(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIe entretien. Balzac et ses œuvres (1re partie) » pp. 273-352
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(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIe entretien. Balzac et ses œuvres (1re partie) » pp. 273-352

CVIe entretien.
Balzac et ses œuvres (1re partie)

I

Balzac ! — Voilà un nom de vrai grand homme ! — Un grand homme fait par la nature, et non par la volonté ! — « Je suis un homme, disait-il, je puis avoir un jour autre chose que l’illustration littéraire : ajouter au titre de grand écrivain celui de grand citoyen, est une ambition qui peut tenter aussi !… » (Lettre à sa sœur et confidente, Mme de Surville, en 1820.)

Balzac était digne de se comprendre ainsi lui-même et de se mesurer tout entier devant Dieu et devant sa sœur en 1820 ; il avait tout en lui : grandeur de génie et grandeur morale, immense aristocratie de talent, immense variété d’aptitudes, universalité de sentiment de soi-même, exquise délicatesse d’impressions, bonté de femme, vertu mâle dans l’imagination, rêves d’un dieu toujours prêts à décevoir l’homme…… tout enfin, excepté la proportion de l’idéal au réel ! Tous ses malheurs, et ils furent grands comme son caractère, ont tenu à cet excès de grandeur dans son génie ; ils dépassaient, non pas son esprit infini et universel, mais ils dépassaient le possible ici-bas : voilà la cause fatale et organique de ses coups d’ailes et de ses chutes. C’était un aigle qui n’avait pas dans sa prunelle la mesure de son vol.

Mettez la fortune de Bonaparte dans la destinée de Balzac, il eût été complet ; car il aurait pu ce qu’il imaginait !

« Le réel est étroit, le possible est immense ! » ai-je dit moi-même dans un autre temps.

Un esprit gigantesque contrarié et taquiné par une mesquine fortune, voilà l’exacte définition de ce malheureux grand homme.

C’est à nous d’oser le dire, nous qui avons eu le bonheur triste de vivre côte à côte avec lui de son temps, et qui ne devons pas avoir la lâcheté d’attribuer à cet homme unique les torts de la fortune.

Ce n’est pas de l’auteur que je parle ainsi, c’est de l’homme : l’homme en lui était mille fois plus vaste que l’écrivain. L’écrivain écrit, l’homme sent et pense. C’est par ce qu’il a senti et pensé que j’ai toujours jugé Balzac.

II

La première fois que je le vis, c’était en 1833 ; j’avais presque toujours vécu hors de France ; et encore plus loin de ce monde (du demi-monde littéraire dont parle le grand fils du grand Alexandre Dumas). Je ne connaissais que les noms classiques de notre littérature, et encore très peu, excepté Hugo, Sainte-Beuve, Chateaubriand, Lamennais, Nodier, et en grands orateurs, Lainé, Royer-Collard ; toutes les péripéties des demi-fortunes qui s’agitaient dans la région militante, théâtrale ou romanesque de Paris, m’étaient étrangères : je n’avais pas approché une coulisse, je n’avais pas lu un roman excepté Notre-Dame de Paris. Je savais seulement qu’il existait un jeune écrivain du nom de Balzac ; qu’il annonçait une originalité saine ; qu’il lutterait bientôt avec l’abbé Prévost, l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité, du Doyen de Killerine et de Manon Lescaut, ce roman de mauvais aloi dont les critiques du moment réchauffaient la verve suspecte. Effacer de l’âme humaine l’honneur et la vertu, comme dans le chevalier Des Grieux, ce n’est pas élever le monde et l’amour, c’est les abaisser et les rétrécir ; Manon Lescaut, malgré l’engouement de ses jeunes enthousiastes, vrais ou faux, ne me paraissait qu’un Manuel de courtisane, et son amant qu’un monomane de débauche qu’on ne peut plaindre qu’en consentant à le mépriser.

Cependant il m’était tombé par aventure sous la main une page ou deux de Balzac, où l’énergie de la vérité et la grandeur de l’accent m’avaient ému fortement. Je m’étais dit : « Un homme est né ; si l’opinion le comprend, et si l’adversité ne l’effeuille pas dans le ruisseau de la rue de Paris, ce sera un jour un grand homme ! »

III

Peu de temps après, je le rencontrai à dîner, en très petit comité, dans une de ces maisons neutres de Paris, où se rencontraient alors, comme dans un lieu d’asile de l’antiquité, les esprits indépendants de toute nuance. C’était chez un homme de ce caractère qui créait en ce temps-là la Presse. La Presse, œuvre de M. Émile de Girardin, en se moquant avec un immense talent des fausses passions et des lieux communs d’opposition banale, promettait un nouvel organe où M. Émile de Girardin en politique, Mme Émile de Girardin en sel attique, donnaient à ce journal un double succès d’enthousiasme. Ils créaient à eux deux l’individualité, cette force inconnue dont se composent, au bout d’un certain temps, toutes les forces collectives d’un pays, force qu’on commence par railler et qu’on finit par subir. Il y faut, il est vrai, un grand et double talent, une audace intrépide dans l’homme, une originalité éblouissante dans la femme. Comment ce jeune homme et cette jeune femme s’étaient-ils rencontrés et s’étaient-ils unis pour cette œuvre ? C’était un miracle de l’amour, du hasard et du destin. Ce miracle était accompli, et triomphait sans contestation dans l’homme et dans la femme. Je l’avais vu naître quelques années avant, dans un petit entresol de la rue Gaillon. Je l’avais vu croître, puis je l’avais vu s’accomplir. Rentré en France quelques années après, j’en jouissais par une vive et sincère amitié pour le mari et pour la femme.

L’esprit chez tous les deux était héréditaire : le père de M. de Girardin était l’excentricité transcendante, le gentilhomme à grandes idées et à grands projets à tout prix, le radical de l’imagination. J’ai été très lié avec lui, sans pitié pour son radicalisme, qui n’est pas de ce monde, et qui n’est bon qu’en songe sur cette terre des réalités. Il me faisait admirer et sourire. Dans les premiers mois de la république, il m’apportait plus de plans de finances qu’un gouvernement en fusion ne pouvait en entendre et en écarter. Il faut du loisir et de la sécurité à longue échéance pour jouer avec les rêves. Entre deux rêves on jette son pays dans l’abîme ou dans le problème qu’on n’a pas le temps de résoudre. Il y a un peu de cela de temps en temps dans le fils, sauf le talent, qui est neuf et immense. Mais celui qui n’a pas connu le père ne peut pas comprendre le fils. Il lui fallait, pour comprendre sa valeur, un gouvernement dictatorial assis sur la popularité d’un nom indiscutable, et pouvant tout oser.

Mme Émile de Girardin, fille de Mme Gay, qui l’avait élevée pour lui succéder sur deux trônes, l’un de beauté, l’autre d’esprit, avait hérité, de plus, de la bonté qui fait aimer ce qu’on admire. Ces trois dons, beauté, esprit, bonté, en avaient fait la reine du siècle. On pouvait l’admirer plus ou moins comme poète, mais, si on la connaissait à fond, il était impossible de ne pas l’aimer comme femme. Elle a eu de la passion, mais point de haine. Ses foudres n’étaient que de l’électricité ; ses imprécations contre les ennemis de son mari n’étaient que de la colère ; cela passait avec l’orage. Il faisait toujours beau dans sa belle âme, ses jours de haine n’avaient point de lendemain.

Elle avait des sœurs tout aussi distinguées, quoique moins célèbres, qui avaient moins de poésie, mais autant d’esprit anecdotique qu’elle-même. L’une d’entre elles, Mme O’Donnell, passait pour lui fournir son répertoire le plus piquant, quand elle entreprit son chef-d’œuvre de prose, le feuilleton de la Presse, qui contribua tant à sa popularité.

Avant, pendant, après, j’étais resté son ami quand même, je lui devais bien cette constance d’affection, et celle qu’elle avait pour moi, bien que désintéressée, méritait l’immutabilité d’une reconnaissance surnaturelle. Tous les jours, quand je passe triste devant cette place vide des Champs-Élysées, où fut sa maison, plus semblable à un temple démoli par la mort, je pâlis, et mes regards s’élèvent en haut. On ne rencontre pas souvent ici-bas un cœur si bon et une intelligence si vaste.

Elle savait mon désir de connaître Balzac. Elle l’aimait, comme j’étais disposé à l’aimer moi-même. Nul cœur et nul esprit n’était plus façonné pour lui plaire. Elle se sentait à l’unisson avec lui, soit par la gaieté avec sa jovialité, soit par le sérieux avec sa tristesse, soit par l’imagination avec son talent. Lui aussi sentait en elle une créature de grande race, auprès de laquelle il oubliait toutes les mesquineries de sa condition misérable.

IV

Quand j’arrivai très tard, retenu que j’avais été par une discussion à la chambre, j’oubliai tout moi-même pour contempler Balzac. Il n’avait rien d’un homme de ce siècle. On aurait cru en le voyant qu’on avait changé d’époque et qu’on était introduit dans la société d’un de ces deux ou trois hommes naturellement immortels, dont Louis XIV était le centre, et qui se trouvaient chez lui comme chez eux, à son niveau, quoique sans s’élever ou sans s’abaisser du leur : — La Bruyère, — Boileau, — La Rochefoucauld, — Racine, — et surtout Molière ; — il portait son génie si simplement qu’il ne le sentait pas. Mon premier coup d’œil sur lui me reporta à ces hommes. Je me dis : Voilà un homme né il y a deux siècles ; — examinons-le bien.

V

Balzac était debout devant la cheminée de marbre de ce cher salon, où j’avais vu passer et poser tant d’hommes ou de femmes remarquables. Il n’était pas grand, bien que le rayonnement de son visage et la mobilité de sa stature empêchaient de s’apercevoir de sa taille ; mais cette taille ondoyait comme sa pensée ; entre le sol et lui il semblait y avoir de la marge ; tantôt il se baissait jusqu’à terre comme pour ramasser une gerbe d’idées, tantôt il se redressait sur la pointe des pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu’à l’infini.

Il ne s’interrompit pas plus d’une minute pour moi ; il était emporté par sa conversation avec M. et Mme de Girardin. Il me jeta un regard vif, pressé, gracieux, d’une extrême bienveillance. Je m’approchai pour lui serrer la main, je vis que nous nous comprenions sans phrase, et tout fut dit entre nous ; il était lancé, il n’avait pas le temps de s’arrêter. Je m’assis, et il continua son monologue comme si ma présence l’eût ranimé au lieu de l’interrompre. L’attention que je prêtais à sa parole me donnait le temps d’observer sa personne dans son éternelle ondulation.

