XIe entretien.
Job lu dans le désert
I
Voici, selon nous, le plus sublime monument littéraire, non pas seulement de l’esprit humain, non pas seulement des langues écrites, non pas seulement de la philosophie et de la poésie, mais le plus sublime monument de l’âme humaine. Voici le grand drame éternel à trois acteurs qui résume tout ; mais quels acteurs ! Dieu, l’homme et la destinée !
Nous n’hésitons pas à dire que, si l’espèce humaine devait disparaître tout entière de la terre (ce qui est possible) pour faire place sur ce petit globe à une race plus parfaite et plus intelligente, et qu’il ne dût y avoir qu’une seule œuvre de l’homme sauvée de ce cataclysme, c’est le poème de Job qu’il faudrait sauver de préférence du naufrage ou de l’incendie. Il suffirait seul à servir d’épitaphe à l’humanité morte et à immortaliser à jamais le génie humain devant sa postérité inconnue.
M. de Chateaubriand, qui ne lui consacre que deux pages, appelle cela une élégie. Quelle élégie que ce rugissement de lion blessé, aux prises avec les angoisses de la vie, de la mort et du doute, et interrogeant Dieu lui-même pour le forcer à justifier sa justice devant sa créature ! Non, il n’y a pas de poète à côté de celui-là ; on pourrait le lire sur les ruines du monde, au bruit des planètes fracassées hors de leurs orbites les unes contre les autres. La majesté de l’accent égalerait celle de l’écroulement de la création.
II
Homère n’est qu’un divin conteur dont les chants délassent les héros fatigués assis sous leurs tentes après les champs de bataille. On peut le cacher, comme Alexandre, sous son oreiller.
Les poètes indiens ne sont que de merveilleux fabulistes qui revêtaient de formes fantastiques le Dieu unique et immortel. On peut les lire dans les bibliothèques.
Les poètes chinois ne sont que des théologiens très sages, mais très arides, qui font au peuple la concession de quelques incarnations indiennes, qu’on peut lire dans le désœuvrement.
Virgile n’est qu’un académicien accompli de Rome, qu’on peut lire dans les académies et dans les collèges.
Horace n’est qu’un voluptueux insouciant, un Saint-Évremond romain, qu’on peut lire à table.
Dante n’est qu’un théologien populaire, en vers quelquefois triviaux, quelquefois sublimes, qu’on peut lire en le feuilletant comme on cherche une perle dans un tas d’écailles.
Le Tasse n’est qu’un poète de fantaisie et d’aventures amoureuses, qu’on peut lire à la cour pour se donner des fêtes d’esprit.
Camoëns et Milton ne sont que des échos magnifiques, l’un de Virgile, l’autre de Moïse, qu’on peut lire après leurs modèles en les élevant au même niveau.
Racine lui-même, notre plus grand poète, n’est que le plus mélodieux des symphonistes, qu’on peut entendre au théâtre, ou qu’on peut lire comme on écoute, dans le silence de l’âme, la musique des langues.
III
Mais Job, vous pouvez le lire devant Dieu lui-même, sans vous distraire de la majesté et de la terreur divines ; car ses vers semblent écrits sur la page avec la majesté, la terreur et l’ombre même visible de Jéhovah. Enfin vous pouvez le lire, devant la mort, au chevet de sueurs de l’agonie, devant la pierre déjà levée du sépulcre où vous allez dormir votre sommeil, car l’agonie n’a pas plus de frissons, la mort n’a pas plus d’horreurs, le sépulcre n’a pas plus de ténèbres que son livre. Quel poète que celui qui n’a pas une chose mortelle ou immortelle à laquelle il ne soit égal ! Quel livre que celui qui peut passer dans votre main de la vie au néant, du soleil sous la terre, du temps à l’éternité, sans pâlir à vos yeux, et qu’on peut lire des deux côtés de la tombe sans changer de feuillet ! Si on lit dans le sépulcre et dans l’éternité, soyez sûrs qu’on y lira ce livre. C’est le livre des deux mondes.
Pourquoi cela ? Nous allons essayer de vous le dire.
IV
Je ne suis pas un homme de l’école larmoyante des Nuits d’Young ou des lamentations de Jérémie. Ce parti pris de gémissement sempiternel sur les choses humaines n’est bon à rien. Ces poésies toujours trempées de larmes me font l’effet de ces pleureuses gagées des obsèques des anciens et des Orientaux d’aujourd’hui, qui ne savent qu’un métier, et qui meurent de faim si personne ne les loue à tant le sanglot pour pleurer à l’heure. Les larmes sont pardonnables deux ou trois fois dans la vie, le reste du temps elles efféminent ; il faut les respecter quand elles coulent, car elles ont été données à l’homme par la nature comme elle a donné la rosée aux nuits des climats trop chauds pour amollir la dureté d’un ciel de feu. Elles sont l’égouttement de la pitié par l’éponge du cœur ; mais elles ne sont pas l’organe du courage. Or, si l’homme n’est pas courageux contre l’adversité, il n’est plus l’homme. Donnez-lui une quenouille et un lacrymatoire ! Qu’il file son linceul, et qu’il compte combien il y a de larmes dans l’œil d’un lâche pendant soixante ou quatre-vingts ans de pleurnichement.
V
J’ai été doué, comme tous les poètes, d’une fibre très sensible, qui doit par conséquent frissonner plus vite et vibrer plus profondément au toucher le plus délicat ou le plus rude des choses humaines. Peu d’hommes vivants, je pense, ont plus souffert que moi dans une vie où la souffrance ne m’a pas encore dit son dernier mot !… Mais, j’en rends grâce à cette même nature, cette fibre très sensible à la douleur l’est aussi aux impressions douces et enivrantes de la vie. Cette fibre plie jusqu’à la mélancolie, jamais jusqu’à la prostration ; elle se redresse facilement, comme un ressort d’acier bien trempé que son élasticité même empêche de se rompre. Son équilibre, sans cesse troublé, sans cesse rétabli, donne à mon âme une certaine sérénité gaie sur un fond triste. C’est la température vraie de ce globe où l’on meurt, mais aussi de ce globe où l’on vit ; de ce globe où l’on souffre, mais aussi de ce globe où l’on aime !…
Aussi personne n’est plus flexible que moi aux vents tièdes et alizés de cette terre qui soufflent quelquefois au printemps, et même en automne, sur l’épiderme du cœur. Personne n’a puisé plus d’ivresse dans un regard, plus de miel dans un sourire, plus d’enchantement dans un soleil, plus de rêverie dans une nuit d’été, plus d’enthousiasme heureux ou pieux dans le spectacle d’une montagne, d’une vallée, d’une mer, et, faut-il le dire, plus de gaîté oublieuse quelquefois dans l’épanchement communicatif d’une table d’amis laissant déborder la saillie de leur esprit comme l’écume de leurs verres, et remettant les tristesses de la vie ou de la mort à demain. Personne aussi, j’en suis sûr, n’a autant joui de ses amis, famille adoptive, parenté de l’âme, public intime, qui ne sont ni si perfides, ni si indifférents que le disent les cœurs tristes, et que je n’ai jamais, au contraire, trouvés si fidèles et si consolateurs que dans l’infortune.
Oui, oui, soyons justes, il y a du mal, mais il y a du bien dans la vie, et l’on peut dire de l’existence ce que j’ai dit moi-même de notre patrie il y a peu d’années : La France a de beaux moments et de vilaines années. — Ni à sa patrie, ni à Dieu, ni aux hommes, il ne faut nier les beaux moments ! L’ingratitude n’est jamais justice, et sans justice où serait la philosophie de la vie ?
VI
Mais, malgré les dispositions équitables, équilibrées, et je dirai même heureuses de ma nature, je le dirai avec la sincérité et avec l’audace de Job, tout pesé, tout balancé, tout calculé, tout pensé et tout repensé, en dernier résultat, la vie humaine (si on soustrait Dieu, c’est-à-dire l’infini) est le supplice le plus divinement ou le plus infernalement combiné pour faire rendre, dans un espace de temps donné, à une créature pensante, la plus grande masse de souffrances physiques ou morales, de gémissements, de désespoir, de cris, d’imprécations, de blasphèmes, qui puisse être contenue dans un corps de chair et dans une âme de… Nous ne savons pas même le nom de cette essence par qui nous sommes !…
Jamais un homme, quelque cruel qu’on le suppose, n’aurait pu arriver à cette infernale et sublime combinaison de supplice ; il a fallu un Dieu pour l’inventer !
VII
Analysez d’un seul regard la profondeur de cette combinaison vraiment surhumaine, qui faisait invectiver Job et délirer Pascal, et qui m’inspirait à moi-même, dès ma jeunesse, les vers suivants, dans la méditation du désespoir.
Lorsque du Créateur la parole fécondeDans une heure fatale eut enfanté le mondeDes germes du chaos,De son œuvre imparfaite il détourna sa face,Et, d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,Rentra dans son repos.
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Le mal dès lors régna dans son immense empire ;Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respireCommença de souffrir ;Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,Tout gémit ; et la voix de la nature entièreNe fut qu’un long soupir.
Levez donc vos regards vers les célestes plaines,Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peinesCe grand consolateur.Malheureux ! Sa bonté de son œuvre est absente ;Vous cherchez votre appui : l’univers vous présenteVotre persécuteur.
De quel nom te nommer ? Ô fatale puissance !Qu’on t’appelle Destin, Nature, Providence,Inconcevable loi,Qu’on tremble sous ta main, ou bien qu’on la blasphème,Soumis ou révolté, qu’on te craigne ou qu’on t’aime ;Toujours, c’est toujours toi !
