(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE LA FAYETTE » pp. 249-287
/ 1617
(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE LA FAYETTE » pp. 249-287

MADAME DE LA FAYETTE

Du temps de Mme de Sévigné, à côté d’elle et dans son Intimité la plus chère, il y eut une femme dont l’histoire se trouve presque confondue avec celle de son aimable amie. C’est la même que Boileau désignait pour la femme de France qui avait le plus d’esprit et qui écrivait le mieux. Cette personne n’écrivit pourtant qu’assez peu, à son loisir, par amusement et avec une sorte de négligence qui n’avait rien du métier ; elle haïssait surtout d’écrire des lettres, de sorte qu’on n’en a d’elle qu’un très-petit nombre et de courtes ; c’est dans celles de Mme de Sévigné plutôt que dans les siennes qu’on la peut connaître. Mais elle eut en son temps un rôle à part, sérieux et délicat, solide et charmant, un rôle en effet considérable, et dans son genre au niveau des premiers. A un fonds de tendresse d’âme et d’imagination romanesque elle joignait une exactitude naturelle, et, comme le disait sa spirituelle amie, une divine raison qui ne lui fit jamais faute ; elle l’eut dans ses écrits comme dans sa vie, et c’est un des modèles à étudier dans ce siècle où ils présentent tous un si juste mélange. On a récemment cherché, en réhabilitant l’hôtel de Rambouillet, à en montrer l’héritière accomplie et triomphante dans la personne de Mme de Maintenon ; un mot de Segrais trancherait plutôt en faveur de Mme de La Fayette pour cette filiation directe où tout le précieux avait disparu ; après un portrait assez étendu de Mme de Rambouillet, il ajoute incontinent : « Mme de La Fayette avoit beaucoup appris d’elle, mais Mme de La Fayette avoit l’esprit plus solide, etc. » Cette héritière perfectionnée de Mme de Rambouillet, cette amie de Mme de Sévigné toujours, de Mme de Maintenon longtemps, a son rang et sa date assurée en notre littérature, en ce qu’elle a réformé le roman, et qu’une part de cette divine raison qui était en elle, elle l’appliqua à ménager et à fixer un genre tendre où les excès avaient été grands, et auquel elle n’eu qu’à toucher pour lui faire trouver grâce auprès du goût sérieux qui semblait disposé à l’abolir. Dans ce genre secondaire où la délicatesse et un certain intérêt suffisent, mais où nul génie (s’il s’en rencontre) n’est de trop ; que l’Art poétique ne mentionne pas ; que Prevost, Le Sage et Jean-Jacques consacreront ; et qui, du temps de Mme de La Fayette, confinait, du moins dans ses parties élevées, aux parties attendrissantes de la Bérénice ou même de l’Iphigénie, Mme de La Fayette a fait exactement ce qu’en des genres plus estimés et plus graves ses contemporains illustres s’étaient à l’envi proposé. L’Astrée, en implantant, à vrai dire, le roman en France, avait bientôt servi de souche à ces interminables rejetons, Cyrus, Cléopâtre, Polexandre et Clélie. Boileau y coupa court par ses railleries, non moins qu’à cette lignée de poëmes épiques, le Moïse sauvé, le Saint Louis, la Pucelle ; Mme de La Fayette, sans paraître railler, et comme venant à la suite et sous le couvert de ses devanciers que Segrais et Huet distinguaient mal d’elle et enveloppaient des mêmes louanges, leur porta coup plus que personne par la Princesse de Clèves. Et ce qu’elle fit, bien certainement elle s’en rendit compte, et elle le voulait faire. Elle avait coutume de dire qu’une période retranchée d’un ouvrage valait un louis d’or, et un mot vingt sous : cette parole a toute valeur dans sa bouche, si l’on songe aux romans en dix volumes dont il fallait avant tout sortir. Proportion, sobriété, décence, moyens simples et de cœur substitués aux grandes catastrophes et aux grandes phrases, tels sont les traits de la réforme, ou, pour parler moins ambitieusement, de la retouche qu’elle fit du roman ; elle se montre bien du pur siècle de Louis XIV en cela.

La liaison si longue et si inviolable qu’eut Mme de La Fayette avec M. de La Rochefoucauld fait ressembler sa vie elle-même à un roman, à un roman sage (roman toutefois), plus hors de règle que la vie de Mme de Sévigné, qui n’aime que sa fille, moins calculé et concerté que celle de Mme de Maintenon, qui ne vise qu’au sacrement avec le roi. On aime à y voir un cœur tendre s’alliant avec une raison amère et désabusée qu’il adoucit, une passion tardive, mais fidèle, entre deux âmes sérieuses, où la plus sensible corrige la misanthropie de l’autre ; de la délicatesse, du sentiment, de la consolation réciproque, de la douceur, plutôt que de l’illusion et de la flamme ; Mme de Clèves, en un mot, maladive et légèrement attristée, à côté de M. de Nemours vieilli et auteur des Maximes : telle est la vie de Mme de La Fayette et le rapport exact de sa personne à son roman. Ce peu d’illusion qu’on remarque en elle, cette raison mélancolique qui fait le fond de sa vie, a passé un peu dans l’idéal de son roman même, et aussi, ce me semble, dans tous ces autres romans en quelque sorte émanés d’elle et qui sont sa postérité, dans Eugène de Rothelin, Mademoiselle de Clermont, Édouard. Quelle que soit la tendresse qui respire en ces créations heureuses, la raison y est, l’expérience humaine y souffle par quelque coin et attiédit la passion. A côté de l’âme aimante qui déjà s’abandonne, il y a aussitôt quelque chose qui avertit et qui retient : M. de La Rochefoucauld au fond est toujours là.

Si Mme de La Fayette réforma le roman en France, le roman chevaleresque et sentimental, et lui imprima cette nuance particulière qui concilie jusqu’à un certain point l’idéal avec l’observation, on peut dire aussi qu’elle fonda la première un exemple tout à fait illustre de ces attachements durables, décents, légitimes et consacrés dans leur constance101, de tous les jours, de toutes les minutes pendant des années jusqu’à la mort ; qui tenaient aux mœurs de l’ancienne société, qui sont éteints à peu près avec elle, mais qui ne pouvaient naître qu’après cette société établie et perfectionnée, et elle ne le fut que vers ce temps-là. La Princesse de Clèves et son attachement avec M. de La Rochefoucauld, ce sont deux titres presque égaux de Mme de La Fayette à une renommée touchante et sérieuse ; ce sont deux endroits qui marquent la littérature et la société de Louis XIV.

J’aurais laissé pourtant le plaisir et la fantaisie de recomposer cette existence, bien simple d’événements, aux lecteurs de Mme de Sévigné, si un petit document inédit, mais très-intime, ne m’avait engagé à mettre la bordure pour l’encadrer.

Le père de Mme de La Fayette, maréchal de camp et gouverneur du Havre, avait, dit-on, du mérite, et soigna fort l’éducation de sa fille. Sa mère (née de Péna) était de Provence et comptait quelque troubadour-lauréat parmi ses aïeux. Mlle Marie-Madeleine Pioche de La Vergne eut de bonne heure plus de lecture et d’étude que bien des personnes, même spirituelles, de la génération précédente n’en avaient eu dans leur jeunesse. Mme de Choisy, par exemple, avait prodigieusement d’esprit naturel, en conversation ou par lettres, mais pas même d’orthographe. Mme de Sévigné, et Mme de La Fayette, plus jeune de six ou sept ans que son amie, ajoutèrent donc à un fonds excellent une culture parfaite. On a pour témoignages directs de cette éducation les transports de Ménage, qui d’ordinaire, comme on sait, tombait amoureux de ses belles élèves : il célébra, sous toutes les formes de vers latins, la beauté, les grâces, l’élégance du bien dire et du bien écrire de Mme de La Fayette ou de Mlle de La Vergne, Laverna, comme il disait102. Plus tard, il lui présenta son ami le docte Huet, qui devint aussi pour elle un conseiller littéraire. Segrais, qui, avec Mme de Sévigné, suffit à faire connaître Mme de La Fayette, nous dit :

« Trois mois après que Mme de La Fayette eut commencé d’apprendre le latin, elle en savoit déjà plus que M. Ménage et que le Père Rapin, ses maîtres. En la faisant expliquer, ils eurent dispute ensemble touchant l’explication d’un passage, et ni l’un ni l’autre ne vouloit se rendre au sentiment de son compagnon ; Mme de La Fayette leur dit : Vous n’y entendez rien ni l’un ni l’autre. — En effet, elle leur dit la véritable explication de ce passage ; ils tombèrent d’accord qu’elle avoit raison. C’étoit un poëte qu’elle expliquoit, car elle n’aimoit pas la prose, et elle n’a pas lu Cicéron ; mais comme elle se plaisoit fort à la poésie, elle lisoit particulièrement Virgile et Horace ; et comme elle avoit l’esprit poétique et qu’elle savoit tout ce qui convenoit à cet art, elle pénétroit sans peine le sens de ces auteurs. » Un peu plus loin, il revient sur les mérites de M. Ménage : « Où trouvera-t-on des poëtes comme M. Ménage, qui fassent de bons vers latins, de bons vers grecs et de bons vers italiens ? C’étoit un grand personnage, quoi que ses envieux en aient voulu dire : il ne savoit pourtant pas toutes les finesses de la poésie ; mais Mme de La Fayette les entendoit bien. » La personne qui préférait à tout et sentait ainsi les poëtes était à la fois celle-là même qui se montrait vraie par excellence, comme M. de La Rochefoucauld plus tard le lui dit, employant pour la première fois cette expression qui est restée : esprit poétique, esprit vrai, son mérite comme son charme est dans cette alliance. Avec cela, Mme de La Fayette avait grand soin (Segrais nous en avertit encore) de ne faire rien paraître de sa science ni de son latin, pour ne pas choquer les autres femmes. Ménage nous apprend qu’elle répondit un jour à M. Huyghens qui lui demandait ce que c’était qu’un ïambe, que c’était le contraire d’un trochée ; mais il fallait M. Huyghens et sa question, croyez-le bien, pour lui faire prendre ainsi la parole sur le trochée et sur l’ïambe103.

