Chapitre premier.
La perception extérieure et les idées dont se compose l’idée de corps
Sommaire.
I. Caractère général de la perception extérieure. — Elle est une hallucination vraie. — Détail des preuves. — Son premier moment est une sensation, et cette sensation, par elle-même, suffit pour susciter le simulacre du corps extérieur présent ou absent. — Après la perception, il y a en nous, avec l’image de la sensation éprouvée, un simulacre de l’objet perçu, et cette représentation tend à devenir hallucinatoire. — En beaucoup de cas, l’objet apparent diffère de l’objet réel. — Trois indices du simulacre. — Confondu ou non confondu en totalité ou en partie avec l’objet réel, il suit toujours la sensation.
II. En quoi consiste le simulacre. — Entre autres éléments, il renferme la conception affirmative d’une chose douée de propriétés. — Analyse de cette conception, notion ou idée. — Une chose n’est que l’ensemble de ses propriétés subsistantes. — Un corps n’est qu’un faisceau de propriétés sensibles.
III. Propriétés sensibles des corps. — Corps odorants, sapides, sonores, colorés, chauds ou froids. — Nous n’entendons par ces propriétés que le pouvoir d’exciter en nous telle ou telle sorte de sensation. — Corps solides ou résistants. — Analyse de Stuart Mill. — Primitivement, la résistance n’est pour nous que le pouvoir d’arrêter une série commencée de sensations musculaires. — Corps lisses, rudes, piquants, unis, durs, mous, collants, humides. — Nous n’entendons par ces propriétés que le pouvoir de provoquer tel mode ou modification d’une sensation ou d’une série de sensations musculaires et tactiles.
IV. Propriétés géométriques et mécaniques des corps. — L’étendue, la figure, la situation, la mobilité. — Ces notions jointes à celle de résistance sont l’essentiel de la notion de corps. — Elles sont des composés dont les éléments sont les notions de distance. — Analyse de Bain. — Une sensation musculaire plus ou moins intense nous donne la notion de résistance. — Une série plus ou moins longue de sensations musculaires nous donne la notion de distance plus ou moins grande. — Notion de la distance dans une direction, ou notion de l’étendue linéaire. — Notion de la distance en plus d’une direction ou notion de l’étendue de surface et de volume. — Notion de la position. — Notion de la forme. — Une série totale de sensations musculaires peut être épuisée en plus ou moins de temps. — Notion de la vitesse. — Double mesure sensible de l’amplitude du même mouvement effectué par le même membre. — Notion finale du trajet effectué ou de l’espace parcouru. — Théorie de Stuart Mill. — À quoi se ramène la notion d’espace vide parcouru et d’étendue solide continue. — Toutes les propriétés du corps se ramènent au pouvoir de provoquer des sensations.
V. Analyse du mot pouvoir. — Il signifie que telles sensations sont possibles à telles conditions et nécessaires à telles conditions. — Toute propriété d’un corps se réduit à la possibilité de telle sensation dans telles conditions et à la nécessité de la même sensation dans les mêmes conditions plus une condition complémentaire. — Confirmation de ce paradoxe. — Ces possibilités et nécessités durent et sont indépendantes. — À ce double titre, elles ont tous les caractères de la substance. — Par degrés, elles s’opposent aux sensations passagères et dépendantes, et semblent des données d’une espèce distincte et d’une importance supérieure. — Développement de cette théorie par Stuart Mill.
VI. Addition à la théorie. — Les corps sont non seulement des possibilités permanentes de sensation, mais encore des nécessités permanentes de sensation. — À ce titre, ils sont des forces. — Ce qu’est un corps par rapport à nous. — Ce qu’est un corps par rapport à un autre corps. — Ce qu’est un corps par rapport à lui-même. — Trois groupes de propriétés ou pouvoirs dans un corps. — Ces pouvoirs ne sont jamais définis que par rapport à des événements du sujet sentant, du corps lui-même ou d’un autre corps. — Parmi ces pouvoirs, il y en a auxquels se réduisent les autres. — Parmi ces événements, il y en a un, le mouvement, que l’on peut substituer aux autres. — Idée scientifique du corps comme d’un mobile moteur. — Idée scientifique du solide, du vide, de la ligne, de la surface, du volume, de la force, définis par rapport au mouvement. — Les éléments de toutes ces idées ne sont jamais que des sensations et des extraits plus ou moins élaborés de sensation.
VII. Correction apportée à la théorie. — Les corps ne sont pas seulement des possibilités et des nécessités permanentes de sensations. — Procédé par lequel nous leur attribuons le mouvement. — Analogies et différences de ce procédé et du procédé par lequel nous attribuons aux corps animés des sensations, images, idées et voûtions semblables aux nôtres.
VIII. Résumé. — Matériaux dont l’assemblage fait la notion ou conception d’un corps. — Portion animale de cette conception. — Portion humaine de cette conception. — Emploi des noms. — Intervention de l’illusion métaphysique. — Premiers éléments du simulacre hallucinatoire.
I
Commençons par la connaissance des corps. Qu’y a-t-il en nous, lorsque par nos sensations nous prenons connaissance d’un corps extérieur, lorsque, par exemple, éprouvant à la main des sensations tactiles et musculaires de froid, de résistance considérable, de contact uniforme et doux, je juge qu’il y a du marbre sous ma main ; lorsque, promenant mes yeux d’une certaine façon et ayant par la rétine une sensation de brun rougeâtre, je juge qu’à trois pas de mes yeux est une table ronde d’acajou ? Un fantôme ou simulacre hallucinatoire. — Le lecteur en a déjà vu la preuve principale23. Mais le paradoxe est si grand, qu’il convient de la présenter de nouveau et d’y adjoindre les preuves complémentaires.
Pour établir que la perception extérieure, même véridique, est une hallucination, il suffit de remarquer que son premier temps est une sensation. — En effet, par sa seule présence, une sensation, notamment une sensation tactile ou visuelle, engendre un fantôme intérieur qui paraît objet extérieur. Les rêves, l’hypnotisme, les hallucinations proprement dites, toutes les sensations subjectives sont là pour en témoigner. Peu importe que la sensation soit purement cérébrale et naisse spontanément, sans l’excitation préalable du bout extérieur du nerf, en l’absence des objets qui d’ordinaire provoquent cette excitation. Dès que la sensation est présente, le reste suit ; le prologue entraîne le drame. Le patient croit sentir dans sa bouche la chair fondante d’une orange absente, ou sur ses épaules la pression d’une main froide qui n’est pas là, voir, dans la rue vide, un défilé de personnages, entendre, dans sa chambre muette, des sons bien articulés. — Donc, lorsque la sensation naît après ses précédents ordinaires, c’est-à-dire après l’excitation de son nerf et par l’effet d’un objet extérieur, elle engendre le même fantôme intérieur, et forcément ce fantôme paraît objet extérieur. Par conséquent, s’il y a effectivement des personnages debout dans la rue, la sensation que j’éprouverai en les regardant suscitera en moi, comme tout à l’heure, des fantômes de personnages debout dans la rue, et forcément, comme tout à l’heure, ces fantômes purement intérieurs me paraîtront objets extérieurs, c’est-à-dire personnages réels et vrais. D’où l’on voit que les objets que nous touchons, voyons ou percevons par un sens quelconque, ne sont que des simulacres ou fantômes exactement semblables à ceux qui naissent dans l’esprit d’un hypnotisé, d’un rêveur, d’un halluciné, d’un homme affligé de sensations subjectives. La sensation étant donnée, le fantôme se produit ; donc il se produit, que la sensation soit normale ou anormale ; donc il se produit dans la perception où rien ne le distingue de l’objet réel, comme dans la maladie où tout le distingue de l’objet réel.
Si son existence est établie par ses précédents, elle est confirmée par ses suites. En effet, la perception extérieure laisse après elle un simulacre ; quand nous avons vu quelque objet intéressant, entendu un bel air, palpé un corps d’un grain singulier, non seulement l’image de notre sensation survit à notre sensation, mais encore elle est accompagnée par une conception, représentation, fantôme plus ou moins énergique et net de l’objet senti. Supposez cette représentation très intense, on est près d’une hallucination ; elle devient hallucination complète, si le sommeil approche ; en effet, c’est là son terme naturel ; on a vu que, si elle avorte, c’est grâce à une répression ou rectification qui survient et manquait au premier instant. Donc, au premier instant, c’est-à-dire pendant la perception extérieure, elle n’avortait pas ; donc il y avait alors une hallucination complète dont la conception conservée, la représentation surnageante, le fantôme posthume, est le reliquat. En cet état et à ce second moment, nous démêlons le fantôme que dans le premier moment nous avions confondu avec l’objet réel.
Il y a d’autres cas encore où, directement, nous pouvons l’en séparer ; ce sont toutes les erreurs de la perception extérieure, surtout celles du toucher et de la vue. Je ne parle pas seulement de celles qui proviennent des sensations purement subjectives ; il est trop clair qu’ici l’objet apparent se distingue de l’objet réel, puisque l’objet réel n’est pas. Je parle de celles qui proviennent de sensations mal interprétées ; en ce cas, il y a un objet réel, mais il diffère de l’objet apparent. Par exemple, lorsque, les yeux fermés, nous touchons une boule avec l’index et l’annulaire croisés, nous croyons toucher deux boules ; voilà une des erreurs du toucher. Celles de la vue sont innombrables ; nous en commettons tous les jours dans la vie courante, et on en fabrique à volonté dans les spectacles optiques ; au moyen du stéréoscope, nous donnons à deux surfaces planes l’apparence d’un seul corps doué de profondeur ; et cent autres illusions analogues. Prenez la plus simple de toutes, celle que provoque une figure reflétée dans une glace ; si la glace est bien pure et occupe toute une paroi de la chambre, si le jour est bien ménagé et si vous n’êtes pas prévenu, vous croirez voir la figure devant vos yeux à un endroit où il n’y a que des moellons du mur. Or, dans ce cas et dans tous les autres semblables, ce que nous prenons pour l’objet réel diffère de l’objet réel ; la chose affirmée n’est qu’une chose apparente, rien ne lui correspond à l’endroit et avec les caractères affirmés ; en d’autres termes, elle n’est qu’un simple simulacre interne, éphémère, qui fait partie de nous, et qui cependant nous paraît une chose externe, autre que nous, permanente. Mais lorsque la perception était exempte d’erreur, notre opération était exactement la même ; partant, quand notre perception était exempte d’erreur, nous produisions et nous projetions de même à l’endroit indiqué un objet apparent, un simulacre interne et passager qui faisait partie de nous, et qui pourtant semblait un corps extérieur à nous, indépendant et stable. La seule différence, c’est que tout à l’heure un corps indépendant, extérieur et stable correspondait effectivement et rigoureusement à notre simulacre, et que maintenant cette correspondance effective et rigoureuse n’a plus lieu. Partant, dans le premier cas, nous ne pouvions distinguer le simulacre et le corps, et maintenant nous le pouvons.
