(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre II. La parole intérieure comparée à la parole interieure »
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(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre II. La parole intérieure comparée à la parole interieure »

Chapitre II
La parole intérieure comparée à la parole interieure

I. La parole intérieure est analogue à la parole extérieure.

La parole intérieure est une parole ; nous la nommons naturellement ainsi ; elle ressemble donc à la parole proprement dite, à la parole extérieure ; elle en est comme une imitation ou comme un écho. Ces deux termes, surtout le premier, expriment bien la ressemblance fondamentale, tout en faisant entendre qu’il existe des différences : en effet, parler de modèle et d’imitation, c’est dire qu’entre les deux choses que l’on rapproche il n’y a qu’une identité partielle ; si, par exemple, on dit, avec les Pythagoriciens, que les choses imitent les nombres, cette formule implique que choses et nombres sont deux conceptions spécifiquement distinctes pour l’esprit.

II. Ressemblances

Précisons d’abord les ressemblances.

La parole intérieure a l’apparence d’un son, et ce son est celui que nous nommons parole ou langage : il se compose de deux sortes d’éléments, des voyelles et des articulations ; ces voyelles et ces articulations sont groupées en syllabes, les syllabes peuvent se grouper en mots, les mots se groupent en phrases ; une syllabe est un ensemble de voyelles et d’articulations simultanées ou qui se succèdent avec une continuité parfaite, sans le moindre intervalle de silence ; des syllabes, soit distinguées par l’intonation, soit séparées par un intervalle de silence extrêmement court, forment un mot ; des intervalles plus longs séparent les mots d’une même phrase, de plus longs encore les membres de phrase et les phrases ; les phrases sont, en outre, marquées par des intonations : chaque phrase a son chant propre et sa note finale ; enfin l’intensité du son varie dans le discours, mais entre des limites sensiblement fixes. Tels sont les caractères de la parole considérée comme son ; ils se retrouvent tous dans la parole intérieure.

Ce sont là des éléments communs à toutes les langues ; elles s’en servent de mille façons différentes ; chacune a ses lois et ses usages particuliers, son alphabet, son vocabulaire et sa syntaxe. Personne ne parle le langage en général, car il n’y a pas de langue universelle ; on parle toujours une langue particulière, qui est d’ordinaire la langue de la nation dont on fait partie ; et l’on fait ainsi quand on parle intérieurement comme quand on parle à haute voix.

Les caractères que nous venons d’analyser correspondent à ce que l’acoustique appelle le rythme, la hauteur et l’intensité des sons. Reste un quatrième caractère, le timbre : il appartient également à la parole, et il se retrouve aussi dans la parole intérieure. Mais celui-là est un caractère essentiellement individuel ; tout homme a un certain timbre de voix qui lui est propre et qui le fait reconnaître aussi bien ou mieux que son visage. Ce timbre est plus ou moins pur et musical, c’est-à-dire plus ou moins homogène mais unique pour chaque individu ; si l’on en possède plusieurs, un seul est usuel, les autres ne sont que des moyens de comédie.

L’individualité de chaque voix humaine, constituée principalement par le timbre, est complétée par d’autres éléments : une certaine intensité habituelle, — des intonations préférées, — une certaine façon de prononcer certaines voyelles ou consonnes, — enfin des mots et des tournures favorites. Tous figurent dans la parole intérieure de chacun de nous ; ma parole intérieure est l’imitation de ma voix.12

En résumé, la parole intérieure est comme une parole, et ma parole intérieure est comme ma parole. Telles sont les analogies des deux phénomènes.

III. Différences : 1° La parole intérieure est un état faible.

Cherchons maintenant les différences.

La principale est que, pour employer le langage de la psychologie anglaise, la parole extérieure est un état fort, la parole intérieure un état faible. L’intensité de l’une comme de l’autre est variable, mais la parole extérieure la plus faible est encore un bruit plus fort que la parole intérieure la plus forte. De plus, l’intensité de la parole intérieure varie dans de moindres limites que celle de la parole extérieure ; elle se maintient habituellement dans une certaine moyenne de laquelle elle s’écarte peu. La parole intérieure a aussi moins d’inflexions, des intonations moins variées. En résumé, elle est faible et monotone.

Elle est donc comme un son très faible, comme un murmure ; ce son n’a rien qui soit propre à éveiller et retenir l’attention, et néanmoins, si faible et si peu varié qu’il soit, nous l’entendons toujours distinctement, car il nous intéresse, et nous avons pris l’habitude de l’écouter. Il peut même, — cela dépend des pensées qu’il enveloppe, — être seul entendu, à l’exclusion de sons extérieurs très forts, seul perçu, à l’exclusion des visa et des tacta, des odeurs, des saveurs et des sensations internes qui lui sont simultanés. Rien n’est plus fréquent, non seulement dans le silence relatif du cabinet de travail, mais aussi dans la promenade solitaire, sur le boulevard le plus fréquenté, parce qu’alors l’attention est blasée sur les visa et les autres sensations ; tandis que les sensations subissent la dépression de l’habitude négative, la parole intérieure, cette faible image, a le privilège d’être en nous à l’état d’habitude positive, c’est-à-dire d’habitude incessamment maintenue et régénérée par l’attention.130

IV. 2° Elle est plus rapide, plus concise, plus personnelle.

Tout ce premier ordre de différences constitue une infériorité de la parole intérieure sur la parole extérieure. N’a-t-elle pas, en revanche, quelques avantages ?

Oui ; et d’abord son rythme est, en général, plus rapide, surtout si elle récite de souvenir ou si nous nous disons des choses futiles et faciles. Quand nous réfléchissons, quand nous inventons avec quelque effort, elle est assez lente, parfois plus lente que la parole extérieure ordinaire, et sauf le cas exceptionnel de l’inspiration (dont la verve est un degré inférieur), sa rapidité est en raison inverse de la difficulté et de la nouveauté de la pensée qu’elle exprime. En somme, la rapidité moyenne de la parole intérieure est supérieure à la vitesse ordinaire de la parole audible.

Cette rapidité plus grande de la parole intérieure consiste d’abord en ce que les petits intervalles de silence qui séparent dans toute parole les syllabes, les mots, les membres de phrase et les phrases, sont moindres encore dans la parole intérieure ; l’intervalle des syllabes et bien souvent celui des mots est réduit à néant. Ensuite, dans la parole intérieure, nous pouvons nous dispenser d’articuler correctement, ce qui prend du temps ; nous n’abrégeons pas les mots, mais parfois nous nous contentons de les esquisser, et cela nous suffit pour nous entendre ; c’est ainsi qu’un enfant qui a un défaut de langue est compris par lui-même et par ses parents, tandis que son langage est inintelligible à des étrangers.

L’explication de ces faits est facile. La parole extérieure est assujettie à certaines conditions, les unes physiologiques, les autres sociales : à parler trop vite, la langue s’embarrasse ; si l’on parvient, comme certains acteurs, à concilier une extrême volubilité avec l’articulation la plus nette, on est mal compris par des auditeurs dont on surmène l’attention ; pour parler distinctement, se faire bien entendre et bien comprendre, il faut parler lentement ; puis il y a la nécessité toute physique de reprendre haleine de temps en temps, la parole n’ayant lieu que pendant l’expiration, le larynx étant impropre à vibrer normalement durant l’aspiration. La parole intérieure n’est soumise à aucune de ces conditions ; elle profite de cette indépendance.

De même que dans la parole intérieure les mots peuvent être sommairement indiqués, les phrases peuvent également être abrégées. Ces mots dont on peut dire que « toute notre vie passée s’y renferme et se lève avec eux devant nous131 », n’ont un sens si plein que pour l’individu qui les conçoit ; c’est donc dans la parole intérieure qu’ils surgissent à la conscience ; dits à autrui, ils n’auraient pas la valeur qu’ils ont pour nous ; pour la leur donner, il faudrait les commenter, et mieux vaudrait alors les remplacer tout à fait par un discours détaillé et explicite. Des expressions synthétiques comme : « Malheureux… ! Un autre… ! Jamais… ! » suffisent, même isolées de tout contexte explicatif, quand nous nous parlons à nous-mêmes132; la parole extérieure ne les admet dans un pareil isolement que quand nous parlons tout haut pour nous-mêmes, dans le monologue : or le monologue n’est que la parole intérieure devenue extérieure, devenue audible, sans être pour cela destinée à être entendue [ch. III, § 12].

Dans la parole intérieure, il suffit que nous soyons compris de nous-mêmes : nous pouvons donc parler très bas, très vite, peu distinctement, abréger les phrases, remplacer les tournures et les expressions usuelles par d’autres plus simples ou plus expressives à notre goût, modifier la syntaxe, enrichir le vocabulaire par des néologismes ou des emprunts aux langues étrangères ; nous pouvons nous exprimer à nous-mêmes la nuance toute personnelle de nos sentiments par des termes dont nous créons le sens à notre usage, nous représenter des fragments considérables de notre passé, ou des vues d’ensemble sur notre avenir, par des expressions brèves qui reçoivent d’une convention tacite faite avec nous-mêmes cette force et cette ampleur de signification. Le langage intérieur est notre chose ; nous en usons à notre fantaisie ; le plus adéquat à notre pensée et le plus conforme à notre humeur est le meilleur. Il peut être en grande partie personnel, ce qui n’est pas permis au langage audible, lequel est essentiellement un instrument de société.13

Voilà pourquoi, souvent, nous avons quelque peine à expliquer à autrui des sentiments ou des idées avec lesquels nous sommes familiers, mais que nous sommes habitués à nous exprimer par des termes qui n’ont de sens que pour nous seuls ; nous les pensons ainsi ; mais si nous voulons les confier à un ami, il nous faut les traduire dans la langue de tous. De même, quand nous voulons parler une langue étrangère, nous commençons par penser dans notre langue, et nous « traduisons ensuite, comme un écolier qui fait un thème, notre pensée, formulée mentalement en français, dans la langue anglaise ou allemande. » Pour parler « réellement bien et sans gallicismes une langue étrangère », il faut nous habituer « à penser » directement « dans cette langue », sans le secours de la nôtre.133

V. 3° Elle est plus variée, plus souple, parfois plus correcte.

Si, à l’égard de la prononciation des mots et de leur signification, un certain individualisme est permis à la parole intérieure que la parole extérieure ne saurait admettre, à un autre point de vue elle peut, beaucoup plus facilement que la parole extérieure, s’émanciper de notre personnalité, j’entends de notre personnalité vocale. Elle est d’ordinaire l’écho affaibli, mais fidèle, de notre voix individuelle ; mais elle peut aussi imiter des voix autres que la nôtre ; les timbres les plus divers, les prononciations les plus étranges, et, au même titre, tous les sons de la nature, peuvent être intérieurement reproduits. Notre voix, au contraire, a un pouvoir d’imitation très borné ; le larynx et la bouche ne possèdent qu’une puissance productrice de certains sons déterminés ; leur constitution physique en établit la liste et la ferme. Notre pouvoir de reproduction intérieure est illimité ; il suffit pour qu’un son soit reproduit qu’il ait été remarqué lorsqu’il a frappé nos oreilles, et qu’ensuite il soit rappelé conformément aux lois du souvenir134. Il peut même y avoir une véritable création ; nous pouvons imaginer des sons qui n’ont jamais frappé nos oreilles et que notre larynx ne saurait produire135. Ce dernier fait est rare d’ailleurs, ou du moins la création se mêle toujours à l’imitation, et elle est d’autant plus fréquente que sa part est moindre et celle de l’imitation plus grande dans les faits mixtes où il y a de l’une et de l’autre.