Elle avait perdu son père à quinze ans. Sa mère, bonne personne, nous dit Retz, mais assez vaine et fort empressée, s’était remariée, peu après, au chevalier Renaud de Sévigné, si mêlé aux intrigues de la Fronde, et qui se montra des plus actifs à faire sauver le cardinal du château de Nantes. On lit dans les Mémoires du cardinal, à propos de cette prison de Nantes (1653) et des visites divertissantes qu’il y recevait : « Mme de La Vergne, qui avait épousé en secondes noces M. le chevalier de Sévigné, et qui demeuroit en Anjou avec son mari, m’y vint voir et y amena Mlle de La Vergne, sa fille, qui est présentement Mme de La Fayette. Elle étoit fort jolie et fort aimable, et elle avoit de plus beaucoup d’air de Mme de Lesdiguières. Elle me plut beaucoup, et la vérité est que je ne lui plus guère, soit qu’elle n’eût pas d’inclination pour moi, soit que la défiance que sa mère et son beau-père lui avoient donnée dès Paris même, avec application, de mes inconstances et de mes différentes amours, la missent en garde contre moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m’étoit assez naturelle… » Mlle de La Vergne, âgée de vingt ans, n’eut besoin que de sa raison pour tenir peu de compte au prisonnier entreprenant de ce caprice désœuvré et banal, si vite consolé.

Mariée en 1655 au comte de La Fayette, ce qu’il y eut probablement de plus remarquable et de plus d’accord avec l’imagination dans ce mariage, ce fut qu’elle devint ainsi la belle-sœur de la Mère Angélique de La Fayette, supérieure du couvent de Chaillot, autrefois fille d’honneur d’Anne d’Autriche, et dont les parfaites amours avec Louis XIII composent un roman chaste et simple, tout semblable à ceux que représente Mme de Clèves. Son mari, après lui avoir donné le nom qu’elle allait illustrer, et qu’une si tendre lueur décorait déjà, s’efface et disparaît de sa vie, pour ainsi dire ; on n’apprend plus rien de lui qui le distingue104. Elle en eut deux fils qu’elle aimait beaucoup, l’un militaire, dont l’établissement l’avait fort occupée, et qui mourut peu de temps après elle, et un autre, l’abbé de La Fayette, pourvu de bonnes abbayes, et dont on sait surtout qu’il prêtait négligemment les manuscrits de sa mère et les perdait.

Mme de La Fayette fut introduite jeune à l’hôtel de Rambouillet, et elle y apprit beaucoup de la marquise. M. Rœderer, qui a intérêt à ce qu’aucune des plaisanteries de Molière n’atteigne l’hôtel de Rambouillet, le fait se dépeupler et finir un peu plus tôt qu’il ne convient. Mme de La Fayette eut le temps d’y aller dès avant son mariage et d’y profiter, aussi bien que Mme de Sévigné. M. Auger, dans la notice, d’ailleurs exacte et intéressante, mais sèche de ton, qu’il a donnée sur Mme de La Fayette, dit à ce propos : « Introduite de bonne heure dans la société de l’hôtel de Rambouillet, la justesse et la solidité naturelles de son esprit n’auraient peut-être pas résisté à la contagion du mauvais goût dont cet hôtel était le centre, si la lecture des poètes latins ne lui eût offert un préservatif, etc., etc. » Le préservatif eût bien dû agir sur Ménage tout le premier. Cela est de plus injuste pour l’hôtel Rambouillet, et M. Rœderer a complétement raison contre ces manières de dire ; mais il s’abuse lui-même assurément quand il fait de cet hôtel le berceau légitime du bon goût, quand il nous montre Mlle de Scudéry comme y étant plutôt tolérée qu’exaltée et admirée. Il oublie que Voiture, tant qu’il vécut, tint le dé en ce monde-là ; or, on sait, en fait d’esprit, mais aussi en fait de goût, ce qu’était Voiture. Quant à Mlle de Scudéry, il suffit de lire Segrais, Huet et autres, pour voir quel cas on faisait de cette incomparable fille et de l’illustre Bassa, et du grand Cyrus, et de ses vers si naturels, si tendres, que dénigrait Despréaux, mais où il ne saurait mordre ; et ce que Segrais et Huet admiraient en de pareils termes devait n’être pas jugé plus sévèrement dans un monde dont ils étaient comme les derniers oracles. Mme de La Fayette, qui avait l’esprit solide et fin, s’en tira à la manière de Mme de Sévigné, en n’en prenant que le meilleur. Par son âge, elle appartenait tout à fait à la jeune cour ; et même avec moins de solidité dans l’esprit, elle n’aurait pas manqué d’en posséder encore les plus justes élégances. Dès les premiers temps de son mariage, elle avait eu l’occasion de voir fréquemment au couvent de Chaillot la jeune princesse d’Angleterre près de la reine Henriette, qui, alors en exil, s’y était retirée. Quand la jeune princesse fut devenue Madame et l’ornement le plus animé de la cour, Mme de La Fayette, bien que de dix ans son aînée, garda l’ancienne familiarité avec elle, eut toujours ses entrées particulières et put passer pour sa favorite. Dans l’histoire charmante qu’elle a tracée des années brillantes de cette princesse, parlant d’elle-même à la troisième personne, elle se juge ainsi : « Mlle de La Trimouille et Mme de La Fayette étoient de ce nombre (du nombre des personnes qui voyaient souvent Madame). La première lui plaisoit par sa bonté et par une certaine ingénuité à conter tout ce qu’elle avoit dans le cœur, qui ressentoit la simplicité des premiers siècles ; l’autre lui avoit été agréable par son bonheur ; car, bien qu’on lui trouvât du mérite, c’étoit une sorte de mérite si sérieux en apparence, qu’il ne sembloit pas qu’il dût plaire à une princesse aussi jeune que Madame. » A l’âge d’environ trente ans, Mme de La Fayette se trouvait donc au centre de cette politesse et de cette galanterie des plus florissantes années de Louis XIV ; elle était de toutes les parties de Madame à Fontainebleau ou à Saint-Cloud ; spectatrice plutôt qu’agissante ; n’ayant aucune part, comme elle nous dit, à sa confidence sur de certaines affaires, mais, quand elles étaient passées et un peu ébruitées, les entendant de sa bouche, les écrivant pour lui complaire : « Vous écrivez bien, lui disait Madame ; écrivez, je vous fournirai de bons mémoires. » — « C’était un ouvrage assez difficile, avoue Mme de La Fayette, que de tourner la vérité en de certains endroits d’une manière qui la fit connaître et qui ne fût pas néanmoins offensante ni désagréable à la princesse. » Un de ces endroits, entre autres, qui aiguisaient toute la délicatesse de Mme de La Fayette et qui excitaient le badinage de Madame pour la peine que l’aimable écrivain s’y donnait, devait être, j’imagine, celui-ci : « Elle (Madame) se lia avec la comtesse de Soissons… et ne pensa plus qu’à plaire au roi comme belle-sœur ; je crois qu’elle lui plut d’une autre manière, je crois aussi qu’elle pensa qu’il ne lui plaisoit que comme un beau-frère, quoiqu’il lui plût peut-être davantage ; mais enfin, comme ils étoient tous deux infiniment aimables, et tous deux nés avec des dispositions galantes, qu’ils se voyoient tous les jours au milieu des plaisirs et des divertissements, il parut aux yeux de tout le monde qu’ils avoient l’un pour l’autre cet agrément qui précède d’ordinaire les grandes passions. » Madame mourut dans les bras de Mme de La Fayette, qui ne la quitta pas à ses derniers moments. Le récit qu’elle a fait de cette mort égale les beaux récits qu’on a des morts les plus touchantes ; il s’y trouve en chemin de ces mots simples et qui éclairent toute une scène : « … Je montai chez elle. Elle me dit qu’elle étoit chagrine, et la mauvaise humeur dont elle parloit auroit fait les belles heures des autres femmes, tant elle avoit de douceur naturelle et tant elle étoit peu capable d’aigreur et de colère… Après le dîner, elle se coucha sur des carreaux… ; elle m’avoit fait mettre auprès d’elle, en sorte que sa tête étoit quasi sur moi… Pendant son sommeil elle changea si considérablement, qu’après l’avoir longtemps regardée j’en fus surprise, et je pensois qu’il falloit que son esprit contribuât fort à parer son visage… J’avois tort néanmoins de faire cette réflexion, car je l’avois vue dormir plusieurs fois, et je ne l’avois pas vue moins aimable. » Et plus loin : « Monsieur étoit devant son lit ; elle l’embrassa, et lui dit avec une douceur et un air capable d’attendrir les cœurs les plus barbares : Hélas ! Monsieur, vous ne m’aimez plus, il y a longtemps : mais cela est injuste ; je ne vous ai jamais manqué. — Monsieur parut fort touché, et tout ce qui étoit dans la chambre l’étoit tellement, qu’on n’entendoit plus que le bruit que font des personnes qui pleurent… Lorsque le roi fut sorti de la chambre, j’étois auprès de son lit ; elle me dit : Mme de La Fayette, mon nez s’est déjà retiré. Je ne lui répondis qu’avec des larmes…