Ainsi, trois indices nous révèlent que le simulacre est présent, même dans la perception extérieure véridique. — En premier lieu, sa condition provocatrice et suffisante, la sensation, s’y rencontre ; donc il faut qu’il y soit. — En second lieu, on le trouve survivant un instant après, et réprimé par une rectification ajoutée ; donc il était là un instant auparavant, et il était non réprimé, c’est-à-dire pleinement hallucinatoire. — En troisième lieu, nous le distinguons dans beaucoup de cas, et pour cela il suffit que les caractères de l’objet réel ne coïncident pas tous et parfaitement avec les siens ; partant, nous sommes forcés d’admettre qu’il existe, lors même que la coïncidence parfaite de tous ses caractères et de tous les caractères de l’objet réel empêche l’expérience ultérieure de constater entre lui et l’objet réel aucune différence. — Quel est cet objet réel ? Et en a-t-il un ? Et, si nous en reconnaissons un, sur quoi pouvons-nous nous fonder pour le reconnaître ? À toutes ces questions, nous chercherons tout à l’heure une réponse. — En attendant, posons seulement que, lorsque nous percevons un objet par les sens, lorsque nous voyons un arbre à dix pas, lorsque nous prenons une boule dans la main, notre perception consiste dans la naissance d’un fantôme interne d’arbre ou de boule, qui nous paraît une chose extérieure, indépendante, durable, et située, l’une à dix pas, l’autre dans notre main.
II
En quoi consiste ce fantôme interne ? — Entre autres éléments, il est manifeste qu’il renferme une conception affirmative. Quand je vois l’arbre ou que je touche la boule, ma sensation me suggère un jugement, c’est-à-dire une conception et une affirmation. Je conçois et j’affirme qu’à dix pas de moi il y a un être doué de telles propriétés, que dans ma main il y en a un autre, et l’halluciné qui a la sensation d’un arbre absent ou d’une boule absente prononce de même. Voilà un élément essentiel du simulacre interne ; point de perception extérieure ni d’hallucination qui ne contienne une conception affirmative, la conception d’un être, chose ou substance douée de propriétés. Analysons cette conception, et tâchons de noter une à une les conceptions distinctes et liées dont elle est le total.
Soit cette table d’acajou vers laquelle je tourne les yeux ; quand je la perçois, j’ai, à propos de la sensation de ma rétine, une conception affirmative, qui est celle d’un quelque chose étendu, résistant, dur, lisse, faiblement sonore, d’un brun rougeâtre, de telle grandeur et de telle figure, bref d’un être ou substance, doué des qualités ou propriétés susdites. Que le lecteur y réfléchisse un instant : ici, comme dans toute proposition, la substance équivaut à la série indéfinie de ses propriétés connues ou inconnues. Ôtez toutes les propriétés, sans en excepter une seule, l’étendue, la résistance, la gravité, la dureté, le poli, la sonorité, la figure, et enfin la plus générale de toutes, l’existence elle-même ; il est clair qu’il ne restera plus rien de la substance ; elle est l’ensemble dont les propriétés sont les détails ; elle est le tout dont les propriétés sont les extraits ; ôtez tous les détails, il ne restera plus rien de l’ensemble ; ôtez tous les extraits, il ne restera plus rien du tout. Règle générale, dans toute proposition, les attributs font l’analyse du sujet, et le sujet est la somme des attributs. — Par conséquent, ma conception de la substance n’est qu’un résumé ; elle équivaut à la somme des conceptions composantes, comme un nombre à la somme des unités composantes, comme un signe abréviatif aux choses qu’il abrège et signifie. Partant, ce que j’applique et attribue à la substance s’applique et s’attribue à son équivalent. Donc, quand je dis qu’elle est un être, une substance ou, en d’autres termes, qu’elle est et qu’elle subsiste, cela signifie que ses propriétés sont et subsistent. Donc, concevoir et affirmer une substance, c’est concevoir et affirmer un groupe de propriétés comme permanentes et stables ; je dis un groupe : car les propriétés qui constituent un corps ne sont pas une collection arbitraire, un amas fabriqué par ma volonté, comme une somme d’unités que j’assemble à ma fantaisie et que je désigne par un chiffre ; non seulement elles sont une somme, mais encore elles sont un faisceau. L’une entraîne les autres : la forme carrée, la couleur rougeâtre, la faible sonorité, le poli, la dureté s’accompagnent dans ma table ; l’odeur parfumée, la couleur rose, la forme demi-globulaire, la mollesse s’accompagnent dans cette rose. En effet, à quelque moment que je les constate, elles sont toutes ensemble, et il me suffit d’en constater une par un de mes sens, l’odeur par l’odorat, la couleur par la vue, pour avoir le droit d’affirmer la présence simultanée des autres que je n’ai point constatées. C’est ce faisceau qui est le corps.
III
Suivons-en tour à tour les différents fils. En quoi consistent ces propriétés du corps ? — Pour la plupart d’entre elles, la réponse est aisée. Elles sont relatives, relatives à mes sensations et aux sensations de tout autre être analogue à moi : elles ne sont rien de plus qu’un pouvoir, le pouvoir qu’a le corps de provoquer telle ou telle sensation. — La rose a une certaine odeur, autre que celle du lis et que celle de la violette ; cela signifie qu’elle peut provoquer en moi, et en tout autre être construit comme moi, une certaine sensation agréable, distincte des autres sensations d’odeur, et que nous appelons l’odeur de rose. — Le sucre a une certaine saveur ; cela signifie pareillement qu’il peut provoquer en moi, et en tout autre être semblable à moi, telle sensation spéciale de saveur que nous appelons la saveur sucrée. — Il en est de même évidemment pour les couleurs et pour les sons. Telle corde vibrante donne un son de telle hauteur, de tel timbre, de telle intensité. Tel corps éclairé donne une couleur de telle nuance et de telle force. Cela signifie que la corde vibrante peut provoquer telle sensation particulière de son, que le corps éclairé peut provoquer telle sensation déterminée de couleur. — Sans doute, aujourd’hui, nous en savons davantage ; l’optique et l’acoustique nous ont appris qu’à tel son correspond tel nombre de vibrations aériennes, qu’à telle couleur correspond tel nombre de vibrations éthérées. Mais ce n’est point là le jugement primitif ni ordinaire ; il faut être devenu savant pour le porter ; l’explication est ultérieure et surajoutée. — D’ailleurs, la difficulté n’est que déplacée : munis de la théorie, nous disons que les molécules de l’air ou de l’éther ont le pouvoir, lorsqu’elles oscillent, de provoquer en nous les sensations de son ou de couleur. Ce pouvoir, que le jugement spontané accordait au corps éclairé et à la corde vibrante, est reporté maintenant sur les molécules interposées de l’air et de l’éther ; ainsi la couleur et le son restent toujours des propriétés relatives ; qu’on les attribue à la corde vibrante et au corps éclairé, ou aux particules aériennes et éthérées, elles ne sont rien de plus que le pouvoir de provoquer en nous telles ou telles sensations.
Si enfin, des quatre sens spéciaux, nous passons au dernier et au plus général de tous, c’est-à-dire au toucher, nos conclusions sont pareilles. — Tout d’abord, il est clair que la chaleur et le froid ne sont que le pouvoir de provoquer les sensations de ce nom. — Il en est de même pour la solidité ou résistance ; elle n’est que le pouvoir de provoquer la sensation musculaire de résistance. « Quand nous contractons les muscles de notre bras24 soit par un exercice de notre volonté, soit par une décharge involontaire de notre activité nerveuse spontanée, la contraction est accompagnée par une sorte de sensation qui est différente, selon que la, locomotion qui suit la contraction musculaire continue librement ou rencontre un empêchement. — Dans le premier cas, la sensation est celle de mouvement à travers l’espace vide. Supposons que, après avoir répété plusieurs fois cette expérience, nous ayons tout d’un coup une expérience différente ; la série des sensations qui accompagnent le mouvement reçoit, sans intention
ni attente de notre part, une terminaison abrupte. Cette interruption ne suggérerait pas par elle-même la croyance à un obstacle extérieur. L’empêchement pourrait être dans nos organes : il pourrait avoir pour cause la paralysie ou la simple incapacité qui provient de la fatigue. Mais, dans chacun de ces deux cas, les muscles n’auraient point été contractés, et nous n’aurions pas eu la sensation qui accompagne leur contraction. Nous aurions pu avoir la volonté de déployer notre force musculaire, mais ce déploiement n’aurait pas eu lieu. — S’il a lieu et s’il est accompagné par la sensation musculaire habituelle, mais sans que la sensation attendue de locomotion se produise, nous avons ce que nous appelons la sensation de résistance ou, en d’autres mots, de mouvement musculaire empêché. »
— Plus tard, quand nous aurons acquis l’idée de nos membres, nous traduirons telle série non interrompue de sensations musculaires par l’idée du mouvement non empêché de notre bras, et nous traduirons la même série interrompue de sensations musculaires par l’idée du mouvement empêché de notre bras. En effet, l’un peut remplacer l’autre : une fois que nos sens sont instruits, nous découvrons que telle série de sensations musculaires constatée par la conscience équivaut à tel mouvement de notre main constaté par les yeux ou par le toucher ; nous substituons le second fait au premier, comme plus commode à imaginer et plus répandu dans la nature, et, dorénavant, nous définissons la résistance comme le pouvoir d’arrêter le mouvement de notre bras et en général d’un corps quelconque. — Mais ceci est une conception ultérieure. Primitivement, la résistance n’est pour nous que le pouvoir d’arrêter une série
commencée de sensations musculaires, et les autres qualités tactiles se réduisent, comme la résistance, au pouvoir de provoquer telle sensation musculaire ou tactile plus ou moins simple ou composée, tel mode ou modification d’une sensation ou d’une série de sensations musculaires et tactiles. — Un corps est lisse ou rude ; cela signifie qu’il peut provoquer une sensation de contact uniforme et douce, ou une sensation de contact irrégulière et forte. Pesant, léger, piquant, uni, dur, mou, collant, humide25, tous ces termes ne désignent que le pouvoir de provoquer des sensations plus ou moins complexes, intenses et variées, de contact, de pression, de température, de contraction musculaire et de douleur.