Un musicien pianiste, qui n’a jamais touché un violon, peut se jouer intérieurement un morceau de violon étendu, soit de mémoire, soit en lisant la musique ; il peut également composer en lui-même un morceau pour violon ou pour tout autre instrument que le piano. Dans ce dernier ras, chacune des notes est un souvenir, l’ensemble est une création : la part de la création sera d’autant plus grande que l’œuvre contiendra moins de réminiscences et d’imitations, que l’accent et le style en seront plus personnels.

Donnons de l’étendue du pouvoir reproducteur de l’imitation auditive d’autres exemples plus spécialement relatifs à la parole :

Il arrive fréquemment que notre parole intérieure est l’imitation d’un dialogue, dans lequel, sans doute, nous sommes le principal interlocuteur, mais où notre voix, comme dans tout dialogue, est interrompue de temps à autre par l’approbation ou la critique d’une voix étrangère et amie [ch. III, § 12].

Plus fréquemment encore, sortant d’une séance publique, d’une délibération, d’une discussion, nous nous remémorons intérieurement les principales paroles dont notre oreille a été frappée.

Cette parole intérieure impersonnelle est une faculté qui peut être cultivée ; mais elle ne l’est jamais que par jeu et presque toujours dans une intention de caricature. D’ordinaire, elle ne s’exerce qu’au hasard, malgré nous, quand nous avons la mémoire saturée et l’esprit préoccupé dès paroles d’autrui. Ce n’est pas là la parole intérieure la plus fréquente, et ce n’est pas la vraie. La vraie parole intérieure, celle qui ne quitte jamais notre pensée, est personnelle ; elle ne reproduit qu’une voix, la nôtre ; en elle, tout est de nous, car tout est pour nous ; elle nous est infinie : nous nous disons par elle ce que nous avons à nous dire ; elle imite notre voix pour exprimer notre pensée ; c’est toujours notre voix, comme lorsque nous parlons tout haut ou tout bas dans la solitude, mais plus discrète encore, plus voilée, perceptible à nous seuls ; elle n’est pas pour autrui, et elle n’a rien d’autrui.

Des considérations qui précèdent il résulterait que la musique intérieure seule, à l’exclusion de la parole intérieure proprement dite, est souvent et volontiers impersonnelle, que seule elle s’enrichit volontairement d’un grand nombre de timbres différents, étrangers à nos facultés productrices. Dans un autre cas pourtant, qui est relatif à la parole, la faculté naturellement illimitée de reproduire des sons peut être cultivée et entretenue par la volonté :

Si nos organes sont rebelles à quelque détail de prononciation, notre parole intérieure peut être plus correcte que notre parole extérieure. Cela arrive évidemment à quelque degré à tous les enfants durant une certaine période de la première éducation. Le même fait se présente également chez les jeunes gens et les adultes, quand ils se mettent à l’étude des langues étrangères136. Par exemple, les organes vocaux d’un homme ne parvenant pas à se plier à la prononciation de la langue russe, l’imagination du même homme peut être, en même temps, capable de reproduire exactement toutes ces articulations si difficiles : un Français établi en Russie aura de l’accent en parlant ; mais sa parole intérieure sera correcte, s’il a le ferme désir de corriger les défauts de sa parole audible, si son attention se porte toujours quand il parle et quand il étudie, vers la prononciation normale. Si, au contraire, il se néglige ou se décourage, sa parole intérieure deviendra l’écho trop fidèle de sa parole extérieure ; elle en reproduira les incorrections. Si enfin il s’obstine dans son effort infructueux, deux habitudes indépendantes peuvent se créer et coexister en lui, l’une, involontaire et purement musculaire, de mal parler extérieurement, l’autre, volontaire et psychique, de bien parler intérieurement. Tout dépend de la direction que l’attention, c’est-à-dire la volonté, donne ou néglige de donner à l’habitude.

Un phénomène analogue, mais intermittent, se produit quand la parole extérieure d’autrui qui parvient à nos oreilles est balbutiante ou incorrecte ; nous la complétons, nous la corrigeons en nous-mêmes137 ; l’imagination vient au secours de la sensation, et nous entendons ainsi plus et mieux que ne prononce notre interlocuteur. De même notre parole intérieure corrige souvent notre parole extérieure à peine prononcée, avant que nos organes vocaux aient repris la phrase en évitant cette fois le lapsus qui la gâtait.

VI. 4° Elle est une simple image sonore ; comment l’image tactile a disparu.

Une autre différence existe entre les deux paroles considérées comme états de conscience.

La parole intérieure est une image simple, une image purement sonore ; de même, la parole extérieure d’autrui entendue par nous est une sensation simple, purement sonore ; mais il en est autrement de notre propre parole perçue par notre oreille en même temps qu’elle est produite par nos organes vocaux ; celle-ci est une sensation double, à la fois sonore et tactile, ou, pour mieux dire, un couple de sensations. Sans doute, quand nous parlons notre attention porte uniquement sur le son ; sans doute aussi nous ne sentons pas les mouvements de notre larynx ; mais nous sentons, et très distinctement, ceux de la langue et des lèvres ; il suffit pour les apercevoir de réagir par un moment d’attention contre l’habitude que nous avons de ne pas les remarquer ; en réalité, la sensation de l’ouïe est toujours accompagnée d’une sensation tactile très fine et très spéciale, localisée dans notre bouche. Nous ne retrouvons pas dans la parole intérieur l’image de cette dernière sensation ; quand nous ne parlons que des lèvres [ch. III, § 12], le phénomène extérieur, purement tactile, est complété par l’image du son que nos oreilles n’entendent pas138 ; mais si tout phénomène extérieur, tout état fort, a disparu, si nous nous bornons à imaginer notre parole, l’image sonore apparaît seule, l’image tactile est réduite à une ombre insaisissable à l’observation, sinon même à un néant absolu.

D’après Bain et son école, au contraire, l’image du mouvement buccal, ou même une ébauche de mouvement laryngo-buccal réel, accompagnerait toujours la parole intérieure ; bien plus, à prendre à la lettre les expressions de Bain, le phénomène de la parole intérieure serait essentiellement un mouvement interrompu ou la simple image de ce mouvement. Notre expérience personnelle ne confirme pas cette affirmation. On sait que, suivant Bain, la sensation tactile-musculaire ou son image est un élément nécessaire de tous les faits intellectuels139: nous craignons que l’esprit de système ne l’ait entraîné, sur le point qui nous occupe, à une observation peu rigoureuse140.

Une première objection sera qu’il est difficile d’expliquer dans cette théorie comment notre parole intérieure peut prendre l’apparence de la parole extérieure d’autrui, ce qui arrive non seulement dans l’hallucination diurne, fait toujours anormal, mais aussi dans les hallucinations essentiellement normales que M. Maury14 a appelées hypnagogiques et qui précèdent presque tous les jours le sommeil de chacun de nous. Bien plus, il arrive quelquefois, dans l’état hypnagogique, que les paroles entendues ne sont déterminées ni comme nôtres ni comme proférées par autrui141; si le tactum buccal accompagnait toujours l’imagination de notre parole, cette indétermination serait impossible.

Dans l’état de veille, si, quand je me parle intérieurement, je pense au tactum buccal qui correspond aux mots que je conçois, je l’imagine aussitôt ; par exemple, au moment où j’écris ces lignes, mon esprit étant préoccupé du problème de l’image tactile, je ne puis constater ma parole intérieure sans y trouver, avec l’image sonore, une image tactile correspondante. Mais je soupçonne ici une illusion : l’attention une fois dirigée sur l’idée de l’image tactile, il est difficile que la mémoire ne complète pas l’idée générale par un exemple particulier, et cet exemple particulier est naturellement déterminé dans sa nature propre par l’image sonore actuellement présente à la conscience ; l’idée d’une image n’est autre chose qu’un groupe d’images effacées ; cette idée se précise si au groupe d’états très faibles se joint un état plus distinct du même genre, et il est à peu près impossible, en portant l’attention sur le groupe, de ne pas susciter tout spécialement à la conscience, parmi les phénomènes qui le composent, celui d’entre eux qui, à ce moment même, se trouve dans les circonstances les plus favorables à sa reproduction [ch. VI, § 4, 5 et 7] ; l’attention est ainsi comme une sorte de demande qui implique et impose la réponse.

L’illusion dont nous venons d’expliquer le mécanisme a pour cause première l’emploi d’une méthode d’observation dont les défauts ont été depuis longtemps signalés : l’observation du présent est toujours une expérimentation, c’est-à-dire une observation volontaire ; or il est difficile que le pouvoir personnel, une fois suscité, n’ait pas d’autres effets que ceux qu’on lui demande ; la volonté est une force dont l’action ne saurait être exactement limitée à l’avance ; je veux observer, et j’observe ; mais, en même temps, j’invente, je crée dans une certaine mesure l’objet de mon observation ; à vrai dire, j’éprouve mes forces, alors que je voulais seulement constater ma nature, et je prends pour mon état normal et constant les effets d’une excitation passagère.

Tels sont les motifs pour lesquels nous récusons la méthode employée par les partisans de l’image tactile. Au lieu d’observer directement notre état présent, interrogeons nos souvenirs ; ce mode d’observation, qui échappe à l’objection précédente142, nous donnera un résultat tout différent : toutes les fois que je me suis remémoré mes paroles intérieures les plus récentes, je les ai trouvées pures de tout élément tactile. Le souvenir immédiat des paroles extérieures, au contraire, contient toujours cet élément.

On dira peut-être qu’il disparaît du souvenir de la parole intérieure, parce que notre attention le néglige et se porte uniquement, durant la production de la parole intérieure, sur l’élément sonore. Notre attention le néglige en effet ; mais, s’il avait la moindre force, il n’échapperait pas pour cela au souvenir immédiat ; l’élément tactile de la parole extérieure est remémoré, en dépit des dédains de l’attention, parce qu’il est un état fort. Si l’image tactile échappe au souvenir, c’est qu’elle est non seulement délaissée par l’attention, mais encore très faible par elle-même, trop faible pour être remémorée ; c’est qu’elle ne possède qu’un degré de conscience infinitésimal. Mais alors elle est inobservable, car l’observation pure, par la mémoire, ne la donne pas, et l’expérimentation directe est exposée à des erreurs qui nous empêchent d’accorder confiance à son témoignage. Si elle est inobservable, comment la connaître ? qu’est-ce qui distingue, pour le psychologue, un état de conscience trop faible pour être observé d’un état inconscient [ch. VI, § 10] ? Sans doute, un état très faible et, en cette qualité, inobservable, peut être supposé nécessairement par un autre état, et affirmé à titre d’hypothèse légitime ; mais est-ce le cas ici ? Il me semble que, tout au contraire, les lois psychiques les mieux établies confirment les résultats négatifs de mes observations.

Deux choses seront admises sans contestation : la première, c’est que la parole intérieure, à mesure qu’elle se produit en nous, est écoutée ; en d’autres termes, que nous y faisons attention ; — la seconde, c’est que l’attention porte sur la parole intérieure comme image sonore, nullement sur l’image tactile. Le même fait se passe pour la parole extérieure, et c’est là entre les deux paroles un nouveau rapport à ajouter à ceux que nous avons énumérés au commencement de ce chapitre : nous écoutons notre parole, mais notre attention néglige les sensations tactiles qui l’accompagnent.

