qui vivent sur les côtes entre les limites des hautes et basses eaux semblent devoir rarement se conserver. Par exemple, les diverses espèces de Chthamalinées, sous-famille de Cirripèdes sessiles, recouvrent les rochers du monde entier de leurs nombreuses tribus ; elles sont exclusivement littorales, à l’exception d’une seule espèce méditerranéenne, qui vit dans les eaux profondes, et qu’on a trouvée fossile en Sicile. Or, nulle autre espèce ne s’est rencontrée jusqu’ici dans une formation tertiaire ; et cependant il est avéré que le genre Chthamalus existait à l’époque de la craie. Parmi les Mollusques, le genre Chiton offre un cas en partie analogue. À l’égard des espèces terrestres qui vécurent pendant la période secondaire et la période paléozoïque, il est superflu de faire observer que nos collections fossiles présentent des lacunes considérables. Ainsi, nous ne connaissons pas une seule coquille terrestre ayant appartenu à l’une ou à l’autre de ces longues périodes, à l’exception d’une seule espèce, découverte par sir Ch. Lyell et le docteur Dawson dans les couches carbonifères du nord de l’Amérique, et dont on a recueilli aujourd’hui plus d’une centaine de spécimens. À l’égard des débris de Mammifères, un seul coup d’œil jeté sur la table historique publiée dans le Supplément du Manuel de Lyell, suffit à prouver, beaucoup mieux que de longues pages de détail, combien leur conservation est rare, et dépendante des circonstances locales. Cette rareté n’a rien de surprenant, si l’on songe d’une part qu’une proportion énorme d’ossements d’animaux tertiaires ont été découverts dans des cavernes ou des dépôts lacustres ; et de l’autre qu’on ne connaît pas une seule caverne ou un seul dépôt lacustre véritable qui appartienne à une formation secondaire ou paléozoïque.

V. De l’intermittence des formations géologiques et de la dénudation des roches granitiques. — Les nombreuses lacunes de nos archives géologiques résultent encore d’une autre cause beaucoup plus importante que les précédentes ; c’est que les différentes formations ont été séparées l’une de l’autre par de longs intervalles de temps. Cette opinion a été chaudement soutenue par beaucoup de géologues et de paléontologistes, qui, comme F. Forbes, nient formellement la transformation des espèces. En étudiant la série des formations géologiques, telle qu’on la trouve dans les différentes tables qu’on en a dressées, ou lorsqu’on voit ces formations dans leur superposition naturelle, il est difficile de ne pas se laisser aller à croire qu’elles ont été strictement consécutives. Cependant nous savons, par le grand ouvrage de sir R. Murchison sur la Russie, quelles immenses lacunes on observe en cette contrée entre les diverses formations immédiatement superposées. Il en est de même dans le nord de l’Amérique et en beaucoup d’autres parties du monde. Le plus habile des géologues, s’il n’eût connu que ces vastes étendues de territoire, n’aurait jamais soupçonné que, pendant ces mêmes périodes complétement stériles pour son propre pays, d’énormes assises de sédiment, renfermant des formes organiques nouvelles et toutes spéciales, s’accumulaient autre part. Et si, dans chaque contrée, considérée séparément, on peut à peine se former une idée de la longueur des temps écoulés entre deux formations consécutives, on en peut inférer que nulle part une semblable évaluation n’est possible. Les changements fréquents et d’importance considérable qu’on peut constater dans la composition minéralogique des formations successives impliquent en général des changements non moins grands dans la géographie de terres environnantes auxquelles les particules de sédiment qui les composent ont dû être empruntées. Ces changements sont donc encore une forte preuve des longs intervalles de temps qui se sont écoulés entre chacune des formations superposées dans un même lieu. Mais il y a une bien forte raison pour que toutes les formations géologiques d’une contrée quelconque soient presque invariablement plus ou moins intermittentes, c’est-à-dire pour qu’elles ne se soient pas succédé sans interruption. Rarement un fait m’a autant frappé que l’absence de tout dépôt récent, d’une puissance suffisante pour pouvoir traverser seulement une courte période géologique, sur une longueur de plusieurs centaines de milles des côtes de l’Amérique du Sud qui ont été soulevées de plusieurs cents pieds pendant la période actuelle. Tout le long de la côte occidentale, habitée par une faune marine toute particulière, les couches tertiaires sont si peu développées, que plusieurs des faunes marines successives, toutes spéciales aux diverses formations de cette période, ne laisseront probablement aucune trace de leur existence aux âges géologiques futurs. Or, il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre pourquoi, le long de cette côte, aujourd’hui en voie de soulèvement, aucune formation de quelque étendue, renfermant des fossiles diluviens ou tertiaires, ne peut avoir subsisté nulle part, bien que la quantité de sédiment accumulé ait dû être énorme, vu la dégradation constante des falaises et la présence de nombreux torrents boueux qui se déversent dans cette mer. En effet, il est évident que les dépôts du littoral sous-marin sont continuellement désagrégés et emportés par l’action des vagues côtières, à mesure que le soulèvement graduel du sol les fait lentement émerger. Il faut bien admettre que des masses sédimentaires, considérables en étendue et en épaisseur, et en même temps d’une grande cohésion, peuvent seules résister à l’action incessamment destructive des flots, lors de leur première émersion et pendant les oscillations de niveau qui la suivent. De pareilles accumulations de sédiment peuvent se former de deux manières : elles peuvent se déposer à de grandes profondeurs ; mais si l’on en juge d’après les recherches d’E. Forbes, de pareilles stations ne sont habitées que par un très petit nombre d’espèces, bien que les sondages opérés récemment, pour l’établissement des fils télégraphiques, aient prouvé qu’elles ne sont pas complétement dépourvues de vie ; conséquemment, lorsque la masse vient à se soulever, elle ne peut offrir qu’une collection bien incomplète des formes organiques qui ont vécu pendant sa formation : ou bien une couche de sédiment, de quelque étendue et de quelque épaisseur que ce soit, peut s’accumuler sur un bas-fond en voie de s’affaisser lentement ; en pareil cas, aussi longtemps que la vitesse d’affaissement et la vitesse d’accumulation se contre-balancent à peu près, la mer reste peu profonde et favorable à de nombreuses formes vivantes ; de sorte qu’une riche formation fossilifère, d’une assez grande épaisseur pour supporter une certaine somme de dégradation lors de son émersion, peut ainsi se former sans entraves. J’ai la conviction que presque toutes nos formations anciennes, qui dans la plus grande partie de leur épaisseur sont riches en fossiles, se sont ainsi accumulées pendant une période d’affaissement. Depuis 1845 que j’ai publié mes vues sur ce sujet, j’ai suivi avec soin les progrès de la géologie, et j’ai été surpris de voir comment les auteurs, en traitant de telle ou telle grande formation, arrivaient tous les uns après les autres à conclure qu’elle s’était produite pendant une époque d’affaissement. J’ajouterai que la seule formation tertiaire de la côte occidentale de l’Amérique du Sud, qui ait été assez massive pour résister aux dégradations qu’elle a déjà subies, a certainement été déposée pendant une période d’affaissement du sol, et par ce moyen, elle a seule pu acquérir une épaisseur considérable. Tous les faits géologiques nous prouvent clairement que chaque portion de la surface terrestre a subi des changements de niveau lents mais nombreux, et il paraîtrait que ces mouvements oscillatoires se sont manifestés à la fois sur de vastes étendues. Conséquemment, des formations riches en fossiles, d’une étendue et d’une épaisseur suffisantes pour résister aux dégradations qui ont dû