Il était gros, épais, carré par la base et les épaules ; le cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants ; beaucoup de l’ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur ; il y avait tant d’âme qu’elle portait tout cela légèrement, gaiement, comme une enveloppe souple, et nullement comme un fardeau ; ce poids semblait lui donner de la force et non lui en retirer. Ses bras courts gesticulaient avec aisance, il causait comme un orateur parle. Sa voix était retentissante de l’énergie un peu sauvage de ses poumons, mais elle n’avait ni rudesse, ni ironie, ni colère ; ses jambes, sur lesquelles il se dandinait un peu, portaient lestement son buste ; ses mains grasses et larges exprimaient en s’agitant toute sa pensée. Tel était l’homme dans sa robuste charpente. Mais en face du visage on ne pensait plus à la charpente. Cette parlante figure, dont on ne pouvait détacher ses regards, vous charmait et vous fascinait tout entier. Les cheveux flottaient sur ce front en grandes boucles, les yeux noirs perçaient comme des dards émoussés par la bienveillance ; ils entraient en confidence dans les vôtres comme des amis ; les joues étaient pleines, roses, d’un teint fortement coloré ; le nez bien modelé, quoique un peu long ; les lèvres découpées avec grâce, mais amples, relevées par les coins ; les dents inégales, ébréchées, noircies par la fumée du cigare ; la tête souvent penchée de côté sur le cou, et se relevant avec une fierté héroïque en s’animant dans le discours. Mais le trait dominant du visage, plus même que l’intelligence, était la bonté communicative. Il vous ravissait l’esprit quand il parlait, même en se taisant il vous ravissait le cœur. Aucune passion de haine ou d’envie n’aurait pu être exprimée par cette physionomie : il lui aurait été impossible de n’être pas bon.

Mais ce n’était pas une bonté d’indifférence ou d’insouciance, comme dans le visage épicurien de la Fontaine, c’était une bonté aimante, charmante, intelligente d’elle-même et des autres, qui inspirait la reconnaissance et l’épanchement du cœur devant lui, et qui défiait de ne pas l’aimer. Tel était exactement Balzac. Je l’aimais déjà quand nous nous mîmes à table. Il me sembla que je le connaissais depuis mon enfance : il me rappelait ces aimables curés de campagne de l’ancien régime, avec quelques boucles de cheveux sur le cou, et toute la charité joviale du christianisme sur les lèvres. Un enfantillage réjoui, c’était le caractère de cette figure ; une âme en vacances, quand il laissait la plume pour s’oublier avec ses amis ; il était impossible de n’être pas gai avec lui. Sa sérénité enfantine regardait le monde de si haut qu’il ne lui paraissait plus qu’un badinage, une bulle de savon, causée par la fantaisie d’un enfant.

VI

Mais je vis, quelques années plus tard, dans une autre maison, et dans une autre circonstance, combien ce qui était sérieux lui inspirait de gravité, et combien sa conscience lui inspirait de répulsion contre le mal. C’était un de ces moments où les partis politiques, exaspérés par la lutte, se demandent s’ils peuvent en conscience répondre aux partis contraires par les armes qu’on emploie contre eux, et profiter de leur victoire pour tuer ceux qui les tuent. Nous n’étions qu’un cénacle composé de sept ou huit personnes. La colère emporta la majorité à jeter un voile sur les scrupules d’humanité et à laisser condamner sans merci ceux que la victoire aurait livrés à notre juste vengeance. La doctrine de l’implacabilité du salut public paraissait prête à triompher. Balzac écoutait d’un air attristé. Les hommes légers affectaient l’indifférence ; des gestes tranchants et superbes dédaignaient ces faiblesses ; le silence des autres trahissait la complicité de la peur. Il y avait là Balzac, étranger à ces sortes d’entretiens, Girardin, Hugo. Personne ne demandant immédiatement la parole, Balzac la prit avec la physionomie d’une timidité honnête et résolue qui impressionna tout le monde. Il parla en homme ferme, généreux, convaincu, contre les propos légers qu’il venait d’entendre ; il refoula éloquemment ces mauvaises pensées dans la bouche de ceux qui venaient de les laisser échapper. Je pris la parole après lui ; Girardin, qui n’a jamais eu de radicalisme contre la clémence, nous appuya ; Hugo lui-même, il faut le dire, soutint en termes très éloquents que la vérité et le génie ne devaient se défendre que par leur innocence. Mais Hugo, Girardin, moi, nous étions des orateurs politiques accoutumés à ces sortes de discussion ; Balzac y était neuf, il pouvait se croire seul et abandonné ; il n’écouta que sa conscience et parla en homme de bien quand même. Son langage ému nous émut tous et nous ne fîmes, nous, qu’applaudir et confirmer ses raisons : « Que m’importe ce que vous penserez de moi ! nous dit-il ; la cause de la vie des hommes est une cause surhumaine. C’est Dieu qui juge, son jugement n’est pas remis à nos passions ; vous le savez, vous qui avez proclamé et décrété vous-mêmes, le 1er juin, l’abolition de l’échafaud politique, décréterez-vous aujourd’hui la légitimité de la vengeance populaire ? »

Tout le monde finit par être de son avis : la conscience d’un écrivain de génie intimide les sots, foudroie les méchants, rassure les lâches ; c’est ce que Balzac trahit à mes yeux. Combien de jovialité apparente cachait de sérieuses et difficiles vertus ! Il faut se défier des hommes de conscience.

VII

Le sculpteur David, homme de grande main, mais d’intelligence systématique, avait fait de moi-même un magnifique buste, possédé depuis par M. Millaud ; il décore un de ses salons. David fit plus tard un buste de Balzac. Mais ce sculpteur, à cette seconde époque, avait confondu dans ses œuvres la matière avec l’âme. Il cherchait dans la masse corporelle le symptôme et l’indice de l’intelligence. Il grossissait l’homme au lieu de le grandir. La proportion et l’harmonie sont les signes de la vraie supériorité ; Goethe, Chateaubriand, Hugo, Balzac, devenaient sous le ciseau de David des éléphants humains dignes de l’Inde ; la finesse et la délicatesse des lignes disparaissaient sous cette exagération colossale. Chaque ride de la figure était un abîme creusé par la pensée. Ce matérialisme des lignes nuisait à la vérité et à la ressemblance. Les têtes de taureaux ne sont pas des têtes d’aigles. Voyez le crâne de Raphaël dans le moyen âge ; voyez le crâne exquis mais étroit de Voltaire dans le dernier siècle ; ces deux hommes, doués des plus merveilleuses facultés de l’intelligence, seraient des idiots si vous compariez la petitesse de l’organe de leur pensée à la masse tudesque des têtes de David. La lourdeur allemande des cerveaux indique la pesanteur et nullement la perfection de la pensée. Le matérialisme de son procédé a trompé en ceci le sculpteur, comme il trompe aujourd’hui ses imitateurs. Heureusement il ne l’avait pas encore inventé quand il ébaucha, en 1821, ma figure.

VIII

La sœur de Balzac parle ainsi :

« On le trouvait toujours chez lui vêtu d’une large robe de chambre de cachemire blanc doublée de soie blanche, taillée comme celle d’un moine, attachée par une cordelière de soie, la tête couverte de cette calotte dantesque de velours noir adoptée dans sa mansarde, qu’il porta toujours depuis et que ma mère seule lui faisait.

« Selon les heures où il sortait, sa mise était fort négligée ou fort soignée. Si on le rencontrait le matin, fatigué par douze heures de travail, courant aux imprimeries, un vieux chapeau rabattu sur les yeux, ses admirables mains cachées sous des gants grossiers, les pieds chaussés de souliers à hauts quartiers passés sur un large pantalon à plis et à pieds, il pouvait être confondu dans la foule ; mais s’il découvrait son front, vous regardait ou vous parlait, l’homme le plus vulgaire se souvenait de lui.

« Son intelligence, si constamment exercée, avait encore développé ce front naturellement vaste, qui recevait tant de lumières ! cette intelligence se trahissait à ses premiers mots et jusque dans ses gestes ! Un peintre aurait pu étudier sur ce visage si mobile les expressions de tous les sentiments : joie, peine, énergie, découragement, ironie, espérances ou déceptions, il reflétait toutes les situations de l’âme.

« Il triomphait de la vulgarité que donne l’embonpoint par des manières et des gestes empreints d’une grâce et d’une distinction natives.

« Sa chevelure, dont il variait souvent l’arrangement, était toujours artistique, de quelque manière qu’il la portât.

« Un ciseau immortel a laissé ses traits à la postérité. Le buste que David a fait de mon frère, alors âgé de quarante-quatre ans, a reproduit fidèlement son beau front, cette magnifique chevelure, indice de sa force physique égale à sa force morale, l’enchâssement merveilleux de ses yeux, les lignes si fines de ce nez carré, de cette bouche aux contours sinueux où la bonhomie s’alliait à la raillerie, ce menton qui achevait l’ovale si pur de son visage avant que l’embonpoint en eût altéré l’harmonie. Mais le marbre n’a pu malheureusement conserver le feu de ces flambeaux de l’intelligence, de ces yeux aux prunelles brunes pailletées d’or comme celle du lynx.

« Ces yeux interrogeaient et répondaient sans le secours de la parole, voyaient les idées, les sentiments, et lançaient des jets qui semblaient sortir d’un foyer intérieur et renvoyer au jour la lumière au lieu de la recevoir.

« Les amis de Balzac reconnaîtront la vérité de ces lignes, que ceux qui ne l’auront pas connu pourront taxer d’exagération. »

IX

Étudions l’homme dans sa vie :

Il était né à Tours en 1799.

On le mit en nourrice chez une paysanne aux environs de la ville.

La maison paternelle ne le rappela que quatre ans après. Il y revint fortement enraciné dans la vie.

« C’était un charmant enfant, dit sa sœur ; sa joyeuse humeur, sa bouche bien dessinée et souriante, ses grands yeux bruns, à la fois brillants et doux, son front élevé, sa riche chevelure noire, le faisaient remarquer dans les promenades où l’on nous conduisait tous les deux.

« La famille réagit tellement sur le caractère des enfants et exerce de si grandes influences sur leur sort, que quelques détails sur nos parents me paraissent ici nécessaires ; ils expliqueront d’ailleurs les premiers événements de la jeunesse de mon frère. »

Mme de Surville parle ainsi de son père :

« Mon père, né en Languedoc en 1746, était avocat au conseil sous Louis XVI. Sa profession le mit en relation avec les notabilités d’alors et avec des hommes que la Révolution fit surgir et rendit célèbres.

« Ces circonstances lui permirent, en 1793, de sauver plus d’un de ses anciens protecteurs et de ses anciens amis. Ces services dangereux l’exposèrent, et un conventionnel très influent, qui s’intéressait au citoyen Balzac, se hâta de l’éloigner du souvenir de Robespierre en l’envoyant dans le Nord organiser le service des vivres de l’armée.

« Ainsi jeté dans l’administration de la guerre, mon père y resta, et il était chargé des subsistances de la vingt-deuxième division militaire, lorsqu’il épousa à Paris, en 1797, la fille d’un de ses chefs, en même temps directeur des hôpitaux de Paris.

« Mon père vécut dix-neuf ans à Tours, où il acheta une maison et des propriétés près de la ville. Après dix ans de séjour, on parla de le nommer maire, mais il refusa cet honneur pour ne pas abandonner la direction du grand hôpital dont il s’était chargé. Il craignit de manquer de temps pour bien remplir ces triples fonctions.