Mais cette concentration exclusive de l’attention sur l’élément sonore ne peut avoir le même effet sur les deux paroles : la parole extérieure étant un phénomène physique, les deux éléments qui la composent sont incessamment donnés à notre conscience sous forme de sensations ; l’habitude négative ne peut aller jusqu’à anesthésier notre langue et nos lèvres ; la sensation tactile, à la longue, n’est pas même émoussée ; seulement, nous n’avons pas pris l’habitude de la remarquer et de l’analyser ; elle est, par suite, oubliée à mesure ; mais, pour la retrouver, il suffit d’un peu d’attention, car, à mesure qu’elle disparaît sans laisser de trace dans le souvenir, elle est de nouveau produite ; observons-nous en prononçant quelques paroles insignifiantes, nous la constaterons d’une manière indubitable.

Beaucoup plus fragile est l’image de cette sensation. Depuis de longues années, nous ne la remarquons pas ; elle a dû, dès lors, en vertu des lois de l’habitude, descendre progressivement tous les degrés de la conscience ; elle ne peut en posséder aujourd’hui qu’un degré infinitésimal, inappréciable, subjectivement identique à zéro143. Les probabilités théoriques, bien loin d’être en faveur de l’image tactile, lui sont donc positivement contraires.

Il est vrai que la possibilité de variétés individuelles résulte des lois mêmes de l’habitude que nous invoquons. Aux origines de la parole intérieure, le phénomène intérieur est certainement double, comme son modèle ; la suppression de l’image tactile est un effet de l’habitude (habitude négative) ; le maintien de l’image sonore à un certain degré de conscience est un effet de l’attention constante que nous portons à cette partie du phénomène (habitude positive) ; chez tous les hommes, l’attention se porte de préférence sur l’image sonore, mais elle peut ne pas abandonner toujours absolument l’image tactile ; l’habitude, considérée chez différents individus, peut donc affaiblir inégalement l’image tactile ; cet affaiblissement est inversement proportionnel à la somme de l’attention que chaque homme porte d’ordinaire à cet élément secondaire de sa parole intérieure. Les hommes qui méditent peu et qui n’usent guère de la parole intérieure que pour se préparer à parler, et à parler le plus distinctement possible, les acteurs, les avocats, certains professeurs, s’exercent mentalement à articuler ; chez eux, l’image tactile doit se conserver mieux que chez les contemplatifs ; à ceux-ci l’image tactile est indifférente : elle n’a rien qui puisse attirer et retenir leur attention.

Nous reconnaissons que la suppression de l’image tactile est une acquisition de l’âge, un effet de l’habitude, que chez l’enfant, l’image tactile et l’image sonore sont deux phénomènes naturellement associés ; mais cette association n’est pas inséparable : l’attention dissocie lentement les deux éléments en se portant exclusivement ou presque exclusivement sur l’image sonore144. Ce privilège de l’image sonore a deux motifs : le premier, c’est que le son est peut-être plus agréable à l’âme que le tactum buccal ; le second, qui est décisif, c’est que la parole d’autrui n’est pour nous qu’un son : quand l’enfant commence à parler, il n’invente pas la parole, il imite celle qui entend, il veut faire comme les autres ; le son est donc le but, le mouvement buccal n’est qu’un moyen ; or il est de règle que, dans une série de fins et moyens, l’attention porte de préférence sur le phénomène final. L’enfant grandit et perfectionne son langage ; ce qu’il veut, c’est toujours se faire entendre ; il juge s’il a bien dit ce qu’il voulait d’après les sons qu’il émet et qu’il entend, et non d’après les tacta buccaux ; et ceux-ci lui deviennent de plus en plus indifférents à mesure que son langage devient plus facile et plus correct, c’est-à-dire à mesure que ses organes vocaux sont mieux assouplis, mieux adaptés à toutes les variétés du langage audible ; alors, en effet, il n’est aucunement besoin de réfléchir aux moyens, il lui suffit de vouloir le but. Ainsi, l’habitude tendant toujours à affaiblir la conscience des phénomènes qui se répètent incessamment, l’attention toujours en éveil ravive et régénère sans cesse la conscience de l’image sonore, et la maintient ainsi à un degré suffisant d’intensité, tandis que l’image tactile, l’associée naturelle et primitive de l’image sonore, est livrée par l’inattention à l’action destructive de l’habitude [ch. IV, § 2].

Ce que nous affirmons de l’individu enfant, devons-nous l’affirmer également de l’enfance de l’humanité ? devons-nous croire que les premières générations humaines qui firent usage de la parole eurent une parole intérieure à demi tactile, à demi sonore, et qu’il fallut plusieurs siècles pour opérer cette purification de la parole intérieure qui, de nos jours, chez l’enfant, se produit vraisemblablement en quelques années ? La chose me paraît probable, non que je considère l’humanité comme un seul être, auquel l’hérédité ferait une sorte d’individualité relative en jouant dans l’espèce entière le rôle qui appartient chez les individus à l’habitude ; mais les premières générations humaines qui parlèrent durent parler très peu, et l’habitude, pour avoir les effets que nous avons décrits, suppose un exercice régulier et fréquent de la parole ; la purification de la parole intérieure implique sa fréquence, sinon sa continuité absolue, c’est-à-dire une période du langage qui n’est pas la période tout à fait primitive.

Un curieux idéogramme égyptien nous induirait à penser que, à l’époque où fut inventée en Egypte l’écriture idéographique, la parole intérieure n’était pas encore, chez les auteurs de cette invention, purifiée de l’élément tactile. Il représente un homme accroupi ; le bras gauche pend inactif le long du corps, tandis que l’autre, par un mouvement très accentué, porte à la bouche les doigts de la main droite ; cet idéogramme est employé indifféremment pour exprimer les idées suivantes : manger, boire, crier, parler, méditer, connaître, juger, c’est-à-dire pour « toutes les actions : 1° de la bouche, 2° de la pensée145. » Rien de plus curieux que cette homonymie idéographique ; il semble que l’individu représenté localise sa pensée dans sa bouche ; or cette localisation ne se comprend que si la parole intérieure lui paraît un phénomène buccal, en d’autres termes si elle est pour lui une hallucination faible du toucher buccal en même temps qu’une image sonore. La parole intérieure, comme son, n’est pas localisable [§ 7] ; mais, si elle est associée à une autre image nettement localisée dans la bouche, elle est elle-même indirectement localisée au même endroit du corps, et sa localisation entraîne celle de la pensée.

Quelque séduisante que soit cette hypothèse, elle doit être abandonnée aussitôt qu’émise, car la création d’une écriture, même idéographique, suppose un développement intellectuel bien supérieur à celui que l’on est en droit d’admettre pour les périodes primitives de la parole. L’idéogramme égyptien n’implique pas autre chose que cette définition très empirique, mais très simple et très exacte, de la pensée : ce qui se parle ou peut se parler146 . Pour représenter aux yeux un tel phénomène, les créateurs de l’écriture hiéroglyphique ont fait appel aux rapports de la pensée avec la parole et de la parole avec la bouche, et, comme la pensée est un acte, un fait passager, ils l’ont représentée par un homme en action, qui fait un geste, le geste de montrer sa bouche, organe de l’expression audible de la pensée.

Mais l’hypothèse que nous venons de rejeter contenait une vue qui mérite d’être recueillie : n’est-ce pas, aujourd’hui encore, une croyance de sens commun que nous pensons, sinon précisément dans la bouche, au moins dans la tête147 ? et l’image buccale ne serait-elle pas la raison secrète de cette étrange localisation ? Nous disions tout à l’heure que, l’image buccale étant inobservable, il faut ou la déduire ou la nier ; ne tenons-nous pas maintenant le fait qui la suppose nécessairement et au nom duquel nous pouvons, nous devons peut-être l’affirmer ?

On sait qu’un état de conscience infinitésimal est comme un néant pour l’observation ; mais une accumulation de tels états fait une somme, une conscience totale, qui peut ou être appréciable à l’observation, ou du moins produire un effet appréciable, duquel on peut la déduire d’abord elle-même comme condition immédiate, puis déduire ses éléments comme condition indirecte et première. L’idée que nous pensons dans la tête serait ici l’effet appréciable de la continuité de l’image tactile infinitésimale, qui, accompagnant la parole intérieure, accompagne toujours la pensée. Par une raison analogue, comme le cœur s’agite et que nous sentons ses battements quand nous sommes émus, les sentiments sont, naturellement et avant toute science, localisés dans le cœur148. Les émotions étant senties dans le cœur, et la pensée imaginée dans la bouche, deux jugements s’élaborent lentement et d’une manière inconsciente dans nos esprits : la pensée est un phénomène céphalique, le sentiment est un phénomène cardiaque149 ; ce sont deux croyances naturelles, deux préjugés instinctifs, que nous exprimons implicitement dans plus d’une locution150, et dont, à l’occasion, nous prenons nettement conscience. Le premier de ces deux jugements est d’ailleurs à la fois confirmé et amendé par cette observation qu’un mal de tête est une gêne pour le travail intellectuel151, et par quelques autres analogues ; ces observations tendent à transporter de la bouche au front le lieu de la pensée, et, par suite, elles généralisent la localisation : la pensée se trouve dès lors située dans la tête en général et non plus particulièrement dans la bouche152. On peut du moins supposer que tel est le processus générateur de cette opinion universellement répandue qui fait du mot tête le synonyme populaire d’esprit.

L’hypothèse que nous venons de proposer n’implique de notre part aucune concession réelle à l’opinion de Bain. Elle nous conduit uniquement à considérer comme possible ou probable une conscience infinitésimale de l’image tactile ; or, à ce degré inobservable, nous n’avons jamais nié l’image tactile.

