(1888) Revue wagnérienne. Tome III « VIII »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « VIII »

VIII

Notes sur Tristan et Isolde 69

« … Celui qui s’accroît en science s’accroît en douleur. »

L’Ecclésiaste.

II

Voici, d’abord, quelques dates précises. Le poème fut écrit en été 1857 et terminé au mois de septembre de cette année. La composition fut commencée en octobre 1857. L’esquisse orchestrale du premier acte porte la date du 15 janvier 1858 ; la partition de cet acte fut envoyée à MM. Breitkopf le 3 avril 1858, L’esquisse du second acte est de l’été 1858, au moins en partie. Au mois d’août de la même année, Wagner quitta Zurich définitivement. C’est à Venise que le second acte fut terminé ; l’esquisse orchestrale porte la date du 9 mars 1859. La première esquisse du troisième acte est sans doute aussi de 1858, et a été terminée à Venise fin septembre ou commencement octobre 1858 ; l’esquisse orchestrale fut terminée à Lucerne, elle porte la date du 19 juillet 185970. Wagner a donc mis deux ans juste, d’été 1857 a été 1859, à écrire Tristan. Pendant la première année, il habitait encore Zurich et il ne paraît avoir fait qu’une seule absence un peu prolongée, à Paris, en janvier et février 1858. Deux tiers de la seconde année ont été passés à Venise,

le troisième à Lucerne. Le poème parut en 1839, la partition en 1860. — Voilà pour l’œuvre telle que nous la possédons aujourd’hui. Mais lorsque Wagner s’y mit définitivement en 1857, il y avait longtemps que le sujet l’occupait (VI, 378 : et Works and Mission of my Life, 54). M. de Wolzogen nous dit qu’une première esquisse de drame date de 1854 ou 1855 (Bayr. Bl., 1885, 289, et 1886, 73) ; cela est fort probable, mais je n’oserais l’affirmer, n’en ayant eu aucune preuve positive en mains. Par contre, nous savons positivement qu’en 1856 ce sujet l’obsédait à tel point « qu’il lui était difficile de s’en débarrasser suffisamment l’esprit, pour continuer son travail du Ring ». Ce sont les propres paroles du maître à M. Franz Millier, un très ancien ami (Franz Millier : Tristan und Isolde nach Sage und Dichtung, 1865, p. 103) ; et il y a d’autres témoignages. J’insiste sur ce fait, parce qu’on trouve dans beaucoup de livres français et allemands des indications comme celle-ci : « Puis soudain une autre image se présenta à ses yeux, s’imposa souverainement. Il quitta les Nibelungen pour se jeter dans Tristan et Yseult (Schuré II, 143). » Il est important, et pour la connaissance de l’œuvre, et pour la connaissance de son auteur, de savoir que les choses ne se passèrent point ainsi. Si Wagner a fait ce drame si rapidement, c’est qu’il le portait dans son esprit depuis plusieurs années et qu’il était arrivé à maturité.

On voit par les dates qui se rapportent à Tristan, que cette œuvre est tout entière de la période de sa vie à Zurich ; car ce qui a été fait à Venise et à Lucerne n’est guère que la réalisation matérielle d’une chose déjà toute créée. C’est même la seule œuvre de Wagner qui ait été conçue et exécutée en entier durant cette période.

Je regrette de ne pouvoir indiquer à mes lecteurs une biographie dans laquelle ils trouveraient le récit et l’image complète de cette vie du maître à Zurich, de 1850 à 1859 ; je n’en connais point. Quelques-uns, comme Schuré, n’ont fait que l’effleurer, d’autres, comme Jullien. En donnent une idée de tout point fausse. Et les auteurs allemands sont trop occupés de théories, d’analyses des écrits, et, selon les cas, de dénigrements ou d’admirations, pour nous accorder ce qu’il nous importerait d’avoir, un aperçu vivant de cette époque. Et cependant, elle est la plus importante de toutes ; c’est à elle que nous devons l’artiste que nous honorons.

Grâce à la révolution de 1849, Wagner se trouva subitement délivré de toutes les entraves qui paralysaient le libre essor de son génie personnel. A Dresde il en était arrivé à un état d’abattement moral terrible, il ne pouvait descendre plus bas sans cesser pour toujours d’être artiste (IV, 360, 370 ; VII, 163, etc. ; Tapperl, Biogr. 48 ; Glasenapp, Biogr. I, 232, etc.) ; et ses difficultés pécuniaires étaient inextricables (voir, par exemple, les lettres à Krittl du 21 mars 1847 et du 4 janvier 1848, catalogues Liepmanssohn de 1886 et 1887). A Zurich, grâce à de généreux amis, Wagner se trouve bientôt dans une position indépendante, qui ne fit que s’améliorer. Il était libre de toute espèce d’emploi et pouvait ne vivre que pour l’art seul. Et puisque de bienheureuses circonstances le tenaient forcément éloigné de tout grand théâtre, ses vues sur la nature du drame et sa propre individualité créatrice purent mûrir lentement à travers les années, sans le trouble de banales et hâtives réalisations. Ce ne fut pas tout. A Dresde, non seulement ses fonctions de chef d’orchestre absorbaient le meilleur de ses forces, mais dans ses heures de loisir, il se trouvait renfermé dans un cercle d’hommes qui tous lui étaient très inférieurs à tous les points de vue, et pour qui l’atmosphère apathique et les mesquines préoccupations de la petite capitale étaient l’élément naturel. A Zurich, au contraire, il se trouva au centre d’un petit cercle de savants et d’artistes que l’exil ou d’autres hasards y avaient amenés. Tous ces hommes étaient bien au-dessus de la moyenne pour le savoir et pour l’intelligence ; quelques-uns étaient de premier ordre. Et pour la plupart ils vivaient là dans de délicieux loisirs ; on passait la journée tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et, soit groupé autour d’une bouteille de bon vin, soit étendu aux bords du lac, on discutait religion, philosophie, l’avenir de l’humanité, la science, l’art, les racines des mots… Il y avait Mommsen, le célèbre historien, professeur aujourd’hui à Berlin ; les physiologistes Ludwig et Koëchly ; le philosophe Moleschott, un chef reconnu des matérialistes scientifiques ; les poetes Herwegh et Keller ; l’architecte Semper ; le peintre Kietz ; le savant philologue Ettmüllerbb. Ce dernier surtout a dû avoir une influence notable sur l’écriture dans les poèmes de Wagner. C’était un connaisseur hors ligne de la langue allemande et surtout de son ancienne poésie. Eu 1837 déjà, il avait publié une traduction de l’Edda en vers allitérés ; ensuite il traduisit Gudrun, etc. Or, Wagner était intimement lié avec lui… Liszt venait à Zurich voir Wagner et lui jouer Beethoven et Bach ; Büllow et Raffy apportaient l’encouragement de leur jeune enthousiasme. Et même le théâtre ne manquait pas complètement : des représentations modèles de Don Juan furent organisées au théâtre de Zurich par le maître, et de son Vaisseau Fantôme il y eut des exécutions très supérieures selon lui à celles de Dresde71.

Je ne puis ici m’étendre sur ce sujet. Ces lignes auront suffi à indiquer quelle puissante impulsion le génie de Wagner doit à ce séjour à Zurich, et combien merveilleuses pour une production artistique étaient les conditions qu’il y trouva réunies72.

Le fait de beaucoup le plus important pour l’historique de la conception de Tristan est que cette œuvre a été inspirée par l’Anneau du Nibelung. Nous ne connaissons pas la date exacte d’une première hâtive esquisse, que le maître a probablement jetée sur le papier ; mais ce que nous savons, c’est qu’elle doit dater de l’époque pendant laquelle il travaillait à la Walküre. C’est le tragique amour de Siegmund et de Sieglinde qui éveilla le premier désir de pouvoir traiter ce sujet avec tous les développements qu’il comportait. L’analogie dans la situation est évidente ; c’est une passion sans issue, qui ne peut mener qu’à la mort. Lorsque, en 1856, Wagner dit à M. Franz Millier que l’idée de Tristan et Isolde l’obsédait au point de presque l’empêcher de travailler au Ring, il venait de terminer la Walküre. Il la refoula cependant, et en automne 1856 il se mit vaillamment à Siegfried. Mais arrivé au troisième acte, l’obsession devait nécessairement le reprendre, et de plus fort. Car ici l’analogie devient presque de l’identité, surtout pour un homme qui s’est occupé de mythologie autant que Wagner. Simrock, qui part du point de vue du simple savant, dit : « La légende de Tristan est celle qui est la plus intimement liée à la légende de Siegfried. Wagner était, aussi, savant ; mais il était en plus poète, et il nous dit que c’est « avec un ravissement de joie » qu’il s’aperçut de l’identité des légendes, que Tristan n’est qu’une légère variation, et qu’il pouvait écrire le drame de la mort par amour (« der Tod durch Liebesnoth »), sans quitter, à proprement parler, le cadre tracé par son Ring ; au contraire, que cela en formerait « un acte complémentaire » (VI, 479).

Je crois qu’on trouverait difficilement dans le Tristan et Isolde de Wagner des traits qui indiqueraient, même vaguement, ces analogies mythologiques ; heureusement ! Ce qu’il importe de savoir, c’est uniquement l’influence qu’eut sur lut le Ring, en l’inspirant à écrire Tristan.

Mais le Ring fut en même temps une des causes indirectes de Tristan.

Il y avait environ dix ans déjà que Wagner travaillait d’une façon presque continue à cet ouvrage de dimensions colossales ; car on peut et on doit même considérer les écrits théoriques de cette époque comme une partie intégrante de l’Anneau du Nibelung. Ils ont servi l’artiste, en lui donnant la claire connaissance de son but, et ils ont servi à préparer le public à l’acceptation d’une œuvre aussi originale. Mais ce long travail finit par engendrer de la lassitude (Work and Mission, 54). Et puis, il y avait si peu d’espoir que jamais le maître verrait sur la scène la réalisation de ses rêves, et il en ressentait si impérieusement le besoin, non pour les autres, mais pour lui-même. « Souvent, dit-il, je riais tout haut, et je m’avouais que je passais mon temps en de fort sottes occupations » (VI, 378). Ce besoin d’entendre sa musique devenait aigu. Le 19 février 1858, par exemple, il écrit à Fischer : « Il est indispensable que je me fortifie et me ranime en entendant mes œuvres » (All. Mus. Ztg. 1887, 290). Tout ceci le disposa à créer un drame « de la longueur ordinaire, avec peu de personnages, peu de mise en scène, et relativement facile » (VII, 159 ; etc.). Il est en effet certain que Wagner croyait vraiment faire une œuvre facile en écrivant Tristan, car, le 29 octobre 1857, il écrit à Fischer que l’œuvre qui l’occupe à ce moment « sera facile à donner ».