« Mon père tenait à la fois de Montaigne, de Rabelais et de l’oncle Toby par sa philosophie, son originalité et sa bonté. Comme l’oncle Toby, il avait aussi une idée prédominante. Cette idée chez lui était la santé. Il s’arrangeait si bien de l’existence qu’il voulait vivre le plus longtemps possible. Il avait calculé, d’après les années qu’il faut à l’homme pour arriver à l’état parfait, que sa vie devait aller à cent ans et plus ; pour atteindre le plus, il prenait des soins extraordinaires et veillait sans cesse à établir ce qu’il appelait l’équilibre des forces vitales. Grand travail, vraiment !…

« Sa tendresse paternelle augmentait encore ce désir de longévité. À quarante-cinq ans, n’étant pas marié et ne comptant pas se marier, il avait placé une bonne partie de sa fortune en viager, moitié sur le grand-livre, moitié sur la caisse Lafarge, qu’on fondait alors et dont il était un des plus forts actionnaires. (Il touchait en 1829, quand il mourut par accident, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, douze mille francs d’intérêt.)

« La réduction des rentes, les gaspillages qui eurent lieu dans l’administration de la tontine, diminuèrent ses revenus ; mais sa belle et verte vieillesse lui donna l’espoir de partager un jour avec l’État, à l’extinction des concurrents de sa classe, l’immense capital de la tontine ; ce qui eût grandement réparé le tort qu’il avait fait à sa famille. Cet espoir passa tellement chez lui à l’état de conviction, qu’il recommandait sans cesse aux siens de conserver leur santé pour jouir des millions qu’il leur laisserait.

« Cette conviction, que chacun entretenait, le rendait heureux et le consola dans les revers de fortune qui l’atteignirent à la fin de sa vie.

« — Lafarge réparera tout un jour, disait-il.

« Son originalité, devenue proverbiale à Tours, se manifestait aussi bien dans ses discours que dans ses actions ; il ne faisait et ne disait rien comme un autre ; Hoffmann en eût fait un personnage de ses créations fantastiques. Mon père se moquait souvent des hommes, qu’il accusait de travailler sans cesse à leur malheur ; il ne pouvait rencontrer un être disgracié sans s’indigner contre les parents et surtout contre les gouvernants qui n’apportaient pas autant de soins à l’amélioration de la race humaine qu’à celle des animaux. Il avait, sur ce sujet fort scabreux, de singulières théories qu’il déduisait non moins singulièrement….

« — Mais à quoi bon publier ces idées ? disait-il en se promenant par la chambre dans sa douillette de soie puce, et la tête enfoncée dans la grosse cravate qu’il avait conservée de la mode du Directoire ; on m’appellerait encore original (ce titre le courrouçait), et il n’y aurait pas un être étiolé ni un rachitique de moins ! Excepté Cervantès, qui donna le coup de grâce à la chevalerie errante, quel philosophe a jamais corrigé l’humanité, cette patraque toujours jeune, toujours vieille, qui va toujours… heureusement pour nous et nos successeurs ! ajoutait-il en souriant.

« Il ne raillait toutefois l’humanité que lorsqu’il ne pouvait lui venir en aide, il le prouva en mainte occasion. Des épidémies se déclarèrent à plusieurs reprises à l’hospice, notamment lorsque les soldats l’encombrèrent en revenant d’Espagne : mon père s’installait alors dans l’hôpital, et, oubliant sa santé pour veiller au salut de tous, il déployait un zèle qui était pour lui du dévouement. Il détruisit beaucoup d’abus sans redouter les inimitiés que ce genre de courage attire, et introduisit de grandes améliorations dans cet hôpital, entre autres des ateliers de travail pour les vieillards valides à qui il fit allouer un salaire.

« Sa mémoire, son esprit d’observation et de repartie, n’étaient pas moins remarquables que son originalité ; il se souvenait, à vingt ans de distance, de paroles qu’on lui avait dites. À soixante-dix ans, rencontrant inopinément un ami d’enfance, il s’entretint avec lui, sans aucune hésitation, dans l’idiome de son pays, où il n’était pas retourné depuis l’âge de quatorze ans !

« Ses fines remarques lui firent plus d’une fois prédire les succès ou les désastres de gens qu’on appréciait bien autrement qu’il ne les jugeait ; le temps lui donna souvent raison dans ses prophéties !

« Les répliques, enfin, ne lui faisaient jamais défaut en aucune occurrence.

« Un jour qu’on lisait dans un journal un article sur un centenaire (article qu’on ne passait pas, comme on peut croire), contre son habitude, il interrompit le lecteur pour dire avec enthousiasme :

« — Celui-là a vécu sagement et n’a pas gaspillé ses forces en toute sorte d’excès, comme le fait l’imprudente jeunesse…

« Il se trouva que ce sage se grisait souvent, au contraire, et soupait tous les soirs, une des plus grandes énormités que l’on pût commettre contre sa santé (selon mon père).

« — Eh bien ! reprit-il sans s’émouvoir, cet homme a abrégé sa vie, voilà tout !…

« Quand Honoré fut d’âge à comprendre et à apprécier son père, c’était un beau vieillard, fort énergique encore, aux manières courtoises, parlant peu et rarement de lui, indulgent pour la jeunesse qui lui était sympathique, laissant à tous une liberté qu’il voulait pour lui, d’un jugement sain et droit, malgré ses excentricités, d’une humeur si égale et d’un caractère si doux qu’il rendait heureux tous ceux qui l’entouraient.

« Sa haute instruction lui faisait suivre avec bonheur les progrès des sciences et les améliorations sociales, dont, à leur début, il comprenait l’avenir !

« Ses graves entretiens, ses curieux récits, avancèrent son fils dans la science de la vie et lui fournirent le sujet de plus d’un de ses livres.

« Ma mère, riche, belle, et beaucoup plus jeune que son mari, avait une rare vivacité d’esprit et d’imagination, une activité infatigable, une grande fermeté de décision et un dévouement sans bornes pour les siens. Son amour pour ses enfants planait sans cesse sur eux, mais elle l’exprimait plutôt par des actions que par des paroles. Sa vie entière prouva cet amour ; elle s’oublia sans cesse pour nous, et cet oubli lui fit connaître l’infortune, qu’elle supporta courageusement. Sa dernière et plus cruelle épreuve fut, à l’âge de soixante-douze ans, de survivre à son glorieux fils et de l’assister dans ses derniers moments ; elle pria pour lui à son lit de mort, soutenue par la foi religieuse qui remplaçait toutes ses espérances terrestres par celles du ciel.

« Ceux qui ont connu mon père et ma mère attesteront la fidélité de ces esquisses. Les qualités de l’auteur de la Comédie humaine sont certainement la conséquence logique de celles de ses parents ; il avait l’originalité, la mémoire, l’esprit d’observation et le jugement de son père, l’imagination, l’activité de sa mère, de tous les deux, enfin, l’énergie et la bonté.

« Honoré était l’aîné de deux sœurs et d’un frère. Notre sœur cadette mourut jeune, après cinq années de mariage. Notre frère partit pour les colonies, où il se maria et resta.

« À la naissance d’Honoré, tout faisait présager pour lui un bel avenir. La fortune de notre mère, celle de notre aïeule maternelle qui vint vivre avec sa fille dès qu’elle fut veuve, les émoluments et les rentes viagères de mon père composaient une grande existence à notre famille.

« Ma mère se consacra exclusivement à notre éducation et se crut obligée d’user de sévérité envers nous pour neutraliser les effets de l’indulgence de notre père et de notre aïeule. Cette sévérité comprima les tendres expansions d’Honoré, à qui l’âge et la gravité de son père inspiraient aussi la réserve. Cet état de choses tourna au profit de l’affection fraternelle ; ce fut certainement le premier sentiment qui s’épanouit et fleurit dans son cœur. J’étais de deux ans seulement plus jeune qu’Honoré, et dans la même situation que lui vis-à-vis de nos parents ; élevés ensemble, nous nous aimâmes tendrement ; les souvenirs de sa tendresse datent de loin. Je n’ai pas oublié avec quelle vélocité il accourait à moi pour m’éviter de rouler les trois marches hautes, inégales et sans rampes qui conduisaient de la chambre de notre nourrice dans le jardin ! Sa touchante protection continua au logis paternel, où plus d’une fois il se laissa punir pour moi, sans trahir ma culpabilité. Quand j’arrivais à temps pour m’accuser : “N’avoue donc rien une autre fois, me disait-il, j’aime à être grondé pour toi ! ” On se souvient toujours de ces naïfs dévouements.

« D’heureuses circonstances protégèrent encore notre affection. Nous vécûmes toujours l’un près de l’autre dans une intimité et une confiance sans bornes. Je connus donc en tout temps les joies et les peines de mon frère, et j’eus toujours le doux privilège de le consoler ; certitude qui fait aujourd’hui ma joie.

« Le plus grand événement de son enfance fut un voyage à Paris, où ma mère le conduisit, en 1804, pour le présenter à ses grands-parents. Ils raffolèrent de leur joli petit-fils, qu’ils comblèrent de caresses et de présents.

« Peu habitué à être fêté ainsi, Honoré revint à Tours la tête pleine de joyeux souvenirs, le cœur rempli d’affection pour ces chers grands parents dont il me parlait sans cesse, les décrivant de son mieux, ainsi que leur maison, leur beau jardin, sans oublier Mouche, le gros chien de garde avec lequel il s’était lié intimement. Ce séjour à Paris servit longtemps d’aliment à son imagination.

« Notre grand-mère aimait à raconter les faits et gestes de son petit-fils chez elle, et répétait volontiers cette petite scène :

« Un soir qu’elle avait fait venir pour lui la lanterne magique, Honoré n’apercevant pas parmi les spectateurs son ami Mouche, se lève en criant d’un ton d’autorité : “Attendez !…” (Il se savait le maître chez son grand-père.) Il sort du salon et rentre traînant le bon chien, à qui il dit : “Assieds-toi là, Mouche, et regarde ; ça ne te coûtera rien, c’est bon papa qui paye ! ”

« Quelques mois après ce voyage, on changeait la veste de soie brune et la belle ceinture bleue du petit Honoré pour des vêtements de deuil. Son cher grand-père venait de mourir, frappé par une apoplexie foudroyante. Ce fut son premier chagrin ; il pleura bien fort quand on lui dit qu’il ne verrait plus son aïeul, et son souvenir lui resta tellement à l’esprit que, longtemps après ce jour néfaste, me voyant prise d’un malencontreux fou rire pendant une réprimande de notre mère, il s’approche de moi, et pour arrêter cette gaieté intempestive qui menaçait de tourner à mal, me dit à l’oreille d’un ton tragique :

« — Pense à la mort de ton grand-papa !

« Secours inefficace, hélas ! car je ne l’avais pas connu et ne comprenais pas encore la mort !

« On le voit, les seules paroles qu’on a retenues des premières années d’Honoré révélaient plutôt la bonté que l’esprit. Je me souviens néanmoins qu’il montrait déjà son imagination dans ces jeux de l’enfance que George Sand a si bien décrits dans ses Mémoires. Mon frère improvisait de petites comédies qui nous amusaient (succès que n’ont pas toujours les grandes) ; il écorchait pendant des heures entières les cordes d’un petit violon rouge, et sa physionomie radieuse prouvait qu’il croyait écouter des mélodies. Aussi était-il fort étonné quand je le suppliais de finir cette musique, qui eût fait hurler l’ami Mouche.

« — Tu n’entends donc pas comme c’est joli ? me disait-il.

