Chapitre septième
Suite de l’histoire des pertes. — I. Pertes dans l’éloquence religieuse. — Les trois époques du sermon, et leurs représentants. — § I. Bossuet. — § II. Bourdaloue. — § III. Massillon. — Impression dernière de la lecture de nos trois grands sermonnaires. — II. Pertes dans la philosophie morale. — Vauvenargues. — § I. Vauvenargues moraliste. — § II. Vauvenargues peintre de caractères. — § III. Vauvenargues critique.
I. Pertes dans l’éloquence religieuse.
On peut dire de l’oraison funèbre qu’elle commence et finit avec Bossuet. Il n’a eu comme orateur en ce genre d’éloquence, inouï jusqu’à lui, ni devanciers, ni émules, ni successeurs. Il n’en est pas de même du sermon. Non seulement Bossuet n’en a pas pris toute la gloire ; mais, selon certains juges, il n’y serait même pas le premier. L’histoire de l’éloquence religieuse dans le sermon a trois époques, marquées par trois grands noms : Bossuet, Bourdaloue, Massillon. J’essayerai de caractériser ces trois époques, et d’apprécier les pertes de ce grand art dans Massillon.
Il y faut mettre beaucoup de candeur, et avouer tout d’abord dans quelle mesure nous sommes juges compétents du sermon. Pour ce qui regarde le dogme, nous n’en pouvons guère juger, et je le dis de ceux surtout qui se croiraient le droit d’en parler légèrement. A beaucoup d’entre nous il manque la foi ; il nous manque à tous la science de la religion. Nous ne sommes plus au temps où les livres de théologie étaient les lectures populaires, où le prince de Condé, assistant à la thèse de Bossuet, fut tenté d’argumenter contre le jeune docteur. S’il en est parmi nous qui veulent connaître l’histoire de leur foi, les occupations de la vie commune, l’insuffisance de l’éducation, ne leur permettent pas d’y faire assez de progrès pour sa rendre familière cette grande éloquence du dogme, et se diriger à travers les obscurités des mystères. Les plus habiles n’en doivent juger qu’avec réserve, et quant aux ignorants, on ne leur demande que de ne pas mépriser les pensées des grands hommes et des saints.
Il en est tout autrement de la morale. Nous connaissons la morale chrétienne, comme elle nous connaît nous-mêmes. C’est la science de notre fond : nous en sommes à la fois les juges et les justiciables. S’il est vrai que nous ne soyons pas théologiens, du moins nous sommes chrétiens. Ceux qui ne peuvent pas l’être par la foi n’osent pas ne pas l’être par la raison, et tel qui résiste aux dogmes s’incline devant la plus sublime des philosophies.
Tout invoque cette sainte autorité, tout veut remonter jusque-là et dater de là ; toutes les rêveries honnêtes sur la perfectibilité indéfinie des sociétés humaines veulent être des applications de cette morale. Ces sophismes mêmes, sous lesquels se cachent les passions destructives, lui rendent ce genre d’hommage que l’hypocrisie rend à la vertu. Nous sommes les sujets de ces peintures, les originaux de ces portraits.
Soit donc qu’il s’agisse de règles pour la conduite, ou de peintures de l’homme, nous sommes, au premier degré, juges compétents de la vérité du sermon.
Et s’il est vrai que ce qui touche au mystère et au dogme nous dépasse pour la plupart, il n’est pas un esprit cultivé qui ne puisse recevoir de fortes impressions des pensées d’un Bossuet, des raisonnements d’un Bourdaloue sur ces saintes difficultés du christianisme. La preuve que nous y avons une sorte de compétence, c’est que nous serions fort choqués d’un sermon qui se tairait sur les mystères et passerait en courant sur le dogme. Sans l’autorité de la doctrine, un sermon n’est qu’une leçon de morale sur le ton de l’homélie. Nous sommes sans doute moins touchés que les fidèles du dix-septième siècle de l’interprétation subtile ou hardie des mystères, mais nous sommes certainement plus choqués que les auditoires de la régence de ce qui manque de cette moelle des Ecritures à la plupart des sermons de Massillon.
Telle est, ce me semble, notre compétence dans cette partie de l’éloquence chrétienne. C’est en m’enfermant dans ces limites que j’oserai juger ses trois plus illustres organes, aux dix-septième et dix-huitième siècles.
§ I. Bossuet.
Bossuet, le premier en date, en est le plus excellent. Comme Corneille dans la tragédie, en créant le sermon, il en a donné le modèle. Cependant, un préjugé que n’a pas pu détruire encore la critique, le met au troisième rang, après Bourdaloue et Massillon. Ce préjugé date de loin. L’admiration de Voltaire pour le Petit Carême, et plus tard le jugement de la Harpe, beaucoup plus lu que les sermons dont il parlait, ont persuadé à beaucoup de gens que ces rangs sont définitifs. En parlant de Massillon, je dirai comment Voltaire aurait pu moins admirer le Petit Carême sans cesser d’être juste. Quant au jugement de la Harpe, dont le goût est trop souvent un goût d’école, il est incroyable avec quelle insuffisance de lecture il décide des réputations et des rangs.
La première fois qu’il traite du sermon, il en admire le plus parfait modèle dans Massillon ; il mentionne à peine Bossuet, et il omet, ou peu s’en faut, Bourdaloue. Plus tard il rétablit Bourdaloue, mais à la suite de Massillon, et Bossuet recule au dernier rang. J’en conclus que la première fois il n’avait lu ni Bossuet ni Bourdaloue, et que la seconde, s’il a pris quelque connaissance de Bourdaloue, il a persévéré à ne pas lire Bossuet. Une distribution des rangs qui peut avoir pour effet d’ôter des lecteurs à Bossuet, et de faire trop admirer Massillon, est une erreur que la critique doit relever. Il y aurait presque autant d’injustice à donner aux tragédies de Voltaire le prix sur celles de Corneille, qu’à mettre les sermons de Massillon au-dessus de ceux de Bossuet. Si vous voulez tenir haut les esprits, élevez les modèles ; ne mettez pas l’habileté avant le génie, et préférez l’art sévère à l’art complaisant.
Pour être juste envers Bossuet, il faut le faire passer du dernier rang au premier ; Bourdaloue restera au second, et cet ordre des grands noms de la prédication en France indiquera la marche et les changements de cet art, où, parmi les nations chrétiennes, la nôtre est sans rivale.
Dans les sermons de Bossuet, la doctrine tient plus de place que la morale. Cette seule proportion est déjà du génie. Que sont en effet les prescriptions sans la loi, et quelle différence y a-t-il, en matière de morale, entre l’enseignement philosophique et l’enseignement religieux, si l’auditeur n’y voit que des conseils qu’il est libre de négliger ou de suivre ? L’important, c’est le dogme qui fait obéir à la morale. Mettez-moi d’abord en paix sur l’origine et la sanction de la morale ; apprenez-moi au nom de qui vous l’enseignez ; persuadez-moi qu’une autre vie m’attend, où il me sera fait selon mes mérites. C’est par là que doit commencer le prédicateur chrétien. S’il ne trouve rien de plus fort contre mes passions que le consentement passager que lui donne ma raison naturelle, au moment où il développe des maximes que j’ai déjà lues dans les livres, je risque fort de garder mon mal. Me convaincre que je pouvais faire mieux que je n’ai fait, c’est à peine m’apprendre un peu plus que je n’en sais déjà par la peine terrestre attachée à chaque infraction ; c’est trop peu pour me corriger. Forcer ma raison à être attentive aux preuves de la foi, l’étonner, la troubler par le développement des mystères et les preuves du dogme, tel doit être l’objet principal du sermon.
On peut n’y pas réussir ; il faut le vouloir du moins, et ce doit être la mâle ambition de la chaire chrétienne. Elle était digne de Bossuet, et j’admire qu’avec une science si profonde des cœurs, quand il pouvait les ouvrir, pour ainsi parler, et les étaler tout vifs sur la chaire, il aime mieux poursuivre et harceler son auditoire d’austères explications du dogme, et songe plutôt à lui faire peur de ne pas croire qu’à l’intéresser par l’imagination à bien agir.
Qu’on ne s’attende pas pourtant à de la théologie en forme. Où le raisonnement est possible sans abaisser la matière, Bossuet raisonne ; mais il raisonne de telle sorte, qu’on sent le fidèle qui confesse sa foi dans le logicien qui argumente. Il ne traite pas toutes les difficultés avec la même méthode ; chaque difficulté à la sienne. Tantôt il regarde le mystère en face, et il se porte impétueusement au plus épais des saintes obscurités, avec le généreux courage d’un soldat qui se jette dans une mêlée. Tantôt il s’arrête, troublé, ébloui, contraint de baisser la vue, et il demande « à remettre ses sens étonnés », Ailleurs il décide d’enthousiasme, il ordonne, il enjoint, et cet « instinct qui le pousse », plus convaincant que la logique de l’école, plus habile que toutes les adresses de la rhétorique, lui suggère des preuves inattendues et saisissantes.
Enfin, si les preuves manquent, cherche qui voudra à contenter la curiosité des hommes, s’épuise qui voudra à pénétrer les causes des secrets jugements de Dieu : pour lui il chantera à jamais ses miséricordes. Logique sublime, qui tire de son impuissance même ses plus fortes preuves !
Les personnes divines ne sont pas pour Bossuet des symboles. Il les voit d’une vue claire dans le mystère de leur unité et de leur existence personnelle. Notre esprit est plein des images du Dieu des Oraisons funèbres, de ce « grand Dieu » qui tient dans ses mains le fil des affaires humaines, et qui fait et défait les empires. Le Dieu des Sermons est plus occupé de l’homme. Bossuet sait le rapprocher de nous en nous élevant vers lui, et l’employer, sans le commettre, à l’œuvre de notre correction particulière, réussissant tout à la fois à ne pas nous enorgueillir par le prix auquel il nous estime, et à agrandir l’idée que nous avons de Dieu. Le Dieu des Sermons, c’est ce Dieu de la chapelle Sixtine, que Michel-Ange fait descendre sur la terre pour tirer la première femme des flancs d’Adam endormi.
Comme l’art de Michel-Ange, l’art de Bossuet fait naître des impressions d’humilité de ce qui semblerait si propre à enfler la nature humaine.