IV
Il reste un groupe de propriétés qui au premier regard semblent personnelles au corps, intrinsèques, et non pas seulement relatives à des sensations ; telles sont l’étendue, la figure, la mobilité, la situation, toutes propriétés géométriques. Et, de fait, c’est par elles que nous expliquons les divers pouvoirs qu’on vient de décrire : nous concevons et nous supposons de petites étendues figurées que nous nommons molécules ; nous admettons qu’elles se meuvent dans tel sens et avec telle vitesse ; que, deux molécules étant données, elles vont se rapprochant ou s’écartant l’une de l’autre plus ou moins vite selon leur distance réciproque ; qu’une somme de molécules dont les mouvements sont mutuellement annulés ou compensés fait un corps stable, dont l’équilibre s’altère à l’approche d’un autre corps pareillement constitué. Telle est notre idée des corps, idée toute réduite et abstraite ; voilà pour nous l’essentiel et l’indispensable du corps ; en quoi consistent ces propriétés ?
Remarquons d’abord qu’elles se ramènent à une propriété principale, l’étendue, et à l’un des pouvoirs énumérés plus haut, la résistance. — Un corps est une étendue solide ou résistante ; cela signifie que cette étendue, par toutes ses parties continues et successivement explorées, peut provoquer la sensation de résistance ; si ce n’est pas en nous, c’est en un être dont les sensations seraient plus fines que les nôtres. Par là, l’étendue solide se distingue de l’étendue vide, c’est-à-dire du lieu qu’elle occupe. Par là encore, nous définissons sa mobilité, qui n’est que le pouvoir de changer de lieu. Par là enfin, nous définissons ses limites. Elle a une surface, c’est-à-dire une limite ; la surface est la limite de l’étendue solide, comme la ligne est la limite de la surface, comme le point est la limite de la ligne. Or, limite signifie cessation ; la surface, la ligne, le point et les figures qui en dérivent ne sont donc que des points de vue de la solidité, des manières diverses de considérer sa cessation et son manque, c’est-à-dire le manque et la cessation de la sensation de résistance. — Reste l’étendue elle-même. On peut la considérer à trois points de vue, selon les trois dimensions, en longueur, largeur et hauteur. Soit un cube ; son étendue en longueur, largeur et hauteur, c’est la distance qui sépare un point pris à l’un de ses angles de trois points pris à trois autres de ses angles. La distance en trois sens ou directions, voilà le fond de notre idée de l’étendue. Ici, nous n’avons guère qu’à reproduire l’admirable analyse des derniers philosophes anglais26.
Quand je contracte un de mes muscles, j’ai une de ces sensations qu’on nomme musculaires, et je puis la considérer à deux points de vue. — En premier lieu, la sensation que j’ai est plus ou moins forte ; elle est extrême, si l’effort va jusqu’au déboîtement du muscle ; sa limite est la douleur qu’on appelle crampe ; son caractère est l’intensité plus ou moins grande, et à ce titre je puis comparer ma sensation à d’autres sensations du même muscle plus ou moins intenses. Ce point de vue me permet d’évaluer la résistance que m’opposent les autres corps ; il ne m’enseigne rien encore sur leur étendue, leur distance et leur position. — Mais il y a un second point de vue, et c’est à celui-ci que nous devons notre idée de l’étendue. Car non seulement la sensation musculaire a une intensité plus ou moins grande, mais elle a encore une durée plus ou moins longue. « Quand un muscle commence à se contracter, dit M. Bain, ou quand un membre commence à se fléchir, nous sentons distinctement si la contraction et la flexion sont achevées ou non, et à quel point de leur cours elles s’arrêtent ; il y a une certaine sensation qui correspond à la demi-contraction, une autre qui correspond à la contraction prolongée jusqu’aux trois quarts, une autre encore qui correspond à la contraction complète. »
Ainsi nous distinguons non seulement un surplus d’intensité, mais encore un surplus de durée ajouté à la sensation. « Supposons un poids élevé
d’abord de quatre pouces, puis de huit pouces par la flexion du bras. »
Il est clair que nous distinguerons la deuxième sensation de la première, d’abord évidemment parce que, toutes choses restant égales, la deuxième dure deux fois plus longtemps que la première, et ensuite, probablement, parce que, dans le second temps de l’effort, d’autres muscles, entrant en jeu, provoquent de nouvelles sensations musculaires qui s’ajoutent à la continuation des anciennes, non seulement pour prolonger, mais aussi pour diversifier l’opération. Par ces deux sensations distinctes, nous distinguons l’amplitude plus ou moins grande de nos deux mouvements ; et l’on voit comment nous pouvons d’une manière générale distinguer l’amplitude d’un de nos mouvements comparé à un autre. — C’est par ce discernement musculaire que nous arrivons à connaître l’étendue et l’espace. Car, « d’abord il nous fournit le sentiment de l’étendue linéaire en tant que cette étendue est mesurée par le mouvement d’un membre ou d’un autre organe mû par des muscles. La différence entre six pouces et dix-huit pouces est exprimée pour nous par les différents degrés de contraction de tel ou tel groupe de nos muscles, de ceux par exemple qui fléchissent le bras, ou de ceux qui, dans la marche, fléchissent ou étendent le membre inférieur. Le fait intérieur qui correspond à la distance extérieure de six pouces est une impression engendrée par le raccourcissement progressif du muscle, c’est-à-dire une vraie sensation musculaire ; c’est l’impression produite par un effort musculaire d’une certaine durée ; une plus grande distance appellerait un effort d’une durée plus longue… »
— « Or, quand on a le moyen de distinguer la longueur ou
distance en une direction, on a le moyen de distinguer l’étendue en une direction quelconque, qu’il s’agisse de longueur, de largeur ou de hauteur, la perception ayant exactement le même caractère. Partant, les trois dimensions, c’est-à-dire le volume ou la grandeur totale d’un objet solide, sont perçues de la même manière… On voit sans difficulté qu’il en est de même pour ce qu’on appellesituation ou emplacement, puisque la situation est déterminée par la distance jointe à la direction, la direction étant elle-même déterminée par la distance aussi bien dans l’observation commune que dans les sciences mathématiques. — Pareillement, la forme est désignée et reconnue grâce aux mêmes sensations d’étendue ou de parcours27. — Ainsi, grâce aux sensations musculaires considérées au point de vue de leur prolongation plus ou moins grande, nous pouvons comparer les différents modes de l’étendue, en d’autres termes des différences de longueur, de surface, de situation et de forme. Quand nous comparons deux longueurs différentes, nous pouvons sentir laquelle est la plus grande, exactement comme lorsque nous comparons deux poids ou résistances différentes. Dans le premier cas comme dans le second, nous pouvons acquérir quelque type absolu de comparaison, lorsque des impressions suffisamment répétées sont devenues permanentes. Par exemple, nous pouvons imprimer dans notre mémoire la sensation de contraction qu’éprouve le
membre inférieur pour un pas de trente pouces, et dire que tel autre pas donné est moindre ou plus grand que cette quantité. Selon la délicatesse du tissu musculaire, nous pouvons, après une pratique plus ou moins longue, acquérir des impressions distinctes pour chaque type de dimension, et alors décider tout d’un coup si une longueur donnée à quatre pouces ou quatre pouces et demi, neuf ou dix pouces, vingt ou vingt et un. Quand nous sommes ainsi devenus sensibles à la dimension, nous n’avons plus besoin d’employer les mesures de longueur, et c’est là un talent acquis qui facilite beaucoup d’opérations mécaniques ; par exemple, pour dessiner, peindre, graver, et dans les arts plastiques, il faut absolument avoir acquis ce discernement des plus délicates différences. »
Reste un troisième point de vue ; car il y a non seulement divers degrés d’intensité et de durée, mais divers degrés de vélocité dans nos mouvements musculaires, et la même contraction des mêmes muscles éveille en nous deux sensations musculaires différentes, selon qu’elle est rapide ou lente. Nous apprenons par l’expérience que, dans beaucoup de cas, ces deux sensations distinctes sont les signes du même mouvement ; en cela, elles s’équivalent. « Un mouvement lent pendant un temps long est la même chose qu’un mouvement plus rapide pendant un temps moins long ; nous nous en convainquons aisément en remarquant qu’ils produisent tous les deux le même effet, puisqu’ils épuisent tous les deux toute l’amplitude de parcours dont le membre est capable. En effet, si nous expérimentons les différentes manières de donner au bras tout son déploiement, nous
trouverons que les mouvements lents longuement prolongés équivalent aux mouvements rapides de durée courte, et nous sommes ainsi en état d’acquérir par les deux moyens une mesure de l’amplitude de notre mouvement, c’est-à-dire une mesure de l’étendue linéaire. »
— « Soient, dit encore Stuart Mill28, deux petits corps, A et B, assez voisins l’un de l’autre pour être touchés simultanément, l’un avec la main droite, l’autre avec la main gauche. Voilà deux sensations tactiles qui sont simultanées, juste comme une sensation de couleur et une sensation d’odeur peuvent l’être. »
Ces deux sensations de résistance, étant simultanées, nous font connaître deux solides, comme existant ensemble. « La question est maintenant de savoir ce que nous avons dans l’esprit, quand nous nous représentons, sous la forme de l’étendue ou de l’espace interposé, la relation qui existe entre les deux objets déjà connus comme simultanés, relation que nous ne supposons pas exister entre l’odeur et la couleur. Notre réponse est que, quelle que puisse être la notion de l’étendue, nous l’acquérons en passant notre main, ou quelque autre organe tactile, dans une direction longitudinale de A à B, et que cette opération, en tant que nous en avons conscience, consiste en une série de sensations musculaires variées… Quand nous disons qu’il y a un espace entre A et B, nous voulons dire qu’une certaine série de ces sensations musculaires doit intervenir entre notre perception de A et notre perception de B. Quand nous disons que l’espace est plus grand ou plus petit, nous voulons dire qu’étant donnée une quantité égale