« Cependant elle diminuoit toujours… » Le 30 juin 1673, Mme de La Fayette écrivait à Mme de Sévigné : « Il y a aujourd’hui trois ans que je vis mourir Madame : je relus hier plusieurs de ses lettres ; je suis toute pleine d’elle. »

Au milieu de ce monde galant et brillant, durant dix années, Mme de La Fayette jeune encore, avec de la noblesse et de l’agrément de visage, sinon de la beauté, n’était-elle donc qu’observatrice et attentive, sans intérêt actif de cœur, autre que son attachement pour Madame, sans choix singulier et secret ? Vers l’année 1665, comme je conjecture, et comme je l’expliquerai plus bas, elle avait choisi hors de ce tourbillon pour ami de cœur M. de La Rochefoucauld, âgé déjà de cinquante-deux ans105.

Elle écrivit de bonne heure par goût, mais avec sobriété toujours. C’était le temps des portraits : Mme de La Fayette, vers 1659, en fit un de Mme de Sévigné, qui est censé écrit par un inconnu : « Il vaut mieux que moi, disait celle-ci en le retrouvant dans de vieilles paperasses de Mme de La Trémouille en 1675, mais ceux qui m’eussent aimée il y a seize ans l’auroient pu trouver ressemblant. » C’est toujours sous ces traits jeunes et à jamais fixés par son amie, que Mme de Sévigné nous apparaît immortelle. Quand Madame, engageant Mme de La Fayette à se mettre à l’œuvre, lui disait : « Vous écrivez bien, » elle avait lu sans doute la Princesse de Montpensier, première petite nouvelle de notre auteur, qui fut imprimée dès 1660 ou 1662106. Comme élégance et vivacité de récit, cela se détachait des autres nouvelles et historiettes du moment, et annonçait un esprit de justesse et de réforme. L’imagination de Mme de La Fayette, en composant, se reportait volontiers à l’époque brillante et polie des Valois, aux règnes de Charles IX ou de Henri II, qu’elle idéalisait un peu et qu’elle embellissait dans le sens où les gracieux et discrets récits de la reine Marguerite nous les font entrevoir. La Princesse de Montpensier, la Princesse de Clèves, la Comtesse de Tende, ne sortent pas de ces règnes, dont les vices et les crimes ont trop éclipsé peut-être à nos yeux la spirituelle culture. La cour de Madame pour l’esprit, pour les intrigues, pour les vices aussi, n’était pas sans rapport avec celle des Valois, et l’histoire qu’en a essayée Mme de La Fayette rappelle plus d’une fois les Mémoires de cette reine si aimable en son temps, qu’il ne faut pourtant pas croire toujours. Le perfide Vardes et le fier M. de Guiche sont bien des figures qui siéraient d’emblée à la cour de Henri II ; et, à cette cour de Madame, il ne manquait pas même de chevalier de Lorraine. Mme de La Fayette avait dans ce monde une sorte de rôle d’autorité, et exerçait pour le ton une critique sage. Deux mois avant la malheureuse mort de Madame, Mme de Montmorency écrivait à M. de Bussy, en manière de plaisanterie (1er mai 1670) : « Mme de La Fayette, favorite de Madame, a eu la tête cassée par une corniche de cheminée qui n’a pas respecté une tête si brillante de la gloire que lui donnent les faveurs d’une si grande princesse. Avant ce malheur, on a vu une lettre d’elle qu’elle a donnée au public pour se moquer de ce qu’on appelle les mots à la mode et dont l’usage ne vaut rien ; je vous l’envoie. » Suit cette lettre, qui est toute composée du jargon amphigourique dont elle voulait corririger le beau monde ; c’est un amant jaloux qui écrit à sa maîtresse ; Boileau en son genre n’eût pas mieux fait. Mme de La Fayette, à un degré radouci, était un peu le Despréaux de la politesse de cour. A la fin de cette même année 1670, parut Zayde, le premier ouvrage véritable de Mme de La Fayette, car la Princesse de Montpensier n’était pas un ouvrage et n’avait d’ailleurs été remarquée dans le temps que d’assez peu de personnes. Zayde portait le nom de Segrais, et ce ne fut pas une pure fiction transparente ; le public crut aisément que Segrais était l’auteur. Bussy reçut le livre comme étant de Segrais, se disposa à le lire avec grand plaisir ; « car Segrais, disait-il, ne peut rien écrire qui ne soit joli ; » après l’avoir lu, il le critique et le loue toujours dans la même persuasion. Depuis lors, il n’a pas manqué de personnes qui ont voulu maintenir à Segrais l’honneur de la paternité ou du moins une grande part. Adry, qui a donné une édition de la Princesse de Clèves (1807), en remettant et laissant la question dans le doute, semble incliner en faveur du poëte bel-esprit.

Mais le digne Adry, qui fait autorité comme bibliographe, a l’esprit un peu esclave de la lettre. Segrais pourtant nous dit assez nettement, ce semble, dans les conversations et propos qu’on a recueillis de lui : « La Princesse de Clèves est de Mme de La Fayette… Zayde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle. Il est vrai que j’y ai eu quelque part, mais seulement dans la disposition du roman, où les règles de l’art sont observées avec grande exactitude. » Il est vrai de plus qu’à un autre moment Segrais dit : « Après que ma Zayde fut imprimée, Mme de La Fayette en fit relier un exemplaire avec du papier blanc entre chaque page, afin de la revoir tout de nouveau et d’y faire des corrections, particulièrement sur le langage ; mais elle ne trouva rien à y corriger, même en plusieurs années, et je ne pense pas que l’on y puisse rien changer, même encore aujourd’hui. » Il est évident que Segrais, comme tant d’éditeurs de bonne foi, se laissait dire et rougissait un peu quand on lui parlait de sa Zayde. La confusion de l’auteur à l’éditeur est chose facile et sensible. Au moyen âge et même au seizième siècle, une phrase de latin copiée ou citée faisait autant partie de l’amour-propre de l’auteur qu’une pensée propre. S’il s’agit d’un roman ou d’un poëte qu’on a mis en circulation le premier, on est plus chatouilleux encore : ces parrains-là ne haïssent pas le soupçon malin et ne le démentent qu’à demi. Même sans cela, à force d’entendre unir son nom à la louange ou à la critique de l’œuvre, on l’adopte plus étroitement. On m’a, s’il m’en souvient, tant jeté à la tête Ronsard, que j’ai de la peine à ne pas dire mon Ronsard. On est flatté d’ailleurs d’avoir porté le premier une bonne nouvelle, et même une mauvaise. Le bon Adry, faute d’y entendre malice, s’embarrasse donc bien gratuitement de ce mot de Segrais, ma Zayde. Huet est assez formel à ce sujet dans ses Origines de Caën ; il l’est plus encore dans son Commentaire latin sur lui-même : « Des gens mal informés, y dit-il, ont pris pour une injure que j’aurois voulu causer à la renommée de Segrais ce que j’ai écrit dans les Origines de Caën ; mais je puis attester le fait sur la foi de mes propres yeux et d’après nombre de lettres de Mme de La Fayette elle-même ; car elle m’envoyoit chaque partie de cet ouvrage successivement, au fur et à mesure de la composition, et me les faisoit lire et revoir. » Enfin Mme de La Fayette disait souvent à Huet, qui avait mis en tête de Zayde son traité de l’Origine des Romans : « Savez-vous que nous avons marié nos enfants ensemble ? »