Cependant le Christ tient plus de place que Dieu dans les sermons. Il est sur la terre ; il a vécu dans un lieu et dans un temps ; les hommes l’ont vu et entendu. Bossuet à son tour le voit et l’entend ; il lui fait cortège comme ses autres disciples ; il en est le plus attaché et le plus tendre. Quelles peintures de sa douceur et de sa bonté ! Comme le divin perce sous l’humain ! Le Christ de Bossuet me fait souvenir de celui que le sublime pinceau de Léonard de Vinci a tracé sur la muraille d’un couvent. L’illusion est la même ; ce sont les mêmes rayons de l’essence divine que réfléchissent la page du prédicateur et la muraille dégradée où le temps a effacé les traits du visage divin, sans effacer l’expression de bonté et l’auréole.
La grandeur de l’esprit de Bossuet a caché à beaucoup de gens sa sensibilité, comme
la douceur des vers de Racine leur cache sa vigueur et sa force. C’est dans ses
peintures du Christ que le cœur du grand prédicateur se laisse voir. Comme il l’aime,
comme il souffre des rigueurs de ce mystère du Dieu-homme s’offrant en victime pour
nous sauver ! Comme il baise ses traces ! comme il boit ses paroles ! Jean, le
disciple bien-aimé, n’eut pas plus d’amour pour son maître. Et lorsque, après le
mystère de cette vie mortelle endurée trente ans par l’homme-Dieu, le mystère de la
mort sur la croix s’accomplit, lorsqu’il faut se représenter la passion de ce « cher
Sauveur », il se refuse à la décrire, non par la vaine crainte de ne pas égaler les
paroles aux choses, mais parce que son cœur n’en peut pas soutenir le spectacle.
« Mes frères, s’écrie-t-il, je vous en conjure, soulagez ici mon esprit :
méditez vous-mêmes Jésus crucifié, et épargnez-moi la peine de vous décrire ce
qu’aussi bien mes paroles ne sont pas capables de vous faire entendre. Contemplez ce
que souffre un homme qui a tous les membres brisés et rompus par une suspension
violente, qui, ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient plus que sur ses
blessures, et tire ses mains déchirées de tout le poids de son corps antérieurement
abattu par la perte du sang ; qui, parmi cet excès de peine, ne semble élevé si haut
que pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la tête, qui
fait un sujet de risée d’une extrémité si déplorable67 ! »
J’ai reconnu le Dieu de Bossuet dans le Dieu de Michel-Ange, son Christ dans le
Christ de Léonard de Vinci : je reconnais dans sa Marie les vierges de Raphaël.
L’époux de Marie n’est que son gardien ; son mariage n’est que le voile sacré qui
couvre et protège sa virginité ; son fils bien-aimé, une fleur que son intégrité a
poussée. Ailleurs, Bossuet se représente Jésus entre les bras de la sainte Vierge,
« ou suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou
enclos dans ses chastes entrailles. »
C’est ainsi qu’il sait nous rendre la
croyance aimable en nous enseignant qu’elle est de foi. Il y emploie mille pensées
hardies et chastes tout ensemble, des comparaisons, des images, soit tirées de son
fonds, soit empruntées aux Pères et embellies par cette main dans laquelle l’or même
s’épure. Il n’entend pourtant pas rivaliser avec les peintres ; il critique même les
images qu’ils hasardent de la Vierge, « lesquelles ressemblent, dit-il, à leurs
idées, et non à elle. »
Il n’eût pas dit cela des vierges de Raphaël ; car
c’est d’après le même modèle, gravé au fond de leur cœur par la foi et le génie, que
le prédicateur par la beauté de ses paroles, l’artiste par les grâces de son pinceau,
ont su représenter l’idéal de la plus touchante des croyances catholiques.
Tant de pensées, soit d’étonnement, soit d’admiration ou d’amour, sur les personnes divines, semblent être, dans les Sermons de Bossuet, des impressions de leur commerce.
Elle est vraie de lui, cette parole du Christ à ses disciples : « Je demeure
en vous, et vous demeurez en moi. »
Dieu, le Christ, la Vierge, les saints,
c’était là sa compagnie durant ces longues années de retraite où il vécut abîmé dans
les Ecritures et les Pères, s’en rendant tous les personnages présents par la
puissance de l’imagination et de la foi. Il semble qu’on reconnaisse un frère, un
ouvrier de la même vigne dans les portraits qu’il a tracés des Pères, ses
prédécesseurs dans l’interprétation du dogme et dans la prédication. Il avait
ressuscité toute cette élite sacrée du christianisme, prophètes qui l’ont prédit,
apôtres qui l’ont prêché, martyrs qui l’ont consacré de leur sang, Pères qui en ont
expliqué et transmis la doctrine. Ce ne sont pas des autorités qu’il invoque, ce sont
des maîtres ou des amis qui lui viennent en aide de leur personne, et qui rendent
témoignage de sa fidélité à la tradition.
Il sort de tout cela une première morale, plus forte et plus efficace peut-être que toutes les prescriptions particulières : c’est un sentiment profond de la misère de l’homme et de l’impossibilité pour nous de n’en pas chercher le remède. A quoi tendent en effet tous ces dogmes, sinon à relever le prix de l’innocence ? Que cachent tous ces mystères, sinon les origines sacrées de toutes les règles des mœurs ? Qu’est-ce que la religion, sinon un sublime effort de la nature humaine pour lutter contre sa corruption originelle ? Et quel plus grand objet de l’éloquence, que de montrer Dieu lui-même nous y aidant et s’employant à la réparation de sa créature intelligente ?
Produire cette impression, tel doit être l’effet d’un sermon chrétien dans la bouche d’un prédicateur qui n’est pas au-dessous de sa matière. S’il ne persuade pas par cette voie, il étonnera du moins, et c’est déjà une victoire ; il étonnera les plus jaloux de l’indépendance de leur raison. J’en dis trop peu, il les épouvantera par ce spectacle d’un si grand travail et depuis tant de siècles commencé, où se sont consumés une si longue suite de grands hommes, pour expliquer le mal dans le monde et pour en affranchir l’homme par la vertu. L’impuissance même du prédicateur à contenter notre raisonnement ajoute à cette épouvante ; voilà notre cœur touché d’une inquiétude qui ne doit pas finir, et si la foi nous manque, nous avons du moins ce doute mêlé d’humilité, qui ne s’opiniâtre point et qu’accompagne le sincère désir de croire.
On n’en a pas fini avec les beautés de ces sermons, quand on a admiré la doctrine et la morale dont Bossuet élève les maximes à la hauteur des dogmes. Il reste ce qui n’a pas de nom dans la critique, l’élan, la force, l’enthousiasme du prédicateur ; l’image visible et pourtant indescriptible de son âme ; cette liberté si fière, cette fougue qui s’accommodent du langage le plus exact ; cette abondance qui ne se permet pas plus une expression vague qu’une pensée vulgaire. Je m’étonne qu’on ait eu le courage de remarquer dans les sermons de Bossuet le manque d’une certaine correction extérieure, comme celle de Fléchier par exemple, chez qui la propriété du langage est sacrifiée à l’euphonie, et le génie de la langue à la grammaire. C’est plus qu’un style, c’est l’image même d’un homme de génie sortant du recueillement où il a préparé son âme plutôt que ses paroles, et jetant de fougue sur le papier des pensées dont il est plein et des expressions qui vont s’y ajuster d’elles-mêmes. Ses ébauches sont aussi étonnantes que ses sermons les plus achevés. Tout le nécessaire y est, et en perfection. Le fini donnera autre chose, mais ne remplacera pas la naïve beauté de ce premier travail.
Qu’avec cette abondance sans superflu, cet éclat sans faux brillants, tant de traits hardis, de figures vives et naturelles, tant d’art pour attirer l’imagination aux subtilités de la théologie ; qu’avec d’éminentes qualités extérieures, une physionomie noble, un regard doux et perçant, un accent passionné, un geste imposant, Bossuet, à l’apparition de Bourdaloue, ait cessé de passer pour le premier prédicateur, comment l’expliquer, sinon parce que le génie de Bourdaloue le tenait plus près de l’auditoire et que Bossuet lui parlait de trop haut ? Ou, s’il faut croire que quelques parties de l’orateur lui ont manqué, nous, pour qui tout le mérite de l’action oratoire est perdu, et qui, les yeux sur un livre inanimé, ne pouvons plus sentir que la muette éloquence des paroles écrites, nous n’en donnerons pas moins la première place au prédicateur qui a écrit le plus fortement. J’entends Bossuet, quand je crois le lire. Il n’y a d’évanoui que le geste ; le regard brille encore derrière tant d’expressions ou touchantes ou véhémentes, et si le son de la voix n’arrive pas à mes oreilles, l’accent pénètre jusqu’à mon cœur.
§ II. Bourdaloue.
Il y a d’autres raisons plus vraies peut-être de la popularité de Bourdaloue. Il changea l’économie du sermon. Le mystère, le dogme, sauf dans quelques sermons de pure théologie, n’y tiennent que le second rang. La morale est au premier, La dialectique, que Bourdaloue introduit dans la chaire, rend l’enseignement religieux plus accessible. Enfin, ce que les contemporains racontent de son action, achève d’expliquer son succès, un des plus éclatants qu’ait obtenus la parole humaine.
Le dogme s’impose à nous sans nous consulter. Le prédicateur moraliste se sert de nous contre nous-mêmes, et, par un de ces mille détours de l’amour-propre qui trouve son compte même aux coups qu’il reçoit, il ne peut pas nous faire voir notre fond sans nous y intéresser, ni nous accuser sans nous flatter par le prix qu’il met à notre innocence. Quand il nous parle de nous, fût-ce avec sévérité, ce n’est pas sans douceur que nous sommes mécontents de nous. Notre conscience croit se décharger en confessant la vérité de ces peintures. S’agît-il d’autrui, nous y prenons un double plaisir, celui de n’être pas dans le cas signalé par le prédicateur, et celui d’y voir les autres. Un prédicateur moraliste est donc sûr du succès. A cet effet général de la morale dans les sermons de Bourdaloue, il s’en joignait deux autres, la hardiesse de la censure et l’attrait des allusions.
« Jamais prédicateur évangélique, écrit Mme de Sévigné,
n’a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes68. »
II
n’y a peut-être plus de société assez forte pour entendre impunément une telle parole.
