(1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie) » pp. 81-155
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(1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie) » pp. 81-155

XXXIIe entretien.
Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie)

I

L’amour de Laure était si réellement la vie intellectuelle et morale de Pétrarque qu’après la disparition de cette étoile de son âme à l’horizon de la terre le grand poète cessa, pour ainsi dire, de vivre ici-bas pour suivre cette étoile au ciel ; son âme, jusque-là légère, mobile, inquiète, quelquefois errante, sembla se revêtir du deuil éternel de Dante après la mort de Béatrice et s’ensevelir vivante dans le sépulcre et dans l’unique pensée de Laure. Ses sonnets deviennent graves et lapidaires comme des inscriptions sur des tombes.

« Maintenant, chante-t-il, que je suis devenu un animal qui ne hante que les forêts, maintenant que d’un pas indécis, solitaire et lassé, je promène un cœur lourd et des regards humides, inclinés vers le sol, dans un monde devenu pour moi aussi vide qu’une cime dépouillée des Alpes, etc. »

« Je vais explorant chaque contrée, chaque place où je la vis autrefois, et toi seule, ô passion qui me tortures ! tu viens avec moi et tu me conduis à mon insu où je dois aller.

« Hélas ! ce n’est pas elle que j’y trouve, mais ce sont ces saintes traces toutes dirigées vers cette région supérieure qu’elle habite, etc. »

« Et n’importe, s’écrie-t-il dans le sonnet suivant, avec cette intrépidité de l’amour qui préfère sa douleur même à l’oubli :

« Heureux les yeux qui la virent ici-bas ! »

II

Quelquefois, rarement, des saisons riantes, des images gracieuses, mais importunes, lui rendent au cœur et aux sens la sève de ses jours heureux ; puis la pensée que Laure n’est plus là change tout cet éblouissement de la vie en ténèbres ; comme dans le sonnet suivant :

« Voici le vent tiède et doux de la mer qui ramène les beaux jours, et l’herbe, et les fleurs qu’il fait renaître, et le gazouillement de l’hirondelle, et les mélodies tendres du rossignol, et le printemps tout blanchi et tout empourpré des boutons qu’il colore sous ses pieds.

« Les prés sourient et l’azur du ciel se rassérène, comme si le Créateur se réjouissait de regarder la terre sa fille ; les airs, les eaux, le firmament frémissent, tout ivres et tout palpitants d’amour ; tout ce qui vit éprouve l’instinct d’aimer et de doubler sa vie en aimant ; mais moi, misérable ! c’est la saison où les soupirs les plus pesants s’arrachent péniblement du plus profond de ce cœur dont celle qui n’est plus emporta avec elle au ciel la vie et la félicité.

« Et ces concerts d’oiseaux, et ces floraisons des plages, et ces belles honnêtes femmes, les grâces, les douceurs et les enjouements, tout cela n’est à mes yeux qu’un désert peuplé de bêtes féroces et sauvages dont je détourne avec effroi les yeux ! »

III

La consonance ou la dissonance déchirante des chants du rossignol avec les gémissements muets du cœur blessé pendant les nuits d’insomnie est admirablement éprouvée dans quelques vers d’un des sonnets sans doute écrits dans un des retours de Vaucluse.

« Ce rossignol qui sanglote si mélodieusement, peut-être sur la perte de ses petits ou de la chère compagne de son nid, remplit l’air, le ciel et la vallée de notes si attendries et si tronquées par ses soupirs qu’il semble accompagner toute la nuit mes propres lamentations et me remémorer ma dure destinée ! »

Dans un des sonnets qui suivent, les plus splendides visions de la terre lui reviennent en mémoire, mais pour pâlir et se décolorer dans la nuit actuelle de son âme.

« Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles, ni sur une mer tranquille voguer les navires pavoisés, ni à travers les campagnes étinceler les armures des cavaliers couverts de leurs cuirasse, ni dans les clairières des bocages jouer entre elles les biches des bois ;

« Ni recevoir des nouvelles désirées de celui dont on attend depuis longtemps le retour, ni parler d’amour en langage élevé et harmonieux, ni au bord des claires fontaines et des prés verdoyants entendre les chansons des dames aussi belles qu’innocentes ;

« Non, rien de tout cela désormais ne donnera le moindre tressaillement à mon cœur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumière et le seul miroir de mes yeux a su en s’ensevelissant dans son linceul ensevelir ce cœur avec elle !

« Vivre m’est un ennui si lourd et si long que je ne cesse d’en implorer la fin par le désir infini de revoir celle après laquelle rien ne me parut digne d’être jamais vu ! »

IV

Il se ressouvient plus loin du jour où il quitta pour la dernière fois celle dont il n’aurait jamais dû s’éloigner.

« À son attitude, à ses paroles, à son visage, à ses vêtements, à cette tendre compassion pour moi mêlée dans ses yeux à sa propre douleur, j’aurais bien dû me dire, si je m’étais aperçu de tous ces signes de la mort : Celui-ci est le dernier des jours heureux de tes douces années !

« J’appelle maintenant, et il n’y a personne qui réponde !

« Ils ont fui, mes jours, plus rapides que le cerf des forêts ; ils ont fui plus glissants que l’ombre, et ils n’ont goûté d’autre bien que pendant un battement de paupières quelques heures sereines dont je conserve l’impression dans mon âme, comme d’un breuvage amer et doux sur mes lèvres.

« Misérable monde, instable et trompeur ! Bien aveugle est celui qui place en toi son espérance ! C’est toi qui me dérobas un jour celle qui était tout mon cœur, et maintenant tu le retiens en poussière, semblable au cadavre qui est déjà en terre et où les os ne sont plus joints aux nerfs !

« Mais la meilleure partie d’elle, qui vit encore et qui vivra toujours là-haut dans la région la plus élevée du ciel, m’enamoure tous les jours davantage de ses immortelles perfections.

« Et je chemine solitaire pendant que mes cheveux changent de couleur, pensant en moi-même à ce qu’elle est aujourd’hui, et en quel séjour elle réside, et quelle félicité favorise ceux à qui il est donné de contempler sa ravissante vision. »

V

Mais en voici un qui porte sa date et son origine dans les exclamations de l’amant veuf de son amour, en revoyant vide le site où il a aimé. Si vous pouviez le lire dans la langue où il est psalmodié plutôt qu’écrit, vous reconnaîtriez, dans l’accent des vers, l’accent d’airain de la cloche funèbre qui tinte sur la tombe des morts !

«  Sento l’ aura mia antica e i dolci eolli  !

« Je respire d’ici mon air antique, et je vois surgir devant moi ces douces collines où naquit celle dont la splendide lumière éblouit si longtemps de ses clartés mes yeux avides et heureux, celle dont la disparition les attriste et les mouille aujourd’hui de larmes !

« Oh ! espérance périssable ! ô vaines pensées ! Veuves sont maintenant les herbes et troubles les eaux, et vide et froid est le nid où elle reposait, ce nid dans lequel j’aurais voulu habiter pendant ma vie et dormir après ma mort !

« Espérant trouver à la fin, par la vertu de ces plantes secourables et par l’influence de ces beaux regards dont je fus consumé, quelque repos après les lassitudes de la vie,

« J’ai servi un maître cruel et avare (l’amour), et j’ai brûlé tant que le foyer de mon cœur a été visible sous mes yeux ; et maintenant je vais pleurant sa cendre éparse au vent de la mort ! »

VI

Ainsi toute son âme se répandait en vers qui sont des larmes, et en prières qui sont à la fois de la religion et de l’amour : afin d’innocenter sa passion il éprouvait le besoin de la confondre avec sa piété. Ses méditations les plus saintes n’étaient que des entretiens sacrés avec l’âme de Laure. Cette forme de l’amour, la plus belle de toutes, parce que c’est la forme immortelle, n’avait pas été inventée avant Pétrarque. Sainte Thérèse l’inventait en sens inverse vers le même temps en Espagne, appliquant à l’amour divin les extases, les expressions, les images de l’amour terrestre.

VII

Mais, si Pétrarque avait le cœur inguérissable, il avait l’imagination trop vive pour ne pas se débattre et se relever sous sa douleur ; il promena ses tristesses sans cesse évaporées dans ses beaux vers de Parme à Florence, de Florence à Rome ; il donna à ses amis, et surtout à Boccace, le plus cher et le plus affectionné de tous, les loisirs qu’il donnait jusque-là à ses pensées d’amour. Sa vie est celle d’un homme de passion éteinte, mais de goût survivant, qui trompe les heures tantôt avec la philosophie, tantôt avec la poésie, toujours avec la piété et l’amitié. Tristesse au fond du cœur, sourire encore sur les lèvres. Son talent avait grandi sous ses larmes. Il habite tantôt Parme, tantôt Padoue, tantôt Venise, recherché, aimé, caressé par tous les hommes éminents de ces différentes villes. Nul homme ne jouit aussi complètement, mais aussi modestement, de sa gloire ; il n’avait que l’ambition de la postérité et du ciel : il était amoureux d’une mémoire.

Il eut cependant quelques rechutes d’amour plus profane que l’amour éthéré qu’il nourrissait pour Laure ; il ne cherche pas à s’en excuser lui-même. Indépendamment de son fils Jean, né d’une mère inconnue à Avignon, il parle dans ses lettres et dans ses sonnets d’une belle et jeune dame d’Italie dont les charmes rendaient malgré lui à son cœur des sentiments qu’il rougissait de rallumer.

C’est pour la fuir sans doute qu’il résolut une septième fois de revenir encore à Vaucluse. Il analyse ainsi lui-même dans une de ses lettres l’inquiétude d’esprit qui le portait à revoir les lieux témoins de ses beaux jours et de ses regrets.

« Vous savez que j’avais résolu de ne plus retourner à Vaucluse. Il m’a pris tout à coup un désir d’y aller dont je n’ai pas été le maître. Aucune espérance ne m’y attire : ce n’est pas le plaisir, dans un endroit aussi sauvage ; ce n’est pas l’amitié (le plus honnête de tous les motifs qui peuvent déterminer les hommes) ; quels amis pourrais-je avoir dans un désert où le nom même d’amitié n’est pas connu, où les habitants, uniquement occupés de leurs filets ou de la culture de leurs oliviers et de leurs vignes, ignorent les douceurs de la société et de la conversation ?

