(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre »
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(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre »

Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre

Labutte. Histoire des ducs de Normandie avant la conquête d’Angleterre.

I

Il est beaucoup de gens qui, sur le titre, renverraient probablement un tel livre au Journal des Savants ou à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L’Histoire des ducs de Normandie ! et l’Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre 20 par le seul duc qui soit un peu connu, parce qu’il a pris position de roi dans l’histoire, qu’est-ce que cela fait au xixe  siècle, à sa politique, à son industrie, à ses passions, à sa haute raison et même à sa curiosité ? Voilà ce qu’on dira peut-être. Et cependant le sujet historique que Labutte n’a pas craint d’aborder n’en restera pas moins un des plus intéressants et des plus magnifiques sujets qu’un homme d’imagination et de science pût traiter, s’il l’avait compris. Il ne s’agit pas toujours d’être actuel. Esprits raccourcis et passionnés, nous ne pensons, guères qu’à ce bout de toile historique dont nous sommes les tisserands d’un jour ou à ce qui peut directement s’y rattacher, et nous oublions trop que l’Histoire est particulièrement, dans sa notion pure et profonde, le récit des choses entièrement finies, des mondes entièrement disparus. Nous oublions trop que le grand caractère de l’Histoire c’est d’être une peseuse de poussière, et que des écroulements définitifs, des fins accomplies, conviennent mieux à cette Observatrice funèbre que des choses vivantes encore, qui déconcerteraient son œil et sa main.

Est-ce cette mâle conception de l’Histoire qui a fait choisir, entre tous, à Labutte, le sujet, si indifférent à l’opinion, de son livre ? Nous l’avons cru d’abord. Nous l’avons désiré. Nous avons, sur le simple titre de l’ouvrage, ressenti une forte et involontaire sympathie pour un homme qui, par ce temps de civilisation économique, écrit un livre sur les vieux iarls scandinaves, les pères oubliés des éleveurs de la vallée d’Auge et des herbagers du Cotentin. Malheureusement, le livre lu, il a fallu rabattre de notre sympathie. Les individualités assez fières pour se mettre à l’écart de leur temps et se consacrer vaillamment à un travail qui n’importe qu’à quelques esprits d’un ordre élevé sont des exceptions qui, chaque jour, deviennent plus rares, et l’Histoire des ducs de Normandie n’en a pas révélé une de plus. L’auteur n’est pas le grand artiste, indépendant et solitaire, auquel échéait ce poème vrai, qui a les proportions d’une épopée. Non ! il est de son temps, et il n’est pas au-dessus. Ce qu’il a écrit, il ne l’a pas tracé en vue des beautés essentielles à cette histoire trop ignorée et qui devraient tenter un peintre. Il a obéi à de bien autres préoccupations.

Il est de cette école historique qui n’a pas de nom encore, — car un nom compromet, — mais qui a une existence très positive et très puissante dans l’éducation et la littérature contemporaines. Cette école, dont Augustin Thierry, revenu à la Vérité, se sépare, dit-on, par le plus généreux travail entrepris sur le livre qui a fait la gloire de sa vie (Histoire de la conquête de l’Angleterre), cette école, qui n’eut jamais d’ailleurs l’insouciante hardiesse de son fondateur, cache maintenant, sous des formes modérées et cauteleusement respectueuses, une hostilité contre le Christianisme, arrêtée et profonde. Le vers :

Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !

du poète comique, semble avoir été écrit pour cette école, dont Labutte, obscur disciple, est le soldat zélé et un peu perdu. Quoiqu’il n’ait pas le talent et l’autorité de ses maîtres, cependant ses maîtres le réclament. Henri Martin a mis une préface fort bienveillante à la tête de l’ouvrage en question. On a doré ainsi le collier de Gurth. Dès cette préface, du reste, et même à cause de cette préface, n’était-il pas aisé de deviner le livre ? N’était-il pas aisé de pressentir que Labutte, dont l’érudition est toute matérielle et s’adosse à la philosophie négative du xviiie  siècle, qui traîne encore en un si grand nombre d’esprits, verrait moins dans l’histoire des ducs de Normandie un vigoureux tableau à peindre qu’une petite embrasure à ouvrir par laquelle il pût tirer de son côté, non seulement sur le xe  siècle, mais sur l’ensemble du Moyen Âge qu’il ne comprend pas ?