Il fait beau voir comme il traite les grands, les courtisans, les riches, de quel prix
il entend qu’ils payent leurs privilèges, en quels termes véhéments il leur enjoint de
faire l’aumône, non par caprice, ni à leurs moments, mais par devoir, mais selon leurs
moyens qu’il évalue ; avec quelle audace il va les menaçant des comptes qu’ils auront
à rendre à Dieu « le caissier des pauvres ! » A la vérité, dans cette hardiesse contre
les grands, il n’a pas de lâches complaisances pour les petits. Les uns et les autres
sont dans l’ordre de Dieu, et si les petits ont des droits, à Dieu seul il appartient
de les faire valoir. Ce n’est pas d’ailleurs au nom des opinions humaines que
Bourdaloue condamne les riches, c’est au nom du maître commun des riches et des
pauvres ; la misère de ceux-ci n’est jamais autorisée à se faire justice de l’avarice
de ceux-là.
Les allusions ajoutaient à la sévérité de ces censures. « Le sermon du P.
Bourdaloue, dit encore Mme de Sévigné, était d’une force à faire
trembler les courtisans. »
Et ailleurs : « Le Bourdaloue frappe
toujours comme un sourd. »
Et dans une autre lettre : « Je m’en vais
en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens69. »
On venait avec
appréhension à ses sermons, comme à un réquisitoire de l’accusateur public. On avait
peur d’être aperçu de cet œil pénétrant, qui regardait entre ses paupières à demi
fermées. Qu’on imagine l’émotion de l’auditoire quand il frappait, comme dit Mme de Sévigné, sur ces vices assis au pied de sa chaire, qui,
s’étaient introduits dans le temple sous le dehors de la piété et du recueillement.
Quelle devait être, sous la parole révélatrice de Bourdaloue, l’attente de tous et
l’anxiété de quelques-uns, à mesure que la morale allait prenant un corps, et se
personnifiant de plus en plus ! On n’était pas moins troublé de ce que l’orateur
menaçait de dire, que de ce qu’il disait. La qualité maîtresse de l’éloquence,
l’action, qui paraît avoir été éminente en Bourdaloue, ajoutait à cet effet. Il avait
à la fois la facilité et le feu, une voix pleine et pénétrante. La rapidité de sa
diction ne laissait pas à l’auditeur le temps de se ravoir, et l’emportait hors
d’haleine à la suite de l’orateur, comme les satellites entraînés dans la rotation
d’une planète.
Sa méthode était un art tout nouveau dans le sermon. Les idées y sont présentées sous la forme de propositions ; chaque proposition a un nombre proportionné de preuves. Bourdaloue s’était formé à cette méthode en enseignant les sciences pendant dix-huit ans. De ses exercices de professeur, il avait retenu, outre les formules de la démonstration, l’habitude de donner aux idées une valeur absolue.
La raison la plus droite ajoutait à la force de ce procédé, car en même temps qu’on était assuré d’aller avec lui droit au vrai, on était charmé d’y aller si commodément. Rien d’avancé qui ne dût être prouvé ; point de termes sans définition ; des repos ménagés avec un art admirable, l’uniformité qui enchaîne l’attention préférée à la variété qui la disperse ; nul scrupule de se répéter pour être plus clair ; — voilà ce qui fit goûter si fort ces sermons, d’où l’on sortait avec le plaisir d’avoir été ému, tout en ne se rendant qu’au raisonnement.
La lecture nous explique l’effet de cet art-là sur l’auditoire ; mais nous ne le sentons pas sur nous-mêmes. Nous n’entendons plus la voix qui variait ces tours uniformes ; nous ne voyons plus le geste qui poussait ces idées en avant, qui les rangeait comme des pièces, qui achevait les peintures ébauchées par la parole. Combien ne s’est-il pas perdu de cet accent et de cette couleur sous les voûtes des églises qui entendirent Bourdaloue ?
Nous sommes bien plus touchés des excès que de la commodité de sa méthode. J’ai bien de la peine à me faire à un appareil de divisions comme celui-ci : 1° le comble de notre misère ; — 2° l’excès de notre misère ; : — 3° le prodige de notre misère ; — 4° la malignité de notre misère ; — 5° l’abomination de notre misère : — 6° l’abomination de la désolation de notre misère. Qu’un orateur rapide et véhément distingue, par des nuances dans le débit, ces gradations au moins étranges ; que son ton s’élève, que sa voix s’anime, que son geste se précipite, peut-être ces froides catégories me rendront-elles plus attentif. Mais si j’ai à les lire, tant de soin pour me diriger me fatigue ; les divisions, au lieu d’éclaircir la pensée, la dissipent ; l’éloquence est étouffée sous l’appareil oratoire, et le discours trop divisé tombe en poussière.
Dirai-je aussi que la dialectique, dont l’effet est si grand du haut d’une chaire ou d’une tribune, d’où elle semble jeter sur l’auditeur comme un filet invisible, ne paraît guère, aux yeux d’un lecteur tranquille, qui en suit froidement les déductions, qu’un procédé artificiel et spécieux, plus propre à faire tort à la vérité qu’à la servir ? Je me défie de la dialectique, quand je vois tout le moyen âge enchaîné au syllogisme, et l’esprit humain tournant sur lui-même pendant des siècles, dans le cercle étroit d’une vaine méthode d’argumenter. Si la vérité importe plus que le chemin qui nous y mène, je préfère un libre mélange de raisonnement et de sentiment qui me persuade, à cette trame d’une argumentation en forme qui veut me prendre et qui me manque. J’entends pourtant vanter les logiciens, mais je cherche quelles gens ils ont su convaincre. Le premier des logiciens, Pascal, ne vient pas à bout de nous par sa logique.
Sa vraie puissance est dans son éloquence passionnée : sa victoire, c’est de nous accabler de l’insuffisance de nos lumières.
Les sermons de Bourdaloue, sans l’action de l’orateur, sans la méthode, perdent encore, pour nous qui les lisons, l’effet des hardiesses fameuses de sa morale et de la généreuse audace de ses allusions.
Cette censure des grands désordres dans de grandes conditions ne nous atteint pas dans notre obscurité et dans nos passions, bornées comme notre vie. Nous pourrions en être touchés comme de la vérité d’une peinture historique ; mais il y aurait fallu un pinceau plus vigoureux que celui de Bourdaloue. Il s’en faut en effet que sa parole soit aussi hardie que son sentiment. Ses peintures n’ont été vraies que pour ceux qui pouvaient les appliquer à des vivants ; ses allusions nous échappent. Il y faudrait une clef ; encore cette clef pourrait-elle bien ne nous apprendre qu’une chose, c’est que le sermon a été plus timide que l’histoire.
Quand je lis les Caractères de La Bruyère, je n’ai que faire d’une clef ; c’est ce que je lis qui vit. Et quel intérêt ai-je à chercher sous ce portrait immortel l’original qui n’est plus ? L’allusion d’ailleurs, dans La Bruyère, est une création ; c’est une personne. Dans Bourdaloue, ce n’est qu’un peu de scandale généreux qu’autorisait la sainte liberté de la chaire. A la lecture, l’allusion n’atteint personne ; les esquisses n’étant plus pour nous des indiscrétions inattendues et redoutées, nous leur faisons un tort de la charité qui a retenu le crayon du peintre.
Je ne m’étonne donc pas de l’espèce d’oubli où tomba Bourdaloue après ce grand éclat de ses prédications. Du temps de Mme de Sévigné, on allait en Bourdaloue ; l’homme était comme une institution, comme une église à lui seul. Sitôt que la mort eut fermé cette bouche éloquente, ses sermons furent négligés. On oublia Bourdaloue pour Massillon, qui le remplaça bientôt dans cette chaire à peine vide un moment, où se renouvelaient pour les besoins religieux de Louis XIV les grands orateurs, de même que les grands poètes s’étaient succédé pour ses plaisirs, les grands généraux et les hommes d’Etat pour ses affaires. Il ne reste du Bourdaloue que l’écrivain excellent, et fort à étudier ; il reste le plus abondant et peut-être le plus judicieux de nos moralistes.
Toute la morale chrétienne est dans ses sermons. Il en avait appris la science dans la longue pratique de la direction des âmes, où il était si recherché et si habile. Employant quelquefois jusqu’à six heures par jour aux confessions, et attirant à son tribunal les petits et les grands, les riches et les pauvres, dans l’égalité de la pénitence, toutes les prévarications humaines lui avaient dit leur secret. Il n’y ajoute rien de son fond. Il semble qu’il répugne à sa conscience si droite de faire des spéculations arbitraires sur le mal dont l’homme est capable ; il ne révèle que ce que le confessionnal lui en a appris. Cette morale de direction, sans raffinement comme sans prescriptions excessives, a le mérite de n’exciter ni le découragement par trop de défiance de nous-mêmes, ni une indiscrète curiosité de notre fond par trop de découvertes ingénieuses. L’imagination n’y vient pas distraire la conscience, et le plaisir de voir des singularités n’y trouble pas la résolution de faire le bien. On sait gré à un homme de tant d’esprit d’en montrer si peu, à l’auteur consommé de rester toujours l’homme du saint ministère, chargé, non de nous être agréable, mais de nous corriger.
Les moralistes ont peut-être le défaut de trop se complaire à la morale ; c’est un emploi si honorable de leur esprit, qu’ils ne s’en défient pas. Ils pensent sincèrement n’en avoir que pour le service des autres, et même le travers d’en montrer plus qu’ils n’en ont leur est dérobé par l’honnêteté de leur dessein. Il est admirable avec quelle simplicité sévère Bourdaloue moralise ; le goût lui en était venu du devoir, du sentiment de l’utilité, bien plus que d’un tour d’esprit particulier. On ne rend pas plus gratuitement plus de services ; on ne peut pas faire plus pour éviter la louange. Elle lui vint pourtant plus d’une fois ; mais ce fut sous la forme de remercîments adressés au directeur efficace par des consciences malades, que ses soins avaient rétablies.
Le grand succès de Bourdaloue est d’un temps où la critique proposait aux auteurs, pour idéal commun à tous les ouvrages d’esprit, la raison. Un peu avant lui, l’idéal avait été la nature. On y était revenu après les abus du bel esprit et par dégoût du précieux. De la nature on en vint bientôt à la raison, qui n’est que la nature dans sa perfection. Ce doit être en effet l’idéal des lettres, puisqu’on ne peut s’y élever qu’avec un esprit et un cœur droits. La théorie de la raison en littérature est toute une morale. Mais en nettoyant le discours de toute affectation, en voulant qu’un écrit fût d’abord la plus honorable des actions, la théorie de la raison rendait les auteurs un peu timides, et leur faisait craindre leur imagination comme une tentation du bel esprit. Dans Bourdaloue, l’humilité du prêtre avait dû aggraver la sévérité de cette doctrine, et de même qu’il ne montre pas tout l’esprit qu’il avait, de même il avait plus d’imagination qu’il n’en laisse voir. Ses peintures sont plutôt des sentiments que des images. Il se souvient des choses, il ne les voit pas au moment où il parle ; ou, s’il les voit, il semble qu’avant de les peindre, il les éteigne.