accompagner leur période subséquente d’émersion, peuvent s’être déposées sur de vastes régions maritimes pendant leurs périodes d’affaissement ; mais seulement dans les lieux où la vitesse d’accumulation du sédiment était suffisante pour contre-balancer la vitesse d’affaissement du fond, et empêcher que la profondeur des eaux ne s’accrût, en même temps que pour enfouir et conserver les débris organiques avant qu’ils aient eu le temps de se désagréger. D’autre côté, au contraire, aussi longtemps que le lit de la mer demeure stationnaire, d’épais dépôts ne peuvent s’accumuler dans les régions peu profondes qui sont les plus favorables à la vie. Encore bien moins serait-ce possible pendant les périodes intermédiaires de soulèvement ; et même, pour parler plus exactement, il faudrait dire que les couches déjà accumulées dans ces mêmes stations en voie de soulèvement doivent généralement être détruites à mesure qu’elles émergent et qu’elles se trouvent ainsi successivement amenées dans le domaine d’action des vagues côtières. Ces considérations s’appliquent principalement aux formations littorales ou sous-littorales. Mais, dans une mer étendue et peu profonde, telle que serait, par exemple, celle qui environne l’Archipel Malais et dont la profondeur varie entre 30, 40 et jusqu’à 60 brasses, une formation très étendue peut au contraire s’accumuler pendant une période de soulèvement, et, cependant, ne pas souffrir une trop grande dégradation à l’époque de son émersion lente. Cependant, en raison même du mouvement ascensionnel, la puissance de la formation ne pourrait être considérable, et serait toujours moindre que la profondeur du fond où elle s’est accumulée, profondeur que nous avons dû supposer peu considérable. De plus, les dépôts ne sauraient être en général suffisamment solidifiés, et, n’étant protégés par aucune autre formation postérieure, ils courraient grand risque d’être désagrégés par l’action des eaux pluviales, des cours d’eau et des vagues côtières pendant les nouvelles oscillations de niveau du sol. M. Hopkins m’a fait observer, néanmoins, que, si après une première émersion une telle formation s’affaissait de nouveau avant d’avoir été dénudée, le dépôt formé pendant le mouvement ascensionnel, bien que de peu d’épaisseur, pourrait être protégé par de nouvelles accumulations et se conserver ainsi pendant de très longues périodes. C’est en effet une considération que j’avais trop dédaignée127. M. Hopkins, développant son point de vue, ne peut croire qu’une couche de sédiment sensiblement horizontale et d’une certaine étendue soit aisément détruite ; mais j’ai moi-même admis que des formations puissantes, solides et d’une grande étendue, résistent aux causes de dénudation. D’ailleurs mes observations ne concernent que les couches riches en fossiles ; et il s’agit seulement de savoir si des formations très étendues, riches en fossiles et d’une puissance suffisante pour traverser de longues périodes, peuvent s’être formées autrement que pendant une période d’affaissement. Or, d’après mes impressions générales, je crois que le cas doit être au moins très rare. Puisque la question de dénudation complète a été soulevée par M. Hopkins, je ferai observer que tous les géologues, à l’exception du petit nombre de ceux qui croient voir dans les schistes métamorphiques le noyau primitif du globe en fusion, admettront probablement que ces mêmes roches doivent avoir subi une dénudation considérable, Car il n’est guère possible qu’elles se soient solidifiées et cristallisées à l’air libre ; mais, si l’action métamorphique s’est effectuée dans les profondeurs de l’Océan, le revêtement primitif peut n’avoir pas été très épais128. Si l’on admet que des roches, telles que le gneiss, le micaschiste, le granit, la diorite, etc., ont nécessairement été recouvertes autrefois d’autres terrains, comment peut-on expliquer l’existence en diverses parties du monde de régions immenses où ces rochers se montrent à nu et affleurent le sol, à moins d’admettre qu’elles ont été postérieurement dénudées ? Or, de pareilles régions existent sur plusieurs points du globe. Humboldt accorde à la région granitique de Parime une étendue égale à dix-neuf fois celle de la Suisse. Au sud du fleuve des Amazones, Boué en décrit une autre qui, selon lui, est aussi vaste que l’Espagne, l’Italie, la France, les îles Britanniques et une partie de l’Allemagne réunies. Cette région n’a encore été que mal explorée, mais d’après les témoignages concordants des voyageurs, l’aire granitique doit être immense. Von Eschwege donne une coupe détaillée de ces roches qui s’étendent de Rio-Janeiro jusqu’à 260 milles géographiques dans le centre des terres en ligne droite. J’ai voyagé moi-même sur une longueur de 150 milles dans une autre direction, et je n’ai aperçu que du granit. On m’a montré de nombreux spécimens recueillis tout le long de la côte, depuis Rio-Janeiro jusqu’à l’embouchure de la Plata, c’est-à-dire sur une étendue de 1, 100 milles géographiques, et tous appartenaient à la même classe de minéraux. À l’intérieur des terres, tout le long du rivage septentrional de la Plata, je n’ai vu, en outre des couches tertiaires modernes, qu’une étroite bande de rochers légèrement métamorphiques, qui seuls pouvaient avoir appartenu au revêtement originel de la série granitique. Examinons maintenant une région bien connue, c’est-à-dire les États-Unis et le Canada, d’après la belle carte géologique du professeur H. D. Rogers. J’ai évalué l’étendue proportionnelle des surfaces appartenant aux diverses formations en découpant la carte elle-même pour en peser le papier, et j’ai trouvé que les roches granitiques avec les roches métamorphiques, mais sans y comprendre les semi-métamorphiques, excédaient ensemble dans la proportion de 19 à 12, 5, non seulement l’étendue des vrais terrains carbonifères, qu’on sait si extraordinairement développés en ces contrées, mais encore toute la série des terrains paléozoïques supérieurs.

Dans beaucoup de régions, les roches métamorphiques et granitiques paraîtraient beaucoup plus étendues, si nous pouvions enlever toutes les formations de sédiment dont les couches ne reposent pas sur elles parallèlement à leurs flancs ou à leurs stratifications feuilletées, et qui à leur ligne de jonction avec ces roches n’ont pas été métamorphosées : ce qui prouve qu’elles n’ont pu faire partie du revêtement originel sous lequel les roches granitiques se sont cristallisées. Il ressort donc de là qu’en plusieurs parties du monde des formations entières et d’une étendue considérable, représentant au moins les sous-étages des diverses époques géologiques successives, ont été complétement dénudées sans qu’un seul vestige en soit resté129. Il est encore une observation qui mérite de prendre place ici. C’est que, pendant les périodes de soulèvement, la surface des terres et les bas-fonds environnants augmentent d’étendue, de sorte que de nouvelles stations sont offertes aux êtres vivants, circonstances éminemment favorables, ainsi que nous l’avons vu autre part, à la formation de nouvelles variétés et de nouvelles espèces ; mais, pendant ce même temps, nous avons vu aussi qu’il y a généralement une lacune dans les archives géologiques. Au contraire, pendant les périodes d’affaissement, l’étendue des régions habitables allant en diminuant, le nombre de leurs habitants doit décroître, si l’on en excepte toutefois les espèces qui vivent sur le littoral d’un continent, quand il vient à se transformer en archipel. Conséquemment, pendant ces mêmes périodes, il devra y avoir de nombreuses extinctions d’espèces et peu de nouvelles formes pourront se produire. Or, c’est justement pendant les périodes d’affaissement que les dépôts les plus riches en fossiles peuvent s’accumuler. On peut donc dire que la nature elle-même a mis les plus invincibles obstacles à ce que nous puissions fréquemment découvrir les formes de transition insensiblement graduées au moyen desquelles elle crée les types les plus persistants.