Il est vrai qu’après tout, le genre de Zayde ne diffère pas si notablement de celui des Nouvelles de Segrais, qu’on n’ait pu dans le temps prendre le change. Zayde est encore dans l’ancien et pur genre romanesque, quoiqu’elle en soit le plus fin joyau ; et si la réforme y commence, c’est uniquement dans les détails et la suite du récit, dans la manière de dire plutôt que dans la conception même. Zayde tient en quelque sorte un milieu entre l’Astrée et les romans de l’abbé Prevost, et fait la chaîne de l’une aux autres. Ce sont également des passions extraordinaires et subites, des ressemblances incroyables de visages, des méprises prolongées et pleines d’aventures, des résolutions formées sur un portrait ou un bracelet entrevus. Ces amants malheureux quittent la cour pour des déserts horribles, où ils ne manquent de rien ; ils passent les après-dinées dans les bois, contant aux rochers leur martyre, et ils rentrent dans les galeries de. leurs maisons, où se voient toutes sortes de peintures. Ils rencontrent à l’improviste sur le bord de la mer des princesses infortunées, étendues et comme sans vie, qui sortent du naufrage en habits magnifiques, et qui ne rouvrent languissamment les yeux que pour leur donner de l’amour. Des naufrages, des déserts, des descentes par mer, et des ravissements : c’est donc toujours plus ou moins l’ancien roman d’Héliodore, celui de d’Urfé, le genre romanesque espagnol, celui des Nouvelles de Cervantes. La nouveauté particulière à Mme de La Fayette consiste dans l’extrême finesse d’analyse ; les sentiments tendres y sont démêlés dans toute leur subtilité et leur confusion. Cette jalousie d’Alphonse, qui parut si invraisemblable aux contemporains, et que Segrait nous dit avoir été dépeinte sur le vrai, et en diminuant plutôt qu’en augmentant, est poursuivie avec dextérité et clarté dans les dernières nuances de son déréglement et comme au fond de son labyrinthe. Là se fait sentir le mérite ; là l’observation, par endroits, se retrouve. Un beau passage, et qui a pu être qualifié admirable par d’Alembert, est celui où les deux amants, qui avaient été séparés peu de mois auparavant sans savoir la langue l’un de l’autre, se rencontrent inopinément, et s’abordent en se parlant chacun dans la langue qui n’est pas la leur, et qu’ils ont apprise dans l’intervalle, et puis s’arrêtent tout à coup en rougissant comme d’un mutuel aveu. Pour moi, j’en aime des remarques de sentiment comme celle-ci, que Mme de La Fayette n’écrivait certainement pas sans un secret retour sur elle même : « Ah ! don Garcie, vous aviez raison : il n’y a de passions que celles qui nous frappent d’abord et qui nous surprennent ; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre cœur. Les véritables inclinations nous l’arrachent malgré nous. »

Mme de La Fayette ne connut pas, je pense, ces passions qui nous arrachent avec violence de nous-même, et elle apporta volontairement son cœur. Lorsqu’elle fit choix de M. de La Rochefoucauld pour se lier avec lui, j’ai dit qu’elle devait avoir trente-deux ou trente-trois ans à peu près, et lui cinquante-deux. Elle le voyait et le rencontrait depuis déjà longtemps sans doute, mais c’est de la liaison particulière que j’entends parler. On va voir par la lettre suivante (inédite jusqu’ici)107, et qui est une des plus confidentielles qu’on puisse désirer, que vers le temps de la publication des Maximes et lors de la première entrée du comte de Saint-Paul dans le monde, il était bruit de cette liaison de Mme de La Fayette et de M. de La Rochefoucauld comme d’une chose assez récemment établie. Or la publication des Maximes, et l’entrée du comte de Saint-Paul dans le monde, en la rapportant à l’âge de seize ou dix-sept ans, concordent juste, et donnent l’année 1665 ou 1666. Mme de La Fayette écrit cette lettre à Mme de Sablé, ancienne amie de M. de La Rochefoucauld, la même qui eut tant de part à la confection des Maximes, et qui, depuis quelque temps, s’était tout à rait liée avec Port-Royal, par intention de réforme et peur de la mort, à ce qu’il semble, plutôt que par conversion bien entière : — « Ce lundi au soir. — Je ne pus hier répondre à votre billet, parce que j’avois du monde, et je crois que je n’y répondrai pas aujourd’hui, parce que je le trouve trop obligeant. Je suis honteuse des louanges que vous me donnez, et d’un autre côté j’aime que vous ayez bonne opinion de moi, et je ne veux vous rien dire de contraire à ce que vous en pensez. Ainsi je ne vous répondrai qu’en vous disant que M. le comte de Saint-Paul sort de céans, et que nous avons parlé de vous, une heure durant, comme vous savez que j’en sais parler. Nous avons aussi parlé d’un homme que je prends toujours la liberté de mettre en comparaison avec vous pour l’agrément de l’esprit. Je ne sais si la comparaison vous offense, mais quand elle vous offenseroit dans la bouche d’un autre, elle est une grande louange dans la mienne si tout ce qu’on dit est vrai. J’ai bien vu que M. le comte de Saint-Paul avait ouï parler de ces dits-là, et j’y suis un peu entrée avec lui. Mais j’ai peur qu’il n’ait pris tout sérieusement ce que je lui en ai dit. Je vous conjure, la première fois que vous le verrez, de lui parler de vous-même de ces bruits-là. Cela viendra aisément à propos, car je lui ai donné les Maximes, et il vous le dira sans doute. Mais je vous prie de lui en parler comme il faut, pour lui mettre dans la tête que ce n’est autre chose qu’une plaisanterie : et je ne suis pas assez assurée de ce que vous en pensez pour répondre que vous direz bien, et je pense qu’il faudroit commencer par persuader l’ambassadeur. Néanmoins il faut s’en fier à votre habileté, elle est au-dessus des maximes ordinaires ; mais enfin persuadez-le. Je hais comme la mort que les gens de son âge puissent croire que j’ai des galanteries. Il leur semble qu’on leur paroît cent ans dès qu’on est plus vieille qu’eux, et ils sont tout propres à s’étonner qu’il soit encore question des gens ; et de plus il croiroit plus aisément ce qu’on lui diroit de M. de La Rochefoucauld que d’un autre. Enfin je ne veux pas qu’il en pense rien, sinon qu’il est de mes amis, et je vous prie de n’oublier non plus de lui ôter cela de la tête, si tant est qu’il l’ait, que j’ai oublié votre message. Cela n’est pas générer de vous faire souvenir d’un service en vous en demandant un autre.

« (En marge.) — Je ne veux pas oublier de vous dire que j’ai trouvé terriblement de l’esprit au comte de Saint-Paul. »

Pour ajouter à l’intérêt de cette lettre, qu’on veuille bien se rappeler la situation précise : M. de Saint-Paul, fils de Mme de Longueville et probablement aussi de M. de La Rochefoucauld, venant voir Mme de La Fayette, qui passe pour l’objet d’une dernière passion tendre, et qui voudrait le voir détrompé… ou trompé là-dessus. — Le terriblement d’esprit du jeune prince allait droit, je pense, au cœur de Mme de Longueville, à qui le post-scriptum au moins, et le reste aussi sans doute, fut bien vite montré. Ce mot charmant de la lettre, et que devraient méditer toutes les amours un peu tardives : « Je hais comme la mort que les gens de son âge puissent croire que j’ai des galanteries, » répond exactement à cette pensée de la Princesse de Clèves : « Mme de Clèves, qui étoit dans cet âge où l’on ne croit pas qu’une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardoit avec un extrême étonnement l’attachement que le roi avoit pour cette duchesse (de Valentinois). » Cette idée-là, comme on voit, était familière à Mme de La Fayette. Elle craignait surtout de paraître inspirer ou sentir la passion à cet âge où d’autres l’affectent. Sa raison délicate devenait une dernière pudeur.

Je tiens d’autant plus à ce que la liaison intime et déclarée de M. de La Rochefoucauld et d’elle ne commence qu’à cette époque, qu’il me semble que l’influence sur lui de cette amie affectueuse est expressément contraire aux Maximes ; qu’elle les lui eût fait corriger et retrancher si elle l’avait environné avant comme depuis, et que le La Rochefoucauld misanthrope, celui qui disait qu’il n’avait trouvé de l’amour que dans les romans, et que, pour lui, il n’en avait jamais éprouvé, n’est pas celui dont elle disait plus tard : « M. de La Rochefoucauld m’a donné de l’esprit, mais j’ai réformé son cœur. »

Dans un petit billet de sa main (inédit) à Mme de Sablé, qui avait elle-même composé des Maximes, je lis : « Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde si vous ne me montriez pas vos Maximes. Mme Du Plessis m’a donné une curiosité étrange de les voir, et c’est justement parce qu’elles sont honnêtes et raisonnables que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. » C’est cette idée de corruption générale qu’elle s’attacha à combattre en M. de La Rochefoucauld et qu’elle rectifia. Le désir d’éclairer et d’adoucir ce noble esprit fut sans doute un appât de raison et de bienfaisance pour elle aux abords de la liaison étroite.