« Il lisait enfin avec passion, comme la plupart des enfants, toutes ces féeries dont les catastrophes, plus ou moins dramatiques, les font tant pleurer ! Elles lui inspiraient sans doute d’autres contes, car à des babillages étourdissants succédaient quelquefois des silences qu’on n’expliquait que par la fatigue, mais qui pouvaient bien être déjà des rêveries dans des mondes imaginaires. »

X

Après un long séjour, sans vacance, dans un collège sévère et presque monastique où il ne se distingua que par sa paresse et son étourderie, il fut renvoyé sans espoir chez son père. Sa mère s’en chargea. Elle lui fit faire dans ce beau pays des promenades de santé qui lui profitèrent ; la cathédrale gothique de Saint-Gatien rendit son imagination pittoresque. Sa mémoire le rendit religieux ; la mémoire des enfants n’est qu’image. Il redoutait son père comme un implacable censeur étranger à ses impressions. Il aimait, mais il craignait sa mère comme une justice rigoureuse ; il ne se révélait à aucun des deux.

À la fin de 1814, le père de Balzac fut nommé directeur des vivres à Paris. Son fils acheva de médiocres études dans un pensionnat de la rue Saint-Louis au Marais. Deux ans après il rentra définitivement dans la maison paternelle. Il suivit les cours de Sorbonne. MM. Villemain et Cousin lui inspirèrent ses premières admirations. Il prit sous eux le goût des livres. Il commença à en recueillir sur les quais.

XI

« Mon frère était fort occupé à cette époque, dit Mme de Surville, car, indépendamment de son cours de droit et des travaux dont le chargeaient ses patrons, il avait encore à se préparer pour ses examens successifs ; mais son activité, sa mémoire, sa facilité, étaient telles qu’il trouvait encore le temps d’achever ses soirées à la table de boston ou de whist de ma grand-mère, où cette douce et aimable femme lui faisait gagner, à force d’imprudences ou de distractions volontaires, l’argent qu’il consacrait à l’acquisition de ses livres. Il aima toujours ces jeux en mémoire d’elle ; il s’y rappelait ses paroles, et un de ses gestes retrouvé lui semblait un bonheur arraché à la tombe !

« Mon frère nous accompagnait aussi quelquefois au bal ; mais, s’y étant laissé tomber malencontreusement, malgré les leçons qu’il recevait d’un maître de danse de l’Opéra, il renonça à la danse, tant le sourire des femmes qui suivit sa chute lui resta sur le cœur ; il se promit alors de dominer la société autrement que par des grâces et des talents de salon, et devint seulement spectateur de ces fêtes dont plus tard il utilisa les souvenirs.

« À vingt et un ans, il avait terminé son droit et passé ses examens. Mon père lui confia les projets qu’il avait pour son avenir et qui eussent conduit Honoré à la fortune ; mais la fortune était alors le moindre de ses soucis.

« Mon père avait protégé jadis un homme qu’il avait retrouvé, en 1814, notaire à Paris. Celui-ci, reconnaissant et pour rendre au fils le service qu’il avait reçu du père, offrait de prendre Honoré dans son étude et de la lui laisser après quelques années de stage ; la caution de mon père pour une partie de la charge, un beau mariage, des prélèvements successifs sur les brillants revenus de l’étude, auraient acquitté mon frère en peu d’années.

« Mais Balzac, courbé dix ans, peut-être, sur des contrats de vente, des contrats de mariage ou sur des inventaires !… lui qui aspirait secrètement à la gloire littéraire !

« Sa stupéfaction fut grande à cette révélation ; il déclara nettement ses désirs, et ce fut au tour de notre père d’être stupéfait.

« Une vive discussion suivit. Honoré combattit éloquemment les puissantes raisons qu’on lui donnait, et ses regards, ses paroles, son accent, révélaient une telle vocation que mon père lui accorda deux ans pour faire ses preuves de talent.

« Cette belle chance perdue explique la sévérité dont on usa envers lui et la rancune qu’il conserva contre le notariat, rancune qui perce dans quelques-unes de ses œuvres.

« Mon père ne céda pas, toutefois, aux désirs d’Honoré sans regrets ; des événements fâcheux les augmentaient encore. Il venait d’être mis à la retraite et de subir des pertes d’argent dans deux entreprises. Enfin nous allions vivre dans une maison de campagne qu’il venait d’acheter à six lieues de Paris.

« Les chefs de famille comprendront les inquiétudes de nos parents en cette circonstance. Mon frère n’avait encore donné aucune preuve de talent littéraire, et il avait sa fortune à faire ; il était donc rationnel de désirer pour lui un état moins problématique que celui de littérateur ! Pour une vocation telle que celle d’Honoré, vocation qu’il justifia si grandement, que de médiocrités ont été jetées en des voies malheureuses par une semblable condescendance ! Aussi celle de mon père envers son fils fut-elle traitée de faiblesse et généralement blâmée par tous ceux qui s’intéressaient à nous.

« On allait faire perdre à mon frère un temps précieux ; l’état de littérateur pouvait-il, en aucun cas, mener à la fortune ? Honoré avait-il l’étoffe d’un homme de génie ? Tous en doutaient…

« Qu’eût-on dit à mon père, s’il eût mis ses amis dans la confidence des offres qui lui avaient été faites ?

« Un intime, un peu brusque et fort absolu, déclara que, pour lui, Honoré n’était bon qu’à faire un expéditionnaire ! Le malheureux avait une belle main, selon l’expression du maître d’écriture qu’on lui avait donné à sa sortie du collège.

« — À votre place, ajouta cet ami, je n’hésiterais pas à mettre Honoré dans quelque administration où, avec votre protection, il arriverait promptement à se suffire.

« Mon père jugeait alors son fils autrement que cet intime, et, ses théories aidant, il croyait à l’intelligence de ses enfants ; il se contenta donc de sourire à cette sortie, tint bon et passa outre.

« Il est à présumer que ses amis se séparèrent, ce soir-là, en déplorant entre eux l’aveuglement paternel…

« Ma mère, moins confiante que son mari, pensa qu’un peu de misère ramènerait promptement Honoré à la soumission.

« Elle l’installa donc, avant notre départ de Paris, dans une mansarde qu’il choisit près de la bibliothèque de l’Arsenal, la seule qu’il ne connût pas et où il se proposait d’aller travailler ; elle meubla strictement sa chambre d’un lit, d’une table et de quelques chaises, et la pension qu’elle lui alloua pour y vivre n’eût certainement pas suffi à ses besoins les plus rigoureux, si notre mère n’eût pas laissé à Paris une vieille femme, attachée depuis vingt ans au service de la famille, qu’elle chargea de veiller sur lui. C’est cette femme qu’il appelle, dans ses lettres, l’Iris messagère.

« Passer subitement de l’intérieur d’une maison où il trouvait l’abondance à la solitude d’un grenier où tout bien-être lui manquait, certes la transition était dure ! Il ne se plaignit pas toutefois dans ce réduit, où il trouvait la liberté et portait de belles espérances que ses premières déceptions littéraires ne purent éteindre.

« C’est alors que commence cette correspondance conservée par tendresse et qui devint sitôt de chers et de précieux souvenirs.

« Je demande grâce pour les badinages familiers que contiennent les premiers fragments que je vais citer. Leur caractère intime appelle naturellement l’indulgence. Je n’ose les supprimer, parce qu’ils peignent merveilleusement le caractère primordial de mon frère, et que le développement successif d’une telle intelligence me semble intéressant à suivre.

« Dans sa première lettre, après avoir énuméré ses frais d’emménagement (détails qui n’étaient à autres fins que de prouver à notre mère qu’il manquait déjà d’argent), il me confie qu’il a pris un domestique.

« — Un domestique !… y penses-tu, mon frère ?

« — Oui, un domestique. Il a un nom aussi drôle que celui du docteur. Le sien s’appelle Tranquille, le mien s’appelle Moi-même. Mauvaise emplette, vraiment !… Moi-même est paresseux, maladroit, imprévoyant. Son maître a faim, a soif ; il n’a quelquefois ni pain ni eau à lui offrir ; il ne sait pas même le garantir contre le vent qui souffle à travers sa porte et sa fenêtre, comme Tulou dans sa flûte, mais moins agréablement. »

« Suivent les réprimandes du maître au serviteur :

« — Moi-même ?…

« — Plaît-il, monsieur ?

« — Regardez cette toile d’araignée où cette grosse mouche pousse des cris à m’étourdir ? Ces moutons qui se promènent sous le lit, cette poussière sur les vitres qui m’aveugle ?…

« Le paresseux regarde et ne bouge pas ! et, malgré tous ses défauts, je ne puis me séparer de cet inintelligent Moi-même !…”

« Dans sa seconde lettre, il s’excuse de la première, que notre mère avait trouvée fort négligée.

 

« “Dis à maman que je travaille tant, que vous écrire est mon délassement ! Alors, sauf vot’ respect et le mien, je vais, comme l’âne de Sancho, par les chemins broutant tout ce que je rencontre. Je ne fais pas de brouillon (fi donc ! le cœur ne connaît pas les brouillons). Si je ne ponctue pas, si je ne relis pas, c’est pour que vous me relisiez et pensiez plus longtemps à moi ! Je jette ma plume aux bêtes, si ce n’est pas là une finesse de femme !…

« “Vous saurez, mademoiselle, qu’on économise pour avoir ici un piano ; quand ma mère et toi vous viendrez me voir, vous en trouverez un. J’ai pris mes mesures, en reculant les murs il tiendra, et si mon propriétaire ne veut pas entendre à cette petite dépense, je l’ajouterai à l’acquisition du piano, et le Songe de Rousseau (morceau de Cramer fort à la mode alors) retentira dans ma mansarde, où le besoin de songes se fait généralement sentir.”

 

« Que de travaux il médite !… des romans, des comédies, des opéras-comiques, des tragédies, sont sur la liste d’ouvrages à faire. Il ressemble à l’enfant qui a tant de paroles à dire qu’il ne sait par où commencer. C’est d’abord Stella et Coqsigrue, deux livres qui ne virent jamais le jour ! De tous ses projets de comédie de ce temps, je me souviens des Deux Philosophes, qu’il eût certainement repris à ses loisirs. Ces prétendus philosophes se moquaient l’un de l’autre, se querellaient sans cesse, comme des amis (disait mon frère en racontant cette pièce).

« Ces philosophes, tout en méprisant les hochets de ce monde, se les disputaient sans pouvoir les obtenir, insuccès final qui les raccommodait et leur faisait maudire en commun la détestable engeance humaine !

« Pour laquelle de ces œuvres lui faut-il le Tacite de notre père, dont l’édition manque dans la bibliothèque de l’Arsenal ? Ce désir fait le sujet de sa troisième lettre.

 

« “Il me faut absolument le Tacite de mon père ; il n’en a pas besoin, maintenant qu’il est dans la Chine ou dans la Bible !…”

« Mon père, enthousiasmé des Chinois (peut-être à cause de leur longévité comme peuple), lisait alors les gros livres des jésuites missionnaires qui ont décrit la Chine les premiers ; il annotait aussi de précieuses éditions de la Bible qu’il possédait, livre qui, en tout temps, causa son admiration.

« “Il ne te faut pas longtemps pour savoir où est la clef de la bibliothèque ! Papa n’est pas toujours chez lui, il se promène tous les jours ! et le farinier Godard est là pour m’apporter le Tacite !

« “À propos, Coqsigrue dépasse présentement mes forces, il faut le ruminer et attendre pour l’écrire.