VI. De l’absence de variétés intermédiaires dans chaque formation successive. — On ne peut douter, après ces diverses considérations, que l’ensemble des documents géologiques ne soit extrêmement incomplet ; mais, si nous concentrons notre examen sur chaque formation séparément, il devient beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi nous n’y trouvons pas une série étroitement graduée de variétés intermédiaires entre les espèces qui vivaient au commencement et celles qui ont vécu à la fin. On connaît bien quelques exemples d’une même espèce présentant des variétés distinctes dans les divers étages d’une même formation ; mais, comme ils sont rares, on peut les négliger. Quoique chaque formation ait assurément requis un nombre considérable d’années pour s’accumuler, il y a cependant quelques fortes raisons pour qu’on n’y trouve pas les traces d’une série graduée de formes transitoires entre les espèces qui vivaient alors ; mais je ne puis en aucune façon prétendre à assigner à chacune de ces raisons leur juste valeur dans le commun résultat. Bien que chaque formation représente une période d’années d’une longueur considérable, pourtant chacune de ces périodes est peut-être courte en comparaison de celle qui est nécessaire à la transformation des formes spécifiques. Je sais pourtant que deux paléontologistes, dont les opinions ont un grand poids, je veux parler de Bronn et de Woodward, ont admis en règle générale que la durée moyenne de chaque formation est deux ou trois fois aussi longue que la durée moyenne des formes spécifiques. Mais il me semble que d’insurmontables difficultés nous empêchent d’arriver à aucune conclusion certaine sur ce point. Lorsque nous voyons une espèce apparaître pour la première fois vers le milieu d’une formation quelconque, ce serait une présomption extrême que d’en inférer qu’elle n’a pas existé auparavant quelque autre part. Et de même, quand une espèce semble avoir disparu avant que les strates supérieures de la formation soient déposées, il serait également présomptueux de supposer, d’après cela seulement, qu’elle soit entièrement éteinte. Nous oublions toujours combien la surface de l’Europe est peu de chose comparativement au reste du monde ; nous oublions encore que la corrélation synchronique des divers étages de la même formation n’est pas même bien établie pour toute l’Europe seulement. Parmi les animaux marins de toutes les classes, nous pouvons en toute sûreté présumer qu’il doit y avoir de grandes migrations sous l’influence des changements climatériques ou autres ; et, lorsqu’une espèce apparaît pour la première fois dans une formation, il y a les plus grandes probabilités pour que ce soit seulement une immigration nouvelle dans la contrée et non une création. Il est bien constaté, par exemple, que certaines espèces ont quelquefois apparu plutôt dans les couches paléozoïques de l’Amérique du Nord, que dans les couches européennes correspondantes ; un certain temps ayant sans doute été nécessaire à leur migration des mers d’Amérique dans les mers d’Europe. Dans tous les dépôts les plus récents des diverses parties du monde, on a trouvé quelques espèces encore aujourd’hui vivantes, mais qui se sont éteintes depuis dans les mers les plus voisines des terrains qui renferment leurs restes fossiles ; et, réciproquement, quelques-unes des espèces, très rares ou même absentes dans ces mêmes dépôts, sont au contraire aujourd’hui très abondantes dans les mers environnantes. Il est bon de réfléchir mûrement aux nombreuses migrations bien prouvées des anciens habitants de l’Europe pendant l’époque glaciaire qui ne forme qu’une fraction de la période géologique actuelle. Il est non moins utile de songer aux oscillations du sol, aux changements extraordinaires du climat, à la prodigieuse longueur du temps, enfin à tout ce qui est compris dans cette même époque glaciaire. Il n’est pas certain qu’en aucune partie du monde des couches de sédiment, renfermant des débris fossiles, se soient accumulées avec continuité dans les mêmes lieux, pendant toute sa durée. Il n’est pas probable, par exemple, que les dépôts qui se forment encore actuellement à l’embouchure du Mississipi s’y soient continuellement accumulés pendant toute l’époque glaciaire, dans les limites de cette profondeur qui permet aux animaux marins de vivre et de prospérer. Car nous savons que d’importants changements géographiques ont eu lieu pendant ce même temps en d’autres parties de l’Amérique. Lorsque ces couches stratifiées, qui, pendant une partie de la période glaciaire, se sont déposées dans des eaux peu profondes, à l’embouchure du Mississipi, se seront soulevées, les débris organiques qu’elles renferment y feront sans doute leur première ou dernière apparition à différents niveaux, en raison des migrations d’espèces et des changements géographiques environnants. Si dans un avenir éloigné un géologue fouille ces strates, il sera peut-être tenté de présumer que la durée moyenne des espèces fossiles qu’il y trouvera enfouies a été inférieure à celle de l’époque glaciaire ; tandis qu’en réalité elle aura été au contraire beaucoup plus longue, puisque ces espèces ont apparu avant cette époque et qu’elles ont pour la plupart continué d’exister jusqu’aujourd’hui. Pour qu’on puisse trouver une série de formes parfaitement graduées entre deux espèces propres aux étages supérieurs et inférieurs de la même formation, il faudrait que le dépôt eût continué de s’accumuler pendant une très longue période, afin qu’il se fût écoulé un temps suffisant pour que le lent procédé de variation pût avoir effectué des changements de valeur spécifique. Il suit de là que le dépôt devrait en général être très épais. Il faudrait de plus que l’espèce en voie de se modifier eût continué à vivre dans la même région pendant toute la durée de cette période130. Mais nous avons vu qu’une formation puissante et riche en fossiles dans toute son épaisseur ne peut guère s’accumuler que pendant une période d’affaissement ; et, pour que la mer garde à peu près la même profondeur, condition nécessaire pour que les mêmes espèces continuent à vivre dans le même lieu, la vitesse d’accumulation du sédiment doit être exactement contre-balancée par la vitesse d’affaissement131. Or, ce même mouvement d’affaissement doit le plus souvent tendre à restreindre l’étendue de la contrée dont le sédiment provient, et à en diminuer la quantité, tandis que la vitesse d’affaissement reste la même132. Une compensation parfaite entre la quantité de sédiment accumulé et la vitesse d’affaissement du fond sur lequel il s’accumule est donc très probablement une circonstance des plus rares. Aussi, plus d’un paléontologiste a-t-il fait l’observation que les dépôts les plus puissants sont communément très pauvres en fossiles, excepté vers leur limite inférieure ou supérieure. Il semble même probable que chaque formation distincte, de même que toute la série des terrains superposés d’une contrée quelconque, se soit en général accumulée avec de fréquentes intermittences. Lorsque, par exemple, nous voyons encore assez fréquemment qu’une même formation est composée de couches différentes par leur composition minéralogique, ne nous est-il pas permis de supposer que l’accumulation en a été souvent interrompue, et qu’un changement dans les courants marins, ou dans la nature du sédiment déposé, a résulté de changements géographiques lentement effectués133 ? L’examen le plus scrupuleux qu’on pourrait faire d’une formation ne saurait donner aucune idée du temps que son accumulation a exigé. On pourrait citer beaucoup d’exemples de couches de quelques pieds d’épaisseur qui représentent, dans une contrée, des formations dont les puissantes assises atteignent autre part une hauteur de mille pieds, et qui doivent conséquemment avoir exigé un temps considérable pour leur accumulation. Cependant si l’observation n’eût révélé