Et comment le comprendrait-il ? A-t-il pour cela les facultés qui dominent les écoles, leurs mots d’ordre et leurs préjugés ? Est-il assez historien ou assez poète ? Car, pour comprendre le Moyen Âge, cette gestation laborieuse et profonde d’une société qui a fini par s’organiser dans la plus merveilleuse harmonie, il faut avoir de deux choses l’une ou la raison du grand historien qui voit l’entre-deux et le dessous des faits, qui en perçoit les causes et les détermine, ou la sensibilité du grand poète qui, par le sentiment et une transposition sublime de son être dans le passé, arrive à l’intuition complète du temps qui n’est plus. Par une punition réservée peut-être à l’orgueil de ce siècle, si infatué de sa raison, il s’est trouvé que jusqu’ici c’est la raison de l’historien qui aie plus manqué au Moyen Âge, et que les poètes, ces enfants, comme disent les philosophes, l’ont infiniment mieux compris que les historiens. Ni Hallam, ni Thierry (nous parlons du Thierry du passé, car qui sait si Dieu ne nous garde pas le véritable historien du Moyen Âge dans le Thierry de l’avenir ?), ni Guizot, qui a vu les mélanges du bien et du mal, mais qui n’a pu les expliquer, ni personne, enfin, parmi les gloires modernes, n’a porté la lumière et la main sur le nœud gordien de ce temps et son implication formidable, tandis que quelques vers de Shakespeare, quelques pages de Walter Scott, en font du moins passer l’âme dans nos esprits, comme une vision trop tôt évanouie ! Sans être un poète de cette envergure et de cette hauteur, sans même avoir des facultés relativement supérieures, si Labutte avait eu seulement en lui cette poésie d’écho que les grands spectacles éveillent dans tout homme passablement organisé, il eût parlé autrement d’une époque dont Schiller disait : « Le Moyen Âge a sur nous l’avantage de la vertu poétique, — de l’enthousiasme du cœur, — de l’élan des idées, — de la force du caractère. Ces hommes-là ont plus fait par leurs prétendues folies que nous par notre prétendue sagesse. Mais ces folies avaient une origine idéale, — un fond céleste. »

Oui ! il ne s’agissait que d’être un homme simple et droit, que la Philosophie n’aurait pas gauchi à l’avance, pour recevoir pleinement dans son âme l’impression de ces faits énormes, sans analogues dans l’histoire, et avec lesquels on se croit quitte quand on a prononcé d’une certaine manière les mots bien vite dits de Barbarie et de Féodalité. Labutte est d’une école dont nous connaissons les perversités et les manies ; car, pour une idée, nous la défions bien d’en produire une seule qu’elle puisse discuter ! nous ne lui aurions donc pas demandé, à lui, le dernier venu, si inférieur d’ailleurs à ses devanciers, ce que ces devanciers ignorent, c’est-à-dire la loi historique de ces faits tant de fois maudits et qu’il recommence de maudire, sans ajouter rien à la vulgarité de ces caduques malédictions. Mais la Critique ne pouvait-elle espérer sans outrecuidance que ces faits, contre lesquels l’historien se révolte, le frapperaient puissamment par ce qu’ils ont d’extraordinaire et même pour lui d’incompréhensible, et que de cette indignation aveugle, mais vraie et largement vibrante, contre le Moyen Âge, ses passions colossales, ses déchirements nécessaires, ses institutions, tout cet ensemble de servitudes chevaleresques dont Labutte n’a pas même la notion première et que Schiller, qui était un grand poète et un noble cœur, appuyait sur un fond céleste, il serait au moins sorti un cri énergique, une réprobation digne de ce temps immense, quelque chose, enfin, qui aurait eu son éloquence, son injuste, mais réelle beauté ?… Eh bien, c’était là trop encore ! La peur de l’enfer a fait Pascal. Pourquoi le Moyen Âge, cet enfer pour Labutte, ne lui a-t-il inspiré qu’une horreur mesquine ? On dirait que son émotion est de la même taille que sa sagacité, sa faculté de sentir tristement adéquate à sa faculté de comprendre. Voilà comment son histoire, vraie, si l’on veut, au point de vue d’une érudition littérale, se trouve être deux fois un mensonge. Un mensonge superficiel et inanimé que n’a pu vivifier et réchauffer cette prétention à la couleur locale qui est une des ambitions du xixe  siècle, et que l’écrivain a manquée comme tout le reste, précisément dans le sujet d’histoire qui semblait l’admettre le plus !