Une chose vint l’encourager dans cette intention. Ce fut le succès de ses opéras, Tannhæuser et Lohengrin, sur lequel il n’avait plus compté et qui maintenant, d’année en année, se dessinait plus nettement. Ces succès « l’encouragaient, et ils le réconciliaient », en une certaine mesure, avec la scène (VII, 159).

C’est ici que se place un incident très connu, mais dont on n’a jamais, que je sache, apprécié la valeur réelle. Un monsieur se présenta chez Wagner, de la part de l’empereur du Brésil, pour lui demander un opéra pour Rio de Janeiro. Cet opéra devait être joué par une troupe italienne. L’affaire n’eut point de suite pratique (VI, 380).

Mais, qu’on veuille bien lire ce que Wagner dit plus bas, à la même page. « Il résulta cependant de cet incident, que je me mis à réfléchir sur la possibilité de faire exécuter une œuvre par des chanteurs italiens. » Et il dit encore : « Cette proposition m’influença assez vivement dans la conception de Tristan » ; et plus bas : « J’avais vraiment cru faire un opéra pour les Italiens. » Lui-même se moqua bientôt de cette idée, mais plus tard il changea de nouveau d’avis et trouva qu’elle n’avait point été si ridicule (voir la note au bas de la page, VI, 380). — Or, c’est là un point très important dans la genèse de Tristan. Comment peut-on méconnaître ce qu’il y a dans Wagner de profondément italien ? C’est la conception même de ses mélodies, laquelle dans son ampleur, sa passion, sa dévorante sensualité est essentiellement italienne ; italienne, j’entends, dans le sens élevé et noble du mot. Et on a peut-être rarement dit de la musique de Wagner un mot plus vrai que celui qu’écrivait, déjà en 1838, Dorn : « … Ses pieds sont enracinés dans les œuvres de Beethoven, la tête oscille entre Bach et Bellini » (Glasenapp, Biogr. I, 73). Et, en vérité, quel effet prodigieux feraient le premier et le second acte chantés et joués par des Italiens qui seraient à la hauteur de la tâche ! On n’ose presque pas y penser bc !

Mais cette conception de Tristan pour les Italiens offre un second aspect encore plus intéressant. Wagner écrit (VI, 381) : « De tout ceci il me resta un sentiment assez mal défini, mais pour que mon art puisse vivre, il y aurait peut-être lieu de rechercher d’autres conditions de vie que celles auxquelles jusqu’alors j’avais été réduit à l’acclimatiser. » Or, quelles étaient ces conditions auxquelles jusqu’alors il avait été réduit ? Evidemment, l’Allemagne et les artistes allemands. De toutes les œuvres du maître, sans exception (à partir du Hollandais), Tristan est la seule qui soit conçue sans intention nationale ; c’est l’unique œuvre qui ne soit pas faite expressément pour l’Allemagne et pour les Allemands. Ce n’est pas ici l’endroit d’examiner cette question d’art national, si importante pour la compréhension de Wagner ; et certes je n’entends pas insinuer qu’il aurait mieux fait de prendre comme base nationale la France, ou l’Italie, ou tel autre pays, car je crois le contraire. Mais il suffit de connaître un peu à fond l’Allemagne et ses tristes défectuosités artistiques, et de connaître en même temps Wagner qui sous tant de rapports fut l’artiste le moins allemand qu’on puisse rêver, pour se dire que cela doit avoir été pour lui la délivrance d’un vrai cauchemar, de pouvoir créer une œuvre sans se préoccuper de cet excellent peuple !

Et en même temps qu’on enlevait à son libre essor cette lourde chaîne, on lui indiquait comme auditoire un public absolument fantaisiste, irréel, qu’il pouvait combler de toutes les qualités et façonner en son image : un public de Brésiliens ! Artiste eut-il jamais pareil bonheur ? On sait quelle énorme influence Wagner attribuait au public ; c’est-à-dire au public que l’artiste a en vue lorsqu’il écrit. Dans un article intitulé « Le public dans le temps et dans l’espace » (X, 125, et spécialement 136), il a examiné cette question. Et en prenant pour exemple la symphonie du Dante de Liszt, il démontre comment un auditoire qui n’existe que dans l’imagination de l’artiste peut l’influencer pour créer une œuvre qu’il lui aurait été impossible de faire, si jamais l’idée d’un public réel avait traversé son esprit. Wagner prétend que Liszt, en écrivant cette symphonie, avait en vue un auditoire composé exclusivement de tous ces hommes remarquables qu’il avait connus à Paris vers 1830, poètes, peintres, savants… Wagner conçut Tristan pour un public de Brésiliens !

Est-il besoin de mentionner que, dès qu’or, sut que le maître avait en mains une œuvre nouvelle et « facile », il eut l’encouragement de voir accourir chez lui les directeurs de théâtre (Glasenapp, Biogr. I, 385) ? Non, ce ne sont là que vétilles sans importance.

Par contre, il me faut maintenant parler d’un événement qui eut pour l’exécution de Tristan autant d’influence qu’en eurent pour sa conception le Ring et le public non-allemand. Malheureusement, je ne puis qu’indiquer assez vaguement la chose ; mais j’affirme l’absolue vérité de ce que j’avance73.

C’est précisément à cette époque que Wagner fut pris d’une passion violente pour une femme, jeune et d’une grande beauté.

Sous plus d’un rapport la situation rappelait singulièrement celle du drame. Et elle le rappelait surtout par la violence inouïe des sentiments, et par ce souffle de profond mysticisme qui l’élevait bien au-dessus d’un sentiment vulgaire et passager, et qui le rendait si profondément, si irrémédiablement tragique… Qu’on veuille bien relire Tristan ; et que ceux qui ont l’esprit faussé par les platitudes philosophiques tâchent à comprendre ce que signifient ces invocations de la Mort, seule réparatrice, et ces malédictions de l’Amour. — Notre maître était lui-même bien près du « Tod durch Liebesnoth ». La fuite en de nouveaux pays… la création fiévreuse de Tristan, c’est-à-dire du drame qui se jouait en son propre cœur… lui sauvèrent la vie. Mais les quelques lettres que j’ai pu voir de lui de cette époque, montrent toute la profondeur de ses souffrancesbd ; chacun jugera de l’importance capitale de ce fait, auquel je ne puis consacrer que quelques lignes.

C’est sous ces conditions que Tristan fut écrit. On relira avec intérêt les pages (IX, 92 et 93) dans lesquelles Wagner nous parle des nuits passées sur son balcon à Venise. Il écrivait le second acte à ce moment, et esquissait le troisième.

III

«  Vecy Tristan, qui en tristesse vous mettra. »

Tristan, chevalier de la Table Ronde

 

Les études savantes sur les anciennes littératures et sur les mythologies ont un intérêt bien contestable lorsqu’on prétend les appliquer aux œuvres de Wagner, pour expliquer ou faire ressortir grâce à elles des beautés incomprises. Rien n’est, dans l’idée même, moins wagnérien. Ce drame qui doit agir directement sur les sens, ne demande pas de savant commentaire. Mate puisque, dans ces notes, je n’ai pas la moindre prétention d’expliquer quoi que ce soit, et que je me garde religieusement de toucher à l’œuvre même, me contentant d’en éclairer les alentours, peut-être me permettra-t-on de dire quelques mots sur le drame — la fable, si on veut — que Wagner a construit avec les données de certains vieux poèmes ? Une brève esquisse, seulement, mais suffisante, peut-être, pour montrer la puissante originalité du maître.

Tristan est non seulement un mythe celtique, c’est le mythe celtique par excellence74. C’est ce qui fait qu’il est si foncièrement différent des mythes germaniques, par exemple, et aussi de toutes ces légendes formées d’un amalgame de traditions teutonnes, arabes, pseudo-classiques, — qui sitôt formèrent la matière de toute la poésie européenne, soit orale, soit écrite. Et puisque cette figure de Tristan ne tarda pas à être entraînée dans le giron des légendes de la Table Ronde, déjà si imprégnées d’orientalisme, qu’il fut chanté par les Trouvères et par les Minnesinger, et puisque, surtout, les poètes français des 12e et 13e siècles n’avaient point du tout le respect religieux des mythologies celtiques qu’ils ne comprenaient point, et qu’au contraire ils ont profondément altéré ce qui en restait pour le mettre au diapason de leur époque, en faisant de ces vénérables divinités des preux chevaliers et de belles princesses, pour toutes ces raisons, nous n’apercevons plus aujourd’hui ce mythe de Tristan que comme à travers un épais nuage. Cependant nous savons que Drystan (le Fougueux) était une des trois divinités de l’amour, et qu’il se consumait dans une passion sans espoir pour Essylte (voir : Davies, Mythology and Rites of the British Druids, Londres, 1809, et les commentaires de Mone sur cet ouvrage, dans une brochure sur « La légende de Tristan et les doctrines secrètes des Druides », 1822, Heidelberg). L’amour dévorant et le sombre désespoir : voilà le fond de la fable. Que nous importe que certaines peuplades celtiques se soient plues à se présenter Tristan sous les traits d’un porcher que son maître envoie chercher la belle bergère, que, lui, il aime ? Il ne touchera pas moins le fond de notre cœur que le brillant chevalier, fils de roi, qu’il devint plus tard ; peut-être plus.

