(1899) Psychologie des titres (article de la Revue des Revues) pp. 595-606
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(1899) Psychologie des titres (article de la Revue des Revues) pp. 595-606

Psychologie des titres

Si l’on a pu dire avec juste raison que « Notre nom, c’est nous-mêmes », on devra reconnaître aussi que le titre d’un livre, c’est déjà presque ce livre même. Le titre représente l’ouvrage pour le lecteur, il l’évoque dans notre mémoire : bien plus, il doit le résumer, en donner brièvement l’essence, en indiquer le contenu. Dans ces quelques mots, parfois ce mot unique, il y a tout un programme, toute une théorie, et aussi des engagements exprès et des promesses attirantes. Et l’on conçoit maintenant que nous puissions parler d’une Psychologie des titres. Car vraiment ces courtes syllabes ont une âme qu’il est intéressant de pénétrer.

Tous les auteurs la connaissent bien, la souveraine importance de cette étiquette qu’ils doivent mettre sur leur œuvre comme sur une marchandise. À la bien choisir, ils appliquent tout leur soin et tout leur art. N’est-ce pas la première — et trop souvent l’unique — recommandation à la faveur du public ? Que de lecteurs, et surtout de lectrices, jugent, d’après la seule couverture et les quelques mots quelle porte, un ouvrage qui coûta des années de peine à son auteur ! « Le titre d’un livre doit engager à l’ouvrir, comme le regard d’une femme inconnue doit donner l’envie de la connaître, et de lire dans le cœur qui a ce regard », disait avec justesse Barbey d’Aurevilly dans son langage imagé.

Le choix d’un titre ne doit donc pas être abandonné au hasard de l’inspiration. Il faut que l’auteur y réfléchisse longuement afin d’éviter ce qui pourrait écarter le public ou le laisser se méprendre sur le caractère et la nature de l’ouvrage. Ainsi, il y a quelques mois, on vit M. Paul Bourget publier son dernier roman — ces Trois âmes d’artistes annoncées depuis plus de dix ans — sous le nom imprévu de la Duchesse bleue. Il donna pour prétexte à ce changement que sa thèse, chemin faisant, avait légèrement dévié. On peut croire, néanmoins, qu’il trouva à cette Duchesse bleue un attrait un peu plus romanesque et par là même de plus d’efficacité sur la foule que la sévère étude psychologique qu’eût annoncée Trois âmes d’artistes.

Quant aux erreurs d’interprétation qui suivent longtemps — et parfois toujours — un livre, elles viennent bien souvent d’un titre peu clair ou fâcheusement amphibologique. Pour prendre, ici encore, un exemple moderne, lorsque M. Maurice Barrès donna Sous l’œil des Barbares, les causeurs et les critiques trop nombreux qui parlent des livres après les avoir à peine feuilletés, s’imaginèrent que l’auteur entendait par ces Barbares, à la mode romantique, les imbéciles, les bourgeois, les Philistins, tandis qu’au contraire il comprenait dans ce terme tous les hommes, fussent-ils de la plus haute, de la plus délicate culture, qui attentent à l’intégrité de notre moi, ou empêchent que nous en prenions pleine conscience.

Un fait encore prouvera la capitale importance des titres. Sait-on d’où vient le nom de la partie des sciences philosophiques qu’on appelle la métaphysique ? Simplement de ceci : que les commentateurs d’Aristote qui mirent en ordre et réunirent ses écrits, placèrent d’abord ses traités de physique, et à la suite (μετὰ τὰ φυσικά) ils mirent ses traités sur les Causes premières. Et ce nom, tout à fait accidentel et contingent, demeura ensuite à jamais celui de la science du suprasensible.

On voit donc toute l’importance de cette question qui peut paraître superficielle d’abord. Nous allons examiner maintenant, pour certaines époques caractéristiques et pour quelques genres littéraires, les influences et les modes auxquels ont été soumis les titres.

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Chez les classiques, en général, ce fut très simple. L’œuvre portait le nom de son héros ou de son sujet principal : c’est l’Iliade pour les luttes d’Ilion, l’Odyssée pour les aventures d’Ulysse. De même, chez nous au xviie  siècle, Corneille et Racine indiquent tout de suite de la sorte quel est le personnage saillant de la tragédie. De même encore, pour les recueils de vers : Horace, non plus que Boileau, ne cherche un nom piquant pour l’ensemble de ses poésies : elles seront Satires, Odes ou Épîtres, selon leur sujet. Ces préoccupations se font jour aux époques de décadence seulement, et chez les auteurs maniérés. Ainsi, par exemple Stace, qui intitule ses petits poèmes les Silves. Et il sera suivi et imité en cela par plus d’un auteur. De nos jours mêmes, Jean Moréas, le chef de l’École romane, a nommé Silves un de ses recueils. Ou bien c’est Apulée qui rassemble, en ses Florides, les « fleurs » de ses plus beaux discours d’apparat, ou encore Aulu-Gelle qui fait de son « magasin de littérature et de grammaire » des Nuits attiques.