ce fait remarquable, qui aurait pu soupçonner quelle immense suite de siècles était représentée par quelques strates superposées ? On pourrait encore prouver que parfois les couches inférieures d’une formation, après avoir été déposées, ont été soulevées et dénudées, puis submergées de nouveau, et enfin recouvertes par les couches supérieures de la même formation, autant de faits, trop souvent oubliés, qui montrent quelles longues intermittences en ont ralenti l’accumulation. En d’autres cas, de grands arbres fossiles, encore demeurés debout sur le sol où ils ont vécu, nous fournissent la preuve que de longs intervalles de temps se sont écoulés, et que de fréquents changements de niveau ont eu lieu pendant le procédé d’accumulation : ce que nul n’aurait jamais supposé, si ces muets témoins des choses passées ne s’étaient conservés par un heureux hasard. MM. Lyell et Dawson ont trouvé dans la Nouvelle-Écosse des couches carbonifères d’une épaisseur de quatorze cents pieds, renfermant d’anciennes racines qui portaient la trace de strates et qui étaient situées les unes au-dessus des autres, à soixante-huit niveaux différents. Lors donc qu’une espèce se montre au bas, au milieu et au sommet d’une telle formation, il est de toute probabilité qu’elle n’a pas vécu dans ce même lieu pendant tout le temps de l’accumulation des dépôts, mais qu’elle a disparu et reparu peut-être plusieurs fois, pendant cette même période géologique. De sorte que, si de telles espèces subissaient une certaine somme de modifications pendant une période géologique quelconque, une coupe de chacun des étages successifs qui la composent ne montrerait pas tous les degrés intermédiaires d’organisation que, selon ma théorie, elles devraient avoir revêtus, mais des changements de forme quelquefois soudains, bien que peut-être peu considérables.

VII. Les documents géologiques prouvent suffisamment la gradation des formes. — Il est de toute importance de se rappeler ici que les naturalistes n’ont aucune règle d’or pour distinguer les espèces de variétés. Ils reconnaissent tous quelque variabilité à chaque espèce ; mais aussitôt qu’ils rencontrent des différences un peu plus grandes entre deux formes, ils les rangent comme deux espèces distinctes, à moins qu’ils ne puissent les relier l’une à l’autre par quelques variétés intermédiaires très voisines les unes des autres. Or, ce rapprochement est rarement possible dans une coupe géologique : car, si l’on suppose que B et C sont deux espèces, et qu’une troisième espèce, A, se trouve dans une couche inférieure plus ancienne, lors même que A serait exactement intermédiaire entre B et C, il serait tout simplement rangé comme une troisième espèce distincte, à moins qu’il ne puisse être étroitement relié avec l’une des deux formes plus récentes, ou avec toutes les deux par des variétés intermédiaires. Mais il ne faut pas oublier non plus que A peut avoir été le progéniteur de B et de C, et cependant n’être pas exactement intermédiaire entre eux dans tous ses caractères. De sorte que nous pouvons trouver l’espèce mère et les diverses variétés modifiées qui en descendent dans les couches inférieures et supérieures d’une même formation, et à moins que nous ne rencontrions de nombreuses formes de transition, qui rattachent évidemment les unes à l’autre, nous ne pourrons reconnaître leur étroite parenté, et nous serons par conséquent sollicités à les ranger toutes comme autant d’espèces distinctes. On sait sur quelles différences presque insensibles beaucoup de paléontologistes ont fondé leurs espèces, et ils se montrent surtout disposés à les multiplier, lorsque les spécimens proviennent des différents étages d’une même formation. Quelques conchyliologistes expérimentés font aujourd’hui descendre au rang de variétés bon nombre des espèces établies par d’Orbigny et tant d’autres : ce qui nous fournit justement la preuve des changements que, d’après ma théorie, nous devons en effet pouvoir constater. Ainsi les derniers dépôts tertiaires renferment beaucoup de coquilles que la majorité des naturalistes croient identiques avec des espèces vivantes ; mais d’autres savants paléontologistes, tels que M. Agassiz et M. Pictet, soutiennent que les espèces tertiaires sont spécifiquement distinctes, tout en admettant que leurs différences sont très légères. De sorte qu’à moins de supposer que des naturalistes aussi éminents ont été égarés par leur imagination, et que ces espèces tertiaires récentes ne présentent réellement aucune différence avec leurs représentants vivants, ou à moins d’admettre que la grande majorité des naturalistes ont tort, et que les espèces tertiaires sont toutes très distinctes des espèces vivantes, nous avons la preuve que de légères modifications de formes, telles que la théorie les requiert, se sont effectuées. Si nous embrassons des périodes chronologiques plus considérables, telles qu’il les a fallu pour accumuler les étages consécutifs d’une même grande formation, nous trouvons que les fossiles enfouis, quoique presque universellement considérés comme spécifiquement distincts, sont cependant beaucoup plus étroitement alliés les uns aux autres que ne le sont les espèces enfouies dans des formations chronologiquement plus éloignées les unes des autres. Nous avons donc une preuve indubitable de changements, si ce n’est strictement de variations, et ces changements ont eu lieu dans la direction requise par la théorie. Mais je reviendrai sur ce sujet dans le chapitre suivant. Une autre considération mérite qu’on s’y arrête : parmi des animaux et des plantes qui peuvent se propager rapidement et qui ne se meuvent pas à volonté, il y a quelque raison de soupçonner, comme nous l’avons déjà vu, que les variétés sont d’abord locales, que ces variétés locales ne se répandent que lentement et ne supplantent leur souche mère que lorsqu’elles se sont considérablement modifiées et perfectionnées. D’après cela il y a peu de chances de découvrir dans une seule des formations d’une contrée quelconque toutes les formes de transition entre deux espèces successives : car chaque variété doit avoir été locale et confinée dans une étroite station. La plupart des animaux marins ont une très grande extension, et nous avons vu que, parmi les plantes, ce sont les espèces les plus répandues qui présentent les plus nombreuses variétés. De même, parmi les Mollusques et autres animaux marins, il est très probable que les espèces qui ont une grande extension, surpassant de beaucoup les limites des formations géologiques connues en Europe, sont celles qui, le plus souvent, donnent naissance, d’abord à des variétés locales et ensuite à de nouvelles espèces : ce qui diminue encore les chances que nous pouvons avoir de retrouver dans une seule et même formation géologique les états transitoires successifs entre deux formes mieux définies. Il ne faut pas oublier que, même de nos jours, et à l’aide de spécimens vivants et complets, il est rare que deux formes puissent être reliées l’une à l’autre par des variétés intermédiaires, et attribuées ainsi à la même espèce, jusqu’à ce que de nombreux spécimens en aient été recueillis dans diverses contrées ; or, il est bien difficile aux paléontologistes d’arriver à un pareil résultat à l’égard des fossiles. Pour mieux comprendre combien il est improbable qu’on puisse découvrir à l’état fossile de nombreux liens intermédiaires rattachant l’une à l’autre deux espèces éteintes, on peut se demander si les géologues des temps futurs pourront prouver que nos différentes races de Bœufs, de Moutons, de Chevaux et de Chiens sont descendues d’une seule souche originelle ou de plusieurs ; ou encore si certaines coquilles marines des côtes de l’Amérique du Nord, que plusieurs conchyliologistes considèrent comme spécifiquement distinctes de leurs congénères d’Europe, et que d’autres regardent seulement comme de simples variétés de celles-ci, sont