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Si du moins au hasard il décimait les hommes,Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommesAvec d’égales lois !Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,La beauté, le génie, on les vertus sublimesVictimes de son choix.
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Créateur tout-puissant, principe de tout être !Toi pour qui le possible existe avant de naître !Roi de l’immensité !Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,Puiser pour tes enfants le bonheur et la vieDans ton éternité !
Sans t’épuiser jamais, sur toute la natureTu pouvais à longs flots répandre sans mesureUn bonheur absolu.L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.Ah ! ma raison frémit : tu le pouvais, sans doute ;Tu ne l’as pas voulu.
Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître ?L’insensible néant t’a-t-il demandé l’être.Ou l’a-t-il accepté ?Sommes-nous, ô hasard ! l’œuvre de tes caprices ?Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplicesPour ta félicité ?
Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’il aime,Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,Plaisirs, concerts divins !Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles.Montez ! allez frapper les voûtes insensiblesDu palais des destins.
Terre, élève ta voix ; cieux, répondez ; abîmes,Noir séjour où la Mort entasse ses victimes,Ne formez qu’un soupir !Qu’une plainte éternelle accuse la nature,Et que la douleur donne à toute créatureUne voix pour gémir !
Du jour où la nature, au néant arrachée,S’échappa de tes mains, comme une œuvre ébauchée,Qu’as-tu vu cependant ?Aux désordres du mal la matière asservie,Toute chair gémissant, hélas ! et toute vieJalouse du néant !
Des éléments rivaux les luttes intestines,Le temps qui flétrit tout, assis sur les ruinesQu’entassèrent ses mains,Attendant sur le seuil tes œuvres éphémères,Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,Les germes des humains !
La vertu succombant sous l’audace impunie,L’imposture en honneur, et la vertu bannie ;L’errante libertéAux dieux vivants du monde offerte en sacrifice ;Et la force partout fondant de l’injusticeLe règne illimité !
La valeur sans les dieux décidant les batailles !Un Caton libre encor déchirant ses entraillesSur la foi de Platon ;Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu’il aime,Doute, au dernier moment, de cette vertu même.Et dit : Tu n’es qu’un nom !…
La fortune toujours du parti des grands crimes !Les forfaits couronnés devenus légitimes !La gloire au prix du sang !Les enfants héritant l’iniquité des pères !Et le siècle qui meurt racontant ses misèresAu siècle renaissant !
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Héritiers des douleurs, victimes de la vie,Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvieEndorme le malheur,Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,Engloutisse à jamais dans l’éternel silenceL’éternelle douleur !
VIII
Ceci n’est que la poésie du malheur de notre destinée ; que serait-ce si on l’analysait en prose ? que serait-ce si on l’écrivait en larmes ? que serait-ce si on la peignait en sang ? que serait-ce si on la sanglotait en sanglots réels ? Job l’a fait ; nous ne le referons pas après lui. Mais trois choses ont toujours résumé pour nous l’horreur indescriptible de cette destinée de l’homme mortel ici-bas : les conditions de la naissance, les conditions de la vie physique et les conditions de la mort.
IX
Les conditions de la naissance.
Job en a senti l’iniquité apparente et véritablement atroce dans un de ses versets, et je les ai moi-même exprimées dans un seul vers :
L’insensible néant t’a-t-il demandé l’être.Ou l’a-t-il accepté ?
En effet, y a-t-il quelque chose de plus monstrueux que d’appeler à la vie (et quelle vie !) et de réveiller de la mort non sentie pour remourir dans les tortures d’une seconde mort sentie, un être qui ne demandait ni ce bienfait ni ce supplice, et qui dormait son sommeil de néant, comme dit Job ? Vous allez voir comme ce poète tourne et retourne ce reproche amer à la toute-puissance arbitraire, bonne ou mauvaise, qui l’a réveillé. On y sent le regret de la poussière, la passion du néant, la haine franche et blasphématoire de celui qui a changé cet heureux néant en vie, et cette insensible poussière en homme !… Jamais bouche mortelle ne porta au Créateur un défi si audacieux de répondre ; jamais homme, peut-être, après Job, ne sentit l’ingratitude et l’horreur de ce don forcé de la vie plus que moi ! car je n’avais pas lu Job quand j’écrivis ce vers jailli de mon cœur, et qui n’y est jamais bien rentré :
L’insensible néant t’a-t-il demandé l’être,Ou l’a-t-il accepté ?
Quel est donc, en effet, cet odieux contrat où l’on suppose le consentement d’une des deux parties qui ne peut ni refuser ni consentir, et où l’on condamne à un supplice qu’aucune langue n’exprima jamais un être innocent de sa naissance, un être qui n’était pas ?… Les politiques ont parlé d’un contrat social, où le peuple n’était pas préalablement entendu ; mais le contrat humain et divin, mais ce contrat entre la vie et le néant, mais ce contrat entre la victime et le supplice, qu’en dites-vous ?
Pour moi (toujours l’immortalité à part), je sais trop ce que j’en pense. À l’exception de quelques jours d’ivresse dans lesquels l’homme ne raisonne pas précisément parce qu’il est ivre, il y a peu d’heures de ma vie où, si le Tout-Puissant m’eût consulté, je ne lui eusse rejeté avec horreur le don de la vie, et où je ne lui eusse dit, comme Job : Reprenez votre fatal présent ; laissez-moi en paix dans mon néant ! Dans votre incompréhensible création il n’y a d’heureux que ce qui dort !…
X
Et que dire des conditions de la vie physique ?
Je ne veux la juger et je ne la juge que par le trait dominant général, universel, qui la caractérise, c’est-à-dire par la condition du meurtre et de la dévoration d’une créature animée par une autre créature animée, sous peine de mort, pour soutenir et alimenter la vie de l’une par la mort de l’autre.
La mort nourrissant la vie, et la vie nourrissant la mort ! La guerre éternelle entre tout ce qui respire, pour se disputer un atome d’espace, un instant de vie ! comme si celui qui possède toutes les durées et tous les espaces s’était complu à accumuler des myriades d’êtres animés et aimants dans un cirque étroit et muré de ses éternités et de ses mondes, afin de jouir de cette affreuse mêlée de sang, de ce combat sans trêve et sans fin de gladiateurs acharnés tous armés d’une arme mortelle pour tuer, tous pourvus du sentiment de leur conservation et de l’horreur de la mort pour bien savourer la douleur et l’agonie de la mort !… Le lion dévorant le taureau, l’aigle le faucon, le faucon l’hirondelle, l’hirondelle la mouche, la mouche l’insecte, l’insecte poursuivant lui-même sa victime dans un rayon de soleil ; la vipère élaborant sous l’herbe son venin et épiant, comme l’empoisonneur, le nid de la colombe pour se préparer des cadavres à dévorer ! Des pièges d’un génie infernal creusés ou tendus sur la route de tous les êtres de la terre et de la mer par les brigands de la création pour y faire tomber leurs victimes, depuis les filets de l’araignée jusqu’au puits en entonnoir de la fourmi-lion, et jusqu’au miaulement du chat tigre imitant le vagissement des mères pour appeler les petits sous sa griffe ! L’homme, enfin, le boucher ou le bourreau universel, faisant de ses cités un vaste abattoir, où le sang coule avec la vie dans des égouts trop étroits, pour aller rougir ses fleuves ; l’homme, cet impitoyable consommateur de vies, saignant la colombe qui se penche apprivoisée sur son épaule, l’agneau caressant que ses enfants ont élevé pour jouer avec eux sur l’herbe, la poule qui chante sur son seuil, l’hirondelle qui aime cet hôte ingrat et qui lui confie ses petits, le bœuf qui a aidé le laboureur pendant dix ans à creuser son sillon ! et bientôt (car tel est le progrès de barbarie dont les pourvoyeurs de sang nous menacent depuis quelques mois) le cheval, son compagnon de guerre, qui piaffe à sa voix, qui pleure sur son corps, qui combat pour lui, qui meurt pour son salut ou pour sa gloire ! et bientôt, sans doute aussi, le chien, cette incarnation de l’amitié, qui donnerait mille fois son sang de lui-même si on le lui demandait ; le chien, qui se réjouirait de mourir pour nourrir les enfants de son maître, comme il n’hésite jamais à mourir pour le défendre.
Parlez-nous de lois d’amour, et chantez-nous les bergeries de la nature et les maternités de la Providence ! Ô poètes ! ô naturalistes ! ô philanthropes ! en face de cette anthropophagie mutuelle qui est le crime irrémissible de toutes les races de la création, où il y a un Caïn dans toutes les familles, dites-moi si cette anthropophagie mutuelle n’est pas la fatalité de l’être, la rançon de toute heure de vie par un crime, l’exemple et le conseil du meurtre donné par la puissance créatrice à ses créatures ?
Quant à moi (toujours toute religion à part), cette condition de la vie physique, cette anthropophagie de toute la nature aurait suffi à elle seule pour me faire rejeter l’existence à un tel prix, et si jamais un doute impie effleura mon âme sur l’existence ou sur la nature du premier principe, c’est en réfléchissant à cette dépravation véritablement surhumaine, à cette méchanceté préméditée et sanguinaire de la nature ; c’est en me demandant avec une horreur éperdue, mais logique : Qui a donc inventé cette loi suprême de destruction ? Est-ce une bonté divine ? est-ce une satanique perversité ? Est-ce qu’il y a une lutte là-haut entre la divinité du bien et la divinité du mal ? Est-ce qu’il y a un Dieu qui crée et un Dieu qui tue, un Dieu de l’amour et un Dieu de la rage ? Et si cela est ainsi, qui l’emportera ?…
Le combat serait-il éternel ? ou bien n’y a-t-il rien qu’un mauvais rêve ? et sommes-nous destinés à être les obsédés sans réveil de ce cauchemar du néant ?