L’ancien chevalier de la Fronde, devenu amer et goutteux, n’était pas au reste ce qu’on pourrait se figurer d’après son livre seul. Il avait peu étudié, nous dit Segrais, mais son sens merveilleux et sa science du monde suppléaient à l’étude. Jeune, il avait donné dans tous les vices de son temps et s’en était retiré avec l’esprit plus sain que le corps, si l’on pouvait appeler sain quelque chose d’aussi chagriné. Cela n’empêchait en rien la douceur de son commerce et son agrément infini. Il était la bienséance parfaite, continue, et gagnait chaque jour à être vu de plus près. Homme de la conversation particulière, un ton de plus ne lui allait pas. S’il lui avait fallu parler devant cinq ou six personnes un peu solennellement, la force lui aurait manqué, et la harangue qui était d’usage pour l’Académie française l’en détourna. En juin 1672, quand un soir, la mort de M. de Longueville, celle du chevalier de Marsillac son petit-fils, et la blessure du prince de Marsillac son fils, quand toute cette grêle tomba sur lui, nous dit Mme de Sévigné, il fut admirable à la fois de douleur et de fermeté : « J’ai vu son cœur à découvert, ajoute-t-elle, en cette cruelle aventure ; il est au premier rang de ce que j’ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison. » A peu de distance de là, elle disait de lui encore qu’il était patriarche et sentait presque aussi bien qu’elle la tendresse maternelle. Voilà le La Rochefoucauld réel, et tel que Mme de La Fayette le réforma.

De 1666 à 1670, la santé de Mme de La Fayette qui n’était pas encore ce qu’elle devint bientôt après, et la faveur qu’elle possédait auprès de Madame, lui donnaient occasion et moyen d’aller assez souvent à la cour ; ce n’est guère qu’après la mort de Madame, et à l’époque aussi de cette diminution de santé de Mme de La Fayette, que la liaison, telle que Mme de Sévigné nous la montre, se régla complétement. Les lettres de l’incomparable amie, qui vont d’une manière ininterrompue précisément à partir de ce temps-là, permettent de suivre toutes les moindres circonstances et jusqu’à l’heureuse monotonie de cette habitude profonde et tendre : « Leur mauvaise santé, écrit-elle, les rendoit comme nécessaires l’un à l’autre, et…leur donnoit un loisir de goûter leurs bonnes qualités qui ne se rencontre pas dans les autres liaisons… A la cour, on n’a pas le loisir de s’aimer : ce tourbillon qui est si violent pour tous étoit paisible pour eux, et donnoit un grand espace au plaisir d’un commerce si délicieux. Je crois que nulle passion ne peut surpasser la force d’une telle liaison… » Je ne rapporterai pas tout ce qui se pourrait extraire de chaque lettre, pour ainsi dire, de Mme de Sévigné ; car il y en a peu où Mme de La Fayette ne soit nommée, et plusieurs sont écrites ou fermées chez elle, avec les compliments tout vifs de M. de La Rochefoucauld que voilà. Aux bons jours, aux jours de santé passable et de dîner en lavardinage ou bavardinage, c’est un gracieux enjouement, ce sont des roulades de gaietés malicieuses sur cette folle de Mme de Marans, sur les manéges de Mme de Brissac et de M. le Duc. Il y a des jours plus sérieux et non moins délicieux, où, à Saint-Maur, dans cette maison que M. le Prince avait prêtée à Gourville, et dont Mme de La Fayette jouissait volontiers, on entendait en compagnie choisie la Poétique de Despréaux qu’on trouvait un chef-d’œuvre. Puis une autre fois, en dépit de Despréaux et de sa Poétique, on allait à Lulli, et, à de certains endroits de l’opéra de Cadmus, on pleurait : « Je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir, disait Mme de Sévigné ; l’âme de Mme de La Fayette en est tout alarmée. » Comme cette âme alarmée est bien la délicatesse même ! O Zayde, Zayde, on sent à vos alarmes la tendresse romanesque qui n’est satisfaite qu’à demi et qu’il ne faut pas trop réveiller ! — Il y a des jours aussi où Mme de La Fayette va encore faire une petite visite à la cour, et le roi la place dans sa calèche avec les dames et lui montre les beautés de Versailles comme ferait un simple particulier ; et un tel voyage, un tel succès, si sage qu’on soit, fournit matière, au retour, à des conversations fort longues, et même à des lettres moins courtes qu’à l’ordinaire de la part de Mme de La Fayette qui aime peu à écrire ; et Mme de Grignan de loin est un peu jalouse ; elle l’est encore à propos de quelque écritoire de bois de Sainte-Lucie dont Mme de Montespan fait présent à Mme de La Fayette108 ; mais Mme de Sévigné raccommode tout cela par les compliments et les douceurs qu’elle arrange et quelle échange sans cesse entre sa fille et sa meilleure amie. Même quand Mme de La Fayette n’alla plus à Versailles et n’embrassa plus en pleurant de reconnaissance les genoux du roi, même quand M. de La Rochefoucauld fut mort, elle garda son crédit, sa considération : « Jamais femme sans sortir de sa place, nous dit Mme de Sévigné, n’a fait de si bonnes affaires. » Louis XIV aima toujours en elle la favorite de Madame, un témoin de cette mort touchante et de ces belles années avec lesquelles elle restait liée dans son souvenir, n’ayant plus guère reparu à la cour depuis.

Mais Versailles et la Poétique de Despréaux, et l’opéra de Lulli, et les gaietés sur la Marans sont toujours vite interrompus par cette misérable santé qui, avec sa fièvre tierce, ne permet pas qu’on l’oublie, et devient peu à peu l’occupation principale. Dans son beau et vaste jardin de la rue de Vaugirard, si verdoyant, si embaumé, dans la maison de Gourville à Saint-Maur, où elle s’habitue en amie franche, à Fleury-sous-Meudon, où elle va respirer l’air des bois, on la suit malade, mélancolique ; on voit cette figure longue et sérieuse s’amaigrir et se dévorer. Sa vie, durant vingt ans, se convertit en une petite fièvre plus ou moins lente, et les bulletins reviennent toujours à ceci : « Mme de La Fayette s’en va demain à une petite maison auprès de Meudon où elle a déjà été. Elle y passera quinze jours pour être comme suspendue entre le ciel et la terre ; elle ne veut pas penser, ni parler, ni répondre, ni écouter ; elle est fatiguée de dire bonjour et bonsoir ; elle a tous les jours la fièvre, et le repos la guérit ; il lui faut donc du repos ; je l’irai voir quelquefois. M. de La Rochefoucauld est dans cette chaise que vous connoissez : il est d’une tristesse incroyable, et l’on comprend bien aisément ce qu’il a. » Ce qu’a sans doute M. de La Rochefoucauld de pire que la goutte et que ses maux ordinaires, c’est de manquer de Mme La Fayette.

La tristesse qu’un tel état nourrissait naturellement n’empêchait pas l’agrément et le sourire de reparaître aux moindres intervalles. Dans les sobriquets de société qu’on se donnait, et qui faisaient de Mme Scarron le Dégel, de Colbert le Nord, de M. de Pomponne la Pluie, Mme de La Fayette avait nom le Brouillard : le brouillard se levait quelquefois, et l’on avait des horizons charmants. Une raison douce, résignée, mélancolique, attachante et détachée, reposée de ton, semée le mots justes et frappants qu’on retenait, composait l’allure habituelle de sa conversation, de sa pensée. C’est assez que d’être, disait-elle d’ordinaire, en acceptant son état inactif. Ce mot, qui la peint tout entière, est bien de celle qui disait aussi, à propos de Montaigne, qu’il y aurait plaisir à avoir un voisin comme lui109.

Une sensibilité extrême et pleine de larmes reparaissait par instants tout à coup à travers cette raison continue, comme une source qui jaillit d’une terre unie. On l’a vue tout alarmée par l’émotion de la musique. Quand Mme de Sévigné partait pour les Rochers ou pour la Provence, il ne fallait pas qu’elle lui fît ses adieux et que sa visite eût l’air d’être la dernière : la délicatesse de Mme de La Fayette ne pouvait supporter le départ d’une telle amie. Un jour on parlait devant elle, M. le Duc présent, de la campagne qui devait s’ouvrir dans cinq ou six mois ; l’idée soudaine des dangers que M. le Duc aurait à courir alors lui tira aussitôt des larmes. Ces effusions avaient un charme plus grand et plus de prix, on le conçoit, dans une personne si judicieuse et avec un esprit si reposé.