d’effort musculaire, la série des sensations doit être plus longue ou plus courte. Si un autre objet G est sur la même ligne, nous jugeons que sa distance est plus grande, parce que, pour l’atteindre, nous devons prolonger la série des sensations musculaires ou ajouter ce surplus d’effort qui correspond à la vélocité accrue. C’est là, de l’aveu de tous, le procédé par lequel nous connaissons l’étendue, et c’est là à nos yeux l’étendue elle-même. Pour nous, l’idée de l’étendue est celle d’une variété de points qui existent simultanément, mais que le même organe tactile ne peut percevoir que successivement à la fin d’une série de sensations musculaires qui constitue leur distance, ces divers points étant dits situés à diverses distances les uns des autres, parce que la série des sensations musculaires interposées est plus longue en certains cas que dans d’autres… Une série de sensations musculaires, interposée entre la première et la seconde sensation tactile, est la seule particularité qui distingue la simultanéité dans l’espace de la simultanéité qui peut exister entre une saveur et une couleur, entre une saveur et une odeur, et nous n’avons aucune raison de croire que l’étendue en elle-même soit autre chose que cela. »
Ainsi, pour nous, le temps est le père de l’espace, et nous ne concevons la grandeur simultanée que par la grandeur successive. Quand notre bras se meut, il parcourt une étendue : mais nous n’évaluons la grandeur de ce parcours que par les deux facteurs qui la mesurent, d’un côté par la quantité de notre effort musculaire, de l’autre côté par la durée de nos sensations musculaires successives. Dans un parcours, il y a trois termes, la grandeur de la force motrice, la longueur du temps employé, l’étendue de l’espace parcouru, et chacun d’eux est déterminé par les deux autres. Or nous trouvons en nous-mêmes les deux premiers, et ensemble ils équivalent au troisième, puisque le troisième est tout entier déterminé par eux. C’est donc par eux que l’étendue parcourue se traduit en nous, et elle n’est autre chose pour nous que le pouvoir de les provoquer. Ainsi l’étendue plus ou moins grande n’est que le pouvoir de provoquer en nous, à égalité d’effort musculaire, une série plus ou moins longue de sensations musculaires successives. Joignez-y la solidité, c’est-à-dire le pouvoir de provoquer la sensation de résistance, et vous aurez le corps. — En effet, ses trois dimensions sont les trois points de vue distincts auxquels se ramènent toutes les sensations qui mesurent son étendue. Sa continuité est le pouvoir de provoquer, pendant toute la durée de ces sensations, la sensation de résistance. Sa limite est le moment où cesse la sensation de résistance. Sa figure est l’ensemble de ses limites. Nous le concevons comme composé de parties, parce que la sensation dont la durée le mesure est elle-même composée de parties. Pareillement il est divisible à l’infini, parce que cette durée est elle-même divisible à l’infini. Quoique les éléments de notre sensation soient successifs, les éléments du corps nous apparaissent comme simultanés ; en effet, ils sont, comme le corps lui-même, des pouvoirs permanents, dont la permanence, comme celle du corps lui-même, nous est attestée par le retour régulier des sensations qu’ils provoquent ; étant permanents, ils sont contemporains ; quoique nous les percevions tour à tour, ils existent ensemble, et la succession qui disjoint leurs effets ne s’applique pas à leur être. Je passe ma main, en appuyant, le long de ce bord de table, à plusieurs reprises, de gauche à droite, puis de droite à gauche, toujours avec la même vitesse, c’est-à-dire avec le même degré d’effort locomoteur. Or, dans toutes ces expériences, la sensation que me donne mon bras contracté est la même en durée, et elle a pour compagne, à chacun de ses moments, la sensation uniforme de résistance. Que je commence par la droite ou par la gauche, il n’importe ; la double sensation musculaire reste la même dans les deux cas. Elle forme donc un groupe tranché parmi mes souvenirs et mes prévisions ; elle se distingue des autres par le degré précis d’intensité de la première sensation musculaire composante, par le degré précis de durée de la seconde sensation musculaire composante, et en outre par la nuance particulière de la sensation de tact adjointe ; le pouvoir de provoquer ce groupe est ce que nous nommons la résistance et l’étendue de la table. — D’où l’on voit que toutes les propriétés sensibles des corps, y compris l’étendue, par suite la forme, la situation et le reste des qualités tangibles, ne sont, en dernière analyse, que le pouvoir de provoquer des sensations.
V
Ceci nous conduit à une nouvelle vue de la nature des corps ; un corps est un faisceau de ces pouvoirs qu’on vient de décrire. Mais qu’est-ce qu’un de ces pouvoirs ? — Cette rose peut provoquer telle sensation d’odeur ; cela signifie que, si l’on est à la portée, cette sensation d’odeur s’éveillera. Cette table peut provoquer telle forte sensation de résistance ; cela signifie que, si elle est pressée par la main, une forte sensation de résistance s’éveillera. Un pouvoir n’est donc rien d’intrinsèque et de personnel à l’objet auquel on l’attribue. Nous entendons simplement par ce mot que tels effets sont possibles, futurs, prochains, nécessaires à telles conditions. Nous entendons simplement, dans le cas présent, que telles sensations sont possibles, futures, prochaines, nécessaires à telles conditions. Par conséquent, un faisceau de pouvoirs n’est rien ; par conséquent, un corps, c’est-à-dire un faisceau de pouvoirs, n’est rien davantage. Au fond de la conception affirmative, par laquelle, après avoir passé et appuyé ma main sur cette table, je conçois et j’affirme un corps indépendant et permanent, il n’y a rien que la conception affirmative de sensations musculaires et tactiles analogues, ces sensations étant conçues et affirmées comme possibles pour tout être semblable à moi qui serait à portée, comme futures, prochaines, certaines et nécessaires pour tout être semblable à moi qui passerait et appuierait de la même façon la main ou tout autre organe. Tout ce que je conçois et affirme, c’est leur possibilité sous certaines conditions, et leur nécessité sous des conditions plus complètes. Elles sont possibles quand toutes leurs conditions, moins une, sont données. Elles deviennent nécessaires quand toutes les conditions, plus la condition manquante, sont données ; et ici la possibilité devient nécessité par l’addition de la condition dernière. Voilà ce qui pour nous constitue l’objet. Quand, les yeux fermés, j’éprouve une sensation d’odeur de rose, et que, là-dessus, je conçois et j’affirme la présence d’une rose, je conçois et j’affirme seulement la possibilité pour moi, et pour tout être semblable à moi, d’une certaine sensation musculaire et tactile de résistance molle, d’une certaine sensation visuelle de forme colorée, possibilité qui deviendrait nécessité si, à l’existence et à la présence de l’individu sensible indiqué, s’ajoutait une condition finale, tel mouvement de sa main exploratrice, telle direction de ses yeux ouverts. — Des possibilités et des nécessités de sensations, à cela se réduisent les pouvoirs, partant les propriétés, partant la substance même des corps.
Cette conclusion semble paradoxale. Comment admettre que des corps, c’est-à-dire des substances indépendantes de nous, permanentes et que nous concevons comme les causes de nos sensations, ne soient, au fond et en soi, que des possibilités et des nécessités de sensation ? — Pour lever cette difficulté, considérons l’un après l’autre les principaux caractères de ces possibilités et de ces nécessités, et nous verrons qu’elles ont tous ceux de la substance. — Elles sont permanentes ; en effet, la proposition par laquelle j’affirme la possibilité et la nécessité de telle sensation à telles conditions est générale et vaut pour tous les moments du temps. Quel que soit l’instant de la durée que je considère, cette possibilité et cette nécessité s’y rencontrent ; elles durent donc et sont stables. — D’autre part, elles sont indépendantes de moi et de tous les individus sensibles qui ont vécu, vivent et vivront. Car la proposition par laquelle j’affirme la possibilité et la nécessité de telles sensations à telles conditions est abstraite et vaut non seulement pour moi et tous les individus réels, mais pour tous les individus possibles. Quand même il n’y aurait en fait dans le monde aucun individu sensible, elles existeraient ; elles existent donc à part et par elles-mêmes. — À ces deux titres, elles s’opposent d’abord aux sensations qui sont passagères et non point permanentes comme elles, ensuite aux individus sentants qui sont eux-mêmes et non point elles. Ce sont là les caractères essentiels de la substance ; partant, rien d’étonnant si nous nommons ces possibilités des substances et si elles jouent le rôle prépondérant dans notre esprit.
Voyons de quelle façon elles prennent ce rôle29. « Je vois un morceau de papier blanc sur une table ; je vais dans une autre chambre, et, quoique j’aie cessé de le voir, je suis persuadé que le papier est toujours là. Je n’ai plus les sensations qu’il me donnait ; mais je crois que, si je me place de nouveau dans les circonstances où je les ai eues, c’est-à-dire si je rentre dans la chambre, je les aurai encore, et, de plus, qu’il n’y a eu aucun moment intermédiaire dans lequel je n’eusse pu les avoir. »
— Ceci est un spécimen de nos opérations ordinaires, et il est clair que, pour toute autre perception de la vue ou d’un autre sens, l’analyse serait la même. — Or, d’après cette analyse, on voit
« que ma conception du monde à un instant donné ne contient qu’une petite proportion de sensations présentes. Je pourrais même en cet instant n’en avoir aucune ; en tout cas, elles ne sont qu’une très insignifiante partie du tout que j’embrasse. La conception que je me forme du monde à un moment de son existence comprend, outre les sensations que j’éprouve actuellement, une variété innombrable de possibilités de sensations, comprenant d’abord toutes les sensations que l’observation antérieure m’atteste comme pouvant en ce moment surgir en moi en des circonstances supposables quelconques, et, en outre, une multitude indéfinie et illimitée d’autres sensations que des circonstances à moi inconnues et hors de mes prévisions pourraient éveiller en moi. Ces diverses possibilités de sensations sont pour moi dans le monde la chose importante. Mes sensations présentes sont généralement de peu d’importance et, de plus, fugitives ; au contraire, les possibilités sont permanentes, ce qui est le caractère par lequel notre notion de la matière ou de la substance se distingue principalement de notre notion de la sensation. — Ces possibilités, qui, avec une condition de plus, deviennent des certitudes30, ont besoin d’un nom spécial qui les distingue des possibilités pures, vagues, dont l’expérience n’a pas déterminé les conditions et sur lesquelles nous ne pouvons compter. Or, sitôt qu’un nom distinctif est appliqué, quand même ce serait à la même chose considérée sous un aspect différent, l’expérience la plus familière de notre nature mentale nous enseigne que ce nom différent est bientôt considéré comme le nom d’une chose différente.