« “Je n’aime pas, ma chère, tes travaux historiques et tes tableaux siècle par siècle. Pourquoi t’amuser (et le mot est mal choisi) à refaire l’ouvrage de Blair ? Prends-le dans la bibliothèque, il ne doit pas être loin du Tacite, et apprends-le par cœur ; mais à quoi bon ? Une jeune fille en sait assez quand elle ne fricasse pas Annibal avec César, ne prend pas le Trasimène pour un général d’armée, et Pharsale pour une dame romaine ; lis Plutarque et deux ou trois livres de ce calibre-là, et tu seras calée pour toute ta vie, sans déroger à ton titre charmant de femme. Veux-tu donc devenir une savante ? Fi !… fi !…

« “J’ai fait cette nuit un rêve délicieux ; je lisais Tacite que tu m’avais envoyé !…

« “Talma joue maintenant Auguste dans Cinna. J’ai grand-peur de ne pouvoir résister à l’aller voir ; mais quelle folie !… mon estomac en tremble !…

« “Les nouvelles de mon ménage sont désastreuses, les travaux nuisent à la propreté. Ce coquin de Moi-même se néglige de plus en plus. Il ne descend que tous les trois ou quatre jours pour les achats, va chez les marchands les plus voisins et les plus mal approvisionnés du quartier ; les autres sont trop loin, et le garçon économise au moins ses pas ; de sorte que ton frère (destiné à tant de célébrité) est déjà nourri absolument comme un grand homme, c’est-à-dire qu’il meurt de faim !

« “Autre sinistre : le café fait d’affreux gribouillis par terre ; il faut beaucoup d’eau pour réparer le dégât ; or, l’eau ne montant pas naturellement dans ma céleste mansarde (elle y descend seulement les jours d’orage), il faudra aviser, après l’achat du piano, à l’établissement d’une machine hydraulique, si le café continue à s’enfuir, pendant que maître et serviteur bayent aux corneilles.

« “Avec le Tacite, n’oublie pas de m’envoyer un couvre-pied ; si tu pouvais y joindre quelque vieillissime châle, il me serait bien utile. Tu ris ? C’est ce qui me manque dans mon costume nocturne. Il a fallu d’abord penser aux jambes, qui souffrent le plus du froid ; je les enveloppe du carrick tourangeau que Grogniart, de boustiquante mémoire, cousillonna.” (Grogniart était un petit tailleur de Tours, chargé jadis d’ajuster à la taille du fils les habits du père, et qui ne s’acquittait pas de ce travail à la satisfaction d’Honoré.)

« “Le susdit carrick n’arrivant qu’à mi-corps, reste le haut, mal défendu contre la gelée, qui n’a que le toit et ma veste de molleton à traverser pour arriver à ma peau fraternelle, trop tendre, hélas ! pour le supporter ; de sorte que le froid me pipe.

« “Quant à la tête, je compte sur une calotte dantesque, pour qu’elle puisse braver aussi l’aquilon. Ainsi équipé, j’habiterai fort agréablement mon palais !…

« “Je finis cette lettre comme Caton finissait ses discours ; il disait : Que Carthage soit détruite ! Moi, je dis : Que le Tacite soit pris ! et je suis, chère historienne, de vos quatre pieds huit pouces, le très humble serviteur.”

 

« Voici une lettre (d’août 1819) que je copie tout entière, après avoir préalablement donné les explications nécessaires pour la rendre intelligible.

« Mon père, pour épargner à son fils des froissements d’amour-propre en cas du non-succès de ses espérances, le disait absent de Paris. C’était d’ailleurs un moyen de le préserver de toute tentation mondaine.

« M. de Villers, dont il parle dans cette lettre, était un vieil ami de la famille, ancien abbé et comte de Lyon, retiré à Nogent, petit village situé près de l’Isle-Adam. Mon frère avait déjà fait plusieurs séjours chez lui ; la spirituelle conversation de ce bon vieillard, ses curieuses anecdotes sur l’ancienne cour, où il avait obtenu de grands succès, les encouragements qu’il donnait à mon frère, dont il était le confident, avaient fait naître une telle affection entre eux qu’Honoré appelait plus tard l’Isle-Adam son paradis inspirateur.

 

« “Tu veux des nouvelles, il faut que je les fasse ; personne ne passe dans mon grenier, je ne peux donc te parler que de moi et t’envoyer autre chose que des fariboles ; exemple :

« “Le feu a pris rue Lesdiguières, nº 9, à la tête d’un pauvre garçon, et les pompiers n’ont pu l’éteindre. Il a été mis par une belle femme qu’il ne connaît pas : on dit qu’elle demeure aux Quatre-Nations, au bout du pont des Arts ; elle s’appelle la Gloire.

« “Le malheur est que le brûlé raisonne, et il se dit :

« “Que j’aie ou non du génie, je me prépare dans les deux cas bien des chagrins !

« “Sans génie, je suis flambé ! il faudra passer la vie à sentir des désirs non satisfaits, de misérables jalousies, tristes peines !

« “Si j’ai du génie, je serai persécuté, calomnié ; je sais bien qu’alors Mlle la Gloire essuiera bien des pleurs !…

« “Il serait temps encore de faire partie nulle et de devenir un M. ***, qui juge tranquillement les autres sans les connaître, qui jure après les hommes d’État sans les comprendre, qui gagne au jeu, même en écartant les atouts, l’heureux homme ! et qui pourra bien un jour devenir député, parce qu’il est riche, l’homme parfait !

« “Si je gagnais demain un quine à la loterie, j’aurais raison comme lui, quoi que je fasse ou dise ; mais, n’ayant pas d’argent pour acheter cette espérance, je n’ai pas cette merveilleuse chance pour en imposer aux sots !… Patraque d’humanité !…

« “Parlons plutôt de mes plaisirs ! J’ai fait hier un boston chez mes propriétaires, où, après avoir entassé misères sur piccolos et avoir eu des chances d’innocent (j’avais peut-être songé à M. ***), j’ai gagné… trois sols !…

« “Maman va dire : ‘Allons, Honoré va devenir joueur !’ Point, mère, je veille sur mes passions.

« “J’ai songé qu’après l’hiver laborieux que je viens de passer, quelques jours de campagne me seraient bien nécessaires !…

« “Non, maman, ce n’est pas pour fuir ma bonne vache enragée : j’aime ma vache ; mais quelqu’un près de vous vous dira que l’exercice et le grand air sont bien utiles à la santé de l’homme ! Or donc, comme Honoré ne peut se montrer chez son père, pourquoi n’irait-il pas chez le bon M. de Villers, qui l’aime jusqu’à soutenir le pauvre rebelle ?

« “Une idée, mère ! si vous lui écriviez pour arranger ce voyage ? Allons, c’est comme si c’était fait ; vous avez beau prendre votre air sévère, on sait que vous êtes bonne au fond, et l’on ne vous craint qu’à demi !

« “Quand viendrez-vous me voir ? boire mon café, manger des œufs brouillés, raccommodés sur un plat que vous m’apporterez ? car si je succombe à Cinna, il faudra renoncer à monter mon ménage et peut-être même au piano et à la machine hydraulique.

« “L’Iris messagère ne vient pas ! J’achèverai demain cette lettre.”

 

DEMAIN.

« “Pas d’Iris encore ! Se dérangerait-elle ?… (Elle avait soixante-dix ans.) Je ne la vois jamais qu’à la volée et toujours si essoufflée qu’elle peut à peine me rendre compte du quart de ce que je voudrais savoir. Pensez-vous à moi autant que je pense à vous ? Criez-vous quelquefois au whist ou au boston : ‘Honoré, où es-tu ?’ Je ne t’ai pas dit qu’avec l’incendie j’ai eu aussi d’affreuses rages de dents. Elles ont été suivies d’une fluxion qui me rend présentement hideux.

« “Qui dit : Fais arracher ? Que diable ! on tient à ses dents, et il faut mordre, d’ailleurs, quelquefois dans mon état, quand ce ne serait qu’au travail !

« “J’entends le souffle de la déesse.” »

XII

Son père alors avait perdu son emploi officiel ; il n’avait de ressources que dans ses espérances ; ses espérances problématiques ne reposaient que sur l’entreprise aléatoire et à longue échéance de la tontine Lafarge dont il était directeur. Il s’était retiré, après de longues et délicates contestations, dans une petite maison de campagne achetée non loin de Paris. Balzac commençait la vie par ce qu’il y a de plus difficile, gagner le moyen de vivre. Il avait quitté l’avoué et le notaire chez lesquels on l’avait placé : il n’y avait gagné que les connaissances techniques de législation pratique qui lui furent utiles plus tard dans ses ouvrages, et le profond dégoût de ces occupations mercenaires que sa belle imagination dédaignait ; il commençait à penser à la gloire, premier et dernier rêve des grands cœurs.

XIII

Il conçut dans son grenier une tragédie de Cromwell ; mais il n’était pas né poète, le vers l’embarrassait : il succomba sous l’effort.

« Ah ! sœur, écrit-il, après l’épreuve d’une lecture sans succès, que j’ai de tourments ! Je ferai une pétition au pape pour la première niche de martyr vacante ! Je viens de découvrir à mon régicide un défaut de conformation et il fourmille de mauvais vers ! Je suis aujourd’hui un vrai Pater dolorosa. Si je suis un misérable rimailleur, il faut se pendre. Je ressemble, avec ma pauvre tragédie, à Perrette au pot au lait, et ma comparaison ne sera peut-être que trop réelle !… Il faut pourtant réussir cette œuvre, et, coûte que coûte, avoir quelque chose de fini quand maman me demandera compte de mon temps ! Je passe les nuits au travail ; ne lui en dis rien, car elle s’inquiéterait. Quelles peines donne l’amour de la gloire ! Vivent les épiciers, morbleu ! ils vendent tout le jour, comptent le soir leur gain, se délectent de temps à autre à quelque affreux mélodrame, et les voilà heureux !… Oui, mais ils passent leur temps entre le gruyère et le savon. Vivent plutôt les gens de lettres ; oui, mais ils sont tous gueux d’argent et seulement riches de morgue. Bah ! laissons faire les uns et les autres, et vive tout le monde ! »

XIV

Il se plaint à sa sœur de ce que l’huile de sa lampe lui coûte plus cher que son morceau de pain. Mais il aime toujours sa mansarde :

« Le temps que j’y passerai sera pour moi une source de doux souvenirs. Vivre à ma fantaisie, travailler selon mon goût et à ma guise, ne rien faire de sérieux, m’endormir sur l’avenir que je me fais beau, penser à vous en vous sachant heureuses, avoir pour maîtresse la Julie de Rousseau, La Fontaine et Molière pour amis, Racine pour maître, le cimetière du Père Lachaise pour promenade !… ah ! si cela pouvait durer toujours ?

« Je suis plus engoué que jamais de ma carrière par une foule de raisons dont je ne déduirai que celles que tu n’aperçois peut-être pas. Nos révolutions sont loin d’être terminées ; à la manière dont les choses s’agitent, je prévois encore bien des orages. Bon ou mauvais, le système représentatif exige d’immenses talents, les grands écrivains seront nécessairement recherchés dans les crises politiques ; ne réunissent-ils pas à la science, l’esprit d’observation et la profonde connaissance du cœur humain ?