II

L’histoire des premiers ducs de Normandie est, en effet et avant tout, un récit dramatique, mouvementé, pittoresque, comme toutes les histoires où les peuples neufs apparaissent, et, hordes encore, s’essaient à devenir société. Si l’on en considère les phases et si l’on se place en dehors de la question mère du Moyen Âge qui embrasse tout en Europe, depuis les Mamertines jusqu’à la Renaissance, pour ne voir seulement, comme Labutte, que rétablissement du grand Rollon et de ses fils sur nos rivages, cette histoire, par la nature des choses, relève bien plus de l’artiste que du penseur. Poétiquement parlant, nous n’en connaissons guères de plus belle. Posée entre deux dates sublimes, elle s’ouvre aux pleurs prophétiques du vieux Charlemagne devant les premières barques d’osier poussées contre le pied de son palais par le vent des fiords de la Norvège, et elle se ferme à l’épée tirée du Bâtard, qui va devenir le sceptre du conquérant de l’Angleterre ! De l’une à l’autre de ces dates, ce qui passe à travers le temps ce sont des luttes, des événements et des personnages empreints de la grandeur sauvage de ces pirates, rois de la mer (sea kings), qui, blasés d’Océan et de neige, voulurent ajouter quelques miettes de terre à leur liquide empire, et s’abattirent sur la côte de France par la route des Cygnes, cygnes eux-mêmes, ou plutôt cormorans, pressés comme les vagues et inépuisables comme elles ! De Rollon, le fils mystérieux de la fée des mers, jusqu’à Guillaume, le fils effronté d’Arlette, la sirène de la fontaine de Falaise, on compte quatre ducs, dont le dernier est ce Robert le Magnifique ou le Diable, en qui le Moyen Âge tout entier, sentiments, croyance, vertus et vices, se concentre ardemment et se reflète, comme un soleil dans une cuirasse d’or. Pour peindre ces iarls farouches que la Féodalité chrétienne apprivoise à peine, et ces tribus qui les suivent, — qui plongent dans les rayons du baptême leur front déformé par les coups du marteau de Thor, tandis qu’ils s’enfoncent jusqu’au flanc dans le limon de la barbarie, — il semble qu’il ne faudrait rien moins que de transporter dans l’histoire, en les élevant à ses sévères proportions, les qualités de ce romancier épique, Fenimore Cooper, l’Américain qui fut tout ensemble l’Homère et l’Hésiode des Peaux-Rouges et des Visages-Pâles. Or, au lieu de cela, qu’ayons-nous ici ? Le pinceau maigrelet d’un homme qui ne se doute ni de la taille et de la musculature de ses modèles, ni de la profondeur de leurs physionomies, ni du caractère des événements qui les éclairent et qui les colorent, et dont la petitesse de raison philosophique fausse à tout instant le sens même extérieur de l’histoire.