« Ces possibilités de sensations, une fois certifiées et garanties, ont une autre particularité importante : c’est qu’elles sont la possibilité non de sensations isolées, mais de sensations jointes en un groupe. Quand nous nous représentons une chose quelconque comme une substance matérielle, en d’autres termes, comme un corps, nous avons éprouvé, ou nous pensons que, dans telles conditions données, nous éprouverions, non pas une seule sensation, mais un nombre et une variété très grande et même indéfinie de sensations appartenant en général à différents sens et tellement liées entre elles que la présence de l’une annonce la présence possible, au même instant, de l’une quelconque des autres. Par conséquent, non seulement cette possibilité particulière d’une sensation se trouve investie de la qualité de permanence, lorsque nous n’éprouvons actuellement aucune sensation ; mais encore, quand nous en éprouvons quelqu’une, les autres sensations du groupe sont conçues par nous sous la forme de possibilités présentes qui pourraient être réalisées en cet instant même. Et comme ceci arrive tour à tour pour chacune d’elles, le groupe dans son ensemble se présente à l’esprit comme permanent et fait contraste non seulement avec le caractère temporaire de ma présence corporelle en cet endroit, mais encore avec le caractère temporaire de chacune des sensations qui composent le groupe ; en d’autres termes, il se présente à l’esprit comme une sorte de substratum permanent sous une série d’expériences ou manifestations temporaires, ce qui est un autre caractère essentiel par lequel notre idée de la substance ou matière se distingue de notre idée de la sensation.
« Considérons maintenant un autre caractère général de notre expérience, qui est que, outre des groupes fixes, nous reconnaissons un ordre fixe dans nos sensations. C’est un ordre de succession, et, une fois établi par l’observation, il donne naissance aux idées de cause et d’effet… De quelle nature est cet ordre fixe de nos sensations ? C’est un rapport constant entre deux termes, et tel que l’un précède toujours et que l’autre suive toujours. Mais d’ordinaire ce rapport ne se rencontre pas entre une sensation actuelle et une autre. Il y a très peu de cas où l’expérience nous montre ces sortes de couples. Dans presque tous les couples que nous rencontrons dans la nature, les deux termes liés à titre d’antécédent et de conséquent ne sont pas des sensations, mais ces groupes dont nous parlions ; une très petite portion de chaque groupe est sensation actuelle ; sa plus grande portion consiste en possibilités permanentes de sensation, possibilités qui nous sont attestées par un nombre petit et variable de sensations actuellement présentes. Partant, nos idées de cause, de puissance, d’activité, ne s’attachent pas dans notre esprit à nos sensations considérées comme actuelles, sauf dans les quelques cas physiologiques où les sensations figurent par elles-mêmes comme antécédents dans quelque couple régulier. Nos idées de cause, de puissance, d’activité, au lieu de s’attacher à des sensations, s’attachent à des groupes de possibilités de sensation. Les sensations conçues ne se présentent pas habituellement à nous comme des sensations actuellement éprouvées, car non seulement une quelconque d’elles ou une quantité quelconque d’entre elles peut être supposée absente, mais encore aucune d’elles n’a besoin d’être présente. Nous trouvons que les modifications qui ont lieu plus ou moins régulièrement dans nos possibilités de sensation sont pour la plupart tout à fait indépendantes de la conscience que nous en avons et de notre présence ou de notre absence. Que nous soyons endormis ou éveillés, le feu s’éteint et met fin à une possibilité particulière de chaleur et de lumière. Que nous soyons présents ou absents, le blé mûrit et apporte une nouvelle possibilité d’alimentation. Par là, nous apprenons promptement à nous représenter la Nature comme composée seulement de ces groupes de possibilités, et nous concevons la force active dans la Nature comme manifestée par la modification de quelqu’une d’elles au moyen d’une autre. Ainsi les sensations, qui pourtant sont le fondement originel du tout, finissent par être considérées comme une sorte d’accident dépendant de nous, et les possibilités sont regardées comme beaucoup plus réelles que les sensations actuelles, bien plus, comme les réalités mêmes dont celles-ci ne sont que les représentations, les apparences ou effets. — Une fois arrivés à cet état d’esprit, et à partir de ce moment pour tout le reste de notre vie, nous n’avons jamais conscience d’une sensation présente sans la rapporter instantanément à quelqu’un des groupes de possibilités dans lesquels est enregistrée une sensation de la même espèce, et, si nous ne savons pas encore à quel groupe la rapporter, nous sentons au moins la conviction irrésistible qu’elle doit appartenir à un groupe ou à un autre, en d’autres termes, que sa présence prouve l’existence, ici et actuellement, d’un grand nombre et d’une grande variété de possibilités de sensation sans lesquelles elle ne se serait pas produite. L’ensemble des sensations comme possibles forme ainsi un arrière-fond permanent à une quelconque ou à plusieurs des sensations qui, à un moment donné, sont actuelles, et les possibilités sont conçues comme étant, par rapport aux sensations actuelles, dans la relation d’une cause à ses effets, ou d’une étoffe aux figures qui sont peintes dessus, ou d’une racine à sa tige, à ses feuilles et à ses fleurs, ou d’un substratum à ce qui est étendu dessus, ou, en langage transcendantal, d’une matière à sa forme.
« Quand ce point a été atteint, les possibilités permanentes en question ont pris un aspect et un rôle par rapport à nous si différents du rôle et de l’aspect que revêtent nos sensations, qu’elles ne peuvent manquer, et cela par le jeu naturel de notre constitution mentale, d’être conçues et crues comme au moins aussi différentes de nos sensations qu’une sensation l’est d’une autre. Le fondement qu’elles ont dans la sensation est oublié, et nous supposons qu’elles sont quelque chose qui, intrinsèquement, en diffère. En effet, nous pouvons nous soustraire à nos sensations (externes), ou nous pouvons en être écartés par quelque autre agent. Mais, quoique les sensations cessent, les possibilités demeurent en existence ; elles sont indépendantes de notre volonté, de notre présence et de tout ce qui nous appartient. Nous découvrons en outre qu’elles appartiennent à des êtres humains ou sensibles, autres que nous-mêmes. Nous trouvons que d’autres personnes fondent leur attente et leur conduite sur les mêmes permanentes possibilités que nous. Mais nous ne trouvons pas qu’elles éprouvent les mêmes sensations actuelles. Les autres personnes n’ont pas nos sensations exactement quand nous les avons et exactement comme nous les avons ; mais elles ont nos possibilités de sensation. Tout ce qui indique comme présente une possibilité de sensations pour nous-mêmes indique comme présente une possibilité de sensations semblables pour eux, excepté en tant que leurs organes de sensation peuvent s’écarter du type des nôtres. Ceci met le sceau final à la conception par laquelle nous considérons les groupes de possibilités comme la réalité fondamentale dans la Nature. Les possibilités permanentes sont communes à nous et aux créatures semblables à nous ; les sensations actuelles ne le sont pas. Ce que les autres perçoivent quand je le perçois, ce que les autres attestent pour les motifs d’après lesquels je l’atteste, me paraît plus réel que ce dont ils ne savent rien, à moins que je ne les en informe. Le monde des Sensations possibles qui se succèdent les unes aux autres selon des lois est aussi bien dans les autres êtres sentants qu’en moi ; il a donc une existence hors de moi ; il est un Monde extérieur.
« La matière peut donc être définie une Possibilité permanente de sensation… Nous croyons que nous percevons un quelque chose étroitement lié à nos sensations, mais différent de celles que nous éprouvons en cet instant particulier, et distinct des sensations en général, parce qu’il est permanent et toujours le même, pendant que celles-ci sont fugitives, variables et se déplacent l’une l’autre. Mais ces attributs de l’objet de la perception sont des propriétés qui appartiennent à toutes les possibilités de sensation que l’expérience garantit. La croyance en ces possibilités permanentes me semble donc renfermer tout ce qui est essentiel ou caractéristique dans la croyance aux substances. Je crois que Calcutta existe, quoique je ne perçoive pas cette ville, et je crois qu’elle existerait encore si tout habitant capable de perception quittait tout d’un coup la place ou tombait mort. Mais, si j’analyse ma croyance, tout ce que j’y trouve, c’est que si ces événements avaient lieu, la possibilité permanente de sensation que j’appelle Calcutta subsisterait encore, et que, si j’étais transporté soudainement sur les rives de l’Hooghly, j’aurais encore les sensations qui, si je les avais maintenant, me conduiraient à affirmer que Calcutta existe ici et maintenant31. — Nous pouvons donc induire de là que les philosophes, aussi bien que les autres hommes, quand ils pensent à la matière, la conçoivent réellement comme une possibilité permanente de sensation. Mais la majorité des philosophes se figure qu’elle est quelque chose de plus ; et les autres hommes, quoique, selon moi, ils n’aient rien dans l’esprit qu’une possibilité permanente de sensations, seraient indubitablement, si on leur posait la question, de l’avis des philosophes ; et, quoique ceci s’explique suffisamment par la tendance de l’esprit à inférer une différence dans les choses d’après une différence dans les noms, je me reconnais obligé à montrer comment il est possible de croire à l’existence d’une chose transcendante autre que les possibilités de sensation, et cela sans qu’il y ait une telle chose et sans que nous la percevions actuellement.