Un fait linguistique important, qu’on sera peut-être tenté de nous opposer, ne nous conduira guère au-delà de cette conclusion. Nous avons admis plus haut que l’habitude jointe à l’attention peut créer parmi les hommes, des différences individuelles en ce qui concerne l’image tactile ; or les habitudes ne sont pas seulement individuelles, elles peuvent être aussi collectives ; il nous semble que les peuples diffèrent à cet égard comme les individus, et que le tactum buccal est mieux conservé chez certains d’entre eux que chez les autres. Cette hypothèse nous est suggérée par un fait auquel elle servirait d’explication : on sait que l’importance des voyelles n’est pas la même dans toutes les familles de langues, et que, par suite, elles n’ont pas partout la même fixité ; on sait aussi que les consonnes possèdent une fixité relative toujours supérieure à celle des voyelles. Or une expérimentation des plus faciles montre que la sensation buccale est, pour les voyelles, purement musculaire et extrêmement faible ; le tactum n’est vif et distinct que pour les consonnes. Cela posé, admettons un instant avec Bain que la parole intérieure soit une simple image tactile : les voyelles n’étant jamais remémorées que sous une forme où elles sont à peu près indiscernables les unes des autres, leur mobilité serait presque illimitée ; elles ne persisteraient pas intactes durant une seule génération, et l’écriture à ses débuts aurait négligé de les noter ; toutes ces conséquences sont démenties par les faits. Si, d’autre part, l’image tactile était absolument anéantie, la même quantité de conscience s’appliquant dans un temps donné aux voyelles et aux consonnes, les premières ne sauraient être plus profondément enracinées dans les mémoires que les secondes, et la linguistique trouverait aux unes et aux autres la même fixité dans l’évolution des langues ; or il est constant que, dans le cours des siècles, les voyelles subissent en général plus de changements que les consonnes ; ce phénomène nous invite à accorder à l’image tactile une intensité minimum toujours positive, toujours supérieure à zéro ; mais la lenteur de l’évolution des voyelles, et la réalité d’une évolution parallèle, bien que plus lente encore, des consonnes, prouvent que l’élément tactile de la parole intérieure est bien loin d’avoir l’importance qui lui est attribuée par l’école du toucher. Enfin, le retard de l’évolution des consonnes sur celle des voyelles dans une langue donnée est la mesure de l’importance de l’image tactile dans le langage intérieur du peuple qui fait usage de cette langue, et, comme ce retard est variable, nous devons en conclure que l’image tactile n’a pas chez tous les peuples exactement le même degré de faiblesse, qu’elle dépasse zéro d’une quantité tantôt plus grande, tantôt moindre ; sans doute, les peuples dont le tempérament est plus esthétique s’attachent exclusivement aux sons ; chez d’autres, l’imagination moins raffinée porte quelque intérêt aux souvenirs tactiles et ne les livre pas absolument à l’habitude négative.

En définitive, rien n’est changé à nos premières déclarations : il reste établi que la parole intérieure est essentiellement une image simple, une image sonore ; l’image tactile qui, théoriquement, devrait l’accompagner toujours, est d’ordinaire réduite à une intensité minimum ; par suite, elle est inobservable ; certains faits très généraux semblent pourtant dénoter sa présence, parce qu’ils trouvent en elle la condition qui peut servir à les expliquer. Si, dans certains cas, l’image sonore est accompagnée d’une image tactile discernable à l’observation psychologique, ce sont là des cas exceptionnels qui confirment par opposition la règle générale ; j’accorde volontiers qu’il y a de tels cas : ainsi l’image tactile accompagne visiblement l’image sonore quand nous y tenons ; elle l’accompagne, même contre notre désir, si nous portons notre attention sur son idée ; ces deux circonstances, notons-le, ne peuvent se rencontrer que chez un psychologue ; — l’image tactile reparaît encore quand notre parole intérieure s’anime et se rapproche de la parole extérieure [ch. III]. — l’intention de parler plus ou moins prochainement la revivifie également ; — chez moi, je ne sais trop pourquoi, elle me paraît être plus fréquente quand je lis que dans la simple méditation ; — enfin, dans notre première enfance et dans l’humanité primitive, elle a jadis accompagné l’image sonore. Ce que je nie, c’est que l’image tactile soit un élément nécessaire de la parole intérieure et doive, en conséquence, entrer dans la définition de ce phénomène ; d’ordinaire, elle est absente, et cette absence est d’autant plus la règle que la parole intérieure mérite mieux son nom, qu’elle est mieux constituée à l’état de compagnon inséparable de la pensée.

Pour terminer cette discussion, il est permis d’invoquer le témoignage des premiers observateurs de la parole intérieure [ch. I, § 3, 5]. Si, comme le soutient Bain, la parole intérieure était surtout une image tactile, par l’effet de quelle illusion Bossuet, Rivarol, Bonald n’ont-ils aperçu dans leur conscience qu’une simple image sonore ? et comment Bonald a-t-il osé contredire non seulement la logique, mais l’évidence, en soutenant que l’ouïe est « le sens de l’intelligence » ? L’image tactile n’apparaît pas dans les descriptions de la parole intérieure avant Cardaillac ; c’est qu’il fallait sans doute, pour découvrir l’image accessoire derrière l’image principale, observer le phénomène avec une attention persévérante, ce que nul, avant Cardaillac, n’avait su faire. Cardaillac lui-même ne parle que d’un « frémissement presque imperceptible »153 ; il ajoute que « l’habitude tend à le diminuer et finit par le faire disparaître entièrement », et il ne pense pas que « les hommes studieux, habitués à la méditation », puissent réussir à l’apercevoir, à moins de suivre le conseil qu’il leur donne de « s’écouter avec attention » ; alors, dit-il, « ils le retrouveront quelquefois, surtout lorsqu’ils s’occuperont d’objets qui leur sont moins familiers, ou bien lorsqu’ils sentiront le besoin de se rendre plus vivement sensibles leurs idées et les expressions dont ils les revêtent », c’est-à-dire lorsqu’une difficulté dans le problème étudié excitant les puissances de l’âme et donnant plus d’énergie à la parole intérieure, celle-ci se trouvera ressembler davantage à la parole extérieure. Ainsi, pour ce consciencieux observateur comme pour nous, l’image tactile est d’une extrême faiblesse ; elle n’apparaît que dans des cas exceptionnels, et, même alors, il faut que la volonté mentale, l’attention, vienne au secours de la conscience ; l’expérimentation seule peut la révéler154.

VII. 5° Pourquoi elle paraît intérieure ; la perception externe

Les caractères précédemment étudiés qui distinguent la parole intérieure et la parole extérieure sont tous, sauf le dernier, des caractères intrinsèques ; encore l’association du tactum buccal à la parole extérieure est-elle un caractère purement empirique et dans lequel l’activité de l’entendement n’intervient pas. Nous arrivons maintenant à un dernier caractère, tout différent des précédents, à une association d’idées tout autre que l’association d’une sensation à une autre sensation ou d’une image à une autre image.

Tous les hommes considèrent naturellement la parole intérieure comme un élément de leur âme, un état du moi, à tel point que d’ordinaire ils ne savent pas la séparer et la distinguer de la pensée réfléchie ; ils considèrent la parole extérieure, au contraire, comme un phénomène physique. Des deux paroles, l’une nous est intérieure, elle fait partie de nous ; l’autre nous est extérieure, elle n’est que notre œuvre, elle fait partie du monde matériel.

Ce ne sont pas là des caractères intrinsèques. En effet, dire que, des deux paroles, l’une est extérieure, l’autre intérieure, ce n’est pas constater un fait ; l’extériorité de l’une et l’intériorité de l’autre ne nous sont pas données avec leurs éléments constitutifs ; l’extériorité ne fait pas partie de la parole extérieure, ni l’intériorité de la parole intérieure. Nous leur attribuons ces deux qualités ; ce sont deux idées que nous tirons de notre esprit pour les ajouter aux caractères intrinsèques qui distinguent déjà les deux paroles, et en compléter ainsi la séparation. Après les avoir distinguées par les différences qu’elles nous présentaient, nous les distinguons par l’opinion que nous avons sur elles.

Sans aucun doute, cette distinction se fonde sur la différence des caractères intrinsèques ; mais on ne saurait dire qu’elle les résume et qu’elle ne contient rien de nouveau : ces quatre termes, état faible et phénomène intérieur, état fort et phénomène extérieur, ne sont point unis deux à deux par des rapports analytiques ; ajoutons, pour plus de rigueur, à la faiblesse et à la force les autres caractères intrinsèques, nous n’obtiendrons pas davantage une équation.

En résumé, nous jugeons que l’état fort est corporel et extérieur, et nous jugeons que l’état faible est intérieur, c’est-à-dire psychique.

Mais y a-t-il là deux jugements, à proprement parler, deux jugements distincts, explicites et opposés ? Nous ne le pensons pas. Le second de ces jugements est inutile, car l’absence du premier équivaut à l’affirmation du moi.

Pour élucider ce point, une courte digression sur la perception externe est nécessaire :

Les faits ou états de conscience forment une succession continue ; leur totalité, c’est nous-même ; ce qui est hors de la conscience étant comme s’il n’était pas, je suis la totalité des choses ; elle forme une série successive qui ne se distingue pas de la série de mes états, et elle est par là soumise, sans exception et avant tout, à la forme du temps.15

Que la conscience enveloppe tout ce que nous connaissons, que, par suite, il n’y ait rien qui ne soit un état du moi, que le monde extérieur, en particulier, soit un état ou un groupe d’états de conscience, ce sont là des vérités que la réflexion philosophique seule nous révèle ; elle ramène à l’unité ce que le sens commun partageait en deux groupes opposés ; le sens commun ignore qu’il n’y a pas de non-moi absolu, que tout non-moi est mien ; il est dualiste, absolument et sans réserve.

Le sens commun lui-même n’est pas l’état primitif de l’âme ; le dualisme du moi et du non-moi suppose un travail de l’esprit ; avant que l’esprit ait acquis la force et l’expérience nécessaires pour accomplir ce travail, l’esprit est idéaliste ; il n’y a pour lui qu’un être, dont il saisit confusément l’unité en même temps que la diversité, et cet être unique, puisqu’il est seul et puisqu’il est un, c’est lui-même. L’idée du non-moi, inséparable de l’idée de la diversité des choses et de leur permanence individuelle en dehors de la succession psychique, suppose tout un travail d’analyse et de synthèse qui se fait peu à peu, à mesure que les observations s’accumulent et que l’esprit les compare et les interprète. Mais ce travail, si complexe qu’il soit, se résume en une affirmation simple, toujours la même ; aussi peut-on l’envisager d’une vue synthétique et l’appeler d’un terme simple : le jugement de perception externe.

D’ailleurs, à l’âge où l’esprit peut s’observer, la perception externe se fait sans tâtonnement et sans effort ; depuis longtemps, le monde extérieur a été créé par notre pensée, et, quand nous l’affirmons, nous ne faisons plus que le reconnaître ; depuis longtemps, les signes de l’extériorité nous sont à tel point familiers que nous les interprétons constamment à notre insu ; l’habitude est enracinée en nous d’externer certaines classes de nos états ; nous la suivons sans la connaître, esclaves aveugles de notre passé.

Psychologue, je veux connaître cette habitude ; je l’étudié, et je la trouve telle que je vais la décrire.

Elle consiste dans un jugement, jugement constant, perpétuel, incessamment porté par l’esprit, par lequel, niant de nous-mêmes une partie de nos états de conscience, les rejetant hors de nous, nous les refusant, nous les déniant, les aliénant en quelque sorte, nous traçons une ligne de démarcation dans la totalité des phénomènes présents à notre conscience. Son expression adéquate serait : ceci ou cela n’est pas moi ou n’est pas mien. Mais, sauf des cas exceptionnels, nous ne l’exprimons pas, même en parole intérieure, tant il est spontané, rapide et facile ; il ne nous prend aucun temps ; il ne nous coûte aucune peine. Nous ne faisons pas un pas dans la rue sans nous refuser le sol où nos pieds s’appuient, les maisons qui passent sous notre regard, le but que notre œil aperçoit devant lui.

Mais nous gardons nos pensées, nos souvenirs, l’intention ou l’espoir qui guide notre marche, et, pour cela, il n’est pas besoin d’un second jugement, corrélatif du premier ; la perception externe suffît à la tâche : car une seule ligne tracée sur un plan le partage en deux parties ; ce que je n’ai pas perdu, je l’ai encore ; ce que je ne refuse pas, je l’accepte ; ce qui n’est pas non-mien est mien. Soutenir que le moi s’affirme en se distinguant du non-moi, c’est dire, en d’autres termes, que le moi ne se connaît pas comme moi, mais comme ce qui n’est pas le non-moi ; la perception interne serait alors la négation du non-moi. Mais à quoi bon cette double négation, quand il suffit de ne rien nier ? Il n’y a pas de perception interne, à moins que l’on ne veuille appeler ainsi ce fait tout négatif que la perception externe n’est pas un jugement universel et ne s’étend pas à tous les états de conscience ; mais alors elle n’est qu’une privation, dirait Aristote ; il n’y a donc pas de fait psychique qui soit la perception interne.