Son attention, du sein de sa langueur, ne se portait pas moins sur les points essentiels ; sans bouger elle veillait à tout. Si elle réforma le cœur de M. de La Rochefoucauld, elle répara aussi ses affaires. Elle s’entendait bien aux procès, et l’empêcha de perdre le plus beau de ses biens en lui fournissant les moyens de prouver qu’ils étaient substitués. On conçoit avec cela qu’elle écrivait peu de lettres, et seulement pour le nécessaire. C’était son seul coin orageux avec Mme de Sévigné. Le petit nombre de lettres de Mme de La Fayette sont presque toutes pour dire qu’elle ne dira que deux mots, qu’elle dirait plus si elle n’avait la migraine. On voit même reparaître un jour M. de La Fayette en personne, qui arrive tout exprès je ne sais d’où, comme motif d’excuse. Il suffit de lire la jolie lettre : « Hé bien ! hé bien ! ma belle, qu’avez-vous à crier comme un aigle ? etc., » pour bien connaître le train de vie de Mme de La Fayette et saisir sa différence de ton d’avec Mme de Sévigné. On y lit ces mots souvent cités :« Vous êtes en Provence, ma belle ; vos heures sont libres, et votre tête encore plus ; le goût d’écrire vous dure encore pour tout le monde ; il m’est passé pour tout le monde ; et si j’avois un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprois avec lui. »

Mme de La Fayette était très-vraie et très-franche ; il fallait la croire sur parole 110 :« Elle n’auroit pas donné le moindre titre à qui que ce fût, si elle n’eût été persuadée qu’il le méritoit ; et c’est ce qui a fait dire à quelqu’un qu’elle étoit sèche, quoiqu’elle fût délicate111. » Mme de Maintenon, avec qui Mme de La Fayette avait eu liaison étroite, était d’un esprit aussi merveilleusement droit, mais d’un caractère moins franc ; aussi judicieuse, mais moins vraie ; et cette différence dut contribuer à leur refroidissement. En 1672, quand Mme Scarron élevait en secret les bâtards de Louis XIV, au bout du faubourg Saint-Germain, près de Vaugirard, bien au delà de la maison de Mme de La Fayette, celle-ci était encore en liaison particulière avec elle ; elle recevait quelquefois de ses nouvelles ainsi que Mme de Coulanges ; elles durent même la visiter ensemble. Mais la confidence de Mme Scarron se resserrant par degrés, il en résulta de ces paroles rapportées et de ces conjectures qui déplaisent entre amis : « L’idée d’entrer en religion ne m’est jamais venue dans l’esprit, écrivait Mme de Maintenon à l’abbé Testu ; rassurez donc Mme de La Fayette. » Donnant à son frère des leçons d’économie, Mme de Maintenon écrivait en 1678 : « J’aurois cinquante mille livres de rente que je n’aurois pas le train de grande dame, ni un lit galonné d’or comme Mme de La Fayette, ni un valet de chambre comme Mme de Coulanges. Le plaisir qu’elles en ont vaut-il les railleries qu’elles en essuient ? » Je ne sais si le lit galonné de Mme de La Fayette prêtait beaucoup aux plaisanteries ; mais, couchée là-dessus, comme il lui arrivait trop souvent, elle y était plus simple à coup sûr que son amie sous ce manteau couleur de feuille morte qu’elle affecte d’user jusqu’au bout. Enfin toute amitié cessa entre elles ; Mme de Maintenon le déclare : « Je n’ai pu conserver l’amitié de Mme de La Fayette, elle en mettoit la continuation à trop haut prix. Je lui ai montré du moins que j’étois aussi sincère qu’elle. C’est le duc qui nous a brouillées. Nous l’avons été autrefois pour des bagatelles112. »Et dans les Mémoires de Mme de La Fayette sur les années 1688 et 1689, à propos de la comédie d’Esther, on lit : « Elle (madame de Maintenon) ordonna au poëte de faire une comédie, mais de choisir un sujet pieux : car, à l’heure qu’il est, hors de la piété point de salut à la cour aussi bien que dans l’autre monde… La comédie représentoit, en quelque sorte, la chute de Mme de Montespan et l’élévation de Mme de Maintenon ; toute la différence fut qu’Esther étoit un peu plus jeune et moins précieuse en fait de piété. » En citant ces paroles de deux femmes illustres, je ne me plais pas à en faire ressortir l’aigreur qui gâta une longue affection. En somme, Mme de Maintenon et Mme de La Fayette étaient deux puissances trop considérables, et qui faisaient trop peu de frais, pour ne pas se refroidir à l’égard l’une de l’autre. Mme de Maintenon, en grandissant la dernière, dut par degrés changer envers Mme de La Fayette qui resta la même ; c’est ce procédé uniforme que Mme de Maintenon aurait peut-être voulu voir changer un peu avec sa fortune113. Mme de La Fayette mourante était celle encore dont Mme Scarron, écrivant à Mme de Chantelou sur sa présentation à Mme de Montespan, avait dit en 1666 : « Mme de Thianges me présenta à sa sœur… Je peignis ma misère… sans me ravaler ;… enfin Mme de La Fayette auroit été contente du vrai de mes expressions et de la brièveté de mon récit. » En fait de société aimable et polie, unissant le sérieux et le vrai à la grâce, si j’avais été de M. Rœderer, j’en aurais vu et placé le triomphe le plus satisfaisant dans le cercle de Mmes de Sévigné et de La Fayette, plutôt que dans l’élévation et le mariage de Mme de Maintenon. Celle-ci nuisit en un sens à la société polie, comme certains révolutionnaires ont nui à la liberté, en la poussant trop loin et jusqu’aux excès qui appellent la réaction contraire. Il fallait s’arrêter avant la pruderie ou la rigidité, sous peine de provoquer la Régence.

En juillet 1677, un an avant la Princesse de Cléves, on voit que la santé de Mme de La Fayette semblait au pire, bien qu’elle dût encore aller quinze ans à dépérir ainsi sans relâche, étant de celles qui trainent leur misérable vie jusqu’à la dernière goutte d’huile 114. C’est pourtant dans l’hiver qui suivit, que M. de La Rochefoucauld et elle s’occupèrent finalement de ce joli roman qui parut chez Barbin le 16 mars 1678115. Segrais, que nous trouvons encore sur notre chemin, dit, en un endroit, qu’il n’a pas pris la peine de répondre à la critique que l’on fit de ce roman116 ; et à un autre endroit, que Mme de La Fayette a dédaigné d’y répondre ; de sorte qu’il y aurait doute, si on le voulait, sur son degré de coopération. Mais, pour le coup, nous ne le discuterons pas, et ce roman est trop supérieur à tout ce qu’il a jamais écrit pour permettre d’hésiter. Personne, au reste, ne s’y méprit cette fois ; les lectures confidentielles avaient fait bruit, et le livre fut bien reçu comme l’œuvre de la seule Mme de La Fayette, aidée du goût de M. de La Rochefoucauld. Dès que cette Princesse, ainsi annoncée à l’avance, parut, elle fut l’objet de toutes les conversations et correspondances ; Bussy et Mme de Sévigné s’en écrivaient ; on était partout sur le qui vive à son propos ; on s’abordait dans la grande allée des Tuileries en s’en demandant des nouvelles. Fontenelle lut le roman quatre fois dans la nouveauté ; Boursault en tira une tragédie, comme à présent on en eût fait des vaudevilles. Valincour écrivit très-incognito un petit volume de critique qu’on attribua au Père Bouhours, et un abbé de Charnes riposta par un autre petit volume qu’on supposa de Barbier d’Aucourt, critique célèbre d’alors et adversaire ordinaire du spirituel jésuite. La Princesse de Clèves a survécu à cette vogue qu’elle méritait, et est demeurée parmi nous le premier en date des plus aimables romans.

Il est touchant de penser dans quelle situation particulière naquirent ces êtres si charmants, si purs, ces personnages nobles et sans tache, ces sentiments si frais, si accomplis, si tendres ; comme Mme de La Fayette mit là tout ce que son âme aimante et poétique tenait en réserve de premiers rêves toujours chéris, et comme M. de La Rochefoucauld se plut sans doute à retrouver dans M. de Nemours cette fleur brillante de chevalerie dont il avait trop mésusé, et, en quelque sorte, un miroir embelli où recommençait sa jeunesse117. Ainsi ces deux amis vieillis remontaient par l’imagination à cette première beauté de l’âge où ils ne s’étaient pas connus, et où ils n’avaient pu s’aimer. Cette rougeur familière à Mme de Clèves, et qui d’abord est presque son seul langage, marque bien la pensée de l’auteur, qui est de peindre l’amour dans tout ce qu’il a de plus frais et de plus pudique, de plus adorable et de plus troublant, de plus indécis et de plus irrésistible, de plus lui-même en un mot. Il est question à tout moment de cette joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, de cette sorte de trouble et d’embarras dans toutes les actions que cause l’amour dans l’innocence de la première jeunesse, enfin de tout ce qui est le plus loin d’elle et de son ami, en leur liaison tardive. Dans la teneur de la vie, elle était surtout sensée ; elle avait le jugement au-dessus de son esprit, lui disait-on, et cette louange la flattait plus que le reste : ici, la poésie, la sensibilité intérieure reprennent le dessus, quoique la raison ne manque jamais.

Nulle part comme dans la Princesse de Clèves, les contradictions et les duplicités délicates de l’amour n’ont été si naturellement exprimées : « Mme de Clèves avoit d’abord été fâchée que M. de Nemours eût eu lieu de croire que c’étoit lui qui l’avoit empêchée d’aller chez le maréchal de Saint-André ; mais, ensuite, elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion… » — « Mme de Clèves s’étoit bien doutée que ce prince s’étoit aperçu de la sensibilité qu’elle avoit eue pour lui ; et ses paroles lui firent voir qu’elle ne s’étoit pas trompée. Ce lui étoit une grande douleur de voir qu’elle n’étoit plus maîtresse de cacher ses sentiments, et de les avoir laissés paroître au chevalier de Guise. Elle en avoit aussi beaucoup que M. de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’étoit pas si entière, et elle étoit mêlée de quelque sorte de douceur. » — Les scènes y sont justes, bien coupées, parlantes, en un ou deux cas seulement invraisemblables, mais sauvées encore par l’à-propos de l’intérêt et un certain air de négligence. Les épisodes n’éloignent jamais trop du progrès de l’action, et y aident quelquefois. La plus invraisemblable circonstance, celle du pavillon, quand M. de Nemours arrive singulièrement à temps pour entendre derrière une palissade l’aveu fait à M. de Clèves, cette scène que Bussy et Valincour relèvent, faisait pourtant fondre en larmes, au dire de ce dernier, ceux même qui n’avaient pleuré qu’une fois à Iphigénie. Pour nous, que ces invraisemblances choquent peu, et qui aimons de la Princesse de Clèves jusqu’à sa couleur un peu passée, ce qui nous charme encore, c’est la modération des peintures qui touchent si à point, c’est cette manière partout si discrète et qui donne à rêver : quelques saules le long d’un ruisseau quand l’amant s’y promène ; pour toute description de la beauté de l’amante, ses cheveux confusément rattachés ; plus loin, des yeux UN PEU grossis par des larmes, et pour dernier trait, cette vie qui fut assez courte, impression finale elle même ménagée.