« Ceci dit, l’explication n’est pas difficile. C’est un fait admis que nous sommes capables de toutes les conceptions que la généralisation peut former en partant des lois observées de nos sensations. Sitôt que nous avons constaté un rapport entre quelqu’une de nos sensations et quelque chose qui est autre qu’elle, nous pouvons, sans difficulté, concevoir le même rapport entre la somme de toutes nos sensations et quelque chose qui soit autre qu’elles. Les différences que notre conscience reconnaît entre une sensation et une autre nous donnent l’idée générale de différence et associent indissolublement à chaque sensation que nous avons le sentiment qu’elle est différente d’autres choses ; et, quand une fois cette association a été formée, nous ne pouvons plus concevoir une chose quelconque sans être capables et même obligés de former aussi la conception de quelque chose de différent. Cette familiarité avec l’idée de quelque chose de différent de chaque chose que nous connaissons nous conduit aisément et naturellement à former la notion de quelque chose de différent de toutes les choses que nous connaissons, collectivement aussi bien qu’individuellement. Il est vrai que nous ne pouvons nous faire aucune idée de ce que peut être une telle chose ; la notion que nous en avons est purement négative ; mais l’idée de substance, si l’on en ôte les impressions faites sur nos sens, est purement négative. Ainsi il n’y a aucun obstacle psychologique qui nous empêche de former la notion d’un quelque chose qui n’est ni une sensation ni une possibilité de sensation, même lorsque notre conscience ne confirme pas cette opération par son témoignage ; et il est tout à fait naturel que les possibilités permanentes de sensation que nous atteste notre conscience soient confondues dans notre esprit avec cette conception imaginaire. Notre expérience tout entière nous montre la force de la tendance qui nous porte à prendre des abstractions mentales, même négatives, pour des réalités substantielles ; et les possibilités permanentes de sensation que l’expérience garantit sont, par plusieurs de leurs propriétés, si extrêmement différentes des sensations actuelles, que, puisque nous sommes capables d’imaginer quelque chose qui dépasse la sensation, il y a une grande probabilité naturelle pour que nous supposions qu’elles sont ce quelque chose.
« Mais cette probabilité naturelle se change en certitude, quand nous faisons entrer en ligne de compte cette loi universelle de notre expérience, qu’on nomme loi de causalité, et qui nous rend incapables de concevoir le commencement d’une chose quelconque sans une condition antécédente ou cause. Ce cas est un des plus notables entre tous ceux dans lesquels nous étendons à la somme totale de notre expérience une notion tirée des parties de notre expérience. Il est un exemple frappant de notre capacité pour concevoir et de notre tendance à croire qu’une relation, qui subsiste entre chaque élément individuel de notre expérience et quelque autre élément, subsiste aussi entre la totalité de notre expérience et quelque chose de situé hors de la sphère de l’expérience. En étendant ainsi à l’ensemble de toutes nos expériences une relation intérieure qui existe entre ses diverses parties, nous sommes conduits à considérer la sensation elle-même — la réunion totale de nos sensations — comme ayant son origine dans des existences antécédentes et qui dépassent la sensation. Nous y sommes conduits par le caractère particulier de ces couples uniformes que l’expérience nous dévoile parmi nos sensations. Comme nous l’avons déjà remarqué, l’antécédent constant d’une sensation est rarement une sensation actuelle ou un groupe de sensations actuelles. Cet antécédent est bien plus souvent l’existence d’un groupe de possibilités qui n’enferment point de sensations actuelles, sauf celles qui sont requises pour montrer que les possibilités sont réellement présentes. Des sensations actuelles ne sont pas même indispensables pour cela ; car la présence de l’objet (laquelle n’est rien de plus que la présence immédiate des possibilités) peut nous être manifestée par la sensation même que nous lui rapportons et que nous croyons être son effet. De cette façon, l’antécédent réel d’un effet — le seul antécédent qui, étant invariable et inconditionnel, soit considéré par nous comme la cause — peut être, non pas une sensation quelconque actuellement sentie, mais simplement la présence, en ce moment ou au moment immédiatement précédent, d’un groupe de possibilités de sensation. Partant, ce n’est pas aux sensations actuellement éprouvées, c’est à leurs possibilités permanentes que l’idée de cause vient à être identifiée ; et, par un seul et même mécanisme, nous acquérons l’habitude de considérer la sensation en général, de même que toutes nos sensations individuelles, comme un effet, et en outre l’habitude de concevoir, comme causes de la plupart de nos sensations individuelles, non pas d’autres sensations, mais des possibilités générales de sensation… On dira peut-être que la précédente théorie rend bien quelque compte de l’idée d’existence permanente qui est une partie de notre conception de la matière, mais qu’elle n’explique point une de nos croyances, la croyance que ces objets permanents sont extérieurs ou hors de nous-mêmes. Je crois, au contraire, que l’idée même d’un quelque chose hors de nous-mêmes est dérivée uniquement de la connaissance que l’expérience nous donne des possibilités permanentes. Nous portons nos sensations avec nous partout où nous allons, et elles n’existent jamais là où nous ne sommes pas. Au contraire, quand nous changeons de place, nous n’emportons pas avec nous les possibilités permanentes de sensation ; elles restent jusqu’à ce que nous revenions, ou bien elles naissent et cessent à des conditions sur lesquelles notre présence n’a en général aucune influence. Bien plus, elles sont et, après que nous aurons cessé de sentir, elles seront des possibilités permanentes de sensation pour d’autres êtres que nous-mêmes. Ainsi, les sensations actuelles et les possibilités permanentes de sensation sont en contraste absolu les unes vis-à-vis des autres, et, quand l’idée de cause a été acquise et étendue, par généralisation, des portions de notre expérience à sa somme totale, il est tout naturel que les possibilités permanentes soient classées par nous comme des existences génériquement distinctes de nos sensations, mais dont nos sensations sont les effets… Si toutes ces considérations mises ensemble n’expliquent pas complètement la conception que nous avons de ces possibilités comme d’une classe d’entités indépendantes et substantielles, je ne sais pas quelle analyse psychologique peut être concluante. »
À mon avis, celle-ci l’est, sauf un point que nous avons déjà indiqué. Ces possibilités de sensation, qui sont constituées par la présence de toutes les conditions de la sensation, moins une, se transforment en nécessités, lorsque cette dernière condition manquante vient s’ajouter aux autres. Je vois une table ; cela signifie qu’ayant telle sensation visuelle, je conçois et j’affirme la possibilité de telles sensations de mouvement musculaire, de résistance, de son faible, pour tout être sensible ; mais cela signifie aussi que si, à l’existence d’un être sensible, on ajoute une condition de plus, tel mouvement qui mettra sa main en contact avec la table, il y aura pour lui, non plus seulement possibilité, mais encore nécessité de ces sensations. Ces nécessités, posées à part et considérées isolément, sont ce que nous appelons des forces32. Force ou nécessité, ces deux termes s’équivalent ; ils indiquent que l’événement en question doit s’accomplir ; l’une et l’autre sont des particularités, des manières d’être extraites de l’événement et isolées par une fiction mentale. Mais, comme la loi qui prédit cet événement sous telles conditions est générale et, partant, permanente, l’une et l’autre apparaissent comme permanentes et se trouvent ainsi érigées en substances, ce qui les oppose aux événements passagers et les classe à part. — À présent, sous le nom de forces, les possibilités permanentes se ramènent sans difficulté à ce que nous nommons matière et corps ; nous ne répugnons pas à admettre que le monde dans lequel nous sommes plongés soit un système de forces ; du moins telle est la conception des plus profonds physiciens. Des forces diverses qui, sous diverses conditions, provoquent en nous des sensations diverses : voilà les corps par rapport à nous et à tout être analogue à nous.
VI
Reste à chercher ce qu’un corps est par rapport à un autre. — Remarquons d’abord que la plupart des corps que nous percevons changent, du moins à plusieurs égards, et que l’expérience journalière constate sans difficulté ces changements. Ils changent, c’est-à-dire que, dans le groupe de possibilités permanentes qui les constitue, telle possibilité périt ; en d’autres termes encore, parmi les sensations possibles qui désignaient un corps, telle sensation cesse d’être possible. Ce dessus de poêle était froid tout à l’heure ; maintenant qu’on a fait du feu, il est chaud. Cette boule de cire est sphérique, dure, odorante, capable de rendre un petit son ; placée sur le poêle ardent, elle devient molle, elle perd toute sonorité et toute odeur, elle s’étale en bouillie plate. Cette feuille verte n’a plus de couleur dans l’obscurité. J’ai laissé ce livre sur ma table, et je le retrouve rangé sur un des rayons de la bibliothèque. — Dans tous ces cas, une ou plusieurs des possibilités de sensation qui constituaient l’objet disparaissent, sauf à être ou à n’être pas remplacées par d’autres de la même espèce. — Au fond, tous ces changements des corps ne sont conçus et concevables que par rapport aux sensations, puisqu’ils se réduisent tous, en dernière analyse, à l’extinction ou à la naissance d’une possibilité de sensation. Mais, à un autre point de vue, quoique les corps ne soient que des possibilités de sensations, ces changements n’en sont pas moins des changements des corps, et c’est à ce point de vue que d’ordinaire nous les considérons. Quand nous ne rencontrons plus une sensation sur laquelle nous avions coutume de compter, nous ne pensons pas à nous, mais au corps ; nous disons qu’il a changé de position, de figure, d’étendue, de température, de couleur, de saveur, d’odeur, et, quoique son histoire ne soit pour nous définissable que par la nôtre, nous posons son histoire en face de la nôtre comme une série d’événements en face d’une série d’événements.