Il y a pourtant un certain nombre d’ouvrages qui, par les nécessités mêmes de leur genre, doivent échapper à toute bizarrerie, et ne prétendre qu’à la précision du titre. Pour un livre de science, d’histoire et de droit, le nom à chercher est le plus simple, et le plus souvent c’est celui-là qui s’impose. Il n’y a pas deux façons de dire avec exactitude la quadrature du cercle. Si l’on écrit la vie de Charlemagne ou de Napoléon, ce sont ces mots qu’on écrira en tête du livre. Seul un poète comme Hugo pourra se permettre d’appeler d’un terme aussi vague que l’Histoire d’un crime, le récit du Coup d’État du 2 décembre 1851. C’est là malheureusement un travers assez fréquent chez les écrivains qui aiment à compliquer l’histoire d’un peu de roman. M. Gustave Geffroy en donnant, il y a deux ans, une fort bonne biographie de Blanqui, crut devoir l’intituler l’Enfermé, pour indiquer que son héros avait passé toute sa vie, ou presque, en prison, mais sans réfléchir que ce surnom pourrait aussi bien s’appliquer à d’autres personnages célèbres : Silvio Pellico, si l’on veut. Et l’on pourrait redire ici avec l’humoriste allemand Lichtenberg : « C’est aujourd’hui la mode de mettre sur tous les romans : Histoire vraie. Innocente tromperie ! Mais il est beaucoup moins innocent de ne pas mettre roman sur certains livres d’histoire. »

Les sévères méthodes critiques d’aujourd’hui sont venues réprimer ces fantaisies individuelles. On se pique davantage de science et d’exactitude que d’imagination et de couleur. Et l’on ne trouverait certainement plus personne pour écrire comme M. Royou, en 1819, une Histoire de France depuis Pharamond jusqu’à la vingt-cinquième année du règne de Louis XVIII. Ce qui prouve une candeur profonde en même temps qu’un loyalisme quelque peu outré1.

Si de nos jours la science laisse aux livres de vulgarisation les titres fantaisistes, il n’en fut pas toujours ainsi. Au moyen âge les alchimistes, coutumiers des phrases mystérieuses et des appellations saugrenues, avaient communiqué aux savants qui leur succédèrent sous la Renaissance ces vicieuses habitudes. Galilée lui-même publiait ses découvertes, si précises, si rigoureusement exactes, sous cette rubrique : Nuntius Sidereus, le Messager des astres. Tandis que Copernic, au contraire, avec une précision digne des modernes, écrivait : Traité sur les révolutions des globes célestes.

C’est que ce goût de la métaphore — si ridicule parfois, — était alors en Europe universel. À la même époque les juristes de Charles-Quint, ayant rédigé un Code contre les malfaiteurs qui frappent de la fausse monnaie et les sorciers accusés de sortilège, l’appelèrent Nemesis Carolina. Et dans cet ordre d’idées notons un recueil de lois et de coutumes du pays de Vermandois, composé au xiiie  siècle par le bailli Pierre de Fontaines et qu’il appela Conseils à un ami.

Mais il est surtout un genre dans lequel cette fantaisie des titres s’était toujours un peu exercée et qui prit, avec la découverte de l’imprimerie, une extension énorme : je veux parler des écrits religieux.

Toute religion, étant de la catégorie de l’idéal et du mystérieux, affectionne les mots et les tournures de langage propres à frapper l’imagination. Dans le christianisme, cette tendance était encore augmentée par son origine orientale. Si la métaphore n’existait pas, les Hébreux et les Arabes l’auraient inventée. Et de fait elle a toujours fleuri chez eux avec une incomparable vigueur. Dans les choses sacrées, elle se développa à l’aise. C’est ainsi que le Code religieux de ces peuples s’appela la Bible ou le Coran, c’est-à-dire le livre par excellence. Et de même chez les chrétiens on proclama, d’une façon aussi absolue, que les paroles et la vie de Jésus-Christ constituaient les Écritures.

En passant des mains des apôtres juifs en celles de Grecs et de Latins, possédant une plus profonde culture et soumis à de meilleures habitudes de discipline intellectuelle, le christianisme perdit pour un temps cette tendance qu’il tenait de ses origines orientales. Les docteurs de l’Église s’efforçaient d’écrire des traités assez purs, assez polis, assez classiques, pour pouvoir être comparés à ceux des philosophes païens. Ils évitèrent avec soin tout désordre et toute extravagance qui, aux gens cultivés, eussent semblé barbarie. Mais quand le monde antique eut disparu, et quand, avec le moyen âge, s’ouvrit une période d’ardente foi et de mysticisme inquiet, toutes les coutumes anciennes des religions de l’Orient reparurent. Les titres des ouvrages de piété portèrent la même marque que les hymnes chantées au lutrin et les traités de théologie élaborés au fond des cloîtres. Toutes les métaphores furent remises en usage et en honneur. Ces âmes tourmentées de l’amour divin en inventèrent d’extraordinaires, et qui finirent bientôt par atteindre le ridicule et l’absurde. Au xiiie  siècle Saint Bonaventure, le Docteur séraphique, donnait ses pensées et ses prières sous ce titre plein de poésie : l’Itinéraire de l’âme vers Dieu. Mais deux cents ans plus tard, on n’a plus qu’une véritable déformation, une caricature de ce genre. Sainte Thérèse avait d’ailleurs montré la voie avec ses Sept châteaux de l’âme.