Les romans du Moyen Age firent de Tristan le héros de mille exploits. Il se trouva engagé dans d’inextricables intrigues, et chaque auteur renchérissait sur les précédents pour lui en inventer de nouvelles. Mais cette antique figure de Tristan, le dieu ou le porcher, était si imposante de simplicité et de vérité, que les futiles adjonctions qu’elle subit ne parvinrent jamais à la rendre entièrement méconnaissable. Toujours on sent quelque chose de mystérieux entourer sa personne, comme d’un homme qui n’appartient pas au monde dans lequel il se meut. — Ce qui altère aussi considérablement la fable, c’est ce philtre d’amour. Les hommes du douzième siècle, plus grossiers, n’en avaient pas saisi le sens purement symbolique et mythique ; ils en firent un agent d’ensorcellement magique. Et c’est aussi grâce à l’esprit de leur temps, que Tristan et Isolde se trouvèrent les héros de nombreuses aventures amoureuses très frivoles et plus eue libres, tandis que le bon roi Marke devint un assez sot type de la nombreuse tribu qui fut la joie de Molière et de La Fontaine. Mais ce qui rachète ces frivolités, c’est précisément ce fond sombre et d’une ineffable mélancolie sur lequel, toujours, se dessine le personnage de Tristan (Isolde reste à l’arrière-plan) Par un étrange paradoxe, il devient le type de l’homme de culture ? de tous les chevaliers, il est le plus savant, le plus artiste ; il parle toutes les langues, il joue de tous les instruments, il écrit des « lays » et de la musique75. En un mot tout en étant un homme d’action, c’est un homme chez qui l’intelligence et le sentiment dominent, et qui est organisé de façon à pouvoir ressentir les souffrances les plus exquises. « a vostre mort estes venu et à la certaineté de vostre nom : car Tristan estes appelé, et en tristesse userez vostre vie », dit le vieux roman français. Ses plus célèbres chansons étaient Le lay du pleur et Le lay mortel.

Dans toute la légende et la mythologie ou n’aurait guère pu trouver un caractère aussi apte que celui-ci à être le héros d’un drame moderne. Il n’y a aucune violence à lui faire ; on n’a qu’à le prendre tel qu’il est, car le vrai drame, chez lui, était toujours tout intérieur ; et quant au monde qui l’entourait, il ne différait guère que par le costume de celui qui nous entoure. Il y aurait simplement à remonter à la fable druidique, à bien en saisir le fond, qui seul est l’expression d’une vérité transcendante, et à le revêtir de l’appareil légendaire qui nous est familier, en le débarrassant des trivialités et des malentendus.

Aujourd’hui cela est facile à voir, Wagner nous l’a montré. Mais rien dans son œuvre ne me cause une stupéfaction admirative semblable à celle que je ressens devant cette récréation de Tristan. Précisément, peut-être, parce que j’ai beaucoup lu les vieilles légendes françaises, anglaises et allemandes. Il y a lieu d’admirer deux choses, et presque contradictoires : la conscience ce vrai savant avec laquelle Wagner a évidemment étudié toutes les sources, et le génie avec lequel il a su discerner ce qui était bon à prendre dans chaque, et ce qu’il fallait inventer pour transfigurer le tout et le rendre acceptable au sentiment moderne.

On ne peut douter que Wagner ait beaucoup lu sur Tristan ; cela se voit à de nombreux petits traits que je ne puis énumérer ici. Au moins me permettra-t-on de montrer qu’il a connu les versions françaises et qu’il y a largement puisé. Le cadre général et les noms sont empruntés au poème allemand de Gottfried de Strasbourg ; mais dans plusieurs points essentiels il ne le suit pas, mais il suit au contraire les poètes français. Chez Gottfried, par exemple, c’est la mère d’Isolde qui guérit Tristan blessé ; chez Wagner, comme chez les Français, c’est la fille elle-même. Thomas le Trouvère fait dire à Tristan : « Quant el jadis guari ma plaie » (Fragments, édités par Michel, III, 52) ; Wagner, presque littéralement : « die Wunde die sie heilend schloss ». — Ni dans Gottfried, ni dans le vieux roman allemand (Volksbuch), il n’est question d’amour avant que Tristan et Isolde aient bu le philtre. Quelques critiques allemands cherchent aujourd’hui par toutes espèces de subtilités à prouver qu’il en est autrement, mais la chose est indiscutable. Qu’on écoute ce que dit Gottfried : « Lorsque la fille et l’homme, Isolde et Tristan, eurent tous les deux bu le philtre, immédiatement, ce qui occupe le monde entier, l’Amour fut là, celui qui assiège tous les cœurs, et il se glissa dans leurs deux cœurs » (édition Bechstein du texte primitif, vers 11711-11716)76. Or, dans le roman français, il y a, comme dans le drame de Wagner, amour à première vue, et la mère d’Isolde ne prépare le philtre et ne le confie à Brengain que précisément parce qu’elle s’est aperçue de cet amour. Le philtre n’est donc nullement cause de l’amour ; il n’est, pour ainsi dire, que la justification des amants. On voit quelle importance capitale ce trait possède par le fond même de la fable. — Parmi les simples détails je signalerais, pour exemple, ce beau passage du premier acte, lorsque Tristan tend son épée à Isolde pour qu’elle le frappe, qui rappelle singulièrement l’incident semblable entre Tristan et Bélinde dans la première partie du roman français. — Pour le connaisseur de la littérature de Tristan et Isolde, c’est un vrai délice de voir comment dans cette masse informe et embrouillée que nous a léguée le Moyen Age, Wagner a su choisir tout ce qui était beau, sans jamais s’enchevêtrer lui-même. Du reste, il appuie si peu sur les nombreux détails dus à sa connaissance des vieilles littératures, que le grand public ne s’aperçoit de rien. Il n’était pas dans l’intention du maître qu’il s’en aperçût. Mais nous ne lui en savons que d’autant plus gré : ce nous avoir ménagé, au milieu de banals applaudissements et de nos propres sensations suraiguës, ces bonnes et innocentes joies de « délicats ».

Toutefois, nous réserverons nos plus grandes admirations pour le génie créateur. En inventant le Todestrank, le philtre de mort, Wagner a transfiguré la légende entière. Dans toutes les légendes, sans exception, le pivot de l’histoire est un philtre d’amour que les deux boivent par un pur hasard, par mégarde. Ici, c’est la mort qu’ils se donnent, et de plein gré ; et lorsque la coupe est vidée et que devant eux se dresse la mort immédiate et certaine, alors ils peuvent se dire leur amour, car la mort abolit les nécessaires mensonges de la vie.

Et on remarquera que non seulement le méchant « philtre d’amour » disparaît ainsi, mais encore, que cette attente d’une mort subite qui a provoqué l’aveu et qui a ainsi donné aux deux amants le seul bonheur que la vie pouvait leur accorder, devient le levier qui permet au maître de « reléguer le drame à l’intérieur ». « La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme. » dit Wagner (VII, 164) ; et, à partir de ce moment, cela est vrai. Cette seule et unique fois, un artiste a pu « se plonger dans les profondeurs de l’âme » et laisser le monde apparent complètement de côté. Car, et pour eux ce monde disparaît absolument, il ne saurait présenter aucun intérêt, il n’existe plus77. Toute possibilité d’« intrigue » est abolie par ce coup de génie. — Et je prie qu’on observe quel emploi dramatique l’auteur fait dans toute la suite du drame de cet incident principal. Les fréquentes invocations de la mort sont toujours, et sans exception, motivés par le rappel de ce moment suprême. La mort leur avait donné l’unique minute de bonheur ; mais de bonheur indicible, absolu. C’est pour cela qu’ils l’appellent maintenant ; c’est là, je le répète, le motif dramatique. Dans un passage qu’on ne trouvera que dans le poème, pas dans la partition, sans doute parce que son sens était trop précis pour le vague des phrases environnantes, Isolde dit : « C’est la Mort que je t’avais offerte qui nous a unis ; vouons-nous maintenant à elle, à la douce mort78 ». Ce passage se trouve immédiatement avant le dernier duo, et motive cet appel à la « mort amie, mort d’amour ardemment invoquée ». — Wagner a une telle crainte qu’on ne prête aux deux amants des divagations métaphysiques, qu’il se donne même la peine de motiver cette autre antithèse, du jour et de la nuit (qu’il était facile de supposer déduite de celle de la vie et de la mort), par la torche allumée le soir à la fenêtre d’Isolde, en signal de danger.

Certes, tout ceci a une portée bien plus haute que celle, littérale, de la simple fable. Mais j’ai tenu à faire remarquer quel soin le maître a pris d’établir le lieu dramatique et de le rappeler sans cesse ; parce que ce souci prouve l’intention exclusivement poétique. On peut étendre à l’infini le degré, la forme des sensations qu’il est possible d’éprouver à l’audition de Tristan. C’est affaire individuelle. Toujours est-il que nous n’avions besoin d’aucun système de philosophie. Tout au plus citerons-nous comme commentaire les paroles de Wagner, un jour qu’il jouait à une amie le second acte : « Déjà les anciens avaient reconnu dans Eros le génie de la mort, et ils lui avaient mis dans la main la torche renversée »79.

On aura, je crois, saisi la valeur pour le drame de cette création de Wagner, le Todestrankbe. J’ai dit son importance capitale, et la façon dont elle s’infiltre dans les détails. J’ai préféré m’étendre sur un point, plutôt que de faire le catalogue de toutes les inventions de l’auteur ; car je crois avoir ainsi mieux pu faire ressortir les qualités spéciales de son génie. Je me contenterai donc de mentionner que, parmi les choses essentielles, le roi Marke et le troisième acte en entier sont de tous points la création du maître.

Pour dire ce que Wagner a intentionné avec son roi Marke, il me faudrait plus de place que ce dont je dispose aujourd’hui. On sait qu’en Allemagne il y a toute une littérature sur ce sujet ; mais on fera bien de ne point la lire. — Dans le troisième acte, on remarquera surtout ce trait caractéristique, que, Tristan se donne lui-même la mort, rouvrant sa blessure ; tandis que dans les poèmes antérieurs on le trompait, en lui annonçant que le vaisseau arrivait avec des voiles noires ; cette nouvelle le tuait, puisqu’elle montrait qu’Isolde n’était point sur le vaisseau80.