Sa langue est comme ses peintures, exacte en perfection, mais timide. Il ne rejetait point les pensées communes, dit le Père Bretonneau70 ; mais les pensées communes accablent les langues de termes dépréciés et effacés par l’usage. Bourdaloue y est d’autant plus sujet, qu’il était plus au-dessus du travers de rendre extraordinaires par les mots les choses communes. Croyant ces choses communes utiles à son propos, il ne voulait pas avouer, en les ornant, que des paroles utiles peuvent n’être pas assez belles. Dans les endroits relevés sa langue est vigoureuse, mais toujours modeste.
Les sermons sur les mystères sont la partie la plus faible de l’œuvre de Bourdaloue. Sa dialectique sans enthousiasme ne convainc pas et nous laisse froids. Ses efforts pour prouver l’incompréhensible sentent l’école plutôt que l’angoisse du génie, et tout son discours reste au-dessous du sujet. Attaquer la raison sans la vaincre, sans l’étonner du moins, comme fait Bossuet, sans l’épouvanter, comme fait Pascal, c’est risquer de la rendre indifférente ou d’ajouter à sa superbe.
Bourdaloue n’use pas même de preuves qui lui soient propres ; il ne quitte point l’école d’un pas, et il n’emploie que les raisonnements consacrés. Et pourtant telle est la simplicité et la profondeur de sa foi, qu’à la longue on se sent touché de respect. Au lieu d’un avocat qui veut nous donner à croire ce qu’il ne croit pas, ou d’un rhéteur qui, dans la cause de la vérité, n’oublie pas les affaires de son esprit, c’est un prêtre qui n’a que la foi du troupeau, un docteur qui a conservé la docilité du disciple. Il n’est ni agité du désir de trop prouver, ni inquiet de prouver trop peu. Si son âme fut jamais troublée par les difficultés de la foi, il n’en reste pas de traces. Il n’a pas à se démontrer à lui-même ce qu’il va enseigner ; il transmet la doctrine telle qu’il l’a reçue, en y ajoutant l’autorité de la soumission plutôt que la nouveauté de motifs personnels.
Il ne faut pas d’ailleurs chercher dans les sermons de Bourdaloue ces vives peintures
des personnes divines dont Bossuet anime l’explication des dogmes. Il semble qu’il
n’ait pas osé élever ses regards jusqu’à elles, et qu’il n’ait pas cru permis au
chrétien de s’en faire des images trop sensibles. Pour lui Dieu n’est que le premier
des dogmes chrétiens et le mystère des mystères. Il y croit de foi ; il l’aime d’un
amour qui n’ose être tendre, et dans ce double sentiment, il fait taire toutes ses
pensées. Il ne prend pas plus de liberté avec le Christ, malgré les invitations de
l’Homme-Dieu à venir à lui, à le suivre, à le toucher. Loin d’imiter l’affectueuse
familiarité de paroles où, plus rassuré par l’homme qu’intimidé par le Dieu, Bossuet
se laisse aller, Bourdaloue semble craindre de voir l’homme dans le Dieu. Il se tient
à l’écart, il le regarde de loin, dans la foule, plus ébloui qu’attiré par l’auréole
lumineuse qui entoure sa tête. Enfin Marie, la médiatrice, il n’ose pas la contempler
dans la dignité ineffable que le mystère lui a faite ; il ne la voit pas comme
Bossuet, avec ses grâces qui rendent le mystère plus aimable ; il s’en fait des images
sévères et tristes, et quand il parle « de son exacte régularité, de son
attention à ne se relâcher jamais sur les moindres bienséances, de sa conduite à
l’épreuve de la plus rigide censure »
, ne dirait-on pas qu’il s’agit de
quelque pénitente ou d’une personne en religion ?
Il garde la même réserve avec les saints et les Pères : ce sont des autorités, des traditions, soit pour les mœurs, soit pour la doctrine ; des vases d’élection, non des personnes. Bossuet les a vus et suivis dans leur passage à travers cette vie ; il n’a pu les fréquenter sans faire amitié avec eux. Bourdaloue ne connaît des saints que leurs pensées ; les personnes ne lui apparaissent que sous les voiles mystiques et les traits uniformes des bienheureux.
En résumé, dans la théologie comme dans la morale de Bourdaloue, il n’y a rien pour l’imagination, et c’en est peut-être le défaut. Je sais bien que le christianisme fait la guerre aux sens, et que l’imagination étant de toutes nos facultés la plus sujette à leur influence, il est d’orthodoxie de ne lui pas être complaisant ; mais il y a un juste milieu entre lui trop complaire et ne lui faire aucune part. Le christianisme ne croit pas qu’il y ait excès à s’aider de toutes nos facultés pour faire pénétrer la lumière au fond de notre âme, à travers nos doutes, nos langueurs et nos ajournements. Il se tient à égale distance d’une spiritualité aride et du culte grossier des images.
Bourdaloue ne s’adresse qu’à la raison, par la voie du raisonnement. C’est un piège que le rationalisme protestant avait tendu au catholicisme. Une religion qui ne parle qu’à la raison risque fort de ne pas persuader, et de détourner sur elle-même les doutes qu’elle n’a pas dissipés. Les choses mal prouvées font plus d’incrédules que les choses qui s’imposent d’autorité. On a songé à réfuter Pascal, et Bossuet n’a jamais été contredit. C’est que Bossuet ne raisonne pas comme l’école ; il explique, à l’aide de tous les moyens du discours. Le raisonnement ne vient qu’en son lieu, et semble moins un procédé qu’un mouvement de l’âme. Bossuet raisonne comme le peuple fait des figures. Pendant que le dialecticien échoue devant la raison de tel petit esprit opiniâtre qui, du doute où vous l’avez laissé, passera bientôt au mépris, Bossuet, en attaquant l’homme par tous les points sensibles, abat toute contradiction, et jette l’âme la plus rebelle dans un trouble d’où sortira peut-être la foi, d’où ne sortira jamais le mépris.
§ III. Massillon.
Si Bossuet est l’orateur de la chaire, si Bourdaloue en est le dialecticien, Massillon en est le rhéteur.
Il ne faut pas prendre cette qualification par le mauvais côté. N’est pas rhéteur qui veut. Il y a souvent de l’orateur dans le rhéteur. Une imagination vive, une mémoire vaste et prompte qui sert comme d’une seconde intelligence, le talent d’écrire, la science du langage ; on n’est pas rhéteur à moins. Pourtant ce mot signifie plus d’esprit que de génie, plus d’habileté que d’invention, plus de procédé que d’inspiration véritable. C’est un art dont l’objet est moins de persuader que de plaire. On y donne plus de soin aux mots qu’aux choses, à l’éclat du discours qu’à l’efficacité, et, dans le langage même, à l’harmonie plutôt qu’à la propriété, à ce qui brille qu’à ce qui se grave.
Il y a de tout cela dans Massillon ; mais, pour être juste, mettez-y le correctif et comme le charme d’une intention toujours pure, d’une foi sincère, de la raison et de la charité. S’il est rhéteur, c’est que son procédé est trop souvent au-dessous de son dessein, et ses moyens moins bons que sa volonté.
C’est un premier trait du rhéteur, dans Massillon, que de négliger le dogme et les mystères, et de donner toute la place à l’enseignement moral. Déjà Bourdaloue avait affaibli l’autorité du sermon en y réduisant la part du dogme. Massillon, en l’omettant tout à fait, ou, ce qui est pire, en ne le rappelant que pour mémoire, fit du sermon une leçon de morale, où le christianisme ne paraît être que la plus sévère des philosophies humaines. Il tient les mystères pour établis, les difficultés de la religion pour résolues ; il craint de hérisser son discours de textes sacrés ; s’il cite les Pères, c’est pour ôter au discours l’air mondain plutôt que pour y mettre le nerf de la tradition. Le christianisme dogmatique ne lui est redevable d’aucune de ces démonstrations imposantes qui affermissent la foi ou embarrassent l’incrédulité.
La force manquait à Massillon pour les âpres méditations où Bourdaloue et surtout Bossuet avaient trouvé leur logique. Sa foi, plus douce que profonde, était facilement satisfaite, et sa vertu le menait au dogme par la morale. Il faut dire aussi que le temps où il prêchait n’était guère favorable à l’exposition théologique. Les querelles religieuses de la fin du siècle avaient lassé tout le monde. L’auditoire craignait la théologie contentieuse. Un ennemi venait de s’élever contre le christianisme : c’était la philosophie. Elle parlait aux imaginations, elle avait la faveur de la mode ; il fallait que la chaire lui disputât les esprits, et, comme la philosophie se piquait de n’avoir affaire qu’à la raison, la chaire s’accoutumait à retirer du débat le dogme qui veut le sacrifice de la raison, et n’y laissait que la morale dont les plus incrédules s’accommodent.
C’est ce que fit Massillon, et je le dis plus à son excuse qu’à sa gloire : ces sortes de transactions compromettent le principe qui a cédé. Je me fais une belle image d’un orateur chrétien se roidissant alors contre les dédains et les sourires de la philosophie, et qui se serait retranché de plus en plus dans la science du christianisme, aimant mieux rebuter la frivolité de son auditoire que de commettre le fond de la religion. Ce rôle ne tenta pas Massillon. Esprit facile, aimable, moraliste par vocation, il n’eut pas même la pensée de résister à son temps ; il parla peu du dogme à ces oreilles superbes. Servit-il du moins la foi par la morale ? J’en doute, et la vérité me force d’en dire les raisons.
En ôtant au sermon l’autorité du dogme, Massillon ne se dissimulait pas qu’il affaiblissait la chaire chrétienne : pour compenser ce désavantage, il outra la morale. La plupart de ses sermons sont impitoyables. Le mot crime, dont il caractérise les infractions à la loi chrétienne, s’y présente en mille endroits où l’on ne voudrait voir que le mot de péché. Le sermon sur le Petit nombre des élus, son chef-d’œuvre, découragerait même les saints. Il n’y a pas de paix possible pour qui l’a lu avec foi. Où fuir en effet, où se cacher ? Je ne sache que le quiétisme pour recueillir le fidèle épouvanté par cette impossibilité d’être sauvé. Il n’y a plus qu’à s’offrir à la maladie qu’on ne peut pas guérir, à courir au-devant d’une condamnation qu’on voit inévitable. Qui sait si les derniers quiétistes ne se recrutèrent pas parmi les auditeurs encore tremblants du sermon sur le Petit nombre des élus ?