La langue en est également délicieuse, exquise de choix118, avec des négligences et des irrégularités qui ont leur grâce et que Valincour n’a notées en détail qu’en les supposant dénoncées par un grammairien de sa connaissance, et avec une sorte de honte d’en faire un reproche trop direct à l’aimable auteur. Je n’y distingue que deux locutions qui ont vieilli : « Le roi ne survécut guère le prince son fils ; » et : « Milord Courtenay étoit aussi aimé de la reine Marie, qui l’auroit épousé du consentement de toute l’Angleterre, sans qu’elle connût que la jeunesse et la beauté de sa sœur Élisabeth le touchoient davantage que l’espérance de régner ; » pour, si ce n’est qu’elle connût, etc. ; cette dernière locution revient plusieurs fois.

Le petit volume de Valincour, qu’Adry a réimprimé dans son édition de la Princesse de Clèves, est un échantillon distingué de la critique polie, telle que les amateurs de goût se la permettaient sous Louis XIV. Valincour n’avait alors que vingt-cinq ans ; il aimait peu le monde de Huet, de Segrais ; il arrivait plus tard, et représente au net les jugements de Racine et de Boileau. Sa malice, qui se tempère toujours, n’empêche pas en lui l’équité, et qu’il ne fasse la part à la louange ; il n’a pas évité pourtant la minutie et la chicane du détail. Ceux qui attribuaient la critique au Père Bouhours avaient droit de trouver plaisant que le censeur reprochât à la première rencontre de M. de Clèves et de Mlle de Chartres d’avoir lieu dans une boutique de joaillier plutôt que dans une église. Quoi qu’il en soit, l’ensemble atteste un esprit exact et fin, décemment ironique, et tel que Fontanes l’aurait pu consulter avec plaisir et profit avant de critiquer Mme de Staël. L’abbé de Charnes, qui reprend cette critique mot à mot pour la réfuter avec injure, m’a tout l’air d’un provincial qui n’avait pas demandé à Mme de La Fayette la permission de la défendre ; Barbier d’Aucourt, sans avoir rien de bien attique, s’en fût tiré autrement. On peut voir dans Valincour une théorie complète du roman historique très-bien exposée par un savant qu’il introduit, et cette théorie n’est autre que celle que Walter Scott a en partie réalisée.

Bussy, qui, dans ses lettres à Mme de Sévigné, parle assez longuement de la Princesse de Clèves, ajoute avec cette incroyable fatuité qui gâtait tout : « Notre critique est de gens de qualité qui ont de l’esprit : celle qui est imprimée est plus exacte et plaisante en beaucoup d’endroits. » Pour venger Mme de La Fayette de quelques malignités de cet avantageux personnage, il suffit de citer de lui ce trait-là119.

En avançant dans la composition de la Princesse de Clèves, les pensées de Mme de La Fayette, après ce premier essor vers la jeunesse et ses joies, redeviennent graves ; l’idée du devoir augmente et l’emporte. L’austérité de la fin sent bien cette vue si longue et si prochaine de la mort, qui fait paraître les choses de cette vie de cet œil si différent 120, dont on les voit en santé. Dès l’été de 1677, elle avait elle-même éprouvé cela, et, comme l’indique Mme de Sévigné, tourné son âme à finir. Le désabusement de toutes choses se montre dans cette crainte qu’elle prête à Mme de Clèves, que le mariage ne soit le tombeau de l’amour du prince, et n’ouvre la porte aux jalousies : cette crainte, en effet, autant que le scrupule du devoir, s’oppose dans l’esprit de Mme de Clèves au mariage avec l’amant. En achevant leur roman idéal, il est clair que les deux amis, — que M. de La Rochefoucauld et elle, — en venaient à douter de ce qu’il y aurait eu de félicité imaginable pour leurs chers personnages, et qu’ils se reprenaient encore à leur douce liaison réelle comme au bien le plus consolant et le plus sûr.

Ils n’en jouirent plus longtemps. Dans la nuit du 16 au 17 mars 1680, deux ans jour pour jour après la publication de la Princesse de Clèves, M. de La Rochefoucauld mourut : « J’ai la tête si pleine de ce malheur et de l’extrême affliction de notre pauvre amie, écrit Mme de Sévigné, qu’il faut que je vous en parle… M. de Marsillac est dans une affliction qui ne peut se représenter ; cependant, ma fille, il retrouvera le roi et la cour ; toute sa famille se retrouvera à sa place ; mais où Mme de La Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils ? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de La Rochefoucauld étoit sédentaire aussi : cet état les rendoit nécessaires l’un à l’autre, et rien ne pouvoit être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille, vous trouverez qu’il est impossible de faire une perte plus considérable et dont le temps puisse moins consoler. Je n’ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci ; elle n’alloit point faire la presse parmi cette famille, en sorte qu’elle avoit besoin qu’on eût pitié d’elle. Mme de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore… » Et dans chacune des lettres suivantes : « La pauvre Mme de La Fayette ne sait plus que faire d’elle-même… Tout se consolera, hormis elle. » C’est ce que Mme de Sévigné répète en cent façons plus expressives les unes que les autres : « Cette pauvre femme ne peut serrer la file d’une manière à remplir cette place. » Mme de La Fayette ne chercha pas à la remplir ; elle savait que rien ne répare de telles ruines. Même cette amitié si tendre avec Mme de Sévigné ne suffisait pas, elle le sentait bien : il y avait trop de partage. Pour se convaincre de l’insuffisance de telles amitiés, même des meilleures et des plus chères, qu’on lise la lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sévigné, du 8 octobre 1689, si parfaite, si impérieuse et si sans façon à force de tendresse, et qu’on lise ensuite le commentaire qu’en fait Mme de Sévigné écrivant à sa fille : « Mon Dieu ! la belle proposition de n’être plus chez moi, d’être dépendante, de n’avoir point d’équipage et de devoir mille écus ! » et l’on comprendra combien il ne faut pas tout redemander à ces amitiés qui ne sont point uniques et sans partage, puisque les plus délicates jugent ainsi. Après l’amour, après l’amitié absolue, sans arrière-pensée ni retour ailleurs, tout entière occupée et pénétrée, et la même que nous, il n’y a que la mort ou Dieu.