« Si je suis un gaillard (c’est ce que nous ne savons pas encore, il est vrai), je puis avoir un jour autre chose que l’illustration littéraire ; et ajouter au titre de grand écrivain celui de grand citoyen, est une ambition qui peut tenter aussi !… »

XV

La triste épreuve de sa tragédie faite et acceptée, il tombe énervé, découragé, maigri, chez sa mère, elle le garda quatre ans, mais non oisif. Ce fut alors qu’il fit seulement sa grande faute, pour vivre et donner à leur insu quelque aisance à ses parents. Il se lia avec des libraires, et sacrifia quelque temps sa conscience à ses besoins. Il écrivit ses Contes drolatiques, ouvrage de mosaïque très habilement conçu et exécuté, qui lui firent une réputation de mauvais aloi et quelque argent. Comme langue, rien ne contribua plus à le former au travail difficile de parodier un siècle dans un autre siècle. C’était une gaieté triste au fond, un désespoir de verve qui lui donnait la conscience de son prodigieux talent, mais le repentir de l’usage qu’il en faisait. Il faut, comme lui, glisser sur cette jeunesse qui passe comme un orage du matin. Ne reprochons pas à l’homme ce qu’il se reproche le premier, le prix un peu honteux que la vie lui coûte, prix d’autant plus cher qu’il est plus prêt à le regretter. En lisant ses Contes drolatiques, on se souvient de Mirabeau écrivant, à Vincennes, des romans orduriers pour envoyer à une femme purement adorée le prix du vice qui le rendait indigne d’elle.

XVI

Sa sœur s’était mariée à un homme distingué en Normandie, M. de Surville.

Il lui écrit à demi son mépris pour lui-même pendant qu’on imprime ses Contes à Paris.

« Tu me demandes des détails des fêtes, et je n’ai aujourd’hui que des tristesses au cœur ! Je me trouve le plus malheureux des malheureux qui vivotent sous cette belle calotte céleste que l’Éternel a brillantée de ses mains puissantes !

« Des fêtes !… c’est une triste litanie que j’ai à t’envoyer.

« Mon père, en revenant du mariage de Laurence (il avait été célébré à Paris), a eu dans sa voiture l’œil gauche déchiré par le fouet de Louis, triste présage… Le fouet de Louis toucher à cette belle vieillesse, notre joie et notre orgueil à tous ! Le cœur saigne ! On a cru d’abord le mal plus grand qu’il n’est, heureusement ! Le calme apparent de mon père me faisait peine, j’aurais préféré des plaintes, je me serais figuré que des plaintes l’auraient soulagé ! mais il est si fier, à bon droit, de sa force morale, que je n’osais même le consoler, et la douleur du vieillard fait autant souffrir que celle d’une femme !

« Je ne pouvais ni penser ni travailler ; il faut pourtant écrire, écrire tous les jours pour conquérir l’indépendance qu’on me refuse ! Essayer de devenir libre à coups de romans, et quels romans ! Ah ! Laure, quelle chute de mes projets de gloire !

« Avec quinze cents francs de rente assurés, je pourrais travailler à ma célébrité, mais il faut le temps pour de pareils travaux, et il faut vivre d’abord ! Je n’ai donc que cet ignoble moyen pour m’indépendantiser !

« Fais donc gémir la presse, mauvais auteur (et le mot n’a jamais été si vrai)  !

« Si je ne gagne pas promptement de l’argent, le spectre de la place reparaîtra, je ne serai pas notaire toutefois, car M. T… vient de mourir. Mais je crois que M. *** me cherche sourdement une place : quel terrible homme ! Comptez-moi pour mort si on me coiffe de cet éteignoir : je deviendrai un cheval de manège qui fait ses trente ou quarante tours à l’heure, mange, boit, dort à des instants réglés d’avance.

« Et l’on appelle vivre cette rotation machinale, ce perpétuel retour des mêmes choses !…

« Encore si quelqu’un jetait un charme quelconque sur ma froide existence ! Je n’ai pas les fleurs de la vie et je suis pourtant dans la saison où elles s’épanouissent ! À quoi bon la fortune et les jouissances quand ma jeunesse sera passée ? Qu’importe des habits d’acteur si l’on ne joue plus de rôle ? Le vieillard est un homme qui a dîné et qui regarde les autres manger, et moi, jeune, mon assiette est vide et j’ai faim ! Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits ?… »

………………………………………………………………………………………………

« Je t’envoie deux nouveaux ouvrages ; ils sont encore fort mauvais et fort peu littéraires surtout ! Tu trouveras dans l’un des deux quelques plaisanteries assez drôles et des espèces de caractères, mais un plan détestable.

« Le voile ne tombe, malheureusement, qu’après l’impression, et, quant aux corrections, il n’y faut pas songer, elles coûteraient plus que le livre. Le seul mérite de ces deux romans, ma chère, est le millier de francs qu’ils me rapportent, mais la somme n’a été réglée qu’en billets à longues échéances ? Seront-ils payés ?

« Je commence, toutefois, à tâter et reconnaître mes forces ; sentir ce que je vaux et sacrifier la fleur de ses idées à de pareilles inepties ! Il y a de quoi pleurer.

« Ah ! si j’avais ma pâtée, j’aurais bien vite ma niche et j’écrirais des livres qui resteraient peut-être !

« Mes idées changent tellement que le faire changerait bientôt ! Encore quelque temps, et il y aura entre le moi d’aujourd’hui et le moi de demain la différence qui existe entre le jeune homme de vingt ans et l’homme de trente ! Je réfléchis, mes idées mûrissent, je reconnais que la nature m’a traité favorablement en me donnant mon cœur et ma tête. Crois-moi, chère sœur, car j’ai besoin d’une croyante, je ne désespère pas d’être un jour quelque chose ; car je vois aujourd’hui que Cromwell n’avait pas même le mérite d’être un embryon ; quant à mes romans, ils ne valent pas le diable, mais ils ne sont pas si tentateurs. »

XVII

Il va à Bayeux chez son beau-frère. La misère l’y suit. Il veut tenter la fortune par une grande entreprise. Il s’associe à un vieil ami pour éditer des livres. Il échoue et perd les deux fortunes. Sa double dette l’écrase ; il veut persévérer ; sa famille lui donne par anticipation de quoi payer son brevet d’imprimeur. Il échoue plus irrémédiablement une seconde fois. On le console en le reléguant dans les ouvrages légers. Ce mépris l’irrite : « Il faudra que je meure, écrit-il, pour qu’on sache ce que je vaux ! »

Il tombe dans le découragement, non de lui-même, mais de la fortune. Il néglige d’aller voir ses parents. Voici comment il s’excuse devant sa sœur :

« Ta lettre m’a donné deux détestables jours et deux détestables nuits. Je ruminais ma justification de point en point, comme le mémoire de Mirabeau à son père, et je m’enflammais déjà à ce travail ; mais je renonce à l’écrire, je n’ai pas le temps, ma sœur, et je ne me sens d’ailleurs aucun tort !…

« On me reproche l’arrangement de ma chambre ; mais les meubles qui y sont m’appartenaient avant ma catastrophe ! Je n’en ai pas acheté un seul ! Cette tenture de percale bleue qui fait tant crier était dans ma chambre à l’imprimerie. C’est Latouche et moi qui l’avons clouée sur un affreux papier qu’il eût fallu changer ! Mes livres sont mes outils, je ne puis les vendre ; le goût, qui met tout chez moi en harmonie, ne s’achète pas (malheureusement pour les riches) ; je tiens, au surplus, si peu à toutes ces choses, que si l’un de mes créanciers veut me faire mettre secrètement à Sainte-Pélagie, j’y serai plus heureux, ma vie ne me coûtera rien, et je ne serai pas plus prisonnier que le travail ne me tient captif chez moi.

« Un port de lettre, un omnibus, sont des dépenses que je ne puis me permettre, et je ne sors pas pour ne pas user d’habits ! Ceci est-il clair ?

« Ne me contraignez donc plus à des voyages, à des démarches, à des visites qui me sont impossibles, n’oubliez pas que je n’ai plus que le temps et le travail pour richesse, et que je n’ai pas de quoi faire face aux dépenses les plus minimes.

« Si vous songiez aussi que je tiens toujours forcément la plume, vous n’auriez pas le courage d’exiger des correspondances ! Écrire quand on a le cerveau fatigué et l’âme remplie de tourments ! Je ne pourrais que vous affliger ; à quoi bon ?… Vous ne comprenez donc pas qu’avant de me mettre au travail, j’ai quelquefois à répondre à sept ou huit lettres d’affaires ?

« J’ai encore une quinzaine de jours à passer sur les Chouans ; jusque-là, pas d’Honoré ; autant vaudrait déranger le fondeur pendant la coulée.

« Ne me crois aucun tort, chère sœur ; si tu me donnais cette idée, j’en perdrais la cervelle. Si mon père était malade, tu m’avertirais, n’est-ce pas ? Tu sais bien qu’alors aucune considération humaine ne m’empêcherait de me rendre près de lui.

« Il faut que je vive, ma sœur, sans jamais rien demander à personne ; il faut que je vive pour travailler afin de m’acquitter envers tous ! Mes Chouans terminés, je vous les porterai ; mais je ne veux en entendre parler ni en bien ni en mal ; une famille, des amis, sont incapables de juger l’auteur.

« Merci, cher champion dont la voix généreuse défend mes intentions. Vivrai-je assez pour payer aussi mes dettes de cœur ?… »

XVIII

Il vécut (si c’est là vivre) de cette misère jusqu’en 1833.

De 1833 à 1848, c’est sa moisson ; retiré tantôt dans une solitude anonyme de Paris ou des environs, affectant quelquefois un certain luxe pour imiter Walter Scott, et doubler ainsi à l’œil le prix de ses propres œuvres, il se bâtit à Ville-d’Avray une maison en apparence idéale, qui s’écroule bientôt après comme un rêve. Mais son talent grandit. La liste de ses livres pendant ces fécondes années est longue. Tout est écrit de sa main, et recorrigé deux fois sous la main de l’imprimeur. Cela suppose un travail qui fait reculer le calcul.

Il s’isole, il se dérobe, il écrit à sa sœur qui s’en plaint, il fuit quelquefois à la campagne auprès de Tours, chez des amis. Il y compose ses meilleurs volumes. Il s’y apaise, il y respire, il y écrit à sa sœur :

« Merci, ma sœur ; le dévouement des cœurs aimés nous fait tant de bien ! Tu m’as rendu cette énergie qui m’a fait surmonter jusqu’ici les difficultés de ma vie ! Oui, tu as raison, je ne m’arrêterai pas, j’avancerai, j’atteindrai le but, et tu me verras un jour compté parmi les grandes intelligences de mon pays !

« Mais quels efforts pour arriver là ! ils brisent le corps, et, la fatigue venue, le découragement suit !

« Louis Lambert m’a coûté tant de travaux ! Que d’ouvrages il m’a fallu relire pour écrire ce livre ! Il jettera peut-être un jour ou l’autre la science dans des voies nouvelles. Si j’en avais fait une œuvre purement savante, il eût attiré l’attention des penseurs qui n’y jetteront pas les yeux. Mais si le hasard met, un jour ou l’autre, Louis Lambert entre leurs mains, ils en parleront peut-être !…

« Je crois Louis Lambert un beau livre ! Nos amis l’ont admiré ici, et tu sais qu’ils ne me trompent pas !

