(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Philippe II »
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(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Philippe II »

Philippe II58

I

Eh bien, il n’a pas changé, Forneron ! Cet historien de Philippe II n’a tenu aucun compte des desiderata que j’avais posés quand il publia les deux premiers volumes de son histoire. La maturité de l’esprit engendre parfois une solidité impénétrable aux conseils de la Critique et à ses regrets. Rien, en ces deux derniers volumes, n’a modifié le jugement que j’ai déjà porté sur l’auteur des deux premiers et sur sa manière de considérer les choses historiques59. Je l’ai dit, et avec assez d’insistance, c’est un esprit très politique et très moderne, et l’histoire du temps de Philippe II n’est pas que politique ; elle est, avant tout, religieuse. C’est son caractère particulier, profond, essentiel, absolu, d’être religieuse… Or, Forneron ne l’est pas. C’est un esprit d’après la Révolution française, sans hostilité (du moins montrée) contre le catholicisme, mais parfaitement indifférent à sa destinée et trouvant même bon, dans les intérêts de la civilisation comme il la comprend, qu’il ait perdu la partie au temps de Philippe II ; car, il faut bien le dire, nous, les vaincus, il l’a perdue !… Forneron croit justement qu’il l’a perdue par la faute des hommes, — par ce que nous nommons, nous autres catholiques, le Péché, et ce que les mondains appellent seulement des fautes, — et c’est la vérité ! Mais il n’a pas assez dégagé la Cause des hommes qui l’ont souillée ou trahie. Il n’a rien entendu à la grandeur divine de la Cause ; il n’a vu que l’indignité de ses serviteurs. Lui qui méprise les esprits vulgaires et les démocraties qui ne sont jamais que le gouvernement de la Vulgarité, il est tombé, par le fait plus que par des paroles expresses, il est vrai, dans ce plat sophisme des esprits vulgaires qui retourne l’infamie du prêtre contre la sainteté de l’autel.

Il a donc fini son histoire comme il l’avait commencée. Il a fait avec moi peut-être comme Dante, à qui Virgile dit : « Regarde et passe ! ». Il m’a regardé et il a passé… Il a suivi imperturbablement la voie de son esprit, qui est robuste et logique. Il a eu cette logique — cette petite clé de la logique — dont un philosophe a dit spirituellement qu’avec cette clé on n’entre jamais que chez soi. Et, malheureusement, il y est trop resté, — chez soi. Il n’en est pas assez sorti pour rentrer dans l’idée du catholicisme et pour la comprendre, comme doit la comprendre même l’homme qui fait l’histoire de sa défaite. Pour mon compte, je maintiens qu’il n’y a qu’un catholique qui puisse écrire profondément et intégralement l’histoire de Philippe II et de son siècle, et encore un catholique assez fort (cherchez-le dans le personnel du catholicisme actuel et trouvez-le si vous le pouvez !) pour écrire la vérité, l’épouvantable vérité qui le désole, mais sans le faire trembler dans la moindre des incertitudes de sa foi.