Nous n’affirmons pas l’extériorité ou le non-moi sans affirmer en même temps l’étendue155. Les états que nous rejetons de nous à chaque instant sont tous des états qui nous paraissent posséder la qualité de l’étendue. L’étendue semble leur vice rédhibitoire et la raison de leur exclusion ; on dirait que l’âme est venue à l’existence avec une haine innée contre l’étendue : plutôt que de l’admettre en elle, elle renonce à se bien connaître, elle refuse de se voir dans les modes étendus où se disperse une partie de son être ; l’étendue est une partie d’elle-même, mais c’est là, croit-elle, son imperfection ; ne pouvant en purifier sa nature, elle se concentre en idée dans la pure durée ; elle s’appauvrit par une fiction, et elle réussit à paraître à elle-même, non ce qu’elle est, mais ce qu’elle veut être.

Ce ne sont là que des images ; il est possible, nous le croyons du moins, et nous espérons le prouver tout à l’heure, d’expliquer sans mythologie pourquoi l’âme se refuse les états étendus et non les autres, pourquoi elle associe si fortement les deux idées de moi et de pure succession. Mais le fait est incontestable : il y a là, dirait Stuart Mill, deux associations inséparables ; d’une part, l’âme ne se refuse aucun état sans le constater ou le déclarer étendu ; le non-moi et la spatialité sont pour elle deux idées absolument corrélatives et presque les deux aspects d’une seule et même idée ; d’autre part, le moi et la durée sans étendue ne peuvent se concevoir l’un sans l’autre. Cherchons d’abord quelle est la nature et l’origine de la première de ces deux associations.

Une solution, sinon complète, du moins simple et séduisante, du problème, serait de considérer l’étendue comme toujours donnée à l’esprit avec certains états, et de lui attribuer la vertu de susciter le jugement de perception externe ; la présence de l’étendue dans un état étant alors la condition nécessaire et suffisante de la perception externe, on pourrait dire qu’elle est le signe de l’extériorité, et la perception externe serait la conclusion d’un syllogisme : Ce phénomène est étendu ; — or tout étendu m’est étranger ; — donc ce phénomène n’est pas mien. Resterait seulement à expliquer l’origine de la majeure : pourquoi le privilège d’être jugé mien n’appartient-il pas au contraire aux phénomènes étendus ? pourquoi l’étendue est-elle considérée par mon esprit comme le signe infaillible de l’extériorité ?

Les choses se passent ainsi pour les sensations de la vue et du toucher, où l’étendue, immédiatement donnée avec la qualité et l’intensité, semble appeler la perception externe. Mais la même genèse ne convient pas à la perception externe quand elle sert à extérioriser la parole ; car les sensations de l’ouïe, dont les paroles sont une espèce, sont souvent extériorisées sans hésitation alors que leur localisation est incertaine : un son que nous venons d’entendre est un phénomène du non-moi, nous n’en doutons pas, et, par suite, nous sommes convaincus qu’il a son origine en un point de l’espace ; mais ce point, nous le cherchons, et nous ne le trouvons pas nécessairement ; il ne nous avait donc pas été donné avec la sensation, et si nous avons jugé que le phénomène était extérieur, notre jugement a dû être motivé par d’autres signes. En pareil cas, mon esprit ne va pas de la spatialité au non-moi, mais au contraire du non-moi à la spatialité ; il fait un syllogisme inverse du précédent : Ce phénomène m’est étranger ; — or tout ce qui m’est étranger a une situation dans l’espace ; — donc ce phénomène doit avoir une situation dans l’espace. Le rapport des deux termes corrélatifs est renversé : c’est l’extériorité qui est la raison de la spatialité.

Je ne dis pas qu’elle en est le signe ; l’expression, ici, serait inexacte ; car il ne s’agit plus d’un caractère donné qui entraîne un jugement, mais d’un premier jugement qui en entraîne un second ; l’extériorité n’est jamais donnée, elle est toujours inférée ; elle ne saurait être un signe.

En résumé, l’extériorité n’étant jamais donnée, la spatialité l’est souvent, mais ne l’est pas toujours ; en ce qui concerne les sons, l’une et l’autre résultent de jugements ; les deux jugements sont d’ordinaire simultanés, parfois successifs ; quand ils sont successifs, le jugement d’extériorité vient le premier. Tantôt donc le son est en même temps jugé extérieur et local ; tantôt il est jugé extérieur d’abord, puis localisé par un second jugement.

Cela posé, sur quoi se fondent ces deux jugements ?

Les motifs du jugement d’extériorité ne sont pas tout à fait les mêmes suivant que la parole est la nôtre ou celle d’autrui. On peut croire que celle-ci est extériorisée la première, en même temps que les autres sons extérieurs et par les mêmes motifs. Ces motifs me paraissent être au nombre de trois :

1° La parole extérieure d’autrui est un état fort ;

2° Elle est généralement associée à d’autres états forts, des visa en mouvement ;

3° Elle est un état imprévu, fortuit, qui rompt la série des états faibles en laquelle nous sentons s’exercer notre pouvoir personnel, et qui est dépourvu de tout rapport logique avec les états faibles immédiatement antérieurs.

La force de l’état et de ses concomitants ne suffirait pas à motiver la perception externe ; la raison première de l’idée d’extériorité, c’est le caractère imprévu et isolé de certains états : voilà des états qui entrent dans une série et qui en rompent l’unité ; ils n’en faisaient donc pas partie ; ils ne dérivaient pas de leurs antécédents dans la série ; ils sont jusqu’à un certain point étrangers à cette série, dont ils sont venus déranger l’allure, et si on leur suppose, comme aux autres faits, des antécédents, c’est hors de la série, dans l’inconnu, dans l’extérieur absolu, qu’il faut les imaginer.

Lorsque nous extériorisons notre propre parole, ce n’est pas qu’elle soit imprévue et sans lien avec la série des états faibles, mais :

1° Elle est un état fort ; — donc elle est analogue aux sons imprévus ;

1° Elle est associée à d’autres états forts, des tacta buccaux ; — donc elle fait partie de mon corps tactile ;

3° Elle provoque divers phénomènes de la classe des états imprévus : de la part de la nature, des échos ; de la part de mes semblables, des paroles et des mouvements sympathiques ; — donc, bien que prévue et voulue, elle se rattache à la classe des états imprévus.

Telle nous paraît être la genèse de la perception externe en matière de sons et de paroles. Quant au jugement de localisation, deux cas sont à considérer séparément :

1° Quand il est simultané à la perception externe, ce jugement est motivé par l’association à la parole de visa ou de tacta, c’est-à-dire d’états essentiellement étendus et locaux.

2° Quand il succède à la perception externe, c’est que le son a été perçu isolé ; en ce cas, nous suivons une habitude : d’ordinaire, il n’y a pas de son sans visum, par conséquent sans point d’origine ; si le son nous apparaît seul, nous cherchons son associé habituel, le visum en mouvement, la chose sonore ; la découvrir, c’est à la fois nous expliquer le son et le localiser.

Remarquons ici que la sensation essentiellement étendue grâce à laquelle nous localisons les sons ne nous fait jamais défaut pour notre propre parole, car le tactum buccal en est inséparable, mais seulement pour les paroles d’autrui : le parleur peut être invisible.

Une autre remarque peut servir de confirmation aux idées qui précèdent. Le sens commun et la physiologie ne sont pas d’accord sur le siège de la parole ; le sens commun ignore le rôle du larynx dans la phonation, parce que le larynx d’autrui nous est invisible et que le nôtre ne nous est révélé, sauf le cas de maladie, par aucune sensation tactile : nous localisons la parole d’autrui là où nous voyons un mouvement simultané au son entendu, c’est-à-dire à sa bouche, et plutôt à ses lèvres que dans la cavité buccale ; nous localisons la nôtre là où nous sentons des tacta, c’est-à-dire dans la cavité buccale et sur nos lèvres.

Telles sont les raisons pour lesquelles la parole extérieure est à la fois jugée extérieure et locale, en d’autres termes déclarée non mienne ou corporelle, et située en un point de l’espace.

La parole intérieure n’est l’objet d’aucun de ces deux jugements, parce qu’elle ne se présente pas avec les caractères intrinsèques ou les associations qui les motivent156 :

1° Aucune étendue, aucune position ne fait partie de son essence, et elle n’est associée ni à des sensations locales par elles-mêmes, ni à des images de telles sensations : nous avons prouvé [§ 6] que, la plupart du temps l’image du tactum buccal ne l’accompagne pas. — Sans doute nous avons reconnu [§ 6] que la parole intérieure est localisée d’une façon vague et indéterminée dans la tête, avec l’ensemble des autres états que le moi ne se refuse pas, et au même titre qu’eux ; et nous avons ajouté que son association avec les tacta buccaux, quelque évanouis que ceux-ci soient d’ordinaire, est peut-être la raison secrète de la localisation générale de cette série des états intérieurs dont elle est un élément perpétuel et important. Mais ce n’est pas là ce que nous appelions tout à l’heure localisation, quand nous parlions de la parole extérieure ; la parole intérieure n’est pas l’objet d’une localisation spéciale dans un lieu précis, c’est-à-dire d’une localisation, au sens propre et ordinaire du mot.

2° Elle est un état faible.

3° Elle n’est pas lin état imprévu. — C’est ici le lieu de nous expliquer sur la valeur que nous attribuons à ce caractère :

L’idée du moi ne saurait être l’idée de l’inétendu : le rapport de ces deux idées n’est pas analytique, et, s’il est synthétique, la synthèse n’est pas primitive ; elle peut et elle doit être expliquée.

Le moi ou le mien, c’est ce qui est fondamental, et, en même temps, ce qui est un.

Dans la série de nos états, il en est qui semblent en constituer le fond ou la trame ; d’autres semblent des broderies ajoutées aux premiers ; ils l’enrichissent, ils l’enveloppent à chaque instant, ils ne la constituent pas ; dans le silence, dans l’obscurité, quand le corps reste immobile, ils disparaissent plus ou moins complètement ; le fond de l’âme paraît alors à nu.

Les premiers sont souvent reliés entre eux par un rapport spécial, qui est l’acte propre de l’esprit, le rapport d’analogie, racine et type de tous les rapports logiques ; ils ont encore un autre lien, celui-ci plus constant : c’est l’action toujours sensible d’une force permanente, la volonté mentale ou l’attention, qui, à différents degrés, s’exerce à chaque moment sur eux et de laquelle dépendent, dans une certaine mesure, leur intensité, leur durée, leur ordre même.

Les états ainsi reliés sont les états purement successifs ou ceux qui, comme les images visuelles du souvenir, tout en avant la forme de l’espace, reçoivent expressément du jugement de reconnaissance la forme du temps [§ 9]. Tous aussi sont des états faibles.