« Pourquoi revenir sur sa terminaison ? Tu connais la raison qui me l’a fait choisir ! Tu as toujours peur. Cette fin est probable, et de tristes exemples ne la justifient que trop : le docteur n’a-t-il pas dit que la folie est toujours à la porte des grandes intelligences qui fonctionnent trop ?…

« Encore merci de ta lettre, et pardonne au pauvre artiste le découragement qui l’a rendue nécessaire. La partie engagée, je joue si gros jeu ! Il faut toujours progresser. Mes livres sont les seules réponses que je veuille jamais faire à ceux qui commencent à m’attaquer.

« Que leurs critiques ne te préoccupent pas trop ; elles sont de bons pronostics : on ne discute pas la médiocrité !…

« Oui, tu as raison, mes progrès sont réels, et mon courage infernal sera récompensé. Persuade-le aussi à ma mère, chère sœur, dis-lui de me faire l’aumône de sa patience ; ses dévouements lui seront comptés ! Un jour, je l’espère, — un peu de gloire lui payera tout ! Pauvre mère ! cette imagination qu’elle m’a donnée la jette perpétuellement du nord au midi et du midi au nord : de tels voyages fatiguent ; je le sais aussi, moi !

« Dis à ma mère que je l’aime comme lorsque j’étais enfant. Des larmes me gagnent en t’écrivant ces lignes, larmes de tendresse et de désespoir, car je sens l’avenir, et il me faut cette mère dévouée au jour du triomphe ! Quand l’atteindrai-je ?

« Soigne bien notre mère, Laure, pour le présent et pour l’avenir.

« Quant à toi et à ton mari, ne doutez jamais de mon cœur ; si je ne puis vous écrire, que votre tendresse soit indulgente, n’incriminez jamais mon silence ; dites-vous : Il pense à nous, il nous parle ; entendez-moi, mes bons amis, vous, mes plus vieilles et mes plus sûres affections !

« En sortant de mes longues méditations, de mes travaux accablants, je me repose dans vos cœurs comme dans un lieu délicieux où rien ne me blesse !

« Quelque jour, quand mes œuvres seront développées, vous verrez qu’il a fallu bien des heures pour avoir pensé et écrit tant de choses ; vous m’absoudrez alors de tout ce qui vous aura déplu, et vous pardonnerez, non l’égoïsme de l’homme (l’homme n’en a pas), mais l’égoïsme du penseur et du travailleur.

« Je t’embrasse, chère consolatrice qui m’apportes l’espérance, baiser de tendre reconnaissance ; ta lettre m’a ranimé ; après sa lecture, j’ai poussé un hourra joyeux. »

La liste de ses ouvrages, avec la date qu’il leur assigna après les avoir remaniés, peut seule faire comprendre la valeur de ses travaux, car peu de lecteurs ignorent l’importance de ces livres.

1827. (Fin de) Les Chouans.

1828. Catherine de Médicis.

1829. La Physiologie du mariage, Gloire et malheur, le Bal de Sceaux, il Vertugo, la Paix du ménage.

1830. La Vendetta, une Double Famille, Étude de femme, Gobseck, autre Étude de femme, la Grande Bretèche, Adieu, l’Élixir de longue vie, Sarrasine, la Peau de chagrin.

1831. Madame Firmiani, le Réquisitionnaire, l’Auberge rouge, Maître Cornélius, les Proscrits, un Épisode sous la Terreur, Jésus-Christ en Flandre.

1832. La Bourse, la Femme abandonnée, la Grenadière, le Message, les Marana, Louis Lambert, l’Illustre Gaudissart, le colonel Chabert, une Passion dans le Désert, le Chef-d’œuvre inconnu, le Curé de Tours.

1833. Séraphîta, Eugénie Grandet, Ferragus, le Médecin de campagne.

1834. Un Drame au bord de la mer, la Duchesse de Langeais, la Fille aux yeux d’or, le Père Goriot, la Recherche de l’absolu.

1835. Le Contrat de mariage, la Femme de trente ans, le Lys dans la Vallée, Melmoth réconcilié.

1836. La Vieille Fille, l’Enfant maudit, Facino Cane, la Messe de l’Athée, l’Interdiction.

1837. Le Cabinet des antiques, la maison Nucingen, Gambara, César Birotteau.

1838. Une Fille d’Ève, les Employés, ou la Femme supérieure.

1839. Pierre Grassou, les Secrets de la princesse de Cadignan, Massimilla Doni, Pierrette.

1840. Z. Marcas, la Revue parisienne.

1841. Mémoires de deux jeunes mariées, Ursule Mirouët, une Ténébreuse Affaire.

1842. La Fausse Maîtresse, Albert Savarus, un Début dans la vie, un Ménage de garçon, ou les Deux Frères.

1843. Honorine, Splendeurs et Misères des courtisanes, Illusions perdues.

1844. Béatrix, Modeste Mignon, Gaudissart II.

1845. Un Prince de la Bohême, Esquisse d’homme d’affaires, Envers de l’histoire contemporaine, le Curé de village.

Il voyage deux fois en Italie et en Sardaigne pour une spéculation colossale sur les scories des mines antiques mal exploitées par les Romains. Il croit tenir la richesse ; on la lui dérobe.

XIX

Enfin il pense à renouer ses œuvres immortelles par un lien qui leur donne l’unité. Il conçoit la Comédie humaine, sujet que nous avons tous conçu, le poème épique universel sous forme de romans successifs. Il s’y dévoue, il s’y absorbe, il expire sans l’avoir terminé.

« “Je suis si triste aujourd’hui, qu’il doit y avoir quelque sympathie sous cette tristesse. Quelqu’un de ceux que j’aime serait-il malheureux ? Ma mère est-elle souffrante ? Où est mon bon Surville ? est-il bien de corps et d’âme ? Avez-vous des nouvelles de Henri ? sont-elles bonnes ? Toi ou tes petites, seriez-vous malades ? Rassurez-moi vite sur tous ces chers sujets.

« “Mes essais de théâtre vont mal, il faut y renoncer pour le moment. Le drame historique exige de grands effets de scène que je ne connais pas et qu’on ne trouve peut-être que sur place, avec des acteurs intelligents. Quant à la comédie, Molière, que je veux suivre, est un maître désespérant ; il faut des jours sur des jours pour arriver à quelque chose de bien en ce genre, et c’est toujours le temps qui me manque. Il y a d’ailleurs d’innombrables difficultés à vaincre pour aborder n’importe quelle scène, et je n’ai pas le loisir de jouer des jambes et des coudes ; un chef-d’œuvre seul, et mon nom m’en ouvriraient les portes ; mais je n’en suis pas encore aux chefs-d’œuvre. Ne pouvant compromettre ma réputation, il faudrait trouver des prête-noms ; c’est du temps à perdre, et le fâcheux, c’est que je n’ai pas le moyen d’en perdre ! Je le regrette ; ces travaux, plus productifs que mes livres, m’auraient plus promptement tiré de peine. Mais il y a longtemps que les angoisses et moi nous nous sommes mesurés, je les ai domptées, je les dompterai encore. Si je succombe, c’est le ciel qui l’aura voulu, et non pas moi.

« “La vivacité d’impression que mes chagrins te causent devrait m’interdire de t’en parler, mais le moyen de ne pas épancher mon cœur trop plein près de toi ? C’est mal, cependant ; il faut une organisation robuste qui vous manque, à vous autres femmes, pour supporter les tourments de la vie de l’écrivain.

« “Je travaille plus que je ne le voulais, que veux-tu ? Quand je travaille, j’oublie mes peines, c’est ce qui me sauve ; mais toi, tu n’oublies rien ! Il y a des gens qui s’offensent de cette faculté, ils redoublent mes tourments en ne me comprenant pas !

« “Je devrais faire assurer ma vie pour laisser, en cas de mort, une petite fortune à ma mère ; toutes dettes payées, pourrais-je supporter ces frais ? je verrai cela à mon retour.

« “Le temps que durait jadis l’inspiration produite par le café diminue ; il ne donne plus maintenant que quinze jours d’excitation à mon cerveau, excitation fatale, car elle me cause d’horribles douleurs d’estomac. C’est au surplus le temps que Rossini lui assigne pour son compte.

« “Laure, je fatiguerai tout le monde autour de moi et ne m’en étonnerai pas. Quelle existence d’auteur a été autrement ? mais j’ai aujourd’hui la conscience de ce que je suis et de ce que je serai !

« “Quelle énergie ne faut-il pas pour garder sa tête saine quand le cœur souffre autant ! Travailler nuit et jour, se voir sans cesse attaqué quand il me faudrait la tranquillité du cloître pour mes travaux ! Quand l’aurai-je ? l’aurai-je un seul jour ! que dans la tombe peut-être !… on me rendra justice alors, je veux l’espérer !… Mes meilleures inspirations ont toujours brillé, au surplus, aux heures d’extrêmes angoisses ; elles vont donc luire encore !…

« “Je m’arrête, je suis trop triste ; le ciel devait un frère plus heureux à une sœur si affectionnée !…”

 

« Mon frère était alors accablé par un grand chagrin de cœur ; je ne peux publier de sa volumineuse correspondance que ce qui a rapport à lui ou à ses œuvres, et le montrer que sous l’aspect de fils ou de frère ; ces restrictions privent le public de quelques pages intéressantes, notamment de celles qu’il m’adressa après la mort d’une personne bien chère. C’est ce que j’ai lu de plus éloquent dans l’expression de la douleur. »

XX

C’est vers ce temps qu’il imagina de prendre son rang, la gloire et la fortune d’assaut par un coup de main. Il écrivit deux drames : Vautrin et Mercadet. Deux pièces de Figaro. L’une échoua comme scandale ; l’autre expira de langueur. Il croyait fermement que Mercadet, pris dans la passion industrielle de la bourgeoisie, serait le Figaro du siècle. Je me souviens qu’il vint plusieurs fois ayant la fièvre de son succès chez moi pour me conjurer de l’entendre, de le voir, d’assister aux répétitions. Je consentis ; j’allai aux répétitions. Je fus peu touché. Rien ne put le désenchanter de son illusion ; on le joua sans succès. Il était comme moi-même, mal né pour la scène : il n’y avait pas assez d’espace pour ses conceptions.

XXI

C’est peu de temps avant cette époque que la beauté, l’amour, l’esprit et la fortune parurent d’un seul coup vouloir dépasser par la réalité tous les rêves de son passé. Une jeune et aimable étrangère, une de ces femmes dont l’imagination est une puissance, conçut pour lui une ardente passion. C’était une Polonaise, une Orientale, une personne attachée, dit-on, par devoir à un vieil époux dont la santé expirante devait assurer bientôt la liberté. Elle adorait Balzac, comme écrivain. Elle lui confirma par lettres le penchant de son cœur ; il fut fasciné et enivré par une amitié qui ne coûtait rien à la vertu. J’ignore le lieu où ils se rencontrèrent. Était-ce à Milan ? était-ce en Pologne ou en Russie ? Rien n’est plus difficile que de percer le mystère des voyages de Balzac ; ce que j’en sais, je ne le sais que de lui-même, longtemps avant l’événement qui dénoua par un trop court mariage le nœud de sa vie.