II

Et, en effet, pour cet historien catholique qui n’est pas venu, comme pour l’historien politique que voici, le siècle de Philippe II — il faut bien en convenir ! — fut un temps affreux. Il ne le fut pas qu’en Espagne, il le fut en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, dans les Flandres, partout ! Ce fut une époque exécrable. Quelques têtes éprises de la force, comme celle de Stendhal, par exemple, qui aimait mieux le brigandage que la civilisation, et qui avait rêvé d’écrire l’Histoire de l’énergie en Italie, peuvent, par amour de l’émotion, poétiser un temps où le danger et la mort étaient noblement au bout de tout ; mais il n’y avait pas au XVIe siècle que la palpitation héroïque, chère aux hommes de courage, il y avait, dans les mœurs, autant de corruption et de bassesse que d’atrocité. Avant l’histoire de Forneron, on savait déjà beaucoup sur ce temps terrible, mais, après cette histoire, je ne crois pas qu’on ait beaucoup à apprendre encore… et même le Forneron des deux derniers volumes surpasse, en renseignements, le Forneron des deux premiers. Après cette histoire, d’une vérité qui ne bronche pas, il n’y a pas moyen de conserver la moindre illusion sur ceux-là qui, auréolisés par les rayons de leur Cause, nous paraissaient aussi grands qu’elle. Il n’y a pas de héros qui ne soit plus ou moins diminué ou plus ou moins contaminé par cette histoire… Catholiques ou protestants, tout l’ensemble de ce monde-là est effroyable. Ils sont toujours prêts à se dégrader à l’envi, dans une Cause que les hommes ne peuvent jamais dégrader, même en se dégradant : la Cause de Dieu ! C’est, en effet, pour cette Cause sacrée que le XVIe siècle combattit… malheureusement avec toutes armes, mais c’est précisément le fanatisme de cette Cause, — à qui tant d’écrivains ont imputé toutes les horreurs du temps, — c’est ce fanatisme religieux, dont l’indifférence d’un esprit moderne et sans croyance et froidi par l’étude des faits s’est tranquillement détournée, c’est ce fanatisme, qui, lui seul, a pourtant arraché le XVIe siècle à l’outrage mérité du genre humain, et qui l’a sauvé du mépris absolu de l’Histoire !

Oui ! le fanatisme religieux, cet horrible fanatisme religieux… comme ils disent ! Il n’y avait plus que cela qui valût réellement au XVIe siècle. Il n’y avait plus que cela qui vécût, pour l’honneur de l’âme humaine pervertie. C’est tout ce qui restait de l’antique foi chrétienne, de l’enthousiaste amour de Dieu, épousé par le cœur ardent du Moyen Age demeuré fidèle jusqu’au grand Adultère de la Renaissance, dont le XVIe siècle fut un des bâtards ! Oui ! le fanatisme religieux, le charbon fumant d’une flamme d’amour, inextinguible encore, pour une religion enfoncée par le marteau de quinze siècles dans le cœur, les mœurs et les institutions politiques des peuples, et même de ceux-là qui s’étaient révoltés contre elle… Il ne faut pas s’y tromper ! Le Protestantisme, malgré sa rupture et son hérésie, eut, au XVIe siècle, tout autant que le Catholicisme, le fanatisme religieux. Le Protestantisme combattit pour Dieu, contre Dieu… Aux supplices atroces de Philippe II, les atroces supplices d’Élisabeth d’Angleterre répliquaient… L’auteur politique de l’histoire actuelle de Philippe II n’a pas regardé assez avant dans ce fanatisme religieux pour plonger au fond et voir clairement ce qu’il signifiait. À cela, il a mutilé son histoire. Double déchet, moral et esthétique ! Elle y a perdu également de sa justice et de sa beauté.

De sa justice, c’est bien évident ; mais de sa beauté ?… Le livre de Forneron a la sienne ; celle que les anciennes rhétoriques, maintenant dépassées, attribuaient jadis à l’Histoire : la beauté sévère et froide et digne, sans rien de plus ! Ne lui avaient-elles pas donné, ces rhétoriques, à la Muse de l’Histoire, comme elles disaient, une plume de fer, pour se dispenser de lui en donner une de feu ?… Une plume vivante !… L’Historien catholique, qui n’est pas venu, s’il était venu et s’il eût écrit une histoire du temps de Philippe II, était seul capable d’avoir cette plume-là. Il l’aurait allumée au feu de ses croyances en deuil, devant le désastre de sa cause et de son histoire. Son talent, s’il en avait eu, aurait bénéficié du malheur auguste et mystérieux de la Cause de Dieu, perdue par les hommes, au XVIe siècle ; car c’est presque une loi de l’histoire, avec la mélancolie naturelle à l’âme humaine, que les causes perdues nous prennent plus fortement le cœur que les causes triomphantes et soient plus belles à raconter !