IV

« … Et lorsque le discours est écrit, il erre par le monde : parmi ceux qui le comprennent et parmi ceux à qui il ne s’adressait pas et qui ne peuvent le comprendre. »

Platon

 

J’ai parlé des circonstances extérieures qui ont accompagné la conception et la création de Tristan et Isolde ; et en mentionnant la littérature dans laquelle l’auteur a puisé le sujet et l’emploi qu’il en a fait, je crois être resté strictement dans les limites de ce même cadre. Il ne faudrait point s’exagérer la valeur de telles études, car le vrai fond de toute création artistique reste inévitablement caché. Comme je l’ai dit au début, je ne les considère que comme « une contribution à la formation d’un jugement sain sur l’œuvre et sur son auteur. » Et si, maintenant, je me laisse induire à dire quelques mots de jugement sain sur l’œuvre pour contrebalanceras jugements maladifs que j’ai réfutés au début de ces notes, je dois auparavant dire qu’ici aussi je me trace d’étroites limites. Les lyrismes à propos d’œuvres d’art me sont odieux, avec leur prétentieuse inutilité. Il me reste le langage de la logique. Mais je ne puis avec lui traiter que des choses soumises aux lois de la logique. Là donc où la création artistique « de consciente devient inconsciente » (Wagner, IX, 82), à ce point juste, je m’arrête.

En ouvrant la partition, nous trouvons à la première page un mot qui a rendu plus d’un critique perplexe : « Action en trois actes. » Des admirateurs y ont vu une intention profonde, des adversaires une impertinence, Il n’y a ni l’une ni l’autre. Wagner nous expose, volume IX, 359-565, qu’il était fort embarrassé pour savoir comment nommer les œuvres de sa maturitébf. On ne voulait pas qu’il les appelât Opéras « parce qu’elles ne ressemblaient pas assez à Don Juan » ; et lui, ne voulait point permettre qu’on dît « Musikdrama », drame de musique ou drame musical, parce que, premièrement, cette dénomination n’a au fond aucun sens (voir au bas de la page 360), et secondement, que la signification qu’elle paraît comporter défigure et dénature l’idée essentielle et première de l’œuvre wagnérienne (voir au bas de la page 362)81. Certes, si on connaissait mieux les idées de Wagner, on pourrait considérer comme très acceptables les deux dénominations qu’il a employées pour ses derniers drames : Action, et Jeu scénique ; car ce qui se passe sur la scène est « de la musique mise en action, devenue visible ». Mais on aurait tort de croire qu’il attribuait à un nom une importance autre que très minime, il nous dit qu’il aurait souhaité que le monde eût bien voulu accepter ses œuvres sans nom. Et ici le mot Action est tout simplement la traduction littérale du mot grec δράμα. Il n’y a pas lieu d’y chercher autre chose.

Wagner a été lui-même la cause, bien innocente, d’un autre malentendu à propos de Tristan ; d’un malentendu assez grave, puisqu’il peut fausser toutes nos idées sur l’ensemble des œuvres du maître, et aussi sur le fond même de ses convictions artistiques.

Voici comment cela se fit. En 1860, Wagner a publié une traduction française de « quatre poèmes d’opéras » : le Vaisseau Fantôme, Tannhæuser, Lohengrin, Tristan. Dans la lettre à. M. Frédéric Villotbg, qui sert de préface, il donne un résumé de ses principales idées sur la musique appliquée à la scène82. Mais pour prévenir tout malentendu, il fait remarquer que les trois premiers de ces opéras datent d’une époque bien antérieure au quatrième, qu’ils servent surtout « à tracer la marche de ses idées, jusqu’au moment où il dut chercher à se rendre théoriquement compte de son procédé », et que son système proprement dit, si l’on veut à toute force se servir de ce mot, ne reçoit encore dans ces trois premiers poèmes qu’une application fort restreinte. Tristan, par contre, est une œuvre de sa maturité ; elle est postérieure à « l’époque de réflexion qui l’avait fortifié. » C’est donc dans Tristan seulement, parmi les quatres poèmes de la brochure qu’on pourra espérer trouver une mise en pratique des idées que l’auteur vient d’exposer dans sa lettre. « Considérer les éclaircissements que je vous adresse comme une préparation à la représentation de Tannhæuser, serait donc concevoir une attente très erronée à certains égards. » Par contre « il est permis d’exiger de Tristan que cette œuvre soit une expression rigoureuse de tout ce qui découle de mes affirmations théoriques »83.

Or, on se fonde sur cette phrase pour prétendre que Wagner a déclaré que Tristan est son œuvre la plus parfaite ! Sur cette phrase écrite en décembre 1860, lorsque ni la Tétralogie de l’Anneau du Nibelung, ni les Maîtres Chanteurs, ni Parsifal n’existaient encore ! Cela s’est tant dit et tant répété, qu’aujourd’hui cela se trouve dans tous les livres et dans tous les feuilletons84, en France et en Allemagne, chez les amis et chez les ennemis. Cette prétendue opinion de Wagner sur Tristan est un article de toi. On ne se donne plus la peine de rechercher où il l’a exprimée ; c’est inutile, « puisque tout le monde le sait ». Et comme cela arrive fréquemment lorsque « tout le monde » sait une chose, c’est une pure invention, qui ne repose sur rien. Car la seule phrase dans tous les écrits de Wagner sur laquelle on puisse songer à l’appuyer est celle que je viens de citer ; en effet, c’est ce qu’on a tenté. Les lecteurs de cet article savent à quoi s’en tenir. Et ils sauront à quoi s’en tenir lorsqu’ils liront dans le livre de M. Jullien : « De l’aveu même de Richard Wagner, Tristan et Iseult est l’expression la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques » (p. 156), et lorsque M. Lamoureux leur enseignera : « La partition de Tristan nous apporte la forme dernière et définitive85 de l’art de Wagner » (Bulletin distribué avec les programmes lors des auditions du premier acte de Tristan en 1884 et signé Charles Lamoureux).

En appréciant Tristan, nous n’aurons donc pas à nous laisser influencer par ces prétendues opinions de Wagner. On fera même bien de remarquer à cette occasion, combien pernicieuse est l’habitude d’employer si souvent en parlant de Wagner les expressions telles que : idées théoriques, système, école, forme définitive de l’art. Car il faudrait chaque fois pouvoir expliquer que ces mots, appliqués à lui, ont un tout autre sens que le sens habituel ; si non, ils induisent constamment en erreur. On ne saurait, en effet, assez répéter que Wagner a toujours été artiste, et que jamais il n’a été autre chose qu’artiste. Un professeur d’esthétique peut dresser un système, avec des divisions, ces subdivisions, des paragraphes, et avec des définitions rigoureuses. C’est ce que Wagner n’a jamais tenté et n’aurait jamais pu ; ce serait la contradiction directe de son œuvre. Comme artiste d’une originalité puissante, il a ouvert de vastes horizons, inconnus avant lui, aux possibilités humaines, et de temps en temps il a ressenti la nécessité de s’arrêter, pour s’orienter lui-même dans ce monde nouveau, et pour se rendre compte de la direction qu’il lui incombait de suivre. Mais jamais, jamais ! il n’a eu de système, ni de théorie ; jamais il n’a prétendu imposer une forme définitive à l’art. On a vu, il y a un moment, avec quelle impatience il repousse ce mot de « système » qu’on lui infligeait déjà à cette époque. Et il en a toujours été de même. Encore en 1879, il proteste contre les « tendances », « l’école », qu’on lui attribue, et il nous dit qu’il est l’homme du monde qui sait le moins en quoi ce « système » dont chacun parle peut consister (X. 223, 224).

En abordant Tristan de plus près, nous verrons de suite les déplorables effets de cet alanguissement des sensations artistiques qui fait qu’en chaque chose nous cherchons à orienter nos jugements d’après des théories. Les uns disent : Tristan est l’idéal définitif ; les autres, au contraire : Tristan a été un essai théorique poussé à l’extrême, l’auteur a lui-même reconnu son exagération et dans ses œuvres ultérieures il a sacrifié quelques parties de « son système ». D’autres encore voient dans le Ring le système poussé à ses dernières limites, et saluent avec joie, comme une concession au goût du public, la forme mélodique souvent plus arrondie dans Tristan, la réintroduction de la rime, etc. Et cependant, on n’aurait qu’à comparer les œuvres de Wagner, pour voir que chacune diffère totalement des autres. La langue, la versification, le système de composition sont dans chacune différents. C’est donc agir d’une façon parfaitement arbitraire que de choisir telle œuvre et de déclarer : voici le vrai système, les antres sont ou bien poussées trop loin, ou bien viciées par des concessions.

Examinons donc en toute liberté d’esprit la langue, et l’équilibre entre la langue et la musique dans Tristan. Et puisque le poème de Tristan vient immédiatement après celui de l’Anneau du Nibelung, notons, pour nous éclairer sur les procédés de Wagner, combien ces deux éléments, de la langue, et de l’équilibre entre la langue et la musique, varient dans chacune des quatre parties de la Tétralogie par rapport aux autres. La Tétralogie est accompagnée d’un ouvrage théorique, Opéra et Drame, inspiré directement par elle (VII, 168) ; et cependant chaque partie diffère profondément des autres. Il y a là la preuve d’une élasticité, d’une souplesse extraordinaires chez l’auteur, et, surtout, d’un instinct artistique mille fois plus puissant que les raisonnements théoriques. Dans le Rheingold le langage domine souverainement ; dans la Walküre le rôle de la musique est bien plus considérable et nous remarquons surtout une grande variation entre les différentes scènes, il y a comme une lutte entre la parole et la musique ; Siegfried est l’œuvre d’équilibre parfait, ce serait dans le sens ordinaire du mot l’œuvre classique par excellence de Wagner ; dans la Gœtterdaemmerung, la parole n’apparaît que deux ou trois fois, la musique s’épanche librement86. — Que trouvons-nous dans Tristan ?

Nous trouvons une langue très différente de celle que nous rencontrons dans n’importe laquelle des parties du Ring. Nous devions nous y attendre, la donnée artistique étant si différente. Mais peut-être pénétrerons-nous plus avant dans ses caractères essentiels, si nous recherchons ses affinités avec le langage du Ring plus cachées, que si nous nous contentons de constater les différences qui sautent aux yeux.