Ces excès de la morale de Massillon parurent à beaucoup de gens des éclats de zèle indiscret, ou, ce qui est plus fâcheux, des figures d’éloquence. Le danger d’une morale outrée, c’est de ne pas nous convaincre des crimes dont elle nous accuse, et de nous laisser dans un doute plus favorable à la rechute qu’au repentir. En nous ôtant la force de contenter une doctrine si exigeante, elle nous en ôte jusqu’à l’envie. Je vois les mondains de la Régence, au sortir de ces sermons foudroyants, souriant des duretés de ce prêtre si doux, et tout prêts à se trouver innocents par l’impossibilité de se croire si coupables. Tel est l’effet de toute morale exagérée. La morale, même chrétienne, ne doit pas nous demander plus que nous ne pouvons, sous peine d’obtenir moins que nous ne devons. Ce qu’on dit de l’excès du droit, qui n’est que la suprême injustice, est vrai de la morale outrée ; elle peut corrompre une âme faible en lui rendant la vertu inaccessible.
N’est-il pas singulier que les grands docteurs devanciers de Massillon aient été plus doux que lui pour le pécheur ? Combien qui croient le contraire, et à qui Massillon paraît à la fois un théologien plus traitable et un moraliste plus indulgent ! Il ne faut pas cependant que ce nom aimable et populaire fasse tort à Bossuet ni à Bourdaloue. Le propre de leur morale est de se proportionner aux forces humaines. L’innocence à laquelle ils nous invitent n’est interdite à personne. Ils pensent moins à nous épouvanter qu’à nous tenir en inquiétude sur nous-mêmes, et l’honnête homme, ne le fût-il que selon le monde, ne trouve rien dans leurs prescriptions que sa conscience ne lui ait conseillé.
L’exagération du moraliste dans Massillon n’est pas seulement une sorte de compensation de ce qu’il retranchait au dogme ; je crains d’y voir une habitude de rhéteur. Le rhéteur n’a pas la véritable invention qui consiste dans les raisons moyennes ; il veut frapper fort, et il cherche dans les choses outrées la force que l’orateur trouve dans les choses justes. S’il est homme de bien et qu’il prêche la morale, je m’attends à ce qu’il soit terrible. Il accablera les gens de son innocence ; il aura des haines de tête contre les vices dont sa pureté l’a préservé, et il s’en fera des images d’autant plus affreuses, qu’il ne les aura pas même connus par la tentation. Il insultera les pécheurs ; il leur jettera la malédiction et l’anathème ; la chaire chrétienne retentira d’expressions violentes. Trop souvent le doux évêque de Clermont nous apparaît avec l’épée de l’ange exterminateur à la main.
Outre cette violence innocente, la composition, le langage, tout dans les sermons de Massillon trahit le rhéteur. La Harpe, qui le loue beaucoup trop71, a cependant dit le mot qui caractérise justement sa manière de composer ; ce mot, c’est l’amplification. L’amplification est l’éloquence des rhéteurs. Il ne faut pas la confondre avec le développement : développer est un art, amplifier n’est qu’un procédé.
Bourdaloue nous offre un beau modèle de l’art de développer. Il ne tire du sujet que des idées importantes ; aucune qui soit de trop, ou qui n’ait avec l’objet du sermon le rapport du chemin au lieu où l’on va. Son ordre n’est pas cet arrangement artificiel qui fait passer les petites raisons avant les grandes, et qui prétend amorcer l’auditeur avant de le prendre. Il n’use d’aucune raison qui ne soit, en son lieu, la raison capitale, dans un raisonnement qui croulerait si elle était fausse. Il développe les choses par leur fond ; Massillon amplifie. Le premier voit son sujet, il le circonscrit et le traite à fond ; le second le cherche encore après y être entré, et, en courant un peu au hasard après ses richesses naturelles, il suscite d’autres sujets qui étouffent le principal, comme les branches gourmandes qui épuisent l’arbre à fruit. De vaines subdivisions où il a renchéri sur la subtilité de Bourdaloue72, servent à marquer l’ordre du discours, et sont comme des jalons plantés à l’aventure dans un terrain vague et sans bornes. Cette incertitude du premier dessein se fait sentir dans l’exécution ; souvent les idées s’y pressent plutôt qu’elles ne se suivent. La plus forte vient avant la plus faible, et la même se reproduit plusieurs fois sous des mots différents. Tantôt le discours, après avoir fait un pas en avant, recule ; tantôt il tourne sur lui-même. Cependant un certain mouvement le précipite ; mais c’est comme la mer dans une décoration de théâtre : ces flots-là ne vont à aucun rivage.
Le style de Massillon a tous les défauts de l’amplification ; les figures de mots y abondent, et en particulier celles qui simulent la véhémence. La phrase y affecte presque exclusivement la forme d’une période dont les membres se font équilibre, quelquefois par le poids des idées, trop souvent par le nombre et le son des mots. Les paroles suscitent les choses, à peu près comme dans certaines poésies les rimes appellent les vers. Le bel esprit trouve à s’y mêler, et ses vaines fleurs, semées parmi tant de pieuses invectives, montrent que le désir de corriger l’auditoire ne fait pas négliger à l’orateur le soin de lui plaire73.
Que dans des sermons où le dogme a presque honte de se montrer, où la morale est excessive et la composition artificielle, où le prédicateur n’oublie pas qu’il parle devant des admirateurs de Fontenelle et de Lamotte, la langue ait fléchi, qui s’en étonnerait ? Cette langue, si hardie, si colorée dans Bossuet, si saine, si exacte dans Bourdaloue, Massillon l’a gâtée. Les nuances douteuses qu’il y prodigue l’étendent comme l’amplification étend le sujet en l’énervant, ou comme l’eau étend le vin en lui ôtant sa force.
Sans insister sur ce que le génie de la langue trouverait à y redire, on se heurte, dans Massillon, à deux défauts communs à tous les rhéteurs dans toutes les langues, l’impropriété spécieuse et la fausse précision. Pour un esprit attentif, ce sont des défauts bien autrement graves que les grosses fautes ; car les grosses fautes ne trompent personne. La fausse précision, l’impropriété spécieuse, nous font illusion. On s’imagine que beaucoup de finesse doit se cacher sous des termes qui expriment plusieurs choses à la fois, et que c’est la langue qui a fait faute à l’auteur. J’y verrais plutôt le contraire. C’est pour n’être pas tombé juste sur ce qu’il avait à dire, qu’il a dit plus, ou qu’il a dit autre chose.
Cette corruption de l’éloquence religieuse n’est nulle part plus marquée que dans le Petit Carême. On regarde pourtant ce petit livre comme le chef-d’œuvre de Massillon. Est-ce parce que les sermons y sont plus courts ? Est-ce sur la foi de l’estime qu’en faisait Voltaire qui le copia, dit-on, plusieurs fois de sa main, et qui l’avait toujours sur sa table avec Athalie 74 ? On lit si peu les sermons, qu’il se peut bien qu’on se prenne d’admiration pour ceux qu’on a lus jusqu’au bout. Et qui s’aviserait d’ailleurs de ne pas trouver bons des sermons recommandés par Voltaire ?
Massillon gagnerait, ce semble, à ce que le Petit Carême ne passât
point pour son plus beau titre. Voltaire, bien que d’un goût si sûr, ne voit pas
toujours juste. Il s’en faut qu’il soit infaillible dans ses jugements sur Corneille.
Sur Pascal, il ne s’est pas trompé seulement par passion antichrétienne. Enfin
n’a-t-il pas dit de Tacite : « C’est un fanatique pétillant d’esprit75? »
Il y a bien de la rhétorique dans les tragédies de
Voltaire. La prédilection pour le Petit Carême ne trahit-elle pas
une complaisance secrète du rhéteur en vers pour le rhéteur en prose ? Est-ce
l’éloquence qu’il y goûtait, et non pas plutôt l’habileté du langage et le tissu
souvent plus précieux que l’étoffe ? Les grands écrivains ont quelquefois la
superstition de l’artiste pour la façon ; le bien-dire les touche presque plus que le
vrai ; ils nous laissent à nous le soin de le démêler parmi ces merveilleuses adresses
de l’art, dont ils sont quelquefois épris jusqu’à en être dupes.
Les belles qualités qu’on peut louer dans le Petit Carême sont mêlées,
dans l’Avent, de moins de défauts. A l’époque où il prêchait l’Avent, Massillon était plus près des exemples de Bossuet et de
Bourdaloue, et la chaire d’où celui-ci venait à peine de descendre était encore
remplie de cet esprit de religion sévère, et de ce grand goût qui avait fait du
prédicateur le directeur des esprits non moins que des consciences. Massillon avait
encore à ses sermons le grand auditeur à qui successivement Bossuet et Bourdaloue
avaient fait plus aimer la vérité qui corrige que le bel esprit qui amuse. Après la
mort de Louis XIV, parlant à une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, charmée des
premières hardiesses de cette philosophie qui devait lui être si meurtrière, il crut
qu’il fallait rendre le sermon agréable pour rendre la religion efficace. Dans ses
duretés contre les courtisans, il laissa se glisser l’esprit de cour, et fit admirer
aux grands la main habile qui leur portait des coups encore innocents. En les
accablant, il les amusa. Plus d’un de ces grands criminels, comme il les appelait, dut
lui dire de ses sermons : « Mon père, il y a plaisir à être damné par
vous. »
Mais, même dans le Petit Carême, le rhéteur, en plus d’un endroit, redevient orateur. Au lieu de l’amplification oratoire, nous avons la vraie éloquence. La chaleur descend de la tête au cœur, les fortes raisons se succèdent et s’enchaînent dans un ordre naturel ; la stérile abondance du procédé fait place à la fécondité de l’invention ; on est ému, on sent quelque chose de ce trouble où nous tient Bossuet tant qu’il parle ; on devient attentif comme à la vigoureuse dialectique de Bourdaloue. Je reconnais là les traditions d’un grand art. Ajoutez-y les qualités personnelles de Massillon, surtout la facilité qui répand tant de grâce sur les parties solides de ses discours. Par cette facilité aimable, par certains ressouvenirs de la poésie antique, Massillon ressemble à l’archevêque de Cambrai76. Cette abondance de motifs rappelle les conseils un peu longs de Mentor à Télémaque. C’est la physionomie de l’homme, et il ne faut pas oublier que cet homme fut un des meilleurs et des plus doux de son temps. Sévère seulement du haut de sa chaire, et, comme il arrive, d’autant plus timide dans la conduite, celui qui avait supprimé les degrés dans les fautes, et pour qui tout était crime, consentait à sacrer l’abbé Dubois.