« Voici ce que je puis alléguer de plus raisonnable pour excuser cette variation de mon âme : c’est l’amour de la solitude et du repos qui m’a fait prendre le parti que j’ai pris. Trop connu, trop recherché dans ma patrie, loué, flatté même jusqu’au dégoût, je cherche un endroit où je puisse vivre seul, inconnu et sans gloire. Rien ne me paraît préférable à une vie solitaire et tranquille.

« L’idée de mon désert de Vaucluse est revenue à moi avec tous ses charmes ; en me représentant ces collines, ces fontaines, ces bois si favorables à mes études, j’ai senti dans le fond de l’âme une douceur que je ne saurais rendre. Je ne suis plus étonné de ce que Camille, ce grand homme que Rome exila, soupirait après sa patrie, quand je pense qu’un homme né sur les rives de l’Arno regrette un séjour au-delà des Alpes. L’habitude est une seconde nature. Cette solitude, à force de l’habiter, est devenue comme ma patrie. Ce qui me touche le plus, c’est que je compte y mettre la dernière main à quelques ouvrages que j’ai commencés. J’ai été curieux de revoir mes livres, de les tirer des coffres où ils étaient renfermés, pour leur faire voir le jour et les remettre sous les yeux de leur maître.

« Enfin, si je manque à la parole que j’avais donnée à mes amis, ils doivent me le pardonner : c’est l’effet de cette variation attachée à l’esprit humain, dont personne n’est exempt, excepté ces hommes parfaits qui ne perdent pas de vue le souverain bien. L’identité est la mère de l’ennui, qu’on ne peut éviter qu’en changeant de lieu. »

VIII

Il partit de Padoue le 3 mai, menant avec lui Jean, son fils, qu’il avait retiré depuis quelque temps de l’école de Gilbert de Parme. « Je le menai avec moi, dit-il, pour que sa présence me rappelât mes devoirs envers lui. Que serait devenu cet enfant s’il avait eu le malheur de me perdre ? » — Pétrarque, quelques jours après son arrivée à Avignon, obtint du pape pour cet enfant doux, docile, mais illettré et rougissant de son ignorance, dit-il, un canonicat à Vérone. Délivré de cette sollicitude pour ce fruit de sa faiblesse, il s’enferma dans sa chère retraite de Vaucluse, et c’est là, en présence des lieux, des souvenirs, de l’image de Laure, qu’il écrivit, au murmure de la fontaine, les plus pieux et les plus sublimes sonnets que nous avons cités plus haut. Il fut distrait un moment de ce loisir dans sa solitude par l’arrivée de son ancien ami politique, Rienzi, à Avignon.

Rienzi, le tribun de la république imaginaire de Rome, n’avait pas accepté sa défaite. Évadé de Rome, comme on l’a vu dans notre récit, il s’était fait ermite, sous le faux nom du Père Ange, au mont Maïella, dans le royaume de Naples. Revenu impunément à Rome avec une bande de pèlerins, il y renoua ses complots contre le légat du pape. Ce légat, dans une sédition excitée par Rienzi, fut atteint d’une flèche à la tête. On soupçonnait Rienzi de fomenter ces agitations pour rétablir le tribunat ; il eut l’audace de se livrer lui-même à l’empereur, qui était à Pragues, et de lui demander son concours pour restaurer en Italie ce qu’il appelait le règne du Saint-Esprit. L’empereur le livra au pape et l’envoya sous escorte, mais non enchaîné, à Avignon ; il y entra en chef de secte plus qu’en prisonnier. Son sort toucha Pétrarque ; le poète avait été, ainsi qu’on l’a vu, le partisan et le complice du tribun de Rome ; il était embarrassé maintenant de son attitude envers l’homme qu’il avait exalté jusqu’au niveau des anciens héros de la liberté romaine. On voit transpercer ces sentiments dans une longue lettre qu’il publia à cette époque.

« Rienzi, dit-il dans cette lettre, est arrivé récemment à Avignon ; ce tribun autrefois si puissant, si redouté, à présent le plus malheureux de tous les hommes, a été conduit ici comme un captif… Je lui ai donné des louanges, des conseils : cela est plus connu que je ne voudrais peut-être ; j’aimais sa vertu, j’approuvais son projet, j’admirais son courage, je félicitais l’Italie de ce que Rome allait reprendre l’empire qu’elle avait autrefois. Je lui avais écrit quelques lettres dont je ne me repens pas tout à fait. Je ne suis pas prophète ; ah ! s’il avait continué comme il a commencé !… Il s’agit maintenant de déterminer quel genre de supplice mérite un homme qui a voulu que la république fût libre ! Ô temps ! ô mœurs !… Il faut dire la vérité : Rienzi, à son entrée en ville, n’était ni lié ni garrotté. Il demanda si j’étais à Avignon ; je ne sais s’il attendait de moi quelques secours, et je ne vois pas ce que je pourrais faire pour lui. Ce dont on l’accuse le couvre de gloire selon moi. Un citoyen romain s’afflige de voir sa patrie, qui est de droit reine du monde, devenir esclave des hommes les plus vils. Voilà le fondement de l’accusation contre lui ; il s’agit de savoir quel supplice mérite un tel crime. »

Cette lettre, récemment découverte, était adressée au prieur des Saints-Apôtres de Padoue ; elle atteste avec quelle aspiration puissante l’imagination italienne du moyen âge, même dans le clergé papal, remontait à l’antique liberté, bien que cette liberté ne fût plus que le rêve de ses poètes.

Pétrarque fit plus ; il écrivit une lettre éloquente et insurrectionnelle à la ville de Rome pour l’exciter à défendre ou à venger son tribun. « Osez quelque chose, dit-il aux Romains, osez en faveur de votre citoyen ! Que le peuple romain n’ait qu’une voix, qu’une âme ! Demandez qu’on vous remette le prisonnier. La terreur est ici si profonde qu’on n’ose se parler qu’à l’oreille, la nuit, et dans quelques lieux retirés. Moi-même, qui ne refuserais pas de mourir pour la vérité, si ma mort pouvait être de quelque profit à la république, je n’ose signer cette lettre ! L’empire est encore à Rome et ne saurait être ailleurs tant qu’il restera seulement le rocher du Capitole. »

IX

De tels sentiments n’enlevèrent cependant pas à Pétrarque la faveur du pape Clément VI, pontife aux mœurs relâchées, mais élégantes, qui appréciait le génie comme un Médicis français. Il supplia Pétrarque d’accepter le titre et l’emploi de secrétaire de la cour pontificale. Pétrarque eut la sagesse de refuser une charge qui lui donnait la toute-puissance sous un pape faible et complaisant, mais qui lui enlevait sa chère liberté. Il revint poétiser et philosopher à Vaucluse pendant le reste de l’année 1352. C’est l’apogée de son génie ; il le répandait, comme la fontaine de Vaucluse répand ses eaux, sur tous les sujets et avec une intarissable abondance ; sa vie était tout entière dans sa pensée.

« Quoique j’aie encore de riches habits, écrit-il à cette date à son ami le prieur des Saints-Apôtres, vous me prendriez pour un paysan ou pour un pasteur, moi qui fus autrefois si recherché dans ma parure. Hélas ! les mêmes raisons ne subsistent plus ; les nœuds qui me liaient sont brisés, les yeux auxquels je voulais plaire sont fermés ; rien ne me plaît davantage que d’être dégagé de tous liens et libre… Je me lève à minuit, je sors à la pointe du jour, j’étudie dans la campagne comme dans ma chambre, je lis, j’écris, je rêve ; je parcours tout le jour des montagnes pelées, des vallées humides, des cavernes secrètes ; je marche souvent sur les deux bords de la Sorgues seul avec mes soucis. Je jouis par le souvenir de tout ce que j’ai aimé, de la société de tous les amis avec lesquels j’ai vécu et de ceux qui sont morts avant ma naissance et que je ne connais que par leurs ouvrages. »

Cette amitié avec les morts est le besoin comme elle est la consolation de toutes les grandes âmes. Virgile et Cicéron étaient les véritables amis du solitaire de Vaucluse, comme l’amant, le philosophe, le poète de Vaucluse est l’ami des hommes sensibles et supérieurs de notre temps. L’homme de génie universel a pour contemporains tous ceux qu’il admire : c’est la société des fidèles à travers les temps.

X

Clément VI, ce pape chevaleresque, mourut à Avignon pendant cette retraite de Pétrarque à Vaucluse. Pétrarque ne le regretta pas autant peut-être qu’il méritait d’être regretté. Il fut remplacé par Innocent VI, né aussi à Limoges, mais qui portait sur le trône la rigidité d’un théologien au lieu de l’élégance d’esprit d’un gentilhomme français tel qu’était son prédécesseur, Clément VI. Innocent  I, au lieu d’honorer dans Pétrarque le génie littéraire, ne voyait pas, dit-on, ses talents sans un soupçon de sorcellerie. Pétrarque rendait à ce pape dédain pour dédain.

« Il viendra bientôt, dit-il dans une des poésies qu’il écrivit alors, il viendra bientôt après Clément VI un homme triste et pesant ; il engraissera les pâturages romains avec le fumier d’Auvergne. »

Ce pape cependant fit quelques avances au poète pour l’attacher à sa cause. Pétrarque répondit stoïquement à ces avances.