Dès lors deux séries nouvelles de propriétés viennent s’ajouter à lui et parfaire son être. — D’un côté, nous remarquons qu’il est capable de tels changements précis sous telles conditions précises ; il peut changer de lieu, de figure, de grandeur, de consistance, de couleur, d’odeur, être divisé, devenir solide, liquide, gazeux, être échauffé, refroidi, etc. Nous le concevons par rapport à ses événements possibles, comme nous l’avons conçu par rapport à nos sensations possibles, et, au premier groupe de possibilités et de nécessités permanentes par lequel nous l’avons constitué, nous en associons un second. — D’autre part, nous remarquons que tel de ses événements provoque tel changement dans un autre corps. La bille en mouvement déplace une autre bille. Une dissolution acide rougit le papier de tournesol. Ce foyer allumé vaporise l’eau de la chaudière. Ce morceau de fer chauffé et rapproché dilate l’alcool du thermomètre. Par ces diverses observations, nous constatons que tel corps est capable, sous telles conditions précises, de provoquer tels changements dans d’autres corps, et nous le définissons, non plus par rapport à nos événements, non plus par rapport à ses événements, mais par rapport aux événements des autres corps. À ce troisième titre, il est encore un groupe de possibilités et de nécessités permanentes, et, par ces trois rapports, nous l’avons constitué complètement. — Il peut et, sous certaines conditions, il doit provoquer en nous telles sensations musculaires et tactiles de résistance, d’étendue, de figure et d’emplacement, telles sensations de température, de couleur, de son, d’odeur et de saveur : voilà ses propriétés sensibles. — Il peut et, sous certaines conditions, il doit éprouver tels changements de consistance, d’étendue, de figure, de position, de température, de saveur, de couleur, de son et d’odeur : voilà ses propriétés, pour ainsi dire, intrinsèques. — Il peut et, sous certaines conditions, il doit provoquer dans tel autre corps tel changement de consistance, ou d’étendue, ou de figure, ou de position, ou de température, ou de saveur, odeur, couleur et son : voilà ses propriétés par rapport aux autres. — Toutes ces propriétés n’existent que par rapport à des événements ; les poser, c’est prédire tel événement de nous, du corps, d’un autre corps, l’énoncer comme possible sous certaines conditions, comme nécessaire sous ces mêmes conditions, plus une complémentaire, bref poser une loi générale ; et tous ces événements, les nôtres, ceux du corps, ceux des autres corps, se définissent en dernière analyse par nos événements.
La scène change, lorsque nous essayons de démêler, dans cette multitude énorme de propriétés, les propriétés fondamentales. Les êtres sentants ne sont qu’une file dans la prodigieuse armée d’êtres distincts que nous observons ou devinons dans la nature, et nos événements ne sont qu’une quantité minime dans la masse monstrueuse des événements. Le moi est un réactif entre cent millions d’autres, l’un des plus périssables, l’un des plus faciles à déranger, l’un des plus inexacts, l’un des plus insuffisants. À ses notations, nous substituons d’autres notations équivalentes, et nous définissons les propriétés des corps, non plus par nos événements, mais par certains de leurs événements. Au lieu de notre sensation de température, nous prenons pour indice l’élévation ou l’abaissement de l’alcool dans le thermomètre. Au lieu de la sensation musculaire que nous éprouvons en soulevant un poids, nous prenons pour indice l’élévation ou l’abaissement du plateau de la balance. Parmi ces événements indicateurs, il en est un très simple et plus universellement répandu que tous les autres, le mouvement, ou passage d’un lieu à un autre, avec ses divers degrés de vitesse. — Nous le remarquons d’abord en nous-mêmes ; la notion primitive que nous en avons est celle des sensations musculaires plus ou moins énergiques dont la série, plus ou moins longue, accompagne la flexion ou l’extension de nos membres. Par analogie et par induction, de même que nous attribuons aux corps organisés des sensations, perceptions, émotions et autres événements semblables aux nôtres, nous attribuons à tous les corps des mouvements semblables aux nôtres. Mais, par vérification et rectification, de même que nous limitons peu à peu la ressemblance trop complète que nous imaginions d’abord entre les animaux inférieurs et nous-mêmes, nous limitons peu à peu la ressemblance trop grande que nous imaginions d’abord entre les mouvements des corps bruts et les nôtres. L’enfant a cru et bientôt cesse de croire que sa balle saute et se sauve, que sa boule court sur lui et veut lui faire du mal. L’homme a conçu et à la fin cesse de concevoir l’élan du projectile comme un effort33 analogue au sien ; dans sa métaphore, il reconnaît une métaphore et en défalque ce qu’il faut pour qu’elle convienne à un corps incapable d’intentions et de sensations. Au lieu de concevoir le mouvement comme une série de sensations successives interposées entre les moments de départ et d’arrivée, il le conçoit alors comme une série d’états successifs interposés entre les moments de départ et d’arrivée ; par ce retranchement, l’espèce et la qualité des éléments qui composent la série sont omises ; il ne reste que leur nombre et leur ordre, et la notion s’applique non pas seulement aux corps sentants, mais à tous les corps.
Cela posé, il découvre peu à peu que, dans ses définitions des corps et de leurs propriétés, un mode ou une particularité du mouvement ainsi conçu peut tenir lieu de ses sensations. Il appelait solide ce qui provoque en lui la sensation de résistance ; il appelle maintenant solide ce qui provoque l’arrêt d’un corps quelconque en mouvement. Il concevait l’étendue vide par ses sensations musculaires de locomotion libre ; il la conçoit maintenant par le mouvement non arrêté d’un corps quelconque. Il se représentait les lignes, les surfaces et les solides par des groupes de plus en plus complexes dont ses sensations de locomotion, de contact et de résistance étaient les éléments ; il définit maintenant la ligne par le mouvement d’un point, la surface par le mouvement d’une ligne, le solide par le mouvement d’une surface. Il évaluait la force par la grandeur de sa sensation d’effort ; il la mesure, maintenant par la vitesse du mouvement qu’elle imprime à une masse donnée, ou par la grandeur de la masse à laquelle elle imprime un mouvement d’une vitesse donnée. — Il arrive ainsi à concevoir le corps comme un mobile moteur, en qui la vitesse et la masse sont des points de vue équivalents. De cette façon, tous les événements de la nature physique sont des mouvements, chacun d’eux étant défini par la masse et la vitesse du corps en mouvement, et chacun d’eux étant une quantité qui passe de corps en corps sans jamais croître ni décroître. Telle est aujourd’hui l’idée mécanique de la nature. Entre les diverses classes d’événements par lesquels on peut définir les choses, l’homme en choisit une, y ramène la plupart des autres, suppose qu’il pourra un jour y ramener le reste. Mais, si l’on analyse celui qu’il a choisi, on découvre que tous les éléments originels et constitutifs de sa définition, comme de la définition de tous les autres, ne sont jamais que des sensations, ou des extraits plus ou moins élaborés de sensations.
VII
Entre ces extraits de sensation par lesquels, en dernière analyse, nous concevons et définissons toujours les corps, y en a-t-il un que nous puissions à bon droit leur attribuer ? Ou bien les corps ne sont-ils qu’un simple faisceau de pouvoirs ou possibilités permanentes, desquels nous ne pouvons rien affirmer, sinon les effets qu’ils provoquent en nous ? Bien mieux, comme le pensent Bain et Stuart Mill d’après Berkeley, ne sont-ils qu’un pur néant, érigé par une illusion de l’esprit humain en substances et en choses du dehors ? N’y a-t-il dans la nature que les séries de sensations passagères qui constituent les sujets sentants, et les possibilités durables de ces mêmes sensations ? N’y a-t-il rien d’intrinsèque dans cette pierre ? Ne découvrons-nous en elle que des propriétés relatives, par exemple la possibilité de telles sensations tactiles pour un sujet sentant, la nécessité des mêmes sensations tactiles pour le sujet sentant qui se donnera telle série de sensations musculaires, à savoir la série des sensations musculaires à la suite desquelles sa main arrive à toucher la pierre ? — On l’a déjà vu, ce qui constitue un être distinct, c’est une série distincte de faits ou événements. Partant, pour que cette pierre soit, non pas la simple possibilité permanente de certaines sensations d’un sujet sentant, possibilité vaine et de nul effet si tous les êtres sentants étaient supprimés34, il faut qu’elle soit en outre une série distincte de faits ou d’événements réels ou possibles, événements qui se produiraient encore si tous les êtres sentants faisaient défaut. Pouvons-nous, par induction et analogie, lui attribuer une telle série ? — Par analogie et induction, nous faisons cela légitimement, comme l’accordent tous les sectateurs de Berkeley, quand, au lieu d’une pierre, il s’agit d’un sujet sentant, homme ou animal, autre que nous-mêmes. En ce cas, non seulement nous considérons l’objet perçu par nos sens comme un faisceau de possibilités permanentes, mais encore nous lui attribuons à bon droit une série de sensations, images, idées plus ou moins analogues aux nôtres, et nous transportons légitimement en lui des événements qui se passent en nous. Par cette translation, de simple possibilité qu’il était, il devient chose effective au même titre que nous-mêmes, et nous lui reconnaissons une existence distincte, indépendante de la nôtre, puisque les événements qui la constituent, quoique constatés par nous, n’ont pas besoin de nos événements pour se produire et se succéder.