La conscience de la volonté mentale, l’unité sériaire qu’elle produit conjointement avec les rapports d’analogie, tels sont les éléments constitutifs de l’idée du moi ; la faiblesse et l’allure successive des états ne viennent qu’ensuite ; et, si ces caractères complètent l’idée du moi, c’est uniquement parce qu’ils coïncident avec les premiers.

Ainsi se constitue dans notre esprit la classe des états qui échappent à la perception externe ; ainsi se forment et l’idée du moi ou du mien et l’association de cette idée avec celle d’une série successive d’états faibles.

Un grand nombre d’états restent en dehors de cette classe et sont exclus du moi par la perception externe ; leur ensemble est le non-moi. Le non-moi ou le non-mien, c’est ce qui, dans les états de conscience, n’est ni fondamental ni un, c’est l’accessoire et le multiple, ce qui cadre mal avec la série fondamentale et semble résister à la forme successive, ce qui, par moments, cesse d’environner et d’enrichir cette série, ce qui présente de l’incohérence et en soi-même et à l’égard de la série fondamentale. Tous les états qui offrent ces caractères sont en même temps des états forts. Les uns sont forts et étendus, les autres forts et inétendus, mais associés aux premiers. La force d’un état et sa spatialité deviennent ainsi les symboles, les signes de son extériorité ; mais ces deux caractères sont secondaires et n’ont une telle valeur que par leur coïncidence ordinaire avec les deux caractères essentiels, la résistance à la succession et l’absence d’analogie ou incohérence157.

VIII. Même sujet : confirmation par les erreurs de la perception externe.

Si la théorie que nous venons d’esquisser est exacte, elle ne peut être que confirmée par l’examen des erreurs qui consistent à confondre le nostrum et l’alienum, soit en portant le jugement de perception externe mal à propos, soit en l’omettant quand il y aurait lieu de le porter.

De ces deux erreurs, la première est très fréquente, et ce qui, en pareil cas, séduit l’esprit à juger à faux, c’est évidemment la perturbation des lois que nous venons d’établir.

La seconde, qui est plus rare, s’explique par des raisons analogues. L’homme passionné ou préoccupé passe facilement du monologue intérieur au monologue audible [ch. III, § 12] ; d’ordinaire, il est averti qu’il parle haut par le son de sa voix et par le tactum buccal ; mais un certain degré de préoccupation peut l’empêcher de remarquer les caractères extérieurs de sa parole ; cette illusion est difficile, mais elle est possible, parce que la parole extérieure garde alors un des caractères de la parole intérieure : elle est prévue, conforme aux pensées antécédentes et concomitantes, avec lesquelles elle forme un groupe rationnel ; le même homme sera lire de sa distraction par un bruit subit, ou par la parole d’autrui ou par toute autre sensation imprévue.

Ce fait doit être très rare dans l’état de santé intellectuelle. Pour ma part, je n’ai jamais eu occasion de l’observer. Mais il m’est arrivé une fois, dans l’état hypnagogique, de me demander si certain bruit était une hallucination de l’ouïe ou un son réel, et cela sans pouvoir m’arrêter à une solution : je dois d’ailleurs reconnaître que le son problématique n’était pas une parole. Voici l’observation, telle que je l’avais notée en son temps : « Au début de l’état hypnagogique, j’entends un cri informe ou un bruit, tellement fort que j’en suis saisi et réveillé et que je me demande si ce n’est pas un bruit extérieur. Comme il ne se répéta pas et que rien ne l’expliquait, je suis disposé à croire que c’était une hallucination auditive. » L’intensité du son explique comment j’ai pu, malgré mon expérience des phénomènes hypnagogiques, avoir l’idée d’un bruit extérieur : je sais que ces faits sont miens, bien qu’imprévus et subits ; leur faiblesse reste pour moi le principal signe de leur intériorité ; l’absence de ce caractère m’a dérouté.

Quant à prendre une parole intérieure pour une parole extérieure, c’est là l’illusion propre à toutes les hallucinations de l’ouïe. Elle peut également se rencontrer en dehors de l’hallucination. D’où vient, par exemple, l’illusion de l’inspiration, sinon de l’imprévu des paroles intérieures qui surgissent dans l’esprit du poète ? Lui-même en est étonné, et il n’ose les revendiquer pour siennes :

Non vindice lingua
Défendit sua dicta sibi158.

Plusieurs fois, il m’est arrivé d’écouter les sons lointains d’une cloche ou d’une horloge ; je remarquais bientôt qu’ils se répétaient indéfiniment, et la chose me paraissait invraisemblable ; c’est que mon imagination en prolongeait la série après que mon oreille avait cessé de percevoir ; comme les sons perçus étaient très faibles et aussi peu localisés que possible, le dernier entendu et le premier imaginé avaient présenté les mêmes caractères, et je n’avais pu les distinguer à temps.16

Dans l’hallucination, l’erreur provient de ce que la parole intérieure est alors, par exception, un état fort, et elle est confirmée par l’imprévu du phénomène et l’absence de toute relation avec la série antécédente des états faibles. Tout état fort qui est sans liaison avec le nostrum est aliéné sans hésitation, sauf ensuite à reconnaître que nous avons été victimes d’une illusion et que nous avons pris pour des voix réelles les fantômes de notre imagination malade.

En ce cas, au nom de quoi se fait la rectification ?

1° La réflexion peut nous faire découvrir la liaison qui nous avait d’abord échappé : ce dont nous étions préoccupés, nous en avons rêvé ; cela est maladif, mais naturel. — 2° Tout son suppose un sonore ; si nous entendons des paroles et si nous ne parvenons pas à découvrir la bouche qui a dû les prononcer, nous nous prenons à douter ; nous ne pouvons localiser le son que nous avons entendu, et nous nous demandons si nous n’avons pas eu tort de l’externer. — 3° A ces deux raisons s’ajoute la connaissance que nous avons des lois de la nature. Cette connaissance constitue comme un sens du probable, du possible, du réel, sens non pas inné, mais acquis : c’est le bon sens dans son application à la simple expérience ; ce qui le contrarie, ce qui l’étonne, nous nous refusons à le croire réellement extérieur. Mais, pour faire cette comparaison et porter cette condamnation, comme pour l’emploi des autres procédés de rectification, il faut un moment de travail intellectuel et de réflexion ; il faut que l’esprit retrouve sa science et l’applique. En attendant, les jugements les plus usuels, qui, par suite de l’usage constant que nous en faisons, ont atteint en nous le degré maximum de l’habitude, se font irrésistiblement, suscités sans l’ombre d’un retard ou d’une hésitation par les caractères qui les suscitent d’ordinaire ; la force d’un état, le plus souvent, suffit à entraîner, au moins provisoirement, la perception externe.

IX. La reconnaissance ; cas où la parole intérieure est reconnue.

Nous avons nié l’utilité et, par suite, l’existence de la perception interne. Le jugement d’extériorité n’est pourtant pas seul de son espèce ; mais celui qui lui fait pendant n’est pas la perception interne ; c’est cet élément du souvenir complet que la plupart des psychologues appellent la reconnaissance et que l’on peut définir ainsi : l’idée du souvenir jointe au fait de se souvenir, ou encore : l’idée que notre état présent reproduit un de nos états passés. La reconnaissance, en effet, est un jugement, et un jugement analogue à la perception externe ; c’est un jugement tout spontané, qui ne nous prend aucun temps et ne nous demande aucun effort pour être porté, et que la parole intérieure, d’ordinaire, néglige d’exprimer. L’antithèse de ces deux jugements est celle de l’espace et de la durée : la perception externe enveloppe toujours d’une façon ou d’une autre l’affirmation de l’étendue ; de même, la reconnaissance est l’affirmation du temps ; — non pas du temps, dira-t-on, mais du passé seulement ; — du passé, en effet, c’est-à-dire du temps, du temps réel, car le présent est un point indivisible, un néant de durée, qui ne peut contenir aucun événement ; l’avenir n’est qu’une hypothèse, un simple possible auquel nous croyons ; ce n’est pas une réalité dont nous ne puissions douter.

Tous les objets de l’expérience sont renfermés dans l’étendue et dans le passé ; à proprement parler, il n’y a pas d’expérience du présent ; la conscience ainsi définie est une contradiction logique, car elle ne serait autre chose que la connaissance d’un néant par un néant ; ou le terme conscience est vide de sens, ou il signifie la mémoire immédiate, la mémoire avant l’oubli. Le contenu de l’espace et le contenu du passé sont les deux objets sur lesquels s’exerce l’action du sujet pensant ; toute connaissance phénoménale est aperçue ou située par lui dans l’une de ces deux formes ou dans toutes les deux à la fois ; seulement, il distingue le passé immédiat du passé lointain ; il appelle le premier présent, le second seul est pour lui le passé. Et, tandis que l’affirmation du passé est toujours explicite dans le jugement de reconnaissance, l’affirmation du présent n’est guère autre chose que l’absence de reconnaissance ; l’idée de cette détermination du temps est obscurément enveloppée dans l’expérience des phénomènes que nous ne jugeons pas anciens et dans ce fait que nous nous sentons durer au moment de cette expérience.

Les états de l’âme sont spatiaux ou non spatiaux ; les mêmes états sont répétés ou nouveaux, effets de l’habitude ou produits de nos facultés d’innovation. Ces deux distinctions passent de la réalité objective dans la pensée, la première par la perception externe, la seconde par la reconnaissance ; la reconnaissance nous révèle ainsi la loi fondamentale de notre existence intérieure, l’habitude ; la connaissance de l’habitude n’est qu’une généralisation de nos jugements de reconnaissance. La perception externe, par sa présence ou son absence, partage l’ensemble des phénomènes en deux groupes, les phénomènes extérieurs et mes phénomènes : la reconnaissance, par sa présence ou son absence, les partage en deux nouveaux groupes qui ne coïncident pas avec les deux premiers : mon passé et le présent. Tantôt l’esprit nie le moi en apercevant dans les phénomènes ou en leur attribuant la forme de l’étendue ; — tantôt il recule dans le passé les phénomènes qui viennent de lui apparaître ; ils sont présents, c’est-à-dire récents, immédiatement passés ; mais il les nie du présent, il les reconnaît, c’est-à-dire qu’il les déclare anciens, passés depuis un certain temps ; — d’autres fois, il les déclare en même temps extérieurs et passés : « j’ai vu cela jadis », telle est la formule synthétique qui enveloppe les deux jugements, la formule où se réunissent les deux négations du moi et du présent, et, par suite, les deux affirmations de l’extériorité et de l’antériorité ; cette double affirmation peut avoir lieu, soit à l’égard d’un état fort (par exemple, reconnaître un visum, affirmer qu’on voit un objet pour la seconde fois), soit à l’égard d’un état faible (reconnaître une image visuelle). Enfin, dans certains cas, l’esprit s’abstient de toute thèse à l’égard de ses états ; c’est lorsqu’ils n’ont pas les caractères qui motivent la perception externe, et que le passé, étant minime, homogène quant à son contenu, limité sans solution de continuité par le présent, est, en quelque sorte, négligeable ; alors il est, en effet, négligé, il passe inaperçu, il se confond avec sa limite, à laquelle il donne un contenu et une réalité ; le passé immédiat devient le présent empirique, le présent apparent, le présent du langage vulgaire, qui n’est pas vide comme le présent des logiciens, mais contient un événement, un seul, ou tout au plus quelques événements simultanés. Les états passés qui, n’ayant pas encore été remplacés par d’autres, n’ont pas été oubliés, ne sont pas reconnus ; ce sont ceux-là qui nous paraissent présents ; et, lorsque rien en eux ne suscite la perception externe, l’absence de tout jugement équivaut à une affirmation du moi et du présent ; ce que je ne me refuse pas et que je ne recule pas dans le passé, c’est moi-même, en mon état actuel. Ni la durée ni le moi ne sont en pareil cas explicitement affirmés ; mais, lorsque la durée est explicitement posée par la reconnaissance, le moi l’est en même temps ; la reconnaissance contient une affirmation positive du moi ; l’idée du moi et l’idée de la durée sont donc associées entre elles comme le sont les idées du non-moi et de l’espace ; elles s’éclairent et elles s’obscurcissent en même temps : faute de situer dans le passé un de nos états, il est souvent aliéné sans réserve ; le moi présent peut s’ignorer ; le moi passé n’est jamais dissimulé à l’entendement, à moins que l’idée du passé, elle aussi, ne fasse défaut. C’est ce que les remarques suivantes feront, nous l’espérons, ressortir clairement.