« Je suis content, disait Pétrarque ; je ne veux rien, j’ai mis un frein à mes désirs, j’ai tout ce qu’il faut pour vivre. Cincinnatus, Curius, Fabrice, Régulus, après avoir subjugué des nations entières et mené des rois en triomphe, n’étaient pas si riches que moi. Si j’ouvre la porte aux passions, je serai toujours pauvre : l’avarice, la luxure, l’ambition ne connaissent point de bornes ; l’avarice surtout est un abîme sans fond. J’ai des habits pour me couvrir, des aliments pour me nourrir, des chevaux pour me porter, un fonds de terre pour me coucher, me promener et déposer ma dépouille après ma mort. Qu’avait de plus un empereur romain ? Mon corps est sain ; dompté par le travail, il est moins rebelle à l’âme. J’ai des livres de toute espèce : c’est un trésor pour moi ; ils nourrissent mon âme avec une volupté qui n’est jamais suivie de dégoût. J’ai des amis que je regarde comme mon bien le plus précieux, pourvu que leurs conseils ne tendent pas à me priver de ma liberté. Ajoutez à cela la plus grande sécurité : je ne me connais point d’ennemis, si ce n’est ceux que m’a faits l’envie. Dans le fond je les méprise, et peut-être serais-je fâché de ne pas les avoir. Je compte encore au nombre de mes richesses la bienveillance de tous les gens de bien répandus dans le monde, même de ceux que je n’ai jamais vus et que je ne verrai peut-être jamais. Vous faites peu de cas de ces richesses, je le sais bien ; que voulez-vous donc que je fasse pour m’enrichir ? Que je prête à usure, que je commerce sur mer, que j’aille brailler dans le barreau, que je vende ma langue et ma plume, que je me fatigue beaucoup pour amasser des trésors que je conserverais avec inquiétude, que j’abandonnerais avec regret, et qu’un autre dissiperait avec plaisir ? En un mot, qu’exigez-vous de moi ? Je me trouve assez riche ; faut-il encore que je paraisse tel aux yeux des autres ? Dans le fond c’est mon affaire. Va-t-on consulter le goût des autres pour se nourrir ? Gardez pour vous votre façon de penser et laissez-moi la mienne ; elle est établie sur des fondements solides que rien ne pourrait ébranler. »

XI

Cependant la mélancolie, cette maladie et cette muse des grandes imaginations, l’atteignit jusque dans cette retraite de Vaucluse. Il alla dire un adieu éternel à son frère, supérieur de la Chartreuse de Mont-Rieu, puis il s’achemina de nouveau vers sa véritable patrie, l’Italie. On s’y disputait l’honneur de lui offrir un asile. Malgré les instances de son ami, le cardinal de Talleyrand, il ne voulut pas même prendre congé de ce pape illettré qu’il redoutait.

« Non, dit-il, je craindrais de lui nuire par mes sortilèges comme il me nuirait par sa crédulité ! »

On se souvient qu’Innocent VI le croyait un peu en commerce avec les esprits suspects.

Il salua de vers magnifiques l’horizon d’Italie du haut des Alpes et descendit à Milan.

Jean Visconti, archevêque et tyran de Milan, maître de toute la Lombardie, l’accueillit en prince de l’intelligence humaine.

Pétrarque fit ses conditions avant de s’attacher à ce souverain : il se réserva sa liberté et sa solitude. Jean Visconti lui donna dans la ville une maison élégante et retirée, décorée de deux tours, dans le voisinage de l’église et de la bibliothèque de Saint-Ambroise. On voyait du haut des tours le magnifique amphithéâtre des Alpes crénelées de neige, même en été. Le jardin du couvent était consacré par la vision de saint Augustin, Pétrarque africain d’une autre date, qui s’y était converti des désordres amoureux de sa jeunesse.

La sainteté de cet asile ne le préserva pas d’une dernière faiblesse de cœur pour une belle Milanaise qu’on dit être de l’illustre famille Beccaria. Une fille nommée Francesca naquit de cet amour. Le grand poète Manzoni, de notre temps, a épousé une fille de cette même maison de Beccaria, célèbre à tant de titres parmi les philosophes, les politiques et les poètes. Les familles ont leur destinée comme les nations ; heureuses celles qui commencent ou finissent par des consanguinités même traditionnelles avec les poètes ! témoin Laure à Avignon et Francesca à Milan. Cette tradition pourtant n’a rien d’authentique, si ce n’est la naissance de la fille de Pétrarque à peu près vers ce temps.

XII

Chargé par Jean Visconti de négocier avec les Génois, qui voulaient se donner à lui pour avoir un guerrier dans leur maître, Pétrarque contribua à cette fusion de Gênes et de Milan.

Après ce service rendu à Visconti, il alla se délasser dans le vieux château abandonné de San-Colomban, sur les collines que baigne le Pô. La politique l’avait rendu à la poésie, la poésie reportait son cœur à Laure, son imagination à Vaucluse ; il composa à San-Colomban des vers et des lettres pleines de sa mélancolie. C’est là qu’il écrivit aussi quelques-unes de ses odes de longue haleine appelées Trionfi, sortes de dithyrambes philosophiques où les chants mystiques du Dante furent évidemment ses modèles. Nous préférons ses sonnets, parce qu’ils sont plutôt une explosion de son cœur qu’une méditation de son esprit. Le rhétoricien brille dans les Triomphes, l’homme se révèle dans les sonnets.

XIII

C’est de là aussi qu’il entretint une correspondance avec l’empereur d’Allemagne Charles VI, pour lui persuader de venir rétablir l’empire d’Auguste en Italie. — « Rien n’est possible depuis que l’Italie a épousé la servitude », lui répond l’empereur. Ainsi on voit qu’à l’exemple de Dante le républicain Pétrarque est contraint, par les dissensions de sa patrie, à embrasser le parti de l’empereur et à offrir l’Italie à Charles VI. Il y a loin de ce découragement à l’époque où Pétrarque était le complice patriotique de Rienzi, mais il n’est pas donné aux regrets de réveiller les nations assoupies dans la servitude. Pétrarque avait passe alors de la poésie à la politique. L’unité de l’Italie était à ses yeux dans l’empereur ; il cite pour exemple Rienzi lui-même à Charles VI. « Si un tribun, dit-il, a pu tant faire, que ne ferait pas un césar ? »

Envoyé bientôt après en ambassade à Venise pour réconcilier les Vénitiens et les Génois, il échoua dans cette tentative. Les Vénitiens lui reprochèrent son penchant pour la cause de l’empereur.

— « Vous, l’ami et le grand orateur de la liberté, lui écrivit le doge Dandolo, ne deviez-vous pas, au lieu de nous blâmer, nous louer de nos efforts pour écarter de l’Italie cette servitude impériale ? »

Jean Visconti étant mort encore jeune pendant cette ambassade, Pétrarque fit l’oraison funèbre à ses funérailles. Visconti laissait trois fils, entre lesquels fut partagé son vaste héritage, qui comprenait toute la Lombardie.

XIV

Pendant ces événements de la Lombardie, des événements plus imprévus agitaient Rome.

On a vu que Rienzi, livré par le roi de Bohême au pape Clément VI, à Avignon, y languissait dans une honorable captivité. Clément VI était trop doux pour se venger sur un tribun qui avait dépassé ses pouvoirs, mais qui avait agi cependant comme mandataire du pape. Innocent VI était plus implacable ; il fit juger Rienzi par une commission de cardinaux qui le déclarèrent hérétique et rebelle. Il allait subir le supplice quand un autre tribun s’éleva dans Rome, appelant le peuple romain à la liberté.

La cour d’Avignon, voulant opposer tribun à tribun, rendit la liberté à Rienzi et l’envoya à Rome comme délégué du pape. Rienzi triompha quelques jours alors à la tête de ses anciens partisans ; mais, ayant renouvelé ses démences et ses cruautés, il fut assailli dans le Capitole par une émeute combinée des grands et de la populace. Reconnu sous le déguisement qu’il avait revêtu pour s’évader du Capitole, il fut percé de mille coups de poignard et traîné aux fourches patibulaires, où la ville entière outragea son cadavre. Insensé qui avait cru qu’on rallumait deux fois le feu éteint d’une popularité morte !

XV

Mais Pétrarque, déjà passé au parti de l’empereur, vit périr Rienzi avec indifférence.

Charles VI descendait alors en Italie. « La joie me coupe la parole, lui écrit Pétrarque ; peu importe que vous soyez né en Allemagne, pourvu que vous soyez né pour l’Italie. » Invité par l’empereur à venir conférer avec lui, Pétrarque accourut à Mantoue. Le récit du long entretien de l’empereur et de Pétrarque prouve que l’empereur était aussi lettré que Pétrarque était politique. « Il me raconta toutes les circonstances de ma propre vie, dit Pétrarque dans la lettre où il écrit cet entretien, comme s’il eût été moi-même ; il me conjura de venir à Rome avec lui. Denys ne reçut pas mieux Platon, ajoute le poète, mais le poète préféra son loisir et sa solitude à la gloire d’installer César à Rome ! »

Charles VI, prince plus pacifique qu’ambitieux, négocia à Mantoue une paix facile, par la médiation de Pétrarque, entre lui et les Visconti. L’empereur se contenta de recevoir la couronne de fer à Milan, la couronne de césar à Rome. Vaines cérémonies qui signifiaient l’empire, mais qui ne le donnaient pas. Pétrarque, indigné de cette faiblesse, écrit de Milan à l’empereur une lettre pleine d’objurgations et presque d’outrages sur sa lâcheté et sur son retour ignominieux en Allemagne.

« Allez, lui dit-il, emportez des couronnes vides et des titres risibles en Allemagne ! L’Italie était à vous, et vous ne pensez qu’à rentrer dans votre Bohême ! On m’a apporté de votre part une médaille antique qui représente l’image de César ; si cette médaille avait pu parler, que ne vous aurait-elle pas dit pour vous empêcher de faire une retraite si honteuse ! Adieu, César ! Comparez ce que vous perdez avec ce que vous allez retrouver en Bohême ! »

XVI

Galéas Visconti, dont Pétrarque était devenu l’ami et le conseiller après la mort de Jean Visconti, envoya cependant Pétrarque à Pragues auprès de ce même empereur qu’il avait si rudement gourmandé. Le bon Charles VI ne se souvint pas de l’injure et fit ses efforts pour retenir le poète à sa cour ; mais Pétrarque n’aspirait qu’à l’Italie.

Il y revint après cette courte ambassade ; il y fut témoin des dissensions de la famille Visconti à Milan sans que ces orages troublassent sa tranquillité. Il vivait tantôt à Milan, tantôt dans la Chartreuse de Garignano, près de l’Adda, sur la route de Milan au lac de Côme. Le compte qu’il rend de sa vie à son ami Lélio de Vaucluse ressemble à une page des Confessions de saint Augustin.