Telle est l’histoire du sermon à ses trois époques. En perfection dans Bossuet, dans Bourdaloue il se soutient ; il fléchit dans Massillon. Mais peut-être faut-il oublier ces différences, et savoir se placer au-dessus des scrupules du goût, pour porter un juste jugement sur ce magnifique recueil de nos sermonnaires, monument unique dans l’histoire des lettres, sans modèle comme sans égal chez les autres nations chrétiennes.
Dieu seul sait ce que tant de conseils de direction, tant de révélations sur le cœur humain, tant d’adresse et d’insinuation pour y pénétrer, tant d’autorité pour forcer les hommes à y lire et à se voir en face, tant d’éloquence ou persuasive, ou véhémente, ou tendre, ont dû raffermir de conduites, réveiller de consciences languissantes, ouvrir de mains pour l’aumône, relever par le repentir d’âmes dégradées par la faute, adoucir de misères, guérir de blessures, et, le moment du dernier voyage arrivé, susciter de belles morts et envoyer d’âmes consolées à la source de toute miséricorde ! Ne jugeons pas de cette morale par le mal qui a continué son cours malgré elle, mais par celui qu’elle a prévenu ou réparé. Par malheur, le mal qui se fait est le seul qui laisse un souvenir ; l’histoire l’enregistre et amuse la curiosité humaine de ses scandales ; le mal qui ne se fait pas n’est su que de celui qui seul connaît le nombre des bons et des méchants, et qui pèse les sociétés et les siècles. C’est faute de voir ce que le frein de la morale religieuse a empêché de mal, et pour n’avoir vu que ce qu’il n’en empêche pas, que l’homme en vient à lui préférer, comme règle des mœurs, les trompeuses lumières de la raison individuelle.
Notre société, notre temps, en seraient-ils arrivés là ? La morale de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, n’y serait-elle plus la loi des consciences ? Il faudrait trembler alors, car je ne sais pas quelle force spirituelle ferait vivre et prospérer une société où l’on ne croirait plus qu’à ces deux choses : la fin de la morale chrétienne et l’impossibilité de la remplacer !
II. Pertes dans la philosophie morale. Vauvenargues.
§ I.
Vauvenargues moraliste.
La philosophie morale faisait de plus grandes pertes encore que l’éloquence religieuse, en tombant des moralistes du dix-septième siècle à Vauvenargues. Cependant on a, dans ces derniers temps, qualifié cet aimable écrivain de moraliste du premier ordre. Il faut ménager de telles expressions. Du premier ordre dans un genre où le premier ordre est formé de Pascal, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Nicole, quand Nicole écrit le Traité des moyens de conserver la paix parmi les hommes, cela veut dire que Vauvenargues est leur égal ; c’est en dire trop.
Il y a bien des raisons pour lui contester le rang que lui assigne la prévention de ses panégyristes. Je n’en veux donner qu’une seule : il lui manque l’autorité. L’autorité d’un moraliste lui vient du principe même de sa morale. Ce n’est pas assez que ses maximes aient été des vues désintéressées de son esprit ou des inspirations de son cœur ; il lui faut une foi qui donne à sa morale le caractère d’une croyance transmise, et qui la mette au-dessus de ce droit capricieux que nous avons sur nos pensées.
La foi dans la morale chrétienne, comme science de l’homme et comme règle des mœurs, est le principe commun aux immortels devanciers de Vauvenargues. La guerre aux passions, voilà leur objet. Dans les plaintes poignantes qu’exhale Pascal sur la misère de l’homme, dans les peintures que La Bruyère a tracées de nos ridicules, dans les soupçons violents dont La Rochefoucauld nous poursuit, dans les conseils de charité que nous insinue le doux Nicole, le trait commun, c’est que les passions y sont traitées en suspectes. L’autorité de ces grands moralistes est surtout dans l’unanimité de leur défiance contre les passions. Que les passions refusent de se rendre à cette autorité, qu’elles se regimbent, que m’importe ? La meilleure preuve de l’existence de l’autorité est la résistance qu’on lui fait.
L’autorité de La Rochefoucauld n’est pas d’autre sorte que celle de Pascal, de Nicole, de La Bruyère.
C’est vouloir se tromper que d’en faire honneur à ce qu’on appelle son grand style. Grand style, soit ; pourvu que cette grandeur ne soit pas creuse, et qu’elle lui vienne des vérités qui remplissent les mots. On en veut beaucoup à la Rochefoucauld, c’est tout simple ; ce sont en grande partie ses originaux qui réclament ; ils ont leurs raisons pour croire qu’à vouloir expliquer toutes les conduites des hommes par l’intérêt, on les calomnie. Ils seraient bien aises d’arracher de nos mains le flambeau que La Rochefoucauld y a mis pour nous les faire reconnaître. Cependant quelques honnêtes gens qu’il a peut-être méconnus, se plaignent aussi, quoique moins haut. Qu’il nous ait par moments jugés par prévention plutôt que sur pièces, je ne le nie pas ; mais là même il ne cesse pas d’être vrai ; et, pour le trouver vrai, il suffit qu’en méditant avec candeur sur les plus sévères de ses maximes, nous ne nous sentions pas incapables de toutes les fautes dont nous sommes innocents.
Dans ces quatre grands moralistes, ce qui fait l’autorité, c’est une règle uniforme, et cette règle est comme un corps de prescriptions contre les passions. L’un nous montre leur impuissance pour notre bonheur ; l’autre, leur étroite affinité avec nos travers et nos vices ; celui-ci, l’obstacle incessant qu’elles font à notre paix avec nous-mêmes et avec les autres ; celui-là, leur présence, soit visible, soit inaperçue, dans toutes nos actions et toutes nos pensées. Tous les quatre leur font la même guerre, ici ouvertement et avec colère, là par des insinuations, ailleurs par des railleries ; le plus indifférent les déshonore en s’amusant. C’est bien sévère, je le sais ; mais ce qui n’est pas cela n’est pas la morale. Appelez-le d’un autre nom, si beau que vous voudrez, soit ; mais laissez le nom de morale à l’art de nous mettre en défense contre nos passions, et donnez le titre de moralistes de premier ordre à ceux-là seuls qui ont le mieux enseigné cet art, et qui, dans nos combats contre nous- mêmes, nous ont pourvus des meilleures armes.
Si Vauvenargues n’est pas de ceux-là, c’est qu’au lieu de nous prévenir contre nos passions, il nous les recommande. Peu s’en faut qu’il ne prenne leur défense contre le mal que ses prédécesseurs nous en ont dit. Il jette de la défaveur sur les vertus chrétiennes, la prudence, l’humilité, le manque d’ambition, la crainte de soi-même qu’il appelle servile. Au contraire, il loue l’ambition, il exalte l’amour de la gloire ; il veut que l’homme vive de toute sa vie, de toutes ses forces, de toutes ses passions même, à charge de les conduire et d’en rester maître. Il est très vrai qu’il n’entend pas leur lâcher la bride ; mais à quoi bon la restriction ? Elle arrive quand le mal est fait, et que, loin de pouvoir conduire sa passion, l’homme n’est plus maître de son âme. Honorer, relever, encourager les passions, les envier presque comme des prérogatives, — Vauvenargues va jusque-là, — sauf à leur tracer après un champ et des limites ; autant courir après la pierre une fois lancée. Il n’est plus temps ; on a ôté un dernier scrupule à la passion et fait tomber une dernière résistance.
Que penserait-on, en littérature, d’un critique qui s’évertuerait à nous prouver que nous avons le droit de faire du nouveau à tout prix, et qui pousserait à la production des livres, au nom des libertés de l’esprit humain ? Il faut réserver le titre de critique à celui qui nous avertit, non de ce qu’il nous est loisible, mais de ce qu’il nous est périlleux d’écrire, et qui nous enseigne les devoirs de l’écrivain et les droits du lecteur. Pourquoi Boileau est-il un critique de premier ordre ? C’est qu’il nous dit, en vers excellents, ce qu’il ne faut pas faire, et même ce qu’il faut vouloir faire malgré nous.
La morale, pour tout dire, n’est pas une transaction. Elle n’est pas non plus la théorie de la conduite d’un d’homme, fût-ce le plus homme de bien, fût-ce un sage. Elle n’affecte pas d’ailleurs d’ignorer notre nature. Elle sait aussi que la coutume, les mœurs publiques, l’opinion, toutes ces règles inégalement variables, nous instruisent assez de ce qui nous est permis, outre notre propre penchant et l’exemple des autres. A quoi bon nous l’enseigner avec complaisance ? Belle découverte que de nous dire que les passions ont du bon, qu’elles peuvent être des aiguillons pour le bien, que la vertu n’est souvent qu’une passion réglée ! Le moraliste a mieux à faire que cela. Il nous rappelle ce qui échappe à notre mémoire fragile ou subornée. Il nous montre qu’il y a plus loin d’une passion à une vertu qu’à un vice ; il nous tient en défiance contre nous-mêmes ; et, quand il est un Pascal, il nous passionne contre nos passions. Rien n’est de trop pour que l’avertissement arrive aux plus sourds, et l’inquiétude aux plus tranquilles. La sévérité, l’ironie, la prévention qui tient en haleine même l’innocence, tout sert, tout est bon pour cette défense incessamment nécessaire de la conscience contre l’appétit, de l’âme contre le corps. Nous cherchons pourquoi nos grands moralistes sont grands écrivains. Il est vrai qu’ils le sont de génie ; mais leur génie, c’est la foi en la morale chrétienne, et cette morale est la suprême vérité sur la nature humaine.
Vauvenargues, en louant les passions, ne fait que prendre parti, à son insu, pour les relâchements de son temps contre les sévérités du temps précédent. Il ne rend pas la morale plus pratique ; il l’accommode à la pratique de son siècle, ce qui est fort différent. Il y a un excès insupportable à dire qu’il restitue à l’homme ses vertus. On ne peut pas, dans un même temps, restituer à l’homme ses vertus et le réconcilier avec ses passions. La vertu, c’est la force qui résiste à la passion. Vanter à l’homme ses passions, même en arrêtant l’éloge où commencent leurs dangers, c’est risquer de diminuer la force qui leur tient tête. Je vois bien l’intention de Vauvenargues, et elle est à sa louange : il croit que ses devanciers, en dépréciant les passions, ont ôté à l’homme l’aiguillon ; il veut le lui rendre, mais il lui ôte le frein.