Mme de La Fayette vécut treize années encore : on peut s’enquérir chez Mme de Sévigné des légers détails de sa vie extérieure durant ces années désertes. Une vive entrée en liaison avec la jeune Mme de Schomberg donna quelque éveil curieux et jaloux aux autres amies plus anciennes : on ne voit pas que cet effort d’une âme qui semblait se reprendre à quelque chose ait duré. C’est peut-être par l’effet du même besoin inquiet que, dès les premiers mois de sa perte, elle fit augmenter encore, du côté du jardin, son appartement déjà si vaste, à mesure, hélas ! que son existence diminuait. Il paraît aussi que, pour remplir les heures, Mme de La Fayette se laissa aller à plusieurs écrits, dont quelques-uns ont pu être égarés. La Comtesse de Tende doit dater de ces années-là. Le plus fort de la critique de Bussy et du monde en général, au sujet de la Princesse de Clèves, avait porté sur l’aveu extraordinaire que l’héroïne fait à son mari : Mme de La Fayette, en inventant une nouvelle situation analogue, qui amenât un aveu plus extraordinaire encore, pensa que la première en serait d’autant justifiée. Elle réussit dans la Comtesse de Tende, bien qu’avec moins de développement qu’il n’eût fallu pour que la Princesse de Clèves eût une sœur comparable à elle : on sent que l’auteur a son but et qu’il y court. Les Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 se font remarquer par la suite, la précision et le dégagé du récit : aucune divagation, presque aucune réflexion ; un narré vif, empressé, attentif ; une intelligence continuelle. L’auteur d’un tel écrit était, certes, un esprit capable d’affaires positives. J’ai cité le mot assez piquant sur Mme de Maintenon à propos d’Esther. Racine, par contre-coup, y est un peu légèrement traité avec sa comédie de couvent : « Mme de Maintenon, pour divertir ses petites-filles et le roi, fit faire une comédie par Racine, le meilleur poëte du temps, que l’on a tiré de sa poésie où il est inimitable, pour en faire, à son malheur et celui de ceux qui ont le goût du théâtre, un historien très-imitable. » Mme de La Fayette avait été d’un monde qui préféra longtemps Corneille à Racine ; elle avait aimé et pratiqué dans Zayde ce genre espagnol, si cher à l’auteur du Cid, et que Racine et Boileau avaient tué. Elle voyait Fontenelle, elle comptait pour amis particuliers des hommes comme Segrais, Huet, qui avaient des antipathies et même des haines121 contre ces deux poëtes régnants. M. de La Rochefoucauld, qui les goûtait l’un et l’autre comme écrivains, ne leur trouvait qu’une seule sorte d’esprit et les jugeait pauvres d’entretien hors de leurs vers. Valincour enfin, qui avait attaqué la Princesse de Clèves, était l’élève, l’ami intime de tous deux. Après cela, Mme de La Fayette avait trop d’esprit et d’équité pour ne pas admirer dignement des auteurs dont la tendresse ou la justesse trouvait en elle des cordes si préparées. Au moment où elle révère le moins Racine, elle l’appelle encore le meilleur poëte et inimitable. On a vu qu’elle écoutait chez Gourville, c’est-à-dire chez elle, la Poétique de Boileau122. Elle avait, nous l’avons dit, avec Boileau plus d’un rapport de droiture d’esprit et de critique irréfragable, et était à sa manière un oracle de bon sens dans son beau monde. Les mots à la Despréaux qu’on a retenus d’elle sont nombreux : nous en avons cité beaucoup, auxquels il faut en ajouter encore ; par exemple : « Celui qui se met au-dessus des autres, quelque esprit « qu’il ait, se met au-dessous de son esprit. » Boileau, causant un jour avec d’Olivet, disait : « Savez-vous pourquoi les anciens ont si peu d’admirateurs ? c’est parce que les trois quarts tout au moins de ceux qui les ont traduits étoient des ignorants ou des sots. Mme de La Fayette, la femme de France qui avoit le plus d’esprit et qui écrivoit le mieux, comparoit un sot traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Ce que sa maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement, il l’estropie ; plus il y avoit de délicatesse dans le compliment, moins ce laquais s’en tire bien : et voilà en un mot la plus parfaite image d’un mauvais traducteur. » Boileau paraît donc certifier, en quelque sorte, lui-même cette ressemblance, cet accord d’elle à lui, que nous indiquons. M. Rœderer a mille fois raison au sujet des relations de Molière avec le monde de Mmes de Sévigné, de La Fayette, et en montrant que la pièce des Femmes savantes ne les regardait en rien. Quant à La Fontaine, il est constant qu’à une époque il fut fort en familiarité avec Mme de La Fayette ; on a des vers affectueux qu’il lui adressait en lui envoyant un petit billard : ce devait être du temps où il dédiait un fable à l’auteur des Maximes, et une autre à Mlle de Sévigné123.

Depuis la mort de M. de La Rochefoucauld, les idées de Mme de La Fayette se tournèrent de plus en plus à la religion ; on en a un témoignage précieux dans une belle et longue lettre de Du Guet, qui est à elle. Elle l’avait choisi pour directeur. Sans être liée directement avec Port-Royal, elle inclinait de ce côté, et l’hypocrisie de la cour l’y poussait encore plus. Sa mère, on l’a vu, lui avait donné pour beau-père le chevalier Renaud de Sévigné, oncle de Mme de Sévigné, et l’un des bienfaiteurs de Port-Royal-des-Champs, dont il avait fait rebâtir le cloître : il n’était mort qu’en 1676124. Mme de La Fayette connut Du Guet, qui commençait à prendre un grand rôle spirituel pour la direction des consciences, et qui, dans cette décadence de Port-Royal, n’en avait que les traditions justes et intimes, sans rien de contentieux ni d’étroit. Voici quelques-unes des paroles sévères qu’adressait ce prêtre selon l’esprit, à la pénitente qui les lui avait demandées :

« J’ai cru, madame, que vous deviez employer utilement les premiers moments de la journée, où vous ne cessez de dormir que pour commencer à rêver. Je sais que ce ne sont point alors des pensées suivies, et que souvent vous n’êtes appliquée qu’à n’en point avoir : mais il est difficile de ne pas dépendre de son naturel, quand on veut bien qu’il soit le maître ; et l’on se retrouve sans peine, quand on en a beaucoup à se quitter. Il est donc important de vous nourrir alors d’un pain plus solide que ne sont des pensées qui n’ont point de but, et dont les plus innocentes sont celles qui ne sont qu’inutiles ; et je croirois que vous ne pourriez mieux employer un temps si tranquille qu’à vous rendre compte à vous-même d’une vie déjà fort longue, et dont il ne vous reste rien qu’une réputation dont vous comprenez mieux que personne la vanité.

« Jusqu’ici les nuages dont vous avez essayé de couvrir la religion vous ont cachée à vous-même. Comme c’est par rapport à elle qu’on doit s’examiner et se connoître, en affectant de l’ignorer vous n’avez ignoré que vous. Il est temps de laisser chaque chose à sa place, et de vous mettre à la vôtre. La Vérité vous jugera, et vous n’êtes au monde que pour la suivre, et non pour la juger. En vain l’on se défend, en vain on dissimule : le voile se déchire à mesure que la vie et ses cupidités s’évanouissent ; et l’on est convaincu qu’il en faudroit mener une toute nouvelle, quand il n’est plus permis de vivre. Il faut donc commencer par le désir sincère de se voir soi-même comme on est vu par son Juge. Cette vue est accablante même pour les personnes les plus déclarées contre le déguisement. Elle nous ôte toutes nos vertus et même toutes nos bonnes qualités, et l’estime que tout cela nous avoit acquise. On sent qu’on a vécu jusque-là dans l’illusion et le mensonge ; qu’on s’est nourri de viandes en peinture ; qu’on n’a pris de la vertu que l’ajustement et la parure, et qu’on en a négligé le fond, parce que ce fond est de rapporter tout à Dieu et au salut, et de se mépriser soi-même en tout sens, non par une vanité plus sage et par un orgueil plus éclairé et de meilleur goût, mais par le sentiment de son injustice et de sa misère. »

Le reste de la lettre est également admirable, et de ce ton approprié et pressant. — Ainsi, vous qui avez rêvé, cessez vos rêves ! Vous qui vous estimiez vraie entre toutes, et que le monde flattait d’être telle, vous ne l’étiez pas ; vous ne l’étiez qu’à demi et qu’à faux : votre sagesse sans Dieu était pur bon goût ! — Je lis plus loin une phrase sur ces années « dont on ne s’est point encore sincèrement repenti, parce qu’on est assez injuste pour excuser sa foiblesse et pour aimer ce qui en a été cause 125. »

Un an avant de mourir, Mme de La Fayette écrivait à Mme de Sévigné un petit billet qui exprime son mal sans repos nuit et jour, sa résignation à Dieu, et qui finit par ces mots : « Croyez, ma très-chère, que vous êtes la personne du monde que j’ai le plus véritablement aimée. » L’autre affection qu’elle ne nommait plus, qu’elle ne comptait plus, était-elle donc enfin ensevelie, consumée en sacrifice ?

Tout concorde jusqu’au bout et tout s’achève : Mme de Sévigné écrit à Mme de Guitaud, le 3 juin 1693, deux ou trois jours après le jour funeste, et déplore la mort de cette amie de quarante ans : « … Ses infirmités, depuis deux ans, étoient devenues extrêmes ; je la défendois toujours, car on disoit qu’elle étoit folle de ne vouloir point sortir. Elle avoit une tristesse mortelle : Quelle folie encore ! n’est-elle pas la plus heureuse femme du monde ? Mais je disois à ces personnes si précipitées dans leurs jugements : Mme de La Fayette n’est pas folle ; et je m’en tenois là. Hélas ! madame, la pauvre femme n’est présentement que trop justifiée… Elle avoit deux polypes dans le cœur, et la pointe du cœur flétrie. N’étoit-ce pas assez pour avoir ces désolations dont elle se plaignoit ?… Elle a eu raison pendant sa vie, et elle a eu raison après sa mort, et jamais elle n’a été sans cette divine raison, qui étoit sa qualité principale… Elle n’a eu aucune connoissance pendant les quatre jours qu’elle a été malade… Pour notre consolation, Dieu lui a fait une grâce toute particulière, et qui marque une vraie prédestination : c’est qu’elle se confessa le jour de la petite Fête-Dieu, avec une exactitude et un sentiment qui ne pouvoient venir que de lui, et reçut Notre-Seigneur de la même manière. Ainsi, ma chère madame, nous regardons cette communion, qu’elle avoit accoutumé de faire à la Pentecôte, comme une miséricorde de Dieu, qui nous vouloit consoler de ce qu’elle n’a pas été en état de recevoir le viatique. » — Ainsi mourut et vécut dans un mélange de douceur triste et de vive souffrance, de sagesse selon le monde et de repentir devant Dieu, celle dont une idéale production nous enchante. Que peut-on ajouter de plus comme matière de réflexion et d’enseignement ? La lettre à Mme de Sablé, la Princesse de Clèves, et la lettre do Ou Guet, n’est-ce pas toute une vie ?