« La situation est agréable, dit-il, l’air pur ; la Chartreuse s’élève sur un monticule au milieu de la plaine, entourée de toute part de fontaines non rapides et bruyantes comme celles de Vaucluse, mais limpides et courantes, à pente douce avec un petit volume d’eau. Le cours de ces eaux est si entrelacé qu’on ne sait au juste si elles vont ou si elles viennent. Le cours de ma vie a été uniforme depuis que les années ont amorti ce feu de l’âme qui m’a tant consumé et tourmenté autrefois… Vous connaissez mes habitudes, vous savez que j’y ai résidé deux ans : semblable à un voyageur pressé par la fatigue d’arriver, je double le pas à mesure que je vois s’approcher le terme de ma course. Je lis ou j’écris jour et nuit ; l’un me délasse de l’autre… Mes yeux sont affaiblis par les veilles, ma main est lasse de tenir la plume, mon cœur est rongé par les soucis… J’ai à combattre mes passions ; pour tout ce qui tient à la fortune, je suis dans un juste milieu, également éloigné des deux extrêmes. J’ai plus de gloire que je n’en voudrais pour mon repos : le plus grand prince d’Italie avec toute sa cour me chérit et m’honore ; le peuple même me fait plus de caresses que je ne mérite ; il m’aime sans me connaître, car je me montre peu, et c’est peut-être à cause de cela même que je suis aimé et considéré.

« J’habite un coin écarté de la ville, vers le couchant ; je donne peu d’heures au sommeil, car c’est une mort anticipée ; dès que je m’éveille je passe dans ma bibliothèque ; j’aime de plus en plus la solitude et le silence, mais je suis causeur avec mes amis ; mes amis partis, je redeviens muet… Dès que j’ai senti les approches de l’été, j’ai pris une maison de campagne fort agréable à une heure de Milan, où l’air est extrêmement pur ; j’y suis en ce moment. J’ai de tout en abondance : les paysans m’apportent à l’envi des fruits, des poissons, des canards et toute espèce de gibier. Il y a à côté une belle chartreuse où je trouve à toutes les heures du jour les plaisirs innocents que la religion nous procure… Je n’ai à déplorer que la perte de plusieurs de mes amis. »

Puis, venant à parler de son fils Jean, qu’il avait amené avec lui d’Avignon : « Vous voulez, dit-il, savoir des nouvelles de notre enfant. Je ne sais trop que vous en dire : son caractère est doux, et les fleurs de son adolescence promettent beaucoup ; j’ignore quel en sera le fruit, mais je crois qu’il sera un honnête homme. Je sais déjà qu’il a de l’esprit ; mais à quoi sert l’esprit sans le travail ? Il fuit un livre comme un serpent ; je me console en pensant qu’il sera un homme de bien. « J’aime mieux, disait Thémistocle, un homme sans lettres que des lettres sans homme. »

XVII

Ainsi vivait ce sage, sevré avant le temps de toutes les illusions de la vie, excepté la poésie et l’amour. Le roi de Naples l’appelait à sa cour pour lui donner la direction des affaires diplomatiques, ainsi qu’avait voulu le faire Clément VI ; il refusait avec persistance tout poste d’éclat qui aurait pu lui enlever la paix, trésor unique de son âme. Il allait souvent habiter Venise, dont le luxe et les fêtes tempéraient pendant l’hiver la sévérité de sa solitude pendant l’été. Son ami Boccace venait de Florence le visiter ; Boccace n’osait pas lui lire son Décaméron, recueil de contes charmants, mais légers, dont il avait amusé et scandalisé l’Italie pendant sa jeunesse.

« Pétrarque, écrivait Boccace, m’enlève aux vanités de ce monde en tournant mon âme vers les choses éternelles, et il donne à mes amours un plus saint aliment. »

Les deux amis se communiquaient leurs pensées : jamais deux grands hommes ne furent mieux disposés à s’aimer. Boccace avait tout l’esprit et tout l’enjouement qui manquait à Pétrarque ; Pétrarque avait tout le sérieux et toute la majesté de génie qui aurait, sans lui, manqué à Boccace.

« Nous avons passé ensemble des jours délicieux, écrit Pétrarque à Simonide, mais ils ont coulé trop vite ! Je ne puis pas me consoler d’avoir vu partir de chez moi un ami de ce prix ! »

Boccace, de retour à Florence, envoya à Pétrarque le poème de Dante, copié tout entier de sa main. Le poète virgilien de Vaucluse ne possédait pas le poème de Dante dans sa bibliothèque !

Ce poème, objet d’une sorte de superstition peu raisonnée en Italie et en France, choquait le goût délicat et le type antique de la poésie homérique ou virgilienne de Pétrarque. Il rendait pleine justice à la vigueur du pinceau du chantre de l’Enfer et du Paradis ; mais il trouvait obscurité, scolastique, cynisme et quelquefois obscénité dans les images et dans le style. On m’a beaucoup insulté en Italie et en France, l’année dernière, pour avoir osé dire que la Divine Comédie du Dante ressemblait plus à une apocalypse qu’à un poème épique. J’ai passé pour un blasphémateur ; Voltaire, qui n’était pas sans goût, avait blasphémé avant moi et comme moi. J’ai été bien étonné, en lisant les lettres latines de Pétrarque à Boccace, de voir que le poète le plus exquis et le plus patriote de l’Italie avait blasphémé lui-même avant Voltaire et avant moi. Je ne résiste pas à citer textuellement les paroles de la lettre de Pétrarque à Boccace sur la Divine Comédie du Dante.

« J’applaudis à vos vers, et je m’unis à vous pour louer ce grand poète, trivial pour le style, mais très élevé pour la pensée… Je lui décerne la palme de l’élocution vulgaire. Qu’on ne m’accuse pas de vouloir porter atteinte à sa réputation ; je connais peut-être mieux les beautés de ses ouvrages que tant de gens qui se déclarent ses fanatiques sans les avoir lus. »

(N’est-ce pas l’enthousiasme d’aujourd’hui en France, où tout le monde exalte et où si peu de personnes ont lu et compris ce livre ?)

« Ces gens-là, continue Pétrarque, ressemblent à ces prétentieux arbitres du goût dont parle Cicéron, qui blâment ou approuvent sans pouvoir donner raison de leur admiration ou de leur dégoût. Si cela est arrivé d’Homère et de Virgile, jugés par des hommes lettrés et supérieurs, comment cela n’arriverait-il pas à votre poète florentin dans les tavernes et dans les places publiques ? Ces langues sales gâtent la beauté de son langage. Vous dites qu’il aurait excellé s’il se fût adonné à un autre genre de poème ; j’en conviens avec vous ; il avait assez de génie pour réussir dans tout ce qu’il aurait entrepris ; mais il n’est pas question ici de ce qu’il aurait pu faire : nous parlons de ce qu’il a fait. Que pourrais-je lui envier ? Les applaudissements enroués des foulons du carrefour, des cabaretiers, des bouchers et autres gens de cette espèce, dont les louanges font plus de tort que d’honneur ? »

On voit que les images et les expressions si contraires à la chaste pureté et à l’éternelle beauté des poésies antiques répugnaient à Pétrarque comme à Voltaire, comme à nous-même.

Mais les livres ont leur destinée et leurs retours de fortune comme les hommes ; la postérité a ses engouements comme le temps : elle fait mourir et revivre pour un moment les philosophes, les historiens, les poètes ; elle ensevelit les uns dans ses dédains, elle exhume les autres par ses engouements. Rien n’est stable dans ce bas monde, pas même la tombe des grands hommes : les sépulcres ont leurs vicissitudes comme les empires. L’engouement de ce siècle a élevé Dante au-dessus de ses œuvres, sublimes par moment, mais souvent barbares ; l’oubli de ce même siècle a négligé Pétrarque, le type de toute beauté de langage et de sentiment depuis Virgile. Cet engouement et ce dédain dureront ce que durent les caprices de la postérité (car elle en a) ; puis viendra une troisième et dernière postérité qui remettra chacun à sa place, Dante au sommet des génies sublimes, mais disproportionnés, Pétrarque au sommet des génies parfaits de sensibilité, de style, d’harmonie et d’équilibre, caractère de la souveraine beauté de l’esprit.

XVIII

Pendant ce séjour désormais fixé à Milan ou dans les environs, quelques chagrins domestiques altérèrent la paix du grand solitaire. Son fils Jean, que l’oisiveté entraînait à la licence, déroba à son père l’argent qu’il avait épargné pour ses deux enfants. Le jeune homme dépensa cette somme en folles débauches. Pétrarque attribua tout à la faiblesse de son fils, l’éloigna quelque temps de lui ; puis il pardonna. Cependant ce souvenir lui rendit pénible le séjour de sa petite maison de Milan, près de l’abbaye de Saint-Ambroise ; il alla chercher plus de sécurité et de solitude dans un couvent de bénédictins éloigné de la ville.

« La maison est située de manière, écrit-il à son ami Socrate, à Vaucluse, qu’il est facile d’y échapper aux visites des importuns. J’ai une étendue de mille pas pour me promener, dans un lieu abrité et couvert, séparé des champs d’un côté par un épais buisson, de l’autre par un sentier désert, écarté et tapissé d’herbes. J’avoue qu’un tel séjour m’a tenté. »

Galéas Visconti l’arracha momentanément à cette paix en le chargeant d’aller à Paris complimenter le roi Jean et négocier avec ce prince un traité d’alliance dont un mariage entre les deux maisons était le gage. Pétrarque harangua le roi à Paris en style cicéronien.

La peste, à son retour de Paris, le chassa de Milan ; il se retira à Padoue dans un de ses canonicats ; il y perdit son fils Jean par la peste ; il y maria sa fille Françoise à un gentilhomme de Padoue nommé Brossano. La beauté, la vertu, la docilité de sa fille et le caractère accompli de son gendre adoucirent les regrets de la mort d’un fils peu digne d’un tel père.

Il ouvrit sa maison aux deux époux, et la mort seule le sépara de sa fille.

Les dix années qu’il passa à Padoue, à Venise ou dans les collines du bord de l’Adriatique, n’ont laissé traces que par de nombreuses et admirables lettres et quelques sonnets pleins de la mémoire de Laure.

Ces sonnets sont empreints de cette triste et poignante sérénité des heures du soir de la vie des grands hommes, où, à mesure que leur soleil baisse, leur âme semble grandir avec leur génie.

Son ami Boccace, converti par une vision à une vie chrétienne et sévère, lui rendit à cette époque une seconde visite à Venise. Ces deux hommes d’œuvres si différentes semblaient être du même cœur ; leur correspondance et leurs entretiens ont le charme de la confidence, de l’amitié, de la poésie douce et des lettres intimes. Horace et Virgile, Racine et Molière ne devaient pas causer plus délicieusement. On aimait Boccace, on vénérait Pétrarque.