réellement des variétés ou des espèces. Leurs conclusions dépendraient uniquement du nombre de formes intermédiaires qu’ils pourraient découvrir, et la découverte à l’état fossile d’une pareille série bien graduée de spécimens est de la dernière improbabilité134. Les auteurs qui soutiennent l’immutabilité des formes spécifiques ont répété à satiété que la géologie n’avait fourni aucune forme de transition. Cette assertion est entièrement erronée. Comme l’a récemment remarqué M. Lubbock, « chaque espèce est un lien entre d’autres formes alliées. » Si nous considérons la série graduée des formes d’un genre représenté par une vingtaine d’espèces vivantes ou éteintes, et que nous retranchions quatre de ces formes sur cinq, il sera évident pour tous au premier coup d’œil que celles qui resteront, seront beaucoup plus distinctes les unes des autres. Si ce sont les formes extrêmes du genre qui ont ainsi été détruites, ce sera le genre lui-même qui, dans la plupart des cas, sera plus distinct d’autres genres alliés. Le Chameau et le Cochon, le Cheval et le Tapir sont aujourd’hui des formes parfaitement distinctes pour tous et à première vue ; mais, si nous intercalons entre eux les divers quadrupèdes fossiles qui ont été découverts dans les familles auxquelles ces genres appartiennent, ces animaux se trouvent rattachés les uns aux autres par des liens de transition déjà assez serrés. La chaîne de ces formes transitoires ne forme cependant pas en ces divers cas, ou en aucun autre, une série droite d’une espèce vivante à l’autre, mais elle dessine un circuit irrégulier passant à travers les formes qui ont vécu antérieurement. Ce que les recherches géologiques n’ont pu nous révéler encore, c’est l’existence de nombreux degrés de transition, aussi serrés que nos variétés actuelles, et reliant entre elles toutes les espèces connues : telle est la plus importante des objections qu’on puisse élever contre ma théorie135. Il ne sera pas inutile de résumer les observations précédentes sur les causes de l’insuffisance des documents géologiques, au moyen d’un exemple supposé. L’Archipel Malais est à peu près de la même étendue que l’Europe, du cap Nord à la Méditerranée et des îles Britanniques à la Russie, et par conséquent il égale à peu près toutes les formations géologiques qui ont été étudiées jusqu’ici avec quelque exactitude, exception faite des États-Unis. Je reconnais pleinement avec M. Godwin-Austen que l’état actuel de l’Archipel Malais, avec ses îles vastes et nombreuses, séparées par des mers larges et peu profondes, représente probablement l’ancien état de l’Europe, à l’époque où la plupart de nos terrains s’accumulaient. L’Archipel Malais est l’une des régions les plus riches du globe en formes vivantes ; et cependant, si toutes les espèces qui y ont vécu dans toute la série des temps étaient rassemblées, combien cette collection ne représenterait-elle pas encore imparfaitement l’histoire naturelle du monde ! Nous avons toutes raisons pour croire que les productions terrestres de cet archipel ne peuvent se conserver que d’une manière très incomplète dans les formations qu’on y doit supposer en train de s’accumuler. Parmi les animaux qui vivent exclusivement sur le littoral ou sur des récifs sous-marins dénudés, je soupçonne qu’un très petit nombre seulement sont recouverts de sédiment ; et ceux qui sont enfouis dans des graviers ou des sables ne s’y conservent pas jusqu’à une époque très éloignée. Sur tous les points du lit de la mer où il ne se fait aucun dépôt, partout où le sédiment ne s’accumule pas assez vite pour préserver les corps organisés de la désagrégation, aucun débris fossile ne se conservera. En règle générale, des formations riches en fossiles, d’une puissance suffisante pour résister à des dénudations subséquentes, et pour persister inaltérées pendant de longues périodes, telles enfin qu’ont été dans le passé les formations secondaires, ne peuvent s’accumuler dans un archipel que durant des périodes d’affaissement. Ces périodes sont nécessairement séparées les unes des autres par des intervalles considérables, pendant lesquels la région demeure stationnaire ou s’élève. Et, lorsqu’elle s’élève, les formations fossilifères des côtes les plus escarpées sont détruites, presque aussitôt qu’accumulées, par l’action incessante des vagues côtières, comme nous l’observons aujourd’hui sur les rivages de l’Amérique du Sud. Pendant les périodes de soulèvement, les couches de sédiment ne peuvent, même dans les mers vastes et peu profondes de l’archipel, acquérir une grande épaisseur, ou être revêtues et protégées d’autres dépôts postérieurement accumulés, de manière à pouvoir persister. Les périodes d’affaissement auront probablement été accompagnées de nombreuses extinctions d’espèces ; et, au contraire, pendant les périodes de soulèvement, il y aura eu beaucoup de variations ; mais, d’autre côté, les documents géologiques qui en sont restés sont beaucoup plus incomplets. On peut douter que la durée d’une période d’affaissement, comprenant toute l’étendue ou seulement une partie de l’archipel, et contemporaine d’une grande accumulation de sédiment, puisse jamais excéder la durée moyenne des mêmes formes spécifiques ; cependant, un pareil accord des circonstances est indispensable à la conservation des formes intermédiaires entre deux ou plusieurs espèces. Si toutes ces formes intermédiaires n’étaient pas conservées, de simples variétés de transition paraîtraient autant d’espèces distinctes. Il est de même probable que toute grande période d’affaissement est de temps à autre interrompue par des oscillations du sol et par de légers changements de climat qui troublent l’économie générale de la contrée. Or, en pareil cas, les habitants de l’archipel émigreraient, et les preuves successives de leurs modifications ne pourraient se conserver toutes dans une seule et même formation. Un grand nombre des espèces marines de l’archipel s’étendent aujourd’hui à des milliers de milles au-delà de ses limites ; et l’analogie nous induit à penser que ce sont principalement ces espèces très répandues qui produiront le plus souvent des variétés nouvelles. Mais ces variétés seront d’abord locales et confinées dans une étroite station. Seulement, si elles acquièrent quelque avantage décisif sur d’autres formes, par suite de nouvelles modifications et de nouveaux progrès, elles s’étendront peu à peu jusqu’à supplanter leur souche mère. Or, quand ces variétés reviendront dans leur ancienne patrie, comme elles différeront de leur état primitif d’une manière uniforme, bien que peut-être assez légèrement ; comme de plus elles se trouveront enfouies dans un autre étage de la même formation, beaucoup de paléontologistes, suivant les principes actuels, les rangeront comme des espèces nouvelles et distinctes. Si ces observations ont quelque justesse, nous ne pouvons espérer trouver dans nos formations géologiques un nombre infini de ces formes transitoires qui, d’après ma théorie, ont relié les unes aux autres les espèces passées et présentes d’un même groupe dans la chaîne longue et ramifiée des êtres vivants. Nous ne devons nous attendre à découvrir que quelques chaînons détachés, très inégalement distants les uns des autres, et tels enfin que nous les trouvons. Mais ces chaînons, si près voisins qu’ils soient, n’en seraient pas moins rangés par beaucoup de paléontologistes comme autant d’espèces distinctes, s’ils se trouvaient enfouis dans les différents étages d’une même formation. Je ne prétends pas, pourtant, que j’eusse jamais soupçonné nos coupes géologiques les mieux conservées de n’offrir qu’un tableau aussi incomplet des métamorphoses des êtres vivants, si l’absence d’innombrables formes intermédiaires entre les espèces qui apparaissent au commencement et à la fin de chaque formation n’avait fourni contre ma théorie une objection sur laquelle on a tant appuyé.