J’admettrais tout d’abord volontiers qu’une certaine souplesse dans la langue, une complète absence de tout effort visible, est peut-être due à une plus parfaite maîtrise chez l’auteur ; cela n’aurait rien que de naturel. Mais plus on considère attentivement ce poème, plus on est frappé de sa parenté, non seulement avec le Ring en général, mais tout spécialement avec Rheingold. Ce dernier est le poème qui a, chronologiquement, immédiatement précédé Tristan ; c’est dans lui que Wagner a atteint la plus merveilleuse concision et force d’expression. Or, dans Tristan, chaque fois que la précision et que la concision sont désirables, elles apparaissent avec une perfection qui n’a d’égale que dans Rheingold ; et quoique la sonorité de la phrase soit différente, ainsi que l’exigeait l’harmonie du poème, le procédé technique est le même. C’est la réduction de la phrase aux seuls mots essentiels et qui évoquent une image précise. Dans tout Wagner on ne trouvera pas d’exemple plus parfait de ce système que la phrase d’Isolde dans le premier acte : « Mir erkoren, — mir verloren, — hehr und heil, — kühn und feig : — Tod geweibtes Haupt ! — Tod geweibtes Herz87 ! bh » Et cette phrase montre en même temps quel merveilleux emploi le maître savait faire de l’allitération.

On souvent prétendu que Wagner avait dans Tristan, abandonné « son système d’allitération ». Quelle erreur ! Ce poème contient ses chefs-d’œuvre en allitération. Car il y a ici toute une gamme : depuis la phrase du bon Kurwenal, qui toujours est fortement accentuée par une allitération identique à celle du Rheingold, et qui n’a que deux ou trois rimes, et celle de Brangaene aussi sans rimes et toujours allitérée. mais d’une façon beaucoup plus discrète, à celle du roi Marke, qui est en elle-même une gamme entière et qui nous conduit ainsi à celle de Tristan et d’Isolde, Le discours du roi Marke au second acte est particulièrement instructif ; car il exprime toute une série d’émotions et la phrase s’y plie merveilleusement. Dans les parties itères et pleines de reproches, elle ressemble à celle de Wotan au second acte de la Walküre ; lorsque la douleur l’accable, l’allitération disparaît et la rime prend sa place, une rime riche et très sonore. La gamme est encore plus complète, naturellement, chez Tristan et chez Isolde. Nous trouvons toutes les variations. Il y a la phrase réduite aux seuls « mots-sommets », et dans ce cas toujours scandée d’allitérations tranchantes, parfois presque blessantes dans leur obstination. Qu’on veuille bien lire les vers de Tristan, page 67, depuis les mots « Tristan’s Ehre » jusqu’à « Dich trink’ich sonder Wank ». Dix fois de suite revient l’articulation initiale tr : Tristan, Treu, Tristan, Trotz, Trug, Traum, Trauer, Trost, Trank, Trink. je ne sache pas que jamais Wagner ait poussé plus loin qu’ici cette possibilité de suggestion qui est une des grandes qualités, peut-être la grande qualité, de l’allitération. — Ensuite, nous trouvons de nombreux passages, ce sont même de beaucoup les plus nombreux, dans lesquels l’allitération existe et est même assez prononcée et constante, mais très libre. Le maître ne s’astreignait plus aux anciennes règles du moyen âge ; il créait une allitération adaptée aux besoins de son poème. Voici un exemple  ou plutôt, non ; pour que le lecteur se rende compte de la chose, il faudrait qu’il lise plusieurs pages à la suite, soigneusement. Et à cet effet je lui recommande surtout le second acte, depuis l’entrée de Tristan jusqu’au « Sink hernieder, Nacht der Liebe ». Non pas que l’allitération cesse ici ; tout Tristan, à l’exception de quelques vers isolés, est au moins dans une certaine mesure allitéré. Mais dans cette scène, elle va en diminuant ; et dans le dernier duo avant l’entrée du roi Marke, ce n’est guère que l’analogie et la décroissance graduelle qui nous permet d’en découvrir encore.

Ce serait trop généraliser que de dire que la rime et l’allitération sont, dans Tristan, en raison inverse l’une de l’autre. Mais cette définition contiendrait une large part de vérité. On se trompe beaucoup si on croit que les vers rimés sont la règle dans Tristan ; je ne crois pas exagérer en disant que deux tiers du poème ne sont point rimés. Très souvent, dans tout le poème, la rime se trouve à la fin d’une période, d’une façon analogue à ce qu’on rencontre souvent chez Shakespeare. Mais sa fonction dans l’économie de l’œuvre est celle-ci : d’augmenter la sonorité musicale de la phrase, de la rendre plus mélodieuse, à mesure que son accentuation diminue. Et pourquoi cette accentuation diminue-t-elle ? Parce que le sujet comportait une atténuation progressive du sens des phrases, et qu’au lieu de souligner par une forte allitération les syllabes initiales des mots et par cela même les racines, il fallait appuyer sur les voyelles dans les syllabes terminales ou de flexion. Plus une phrase est remplie de rimes, dans Tristan, et plus celles-ci deviennent pleines et sonores, plus, toujours, la phrase perd en précision, et plus sa portée devient vague et flottante.

Cette atténuation progressive du sens des phrases est certainement la chose la plus intéressante dans le langage de ce poème. Il vaut la peine de s’y arrêter, car elle nous donne la clef de l’œuvre.

J’ai dit combien la langue était souvent précisa et tranchante dans Tristan. Je prie le lecteur de bien vouloir reprendre le poème et de lire toute la première phrase d’Isolde : « Entartet Geschlecht, etc. ». C’est un parfait modèle d’accentuation puissante ; chaque mot essentiel est mis en relief par l’allitération ; et le choix de consonnes initiales dures, telles que gr, tr, k, ou de préfixes indiquant la destruction, telles que zer, ver, donne à la période entière un caractère incomparable de fureur et de hainebi. C’est là un cas dans lequel ce n’est pas précisément par le rehaussement de mots spéciaux, mais par sa sonorité générale, que la langue s’ajoute à la musique pour augmenter l’absolue précision des sentiments à exprimer. — Un peu plus loin, nous trouvons les paroles que j’ai déjà citées : « Mir erkoren, etc. »88. C’est un exemple d’un autre genre de précision ; la musique se tait, et la phrase, réduite strictement à des mots qui chacun exprime une idée précise, nous donne en quatre lignes le drame entier qui se passe dans le cœur d’Isolde. Exactement la même chose se répète pour le drame qui se passe dans le cœur de Tristan, par les mots : « Tristan’s Ehre. hoechste Treu, etc. »89. — Et on trouvera dans ce premier acte un troisième genre de précision de la parole : c’est dans les récits d’Isolde, qui nous racontent ce qui a précédé, comment elle a soigné Tantris, comment elle a découvert que c’était lui le meurtrier de Morold, comment elle a voulu le tuer, mais que son regard lui fit tomber l’épée de la main. C’est un style moyen, à peine rimé et très discrètement allitéré, sans mots qui se détachent, un style de récit, Mais avec cela d’une précision et d’une concision parfaites. On pourrait même les trouver trop parfaites, car dans soixante vers très courts, Isolde nous raconte tout ce qui est essentiel et intéressant, absolument tout ; Gottfried de Strasbourg en avait exigé un peu plus de onze mille pour arriver à la scène du philtre ! Et on peut douter s’il est possible à un auditeur qui n’est pas au courant de la légende, de saisir le tout à une première audition.

Nous avens donc un premier acte avec un langage toujours précis, et très attrayant psr la variété de sa précision. Combien différent est le second acte ! Déjà la première scène, entre Isolde et Brangaene, est fort intéressante à examiner. On peut suivre comment peu à peu la rime s’introduit et devient harmonieuse par la parfaite consonance de deux syllabes, et comment l’allitération, moins suivie mais cependant persistante, tend aussi à s’effacer par le choix de consonnes douces, telles que w et l.

Ce même procédé continue dans la seconde scène, mais avec de nombreuses finesses que je ne puis même pas effleurer ici. Au moins remarquera-t-on la différence, dans le début de cette scène, entre le langage d’Isolde et celui de Tristan. Elle est beaucoup plus calme que lui, et elle se plaît, en femme, à le torturer de questions, à provoquer ce nouveaux aveux. En conséquence, sa phrase est plus ramassée, plus brève que celle de Tristan, et l’allitération assez marquée se base sur des consonnes tranchantes.

C’est le plus délicieux chef-d’œuvre. — Mais voici qu’ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Si le lecteur veut bien prendre le poème à la main, il verra comment dans le premier duo, l’allitération persiste, comment la rime s’y introduit peu à peu ; il verra que dans le second duo, la seule allitération qu’on puisse trouver est celle si douce et vague de voyelles initiales, et que la rime y est particulièrement riche et harmonieuse ; et il verra que dans le troisième duo, l’allitération n’existe plus, au fond, tandis que beaucoup de vers sont littéralement presque réduits à des syllabes dont la fonction est de faire musique en rimant avec d’autres. Et puis, ce que chacun verra, c’est comment la structure de la phrase se modifie. Les périodes deviennent interminables. Les mots secondaires, prépositions, adverbes, etc., acquièrent une importance égale à celle des sujets et des verbes. Et c’est surtout l’accumulation des incidentes qui rend la signification logique de la phrase de plus en pins vague90.

S’il s’agissait d’un poème parlé, l’atténuation du sens ne saurait aller plus loin. Mais c’est ici que se révèle la puissance supérieure de l’art créé par Wagner. Car, qu’on veuille bien le remarquer, il ne s’agit que d’une atténuation du sens logique des phrases ; si je puis m’exprimer ainsi, du sens logique dans les âmes de Tristan et d’Isolde. Mais la vie de ces âmes ne diminue pas, au contraire ; elle devient d’une acuité extrême. Seulement cette vie violente, enfiévrée, est tout entière d’émotions ; à peine un mince à ce sentiment logique la relie-t-elle au monde de la pensée. Or, grâce à la combinaison de la parole et de la musique nous pouvons suivre et revivre en nous-mêmes, pas à pas, toute l’évolution de ces âmes. Car c’est précisément de ce monde « illogique » des émotions, que la musique est l’organe. « La musique, dit Wagner, exprime précisément ce que la parole ne peut exprimer, ce que la raison humaine dénomme l’Inexprimable » (IV, 218). Et dans cette fin du second acte, la musique devient donc l’interprète presque exclusif du drame. Mais ce que je tiens surtout à faire ressortir ici, c’est la part notable qu’elle prend à l’atténuation du sens logique des phrases.