XIX

À peine Boccace était-il reparti pour Florence que Pétrarque se sentait impatient de son absence et le conjurait de venir fixer sa résidence dans sa maison.

« Vous m’êtes devenu beaucoup plus cher, lui dit-il ; voulez-vous en savoir la raison ? C’est que de mes vieux amis vous êtes presque le seul qui me reste. Rendez-vous à mes désirs, venez. Vous connaissez ma maison : elle est en très bon air ; ma société : il n’y en a pas de meilleure. Benintendi viendra à son ordinaire passer les soirées avec nous ; est-il rien de plus doux et de plus aimable que son commerce ? Ses propos sont pleins de sel, d’enjouement et de candeur. Et notre Donat, qui est revenu à nous, a quitté les collines de Toscane pour habiter les bords de la mer Adriatique. Connaissez-vous une plus belle âme, un cœur plus tendre et qui vous aime davantage ? Je pourrais vous en citer d’autres, mais en voilà assez. Je n’approuve pas une solitude absolue : elle me paraît contraire à l’humanité ; mais à un homme de lettres, à un philosophe, peu de gens suffisent, parce que, à la rigueur, il pourrait se suffire à lui-même. Si le séjour de Venise ne vous convient pas, si vous craignez l’intempérie de l’automne, qu’on ne peut mieux corriger, ce me semble, que par la gaieté des propos avec ses amis, nous irons à Capo d’Istria, à Trieste, où l’on m’écrit que l’air est très bon. Si vous acceptez ce parti, nous chercherons où elle est, cette source du Timave, si célèbre parmi les poètes et si ignorée de la plupart des docteurs, et non pas dans le Padouan où on la place communément. Un vers de Lucain a donné lieu à cette erreur, en joignant le Timave à l’Apono dans les monts Euganées. »

XX

C’est à peu près à cette époque qu’il adressa au nouveau pape Urbain V, pontife enfin selon son cœur, une lettre véritablement cicéronienne pour le décider à rétablir le siège du pontificat à Rome. Urbain V fît commenter et publier cette lettre de Pétrarque comme un manifeste diplomatique, et partit enfin pour Rome avec toute sa cour.

La mort du fils de Francesca de Brossano, sa fille, corrompit un moment pour lui toute cette joie du rétablissement du Saint-Siège à Rome.

« Hélas ! écrit-il auprès de ce berceau vide, cet enfant me ressemblait si parfaitement que quelqu’un qui n’aurait pas su qui était la mère l’aurait pris pour mon fils. Il n’avait pas encore un an qu’on retrouvait déjà mon visage dans le sien. Cette ressemblance le rendait plus cher à son père et à sa mère, et même à Galéas Visconti, tellement que lui (le seigneur de Milan), qui avait appris d’un œil sec la mort de son petit enfant, ne put apprendre la mort du mien sans verser des larmes. Pour moi, j’en aurais beaucoup versé si je n’avais eu honte et si cela ne m’avait pas paru indécent à mon âge. Je lui ai élevé, à Pavie, un petit mausolée de marbre où j’ai fait graver en lettres d’or douze vers élégiaques, chose que je n’aurais faite pour aucun autre et que je ne voudrais pas qu’on fît pour moi. »

XXI

Boccace était en route pour venir voir Pétrarque quand ce malheur frappa le poète. On ne lit pas sans un vif intérêt domestique la charmante lettre que Boccace écrit de Pavie à Pétrarque. L’auteur du Décaméron n’avait pas trouvé son ami chez lui en arrivant à Pavie, mais il avait rencontré son gendre Brossano en chemin et il avait rendu visite à Francesca, fille de Pétrarque. Il l’appelle sa Tullie, par allusion badine au nom de la fille du Cicéron ancien en écrivant au Cicéron moderne.

« Mon cher Maître, je suis parti de Certaldo le 24 mars pour aller vous chercher à Venise, où vous étiez alors. Des pluies continuelles, les discours de mes amis qui ne voulaient pas me laisser partir, ce que j’apprenais des mauvais chemins par des gens qui revenaient de Bologne, tout cela m’a retenu si longtemps à Florence que j’ai enfin appris que, pour mon malheur, vous aviez été rappelé à Pavie. Peu s’en fallut que je ne renonçasse à mon projet ; mais des affaires dont quelques amis m’avaient chargé, et surtout le désir de voir deux personnes qui vous sont extrêmement chères, votre Tullie et son époux, que je ne connais pas encore, moi qui connais tout ce que vous aimez, me firent reprendre ma route dès que le temps fut un peu adouci. Je rencontrai, par hasard, en chemin François de Brossano ; il a dû vous dire quelle fut ma joie. Après les compliments ordinaires et quelques questions que je lui fis sur votre compte, je me mis à considérer sa grande taille, sa physionomie tranquille, la douceur de ses manières et de ses propos. J’admirai d’abord votre choix ; et comment ne pas admirer tout ce que vous faites ! Enfin, l’ayant quitté parce qu’il le fallait, je montai sur ma barque pour me rendre à Venise. À peine arrivé, je trouvai plusieurs de nos compatriotes qui se disputaient à qui serait mon hôte en votre absence, et surtout notre Donat, qui fut fâché parce que je donnais la préférence à François Allegri, avec qui j’étais venu de Florence. J’entre dans tout ce détail avec vous pour me justifier de n’avoir pas profité dans cette occasion de l’offre obligeante que vous m’aviez faite dans votre lettre. Sachez que, quand même je n’aurais point trouvé d’amis qui m’eussent reçu chez eux, j’aurais été descendre au cabaret plutôt que de loger chez votre Tullie en l’absence de son mari. Je ne doute pas que vous ne rendiez justice à ma façon de penser à votre égard sur cela comme sur toute autre chose ; mais les autres ne me connaissent pas comme vous. Mon âge, mes cheveux blancs, mon embonpoint, qui font de moi un homme sans conséquence, devraient écarter tous les soupçons ; mais je connais le monde : il voit le mal souvent où il n’est pas, et il trouve des traces dans des endroits même où le pied n’a pas porté. Matière délicate, vous le savez, sur laquelle souvent un faux bruit fait autant d’effet que la vérité même.

« Après avoir pris un peu de repos, j’allai voir votre Tullie. Dès qu’elle m’entendit nommer, elle vint à moi avec empressement, comme elle aurait pu faire pour vous-même ; elle rougit un peu en me voyant, et, baissant les yeux à terre, me fit une révérence honnête ; ensuite, avec une tendresse modeste et filiale, elle me prit dans ses bras. Dieux ! quel plaisir ! J’ai senti d’abord qu’on ne faisait qu’exécuter vos ordres, et je me suis félicité de vous être si cher. Après avoir tenu tous les propos qu’une nouvelle connaissance amène, nous nous sommes assis dans votre jardin avec quelques amis qui étaient avec nous ; alors elle m’a offert votre maison, vos livres et tout ce qui est à vous, qu’elle m’a pressé d’accepter aussi vivement que la décence de son sexe pouvait le permettre. Pendant qu’elle me faisait ces offres, je vois arriver votre petite bien-aimée d’un pas bien plus modeste qu’il ne convenait à son âge ; elle me regarde en riant avant de me connaître, et moi je la prends dans mes bras, comblé de joie. Je crus voir d’abord ma petite fille que j’ai perdue ; elle lui ressemble beaucoup : si vous ne me croyez pas, demandez à Guillaume, le médecin de Ravenne, et à notre Donat, qui l’ont vue ; ils vous diront que c’est le même visage, le même rire, la même gaieté dans les yeux ; que, pour le geste, la démarche, et même la forme du corps, on ne peut rien voir qui se ressemble davantage, si ce n’est que ma fille était un peu plus grande que la vôtre et un peu plus âgée. Elle avait cinq ans et demi quand je l’ai vue pour la dernière fois. À cela près, je n’ai trouvé d’autre différence entre elles si ce n’est que la vôtre est blonde et que la mienne avait les cheveux châtains. Pour les propos ils étaient les mêmes et ne différaient que par le langage. Hélas ! combien de fois, en embrassant votre bien-aimée, en jasant avec elle, en écoutant ses petits propos, le souvenir de ce que j’ai perdu m’a fait verser des larmes, que je cachais tant que je pouvais ! Vous comprenez le sujet de ma douleur.

« Je ne finirais pas si je vous disais tout ce que j’aurais à vous dire de votre gendre, toutes les marques d’amitié que j’ai reçues de lui, toutes les visites qu’il m’a faites quand il a vu que je refusais constamment d’aller loger chez lui, tous les repas qu’il m’a donnés, et de quelle façon. Je ne vous en dirai qu’un seul trait qui doit suffire. Il savait que je suis pauvre : je ne l’ai jamais caché ; quand il m’a vu prêt à partir de Venise (il était fort tard), il m’a tiré à l’écart dans un coin de sa maison, et, voyant qu’il ne pouvait pas par ses discours me faire accepter les marques de sa libéralité, il a allongé ses mains de géant pour porter dans mes bras ce qu’il voulait me donner. Après cela il a pris la fuite en me disant adieu, et m’a laissé confus de sa générosité et blâmant cette espèce de violence qu’il me faisait. Fasse le Ciel que je puisse lui rendre la pareille ! »

Quelle pénétrante familiarité de détails, de sentiments, d’images domestiques dans cette lettre de Boccace ! Comme on reconnaît au naturel et à la simplicité cet homme qui n’a jamais tendu son style une seule fois dans sa vie, et qui n’a cherché, en écrivant, que le charme d’écrire ! Comme l’enjouement de l’un complétait le sérieux de l’autre ! Mais que la tendresse domine dans tous les deux !

XXII

La cour pontificale, qui regrettait le séjour, les palais, les licences d’Avignon, se répandait en invectives contre Pétrarque, à cause de sa partialité pour Rome ; mais le pape Urbain V, ferme dans son grand dessein de donner à l’Église la même capitale qu’au monde chrétien, protégeait Pétrarque contre ces ressentiments ; il le conjurait, par des lettres de sa main, de venir le visiter au Vatican.