D’une part, il est constant que l’idée du passé, — du moins cette idée du passé dont la reconnaissance est l’affirmation159, — entraîne fatalement l’idée du moi. Un état passé et oublié qui revient à la conscience, s’il est reconnu, est par là même affirmé mien : on ne se souvient que de soi-même.

D’autre part, parmi les états étendus dont la perception externe fait des phénomènes du non-moi, les uns sont situés dans le passé immédiat, les autres reproduits après un temps d’oubli. — Ces derniers sont à la fois jugés miens et non-miens, non-miens parce qu’ils sont étendus, miens parce qu’ils sont reconnus ; « j’ai vu cela jadis » ; cela, c’est-à-dire quelque chose d’extérieur ; jadis, c’est donc un phénomène de mon passé ; jadis entraîne je ; tandis qu’à un point de vue je me refuse le phénomène, à un autre point de vue je le retiens. — Si, au contraire, le fait étendu me paraît présent, je me le refuse parce qu’il est étendu ; mais, comme je ne le reconnais pas, j’omets de me l’attribuer. Je ne m’aperçois qu’il est un de mes états que s’il est l’objet de mon attention ; on dit : « je vois », quand on regarde ; mais je, en pareil cas, désigne plutôt l’attention que l’esprit porte au visum que le visum lui-même en tant qu’il fait partie de mes états. Faute de reconnaissance, c’est-à-dire d’affirmation explicite du moi, le caractère mien des états étendus présents reste dans l’ombre, et voilà pourquoi mes sensations me paraissent être un monde extérieur à l’existence duquel je ne prends aucune part, un non-moi pur et simple et absolu.

Comme d’ailleurs l’attention a pour effet de prolonger la sensation, je suis en droit de conclure que mes états me paraissent miens dans la mesure où leur situation dans la durée, leur temporalité m’apparaît.

Il est des états éminemment miens dans lesquels le moi ne s’aperçoit pas toujours, faute de reconnaissance. Ce sont les actes d’imagination. La croyance à l’inspiration n’a pas d’autre cause. Pour peu qu’un des caractères du non-moi appartienne, même faiblement, à ces états du moi, rien ne les retenant au moi, ils passent facilement au non-moi : le poète croit entendre la Muse alors qu’il n’entend que sa parole intérieure.

Parfois la reconnaissance, inutile, sans intérêt, cesse, à mesure qu’un même état est répété, d’être l’objet de l’attention, et peu à peu elle disparaît. Le souvenir devient alors une simple réminiscence, un simple fait d’habitude ; il cesse d’être connu comme souvenir par l’être qui se souvient. C’est ainsi que les vieillards se répètent à leur insu ; on reconnaît leurs paroles, eux-mêmes ne les reconnaissent pas ; le même phénomène se produit à tout âge, mais il est moins fréquent et moins sensible avant la vieillesse. Si les états ainsi privés de la temporalité sont des états faibles, logiquement enchaînés, etc., le moi n’en est plus affirmé qu’implicitement et en ce sens qu’ils ne sont pas extériorisés.

En résumé, l’idée du moi ou du mien a deux degrés : — implicite, elle résulte de l’absence de la perception externe ; — explicite, elle résulte de la reconnaissance.

Implicite, sa racine première est dans les caractères précédemment énumérés [§ 7]. La reconnaissance ne s’applique qu’à des états possédant ces caractères ; de là une synthèse naturelle, une association, entre l’idée du passé et l’idée du moi ; le moi implicite n’était associé qu’à l’idée toute négative de l’inétendu ; le moi explicite est associé à l’idée positive de la succession ou de la durée.

Ce n’est pas tout ; à l’idée du moi, la reconnaissance ajoute une détermination importante : le moi devient l’être dont la manière d’être se reproduit, dont le présent répète le passé : à l’idée positive de la succession se joint une idée plus positive encore, celle de la répétition ou de l’habitude. Le moi est ce qui s’écoule, ce qui passe ou est passe, mais qui, une fois passé, souvent, redevient présent.

Voilà comment la reconnaissance, affirmation directe du passé, affirmation indirecte du moi, se trouve faire l’antithèse de la perception externe, affirmation directe du non-moi, affirmation indirecte de l’étendue. Cette antithèse, on le voit, n’est ni complète ni immédiate ; mais, si l’on néglige et les nuances précédemment indiquées et la genèse des deux associations, on peut dire qu’en définitive le non-moi et l’étendue, le moi et la durée sont des idées équivalentes : en affirmant l’espace, nous affirmons le non-moi ; en affirmant la durée, nous affirmons le moi ; l’inétendu qui dure, c’est le moi ; je suis une pure succession ; les faits qui ne sont, ni étendus ni localisés, mais qui ont une durée propre, des antécédents et des conséquents, ce sont mes faits, et les faits à la fois étendus et successifs ou la succession des faits étendus, c’est le monde extérieur en tant que je le connais, c’est le non-moi dans son rapport avec le moi.

La parole extérieure, avons-nous dit, est extériorisée par un jugement explicite, la perception externe. La parole intérieure est-elle jugée intérieure par la reconnaissance ? Est-elle mienne explicitement ou implicitement ?

Il faut ici distinguer dans la parole intérieure les mots et les phrases. Nous n’avons qu’un vocabulaire, toujours le même depuis notre première enfance, vocabulaire restreint, mais qui se prête à un nombre infini de combinaisons. Aussi, presque toujours nos phrases sont nouvelles, au moins comme phrases, et quand même la pensée n’a rien de nouveau ; les mots, au contraire, sont répétés pour la millième fois ; ils ont déjà servi souvent dans des phrases différentes. D’après la théorie qui précède, nous devrions reconnaître chaque mot pris part ; les ensembles qu’ils forment, les phrases, échapperaient au jugement de reconnaissance.

Mais ici s’applique la loi, que nous avons posée, de la disparition progressive de la reconnaissance. Quand nous apprenons une langue, la seconde fois que nous voyons un mot, nous le reconnaissons ; pendant quelque temps, si nous nous remémorons intérieurement les mots que nous avons appris, nous les reconnaissons encore ; mais, à mesure que cette langue nous devient familière, nous reconnaissons plus faiblement, et, peu à peu, la reconnaissance disparaît.

A quoi bon reconnaître, en effet ? Parmi les objets matériels que je possède, la plupart me sont simplement, utiles : j’en fais usage sans songer à leur origine ; quelques-uns sont « des souvenirs » ; chaque fois qu’ils frappent mes yeux, je les reconnais. La même distinction s’applique aux actes de l’âme. Les mots ne sont pas des souvenirs, ce sont des instruments de travail, ce sont les outils de l’intelligence. Une fois qu’on a appris à s’en servir, qu’importent et la date et les circonstances de leur entrée dans l’esprit ? Qu’importe leur histoire ? Sans doute, tout mot a son histoire en nous ; son acquisition est un événement de notre passé ; mais ce n’est pas là ce qui nous intéresse on lui ; ce qui nous importe, c’est de connaître sa signification et son emploi, c’est de savoir en user à propos pour exprimer telle ou telle partie d’une idée complexe. Le mot, une fois usuel, n’existe plus pour lui-même, mais pour les phrases dans lesquelles il entre et pour la portion d’idée qu’il sert à exprimer.

Or tout fait que l’attention abandonne subit l’action déprimante et, à la longue, destructive de l’habitude négative. Comme fait psychique, ayant une date dans mon existence passée, le mot est sans valeur ; il ne vaut à mes yeux que comme élément d’un fait psychique nouveau, en cours d’exécution ; son passé, ce par quoi il est explicitement mien, m’est indifférent ; je cesse donc de le reconnaître, je néglige de proclamer qu’il est mien. Il reste mien pourtant, s’il est un état faible ; mais il n’est mien que d’une manière implicite, sans être proclamé tel, et seulement parce qu’il n’est pas proclamé non-mien.

Ce qui arrive aux mots arrive également aux locutions composées et aux phrases usuelles, consacrées, familières, et cela dans la mesure où elles sont familières, c’est-à-dire en proportion de leur fréquence.

En résumé, la reconnaissance n’a lieu ni pour les faits nouveaux, ni pour les faits fréquemment répétés, mais seulement pour les faits compris entre ces deux extrêmes ; presque tous les mots et presque toutes les phrases rentrent dans la première et dans la seconde de ces trois catégories ; la reconnaissance n’a lieu que pour les faits de la troisième, qui sont de beaucoup les moins nombreux, c’est-à-dire pour les néologismes, la seconde ou la troisième fois qu’ils sont employés, pour les mots et les locutions des langues étrangères, quand on commence à les apprendre.

Elle a lieu également, elle a lieu surtout quand nous nous répétons intérieurement mot pour mot des paroles que nous avons prononcées ou entendues, des phrases que nous avons lues, ou bien quand nous retrouvons un mot que nous avions dans l’esprit un moment auparavant et qui nous avait fui. Mais alors le cas est tout autre : ces paroles, ces phrases, ces mots sont des souvenirs ; ils valent par eux-mêmes ; il faut en conserver précieusement la lettre et non seulement le sens ; la reconnaissance, critérium de l’exactitude littérale que nos souvenirs doivent conserver, est alors cultivée par l’attention et maintenue par elle à l’état d’habitude positive.

Ainsi la reconnaissance accompagne la parole intérieure dans deux cas seulement, quand nous sommes en train d’enrichir notre vocabulaire et quand nous nous récitons intérieurement. Mais ces deux opérations peuvent se faire tout aussi bien avec la parole extérieure, et alors la reconnaissance coexiste avec le jugement de perception externe : car une parole extérieure répétée est nôtre, à titre d’événement de notre passé, en même temps qu’elle est extérieure. Ce n’est donc jamais la reconnaissance, c’est toujours l’absence de perception externe qui distingue la parole intérieure de son modèle extérieur. Celui-ci a la perception externe comme caractère spécifique, mais la reconnaissance n’est pas un caractère spécifique de la parole intérieure, car elle ne l’accompagne pas toujours et elle peut accompagner aussi la parole extérieure ; elle accompagne indifféremment les deux paroles dans les mêmes circonstances, et ces circonstances sont exceptionnelles.