Car enfin quelle est dans Vauvenargues la règle du devoir ? Je vois bien des maximes, et des meilleures, et de quoi faire plus qu’un homme de bien. Mais je préférerais moins de maximes et plus de principes. Les maximes sont de la personne ; elles forment comme une sagesse individuelle, accommodée à l’humeur, à la bonne et à la mauvaise santé, aux revers et aux succès ; les principes sont des règles à l’aide desquelles l’homme domine et conduit la personne. Il y a dans Vauvenargues beaucoup d’opinions honnêtes, d’impressions vertueuses qu’il convertit en maximes ; il n’y a pas de principes. La vertu n’est qu’une convenance de sa noble nature ; ce n’est pas une loi pour tous et dans les forces de tous. Par ses devanciers on se sent conduit ; et si par moments on leur résiste, si l’on cherche à se dégager de la main impérieuse d’un guide qui vous entraîne, cela même est encore excellent ; car, soit qu’on suive, soit qu’on refuse de marcher, on sait ce qu’on fait, et l’on reçoit un avertissement qui ne s’oublie pas. C’est proprement l’effet de l’autorité dans les grands hommes et c’est ce qu’on ne sent pas dans Vauvenargues.
Mais cette humeur, ces vues, ces impressions personnelles, ces épanchements de cœur, ces retours sur soi-même, tout ce qui est de sa propre histoire dans sa morale, voilà le vrai charme de cet aimable auteur. S’il n’est pas de ceux qu’on prend pour guides, il est de ceux qu’on voudrait avoir pour amis. Homme de son temps par la confiance naïve qu’il témoigne aux passions, par son peu de goût pour les règles trop sévères, combien n’est-il pas meilleur que son temps par sa candeur, par sa bonté, par une intégrité de vie que rendait si difficile et si méritoire la pire des pauvretés, celle d’un gentilhomme qui ne peut pas soutenir son état ! C’est par ses vertus mêmes qu’il est inconséquent. Il ne veut pas pour lui des facilités de sa morale. A la différence de bien des prêcheurs de sagesse, sa pratique vaut mieux que ses leçons.
Serait-il devenu conséquent ? Chrétien par la douceur et la pureté, le serait-il
devenu par la croyance ? Aurait-il fait une fin chrétienne et trouvé la paix dans la
foi aux sources divines de l’unique morale ? On a de lui une méditation sur la foi et
une prière que Voltaire veut lui faire supprimer comme « affligeant sa
philosophie. »
Il les maintient. Est-ce comme actes de foi, ou seulement
parce qu’il ne rougit pas d’avoir eu des aspirations chrétiennes, et peut-être aussi
par tendresse d’auteur pour des pages brillantes ? Il y a eu là tout au moins un jour
où la religion de sa mère lui a parlé. Je doute pourtant que la voix eût été enfin
écoutée. On avait, au temps de Vauvenargues, bien des illusions sur les passions ; on
en avait bien plus encore sur la raison. On la croyait infaillible depuis qu’on la
voyait émancipée. Il eût fallu un saint pour douter de la sienne, et Vauvenargues
n’est qu’un héros.
Mais ce qui me fait croire que la grâce n’était pas près de parler, c’est que, dans un portrait qu’il a fait de lui, à une époque où l’approche des dernières souffrances avait dû achever d’épurer sa belle âme, s’il y a des paroles douces, vertueuses, généreuses, il n’y en a pas d’humbles77. Tout l’orgueil du dix-huitième siècle s’est ligué pour empêcher Vauvenargues de s’humilier. Je suis sûr qu’il est bien mort ; je voudrais être sûr qu’il a emporté en mourant les suprêmes espérances.
§ II.
Vauvenargues peintre de caractères.
Comme peintre de mœurs et de caractères, il faut se garder de comparer Vauvenargues au modèle du genre, La Bruyère. Il serait même bon, pour rester juste envers le disciple, d’oublier le maître. Mais cela se peut-il ? Nous ne nous détachons pas à volonté de ces types qui ont pris possession de nous, parce qu’ils sont nous-mêmes. C’est surtout pour la partie descriptive de sa morale, que le temps a manqué à Vauvenargues. Les peintures de caractères ne se font pas de fougue : s’il y a un genre où la jeunesse ne soit pas une qualité, c’est celui-là. Le temps seul donne la science, les solides couleurs, la variété, l’abondance des traits qui permet la sévérité du choix. Il faut que cela
s’écrive sur le tard, ou par un homme de génie qui a su dès sa jeunesse toute la vie humaine.
Vauvenargues, d’ailleurs, n’a pas bien pris le genre. Par la peur d’imiter, qui est
un piège comme l’imitation elle-même, il n’a pas voulu, dit-il, peindre les ridicules,
« mais des mœurs plus fortes, des passions, des vices, des caractères
véhéments, des portraits historiques. »
Comme s’il n’y avait rien de tout
cela dans ses devanciers ! D’ailleurs, en fait de portraits, on ne fait pas ce qu’on
veut ; on peint ce qui existe. Aussi Vauvenargues, ne trouvant pas de caractères sous
sa main, en imagine, ce qui est tout autre chose. La plupart de ses portraits sont si
complexes et si vastes, qu’on dirait une collection de traits mis en réserve pour
quelque travail ultérieur de triage et de choix. Tel de ses caractères est une foule
confuse ; ce n’est pas une personne.
Dans La Bruyère je vois des physionomies ; dans Vauvenargues, bon nombre de visages
n’ont rien d’individuel. Voici, par exemple, un homme qui professe, entre autres
maximes, « qu’on ne gagne point les hommes sans les tromper ; que l’honneur est
la chimère des fous, qu’il y a peu de sciences certaines ; que l’homme du monde le
plus digne d’envie est celui qui a le plus d’empire sur l’esprit d’autrui ; que
l’homme le plus heureux et le plus libre est celui qui a le moins de préjugés et de
devoirs. »
Quel est au juste ce personnage ? Est-ce quelque politique de
l’école de Machiavel ? Est-ce un de ces ambitieux qui s’appellent du nom plus exact
d’intrigants ? Est-ce simplement un sceptique ou quelque épicurien de l’école
d’Horace ? Est-ce un juge qui raille ? Enfin, ne serait-ce pas, sous un autre nom, le
même que Vauvenargues appelle ailleurs Lipse, ou l’homme sans
principes ? Non, ce n’est aucun de ceux-là ; je vous le donne à deviner ;
c’est Othon, ou le débauché. Et cet autre personnage que Vauvenargues
nous montre passant toute la matinée à se laver la bouche, n’est-ce point Othon
lui-même ? Point du tout : c’est l’homme pesant.
Dans les caractères de Vauvenargues, comme dans sa morale, le meilleur c’est ce qui le peint lui-même, ce sont les traces de sa vie douloureuse, c’est sa propre physionomie. On en trouve presque à chaque page les traits aimables et délicats : ici une bouche que la bonté rend souriante ; là un froncement de sourcils au souvenir de quelque injustice ou sous la pointe de la souffrance ; ailleurs les rides avant l’âge, stigmates touchants des injures de sa destinée. On peut, avec ces parcelles de la vie de Vauvenargues, le ressusciter et se le rendre présent ; on le voit et on l’aime.
§ III.
Vauvenargues critique.
Vauvenargues me paraît plus original comme critique que comme moraliste. Critique n’est peut-être pas le mot juste ; spéculatif littéraire conviendrait mieux. C’est à la fois quelque chose de plus et quelque chose de moins : de moins, parce que Vauvenargues n’a pas la science du critique ; de plus, parce qu’il a ce que la science ne donne pas et ce qu’elle ôte quelquefois, la naïveté du sentiment.
Cette naïveté est son cachet. Elle relève le prix de tout ce qu’il dit de juste ; elle donne de la grâce à ses erreurs. Vauvenargues ne voit pas les fautes des autres par trop d’estime pour lui-même, ni par excès de complaisance pour son propre jugement ; il ne critique pas les gens pour s’élever sur leur réputation diminuée ; il n’attaque pas les noms consacrés pour rabaisser des rivaux. Sa critique est toute de sentiment.
Le sentiment est un excellent juge des beautés littéraires ; c’est même le meilleur, je le veux bien. Mais s’il nous découvre ce qu’il y a de plus admirable dans les livres, il ne nous avertit pas de tout ce qui est à admirer. Il est la partie la plus exquise du jugement dans la critique : il n’est pas tout le jugement. Vauvenargues juge pour les lecteurs de sa façon, pour ceux qui jugent par sentiment ; mais ils sont rares ceux qui lisent comme ceux qui écrivent avec le cœur. Il y a des beautés qui se sentent et d’autres qui se voient, et il se trouve beaucoup plus de gens pour les secondes que pour les premières. Le critique supérieur est celui que touchent les unes comme les autres. Mais à une époque où l’on voyait tant et où l’on sentait si peu, cette prérogative donnée au sentiment dénote en Vauvenargues un critique supérieur.
Dans sa morale, il n’est guère que de son temps ; et, quoi qu’on dise, être de son temps n’est pas assez. Sa théorie des passions, c’est un peu la morale du plaisir, ou du bonheur, comme Voltaire appelait honnêtement le plaisir, professée par un homme meilleur que ce qu’il enseigne. Il n’est que le plus retenu de ses contemporains dans une doctrine glissante, et peut-être le seul disciple inconséquent de l’école commune.
Dans sa critique, il n’est pas seulement meilleur que son temps, il est contre son temps.
C’était alors le règne du bel esprit. Beaucoup d’esprit sans justesse, la recherche de ces choses qui flottent entre le vrai et le faux, et qu’on appelle complaisamment le neuf, nul besoin de penser pour croire, la fureur de se distinguer des autres par laquelle on arrive si vite à ressembler à tout le monde : tels sont les traits de beaucoup de ceux qui font du bruit dans les lettres au temps de Vauvenargues. Quelques-uns rencontraient souvent la vérité, mais on les admirait plus souvent pour l’avoir manquée.
C’est au beau milieu de ces chercheurs d’énigmes, de ces faiseurs d’épigrammes, c’est
dans ce cliquetis de traits ingénieux que Vauvenargues arrive avec la passion du vrai,
lequel apparaît en même temps à son esprit comme un idéal, à son cœur comme une règle
de conduite. En quel dégoût il prend tout d’abord cette orgie de bel esprit !