« Il y a longtemps, lui disait ce pape passionné pour les lettres, que je désire voir en vous un homme doué de toutes les vertus et orné de toutes les sciences ; vous ne pouvez l’ignorer, et cependant vous ne venez pas. Venez ; je vous procurerai le repos de l’âme après lequel je sais que vous soupirez. »

« Pourrais-je, répond le poète dans sa lettre, pourrais-je ne pas désirer ardemment de voir un grand homme que Dieu a suscité pour tirer son Église de ce cachot fétide d’Avignon où elle croupissait ? Je ne me croirais pas chrétien si je n’aimais pas, que dis-je ? si je n’adorais pas le pontife qui a rendu un si grand service à la république et à moi ? Mais quand vous verriez à vos pieds un vieillard faible, devenu infirme, qui ne peut aspirer qu’au loisir et au repos, je suis sûr que vous me renverriez bien vite dans ma maison. »

XXIII

Bien qu’il ne touchât pas encore aux années de la caducité humaine, sa santé était gravement altérée par des accès de fièvre intermittente qui l’assaillaient presque tous les ans pendant les mois de septembre et d’octobre. Il voyait sans effroi ces signes de sa fin prochaine. Il écrivit son testament plein de souvenirs posthumes légués à ses amis : à celui-ci ses chevaux, à celui-là ses tableaux ; à l’un ses livres, à l’autre son bréviaire, pour que ce manuel de prières rappelle à cet ami de prier pour lui ; cinq cents écus d’or à Boccace, afin qu’il puisse acheter, dit-il, un manteau d’hiver pour ses études de nuit. Honteux que je suis, ajoute-t-il, de laisser si peu de chose à un si grand homme ! sa fortune à François de Brossano, son gendre chéri, et sa maisonnette de Vaucluse à un vieux domestique qui en était en son absence le gardien.

XXIV

Pétrarque alla chercher, dans un air plus salubre que les rives marécageuses du Pô, un prolongement à ses jours et un préservatif contre ses fièvres automnales dans les collines euganéennes voisines de Padoue. Ces collines sont devenues célèbres plus récemment par les admirables lettres d’Ugo Foscolo, qui les décrit avec amour dans son Werther italien de Jacopo Ortiz. Je les ai visitées moi-même il y a peu de temps, dans une saison qui en relevait la sérénité ; j’y allais ; ivre des vers amoureux et religieux de Pétrarque, que tous les échos de ces belles collines semblaient se renvoyer pour fêter son tombeau.

C’est au petit village d’Arquà, au flanc d’une de ces collines, que Pétrarque vieillissant se construisit sa dernière demeure sur la terre. Le regard s’étend de là sur la rive éloignée de l’Adriatique ; l’horizon y est vaste et lumineux comme les horizons que reflète la mer ; l’œil y nage dans un ciel bleu tendre. La ville fortifiée de Montefelice pyramide à peu de distance autour d’une montagne volcanique dont le cône fend le firmament et dont les pentes sont noircies de la verdure des sapins ; des clochers carrés d’abbayes ou de gros villages s’élèvent ça et là du milieu des vignes hautes et des forêts de mûriers ; de gras troupeaux passent sur les routes voilées de poussière. C’est une scène de l’Arcadie dans la terre ferme de Venise ; l’air y est embaumé de l’odeur des foins et des gommes.

La distance d’Arquà aux grandes villes y défendait Pétrarque de l’importunité des visiteurs trop attirés par sa renommée ; cette retraite était propre à contempler la vie de loin, sous ses pieds, et à attendre en paix la mort. Sa maison, que l’on voit encore, était entourée de vergers, de potagers, de figuiers, de vignes suspendues à des arbres fruitiers de toute espèce.

XXV

L’envie cependant ne l’y laissa pas en repos. Une société de philosophes vénitiens, jusque-là ses amis et ses disciples, avaient puisé dans le contact de Venise avec l’Orient et la Grèce un grand mépris pour le christianisme et un grand culte pour Aristote. Ils voulaient entraîner Pétrarque dans leur dédain des doctrines révélées, dans leur enthousiasme pour les doctrines scientifiques et rationnelles ; ils demandaient comme Aristote à la science et au raisonnement l’explication des mystères de l’une et l’autre vie. Pétrarque était trop avancé en âge et trop pieux pour discuter son culte ; il refusa de passer avec eux dans cette controverse. Ils appelèrent sa piété superstition ; il appela impiété leur audace. L’aigreur envahit la discussion ; le parti très nombreux de la philosophie vénitienne sacrifia Pétrarque à Aristote ; il resta presque isolé dans sa retraite d’Arquà, entre son gendre, son petit-fils, quelques vieux serviteurs et ses livres.

L’affaiblissement de son corps n’avait nullement atteint son âme ; il vivait du souvenir de Laure ; ce souvenir semblait se rajeunir dans son âme à mesure que sa vieillesse l’éloignait du temps de son grand amour. Ces mémoires plus vives et plus pénétrantes de ceux ou de celles qu’on a aimés dans ces belles années sont comme des apparitions surnaturelles que la vie fait surgir au déclin des ans aux regards des hommes ou des femmes, pour leur faire ou regretter davantage la vie, ou aspirer plus résolument au séjour où tout se retrouve.

C’est certainement à son séjour sur la colline d’Arquà qu’il faut rapporter les poésies rétrospectives qu’il laissait tomber de temps en temps au vent de ses souvenirs, comme un arbre qui s’effeuille laisse tomber au vent d’automne ses derniers fruits : ce sont souvent les plus savoureux. Tels sont les derniers sonnets de Pétrarque. La mort prochaine jette son ombre avancée sur l’amour et donne à ce sentiment souvent fugitif quelque chose de l’éternité.

Ite rime dolenti al dura sasso
Che il mio caro tesoro in terra asconde…

« Allez ! ô mes derniers vers, à la pierre cruelle qui me cache sous terre mon cher trésor ; là, invoquez celle qui me répond du haut du ciel, bien que la partie mortelle de son être soit dans un lieu bas et ténébreux !

« Dites-lui que je suis déjà trop fatigué de vivre, de naviguer sur ces vagues agitées de la vie, mais qu’occupé à recueillir ses vestiges sacrés je marche derrière elle, mes pas sur ses pas ;

« Ne m’entretenant que d’elle vivante ou morte, que dis-je ! autrefois vivante, maintenant transfigurée et élevée au-dessus de l’immortalité, afin que le monde eût l’occasion de la connaître et de l’aimer !

« Qu’elle daigne être accorte et souriante à mon passage de ce monde à l’autre, jour qui s’approche enfin de moi ; qu’elle vienne au-devant de mes pas, et que telle que, la résurrection l’a faite, elle m’appelle et m’attire à elle là-haut. »

XXVI

Quelques jours plus tard il considère sa caducité croissante et redouble d’impatience de voir briser les derniers liens qui le retiennent à la vie.

« Ô doux et précieux gage que la mort m’enleva et que le ciel me garde… Toi qui vois ce qui se passe en moi et qui souffres de mon mal, toi qui peux seule changer en béatitude tant de douleur, que ton ombre au moins visite mes courts sommeils et que ta vision calme mes gémissements !

« De cette même main que je désirai tant tenir dans les miennes elle m’essuie les yeux, et le son de sa voix, et ses douces exhortations m’apportent des douceurs à l’âme qu’aucun homme mortel n’a jamais senties !

« Cesse de pleurer, me dit-elle ; n’as-tu pas assez pleuré ? Que n’es-tu aussi réellement vivant que je ne suis pas morte ?… »

« Et je m’apaise, continue-t-il dans un autre sonnet, et je me console en me parlant à moi-même, et je ne voudrais à aucun prix la revoir dans cet enfer qu’on prend pour la vie. Non, j’aime mieux mourir ou vivre seul ! »

Bientôt après, les sonnets lui paraissent une urne funéraire trop étroite pour contenir ses larmes, ses espérances, ses prières ; il les laisse s’épancher dans les dithyrambes d’amour, de piété, de douleur, qu’on appelle ses Canzone sur la mort de Laure.

Puis il les recueille dans de nouveaux sonnets, tels que celui-ci, où son âme se rétrécit à la proportion de quelques vers comme la lumière dans le diamant !

Volo coll ali de miei pensieri, etc.

« Je m’envole sur l’aile de mes pensées si souvent dans le ciel qu’il me semble être en réalité un d’entre ceux qui y font leur séjour, ayant laissé ici-bas leur enveloppe déchirée, et par moment je sens mon cœur trembler en moi d’un doux frisson glacé en entendant celle pour laquelle j’ai tant de fois pâli me dire : Ami ! maintenant je t’aime, maintenant je t’honore, parce qu’avec la couleur de ta chevelure tu as enfin changé ta vie ! »

« Elle me conduit par la main vers Dieu, son Seigneur. Alors je courbe la tête, et je lui demande humblement de permettre que je reste là à contempler l’un et l’autre visage.

« Et elle me répond : “Elle est bientôt accomplie ta destinée, et les vingt ou trente années qu’elle peut tarder encore te paraissent beaucoup et ne sont rien comparées à l’éternité qui nous attend ! ” »

XXVII

Après ces sanctifications de l’amour par la séparation et par la piété il se complaît quelquefois, comme pour se reposer les yeux de ses larmes, à se représenter Laure dans les printemps et dans les fraîcheurs de sa jeunesse.

« Âme heureuse, s’écrie-t-il, qui abaisses si amoureusement ces yeux plus resplendissants que la lumière, et qui me laisses entendre des soupirs et des paroles si vivants qu’il me semble que ces paroles me résonnent encore dans l’âme !

« C’est toi que je vis autrefois, animée d’une honnête et pure flamme, errer parmi les pelouses et les violettes, marchant non comme une simple femme, mais comme se meuvent les anges, fantôme de celle qui ne me fut jamais si présente qu’aujourd’hui !… Du jour où tu disparus la mort commença à devenir une douce chose ! »

XXVIII

Ainsi s’écoulaient en chers souvenirs et en soupirs devenus vers au sortir du cœur les dernières et sereines années de ce grand homme.

« J’ai bâti, écrit-il à cette époque à un de ses amis, une maison petite et décente sur les collines euganéennes, où je passe la fin de mes jours, préférant à tout la liberté. »

Il n’écrivait plus que des sonnets à Laure, des hymnes adressés au Ciel et quelques lettres à Boccace, son ami, à Florence.