III

Cela dit, la Critique, pour peu qu’elle reste élevée, a tout dit du livre de Forneron. Ce livre a la puissance personnelle des facultés qui font le talent, mais il a l’impuissance de son siècle, — d’un siècle à qui manque radicalement le sens des choses religieuses, et il en faut au moins la connaissance et la compréhension pour en parler dans une histoire où elles tiennent une si grande place. Certes ! même sans la foi religieuse qu’il n’a pas, l’historien n’a point le droit de n’en pas tenir compte dans la vie des hommes dont il écrit l’histoire ; car cette foi religieuse, même inconséquente, même violée et faussée par les passions qui entraînent hors de Dieu, fût-ce dans les voies les plus scélérates, cette foi religieuse, tombée et ravalée jusqu’au fanatisme de Philippe II, par exemple, est encore une grande chose, qui grandit l’homme par le Dieu qu’elle y ajoute, et qui, s’imposant au moraliste dans l’historien, doit le forcer à s’occuper d’elle. Or, c’est justement l’étude de cette grande chose qui plane sur toute la vie de Philippe II et qui le met à part, dans l’Histoire, lui et le XVIe siècle, c’est cette grande chose qui se trouve oubliée dans le livre de Forneron, où, excepté cette grande chose, il a tout vu.

Il a tout vu, humainement, politiquement, par dehors, comme on voit dans le drame profane de l’Histoire, — le drame sans monologues et sans confidents, — et qu’on s’arrête aux faits, sans descendre dans l’abîme des consciences, — ces gouffres de complications ! Le fanatisme religieux ôté de l’âme de Philippe II, il se fait à l’instant en lui le vide de l’homme qui a besoin de l’idée de Dieu pour être quelque chose, et Forneron, avec son regard exercé, voit, dans ce vide où l’idée de Dieu s’embrouillait avec les passions et les vices, ce qui reste de Philippe II, c’est-à-dire un des plus vulgaires despotes qu’ait corrompus la royauté. Ce Philippe II, que les ennemis du catholicisme appellent un monstre, sans son fanatisme religieux n’eût été, malgré tous ses crimes, qu’un monstre de médiocrité. Très au-dessous de Charles-Quint, son père, dont il n’avait, si l’on en croit ses portraits, que la mâchoire lourde et les poils roux dans une face inanimée et pâle ; ce scribe, qui écrivait ses ordres, défiant qu’il était jusque de l’écho de sa voix ; ce solitaire, noir de costume, de solitude et de silence, et qui cachait le roi net (el rey netto), au fond de l’Escurial, comme s’il eût voulu y cacher la netteté de sa médiocrité royale ; Philippe II, ingrat pour ses meilleurs serviteurs, jaloux de son frère don Juan, le vainqueur de Lépante, jaloux d’Alexandre Farnèse, jaloux de tout homme supérieur comme d’un despote qui menaçait son despotisme, Forneron l’a très bien jugé, réduit à sa personne humaine, dans le dernier chapitre de son ouvrage, résumé dont la forte empreinte restera marquée sur sa mémoire, comme il a bien jugé aussi Élisabeth, plus difficile à juger encore, parce qu’elle eut le succès pour elle et qu’on ne la voit qu’à travers le préjugé de sa gloire. Élisabeth, dans Forneron, est la fausse Reine, — la vraie, ce fut Burleigh et Walsingham, — la fausse vierge, la fausse savante, le faux génie et l’odieuse Harpagonne, qui s’assit bassement sur ses trésors, quand toute l’Angleterre se soulevait de patriotisme, lorsqu’il fallut armer une flotte et l’opposer à l’Armada, et qui garda tout, même son prestige, aux yeux de l’Angleterre, dans cet accroupissement honteux. Ni catholique ni protestant, Forneron a bien jugé Philippe II et Élisabeth quand, tous les deux, ils ne sont ni l’un catholique, ni l’autre protestante, — mais, quand ils le sont, il ne les juge plus !