Dans ce cas le néant sans rêve valait mieux, comme dit encore Job, et
périsse la nuit où j’ai rêvé pour la première fois dans les entrailles d’une femme
!
Oh ! que les Indiens sont sages de s’être refusés seuls à être les complices de cette anthropophagie, et de dire : Nous mourrons, ou nous soutiendrons notre vie par des aliments innocents. Il n’y aura pas de sang volontaire sur notre pain quotidien.
XI
Voilà pour les conditions de la naissance. Voici pour les conditions de la mort.
Nous vivons très peu de temps, aucun temps même, si nous comparons ce clignement d’œil appelé une vie à l’incommensurable durée des éternités sans premier et sans dernier jour.
Vivre veut dire, pour les hommes qui sont le mieux partagés en durée de leur existence, respirer un certain nombre infiniment petit de souffles avec un soufflet appelé poumon, qui fait battre un organe appelé cœur, et circuler une sève rouge appelée sang, puisée dans ce réservoir commun appelé air.
Vivre veut dire, si vous l’aimez mieux, voir environ quarante mille huit cents fois (si vous vivez quatre-vingts ans) se lever et se coucher un grand globe lumineux appelé soleil sur un globe ténébreux appelé terre. Ôtez-en les nuits, qui en forment la moitié ; vivre veut donc dire vingt mille quatre cents jours. Mais ôtez-en encore la moitié pour ceux qui ne vivent pas quatre-vingts ans, c’est tout au plus, dix mille deux cents jours pour chacun dans ce décompte des éternités ! Une goutte d’existence évaporée à un rayon de soleil de cet océan de vie !… Il y a de quoi faire rire les êtres éternels, ou pleurer de pitié même les rochers.
XII
Et à quoi se passe ce clignement d’œil d’existence ?
À chanceler sans équilibre et à balbutier sans parole pendant les premières années, qu’on appelle heureuses parce qu’elles sont celles où l’homme a le moins conscience de son être, et qu’elles ressemblent, en effet, le plus au néant ; à grandir pendant quelques autres années, et à recevoir, par transmission de ses parents, une certaine dose d’idées reçues, les unes sagesse, les autres sottises, dont se compose, pour l’homme, la pensée de sa tribu, ce qu’on appelle la civilisation, s’il est civilisé, ou la barbarie, s’il ne l’est pas : la différence n’est pas très sensible à qui contemple de très haut et des sommets de la vérité éternelle ces deux conditions de l’espèce humaine. Du crépuscule à l’aurore, voilà l’intervalle.
XIII
À vingt ans l’homme n’a pas encore vécu, et le tiers de sa vie est écoulé. À l’exception du petit nombre qui trouve, comme dit le peuple, son pain tout cuit, l’homme passe le reste de son existence active à gagner très péniblement ce pain ; et par quels métiers ? et avec quelles sueurs ?
Demandez-le au laboureur qui creuse sous le soleil et sous la pluie le même sillon sur la même colline, pour y déposer, pendant soixante ans, le même grain d’herbe ou la même racine qui contient sa pauvre vie !
Demandez-le au matelot qui creuse d’un bout de l’Océan à l’autre éternellement les mêmes vagues, et qui passe sa vie à orienter sans cesse la même toile et à poursuivre le même vent pour rapporter, au prix de son éternelle absence, à sa famille, une pincée d’or convertie en quelques bouchées de pain !
Demandez-le au soldat qui consume les plus belles années de sa jeunesse à passer la même arme de son bras droit à son bras gauche, à mesurer son pas en cadence sur le pas d’un autre automate pensant, à tuer sans haine, à être tué sans que la gloire même sache son nom, ou à traîner ses membres mutilés sur un champ de bataille pour une ration de pain trempée de son sang !
Demandez-le au mineur qui renonce même au soleil des cieux et à l’air des vivants pour creuser éternellement, comme la taupe, ses galeries souterraines dans les flancs de fer, de cuivre ou de houille des montagnes, et pour extraire chaque soir une poignée de métal monnayé convertie en pain sur la table de sa femme et de ses enfants !
Demandez-le au tisseur d’étoffes qui use sa vie, dans une cave humide, à passer éternellement le même fil à côté du même fil sur le métier qui est à la fois son gagne-pain et son supplice !
Demandez-le à tous les métiers manuels par lesquels l’immense multitude humaine change sa sueur quotidienne contre son aliment quotidien !
Hélas ! demandez-le même à toutes les professions libérales qui vous semblent plus douces parce que la poitrine du travailleur intellectuel est moins haletante que celle du forgeron, mais qui ne sont, au fond, que le même travail changé de nom, sueur d’esprit au lieu de sueur de corps !
Demandez-le au magistrat sans repos dans la conscience, au médecin sans sommeil sur son oreiller, à l’ambitieux sans limite dans sa soif de domination et de primauté sur ses semblables, à l’orateur, à l’écrivain, au poète, dévorés de l’insatiable désir de surpasser leurs rivaux ou de se surpasser eux-mêmes, hommes tellement affamés de renommée, dont ils font du pain pour leurs enfants, que, s’ils croyaient trouver une nouvelle veine de talent dans leur propre sang, ils se saigneraient eux-mêmes aux quatre membres pour jeter leur vie au public en retour d’un peu de gloire ou d’un peu de pain !
Voilà pourtant les conditions universelles de la vie physique. Non, je ne crains pas d’affirmer, après les avoir étudiées dans tous les états et dans tous les pays, que la vie ne vaut pas le prix de travail, de misère, de peines, de supplices par lequel on achète la vie, et que, si on mettait, au dernier jour, dans les deux bassins d’une balance, d’un côté la vie physique, et de l’autre ce que coûte le pain qui a alimenté la vie physique, le prix que l’existence physique coûte ne parût supérieur à ce qu’elle vaut, et qu’à fin de compte ce ne fût la peine qui fût redevable à la vie !…
Et propter vitam vivendi perdere causas !…
dit le poète, c’est-à-dire : « Perdre, pour gagner sa vie, tout ce qui peut faire désirer de vivre ! »
Tel est le sort de l’homme de travail. Or, qui est-ce qui ne travaille pas, excepté quelques misérables qui sont bien autrement travaillés par leur oisiveté et par leurs vices que nous ne le sommes par nos rudes métiers de corps ou d’esprit !
En d’autres termes, pesez le grain de blé que contient la vie, contre la goutte de sueur que contient la peine ; c’est la goutte de sueur qui pèse le plus !… Horreur !…
XIV
Mais ce n’est pas tout ; les conditions que l’inévitabilité et la présence perpétuelle de la mort font à la vie suffiraient seules pour empoisonner mille vies si on les réunissait dans une. La condition du bienfait serait pire que le bienfait.
À peine avez-vous respiré quelques vagues d’air respirable qu’on appelle vie, à peine avez-vous pris l’habitude de cet inexplicable mystère appelé l’existence, à peine vous êtes-vous attaché, par l’habitude, à cette existence, comme le malade finit par s’attacher même à son lit de douleur en s’y retournant, qu’il faut penser à en sortir. Le principe de destruction que vous portez en vous, comme le fruit porte le ver, ou comme le temps porte la mort, ou comme le commencement porte la fin, commence à vous disputer, pied à pied, avec douleur, cette petite pincée de matière organisée, ce petit point d’espace, et ce petit éclair de durée que la nature a donnés à une âme, assez grande pour contenir des éternités, et assez vivante pour user des mondes. Vos sens s’émoussent un à un comme de mauvais outils incapables de creuser même vos propres pensées. De ce jour vous portez en vous, dans vos rêves, dans vos ambitions, dans vos plans, dans vos joies, dans vos amours, dans vos vertus même (si vous avez des vertus), je ne sais quel pressentiment de la brièveté et de l’inanité de toute chose et de vous-même, qui s’appelle mélancolie, dégoût de vivre, et qui n’est que l’ombre portée de la mort sur la vie. Cette ombre s’accroît et s’épaissit tous les jours avec la rapidité d’un crépuscule des tropiques qui tombe sur le jour sans lui laisser à peine la dégradation des heures du soir. À quoi bon tenir à quelque chose quand tout va vous être arraché à la fois ?
XV
Encore, si le jour et l’heure de cette mort étaient connus et fixés d’avance, quelque courte que fût la vie, on pourrait prendre ses mesures, on proportionnerait ses pas à l’espace qui reste, on pourrait régler ses pensées sur son horizon ; on n’aurait pas de longues espérances pour un jour de durée, ni de courtes vues pour de longues années ; on pourrait aimer, travailler, construire à l’heure ; on pourrait resserrer ou élargir son sort à la mesure de son temps. Ce serait triste, mais on ne serait du moins ni fou, ni trompé devant la nature. L’homme pourrait faire un pacte avec son sort ; il pourrait finir peut-être par s’accommoder avec son néant ; il connaîtrait son ennemi, il le verrait en face ; la mort serait toujours un abîme, mais elle ne serait pas un piège ; en s’en rapprochant pas à pas, on pourrait s’y accoutumer ; en lui enlevant son imprévu, la nature lui enlèverait la moitié de ses terreurs. Mais non, tout est achevé dans cette invention de la mort.