Il faut même ajouter que les circonstances qui provoquent la reconnaissance se rencontrent plus rarement pour la parole intérieure que pour la parole extérieure. Souvent ce que j’ai dit à autrui engage ma conduite à venir : je dois ne pas me démentir, et, de même, ce que j’ai entendu dire à autrui l’engage. Il y a lieu de retenir, pour pouvoir, au besoin, se les remémorer intérieurement ou les proclamer à haute voix, non seulement les termes exacts, mais encore le jour, l’heure, le lieu, l’occasion, les faits concomitants. Tout au contraire, ce que je me suis dit à moi-même, la plupart du temps, ne vaut pas la peine d’être retenu. Que contient, en effet, ma parole intérieure ? rien qui m’engage, rien qui soit définitif, mais seulement les tâtonnements de ma pensée, les boutades de ma passion, les fantaisies de mon imagination. Si parfois ma parole intérieure est l’expression réfléchie d’une conviction arrêtée, elle n’est alors pour moi que la formule de la vérité ; or ce qui est vrai est vrai de toute éternité ; l’heure où j’ai pour la première fois rendu hommage à la vérité dans le silence de la méditation, importe peu ; l’essentiel, c’est que je crois encore tenir le vrai, c’est que ma conviction n’a pas changé ; ma pensée n’est pas un moment du temps écoulé, elle est un présent qui reflète l’éternité.

Par la même raison, souvent une parole intérieure est répétée sans être reconnue, la reconnaissance portant uniquement sur la pensée qu’elle exprime : je me souviens que tout à l’heure j’avais dans l’esprit telle idée ; l’idée seule m’intéresse : elle seule est reconnue, située dans le passé ; l’expression silencieuse qui revient avec elle à la conscience reste à l’état de simple réminiscence. Le mot intérieur est pourtant, dans le groupe qu’il forme avec l’idée, l’élément le plus fort et le plus distinct [ch. VI, § 8 et suiv.] ; mais l’idée est la chose essentielle ; pour le jugement, pour l’entendement, le mot, comme tel, est sans valeur, et nous rappeler le mot, c’est nous rappeler l’idée ; le mot est l’occasion, ou, si l’on veut, l’instrument de la reconnaissance ; mais il n’en profite pas : l’affirmation du moi et du passé porte sur l’idée seule.

X. Conséquence : pourquoi la parole intérieure reste d’ordinaire inaperçue.

Et voilà pourquoi la parole intérieure a échappé à l’attention de la plupart des psychologues ; faute d’être reconnue, elle passe inaperçue ; elle est comme ces personnes actives et modestes qui, dans une famille ou dans une société, rendent mille services sans exiger de retour, dont chacun subit la bienfaisante influence et auxquelles personne ne fait attention. Nous n’avons pas l’habitude, dans la vie ordinaire, de reconnaître la parole intérieure comme telle, alors même que nous reconnaissons les faits qui reviennent avec elle à la conscience, et, par suite, nous ne savons pas la distinguer de la réflexion ou de la rêverie ; elle est pour nous, dit très justement de Bonald, « comme la vie, dont nous jouissons sans savoir ce qu’elle est »160. Les psychologues n’ont pas rompu avec cette habitude négative, laquelle est fort enracinée, il faut le dire à leur excuse. Leur silence serait inexplicable si l’observation psychologique était, comme la plupart d’entre eux l’ont affirmé, l’observation directe et immédiate, l’observation de conscience ; mais, en réalité, l’observation de nous-mêmes se fait par la mémoire : le premier objet qui se présente à l’étude du psychologue, ce sont les faits explicitement miens, les faits accompagnés de reconnaissance ; ceci explique comment, parmi les auteurs qui citent la parole intérieure, plusieurs ne l’ont aperçue que dans le principal des deux cas exceptionnels où nous la reconnaissons : elle n’est pour eux que la remémoration littérale161. Pour découvrir les faits du moi implicite, tels que la parole intérieure dans ses manifestations les plus fréquentes et les plus remarquables, le psychologue doit cultiver sa faculté naturelle de reconnaître les faits intérieurs : pour les faits reproduits dans la conscience après un temps d’oubli, il lui faut lutter contre l’habitude négative qui les dépouille peu à peu de la reconnaissance, et tendre à faire de celle-ci, par un exercice régulier de l’attention, une habitude positive ; il doit aussi, il doit surtout chercher à étendre cette habitude de reconnaître aux faits immédiatement passés, avant qu’ils aient subi les premières atteintes de l’oubli. A cette condition seulement, le psychologue peut acquérir la science du moi implicite, c’est-à-dire dépasser vraiment la psychologie du sens commun.

Les psychologues ont souvent pris pour des observations de conscience l’analyse logique des notions qui composent la psychologie du sens commun. Analysant, réfléchissant, discutant des définitions, comparant des arguments, le psychologue-logicien se parle intérieurement ; il s’observe, — si tant est qu’il s’observe, — il s’étudie, du moins, avec la parole intérieure ; on pourrait dire qu’alors elle fait partie du sujet pensant ; mais elle n’est pas comprise dans l’objet étudié, car le sens commun l’ignore. Plus le psychologue persévère dans cette méthode, plus il use de la parole intérieure et moins il est près de la connaître, car elle s’habitue, pour ainsi dire, à son rôle ; elle ne peut devenir objet que par le souvenir, et, pour que le souvenir ait lieu, il faut que la réflexion dialectique fasse silence, c’est-à-dire qu’elle s’arrête, et, avec elle, le discours intérieur qui la traduit ; car l’invention et la reproduction ne peuvent coexister ; toute phrase intérieure nouvelle plonge dans un oubli presque toujours définitif la phrase intérieure qui la précédait dans la conscience.

XI. Témoignages du sens commun sur la parole intérieure

Malgré ces obstacles naturels qui s’opposent à son observation, la parole intérieure n’est pas absolument ignorée du sens commun, qui la désigne de temps à autre par la locution : s’entretenir avec soi-même. C’est à elle aussi que font allusion ces expressions fréquentes dans les romans ou les autobiographies : « pensa-t-il… ; — se disait-il… ; — je me disais… ; — il se dit en lui-même… » Si de courts apartés, si de longues méditations sont naturellement désignés dans le langage par le verbe se dire, si cette locution est le synonyme reçu de penser en silence, ce n’est pas seulement par métaphore162 et parce que la pensée pourrait être dite extérieurement163, c’est aussi parce que la pensée est réellement dite en nous. Ce fait vaguement connu confirme et justifie l’image qui, sans lui, serait peut-être usuelle, mais ne paraîtrait pas aussi exacte, et dont, par suite, l’usage serait plus restreint. On peut supposer que d’autres locutions encore contiennent une allusion à la parole intérieure. « Qu’en dites-vous ? » n’est peut-être pas seulement : « Qu’allez-vous en dire ? » mais aussi : « Qu’en dites-vous en vous-même ? » et « Qui l’eût dit ? » est peut-être une formule concise pour : « Qui l’eût pensé, se le disant intérieurement ? » Si les verbes parler et dire, avec un nom de chose pour sujet, ont si fréquemment le sens d’exprimer, faire penser, c’est assurément que les choses sont des signes plus ou moins directs de certaines idées, mais c’est aussi qu’en pareil cas elles suscitent des paroles intérieures, c’est qu’elles font dire intérieurement ce qu’elles font penser. Je rattache à cette double source les expressions comme : « cela ne dit rien à l’esprit ; — cela parle au cœur » ; et chez les poètes :

Tout parle de sa gloire.17 (Corneille.)

Jusqu’au silence même,
Tout me parle de ce que j’aime.18
(Quinault.)
Venez, fuyez l’aspect de ce climat sauvage,
Qui ne parle à vos yeux que d’un triste esclavage.19
(Racine, Mithridate

Enfin, si, dans le langage littéraire, le cœur parle si souvent, c’est sans doute qu’il suggère, qu’il inspire des pensées, comme une bouche étrangère et persuasive, mais c’est aussi que ses suggestions se traduisent immédiatement en parole intérieure ; il est donc implicitement question de la parole intérieure dans la locution : « si le cœur vous en dit », et dans les vers suivants164 :

L’âge me conduisait où le cœur me disait.20
(Marot.)

Mon cœur s’en est plus dit que vous ne m’en direz.21

(Racine, Britannicus.)
Mon cœur…
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.22
(Racine, Andromaque.)

De même, quand Cicéron, après avoir dit : garrire quidquid in buccam, se hasarde à écrire à Atticus : ad me scribe quod in buccam venerit 165, il pense bien faire une métaphore ; mais son expression lui plaît aussi par je ne sais quelle exactitude dont il ne saurait rendre compte23.

Quel que soit l’intérêt de ces indices d’une vague connaissance de la parole intérieure par le sens commun, — indices auxquels il faut ajouter certains titres d’ouvrages, comme Les soliloques (de saint Augustin et de saint Bonaventure), Les voix intérieures (de Victor Hugo), et cette locution populaire du midi de la France : dire son chapelet en dedans 166 — il est certain que son importance et son vrai rôle restent d’ordinaire inconnus ; et il n’en est pas de preuve plus décisive que l’observation suivante, empruntée, elle aussi, à l’étude du langage : dans les langues classiques, et sans doute dans toutes les langues, les opérations de la pensée sont exprimées par des images relatives le plus souvent à la vision, quelquefois au toucher, a l’odorat, au goût : les termes qui font allusion à l’ouïe et à la parole ne sont employés ni exclusivement ni même dans la majorité des cas167.

XII. Résumé

Résumons rapidement les différences, intrinsèques ou autres, qui distinguent les deux paroles :

1° La parole extérieure est plus forte, plus variée d’intensité, d’intonations, de rythme ; la parole intérieure est faible et monotone [§ 3].

2° La parole intérieure est plus rapide et plus concise ; elle est souvent plus originale et plus personnelle dans la syntaxe et le vocabulaire [§ 4].

3° Elle admet une plus riche variété de sons spécifiques [§ 5].

Telles sont les différences intrinsèques des deux phénomènes. Ils sont aussi caractérisés par certaines associations :

1° Notre parole extérieure est toujours accompagnée d’une sensation tactile buccale ; la parole intérieure n’est pas, d’ordinaire, accompagnée d’une image tactile [§ 6].

2° La parole extérieure, à mesure qu’elle est produite ou entendue, est l’objet du jugement de perception externe, c’est-à-dire qu’elle est déclarée ne pas faire partie du moi. En même temps, elle est localisée, c’est-à-dire rattachée à un point de l’espace comme origine ; non qu’elle se présente avec un caractère spatial intrinsèque, mais parce que l’expérience nous a montré les sons en général et les paroles en particulier presque toujours associés à des phénomènes spatiaux, visa et tacta. La parole intérieure n’est pas l’objet du jugement de perception externe ; par suite, elle reste mienne. Elle n’est pas non plus localisée ; elle est pure de toute association avec des états doués de spatialité, et par elle-même elle ne possède pas ce caractère [§ 7].

On serait tenté de rattacher l’intériorité de la parole intérieure au jugement de reconnaissance. Mais l’opposition des deux jugements ne correspond pas à la distinction des deux paroles : la reconnaissance ne sert pas à distinguer les paroles intérieures et les paroles extérieures ; elle sert seulement à distinguer, parmi les paroles, intérieures ou extérieures, celles qui ont une valeur verbale ou historique et celles qui n’ont qu’une valeur significative [§ 9].