Il est plus à l’aise avec Henri IV, qu’il comprend intégralement, lui, et, qu’on me passe le mot ! de pied en cap. Henri IV n’a pas le fanatisme religieux qui fut la plus honorable passion du XVIe siècle, et pour cette raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est la plus puissante, il est peut-être la seule figure de son histoire qui soit entièrement sympathique à Forneron, l’écrivain politique de ce temps, qui, au temps de Henri IV, se serait certainement rangé dans le parti des politiques, qui mirent fin à la guerre civile et tirèrent de la vieille Constitution de la monarchie catholique, qui avait été la monarchie française, une monarchie d’un autre ordre, — la monarchie des temps modernes. Elle a cru, celle-là, pouvoir se passer du principe religieux de l’autre, et, pour sa peine, les Démocraties déchaînées sont, à cette heure, en train de l’emporter !

IV

Et c’est ce qu’il faut rappeler, eu finissant, à l’auteur de cette Histoire de Philippe II60 qui n’aime pas plus que nous les Démocraties. Tête de gouvernement, esprit historique, il a, à plus d’une place, exprimé le plus hautain mépris pour elles. Il sait, en effet, de quels éléments elles sont faites : ignorance, sottise, brutalité, envie, aptitude à toutes les corruptions et à tous les aveuglements, et cela sans exception d’aucune sorte. La Ligue même, qui n’eut de bon que ce fanatisme religieux méconnu si profondément par Forneron, la Ligue, qui, pour nous, fut à l’origine, l’explosion de la conscience révoltée d’un peuple, n’a pas échappé à cette loi des Démocraties. Prise longtemps par des catholiques, à distance, pour quelque chose de grand et de pur, la Ligue, étudiée de plus près, n’a été vaincue et n’a péri que parce qu’elle fut une démocratie, et son principe, tout religieux qu’il fût, ne la préserva pas de la corruption générale dont l’histoire de Forneron (et c’est là sa terrible originalité) nous a donné une si formidable idée.

Dans un temps où l’on n’avait pas vu que Mayenne, — le dernier des Guise, de toutes les manières, — mais le grand Guise lui-même, le magnifique Balafré, le charmeur de la France, recevoir vingt-cinq mille écus par mois du roi d’Espagne, non pour les besoins de son parti, — ce qui eût été légitime, — mais pour les besoins de sa maison, de son luxe et de sa personne ; quand les plus grands seigneurs de France tendaient leurs mains gantées d’acier, et les évêques leurs mitres de soie, à l’argent du roi d’Espagne qui y tombait ; quand partout, dans l’abominable politique du temps, il n’y a que gens qui se marchandent, espions tout prêts qui se proposent, assassins qui s’achètent, la Ligue ne fut pas plus innocente que les autres des vices qui dévoraient son siècle, et elle y ajouta le sien, qui était d’être une Démocratie… Philippe II fut ruiné, du reste, avant d’avoir acheté la France, et les victoires d’Henri IV firent le reste. Quelques gouttes d’un sang héroïquement versé lavèrent toutes les infamies du XVIe siècle. Dans l’Histoire, le génie militaire arrive toujours à l’heure nécessaire pour finir les Démocraties… S’il n’avait fait que cela du temps d’Henri IV ! Mais ce que les politiques du temps, et même de ce temps-ci, prennent pour une transaction, fut pour le Catholicisme une défaite. Henri IV, dit Forneron, et il l’en loue, ne voulut pas qu’il y eût en France désormais quelqu’un de plus catholique que lui… Et ce simple mot dit à quel point nous étions vaincus.

Pas de pusillanimité !… — Il faut savoir le reconnaître…

Nous nous tenons pour tels, et la politique de Forneron nous tient pour tels aussi.

Vaincus, oui ! mais vengés de nos vainqueurs ?… Nous le sommes déjà, — et par leurs propres mains !