VIII. De l’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces alliées. — Plusieurs paléontologistes et, entre autres, MM. Agassiz, Pictet et Sedgwick, ont encore argué de l’apparition soudaine de quelques groupes entiers d’espèces en certaines formations, comme d’un fait inconciliable avec l’hypothèse de la transformation des espèces. Si, en effet, des espèces nombreuses appartenant aux mêmes genres ou aux mêmes familles avaient réellement apparu tout à coup dans la vie, ce seul fait réduirait à néant la théorie de descendance modifiée par sélection naturelle. Car le développement d’un groupe quelconque de formes, toutes descendues de quelque progéniteur unique, ne peut s’être accompli qu’à l’aide d’un procédé extrêmement lent ; et ce premier progéniteur commun, et même les quelques premières souches spécifiques qui en sont sorties, doivent avoir vécu de longs âges avant leurs descendants modifiés. Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous exagérer continuellement à nous-mêmes la richesse de nos archives géologiques, et nous concluons faussement de ce qu’on n’a encore trouvé aucun représentant de certains genres ou familles au-dessous de certaines formations, que ces familles ou ces genres n’existaient pas encore. On peut se fier complétement aux preuves paléontologiques dans tous leurs témoignages positifs ; mais les preuves négatives qu’on en veut tirer sont sans valeur, ainsi que l’expérience l’a souvent montré. Nous paraissons oublier à chaque instant quelle est la grandeur du monde, en comparaison de l’étendue bornée des régions dont on a pu jusqu’ici étudier avec soin les formations géologiques. Nous oublions que des groupes d’espèces peuvent avoir longtemps existé autre part et s’y être lentement multipliés, avant d’immigrer dans les anciens archipels de l’Europe et des États-Unis. Nous n’estimons pas ce qu’ils valent les immenses intervalles de temps qui ont dû s’écouler entre nos formations en apparence consécutives, intervalles peut-être plus longs cependant, en beaucoup de cas, que le temps qui a été nécessaire à l’accumulation de chacune de ces formations elles-mêmes. Ces intervalles n’ont-ils pas dû suffire à la multiplication des espèces sorties d’une ou de plusieurs souches mères, espèces qui apparaîtront tout d’un coup comme un groupe soudainement créé ? Je puis rappeler ici une observation déjà faite : c’est qu’il doit falloir une longue succession d’âges pour adapter une organisation à des habitudes de vie entièrement nouvelles, telles que celle du vol aérien, par exemple. Conséquemment, les formes de transition devront souvent rester pendant longtemps confinées dans une même région ; mais, quand cette adaptation a été une fois effectuée, et qu’un petit nombre d’espèces ont ainsi acquis de grands avantages sur d’autres organismes, il ne faut plus qu’un temps comparativement très court pour produire un grand nombre de formes divergentes qui peuvent se répandre rapidement dans le monde entier. Le professeur Pictet, dans son article critique sur mon ouvrage136, ne peut concevoir comment, chez les formes de transition, et par exemple chez les premiers oiseaux, les modifications successives des membres antérieurs d’un prototype supposé peuvent avoir été de quelque avantage aux diverses variétés chez lesquelles elles se sont produites. Mais, pour répondre à cette objection, il suffit de citer les Manchots de la mer du Sud qui ont justement les membres antérieurs dans cet état intermédiaire, où ils ne sont « ni de véritables bras, ni de véritables ailes. » Cependant ces oiseaux maintiennent victorieusement leur place dans la bataille de la vie ; car ils existent en grand nombre et sous beaucoup de formes spécifiques diverses. Je ne suppose pourtant pas que nous voyions ici les véritables degrés transitoires par lesquels l’aile de l’oiseau a dû passer pour se former137 ; mais je ne trouve aucune difficulté à admettre qu’il pourrait devenir avantageux aux descendants d’un Manchot quelconque, d’abord d’acquérir la faculté de battre l’eau, comme l’Anas brachyptera, et ensuite de s’élever à sa surface en se soutenant sur l’air seul138. J’en appellerai maintenant à quelques faits pour montrer combien nous sommes sujets à faire erreur, quand nous supposons que des groupes entiers d’espèces se sont produits soudainement. Même dans un laps de temps aussi court que celui qui s’est écoulé entre la première et la seconde édition du grand ouvrage de M. Pictet sur la paléontologie, éditions publiées en 1844-46 et en 1853-57, les conclusions de l’auteur sur la première ou dernière apparition de plusieurs groupes d’animaux se sont considérablement modifiées, et une troisième édition exigerait de nouveaux changements. Je puis rappeler ce fait bien connu que, dans les traités de géologie qui ont été publiés, il n’y a pas encore longtemps, toute la classe des Mammifères était considérée comme ayant apparu tout à coup au commencement de la série tertiaire. Et aujourd’hui l’un des dépôts les plus riches en fossiles de Mammifères que l’on ait encore découvert appartient aux étages moyens de la série secondaire. Un vrai Mammifère a même été découvert dans le nouveau grès rouge presque au commencement de cette grande série. Cuvier a plusieurs fois fait la remarque que les strates tertiaires ne renfermaient aucun Singe ; mais on en a trouvé depuis dans l’Inde, dans le sud de l’Amérique, et même en Europe de nombreuses espèces fossiles, qui ont dû vivre à une époque aussi ancienne que celle des terrains miocènes. Sans les traces de pieds d’oiseaux qui se sont conservées par un heureux hasard sur les strates du Nouveau Grès Rouge des États-Unis, qui se serait aventuré à supposer que, outre des reptiles, cette époque reculée eût possédé au moins une trentaine d’espèces d’oiseaux dont quelques-uns d’une taille gigantesque ? Pourtant on n’a pu découvrir un seul fragment d’os dans ces mêmes terrains. Et quoique le nombre des articulations et des doigts qu’indiquent les empreintes corresponde avec la forme des pieds des oiseaux vivants, quelques savants doutent cependant encore si ces empreintes sont bien réellement dues à des oiseaux ou à quelque autre classe d’animaux inconnus. Encore tout récemment ces mêmes savants auraient pu soutenir que la classe entière des oiseaux avait été soudainement appelée à l’existence au commencement de la période tertiaire ; et plusieurs d’entre eux l’ont soutenu ; aujourd’hui nous savons, au contraire, sur l’autorité du professeur Owen, qu’un oiseau incontestable a certainement vécu pendant l’accumulation du grès vert supérieur. Je puis citer un autre exemple dont j’ai été vivement frappé, lorsque je l’ai constaté de mes propres yeux. Il s’agit des Cirripèdes sessiles fossiles. Vu le nombre extraordinaire d’individus qui représentent beaucoup d’espèces de cette famille dans le monde entier, depuis les régions arctiques jusqu’à l’équateur, et qui habitent des zones marines diverses, variables depuis la limite des hautes eaux jusqu’à une profondeur de 50 brasses ; vu le bon état de conservation des spécimens dans les couches tertiaires les plus anciennes ; vu la facilité avec laquelle on peut reconnaître même un fragment de valve ; j’avais cru pouvoir inférer de tant de circonstances réunies que si les Cirripèdes sessiles eussent existé pendant la période secondaire, ils se fussent sans nul doute conservés, et on en