La musique emploie ici plusieurs moyens pour atteindre ce but. Dans le chant, des dessins sur un mot le rendent purement un instrument pour la voix (exemples : page 151). Plus souvent, une note d’une longueur excessive sur une seule syllabe, détruit l’économie du mot et en fait une musique (exemples nombreux). Mais c’est tout simplement le chant à deux qui procure l’atténuation maximum. Car on remarquera que dans le premier et le troisième duo. Tristan et Isolde chantent fort souvent des paroles différentes, en même temps ; c’est la règle. Or, l’œuvre de Wagner étant faite expressément pour être entendue sur le théâtre, non point pour être lue chez soi, Il est impossible de douter que l’intention de l’auteur est que nous ne comprenions que tort vaguement les paroles, que nous ne saisissions que des fragments de phrases. Des phrases entières telles que celle (page 132) que M. Challemel-Lacour a traduite par ; « l’auguste pressentiment des saintes ténèbres éteint tout cela en nous affranchissant du monde se chantent de telle façon qu’Isolde est toujours en arrière d’un mot sur Tristan. Elle chante « saintes » lorsque, lui, il chante ténèbres », etc. La conséquence est qu’on ne comprend clairement que le premier et le dernier mot, qui sont dans le texte allemand ; saintes et éteint. Ou bien encore, comme à la page 134, ils chantent les vers alternativement ; mais puisque chacun d’eux attaque sa phrase avant que l’autre uit fini la sienne, il en résulte qu’on n’en saisit que le milieu, et que ce sont les premiers et les derniers mots qu’on ne comprend pas. Une autre atténuation par la musique, est celle par simple déploiement de force dynamique. Par exemple, les derniers mots du même duo ; « Je serai le monde, etc. » sont chantés simultanément, mais avec un tel fortissimo à l’orchestre que la parole est complètement noyée. — Un exemple frappant d’atténuation de la parole par ces divers moyens et aussi le dernier chant d’Isolde. j’ai entendu Tristan huit fois de suite à Bayreuth, et quoique je connaisse le texte presque par cœur, je n’ai jamais pu saisir que les mots Welt, Al et Lust. Ces trois mots suffisaient.

Le fait que, de temps en temps, le maître nous laisse entendre, au milieu de ces situations, des mots ou des périodes entières avec une clarté parfaite, n’est qu’une preuve à l’appui de ce que j’avance. A la fin de ce même premier duo, par exemple, il y a soudainement un pianissimo et nous percevons très bien les mots qui résument, autant que cela se peut, les sensations de Tristan et d’Isolde à ce moment : « Oh désir, non illusoire, mais délicieusement conscient, de ne plus jamais nous réveiller. » II en est de même du second duo : « Ainsi nous mourûmes, pour ne vivre que pour l’amour, inséparés, unis à jamais, sans fin, sans réveil, sains crainte, sans nom dans le sein de l’amour, livrés tout à nous-mêmes »91. Mais de suite la musique reprend ses droits, et dans le troisième duo elle atteint la suprématie absolue. Il y a ici aussi des répétitions qui font que le texte chanté n’est pas identique à celui du poème. Par exemple, les mots : « endlos ewig » (sans fin, éternellement), se répètent une douzaine de fois, soit par l’un, soit par l’autre, et toujours de façon à masquer une autre phrase chantée simultanément. Il en est de même des derniers mots : « Hoechste Liebeslust » (suprême volupté d’amour).

L’espace me manque pour étudier le troisième acte ainsi que je viens d’étudier le premier et le second. Il n’en ressortirait du reste aucun principe nouveau, et mon but est pleinement atteint si j’ai fait saisir au lecteur le caractère de la langue dans Tristan, et surtout, le merveilleux agencement des rapports réciproques entre musique et paroles. Ceci est un point si essentiel dans toute l’œuvre de la maturité de Wagner, qu’on ne peut espérer arriver à une compréhension un peu profonde de ce maître, si on ne l’a très clairement saisi. Et nul drame ne se prête autant à cette étude que Tristan ; parce que dans Tristan nous avons toutes les variations, depuis la domination presque exclusive de la parole, jusqu’à la domination presque exclusive de la musique.

On verra alors combien erronée est l’opinion de ceux qui exaltent le poème de Rheingold, par exemple, parce qu’il est beau en lui-même, et trouvent celui de Tristan inférieur. On n’a pas le droit de disséquer ainsi l’œuvre de Wagner. C’est cette obstination à ne pas vouloir reconnaître dans son œuvre l’unité vivante de plusieurs moyens d’expression tendant à un seul but, qui est la cause de tous les malentendus. Lorsque la parole domine, elle se rapprochera de la « littérature » ; lorsque la musique domine, celle-ci se rapprochera de la « musique absolue ». Mais certes ceci ne prouve point que là où elles se contrebalancent exactement (comme dans la majeure partie de Siegfried), et que là où n’importe quelles autres conditions d’équilibre sont commandées par le sujet, la perfection de l’œuvre, en sa totalité, ne soit égale.

Si donc les tristes nécessités de mon intelligence me forcent à examiner dialectiquement, un à un, les éléments que ma raison perçoit comme divers, quoique mon sentiment me les indique comme sûrement un et indivisible : toujours est-il que je ne pourrai prendre comme mesure de la perfection de chaque élément, que le degré dans lequel il est adapté à concourir au but total de l’œuvre. Et j’affirme que, mesuré à cet étalon, aucun poème de Wagner n’est supérieur à celui de Tristan.

Je crois avoir suffisamment indiqué ses perfections. L’unité entre la parole et la musique est vraiment merveilleuse ; je ne crois pas que jamais, pour un seul instant, elle se démente. Certes, si on prend l’œuvre dans son ensemble, la musique prédomine dans une très large mesure ; mais c’est le sujet qui le commandait, et j’ai démontré que cela n’est nullement la négation d’une unité vivante et organique.

Wagner a dit lui-même, à propos du second acte : « Il ne se passe ici presque rien que de la musique » (IX, 365). J’aurais pu lancer cette phrase, que je n’ai jamais vue citée, à la tête de ceux qui avilissent précisément cet acte et son auteur, en prêtant soit à l’un, soit à l’autre, des intentions philosophiques. J’ai préféré leur ménager des gradations de honte ; et surtout, je voulais en faire un plus noble usage92. « Rien que de la musique ! » Nous ne méconnaissons donc certes pas les intentions de l’auteur si nous reconnaissons que Tristan est, en grande partie, une œuvre de pure musique. Il y aurait ainsi lieu de comparer Tristan avec la Gœtterdaemmerung, dont j’ai pu dire qu’elle était en majeure partie de la musique absolue.

Mais précisément cette comparaison ferait ressortir les profondes différences entre ces deux œuvres et montrerait les caractères distinctifs de Tristan. La Gœtterdaemmerung est, à l’exception de quelques scènes une vaste symphonie ; elle s’étaie sur des paroles disparates qui ne sont, au fond, qu’un matériel pour la voix humaine. Mais ce qui nous fait sentir d’une façon si aiguë, et souvent inquiétante, cette domination hautaine de la musique, c’est précisément le manque de toute affinité entre la parole et la musique. On peut dire qu’ici aussi la parole concourt au but : ses heurts avec la musique nous remplissent d’angoisse. Combien différents sont les rapports entre musique et paroles dans Tristan ! Ici l’unité est absolue. Il n’y a pas entre le poème et la composition une trentaine d’années de vie et de travail, ainsi que ce fut le cas pour la Goetterdaemmerung ; tout est d’un jet, et créé rapidement, à l’exclusion de toute autre pensée. Jamais Wagner n’a fait un poème qui soit si évidemment, si indiscutablement sorti « du sein maternel de la musique ». L’indissoluble union entre les deux tient presque du miracle. Et je crois avoir démontré clairement qu’on n’a nullement le droit d’en conclure que la parole est reléguée à une place inférieure. J’ai dit quelles étaient les merveilleuses perfections du poème ; j’espère du moins les avoir suffisamment indiquées pour que chacun s’en persuade, en les examinant à son tour. Peut-on exiger plus que la perfection ?

Nous ferons un grand pas en avant dans la compréhension de Tristan et de l’œuvre de Wagner en général, si nous considérons attentivement la phrase suivante. Wagner dit (IV, 174) : « Le poète prend de nombreux faits épars, tels que la raison les perçoit, des actions, des sentiments, des passions, et il les fait converger, autant que possible, en un seul point ; c’est ainsi qu’il peut arriver à agir sur l’émotion. La tâche du musicien, par contre, est de se saisir d’un tel point concentré, et de développer jusqu’à plein épanouissement son contenu émotionnel ».

Or, grâce à la coexistence en un seul maître du poète et du musicien, nous avons aujourd’hui une œuvre, Tristan, qui réunit ces deux perfections opposées. Le poète a saisi tous les fils d’événements nombreux et compliqués ; rapidement il les a fait converger en un unique point mathématique. Le musicien, alors, s’est précipité dessus, il s’en est emparé, et, libre de toutes entraves (grâce à la précision mathématique de son point de départ), il a pu laisser la seule émotion s’épanouir jusqu’aux limites de nos possibilités.

Oui, quant à l’unité de sujet, nous serons forcés de reconnaître que Tristan occupe, non seulement dans l’œuvre de Wagner, mais dans l’histoire de l’art, une place unique. Il semble, en effet, que cette existence des deux unités opposées, l’unité dans la convergence et l’unité dans la divergence, n’ait pu être obtenue à un semblable degré que pour l’union de la parole et de la musique, sur la scène. C’est à peine si nous apercevons autour de l’unique sujet quelques autres formes de l’amour, qui rayonnent, pour ainsi dire, autour du point central : l’amitié de Kurwenal, le dévouement de Brangaene, la sainteté du roi Marke, la simplicité du pâtre, la mélancolie du matelot. Toute autre chose est abolie.