Sa fièvre d’automne était devenue presque continue, mais il jouissait de se sentir consumer et devenir flamme.

Sa seule occupation jusqu’à son dernier jour était l’étude de Cicéron et de Virgile ; ces deux hommes étaient, avec Homère, selon lui et selon moi, les trois plus parfaits exemplaires de l’espèce humaine, société immortelle avec laquelle il faut converser jusqu’au jour du silence, après lequel on reprendra sans doute l’entretien, l’amitié et l’amour ailleurs. — « Adieu les amis ! adieu les correspondances ici-bas ! » écrivit-il peu de jours avant sa mort. Cette mort fut douce, poétique, amoureuse et sainte comme sa vie.

La nuit du 18 juillet 1374, il se leva comme c’était son habitude avant le jour et s’agenouilla sans doute pour prier, devant sa table de travail. Un volume de Virgile copié tout entier de sa propre main était ouvert devant lui ; il y écrivit en marge quelques lignes inaperçues alors, découvertes depuis à Milan : c’était un souvenir anniversaire de son amour, devenu piété, pour Laure, une note pour son cœur ; puis il pencha son front sur la note et sur le livre, et il s’y endormit du dernier sommeil. Quelle mort et quel oreiller ! entre le poète qu’il aimait par-dessus tous les hommes et le nom de la femme qu’il aimait par-dessus tous les esprits célestes et qu’il allait retrouver dans la maison éternelle de son Dieu !

Ses domestiques, étonnés de ne pas le voir descendre comme à l’ordinaire au verger pour y lire ses Matines dans son bréviaire, entrèrent dans sa chambre et le crurent endormi ; il dormait déjà sa nuit éternelle.

XXIX

Venise, Padoue, Milan, toute l’Italie occidentale s’émurent à la nouvelle de cette mort comme de la chute d’un monument sacré de l’esprit humain. Ses funérailles furent royales ; tous les princes et toutes les républiques d’Italie, les lettres surtout, y assistèrent par leurs plus illustres représentants. Son gendre, véritable fils adoptif pour lui, François de Brossano, lui éleva en face de la petite église d’Arquà un tombeau de marbre blanc dont le sépulcre est porté sur quatre petites colonnes. Il y fit graver une tendre et modeste épitaphe latine dans laquelle il ne demande point la gloire, mais la miséricorde et la paix.

Boccace, informé de sa perte par François de Brossano et par Francesca, fille de Pétrarque, leur écrivit une lettre touchante qu’on retrouve dans ses œuvres.

« En voyant votre nom j’ai connu d’abord le sujet de votre lettre. J’avais déjà appris par la voix publique le passage heureux de notre maître de la Babylone terrestre à la céleste Jérusalem. Mon premier mouvement a été d’aller sur le tombeau de mon père lui dire les derniers adieux et mêler mes larmes aux vôtres ; mais, depuis que j’explique ici en public la Divine Comédie du Dante, il y a dix mois, je suis attaqué d’une maladie de langueur qui m’a tellement affaibli et changé que vous ne me reconnaîtriez plus. Je n’ai plus cet embonpoint et ces belles couleurs que vous m’avez vues à Venise. Ma maigreur est extrême, ma vue affaiblie ; mes mains tremblent, mes genoux chancellent ; à peine ai-je pu me traîner dans ma campagne de Certaldo où je ne fais que languir. Après avoir lu votre lettre j’ai encore pleuré toute une nuit mon cher maître : ce n’est pas par pitié pour lui (ses mœurs, ses jeûnes, ses prières, sa piété ne me permettent pas de douter de son bonheur), mais pour moi et pour ses amis, qu’il a laissés dans ce monde comme un vaisseau sans pilote sur une mer agitée. Je juge par ma douleur de la vôtre et de celle de Tullie, ma chère sœur, votre digne épouse, à qui je vous conjure de faire entendre raison sur la perte qu’elle a faite et qu’elle devait prévoir. Les femmes, plus faibles que nous dans ces occasions, ont besoin de notre secours.

« J’envie à Arquà le bonheur dont il jouit de servir de dépôt à la dépouille d’un homme dont le cœur était le séjour des muses, le sanctuaire de la philosophie, de l’éloquence et de tous les beaux-arts. Ce village, à peine connu à Padoue, va devenir fameux dans le monde entier ; on le respectera comme nous respectons le mont Pausilipe, parce qu’il renfermes les cendres de Virgile, et les rives du pont Euxin, parce qu’on y voit le tombeau d’Ovide ; Smyrne, parce qu’on croit qu’Homère y est mort et enseveli. Le navigateur qui viendra de l’Océan chargé de richesses, naviguant sur la mer Adriatique, se prosternera aussitôt qu’il découvrira les monts Euganées. Ces montagnes, dira-t-il, renferment dans leurs entrailles ce grand poète qui fait la gloire du monde. Ah ! Florence ! malheureuse patrie ! tu ne méritais pas un tel honneur. Tu as négligé d’attirer dans ton sein celui de tes enfants qui t’a le plus illustrée. Tu l’aurais recueilli et honoré s’il avait été capable de trahison, d’avarice, d’envie, d’ingratitude et de toute sorte de crimes. Voilà le vieux proverbe vérifié : Nul n’est prophète dans son pays.

« Vous voulez, dites-vous, lui ériger un mausolée ; j’approuve ce projet, mais permettez-moi de vous faire faire une réflexion : c’est que le tombeau des grands hommes doit être ignoré, ou répondre par sa magnificence à leur renommée. Que l’Italie entière soit son monument. »

XXX

Boccace, après cette lettre, ne fit que languir et mourir. L’amitié en ce temps était une passion entre les esprits capables de se comprendre : on mourait de regret comme on meurt aujourd’hui d’envie. On recueillit, on répandit à profusion toutes les œuvres et toutes les correspondances de cet homme divin. Le nom de Laure se répandit pendant cinq siècles avec les vers ; elle est aussi vivante et aussi immortelle aujourd’hui qu’alors. Jamais nom de femme n’eut pour monument un tel cœur, un tel génie et de tels vers !

Mais si Laure de Noves doit son immortalité à son poète, le poète doit la sienne presque uniquement à son amour. Bien que toutes les œuvres de ce beau génie soient presque parfaites et dignes de l’antiquité, comme de la postérité, sans les sonnets, qui est-ce qui se souviendrait des poèmes, des négociations, des discours, des poèmes épiques latins du poète de Vaucluse ? En un mot, si Pétrarque n’avait eu que du génie, que serait-il ? Mais il avait de l’âme, il est immortel. L’âme est le principe de toute gloire durable dans les lettres comme dans les actes des vrais grands hommes. Jamais cette vérité ne fut plus évidente que dans la renommée de Pétrarque, renommée qui ne cessera de rayonner dans le cœur que quand la source de la Sorgues cessera de couler ou quand les pèlerins d’Arquà cesseront d’aller visiter le tombeau et la maison du poète.

Or la source tombe éternellement de sa grotte et les pèlerins se renouvellent, comme les feuilles, chaque automne, à la colline euganéenne d’Arquà. Quel aimant y a-t-il donc dans cette pierre sur une colline ou dans cette maisonnette de village, qui attire de mille lieues et pendant mille ans les cœurs et les pas des générations ?

XXXI

Il me tombe sous la main, pendant que j’écris ces lignes, un petit livre italien d’Ugo Foscolo, les Lettres d’Ortiz. Ugo Foscolo, qui écrivit ce capricieux et pathétique petit volume en 1809, est un génie avorté dans la misère et dans la proscription, qui tenait à la fois du Dante, de Gœthe, de Byron et de Pétrarque : sauvage comme Dante, rêveur comme Gœthe, amer comme Byron, amoureux comme Pétrarque.

Lui aussi il alla, quelque temps avant moi, visiter à loisir la tombe d’Arquà, et il plaça dans les collines euganéennes, voisines de sa patrie, les scènes de son poème en prose de Jacobo Ortiz. Voici comment il décrit, dans une de ses lettres à son amie Thérésa ***, ses impressions à Arquà ; nous y avons retrouvé les nôtres :

« Thérésa, s’apercevant de ma taciturnité, changea d’accent et essaya de sourire. “Quelque chère mémoire, sans doute ? ” dit-elle en interprétant par cette interrogation mon silence. Elle baissa les yeux à terre et je ne me hasardai pas à répondre…

« Nous approchions déjà d’Arquà et nous descendions la colline verdoyante en pente vers le village. Les hameaux que nous comptions tout à l’heure, disséminés dans les vallées inférieures, s’évanouissaient à l’œil dans les vapeurs et dans les fumées du soir et de la distance. Nous nous retrouvâmes à la fin dans un chemin creux bordé d’un côté de peupliers qui, en frissonnant aux brises d’automne, laissaient pleuvoir déjà sur nos têtes leurs premières feuilles jaunies ; nous étions ombragés de l’autre côté par une rangée de chênes très élevés qui, par l’opacité ténébreuse de leurs branches, faisaient contraste avec le pâle et doux feuillage des peupliers. D’espace en espace les deux files d’arbres opposées étaient reliées entre elles par les pampres grêles de la vigne sauvage qui formaient autant de guirlandes mollement agitées par le vent du matin. Thérésa alors, relevant sa tête pensive et promenant un regard sur les alentours : — “Oh ! que de fois, dit-elle, ne me suis-je pas étendue sur ces pelouses à l’ombre rafraîchissante de ces chênes ! J’y venais souvent passer l’été avec ma mère.” — Elle se tut, s’arrêta et détourna sa tête en arrière comme pour attendre l’Isabellina, qui s’était un peu distancée de nous. Je crus entrevoir que c’était en réalité pour dérober quelques pleurs que ses paupières ne pouvaient plus retenir… Nous poursuivîmes notre court pèlerinage jusqu’à ce que nous vissions blanchir de loin la petite maison qui abrita jadis ce grand homme, pour la renommée duquel le monde est étroit, et par qui le nom de Laure obtint des honneurs presque divins !