eût découvert un certain nombre. Mais comme jusque-là on n’en avait pas trouvé une seule espèce dans aucune des couches de cette série, j’en avais conclu, dans un mémoire sur cette classe de fossiles, que ce groupe remarquable s’était soudainement développé au commencement de l’époque tertiaire. Ce résultat ne m’était nullement agréable, car il venait encore ajouter un exemple de plus aux brusques apparitions de groupes entiers d’espèces ; du moins le pensais-je ainsi. Mais à peine mon travail avait-il été publié, qu’un habile paléontologiste, M. Bosquet, m’envoya le dessin d’un spécimen parfait et indiscutable de Cirripède sessile qu’il avait extrait lui-même de la craie de Belgique. Ce qui rendrait le cas plus remarquable encore, c’est que ce Cirripède sessile était un Chthamalus, grand genre, partout répandu et très commun, dont pourtant aucun spécimen n’avait encore été découvert dans aucun terrain tertiaire. Il s’ensuivait très positivement que des Cirripèdes sessiles avaient existé pendant la période secondaire ; et il se pouvait dès lors que ces anciennes espèces eussent été les ancêtres de nos nombreuses espèces tertiaires et modernes. Le cas d’apparition subite d’un groupe entier d’espèces sur lequel les paléontologistes insistent le plus souvent, c’est celui des poissons Téléostéens, dans les étages anciens de l’époque de la Craie. Ce groupe comprend la majorité des espèces vivantes. Dernièrement, le professeur Pictet a fait remonter leur existence à un sous-étage encore plus reculé ; et quelques paléontologistes croient que quelques poissons beaucoup plus anciens, dont les affinités sont encore imparfaitement connues, sont réellement des Téléostéens. En accordant toutefois que le groupe entier a fait son apparition au commencement de l’époque de la Craie, comme M. Agassiz le pense, ce serait certainement un fait très remarquable ; mais je ne saurais y voir une objection insoluble contre ma théorie, à moins qu’il ne soit possible de démontrer aussi que toutes les espèces de ce groupe ont apparu soudainement et simultanément dans toutes les mers du monde à la même époque. Il est presque inutile de rappeler que nous connaissons à peine un poisson fossile provenant du sud de l’équateur ; et il suffit de parcourir la Paléontologie du professeur Pictet, pour voir qu’il y a plusieurs formations européennes dont nous ne connaissons qu’un très petit nombre d’espèces. Quelques familles de poissons ont actuellement une extension très limitée ; et il peut en avoir été ainsi tout d’abord pour les poissons Téléostéens qui, après s’être considérablement développés dans une mer quelconque, peuvent s’être ensuite très rapidement répandus. Nous n’avons pas davantage le droit de supposer que toutes les mers de l’ancien monde ont toujours été ouvertes et libres du sud au nord, comme elles le sont actuellement. Même aujourd’hui, l’Archipel Malais se transformerait en continent, que les régions tropicales de l’Océan indien formeraient un vaste bassin parfaitement fermé, dans lequel un groupe quelconque d’animaux marins pourrait se multiplier et où il demeurerait confiné jusqu’à ce qu’une de ses espèces, s’adaptant à un climat plus froid, pût doubler l’un des deux caps méridionaux d’Afrique ou d’Australie, pour gagner d’autres mers éloignées. D’après ces diverses considérations ou quelques autres analogues, d’après notre ignorance complète au sujet de la géologie des contrées autres que l’Europe et les États-Unis, et surtout d’après la révolution que les découvertes faites depuis ces douze dernières années ont effectuée dans nos idées paléontologiques, il me semble aussi présomptueux de dogmatiser sur la succession des êtres organisés à travers le monde entier, qu’il le serait à un naturaliste de discuter du nombre et de la distribution des productions naturelles de l’Australie, après avoir pris terre pendant cinq minutes sur l’une des côtes les plus stériles.

IX. De l’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces alliées dans les strates fossilifères les plus anciennes. — Il y a une autre difficulté en connexion avec la précédente, mais beaucoup plus grave. Je veux parler de ces nombreux groupes d’espèces, qui semblent faire soudainement leur apparition dans les roches fossilières les plus anciennes que l’on connaisse encore. Cependant la plupart des raisons qui m’ont convaincu que toutes les espèces d’un même groupe descendent d’un progéniteur commun s’appliquent avec une égale force aux espèces les plus anciennes. Je ne puis douter, par exemple, que tous les Trilobites siluriens ne soient descendus de quelque crustacé qui doit avoir vécu longtemps avant cette époque géologique, et qui différait probablement beaucoup de tous les animaux connus. Quelques-uns des fossiles siluriens les plus anciens, tels que le Nautile, la Lingule, etc., ne diffèrent que très peu des espèces vivantes ; et, d’après ma théorie, on ne saurait supposer que ces anciennes espèces aient été les ancêtres de toutes les espèces des ordres auxquels elles appartiennent, car elles ne présentent nullement des caractères intermédiaires entre les diverses formes qui ont depuis représenté ces ordres. De plus, si elles avaient servi de souches à ces groupes, elles auraient probablement été depuis longtemps supplantées et exterminées par leurs nombreux descendants en progrès. Conséquemment, si ma théorie est vraie, il est de toute certitude qu’avant la formation des couches Siluriennes inférieures, de longues périodes se sont écoulées, périodes aussi longues, et peut-être même plus longues que la durée entière des périodes écoulées depuis l’âge Silurien jusqu’aujourd’hui ; et, pendant cette longue succession d’âges inconnus, le monde doit avoir fourmillé d’êtres vivants. Pourquoi ne trouvons-nous pas des preuves de ces longues périodes primitives ? C’est une question à laquelle je ne saurais complétement répondre. Plusieurs de nos plus éminents géologues, sir R. Murchison à leur tête, sont convaincus que nous voyons dans les restes organiques des couches Siluriennes inférieures l’aube de la vie sur notre planète. D’autres juges, non moins compétents, tels que Lyell et E. Forbes, combattent cette opinion. Ce qu’il ne faut pas oublier surtout, c’est qu’une très petite partie du monde a été étudiée avec soin. M. Barrande a dernièrement ajouté au système Silurien un autre étage inférieur, très abondant en espèces toutes spéciales à cette formation. Des traces de vie ont été découvertes dans les roches du Longmynd, au-dessous de la zone dite primordiale de M. Barrande. La présence de nodules de phosphate et de matières bitumineuses en quelques-unes des roches dites azoïques inférieures, semble indiquer qu’à cette époque existaient des êtres vivants. Cependant la difficulté de rendre compte de l’absence des puissantes assises de strates fossilifères qui, d’après ma théorie, doivent nécessairement avoir été accumulées avant l’époque Silurienne, est, je l’avoue, des plus graves. Si ces anciennes couches primitives avaient été complétement détruites par dénudation ou oblitérées par le métamorphisme, nous devrions retrouver seulement de faibles restes des formations qui les ont immédiatement suivies, et ces lambeaux devraient se présenter également à nous dans un état général d’altération métamorphique. Mais les descriptions que nous possédons actuellement des dépôts Siluriens, qui couvrent