L’incertitude de son heure combinée avec la certitude de son avènement en fait pour l’homme qui pense non plus une mort future, mais une mort présente, une mort éternelle, une mort vivante, s’il est permis d’employer ce monstrueux accouplement de mots ! Soyez jeune, soyez dans la force de l’âge, soyez dans le déclin de vos années, vous n’avez pas une chance de plus ou de moins pour être oublié par la mort. Quand vous commencez une respiration, vous n’êtes jamais sûr que la mort ne la coupera pas en deux sur vos lèvres. La mort vous défie de dire d’une seconde : Elle est à moi. Tout est à elle, aussi bien le premier que le dernier soupir. L’avenir est mort avant d’être né pour vous : voilà la perfection du supplice ! Humiliez-vous, tyrans de la terre, vous ne l’auriez pas inventé !
XVI
Aussi voyez ce que cet imprévu de la mort fait de nos joies, de nos espérances, de nos amours ! Vous déposez votre cœur tout entier, comme un fardeau qui pèse à porter, dans le sein d’une épouse jeune et adorée qui ne doit vous le rendre qu’à la tombe, la mort la cueille dans vos bras, sous vos baisers, et le fossoyeur ensevelit sans le voir deux cœurs dans un seul cercueil !… Ainsi de nos pères, de nos mères, ainsi de nos enfants, ainsi de nos amis, ainsi de nos contemporains, ces parents de temps auxquels nous nous attachons par contiguïté de berceau, par voisinage de sépulcre ; êtres aimés que nous espérions devoir nous survivre, et dont nous voyons les rangs s’éclaircir prématurément autour de nous, et nous laisser seuls de nos dates comme des traîneurs de la vie, dépaysés dans des générations inconnues !
XVII
Mais l’imprévu de la mort, ce n’est rien encore, non, rien, en comparaison de l’inconnu du sépulcre. Où allons-nous ? et allons-nous même quelque part par ce ténébreux chemin ?
Quand cette heure du vide du cœur et de la solitude faite autour de nous à l’improviste par la mort arrive, nous nous retournons avec anxiété vers l’éternel contemporain de nos âmes, vers Dieu, et nous cherchons dans la religion le secret de cet horrible inconnu de la mort, le pire des supplices pour l’être pensant, car il les renferme tous. L’inconnu en effet, dit Pascal, n’est-ce pas l’infini de la terreur ?
Nous demandons donc par les religions de la terre au Dieu du ciel de nous révéler le mystère de cet inconnu de la mort !
Mais ici commence un bien autre supplice, encore plus horrible, plus raffiné que la mort elle-même et que l’inconnu de la mort : le supplice de l’âme qui les contient tous en suspens dans un mot : le doute ! Le doute, cet inconnu suprême et final dans l’organe même destiné à connaître ! le doute, cette maladie de l’intelligence ! le doute, cette nuit qui n’est pas dans l’air, mais dans l’œil ! le doute, cette irrémédiable cécité de l’esprit (ô chef-d’œuvre de raffinement dans le supplice) ! La lumière elle-même est malade, et l’homme en la regardant ne voit que des ombres ; il y a des taches non plus seulement sur le soleil, il y a des taches sur Dieu !… Que les yeux tombent de leurs orbites ; ils ne servent plus à rien !
XVIII
En effet, l’homme, ce misérable trompé par la vie, effaré par la mort, demande à ses religions au moins un Dieu, un seul Dieu, un Dieu évident, juste, bon, sauveur, paternel, pour réfugier ses pensées et ses douleurs dans une miséricorde sans fond ; et voilà que ses religions elles-mêmes au lieu d’un lui en ont fabriqué mille, et qu’elles lui multiplient les angoisses du doute jusque dans le remède même du doute, la foi !
Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses !…
S’il parcourt l’espace, s’il remonte les temps, il voit presque autant de religions que de grandes divisions de temps ou que de grandes divisions du globe : la foi de Wichnou et de Brama dans l’Orient, celle de Fô et de Confutzé dans la Chine, celle de Zoroastre dans la Perse, celle de Pythagore dans l’Asie, celle d’Osiris dans l’Égypte, celle de Jupiter et de son Olympe, foi d’enfants en nourrice, dans la Grèce, celle de Teutatès dans la Gaule, celle des dieux scandinaves dans les Germanies, celle de Jéhovah dans la Judée, celle du Christ dans l’Asie et dans l’Europe romaine, celle d’Allah dans l’Arabie, dans l’Inde moderne, dans l’Asie Mineure, dans l’Afrique entière ; et, parmi ces religions, presque autant de subdivisions, de schismes, d’antipathies, de rameaux divergents que de souches, se disputant les symboles et les interprétations, et s’arrachant les unes aux autres les sectateurs, la polémique acharnée sur les lèvres ou le glaive impitoyable dans la main. Ô Babel de Dieu ! presque aussi confuse que la Babel des hommes ! C’est là véritablement le profond de l’abîme, le comble de l’infirmité humaine, que, là où l’homme dégoûté de la vie se précipite dans la foi d’une autre vie, seule explication de l’énigme de celle-ci, il trouve, quoi ? un autre inconnu, plus terrible que le premier, au-delà de l’inconnu de la tombe, et qu’il tremble de n’embrasser qu’un rêve fugitif dans ses bras désespérés, en croyant embrasser enfin l’éternelle réalité d’où il émane et à laquelle il retourne !
XIX
Vous vous récriez en vain contre cet excès improbable de supplice mental de l’être pensant. Ce supplice est sous vos yeux, peut-être même dans votre âme. Il est évident comme l’histoire, palpable dans la géographie de ce triste globe. On pourrait faire une chronologie d’êtres suprêmes comme on fait une chronologie de dynasties régnantes sur les différents empires de la terre ; on pourrait construire une géographie des croyances humaines comme on en fait une des contrées du globe. On dirait qu’il y a des climats aussi différents en intelligence des choses divines qu’il y en a en températures atmosphériques. On pourrait faire plus aujourd’hui, on pourrait, en quelques instants, parcourir soi-même ces différents climats intellectuels du globe, et se rendre compte par sa propre sensation des sensations différentes des races et des peuples qui vivent ou qui meurent sous les différentes latitudes de la pensée, — « vérité en deçà des Pyrénées,
erreur au-delà »
, — s’écriait le religieux Pascal lui-même en sondant cet horrible mystère des opinions et des doutes des mortels ! Qu’aurait-il dit aujourd’hui où une civilisation plus accélérée, et accélérée presque jusqu’à la suppression du temps et des distances, permet à la pensée de l’homme d’atteindre partout à la fois ?
XX
Supposons en effet qu’un philosophe d’Europe pût confier son âme pensante tout entière, pour un instant, au fil du télégraphe électrique, qui fait le tour du globe en sept secondes. Supposons que ce philosophe charge cette âme de lui rapporter à son retour les grands phénomènes intellectuels, philosophiques, religieux, qui l’auraient frappée dans ce coup d’aile autour du globe terrestre. Dans l’espace de quelques secondes, la pensée, courant du même vol que l’électricité, aura traversé vingt ou trente zones religieuses principales du globe, sans compter des subdivisions à l’infini de culte, de foi, de divinités. Pauvre pensée humaine ! dans quel état de frissonnement, de terreur et d’horreur, reviendra-t-elle se réfugier dans le sein d’où elle sera partie, après ce voyage à travers le doute sur la première des certitudes nécessaires à l’homme, la certitude de son Dieu ?
Cela fait frémir, cela fait vaciller les étoiles dans le ciel, cela jetait Job jusque dans l’athéisme ; il ne le dit pas précisément en termes textuels, mais il le dit implicitement dans ses griefs et dans ses récriminations amères contre la conduite de Dieu à l’égard des hommes. On voit que, dans toutes ces injures poignantes qu’il adresse insolemment au Tout-Puissant, il ne s’arrête que devant la dernière injure : — Tu n’es pas ! Et moi qui ai souvent crié comme Job, ou comme Dante dans les cercles infernaux du supplice de la vie humaine, j’avoue que je n’ai jamais été jusque-là.
Voilà dans Job, et dans l’homme dont il est l’image, l’excès de la douleur mortelle, de la sensation de la vie poussée jusqu’au blasphème et jusqu’au trouble de l’entendement.
Mais rassurez-vous ; ce n’est que l’instinct qui parle ainsi en lui et en nous, ce n’est pas la raison ; c’est encore moins la foi, quand on a eu le bonheur de s’en former une.
Job remonte bientôt, comme nous remontons toujours, tous tant que nous sommes, de cet abîme, si nous sommes sensés ; oui, comme nous remontons jusqu’à la foi, qui est la réverbération du Dieu vivant sur notre âme, jusqu’à la résignation qui est le sacrifice, le sacrifice méritoire de la volonté propre à la suprême volonté, enfin jusqu’à la joie dans les larmes, qui est l’anticipation de l’immortalité par la foi en Dieu sur la terre.
Nous allons voir tous ces phénomènes, intellectuels, humains et divins, dans ce drame surnaturel du poème de Job, dont je vous ai exposé le sujet et les acteurs : Dieu, l’homme et la destinée.
Je vais maintenant vous exposer le lieu de la scène, la décoration du drame, le désert. Le poète de Dieu n’en pouvait pas choisir un plus conforme à ce dialogue divin.
XXI.