Serait-ce le moment de réfuter cette armée de savants, d’esthéticiens, de critiques qui nous prouvent que la suprême qualité de Tristan est son grand défaut ? Je ne le crois pas. Et je préférerai dire sincèrement que si le maître avait voulu restreindre encore plus la part du monde en dehors de ces deux âmes, la perfection n’en aurait été que plus grande. Je lui sais cependant gré d’avoir eu pitié de ma faiblesse.

Et puis, n’oublions pas de noter une unité bien précieuse que cette œuvre est seule à posséder parmi les crames ce Wagner : c’est qu’elle est exclusivement poétique. Elle est nue de tout symbolisme ; elle ne se prête peint aux interprétations philosophiques ou religieuses ; elle est conçue sans préoccupations nationales. Jamais on ne pourra en déduire une morale.

Quant à l’épuisement du sujet, personne ne douta plus aujourd’hui que les paroles, servantes de la logique, ne sauraient jamais nous révéler le fond d’une âme. La science et la philosophie critique, en voulant conquérir le monde, sont arrivées surtout à préciser les proches limites qui leur sont infranchissables. Il est donc naturel que l’homme de notre époque ait ressenti le besoin insatiable, désespérant, de découvrir une « nouvelle révélation du monde » (VII, 270), ce qui, au fond, est la même chose que de découvrir un nouveau mode d’exprimer sa propre âme. La découverte d’un nouveau langage », dit Wagner. « était une nécessité métaphysique de notre époque… le développement moderne de la musique a répondu à an besoin profondément senti de l’humanité… (VII, 149). Car la musique, autrefois un jeu, est aujourd’hui devenue une langue. « Seulement, ne l’oublions jamais, et ne tâchons jamais de lui dérober la plus précieuse de ses qualités en voulant la préciser par des conventions : c’est une langue « qu’on ne saurait interpréter à l’aide des lois de la logique et qui contient en elle-même une puissance de conviction immédiate bien supérieure à celle de ces lois ». Wagner a créé une œuvre qui satisfait par la parole aux exigences logiques que manifeste une partie de notre être, et qui en même temps, précisément parce que cette base est solidement posée, peut satisfaire aux besoins de l’autre parti de notre être, par la musique. Son œuvre s’adresse à la totalité de l’homme. Il dispose donc, pour mener jusqu’à l’épuisement l’étude d’une âme. de moyens qu’aucun poète n’a connus.

Est-ce à dire que Tristan soit un idéal de perfection ? Devant une œuvre d’art aussi admirable, on sent la futilité de telles expressions. Wagner nous a dit, lui-même, qu’il « ne voulait point qu’on considérât Tristan comme un modèle idéal ». C’est une œuvre toute palpitante de vie intense ; certes elle doit contenir des imperfections. Mais à côté de ses beautés évidentes, elle en contient de nombreuses que presque personne ne soupçonne. Et surtout elle nous apparaît comme l’œuvre initiale dans un nouveau domaine de l’art ; elle nous découvre tout un monde de possibilités d’expression. Je crois que nous sommes encore loin de la connaître assez bien pour pouvoir en distinguer les défauts avec la précision utile. Pendant longtemps nous aurons le privilège de ne lui découvrir que de nouvelles beautés.

 

Documents de critique expérimentale : Parsifal (Fin)

II : Verstand

Das schnellste Thier, das euch tragt zur Volkommenheit, das ist Leiden.

Meister Eckhard (I, 492).

 

« Ainsi nous nous sentions éloignés du monde ordinaire, par l’influence de l’atmosphère acoustique et optique sur notre sensibilité, et nous en avions conscience et souvenir lors de notre retour au jour… » C’est par ces paroles que Wagner termine sa lettre sur Parsifal.

Nous avons expliqué précédemment en quoi consistait cette atmosphère acoustique et optique, qui s’impose à ce que Wagner appelle le Gefuehl, c’est-à-dire à la perception sensuelle, « Dans le drame, dit-il, nous devons devenir sachants par la perception sensuelle ou le sentiment. Mais quand cette perception est satisfaite et se repose, ce repos nous conduit inconsciemment a la compréhension (IV, 97). »

Nous en sommes arrivés à ce moment dans notre étude. De ce que nous avons perçu par la vue se dégage clairement à nous l’image de la chevalerie légendaire du Gral, souffrant du péché de son roi indigne et délivrée par un « simple qui, après un temps d’épreuves, reconnaît sa mission et l’accomplit.

Voilà, en réalité, sans plus de détails, le Verstand optique que nous pouvons avoir de Parsifal.

La perception acoustique nous donne une compréhension plus complexe et plus précise à la fois. Les motifs, par leur répétition, parleur enlacement du sujet, nous montrent derrière cette simple légende un sens plus profond. La sensation, même superficielle, de la musique de Parsifal nous amène devant un monde de douleur et de péché ; la teinte triste et recueillie du prélude, cet espoir, au milieu de la souffrance, d’un sauveur attendu nous donne déjà le sens général de l’œuvre. La souffrance et la délivrance de la douleur : voilà les deux pôles entre lesquels se développe l’action. Mais la douleur elle-même est complexe ; elle est représentée dans ses différents aspects par différents personnages. Seul le héros de l’œuvre fait exception d’abord ; mais cette atmosphère de souffrance l’entoure et ces différentes incarnations de la douleur viennent comme s’essayer sur lui ; de ce contact surgit un nouvel élément : la pitié. C’est par son développement que le but sera atteint et que la délivrance de la douleur par la connaissance venue de la pitié pourra enfin s’accomplir.

Voilà, en peu de mots, de quoi se compose le « gefühlswerdung des Verstandes » c’est-à-dire la compréhension par le sentiment. Jusque maintenant, croyons-nous, cette explication ne trouvera pas de contradicteurs.

Mais, revenu au jour, c’est-à-dire sorti du théâtre de Bayreuth, l’esprit ne peut se contenter de cette compréhension ou du moins cherche à la préciser et à l’approfondir. Il y a ainsi deux degrés de compréhension : la compréhension provenant de la perception, et la compréhension qui s’opère quand l’esprit n’est plus sous l’impression de l’atmosphère acoustique et optique. Il s’agit, en un mot, de comprendre le « symbole » contenu dans cette œuvre.

Pour atteindre ce but, nous devons rechercher le moment de la vie de Wagner où a été conçu Parsifal, et quel est le milieu intellectuel où cette conception s’est développée.

Wagner, dans des lettres parues dans la Deutsche Rundschau de février-mars 1887, dit, le 28 septembre 1865, qu’il a terminé les Nibelungen et commencé un Parsifal. Or, en ce temps, l’Allemagne, après tant d’années d’ignorance, apprenait qu’elle possédait un grand philosophe de plus. On commençait à connaître die Welt als Wille und Vorstellung d’Arthur Schopenhauer bj ; Wagner fut un de ses premiers partisans et lui dédia un exemplaire de la Tétralogie.

Il nous faut donc étudier les idées de Schopenhauer sur la souffrance ; et, en y joignant des extraits des Gesammelte schriften de Richard Wagner, nous pourrons voir si leurs théories peuvent concorder avec la signification de Parsifal.

« Nous avons trouvé, dit Shopenhauer, la vie en totalité ayant pour essence la douleur, et nous avons vu comment chaque désir vient d’un besoin, d’un manque, d’une souffrance ; chaque adoucissement n’est qu’une souffrance reportée plus loin. Nus joies trompent notre désir ; elles sont négatives de nature et marquent seulement pour nous la fin d’un malheur (Die Welt als Wille, IV, 67) ». Wagner (1879) écrit ceci : « Aux sages se découvrit le secret du monde, qui consiste en un pénible mouvement de déchirement. » La Douleur est donc la base de l’existence humaine d’après ces deux philosophes.

Mais, quel est notre moyen de salut (Heilsordnung) ? C’est de nous débarrasser du désir de vivre (des Willens zum Leben) et la douleur nous y pousse. « Il serait plus exact de placer le but de la vie dans la souffrance (Wehe) que dans le bien-être. Plus on souffre, plus on est près du vrai but de la vie. En fait, la douleur est le processus de la délivrance par lequel seul, dans la plupart des cas, l’homme se purifie, c’est-à-dire est détourné du désir de la vie (IV, 49, 729 et seq.) ». Et Schopenhauer dit autre part : « La vie est comme un processus de purification dont la lessive est la douleur. »

Mais à la Leiden (souffrance) vient s’ajouter la Mitleid (pitié) c’est-à-dire la reconnaissance de la souffrance du monde comme de la sienne, « La pitié, dit Schopenhauer, est la reconnaissance de la souffrance étrangère ». Il rétablit le phénomène suivant : « La souffrance, sentie immédiatement, revient à la perception comme représentée étrangère (comme si elle arrivait à un autre), on y compatit comme telle et on la sent soudain redevenir sienne, et c’est de cette répercussion de la réflexion que proviennent les larmes, qui représentent donc la pitié qu’on a pour soi-même (Mitleid fur sich selbst) ».

« L’homme qui a pénétré le secret du monde, d’après Schopenhauer, connaît tout, embrasse l’essence de tout, trouve l’humanité en proie à un effort vain, à un combat intérieur et à une souffrance ; il voit partout où il regarde l’homme souffrant et aussi l’animalité. Tout cela lui est plus proche que sa propre personne ». Il a levé le voile de Maja : le « principium individuationis » est écarté ; « il ne fait plus d’égoïste différence entre sa personne et celle des autres, mats prend à la souffrance étrangère autant de part qu’à la sienne ; par suite, il est prêt à sacrifier son individu, pour sauver ainsi plusieurs autres frères en souffrance (IV, 68). »

Wagner (1880, 258) : « Nous voyons le saint surpasser encore le héros (Parsifal surpasser Siegfried) dans sa passion pour la souffrance et le sacrifice. »

Nous arrivons ici, dans le développement de la théorie Schopenhauérienne, à l’étude du Christianisme, et cela nous donne l’occasion d’examiner une explication que l’on a donnée de Parsifal. On voudrait y voir une apologie de la religion du Christianisme. M. Ernst (Revue Contemporaine) y voyait « la patrie chrétienne ». Dernièrement enfin, M. de Villiers de l’Isle-Adam (Revue Wagnérienne, 3e année, V, 198) racontait un entretien qu’il avait eu avec Wagner en 1863, où le maître disait : « Sachez qu’avant tout je suis Chrétien. » Nous ne pensons pas, comme M. Ernst, qu’il faille négliger les souvenirs personnels de ceux qui ont eu le bonheur d’entendre le maître ; mais nous ne les acceptons que quand, comme ici, ils viennent d’un témoin digne de foi et qu’ils sont datés.