Donnez-lui donc un homme sans esprit, avec lequel il ne faudra pas à toute force en
avoir, de quelle ardeur il ira se réfugier dans son entretien, contre le jargon et les
épigrammes des gens à la mode ! « Ô charmante simplicité ! s’écrie-t-il,
j’abandonnerais tout pour marcher sur vos traces ! »
Aussi goûte-t-il médiocrement certaines admirations de son temps. La principale, c’était Fontenelle auquel il a grand’peine à pardonner la préférence ouverte ou secrète que tant de gens donnaient à son esprit sur « le sublime de M. de Meaux. » C’étaient ensuite les Lettres persanes dont « l’imagination » passait, dans le goût public, avant « la perfection » des Lettres provinciales, « où l’on est étonné », dit-il, « de voir ce que l’art a de plus profond avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. » Toute la critique de Vauvenargues se résume en ceci : justice un peu froide pour son temps ; préférence de sentiment et de goût pour le dix-septième siècle. Sans doute il n’était pas le seul de cet avis. Le dix-septième siècle comptait encore bon nombre d’admirateurs fidèles. Mais l’autorité n’était plus là. Elle était du côté de ces novateurs qui impatientent si fort Vauvenargues, et pour qui admirer le dix-septième siècle n’était qu’un préjugé passé de mode.
Il est bien vrai qu’à l’époque où Vauvenargues voulait ramener les esprits vers les écrivains du dix-septième siècle, Voltaire avait déjà, dans le Temple du goût, dit son mot sur les plus grands. Il y avait là sans doute de quoi avertir un bon entendeur, non de quoi le convaincre ni le passionner. Dans le Temple du goût, d’ailleurs, dont Voltaire est le dieu, le goût c’est le petit, et celui de Vauvernargues c’est le grand, auquel le petit prépare mal, quand il ne l’ôte pas tout à fait. C’est donc bien de son fonds, c’est de son cœur ingénu qu’est sorti le premier jugement supérieur, exprimé au dix-huitième siècle, sur les grands auteurs du dix-septième.
Les deux plus difficiles à bien juger alors, c’étaient Boileau et Racine. En n’étant que juste, on risquait encore de n’avoir pas le public pour soi. Les admirer, c’était frapper au visage Fontenelle et ses amis, encore engagés dans la vieille querelle entre Corneille et Racine. Vauvenargues n’hésite pas ; il dit son sentiment, mais sans la moindre pensée de polémique. Il ne veut pas affliger de ses préférences Fontenelle qu’il admire, quoique sans illusions. On n’avait encore rien dit d’aussi juste sur Boileau. L’excellent, le moins bon, le médiocre de l’homme, sont pesés dans la plus fine balance. Et quelle justesse dans cette remarque générale sur l’imagination du style et de l’expression, considérée comme une qualité de génie chez les poètes ! Voltaire, pour le dire en passant, n’était pas de cet avis. Il ne voit le génie que dans l’invention et le dessein. Il avait ses raisons pour cela. Il osait plus se croire poète par l’invention que par la langue, où il s’inquiétait de la concurrence des poètes du dix-septième siècle, même de Boileau.
Le jugement sur Racine est également neuf et plus complet encore. Est-ce donc un jugement ? Le mot est trop sévère pour tout ce qu’expriment d’aimable, de tendre, de charmant, ces pages où Vauvenargues semble moins un critique appréciant Racine, qu’une belle âme parlant de la plus douce de ses amitiés intellectuelles. C’est ainsi qu’il faudrait parler des livres. Mais combien savent lire les livres de façon à en parler comme Vauvenargues ?
Si Vauvenargues est injuste envers Corneille, c’est par dépit contre les admirateurs
outrés qui croyaient enrichir Corneille de tout ce qu’ils ôtaient à Racine. Les gens
qui aiment bien Racine l’aiment de cœur, et c’est au cœur qu’on les touche quand on
dit du mal de leur poète. Quoi qu’il en soit, Vauvenargues a eu tort de ne pas
appliquer à Corneille sa très juste maxime, « qu’il ne faut pas juger des
hommes par leurs défauts. »
Remarquer les défauts de Corneille est le droit
de la vérité ; s’y montrer sensible jusqu’à garder, en lisant les beaux endroits, un
peu de la mauvaise humeur que donnent les fautes, c’est un travers. Vauvenargues n’y a
pas échappé. Il est trop ému des défauts de Corneille, et surtout do cette grandeur
outrée qu’il a fort raison de distinguer de la vraie. Vauvenargues voit pourtant la
vraie par moments ; je n’affirmerais pas qu’il la sentît. L’image de la fausse n’est
pas dissipée quand il arrive à la vraie, et il continue longtemps à les confondre.
Personne ne lui a appris Racine ; mais il a fallu que Voltaire lui apprît Corneille.
Encore ne l’admire-t-il que par déférence : il ne conteste plus, il ne croit pas
encore.
Son peu de goût pour Molière va jusqu’à l’injustice. Fénelon lui avait passé ses
préventions, qu’il exagère. Dans Corneille, il est trop choqué des défauts que tout
monde y voit ; les défauts qu’il reproche à Molière, il les lui prête. Et cependant,
c’est dans Molière qu’il admire « ces dialogues qui jamais ne languissent,
cette forte et continuelle imitation des mœurs qui passionne ses moindres discours,
ce naturel, cause de sa supériorité sur tous les autres dans la comédie. »
Il est étonnant qu’on s’arrête en si beau chemin, et qu’un critique touché jusque-là
n’ait pas été entièrement conquis. Il est encore plus étonnant que le cœur de
Vauvenargues n’ait pas senti celui de Molière, jusque dans cette gaieté si franche et
si communicative, sous laquelle sont ces pleurs secrets que le divin génie de Virgile
a appelés les larmes des choses.
Mais le cœur ne se partage pas, et Vauvenargues avait donné tout le
sien à Fénelon. Quel accent, quel élan de tendresse dans cette apostrophe à « l’ombre
illustre », et à « l’aimable génie qui fit régner la vertu par l’onction et la
douceur ! »
C’est un chant qui lui échappe en contemplant l’idéal même de
« la simplicité charmante. »
Rien de plus vrai que ses vives esquisses de La Fontaine, de Montaigne, de Pascal, de La Bruyère, où, n’en déplaise à la Harpe, il a si fort raison de trouver du pathétique. Ce sont moins des jugements que des confidences sur les douceurs de son commerce avec ces grands hommes. Voilà pourquoi ce qu’il en dit est si juste. Pour Pascal surtout, il ne nous a guère laissé qu’à penser comme lui ou à n’être pas dans le vrai. Avec quelle finesse de jugement, comparant Pascal et Bossuet, il fait des distinctions jusque dans leur gloire commune, la plus haute où se soient élevés, dans les choses de l’esprit, des hommes mortels ! S’il penche secrètement pour Pascal, c’est qu’entre Pascal et lui il y a le lien de la souffrance ; mais sa préférence n’enlève rien à Bossuet.
Cette justice nous paraît aujourd’hui facile ; elle ne l’était pas au temps de
Vauvenargues. Penser tout cela était du bonheur, le dire tout haut était témérité.
Pour mettre Racine à son rang, non seulement Vauvenargues n’est point aidé par son
temps, mais il l’a contre lui. Dans ses jugements sur Pascal et Fénelon, il en dit
beaucoup trop au gré de Voltaire. La première édition du Temple du
goût contenait cette phrase sur Bossuet : « Bossuet, le seul éloquent
entre tant d’écrivains qui ne sont qu’élégants. »
Vauvenargues osa réclamer
en faveur de Pascal et de Fénelon, dépouillés au profit de Bossuet78. Voltaire effaça la phrase. Une autre fois, au bas d’un
passage où Vauvenargues parlait de « la vérité » dont Bossuet « fait sentir
despotiquement l’ascendant »
, — de la vérité ! oh ! avait
écrit en note Voltaire. Vauvenargues lit la note et maintient sa phrase, n’approuvant
pas plus Voltaire dans ce qu’il veut ôter à Bossuet, que dans ce qu’il lui donnait
tout à l’heure au détriment de Pascal et de Fénelon.
Je touche à ce qui fut l’honneur commun de Vauvenargues et de Voltaire : c’est cette amitié qui lia un moment le jeune officier débutant dans les lettres et l’écrivain illustre, déjà en possession de la faveur publique. Des deux côtés elle fut vraie. Vauvenargues devait à Voltaire ces premiers encouragements qui versent dans le cœur du jeune écrivain la confiance, l’espoir, la patience, et qui, pour quelques-uns, ont été plus d’une fois le pain de la journée. Qui sait même si ces premiers regards de la gloire, dont Vauvenargues compare la douceur à celle des premiers rayons de l’aurore, ne sont pas le premier coup d’œil que jeta Voltaire étonné et charmé sur les Réflexions critiques du jeune écrivain ? Voltaire avait trouvé en Vauvenargues un de ces rares admirateurs qui savent parler à un homme de génie de ses qualités et de ses défauts sans intérêt. Il l’aime comme un homme mûr aime un jeune homme qu’il respecte.
De même que toutes les amitiés sincères, celle-ci fut utile aux deux amis. Voltaire ramena Vauvenargues à Corneille et à Molière ; Vauvenargues rendit Voltaire plus juste envers Pascal et Fénelon.
Si le plus jeune eût vécu, qu’elle eût été son influence sur l’aîné ? Voltaire avait-il trouvé son Quintilius Varus, ou l’ami « prompt à vous censurer » de Boileau ? « Si vous étiez né quelques années plus tôt, écrivit-il à Vauvenargues, mes ouvrages en vaudraient mieux », Voltaire était-il sincère ? Je le crois. S’il aima les louanges de tout le monde, il sut aimer aussi les critiques des gens qui lui voulaient du bien. Celles de Vauvenargues défendaient le génie du maître contre les défauts de son temps. Il était d’ailleurs dans les conditions où un critique a la chance de se faire écouter : assez célèbre pour recommander ses jugements, pas assez pour donner de l’ombrage. Mais à quoi bon ce rêve d’une amitié que devait interrompre, dès ses premières douceurs, la mort prématurée de l’un des deux amis ? Suffisait-il que Vauvenargues vécût quelques années de plus, pour que le dix-huitième siècle, ce temps des liaisons intéressées, et fragiles, où les amis ressemblent à des partisans enrôlés sous un chef, vît un exemple nouveau de ces amitiés littéraires dont la gloire aimable s’ajoute à toutes celles qui ont valu au dix-septième siècle son nom de grand ?