Le désert
Job est le poète du désert ; c’est apparemment pour cela qu’il est le plus grand de tous. Je prends ici le mot grand dans son acception la plus matérielle comme dans son acception la plus métaphysique à la fois. L’âme de l’homme, selon moi, est incontestablement un principe immatériel ; je ne saurais pas le prouver, mais je le sens et je le crois ; c’est la meilleure des preuves. L’homme n’est sûr que de ce qu’il croit.
Cependant, malgré cette évidente immatérialité de l’âme, il est évident aussi qu’excepté la conscience, qui est innée en nous (précisément parce que la matière ne pouvait pas révéler à l’âme la moralité que la matière n’a pas, nemo dat quod non habet ) ; il est évident, dis-je, que l’âme humaine, pendant qu’elle est associée au corps, reçoit toutes ses impressions et toutes ses notions par les sens, ces lucarnes du cachot de l’âme. Il est évident, en conséquence, que l’âme n’est point indépendante du milieu habituel dans lequel l’homme vit. Autant vaudrait dire que le spectateur n’est point affecté ou impressionné par le spectacle.
Ce petit mot de métaphysique, jeté en passant et dont je demande pardon au lecteur, suffit à établir que le grand philosophe poète ou le grand poète philosophe prend nécessairement son caractère, ses idées, ses images, dans la scène de la nature qu’il habite ou qu’il a le plus habituellement sous les yeux. Telle nature, tel style ; voilà, selon moi, un incontestable axiome de haute littérature.
Ainsi David et les prophètes sont les poètes de l’aride et monotone Judée, ce rocher calciné des feux du soleil, où l’ombre du figuier et la goutte d’eau dans le creux du ravin sont les rêves des poètes et même des rois, et où l’âme, à défaut de la nature, s’entretient avec Dieu pour se consoler de la petitesse et de la stérilité de la terre.
Ces poètes sacrés n’ont que deux ou trois images, deux ou trois notes sur la harpe, comme le torrent des larmes qui suintent dans le cœur humain, et perçantes comme les cris de l’aigle dont la couleuvre vient d’enlacer les petits dans son nid. La mélancolie, dont nous parlons tant, et qui est, en effet, la corde grave et la note fondamentale de l’âme émue, ne date ni de Virgile, ni de l’école romantique de notre temps, ni de M. de Chateaubriand, ni de nous : elle date de la poésie sacrée de la Bible, ou plutôt elle date de la première larme et de la première contemplation de la misère infinie de l’homme.
Chaque élément semble ainsi avoir son poète. Les Hébreux sont les poètes des rochers. Homère, né au milieu des anses, des îles, des écumes, des vagues, des voiles de la Grèce maritime, est le poète de la mer. Il n’y a pas un contrecoup de lames sur la grève, une ombre de cap sur les flots, un sifflement de brise dans les cordages, un bruit d’aviron sur les bordages du navire, qui ne soit retentissant ou peint dans ses vers. La mer est à lui ; il ne nous a laissé, ni à nous, ni à personne, un coup de pinceau de plus à donner à l’Océan.
Virgile et Théocrite sont les deux poètes égaux de la terre habitée agricole ou pastorale ; les pasteurs et les laboureurs ont là toute leur poésie dans des vers aussi délicieux que les images, les ombres, les eaux du paysage terrestre ; les laboureurs et les pasteurs devraient suspendre éternellement ces deux poèmes au joug de leurs bœufs, au double manche de la charrue, au cou du bélier qui marche à la tête de leurs troupeaux.
Dante est le poète de la nuit et des ténèbres, des apparitions qui hantent l’obscurité, des rêves qui obsèdent l’imagination de l’homme pendant que l’ombre nocturne possède la terre.
Milton est le poète de l’air ; il y plonge avec sa pensée d’aveugle comme l’oiseau qui ne craint pas de briser son aile aux parois de l’éther. Il y peint sur une toile sans fond et sans fin la bataille de Dieu et des esprits rebelles, corps aériens qui succombent sans mourir et qui roulent du sommet des cieux dans les abîmes des enfers sans jamais se heurter aux aspérités impalpables de l’élément ambiant des mondes.
Camoëns, le grand chantre lusitanien, est le poète de la curiosité et de l’audace de l’homme à achever la conquête du globe terrestre. Il embarque avec lui son génie descriptif, il fait le tour du monde, il double le cap des Tempêtes, il chante au pied du mât que la foudre brise ; il sauve à la nage, de la fureur des flots, sa vie périssable et sa vie immortelle avec son poème. C’est le chantre épique de la grande navigation, comme Homère est le chantre de la petite, et le poète de la géographie.
Celui de l’astronomie n’est pas encore né ; Dieu le garde sans doute dans les trésors de sa création. Il sera le plus grand de tous. Qu’est-ce que la terre auprès des astres du firmament ?
Quant à Job, nous le répétons encore, c’est le poète du désert. Or, qu’est-ce que le désert ? C’est l’espace ; et de quoi l’espace est-il l’image ? de l’infini.
En meilleurs termes, Job est donc le poète de l’infini.
Le désert lui fournit son sujet, son immensité, ses couleurs, ses images, son style. L’infini concentré et répercuté dans le creux de la poitrine d’un homme, voilà bien Job.
XXII
Nous avons voulu, dans nos voyages, nous rendre compte une fois à nous-même, par nos propres impressions, des impressions du spectacle du désert sur l’âme de l’homme. Nous avons voulu faire l’épreuve de l’infini, s’il nous est permis de risquer une si audacieuse expression. Mais l’épreuve du désert et de l’infini sur quel homme ? sur un homme d’Europe, sur un homme exténué et aminci par ce que nous appelons civilisation ! sur un homme d’intelligence ordinaire, d’imagination bornée, de fibres de chair au lieu de fibres de bronze ! sur un homme nourri de lait de femme au lieu d’avoir été nourri, comme Job, de moelle de lions ! Qu’est-ce qu’un tel homme, auprès du vieillard de la terre primitive, auprès du titan sur son fumier apostrophant son créateur sur son trône d’astres ? Rien !… N’importe ; je n’en avais point d’autre à soumettre à l’épreuve. J’étais ce que j’étais ; mais le désert était toujours le désert. Je voulais voir, j’ai vu, comme dit le poète.
XXIII
Il faut lire les livres où ils ont été écrits. J’avais déjà depuis longtemps cette idée dans l’esprit, avant de traverser la mer, pour aller tremper ma pensée dans d’autres vagues d’air que celles où nous respirons dans notre petite Europe.
J’ai toujours été convaincu que changer d’air c’était changer d’âme ; que changer de point de vue, du moins, c’était changer d’aspect dans la contemplation et dans l’appréciation des choses ; que l’espace était nécessaire à la pensée comme aux yeux.
Dieu le savait bien, quand, en emprisonnant l’homme dans ce petit navire de quelques pauvres mille pas d’étendue de la poupe à la proue, il lui a donné du moins pour horizon cet espace sans fond du firmament, qui provoque sans cesse la pensée à se plonger dans cet espace, et qui fait monter son âme à l’éternelle poursuite de l’infini, d’astres en astres, de voie lactée en voie lactée, comme par les degrés éclatants et successifs de son incommensurabilité. Sans cet espace, d’où notre pensée du moins peut fuir, la terre ne serait pas habitable.
Je dirai plus ; j’ai toujours été convaincu que le changement de place, la diversité d’horizon ici-bas, la possession d’une certaine proportion d’espace matériel, la locomotion, en un mot, était non seulement une condition de grandeur dans l’imagination et dans l’âme, mais aussi une condition de justesse dans l’esprit de l’homme.
J’ai éprouvé mille fois, par moi-même, que, si je ne changeais pas de place, de résidence, d’horizon, je ne changeais pas d’idées ; que ces idées, toujours les mêmes par suite de la monotonie du même milieu dans lequel elles ont été conçues, finissaient par se pétrifier ou par croupir, et qu’en croupissant dans l’âme elles finissaient enfin par s’altérer et par se fausser.
Le mouvement, dans une certaine proportion, est aussi nécessaire à l’intelligence que l’air.
Qui est-ce qui n’a pas expérimenté qu’au retour d’un voyage de long cours, ou même d’une simple promenade au grand air et sous le ciel, on ne rapportait pas à sa demeure les idées qu’on en avait emportées, mais qu’on sentait en soi-même un certain renouvellement de pensée et de cœur qui faisait voir les choses sous un aspect plus étendu et par conséquent plus juste et plus vrai ?… C’est que l’espace, cet élément de grandeur et de vérité, cette optique même des idées, était entré dans une certaine proportion en nous. C’est que l’étendue avait modifié et rectifié le regard de notre âme.
Défiez-vous de la justesse des idées conçues par un solitaire isolé de la grande nature dans un cachot, dans une cellule, dans une bibliothèque, entre quatre murs ! Défiez-vous même de la justesse des idées conçues par un de ces hommes que nous appelons professionnels, exclusivement renfermés dans la monotonie d’une étude ou d’une occupation unique ? L’uniformité du point de vue borné d’où ils envisagent les choses finit presque toujours par fausser même leur regard et leur esprit ; mathématiciens abstraits, mécaniciens de génie, industriels consommés, prodigieux artistes, hommes de lettres immortels par le style, comme J.-J. Rousseau, artisans, inventeurs d’admirables procédés dans les perfectionnements de leurs métiers spéciaux, leur esprit cependant, faute de mouvement et d’espace dans leur vie et dans leurs idées, se fausse souvent sur tout le reste.