Que faut-il conclure ? Wagner était-il Chrétien ou non ? Parsifal est-il une apologie du Christianisme ? Nous répondrons oui, après avoir étudié les œuvres théoriques de Wagner ; mais nous devons exposer comment Schopenhauer et Wagner comprenaient le Christianisme.

Schopenhauer y voyait contenue la grande vérité« du besoin de la délivrance de l’exister et l’assouvissement de ce besoin par la négation du vouloir (IV, 733). » « C’est en concordance avec ce principe que, dans l’Évangile Chrétien, la sainteté de la souffrance nous est démontrée, et que la Croix, ce chef-d’œuvre de souffrance, est le symbole primordial de la religion chrétienne. » Wagner (1880) : « Un être a pris pour lui le péché énorme de tout ce qui existe (entendre ici par péché ce que dit Calderon : le plus grand péché de l’homme est d’être né) ; il l’a expié par sa mort. Par elle tout ce qui respire et vit s’est senti décliner. »

En un mot, Schopenhauer et Wagner voient dans le Christianisme, comme dans le Bouddhisme, des représentations de leur philosophie. Mais pour eux il n’a rien de commun avec la religion vulgaire : « Les résultats moraux du Christianisme, on les trouve chez moi expliqués par l’étude de la nature et basés sur elle, tandis que dans le Christianisme ils ne le sont que par de simples fables (Parerga, I, 143) », et autre part : « Pour faire entrer ce principe (délivrance de la vie), le Christianisme dut se servir de véhicules mystiques (Mysthichen vehikels) comme par exemple du calice qui devait sauver les hommes. » Wagner (1880, 273) : « Ce qui devait perdre l’Eglise chrétienne fut l’assimilation de cet être divin sur la croix avec le créateur juif du ciel et de la terre, et de joindre avec ce Dieu colère et vengeur, le sauveur des pauvres, qui s’est sacrifié par amour de tout ce qui existe.

En résumé, Wagner et son Parsifal sont chrétiens, mais la légende de Parsifal, tout cet appareil religieux n’est, pour nous servir de l’expression de Schopenhauer, qu’« un véhicule mystique » qui nous représente la religion de la Pitié.

Reprenons l’exposé de la théorie énoncée plus haut. Une fois arrivé à la connaissance du monde, que fait l’homme ? Ici se séparent les deux penseurs : Schopenhauer conclut à l’Ascétisme : « La volonté se détourne du monde ; il éprouve une répulsion de l’espèce dont il est un produit ; il nie le vouloir et punit la tromperie du corps (la propagation de l’espèce) par la Chasteté. » Wagner semble s’être arrêté à la période du dévouement. Déjà dans la Tétralogie, la fin, est contradictoire avec toute l’essence de l’œuvre, en ce sens que le « Wille zum leben » est glorifié (voir le texte et non la partition). Cela s’explique par le fonds du génie de Wagner qui fut toujours socialiste. « Qui peut, dit-il dans sa lettre sur Parsifal, regarder ce monde organisé par la ruse, l’imposture et l’hypocrisie, par le meurtre et le vol légalisés, sans avoir à se détourner de lui avec une répugnance pleine de frisson ? » Il se détourne de ce monde, mais pour en chercher et fonder un autre, et Parsifal est la réalisation de ce rêve, de ce but qu’il avait indiqué : « Le but est : l’homme fort et beau ; la Révolution lui donnera la force, l’Art lui donnera la beauté ! (III, 40) » Et autre part : « Unis, nous formerons le lien de la sainte Nécessité, et le baiser fraternel qui scellera ce lien sera l’Œuvre d’Art commune de l’Avenir : en elle nous serons un : « Divulgateurs et montreurs de la Nécessité, sachants de l’Inconscient, voulants de l’Involontaire, témoins de la Nature, — hommes heureux ! »

Dans l’œuvre elle-même on suit pas à pas le développement de la théorie Schopenhauérienne. Nous diviserons cette analyse en trois parties : 1° Der Reine Thor : 2° Durch mitleid ;3° Wissend.

 

Der Reine Thor bk.

Parsifal représente pour nous, au commencement de l’œuvre, l’homme ignorant l’essence de la vie, se contentant de satisfaire ses désirs (Wille zum Leben) ne sachant ce qui est bon ou mauvais. « Wer ist gut ? » demande-t-il à Gurnemanz. A un moment de sa vie il rencontre enfin la Douleur. Elle l’avait déjà comme enveloppé de son influence dès son berceau. Sa mère, Herzeleide (souffrance du cœur), le berçait en pleurant : « Ihm weckt’am Morgen — der heisse Thau der Mutter Thraenen (la chaude rosée des larmes de sa mère le réveillait au matin). » Il l’a quittée et elle est morte de douleur : « Ihm brach das Leid das Herz, und — Herzeleide starb. » Sur le territoire du Gral, par caprice d’enfant, il tue un cygne et trouble ainsi la tranquillité sacrée de la nature, qui est comme un asile salutaire pour l’homme souffrant. « (Il volait (le cygne), dit Gurnemauz, au-dessus du lac, qu’il consacrait pour le bain salutaire.) » C’est à ce moment que la nouvelle de la mort de sa mère, lui est annoncée brusquement, et avec elle, apparaît pour la première fois chez lui la douleur, et, comme la première fois qu’elle atteint l’homme, elle lui semble une blessure physique. Mais cette impression disparaît et, devant le spectacle de la douleur que lui présente Gurnemanz, il reste ignorant et froid. Cependant la plainte d’Amfortas a trouvé écho en lui. Il est resté insensible à l’invitation des chevaliers de venir à eux, et Gurnemanz le chasse, comme indigne de comprendre. Ainsi l’homme, dans son désir de vivre, ne comprend pas le spectacle que lui présente la vie : il en ignore et veut en ignorer le sens.

Durch Mitleid.

Dans le jardin enchanté du magicien Klingsor, la volupté et l’amour se présentent pour la première fois à Parsifal : les Filles-fleurs par leur influence amollissent ce cœur, resté fermé aux sentiments de tendresse ; le baiser de Kundry lui révèle l’amour ; mais, en même temps, la plainte de l’homme souffrant lui revient à la mémoire. Derrière cette joie il aperçoit la tristesse et reconnaît, comme dirait Schopenhauer, la « tromperie du corps », il aperçoit la souffrance que donne le désir (das sehnen, das furchtbare sehnen), et le secret du monde, la souffrance, lui apparaît dévoilé ; il se souvient d’avoir vu sur sa route des hommes qui souffraient, et sa propre souffrance, il la réunit avec la leur (Des Heilands Klage da vernehm ich, die Klage, ach ! die Klage… Die Brüder dort in grausen Noethen — den Leib mit quaelen und ertroeten). La femme, qui lui a donné la connaissance de la douleur, souffre aussi du désir, elle attend la délivrance de la malédiction qui pèse sur elle. (Kann nicht weinen). « Les larmes, dit Schopenhauer, nous apparaissent comme signe de pitié et de bonté » parce que nous sentons que celui qui peut encore pleurer, peut aussi nécessairement aimer, être capable de pitié pour lui-même et les autres : Liebe ist Mitleid (die Welt als Wille, 443). En présence de la souffrance du inonde, Parsifal a compris sa mission.

 

Wissend.

« Il sait », mais il lui reste à exécuter son « vouloir » c’est-à-dire à délivrer le Gral et le monde. « Doch wer erkennt ihn klar und hell, des einz’gen Heiles wahren Quell ? » « Oh, dit-il, misère malédiction apportée contre toute tentative de délivrance ! en proie au désir du plus haut salut, être contraint de languir près de la source de toute perdition. » La malédiction de Kundry, qui le voue à l’erreur (Irre, Irre, dich weih ich ihn zum geleit ?) n’est autre chose que la nature même de l’homme qui s’oppose à son salut. Longtemps, dans des sentiers sans issue, dans des combats et des marches, il cherche son chemin (in pfadlosen Irren, jagt’ ein wilder Fluch mich ùmher…)

Enfin il l’atteint, ce but tant désiré. Il se repose, avant de continuer sa-route, et la nature, « qui attend sa délivrance de l’homme » resplendit autour de lui — c’est le miracle du vendredi-saint, — « Toute créature, dit Gurnemar, se réjouit aujourd’hui : elle regarde vers l’homme délivré (nun freut sich aile Kreatur…) La femme pécheresse aux pieds de Parsifal a retrouvé enfin les larmes (ich sah sie welken, die mir lachten) : « je les vis pleurer elles qui autrefois riaient : aujourd’hui aspirent-elles enfin à la délivrance ? » Il se lève et poursuit sa marche vers le Gral et là délivre Amfortas de sa blessure. « Bénie soit ta souffrance, lui dit-il, elle qui a donné au simple la force toute puissante de la pitié et le pouvoir de la pure connaissance. » Il monte enfin sur l’autel, prêtre à la fois et victime, comme dit Schopenhauer, pour célébrer le sacrifice, et, tandis que le monde contemple son sauveur levant le calice dans la lumière, du haut de la coupole descendent les paroles : Hoechsten Heiles Wunde ! Erlæsung dem Erlæser ! qui signifient que le sauveur des autres s’est délivré lui-même de l’illusion du monde par la connaissance et la pitié.

Tel est, pour nous, le symbole de Parsifal, que Wagner a entouré du rayonnement de sa musique et de sa poésie.