d’immenses contrées dans la Russie et dans l’Amérique du Nord, n’appuient aucunement cette supposition que plus une formation serait ancienne, plus aussi elle aurait nécessairement souffert de la dénudation et du métamorphisme139. Le problème peut être insoluble quant à présent, et continuer à servir d’objection valable contre ma théorie. Cependant, pour bien montrer qu’il peut recevoir quelque jour sa solution, je me permettrai une hypothèse. D’après la nature des restes organiques qu’on trouve dans les diverses formations d’Europe et des États-Unis, il ne semble pas qu’ils aient habité des mers très profondes ; et d’après la quantité énorme de sédiment qui forme ces dépôts d’une puissance de plusieurs milles, on peut inférer que, du commencement à la fin de la période, de larges îles ou langues de terre, auxquelles ce sédiment a pu être arraché, se trouvaient dans le voisinage de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui formaient déjà à cette époque deux continents émergés. Mais nous ignorons quel a pu l’être l’état des choses pendant les longs intervalles qui ont séparé les formations successives ; nous ignorons si l’Europe et les États-Unis existaient à l’état de terres émergées ou d’aires sous-marines près des terres, mais sur lesquelles ne se formait aucun dépôt, ou enfin comme le lit d’une mer ouverte et insondable. Si nous jetons un regard sur nos océans actuels, nous constatons d’abord qu’ils sont trois fois plus étendus que les terres, et, en outre, qu’ils sont parsemés d’un grand nombre d’îles. Mais aucune île océanique, sauf la Nouvelle-Zélande et le Spitzberg140, si l’on peut les considérer comme telles, n’a jusqu’à présent livré à nos observations le moindre reste d’une formation paléozoïque ou secondaire quelconque. Nous pourrions peut-être inférer de là que, durant les périodes paléozoïques et secondaires, il n’existait ni continents ni grandes îles continentales où nos océans s’étendent maintenant ; car, s’il en avait existé, des couches paléozoïques ou secondaires se seraient probablement formées du sédiment provenant de leur dégradation et de leurs déchirements ; et, par suite des oscillations de niveau que nous devons supposer avoir eu lieu de temps à autre pendant de si longues périodes, ces formations eussent été au moins en partie soulevées. Si donc nous pouvons conclure quelque chose de ces faits, c’est que, dans le même lit où nos océans s’enferment aujourd’hui, des océans se sont de même étendus depuis les époques les plus reculées dont nous sachions quelque chose ; c’est, d’autre côté, que là même où nos continents s’élèvent, de vastes surfaces terrestres ont toujours existé, bien qu’avec de grandes oscillations de niveau, depuis l’époque la plus reculée. La carte jointe à mon volume sur les récifs de coraux me dispose à conclure qu’en général les grands océans sont encore aujourd’hui des aires d’affaissement, que les grands archipels sont toujours le théâtre des plus grandes oscillations de niveau et que les continents représentent les aires de soulèvement. Mais avons-nous le droit de supposer qu’un pareil état de choses a toujours existé depuis le commencement du monde ? Nos continents semblent bien avoir été produits par une force de soulèvement prépondérante à travers de fréquentes oscillations ; mais les aires où cette même force s’exerce avec prépondérance ne peuvent-elles avoir changé dans le cours des âges ? À une époque incommensurablement reculée au-delà des temps Siluriens, des continents peuvent avoir existé où des océans s’étendent aujourd’hui, tandis que des mers ouvertes et sans bornes peuvent avoir recouvert la place de nos continents actuels. Nous ne saurions non plus assurer que, si le lit de l’océan Pacifique, par exemple, était aujourd’hui soulevé et converti en continent, il offrirait à nos observations des couches plus anciennes que les terrains Siluriens, supposant même qu’elles s’y soient autrefois déposées ; car il se pourrait que des strates qui, par suite de leur affaissement, se seraient ainsi rapprochées de plusieurs milles du centre de la terre, et qui auraient été pressées sous le poids d’une énorme colonne d’eau, eussent subi une action métamorphique beaucoup plus intense, que des strates constamment demeurées plus près de la surface normale du globe. Les régions immenses de roches métamorphiques dénudées qui s’étendent dans l’Amérique du Sud, par exemple, et qui doivent avoir été soumises à une grande chaleur sous une énorme pression, m’ont toujours paru exiger quelque explication spéciale. Peut-être voyons-nous dans ces immenses régions rocheuses de nombreuses formations déposées longtemps avant l’époque Silurienne, mais complétement transformées par le métamorphisme, et subséquemment dénudées par l’action des eaux.

X. Résumé. — Je viens d’énumérer plusieurs des plus graves objections que soulève ma théorie : c’est d’abord que, quoique nous trouvions dans nos formations géologiques un grand nombre de chaînons intermédiaires entre les espèces qui vivent aujourd’hui et celles qui ont vécu antérieurement, cependant nous ne trouvons pas d’innombrables formes de transition, parfaitement reliées et graduées pour les rattacher les unes aux autres ; secondement, c’est l’apparition brusque dans nos formations européennes de groupes entiers d’espèces ; troisièmement, c’est l’absence presque complète, du moins jusqu’à présent, de formations fossilifères antérieures aux strates siluriennes. Toutes ces objections sont très graves sans nul doute ; si graves même que d’éminents paléontologistes, tels que Cuvier, Forbes, MM. Agassiz, Barrande, Pictet, Falconer, etc., de même que nos grands géologues, MM. Lyell, Murchison, Sedgwick, etc., ont unanimement, et parfois avec force, soutenu le principe de l’immutabilité des espèces. J’ai cependant des raisons de croire qu’un homme qui fait autorité parmi eux, sir Ch. Lyell, après plus mûre réflexion, a conçu des doutes sérieux sur cette question. Je reconnais combien il est téméraire à moi de m’opposer à de semblables témoins, surtout quand je songe que c’est à eux et à quelques autres encore que notre science moderne doit la plupart de ses progrès. Je sais aussi que tous ceux qui peuvent penser que nos documents géologiques sont tant soit peu complets, ou qui ne reconnaissent pas quelque poids aux faits et aux arguments divers rassemblés dans ce volume, rejetteront du premier coup ma théorie. Pour ma part, d’après une expression poétique de Lyell, je regarde les archives naturelles de la géologie comme des mémoires tenus avec négligence pour servir à l’histoire du monde et rédigés dans un idiome altéré et presque perdu. De cette histoire nous ne possédons que le dernier volume, qui contient le récit des événements passés dans deux ou trois contrées. De ce volume lui-même, seulement ici et là un court chapitre a été conservé, et de chaque page quelques lignes restent seules lisibles. Les mots de la langue lentement changeante dans laquelle cette obscure histoire est écrite, devenant plus ou moins différents dans les chapitres successifs, représentent les changements en apparence soudains et brusques des formes de la vie ensevelies dans nos strates superposées et pourtant intermittentes. Lorsqu’on regarde de ce point de vue les objections que nous venons d’examiner, ne semblent-elles pas moins fortes, si même elles ne disparaissent complétement ?