Je le rencontrai un jour dans une des sombres allées d’arbres qui s’étendent solitaires entre la Chambre des députés et le palais des Invalides. Il m’aborda avec l’empressement d’un homme heureux qui brûle de faire partager son bonheur encore caché à un ami. — Que faites-vous ? lui dis-je. « J’attends, me répondit-il, la félicité des anges ici-bas. J’aime, je suis aimé par la plus charmante femme inconnue qui soit sur la terre. Elle est jeune, elle est libre, elle a une fortune indépendante qui ne se calcule que par millions de revenu. De courtes convenances l’empêchent seules de me donner sa main ; mais dans peu de mois elle en est affranchie, et je suis aussi sûr de mon bonheur que de son amour !

« Voilà, mon cher Lamartine, l’état où je vis en ce moment ; j’ai dû vous le cacher jusqu’à ce jour, mais maintenant rien ne m’empêche de me confier à votre amitié ; vous voyez en moi le plus heureux des hommes ! »

J’avoue que je crus à un de ces songes qu’il avait si longtemps poursuivis, et que je me séparai de lui incrédule, mais sans lui témoigner mon incrédulité. C’était moi qui me trompais. Peu de mois après ce jour, j’appris que Balzac était parti pour un voyage énigmatique, et qu’il était marié. À son retour, il vint me voir. J’allai lui rendre visite dans le magnifique hôtel du quartier Beaujon, où sa femme avait recueilli ce chevalier errant de tous les songes. Il n’était pas chez lui. Mais le luxe de l’ameublement, des jardins, des antichambres, attestait la réalité de ce qu’il m’avait confié quelques mois avant. Je me réjouis de ce miracle de l’amour. Hélas ! comme tous les miracles, il ne devait durer qu’un moment.

Le bonheur de Balzac fut un éclair ; son travail assidu l’avait usé ; un rêve lui enleva ce que tant de rêves lui avaient coûté. Il n’eut que la perspective du repos dans la gloire. Une maladie de cœur l’emporta. Il mourut au milieu des délices et des splendeurs auxquelles il avait aspiré. Homme d’imagination, récompensé en imagination. Mais au moins il ne mourut pas dans les angoisses qui avaient consumé sa vie. Sa veuve avait acheté sur la route de Fontainebleau une belle colline boisée à Villeneuve-le-Roi, au sommet de laquelle elle habite avec l’ombre de son mari, un grand nom qui grandira sans cesse.

XXII

Voilà l’homme dans Balzac.

Il avait eu, au milieu de beaucoup de chimères, un rare bon sens, celui de réduire son ambition politique à sa juste valeur et de renoncer de bonne heure à cet axiome faux : « J’ajouterai peut-être le titre de grand citoyen au titre d’homme littéraire. » Il avait espéré un moment que l’estime de ses compatriotes le porterait à la députation : il n’en fut rien ; on reconnut promptement que son éloquence, toute de cœur, ne convenait pas au régime parlementaire, qui vit de parti et non de vérité. Je l’ai entendu souvent, chez madame de Girardin, s’abandonner au torrent de sa belle et fougueuse indignation contre ces fausses fureurs et ces fausses promesses des oppositions aux gouvernements qui n’avaient d’autres crimes que de n’être pas aimés. Quant à lui, il était aisé de voir qu’il était de race et de sang légitimistes, c’est-à-dire qu’il croyait à la puissance de la tradition et des mœurs avant tout ; le commandement et l’obéissance par l’habitude, c’était pour lui tout le gouvernement. Les théories, les systèmes, les socialismes, n’étaient rien pour lui ; des expériences hasardées sur des millions d’hommes ignorants ou passionnés lui paraissaient des bêtises ou des crimes. Laissez cela à faire aux avocats et à préconiser aux journalistes, deux espèces de publicistes pour lesquels il ne dissimulait pas son dédain. — Le gouvernement parlementaire, disait-il avec l’ironie profonde de sa bonne foi, est le régime des sophistes ou des bavards. Dieu n’a créé qu’une forme et qu’un moyen de volonté, c’est l’unité. La divergence des volontés, en effet, c’est l’immobilité ou l’anarchie. L’anarchie, c’est la mort violente de l’espèce humaine. L’immobilité, c’est sa mort lente. Si l’homme était capable de profiter de l’expérience, il reconnaîtrait que le gouvernement parlementaire n’est bon qu’à renverser successivement tous les régimes qui l’admettent. En 1789, le jour où Mirabeau l’introduisit par sa phrase fameuse à M. de Brézé : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes », la révolution est faite ; Mirabeau se déshonore et se dépopularise en essayant de la diriger en sens inverse. Louis XVI tombe sous ses fureurs ; les Girondins périssent pour avoir voulu la modérer ; Vergniaud, Marat, Danton, Camille Desmoulins, Robespierre lui-même, sont dévorés par le régime qu’ils ont créé ; la Convention est décimée par sa propre nature ; le Directoire exécutif tente vainement ses coups d’État contre le gouvernement parlementaire, Bonaparte le renverse du vent de son épée ; il renverse lui-même Bonaparte en 1814. Les Bourbons reviennent, le gouvernement parlementaire les laisse tomber et fuir jusqu’à Gand ; Waterloo les rend nécessaires pour sauver la nation ; le gouvernement parlementaire abandonne Bonaparte à Sainte-Hélène ; il fait du gouvernement de Louis XVIII un tiraillement sans repos pendant tout son règne. Le gouvernement parlementaire provoque la lutte avec Charles X ; le gouvernement parlementaire triomphe et renvoie le roi à l’exil. Le duc d’Orléans s’offre à ce régime, il est accepté avec enthousiasme ; dix-huit ans après il est congédié avec plus d’enthousiasme encore ; la république de nécessité sauve la France ; le gouvernement parlementaire se hâte de choisir parmi les candidats celui qui doit le renverser. La France redevint militaire et calme, sous un despotisme intelligent et modéré ; le gouvernement parlementaire recommence à poindre dans les coalitions d’opinions incompatibles. Dix gouvernements renversés en un demi-siècle attestent en vain que ce gouvernement ne sait ni se fonder ni se défendre. Proclamez maintenant la perfection et la permanence d’un gouvernement qui ne sait ni s’établir ni durer ! Voilà son histoire ! Jugez-le par ses œuvres.

XXIII

Mais jugez-le aussi par sa nature, continuait-il.

Quand une nation va périr et qu’elle le sent, que fait-elle ? Elle invoque le remède, le pouvoir à une seule tête, la dictature.

L’armée, ou la volonté active de la nation, se donne un dictateur ; il frappe à droite et à gauche, il se défait des gouvernements parlementaires, obstacle à tout, au bien comme au mal. Il règne : si c’est avec folie, il tombe entraînant avec lui armée et nation ; si c’est avec réflexion et mesure, il continue ou perpétue son règne, il peut même fonder une dynastie ou une monarchie héréditaire. Que lui faut-il pour cela ? — Un conseil d’État nommé par lui et une armée chez un peuple militaire.

Mais, le jour où il fonderait un gouvernement à deux ou trois têtes, un gouvernement parlementaire dans l’élection duquel il n’interviendrait pas, il pourrait mesurer sa déchéance au progrès fait par ce gouvernement. Le jour où le gouvernement parlementaire serait achevé, il créerait de nouveau la force contre la force, c’est-à-dire le gouvernement de quelques-uns contre un. La révolution serait faite !

L’unité de volonté est nécessaire même dans la république. Le premier magistrat d’une république doit être un dictateur à temps ; sans quoi il n’est rien.

Voyez l’armée ! Qui fait sa force ? C’est son général, soit pour un jour, soit pour un temps. Mettez deux chefs ou dix chefs avec des droits égaux à la tête de votre armée : elle cesse d’exister ; elle a deux esprits ou dix volontés, c’est-à-dire pas une. Voilà pourquoi les gouvernements parlementaires les plus libres n’ont jamais reconnu à l’armée sous les armes le droit électoral. Je me trompe ; le gouvernement parlementaire de 1849 a nommé une fois deux chefs et deux armées : l’un de la rive gauche de la Seine sous le parlement, l’autre de la rive droite sous le président de la république. Quinze jours après, le gouvernement n’existait plus. Le coup d’État était devenu inévitable, le pouvoir parlementaire s’était suicidé ! Je l’avais prédit ! Qu’on lise mon avant-dernier numéro de mes Conseils au peuple !

Le gouvernement est un monologue, pendant qu’il gouverne toute anarchie est un dialogue. On délibère avec un dialogue, on ne gouverne pas. — Mais, dit-on, la majorité sans cesse déplacée par un discours ou par une intrigue fait la loi ? — Voyez la Belgique, où ni majorité ni minorité ne peuvent en sortir. Le gouvernement parlementaire refuse de gouverner : la volonté nationale est paralysée par la nation elle-même. Qu’adviendra-t-il ? ou un coup d’État ou une révolution. Voilà le gouvernement parlementaire ou le gouvernement des factions. — La responsabilité n’est nulle part, et chaque faction dit : — Ce n’est pas moi ! —

Et voyez l’Amérique ! — Nous ne pouvons pas nous gouverner ? — Exterminons-nous !

Quoi ! un tel état serait le dernier mot de la sagesse humaine ? — Non, Dieu a donné par la nature des choses des règles instinctives aux peuples comme aux individus. — Cette règle est l’unité de la volonté pour qu’elle soit obéie ; — monarchie et république ont besoin de cette unité.

Unité permanente : — Monarchie ! Unité temporaire : — République !

Peu importe, pourvu que le monde puisse se gouverner.

Le gouvernement, ce n’est pas seulement la forme, c’est la vie des nations.

Le gouvernement des factions ou le gouvernement des intrigues, c’est le gouvernement parlementaire !

Essayez-en cinquante fois.

Cinquante fois il vous trompe encore.

On ne varie pas le thème divin.

Le thème divin, c’est l’unité.

Voilà ce que disait plus éloquemment Balzac ; je ne pouvais qu’applaudir à son discours, quoique alors j’eusse fait la république pour détruire le gouvernement parlementaire. Je sentais la force de ses considérations et je me taisais, plus convaincu que lui que Dieu seul gouvernait les hommes, et qu’il les gouvernait par l’unité.

XXIV

On sentait dans ces paroles hardies et convaincues un grand fonds de foi dans l’éternelle sagesse, qui s’ajourne quelquefois, mais qui ne se dément jamais. « On ne voudrait pas m’entendre aujourd’hui, nous disait-il encore, mais le moment n’est pas loin où l’on m’entendra ; car les nations se sauvent toujours et se perdent toujours, et quand elles veulent décidément se sauver elles remontent aux lois de Dieu ! Ces lois de Dieu, c’est moi qui les sais, ajoutait Balzac ; sous un régime ou sous un autre, vous reviendrez à la loi des lois, l’unité de volonté ! »

Sa figure s’illuminait alors d’un éclat divin. On souriait, mais on l’écoutait, et on devait finir par le croire. Il avait péché dans sa jeunesse malheureuse contre les mœurs, mais jamais contre le bon sens et moins encore contre Dieu.

Il était religieux comme sa mère et sa sœur ; la solitude et le bonheur le ramenaient à Dieu. — Lisons maintenant ce grand moraliste.

 

Lamartine.