« Je m’en approchai comme si j’étais venu m’agenouiller au sépulcre de mes pères. La maison devenue sacrée de ce grand parmi les fils de l’Italie est là, à demi écroulée par la négligence impie de ceux qui possèdent dans leur village un pareil trésor. Le voyageur viendra en vain des terres lointaines chercher avec une pieuse dévotion la chambre toute retentissante encore des chants vraiment célestes de Pétrarque ; il pleurera, au lieu de cela, sur un monceau de décombres recouvert d’orties et de ronces sauvages parmi lesquelles le renard solitaire a caché son nid. Ô Italie ! apaise les mânes des hommes qui ont fait ta gloire ! Hélas ! les paroles suprêmes de Torquato Tasso, après avoir vécu quarante-sept ans au milieu du mépris des courtisans, de l’orgueil des princes, tantôt incarcéré, tantôt errant et vagabond, et toujours mélancolique, infirme, indigent, il se coucha enfin dans son lit de mort, et il écrivit, en exhalant son dernier soupir : — Non, je ne veux pas me plaindre de la malignité du sort, pour ne pas dire plutôt de l’ingratitude des hommes. Ils ont tenu à avoir l’infâme gloire de me conduire toujours mendiant, comme Homère, à ma sépulture ! — Ô mon cher Lorenzo ! ces paroles me résonnent toujours dans le cœur, et il me semble connaître quelqu’un qui peut-être un jour mourra de même en les répétant. » (Ugo Foscolo parlait là de lui-même, et son triste sort a vérifié son pressentiment : il est mort encore jeune à Londres, dans l’exil, dans le travail mercenaire et dans le dénuement. Honte à l’Italie qui l’a laissé mourir !)

« En attendant, continue-t-il dans cette belle lettre d’Ortiz, je m’en allais récitant, l’âme toute pleine d’harmonie et d’amour, la canzone de Pétrarque : Chiare fresche dolci acque  ! et le sonnet : Di pensier in pensier, di monte in monte, et tant d’autres que ma mémoire suggérait à mon pauvre cœur dans les murailles mêmes et sous les arbres du verger où ils furent composés ! »

J’ai cité avec bonheur cette lettre d’Ugo Foscolo, parce que j’y ai retrouvé mes propres impressions écrites par un grand écrivain qui avait, comme moi, l’idolâtrie des grandes âmes tendres, les plus grandes, car elles sont les plus sensibles.

XXXII

Et maintenant, en finissant, rendons-nous compte de la puissance de retentissement et de durée d’une émotion éprouvée par une âme et communiquée par elle à des millions d’autres âmes, pendant des siècles, sur cette terre (et, qui sait ? peut-être encore ailleurs ; car qui peut dire où finit l’écho des âmes avant ou après le tombeau ?). C’est la plus grande leçon de spiritualisme qui puisse être donnée à ceux qui pensent un peu profondément aux phénomènes humains.

Voilà, dans une petite ville sacerdotale, au bord du Rhône, un jeune lévite de Florence qui entre un matin, au lever du jour, dans une chapelle de monastère pour y assister dévotement à l’office divin en commémoration de la Passion du Christ à Jérusalem. Il lève les yeux dans un moment de distraction ; son regard tombe, par hasard ou par prédestination, sur une jeune femme en robe de velours vert brodée d’or. Le visage à la fois modeste et céleste de cette jeune mariée l’éblouit jusqu’au vertige. Son âme s’échappe tout entière par ses yeux et se répand comme une atmosphère de flamme autour des traits de cette charmante apparition. Il s’en éprend, non d’un désir charnel et coupable, mais d’une admiration et d’une adoration qui n’est en lui que l’adoration du beau incréé. Il rentre chez lui ; il cherche à effacer de ses yeux cette image ; il n’y peut parvenir : c’est le sortilège de la beauté ; il n’y a pas d’exorcisme qui puisse le vaincre : c’est la vision du ciel sur un visage de femme : c’est le charbon qui ne s’éteindra plus. Il respecte cette jeune épouse, il se respecte lui-même, il respecte sa profession demi-sacerdotale ; il respecte surtout cette chasteté d’honnête épouse qui, en disparaissant de ces yeux et de ce front candide, leur enlèverait l’accomplissement de toute beauté, la vertu. Il se consacre seulement à la voir, à la suivre, à la célébrer comme une divinité visible pendant toute sa vie. Son amour devient génie par la constance de ce jeune poète à chercher dans deux langues qui luttaient alors, le latin et l’italien, les expressions, les rythmes, les images les plus capables d’honorer éternellement celle qu’il aime. Il choisit l’italien, pour que le nom de son idole retentisse plus loin dans la foule et donne à ce nom l’immortalité des multitudes, la popularité ; il crée une langue pour la chanter !

XXXIII

Ses sonnets deviennent, en naissant, les proverbes de l’amour des âmes. Le nom de Laure de Noves se répand d’Avignon et de Vaucluse en France et en Italie, comme si un écho invisible l’avait laissé tomber du firmament et enseigné aux hommes. Laure elle-même devient quelque chose de sacré, un mythe de l’amour.

Son amant ou son Platon se retire dans la solitude de Vaucluse, à distance de cette incomparable femme, pour n’en pas être consumé de trop près ; il la suit seulement, pendant toutes les périodes de sa vie d’épouse et de mère, des yeux de l’âme, pendant vingt ans. Elle meurt ; son poète ne meurt pas, mais l’âme de son adorateur la suit d’en bas dans le ciel et trouve dans son veuvage des accents d’une mélancolie pieuse qui sanctifient son deuil. Les sonnets dans lesquels il épanche ses larmes et ses parfums sont comme des psaumes de l’amour humain et divin. Ce poète quitte la France, où sa Laure n’est plus, et il erre jusqu’à sa vieillesse en Italie, de solitude en solitude, à peine mêlé aux événements politiques ou religieux de son temps, désintéressé de tout, indifférent à tout, excepté au souvenir de la beauté qu’il a trouvée ici-bas et qu’il revoit dans les perspectives de l’immortalité comme le plus beau et le plus doux des rayonnements de la Divinité. Il atteint de longues années, et il meurt le front et les lèvres sur son nom qu’il vient encore d’écrire avant que sa main se glace et se sèche dans le sépulcre !

XXXIV

Qu’y a-t-il dans tout cela, dans ce jeune lévite, dans cette belle fiancée, dans ces quelques sonnets écrits sous une grotte, jetés au vent de la Sorgues et recueillis par les couples amoureux d’Avignon, qui soit de nature à perpétuer son contrecoup et son bruit à travers les siècles ? Rien ! il n’y a rien, excepté une âme, une âme puissante, sonore, mélodieuse et profondément touchée ; une âme qui vit dans chacun de ces souvenirs, qui chante dans chacun de ces vers, qui pleure, espère ou prie dans chacune des notes du clavier des âmes ; et ce rien c’est assez pour que le monde, à perpétuité, soit aussi plein des noms de Pétrarque et de Laure que des noms de ceux qui ont conquis ou révolutionné le monde sous le pas de leurs armées. Il y a des célébrités pour l’oreille du vulgaire et des célébrités pour les cœurs d’élite ici-bas ; ces dernières sont moins retentissantes, mais elles sont plus chères, plus sacrées, plus consanguines, si l’on peut parler ainsi, à nos propres cœurs. Leur génie, c’est leur sensibilité ; il leur a suffi de sentir profondément, d’aimer divinement pour devenir des puissances de sentiment ; un clin d’œil a fait leur destinée. Et si ces sensibilités profondes et délicates, comme celle de Pétrarque, ont été douées par la nature et par l’art du don d’exprimer avec force, grâce, naturel et harmonie leurs enthousiasmes, de chanter leurs soupirs, de moduler leurs larmes, de confondre leur passion profane pour une créature divinisée avec cette passion sainte pour l’éternelle beauté qui devient la sainteté de la passion, alors ces âmes s’emparent du monde par droit de consonance avec tout ce qui sent, souffre ou aime comme elles ont aimé ; car le cœur de l’homme a été fait, comme le bronze ou comme le cristal, sonore ; il vibre à l’unisson de tous les autres cœurs créés de la même argile et susceptibles des mêmes accords, dans le concert universel des sensations. De toutes ces âmes consonantes aux autres belles âmes formées pour la plus divine fonction de l’âme, aimer, Pétrarque est, selon moi, la plus justement immortelle ici-bas par ses chants. Son sentiment est sincère, sa fiction est une histoire ; ses enthousiasmes ou ses gémissements ne sont point des déclamations, mais des soupirs ; ses larmes ne sont point puisées dans les sources antiques de Castalie ou de Blanduse, mais dans ses yeux ; elles ont le sel et l’amertume des véritables larmes humaines. Ses vers, sobres d’images, mais neufs d’expressions, sortent en petit nombre, non de sa plume, mais de son cœur, comme des palpitations cadencées de ce cœur qui se répercutent sur sa page ; la musique de ces sonnets ressemble aux majestueux et graves murmures de la grotte de Vaucluse, qui viennent de l’abîme, qui sonnent creux, qui remplissent l’âme, qui la troublent et qui l’apaisent comme des échos souterrains des mystères de Dieu. La langue dans laquelle ces vers s’épanchent ne semble avoir été composée ni pour les hommes, ni pour les esprits délivrés de leurs corps ; mais c’est une langue entre ciel et terre, entendue également en haut et en bas, qui a de la terre la passion et la douleur, qui a du ciel l’espérance et la sérénité. Ni Homère, ni Virgile, ni Horace, ni Tibulle, ni Milton, ni Racine n’ont de tels vers, parce qu’aucun d’eux n’a tant aimé ni tant prié. David seul a des versets de cette nature dans ses Psaumes. Pour tout homme sensible qui comprend les sonnets de Pétrarque dans la langue où ils ont été pleurés ou gémis, les sonnets du poète de Vaucluse sont un manuel qu’il faut porter sur son cœur ou dans sa mémoire comme un confident ou un consolateur dans toutes les vicissitudes des attachements humains ; ils calment comme des versets de l’Imitation, et de plus ils enchantent par des mélodies intérieures toujours en concordance du son et des sens. C’est une musique qui aime et qui prie dans toutes ses notes ; c’est le psautier de l’amour et de la mort ici-bas ; c’est le psautier de la réunion et de l’immortalité là-haut ; c’est Pétrarque ! Heureuse l’Italie d’avoir produit un tel psalmiste ! Malheureuse l’Italie de le négliger aujourd’hui pour déifier des hommes dont les épopées barbares et les tragédies déclamatoires ne valent pas un sonnet de ce David de Vaucluse.

Lamartine.