Y a-t-il quelque série d’événements internes que nous puissions, aussi par induction et analogie, transporter de nous dans la pierre, pour conférer à la pierre l’existence indépendante et distincte que nous avons conférée à notre semblable ou à l’animal ? — Oui, certes, du moins à mon avis, et au moyen d’éliminations préalables. Comme on l’a vu tout à l’heure, de la série des sensations musculaires par laquelle nous concevons le mouvement, nous retranchons tous les caractères qui peuvent la distinguer d’une autre série. Après cette grande suppression, elle n’est plus pour nous qu’une série abstraite d’états successifs, interposée entre un certain moment initial et un certain moment final. Chacun des états composants a été dépouillé de toute qualité et n’est plus défini que par sa position dans la série, comme plus proche ou plus lointain du moment initial ou du moment final. C’est cette série, plus ou moins courte, d’états successifs compris entre un moment initial et un moment final, et définis seulement par leur ordre réciproque, que nous nommons le mouvement pur. — Or nous avons toutes les raisons du monde pour l’attribuer à ces inconnus que nous nommons des corps, pour-être certains que, de l’un, elle passe à l’autre, et pour poser les règles de cette communication ; car l’analogie qui nous permet d’accorder à telle forme animale des sensations, perceptions, souvenirs, volontés semblables aux nôtres, nous permet également d’accorder à cette balle des mouvements semblables aux nôtres. Transportée par notre main, elle change de place à nos yeux, comme notre main elle-même. Promenée le long de notre bras, elle nous donne une série de sensations tactiles analogues à celle que nous donnerait notre doigt promené de même. Poussée par un autre corps, elle change de place, comme fait notre main en pareille circonstance. Lancée contre un autre corps, elle le pousse en avant, comme fait notre main dans un cas semblable. Bref, en des milliers d’expériences faciles à répéter, elle éveille en nous cette série spéciale de sensations visuelles et tactiles que notre main, nos pieds, nos membres en mouvement, éveillent dans nos yeux et dans notre épiderme. Ce sont là des indices, comme les gestes et les cris d’un animal, c’est-à-dire des dehors semblables aux nôtres, d’après lesquels nous affirmons un dedans semblable au nôtre ; nous sommes donc en droit d’attribuer à la balle un changement intrinsèque, analogue à la sensation musculaire de locomotion que par la conscience nous constatons dans nos membres. Seulement nous sommes tenus de limiter cette analogie autant que l’exigent les autres indices ; c’est d’ailleurs ce que nous faisons pour nous figurer l’animal lui-même, lorsque, ayant admis en lui des sentiments et des idées comme les nôtres, nous diminuons cette analogie à mesure que l’expérience accrue nous prescrit des réductions. Ainsi nous découvrons dans les corps un caractère réel et propre, le mouvement, et nous le concevons comme analogue de loin à notre sensation musculaire de locomotion, comme un extrait prodigieusement réduit de cette sensation, bref, comme on l’a défini tout à l’heure. À ce titre, les corps sont des mobiles moteurs, voilà leur essence ; voilà pourquoi, si tous les êtres sentants étaient supprimés, notre pierre subsisterait encore ; et cela ne signifie pas seulement que la possibilité de certaines sensations visuelles, tactiles, etc., subsisterait encore ; cela signifie aussi que les inconnues que nous nommons molécules et qui composent la pierre subsisteraient encore, en d’autres termes que les mobiles moteurs dont la pierre est l’ensemble continueraient à peser sur le sol proportionnellement à leur masse et exécuteraient les oscillations internes qu’ils décrivent aujourd’hui. Quel que soit l’être, animé ou inanimé, on peut le considérer à deux points de vue, par rapport aux autres, et en lui-même. — Par rapport aux autres, il est une condition d’événements pour les autres, et, notamment par rapport à nous, il est une condition de sensations pour nous ; à ce titre, il est déterminé, mais seulement par rapport à nous, et nous ne pouvons rien dire de lui, sinon qu’il est la possibilité permanente de certaines sensations pour nous. — D’autre part, en lui-même, il est une série d’événements qui, à certaines conditions, tendent à s’effectuer ; à ce titre, il est déterminé en lui-même, et nous pouvons dire de lui qu’il est cette série jointe aux tendances par lesquelles elle s’effectue. — Cet homme est d’abord la possibilité permanente des sensations visuelles, tactiles, etc., que j’éprouve à son endroit, et, en outre, il est une série distincte de sensations, images, idées, volitions, jointe aux tendances par lesquelles elle s’effectue. Pareillement, cette pierre est d’abord la possibilité permanente des sensations visuelles, tactiles, etc., que j’éprouve à son endroit, et, en outre, elle est un groupe distinct de tendances au mouvement et de mouvements distincts en train de s’accomplir.
Sans doute, nous ne connaissons les êtres animés ou inanimés que par les sensations qu’ils nous donnent. Sans doute encore, tous les matériaux avec lesquels nous construisons en nous leur idée sont nos sensations ou des extraits plus ou moins élaborés de nos sensations. Mais nous pouvons, sur preuves valables, reporter hors de nous quelques-uns de ces matériaux plus ou moins transformés et réduits, et leur attribuer hors de nous une existence distincte analogue à celle qu’ils ont chez nous. Nous sommes enclins naturellement à cette opération par imagination et par sympathie. À l’aspect d’une fusée qui s’élance, comme à l’aspect d’un oiseau qui prend son vol, nous nous mettons involontairement à la place de l’objet ; nous répétons mentalement son essor ; nous l’imitons par notre attitude et nos gestes. Les peuples enfants, en qui cette aptitude est intacte, la suivent bien plus loin que nous. L’homme primitif, l’Aryen, le Grec, imprégnait de son âme les sources, les fleuves, les montagnes, les nuées, l’air, tous les aspects du ciel et du jour ; il voyait dans les êtres inanimés des vivants semblables à lui-même. Peu à peu, à force d’expériences et de vérifications, nous avons restreint ce transport trop complet de nous-mêmes hors de nous-mêmes. Aujourd’hui, nous l’avons ramené à un minimum ; nous avons supprimé jusqu’aux derniers vestiges de l’erreur primitive ; nous ne croyons plus qu’il y ait dans les corps bruts des attractions, des répulsions, des efforts taillés sur le patron des états moraux que chez nous nous désignons par ces mots quand nous parlons ainsi, nous savons que c’est par à peu près et par métaphore. Si nous attribuons aux corps le mouvement, c’est après avoir dépouillé ses éléments de toute qualité humaine, après leur avoir ôté tous les caractères par lesquels ils étaient d’abord des sensations, en prenant soin de ne leur laisser que leur ordre relatif, leur position par rapport au moment initial et au moment final, leur succession plus ou moins prompte dans le même intervalle de temps. En cet état d’atténuation et d’amoindrissement suprême, la série continue des événements successifs qui constituent le mouvement d’une pierre transportée par notre main n’est plus qu’un extrait très mince, le plus mince possible, de cette série continue de sensations musculaires successives qui constituent d’abord pour nous le mouvement de notre main. Mais nous pouvons à bon droit attribuer une telle série à la pierre, et, à ce titre, elle est pour nous un être aussi réel, aussi complet, aussi distinct de nous, que tel homme ou tel cheval35.
VIII
Nous connaissons maintenant les matériaux dont l’assemblage fait la conception d’un corps. Tous ces matériaux sont des images de sensations possibles sous telles conditions, et nécessaires sous les mêmes conditions, plus une complémentaire. Lorsque rien ne contredit la conception ainsi formée et que, au lieu d’être réprimée et niée, elle est provoquée et suscitée par la sensation actuelle, elle est affirmative et devient un jugement. Partant, on voit maintenant le rôle qu’elle joue dans une perception extérieure. Je pose la main dans l’obscurité sur cette table de marbre, et j’ai une sensation actuelle de contact, de résistance et de froid. À propos de cette sensation surgissent les images de plusieurs sensations distinctes et liées entre elles, celle des sensations exactement semblables de contact, de résistance et de froid que j’éprouverais si je répétais la même épreuve, celle des sensations à peu près semblables de contact, de résistance et de froid que j’éprouverais si je portais la main au-delà de l’endroit touché, celle des sensations musculaires de locomotion pendant lesquelles ces sensations tactiles me seraient données et au terme desquelles elles ne me seraient plus données, celle des sensations de couleur et de forme visuelles qui naîtraient en moi, s’il y avait de la lumière et si mes yeux étaient ouverts, etc. Je crois de plus que, en me mettant dans les conditions requises, non seulement en un moment quelconque de l’avenir j’éprouverais les sensations indiquées, mais encore qu’en un moment quelconque du passé je les aurais éprouvées, et qu’il en serait de même en tous les moments du présent, de l’avenir et du passé pour tout être analogue à moi.
Dans ce groupe d’images évoqué par la sensation, il faut distinguer deux choses, les images elles-mêmes, et la réflexion par laquelle je remarque la possibilité permanente, en tout temps et pour tout être sensible ; des sensations qu’elles représentent. La première de ces deux choses est animale, la seconde est humaine. — En effet, il suffit de l’expérience animale pour attacher à la sensation le groupe d’images ; on a vu les lois de réviviscence et d’association qui le forment et l’éveillent. Quand un chien touche la table, toutes les images qu’on a énumérées surgissent en lui comme chez nous ; partant, il peut prévoir comme nous que, s’il se lance contre la table, il sera meurtri ; que, s’il se couche dessus, il aura froid ; que, s’il ouvre les yeux pour la voir, il aura telle sensation visuelle. Cela lui suffit pour éviter le danger, pourvoir à ses besoins, diriger ses démarches. S’il voit, flaire ou touche une pièce de viande, il a, par réviviscence et association, l’image d’une sensation de saveur agréable, et cette image le pousse à happer le morceau. Quand il voit un bâton levé ou entend un fouet sifflant, il a, par réviviscence et association, l’image d’une sensation douloureuse de contact, et cette image le porte à fuir. Rien de plus en lui ; il n’a pas le langage, il lui manque le moyen de discerner et d’isoler les caractères de son image. — Nous avons ce moyen, et nous nous en servons. L’enfant apprend les mots table, bâton, viande, pierre, arbre, et les autres ; peu à peu, ils équivalent pour lui au groupe d’images animales qui faisait d’abord toute sa perception. Il s’en sert incessamment ; devenu adulte, il en cherche le sens et les accouple. L’homme remarque alors que la sensation dont il a l’image était possible tout à l’heure, ce matin, hier, qu’elle sera possible tout à l’heure, ce soir, demain, et à tout instant de l’intervalle, non seulement pour lui, mais pour tout être analogue à lui. Il note cette possibilité ; il la dégage des sensations où elle est incluse ; il est frappé de son indépendance et de sa permanence si singulières au milieu de l’écoulement continu et de la dépendance si visible des sensations. Il la note par les mots de propriété, de pouvoir, de force. Ce qui est indépendant et permanent lui semble seul digne d’attention, et désormais, pour peupler la scène de l’être, il met au premier rang cette Possibilité et les autres semblables. — Par contrecoup, il écarte ou laisse de côté comme peu importantes les sensations fugitives ; à force de les omettre, il oublie que les propriétés, les pouvoirs et les forces n’en sont qu’un extrait. Il essaye de considérer à part et en soi ce quelque chose indépendant et permanent qu’il n’a isolé que par un oubli. Il crée ainsi la substance vide ; sur cette entité, la métaphysique travaille et bâtit ses châteaux de cartes ; pour les faire tomber, ce n’est pas trop de l’analyse la plus rigoureuse. — Il reste alors pour constituer la perception d’un corps, d’abord une sensation actuelle, et un groupe associé d’images, ensuite la conception, c’est-à-dire l’extraction et la notation au moyen d’un signe, d’un caractère commun à toutes les sensations représentées par ces images, caractère permanent qui, interprété par l’illusion métaphysique, s’isole et semble un être à part. Sensations et images, tels sont les matériaux bruts et primitifs ; l’abstraction graduelle et surajoutée achève l’édifice. — Voilà le premier fond du simulacre hallucinatoire qui surgit en nous, lorsque, à propos d’une sensation, nous concevons et affirmons une substance étendue, résistante, mobile, située et douée des autres propriétés sensibles. Il reste à décrire l’opération qui l’achève et l’oppose à nous-mêmes en la projetant dans l’au-delà et en la situant dans le dehors.