N’avez-vous pas remarqué que toutes les idées fausses, tous les rêves incohérents, toutes les utopies absurdes en politique, en constitutions sociales de ces trente dernières années, sont sorties de la tête d’un de ces hommes sédentaires, concentrés dans la contemplation exclusive d’une profession ou d’une occupation unique, manquant d’air dans la poitrine, de mouvement dans les pieds, d’espace dans les yeux, d’universalité dans le point de vue ! Hommes d’ateliers, de mécanisme, de chiffres, de comptoirs ou de bibliothèques ; hommes unius libri, comme les appelaient les anciens, hommes ne sachant lire que dans un seul livre, dont le proverbe nous recommande de nous défier.
XXIV
Le communisme, ce suicide en masse et d’un seul coup de l’humanité, est né dans des ateliers ; il est né de la pensée étroite de quelques prolétaires souffrants, injustement répartis des dons de Dieu, mais complétement ignorants des cinq cent mille formes de salaires sur la terre, ne se doutant même pas qu’en supprimant le capital ils supprimaient d’avance tout salaire, qu’en supprimant la propriété pour l’individu ils la supprimaient pour la masse, qu’en la supprimant pour la masse ils supprimaient le travail, qu’en supprimant le champ ils supprimaient la moisson, et qu’en supprimant la moisson ils supprimaient la vie. Si ces hommes, qui ne comprenaient que la navette et le poinçon, avaient compris seulement la charrue qui les fait vivre, le navire qui transporte leurs produits, la monnaie qui les paye, le luxe qui les consomme, la possession et l’hérédité de la possession qui donne aux choses possédées leur seule valeur, jamais ils n’auraient laissé échauffer leurs imaginations sédentaires par ces délires de la communauté des biens. Ils ont déliré faute d’horizon dans les yeux, d’espace dans leurs idées. L’isolement d’une idée rend cette idée folle, comme l’isolement d’un prisonnier rend ce prisonnier fou.
XXV
Le saint-simonisme est né de l’isolement de l’idée économique, abstraction faite de toute autre idée politique et morale, dans une forte tête d’économiste. Je suis bien loin de confondre cette idée scientifique avec l’idée brutale du communisme et de l’égalité de biens et des salaires. Le saint-simonisme n’est qu’une débauche de science dans les adeptes de l’économie politique. S’il n’était pas né, dans la bibliothèque d’un savant, de l’accouplement stérile de l’utopie et du chiffre, il aurait révélé à l’administration publique, au commerce et aux industries, une foule de vérités pratiques dont il était l’importateur en Europe ; mais, au lieu de couver ses vérités en plein air, il les a couvées dans l’isolement des autres idées, et cet isolement lui a faussé le jugement. Au lieu de faire jour il a fait secte : l’espace a manqué également aux regards de ses sectateurs.
Aussi remarquez que, du jour où ses apôtres se sont répandus pour voyager sur toute la terre, en retrouvant l’espace ils ont retrouvé leur bon sens. Partis sectaires et utopistes, ils sont revenus de leurs voyages les premiers économistes et les premiers financiers de leur siècle ; l’espace les a pénétrés de sa clarté ; en marchant ils ont dépouillé le vieil homme, ils ont revêtu l’étendue.
XXVI
Le fouriérisme est né, dans un comptoir, de l’isolement et de la stagnation d’une idée exclusivement commerciale, dans son auteur Fourier. La société, à ses yeux, n’a plus été qu’un livre en partie double, se balançant par profits et pertes à la fin d’une éternelle association de fabrique liquidée par l’éternité. L’isolement de cette idée a fini promptement par lui donner le délire. Le fabricant s’est fait thaumaturge. Son comptoir, fermé au grand air, s’est peuplé de visions. Il a promis à l’homme hébété de chiffres que l’association transformerait jusqu’à sa nature physique et jusqu’aux éléments immuables de la création : la terre, l’océan, l’air, l’eau, le feu, les planètes mêmes, ces écrins éclatants de Dieu. Enfin, expirant sous le poids de ses miracles, il a laissé après lui une autre utopie tout aussi funeste (car tout mensonge nuit) : l’utopie de la perfectibilité continue et indéfinie de l’homme sur la terre ; utopie dont le dernier résultat logique, en marchant de conséquence en conséquence, serait celui-ci : Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, mais ce pourrait bien être l’homme qui aurait créé Dieu !…
Car où s’arrêterait cette ascension indéfinie et continue de l’homme, si ce n’est au-delà même de la Divinité ?…
Ainsi des autres rêves humains nés dans les cachots, dans les cellules, dans les ateliers, dans les bibliothèques, dans les comptoirs, dans les laboratoires fermés au grand air. Étrange phénomène ! partout où manque l’espace manque la vérité. Il y a analogie mystérieuse entre l’étendue des idées et l’étendue des horizons. C’est bizarre, mais c’est simple. L’âme n’est pas indépendante de ses sens.
Voilà, pour en revenir à Job, voilà pourquoi le poète du désert est le plus vaste des poètes !
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XXVII
J’exprimais dans ces vers, en m’embarquant pour la première fois pour l’Orient, il y a vingt-quatre ans, la curiosité passionnée que je ressentais d’éprouver sur moi-même les impressions du désert :
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Je n’ai pas navigué sur l’océan de sable,Au branle assoupissant du vaisseau du désert ;Je n’ai pas étanché ma soif intarissable,Le soir, au puits d’Hébron, de trois palmiers couvert ;Je n’ai pas étendu mon manteau sous les tentes,Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job.Ni la nuit, au doux bruit des toiles palpitantes.Rêvé les rêves de Jacob.
Des sept pages du monde une me reste à lire :Je ne sais pas comment l’étoile y tremble aux cieux,Sous quel poids du néant la poitrine y respire,Comment le cœur palpite en approchant des Dieux !Je ne sais pas comment, au pied d’une colonneD’où l’ombre des vieux jours sur le barde descend,L’herbe parle à l’oreille, ou la terre bourdonne,Ou la brise pleure en passant.
Je n’ai pas entendu dans les cèdres antiquesLe cri des nations monter et retentir,Ni vu du haut Liban les aigles prophétiquesS’abattre au doigt de Dieu sur les palais de Tyr.Je n’ai pas reposé ma tête sur la terreOù Palmyre n’a plus que l’écho de son nom,Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,L’empire vide de Memnon.
Je n’ai pas entendu, du fond de ses abîmes,Le Jourdain lamentable élever ses sanglots,Pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimesQue ceux dont Jérémie épouvanta ses flots.Je n’ai pas écouté chanter en moi mon âmeDans la grotte sonore où le barde des roisSentait, au sein des nuits, l’hymne à la main de flammeArracher la harpe à ses doigts.
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Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joueQuelque reste de jours inutile ici-bas.Qu’importe sur quel bord le vent d’hiver secoueL’arbre stérile et sec, et qui n’ombrage pas !L’insensé ! dit la foule. — Elle-même insensée !Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu :Du barde voyageur le pain, c’est la pensée ;Son cœur vit des œuvres de Dieu !
Adieu donc, mon vieux père ! adieu, mes sœurs chéries !Adieu, ma maison blanche à l’ombre du noyer !Adieu, mes beaux coursiers, oisifs dans mes prairies !Adieu, mon chien fidèle ! Hélas ! seul au foyer,Votre image me trouble, et me suit comme l’ombreDe mon bonheur passé qui veut me retenir.Ah ! puisse se lever moins douteuse et moins sombreL’heure qui doit nous réunir !
Six mois après, je parcourais pendant soixante jours, avec une caravane, le désert de Job. Les impressions que je reçus alors de ces solitudes se sont représentées avec tant de force et de netteté à mon imagination, ces jours-ci, que j’en ai reproduit une partie dans les vers suivants, méditation poétique tronquée dont je copie seulement quelques fragments pour mes lecteurs. Depuis ce pèlerinage dans le désert, j’ai parlé tant d’autres langues que je dois demander indulgence pour ces réminiscences de poésie.
Le Désert ou l’immatérialité de Dieu.
Méditation poétiqueI
Il est nuit… Qui respire ?… Ah ! c’est la longue haleine,La respiration nocturne de la plaine !Elle semble, ô désert ! craindre de t’éveiller.
Accoudé sur ce sable, immuable oreiller,J’écoute, en retenant l’haleine intérieure,La brise du dehors, qui passe, chante et pleure ;Langue sans mots de l’air, dont seul je sais le sens,Dont aucun verbe humain n’explique les accents,Mais que tant d’autres nuits sous l’étoile passéesM’ont appris, dès l’enfance, à traduire en pensées.Oui, je comprends, ô vent ! ta confidence aux nuits ;Tu n’as pas de secret pour mon âme, depuisTes hurlements d’hiver dans le mât qui se brise,Jusqu’à la demi-voix de l’impalpable briseQui sème, en imitant des bruissements d’eau,L’écume du granit en grains sur mon manteau.
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Quel charme de sentir la voile palpitanteIncliner, redresser le piquet de ma tente,En donnant aux sillons qui nous creusent nos litsD’une mer aux longs flots l’insensible roulis !Nulle autre voix que toi, voix d’en haut descendue,Ne parle à ce désert muet sous l’étendue.Qui donc en oserait troubler le grand repos ?Pour nos balbutiements aurait-il des échos ?Non ; le tonnerre et toi, quand ton simoun y vole,Vous avez seuls le droit d’y prendre la parole,Et le lion, peut-être, aux narines de feu,Et Job, lion humain, quand il rugit à Dieu !…..