C’est que, pour peindre ou seulement sentir, dans une œuvre dont le caractère est plus pittoresque que réfléchi, la première nécessité est de voir juste, comme la seconde est d’idéaliser en restant vrai. Or, pouvons-nous dire que Labutte voit juste, dans l’acception la plus modeste de ce mot, quand, par exemple, il parle de l’enthousiasme des croisades, la grande-passion mystique du Moyen Âge, avec le dédain rabougri qui l’appelle insolemment une espèce de contagion morale , par peur du mot peste apparemment ?… Voit-il juste, même au sens le plus borné, quand, démocrate d’hier, talonné par son opinion jusque dans le fond du xe  siècle, il s’étonne (ce ne peut pas être par ignorance) de ce que Richard II punit son frère d’avoir enfreint la loi fondamentale de la féodalité, et qu’il écrit, avec le point d’admiration et les italiques de la niaiserie : il avait refusé l’hommage ! comme si refuser l’hommage au xe  siècle n’était rien aux yeux de ces tout-puissants raisonneurs qui trouvent naturel que la République prît nos têtes quand nous n’acceptions pas les assignats de Cambon ! Voit-il juste, enfin (car nous pourrions multiplier à l’infini de tels exemples), lorsque, à propos de Richard II, le bienfaiteur de ces moines qui firent tomber à genoux la barbarie devant eux, il parle de sa piété peu éclairée, comme si, dans ce sincère xe  siècle, coulé d’un seul jet dans le monde virginal des peuples nouveaux, il y avait deux sortes de piétés, dont l’une fût éclairée et dont l’autre ne le fût pas ! Certes ! il est bien évident que de telles manières de s’exprimer et d’écrire impliquent des manières de regarder et de voir entièrement à l’envers du temps qu’on veut peindre. Et encore l’envers des choses les retourne, mais ne les brise pas, tandis que le masque de prose appliqué par les mains bourgeoises de Labutte sur le poétique et gigantesque facies du xe  siècle fait bien plus que de le défigurer, il le diminue, et diminuer, en histoire, c’est la pire manière de travestir.

Telles sont les raisons qui font de cet ouvrage sur les ducs de Normandie un livre sans valeur d’aucune sorte. À cause de cela, on s’étonnera peut-être que nous en ayons tant parlé. Dans un temps d’indulgence prostituée, où le mépris lui-même s’est fait bon enfant, c’est une locution commode et déjà vulgaire qu’on ne doit point, en parlant gravement de son livre, donner de l’importance à un homme qui par lui-même n’en a pas. À ce compte, la médiocrité d’un ouvrage serait un sauf conduit contre la critique. Nous ne l’avons jamais pensé. Nous ne croyons point à l’innocuité des livres médiocres. Nous pensons même que le livre médiocre va plus loin dans les masses que le livre distingué ou supérieur, et qu’il s’enlève d’autant plus aisément sur la bêtise ou l’ignorance humaine, comme une plume sur l’aile favorable des vents. D’ailleurs, en histoire, tout a sa conséquence et son danger. Les ducs de Normandie peuvent n’intéresser que quelques Normands comme celui qui écrit ces lignes, lequel voudrait que sa province eût enfin l’histoire qui lui manque et dont les matériaux n’attendent que la main qui doit les soulever. Mais le Christianisme, mais l’Église, le Moyen Âge, le passé dont nous sommes les fils, voilà ce qui importe à tous et ce qu’on retrouve dans ce livre, nous ne dirons pas sous la lumière, mais sous le clair-obscur le plus faux. La butte juge cette grande époque d’après quelques faits exceptionnels et isolés, — comme si, dans trois cents ans, on jugeait le xixe  siècle d’après la Gazette des Tribunaux. C’est un de ces pleurards historiques qui versent, sur les malheurs de l’humanité au Moyen Âge, ces larmes de crocodile qui ont toujours le même succès sur les esprits ignorants et les âmes sensibles. Il faut y prendre garde ! ces pleurs-là, quand ils tombent sur un sol, n’y sèchent plus.