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Comme on voit l’infini dans son miroir, l’espace !À cette heure où, d’un ciel poli comme une glace,Sur l’horizon doré la lune au plein contourDe son disque rougi réverbère un faux jour,Je vois à sa lueur, d’assises en assises,Monter du noir Liban les cimes indécises,D’où l’étoile, émergeant des bords jusqu’au milieu,Semble un cygne baigné dans les jardins de Dieu.…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………II
Sur l’océan de sable où navigue la lune,Mon œil partout ailleurs flotte de dune en dune ;Le sol, mal aplani sous ces vastes niveaux,Imite les grands flux et les reflux des eaux.À peine la poussière, en vague amoncelée,Y trace-t-elle en creux le lit d’une vallée,Où le soir, comme un sel que le bouc vient lécher,La caravane boit la sueur du rocher.L’œil, trompé par l’aspect au faux jour des étoiles,Croit que, si le navire, ouvrant ici ses voiles,Cinglait sur l’élément où la gazelle a fui,Ces flots pétrifiés s’amolliraient sous lui,Et donneraient aux mâts courbés sur leurs sillagesDes lames du désert les sublimes tangages !
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Mais le chameau pensif, au roulis de son dos,Navire intelligent, berce seul sur ces flots ;Dieu le fit, ô désert ! pour arpenter ta face,Lent comme un jour qui vient après un jour qui passe,Patient comme un but qui ne s’approche pas,Long comme un infini traversé pas à pas,Prudent comme la soif quarante jours trompée,Qui mesure la goutte à sa langue trempée ;Nu comme l’indigent, sobre comme la faim,Ensanglantant sa bouche aux ronces du chemin ;Sûr comme un serviteur, humble comme un esclave,Déposant son fardeau pour chausser son entrave,Trouvant le poids léger, l’homme bon, le frein doux,Et pour grandir l’enfant pliant ses deux genoux !
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Les miens, couchés en file au fond de la ravine,Ruminent sourdement l’herbe morte ou l’épine ;Leurs longs cous sur le sol rampent comme un serpent ;Aux flancs maigres de lait leur petit se suspend,Et, s’épuisant d’amour, la plaintive chamelleLes lèche en leur livrant le suc de sa mamelle.Semblables à l’escadre à l’ancre dans un port,Dont l’antenne pliée attend le vent qui dort,Ils attendent soumis qu’au réveil de la plaineLe chant du chamelier leur cadence leur peine,Arrivant chaque soir pour repartir demain,Et comme nous, mortels, mourant tous en chemin !……………………………………………………………………………………………………………………IV
D’une bande de feu l’horizon se colore,L’obscurité renvoie un reflet à l’aurore ;Sous cette pourpre d’air, qui pleut du firmament,Le sable s’illumine en mer de diamant.Hâtons-nous !… replions, après ce léger somme,La tente d’une nuit semblable aux jours de l’homme,Et, sur cet océan qui recouvre les pas,Recommençons la route où l’on n’arrive pas !
Eh ! ne vaut-elle pas celles où l’on arrive ?Car, en quelque climat que l’homme marche ou vive,Au but de ses désirs, pensé, voulu, rêvé,Depuis qu’on est parti qui donc est arrivé ?…
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Sans doute le désert, comme toute la terre,Est rude aux pieds meurtris du marcheur solitaire,Qui plante au jour le jour la tente de Jacob,Ou qui creuse en son cœur les abîmes de Job !Entre l’Arabe et nous le sort tient l’équilibre ;Nos malheurs sont égaux… mais son malheur est libre !Des deux séjours humains, la tente ou la maison,L’un est un pan du ciel, l’autre un pan de prison ;Aux pierres du foyer l’homme des murs s’enchaîne,Il prend dans ses sillons racine comme un chêne :L’homme dont le désert est la vaste citéN’a d’ombre que la sienne en son immensité.La tyrannie en vain se fatigue à l’y suivre.Être seul, c’est régner ; être libre, c’est vivre.Par la faim et la soif il achète ses biens ;Il sait que nos trésors ne sont que des liens.Sur les flancs calcinés de cette arène avareLe pain est graveleux, l’eau tiède, l’ombre rare ;Mais, fier de s’y tracer un sentier non frayé,Il regarde son ciel et dit : Je l’ai payé !…
Sous un soleil de plomb la terre ici fonduePour unique ornement n’a que son étendue ;On n’y voit pas bleuir, jusqu’au fond d’un ciel noir,Ces neiges où nos yeux montent avec le soir ;On n’y voit pas au loin serpenter dans les plainesCes artères des eaux d’où divergent les veinesQui portent aux vallons par les moissons dorésL’ondoîment des épis ou la graisse des prés ;On n’y voit pas blanchir, couchés dans l’herbe molle,Ces gras troupeaux que l’homme à ses festins immole ;On n’y voit pas les mers dans leur bassin changeantFranger les noirs écueils d’une écume d’argent,Ni les sombres forêts à l’ondoyante robeVêtir de leur velours la nudité du globe,Ni le pinceau divers que tient chaque saisonDes couleurs de l’année y peindre l’horizon ;On n’y voit pas enfin, près du grand lit des fleuves,Des vieux murs des cités sortir des cités neuves,Dont la vaste ceinture éclate chaque nuitComme celle d’un sein qui porte un double fruit !Mers humaines d’où monte avec des bruits de houlesL’innombrable rumeur du grand roulis des foules !
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Rien de ces vêtements, dont notre globe est vert,N’y revêt sous ses pas la lèpre du désert ;De ses flancs décharnés la nudité sans germeLaisse les os du globe en percer l’épiderme ;Et l’homme, sur ce sol d’où l’oiseau même a fui,Y charge l’animal d’y mendier pour lui !Plier avant le jour la tente solitaire,Rassembler le troupeau qui lèche à nu la terre ;Autour du puits creusé par l’errante tribuFaire boire l’esclave où la jument a bu ;Aux flancs de l’animal, qui s’agenouille et brame,Suspendre à poids égaux les enfants et la femme ;Voguer jusqu’à la nuit sur ces vagues sans bords,En laissant le coursier brouter à jeun son mors ;Boire à la fin du jour, pour toute nourriture,Le lait que la chamelle à votre soif mesure,Ou des fruits du dattier ronger les maigres os ;Recommencer sans fin des haltes sans reposPour épargner la source où la lèvre s’étanche ;Partir et repartir jusqu’à la barbe blanche…Dans des milliers de jours, à tous vos jours pareils,Ne mesurer le temps qu’au nombre des soleils ;Puis de ses os blanchis, sur l’herbe des savanes,Tracer après sa mort la route aux caravanes…Voilà l’homme !… Et cet homme a ses félicités !Ah ! c’est que le désert est vide des cités ;C’est qu’en voguant au large, au gré des solitudes,On y respire un air vierge des multitudes !C’est que l’esprit y plane indépendant du lieu ;C’est que l’homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.
Moi-même, de mon âme y déposant la rouille,Je sens que j’y grandis de ce que j’y dépouille,Et que mon esprit, libre et clair comme les cieux,Y prend la solitude et la grandeur des lieux !VI
Tel que le nageur nu, qui plonge dans les ondes,Dépose au bord des mers ses vêtements immondes,Et, changeant de nature en changeant d’élément,Retrempe sa vigueur dans le flot écumant,Il ne se souvient plus, sur ces lames énormes,Des tissus dont la maille emprisonnait ses formes ;Des sandales de cuir, entraves de ses piés,De la ceinture étroite où ses flancs sont liés,Des uniformes plis, des couleurs convenuesDu manteau rejeté de ses épaules nues ;Il nage, et, jusqu’au ciel par la vague emporté,Il jette à l’Océan son cri de liberté !…Demandez-lui s’il pense, immergé dans l’eau vive,Ce qu’il pensait naguère accroupi sur la rive !Non, ce n’est plus en lui l’homme de ses habits,C’est l’homme de l’air vierge et de tous les pays.En quittant le rivage, il recouvre son âme :Roi de sa volonté, libre comme la lame !……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………VII
Le désert donne à l’homme un affranchissementTout pareil à celui de ce fier élément ;À chaque pas qu’il fait sur sa route plus large,D’un de ses poids d’esprit l’espace le décharge ;Il soulève en marchant, à chaque station,Les serviles anneaux de l’imitation ;Il sème, en s’échappant de cette Égypte humaine,Avec chaque habitude, un débri de sa chaîne…
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Ces murs de servitude, en marbre édifiés,Ces balbeks tout remplis de dieux pétrifiés,Pagodes, minarets, panthéons, acropoles,N’y chargent pas le sol du poids de leurs coupoles ;La foi n’y parle pas les langues de Babel ;L’homme n’y porte pas, comme une autre Rachel,Cachés sous son chameau, dans les plis de sa robe,Les dieux de sa tribu que le voleur dérobe !L’espace ouvre l’esprit à l’immatériel.Quand Moïse au désert pensait pour Israël,À ceux qui portaient Dieu, de Memphis en Judée,L’Arche ne pesait pas… car Dieu n’est qu’une idée !……………………………………………………………………………………………………………………VIII
Et j’ai vogué déjà, depuis soixante jours,Vers ce vague horizon qui recule toujours ;Et mon âme, oubliant ses pas dans sa carrière,Sans espoir en avant, sans retour en arrière,Respirant à plein souffle un air illimité,De son isolement se fait sa volupté.La liberté d’esprit, c’est ma terre promise !Marcher seul affranchit, penser seul divinise !…
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La lune, cette nuit, visitait le désert ;D’un brouillard sablonneux son disque recouvertPar le vent du simoun, qui soulève sa brume,De l’océan de sable en transperçant l’écume,Rougissait comme un fer de la forge tiré ;Le sol lui renvoyait ce feu réverbéré ;D’une pourpre de sang l’atmosphère était teinte,La poussière brûlait cendre au pied mal éteinte ;Ma tente, aux coups du vent, sur mon front s’écroula,Ma bouche sans haleine au sable se colla ;Je crus qu’un pas de Dieu faisait trembler la terre,Et, pensant l’entrevoir à travers le mystère,Je dis au tourbillon : — Ô Très-Haut ! si c’est toi,Comme autrefois à Job, en chair apparais-moi !………………………………………………………………………………………………………………………IX
Mais son esprit en moi répondit : « Fils du doute,« Dis donc à l’Océan d’apparaître à la goutte !« Dis à l’éternité d’apparaître au moment !« Dis au soleil voilé par l’éblouissement,« D’apparaître en clin d’œil à la pâle étincelle« Que le ver lumineux ou le caillou recèle !« Dis à l’immensité, qui ne me contient pas,« D’apparaître à l’espace inscrit dans tes deux pas !
« Et par quel mot pour toi veux-tu que je me nomme ?« Et par quel sens veux-tu que j’apparaisse à l’homme ?« Est-ce l’œil, ou l’oreille, ou la bouche, ou la main ?« Qu’est-il en toi de Dieu ? Qu’est-il en moi d’humain ?« L’œil n’est qu’un faux cristal voilé d’une paupière« Qu’un éclair éblouit, qu’aveugle une poussière ;« L’oreille, qu’un tympan sur un nerf étendu,« Que frappe un son charnel par l’esprit entendu ;« La bouche, qu’un conduit par où le ver de terre« De la terre et de l’eau vit ou se désaltère ;« La main, qu’un muscle adroit, doué d’un tact subtil ;« Mais quand il ne tient pas, ce muscle, que sait-il ?…« Peux-tu voir l’invisible ou palper l’impalpable ?« Fouler aux pieds l’esprit comme l’herbe ou le sable ?« Saisir l’âme ? embrasser l’idée avec les bras ?« Ou respirer Celui qui ne s’aspire pas ?…
« Suis-je opaque, ô mortels ! pour vous donner une ombre ?« Éternelle unité, suis-je un produit du nombre ?« Suis-je un lieu pour paraître à l’œil étroit ou court ?« Suis-je un son pour frapper sur l’oreille du sourd ?« Quelle forme de toi n’avilit ma nature ?« Qui ne devient petit quand c’est toi qui mesure ?…
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« Dans quel espace enfin des abîmes des cieux« Voudrais-tu que ma gloire apparût à tes yeux ?« Est-ce sur cette terre où dans la nuit tu rampes ?« Terre, dernier degré de ces milliers de rampes« Qui toujours finissant recommencent toujours,« Et dont le calcul même est trop long pour tes jours ?« Petit charbon tombé d’un foyer de comète« Que sa rotation arrondit en planète,« Qui du choc imprimé continue à flotter,« Que mon œil oublierait aux confins de l’éther« Si, des sables de feu dont je sème ma nue,« Un seul grain de poussière échappait à ma vue ?
« Est-ce dans mes soleils ? ou dans quelque autre feu« De ces foyers du ciel, dont le grand doigt de Dieu« Pourrait seul mesurer le diamètre immense ?« Mais, quelque grand qu’il soit, il finit, il commence.« On calculerait donc mon orbite inconnu ?« Celui qui contient tout serait donc contenu ?« Les pointes du compas, inscrites sur ma face,« Pourraient donc en s’ouvrant mesurer ma surface ?« Un espace des cieux, par d’autres limité,« Emprisonnerait donc ma propre immensité ?« L’astre où j’apparaîtrais, par un honteux contraste,« Serait plus Dieu que moi, car il serait plus vaste ?« Et le doigt insolent d’un vil calculateur« Comme un nombre oserait chiffrer son Créateur ?…« Du jour où de l’Éden la clarté s’éteignit,« L’antiquité menteuse en songes me peignit ;« Chaque peuple à son tour, idolâtre d’emblème,« Me fit semblable à lui pour m’adorer lui-même.
« Le Gange le premier fleuve ivre de pavots,« Où les songes sacrés roulent avec les flots,« De mon être intangible en voulant palper l’ombre,« De ma sainte unité multiplia le nombre,« De ma métamorphose éblouit ses autels,« Fit diverger l’encens sur mille dieux mortels ;« De l’éléphant lui-même adorant les épaules,« Lui fit porter sur rien le monde et ses deux pôles,« Éleva ses tréteaux dans le temple indien,« Transforma l’Éternel en vil comédien,« Qui, changeant à sa voix de rôle et de figure,« Jouait le Créateur devant sa créature !« La Perse rougissant de cet ignoble jeu« Avec plus de respect m’incarna dans le feu ;« Pontife du soleil, le pieux Zoroastre« Pour me faire éclater me revêtit d’un astre.
« Chacun me confondit avec son élément :« La Chine astronomique avec le firmament ;« L’Égypte moissonneuse avec la terre immonde« Que le dieu-Nil arrose et le dieu-bœuf féconde ;« La Grèce maritime avec l’onde ou l’éther« Que gourmandait pour moi Neptune ou Jupiter,« Et, se forgeant un ciel aussi vain qu’elle-même,« Dans la Divinité ne vit qu’un grand poème !« Mais le temps soufflera sur ce qu’ils ont rêvé,« Et sur ces sombres nuits mon astre s’est levé.……………………………………………………………………………………………………………………X
……………………………………………………………………………………………………………………« Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,« Vous prendrez-vous toujours au piège des images ?« Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus ?« J’apparais à l’esprit, mais par mes attributs !« C’est dans l’entendement, que vous me verrez luire,« Tout œil me rétrécit qui croit me reproduire.« Ne mesurez jamais votre espace et le mien,« Si je n’étais pas tout je ne serais plus rien !
« Non ce second chaos qu’un panthéiste adore« Où dans l’immensité Dieu même s’évapore,« D’éléments confondus pêle-mêle brutal« Où le bien n’est plus bien, où le mal n’est plus mal ;« Mais ce tout, centre-Dieu de l’âme universelle,« Subsistant dans son œuvre et subsistant sans elle :« Beauté, puissance, amour, intelligence et loi,« Et n’enfantant de lui que pour jouir de soi !…
« Voilà la seule forme où je puis t’apparaître !« Je ne suis pas un être, ô mon fils ! Je suis l’Être !« Plonge dans ma hauteur et dans ma profondeur,« Et conclus ma sagesse en pensant ma grandeur !« Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre,« Pour m’y trouver un nom ; je n’en ai qu’un… Mystère.
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« — Ô Mystère ! lui dis-je, eh bien ! sois donc ma foi…« Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi !« Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres ;« J’en relève mon front ébloui de ténèbres !« Quand l’astre à l’horizon retire sa splendeur,« L’immensité de l’ombre atteste sa grandeur !« À cette obscurité notre foi se mesure,« Plus l’objet est divin, plus l’image est obscure.« Je renonce à chercher des yeux, des mains, des bras,« Et je dis : C’est bien toi, car je ne te vois pas ! »……………………………………………………………………………………………………………………XI
Ainsi, dans son silence et dans sa solitude,Le désert me parlait mieux que la multitude.Ô désert ! ô grand vide où l’écho vient du ciel !Parle à l’esprit humain, cet immense Israël !Et moi puissé-je, au bout de l’uniforme plaineOù j’ai suivi longtemps la caravane humaine,Sans trouver dans le sable élevé sur ses pasCelui qui l’enveloppe et qu’elle ne voit pas,Puissé-je, avant le soir, las des Babels du doute,Laisser mes compagnons serpenter dans leur route,M’asseoir au puits de Job, le front dans mes deux mains,Fermer enfin l’oreille à tous verbes humains,Dans ce morne désert converser face à faceAvec l’éternité, la puissance et l’espace :Trois prophètes muets, silences pleins de foi,Qui ne sont pas tes noms, Seigneur ! mais qui sont toi,Évidences d’esprit qui parlent sans paroles,Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,Mais qui font luire, au fond de nos obscurités,Ta substance elle-même en trois vives clartés.Père et mère à toi seul, et seul né sans ancêtre,D’où sort sans t’épuiser la mer sans fond de l’Être,Et dans qui rentre en toi jamais moins, toujours plus,L’Être au flux éternel, à l’éternel reflux !
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Et puissé-je, semblable à l’homme plein d’audaceQui parla devant toi, mais à qui tu fis grâce,De ton ombre couvert comme de mon linceul,Mourir seul au désert dans la foi du Grand Seul !
XXVIII
Maintenant, oublions ces faibles vers, et lisons Job ; et voyons par quel admirable circuit d’une pensée qui fait le tour du monde intellectuel le grand poète et le grand philosophe passe de la foi au doute, du doute au blasphème, du blasphème à la certitude, et du désespoir d’esprit à cette résignation raisonnée, à ce consentement de l’homme à Dieu, seule sagesse des vrais sages, seule vérité du cœur comme elle est la seule vérité de l’esprit.
La lecture de Job n’est pas seulement la plus haute leçon de poésie, elle est la plus haute leçon de piété.
Mais d’abord disons ce que c’était que Job.