Il convient ici de citer des exemples sans commentaires : en voici quelques-uns choisis parmi les plus bizarres. La boutique de l’apothicaire spirituel. — Encensoirs fumans de pensées mystiques. — Le brise-tête du dragon infernal. — Le faisceau de myrrhe (Angers, 1525). — La chaîne d’or des vrais croyans. — Les sept trompettes pour éveiller les pêcheurs. — La pieuse alouette avec son tire-lire, par le père Antoine la Chaussée (Valenciennes, 1638). — Le roman en rimes des trois pèlerinages ; le premier de l’homme durant qu’est en vie ; le second de l’âme séparée du corps, le tiers de N. S. J. C. ; en forme de monotesseron, par Guillaume de Guilleville. — Le sucre spirituel. — Les tapisseries économiques tissues du fil de la sagesse. — Celui-ci se complique d’un calembour : la doulce moëlle et saulce friande des saints savoureux os de l’Avent (1578). C’est un recueil de pieuses réflexions sur les hymnes commençant par la lettre O et qui se chantent au temps de l’Avent. Citons enfin les Allumettes du feu divin, par le frère Pierre Doré, Cordelier.

On comprend que, au xviie  siècle, à l’époque où le goût du gros comique allait jusqu’à travestir la Passion de Notre-Seigneur en vers burlesques (1649), on se soit moqué de ces titres ridicules chers aux dévots. Aussi, dans les ruelles précieuses, se divertissait-on fort de petites plaisanteries composées par des abbés galants et dont deux portent des noms tout à fait réussis dans ce genre : la Tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Seigneur, et encore la Seringue spirituelle pour les âmes constipées en dévotion. Et l’on pourrait croire que ce sont des brochures écrites sérieusement et en vue d’édifier les fidèles, si le témoignage de Pellisson2 n’était là pour affirmer que ce furent de simples parodies.

D’ailleurs, vers la même époque, du genre mystique et religieux, cette habitude de prendre des titres allégoriques s’étendit, sans que cela parût le moins du monde ridicule, à des livres de toute espèce. Ainsi l’on disait fort bien : le Rosier des guerres, compilé par le roy Loys unziesme de ce nom, ouvrage devenu d’une extrême rareté. Marguerite d’Angoulême, dame de haut goût et de très fine culture, écrivant un poème, où l’on releva plusieurs traces d’insigne hérésie, l’appelait : le Miroir de l’âme pécheresse (Alençon, 1531). On eut encore le Fort inexpugnable de l’honneur féminin (1555). Un poète précieux, nommé Charles Fontaine, fit, au xvie  siècle de ces poésies, Les Ruisseaux de Fontaine, mais Jacques Yver le dépasse par son recueil le Printems d’Yver. Et l’on ne regardait pas non plus à faire de longs titres, pour mieux expliquer ses intentions. Ainsi, par curiosité, voici ce que portait la première page d’un poème d’un humaniste au xvie  siècle : L’éperon de discipline, pour inciter les humains aux bonnes lettres, stimuler à doctrine, animer à science, inviter à toutes bonnes œuvres vertueuses et moralles, par conséquent pour les faire cohéritiers de Jésus-Christ, expressément les nobles et généreux. Lourdement forgé et rudement limé par noble homme Fraire Antoine du Saix, commandeur de Saint-Antoine de Bourg-en-Bresse (1532). Et le titre de la seconde partie sur l’Éducation, n’est pas moins long ni moins diffus.

Du même esprit participent encore les ouvrages pédagogiques du xviie  siècle qui s’intitulent par exemple le Thésaurus ou Gradus ad Parnassum, avec lequel plusieurs générations ont composé des vers latins ; ou bien c’est le Jardin des Racines Grecques, que cultivaient ces Messieurs de Port-Royal.

De nos jours même, la littérature religieuse a gardé quelque chose de ses habitudes d’autrefois. Avec moins d’exagération pourtant, on retrouve des titres à peu près semblables sur ces petits livrets à couverture pistache ou noisette qu’abomine M. J.-K. Huysmans, bon catholique, mais artiste. Et la meilleure preuve de cette survivance, on la trouverait chez le mystique Ernest Hello que, certes, on ne peut accuser de platitude. Un jour, cependant, Barbey d’Aurevilly, qui professait pour lui une grande admiration littéraire et une vive sympathie intellectuelle, ne put se tenir de le tancer vertement pour avoir présenté un de ses livres sous ce titre : les Plateaux de la Balance, image usée, vulgaire et jetée au rebut des allocutions de comices agricoles.

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Une plus grande variété des titres s’introduisit dans la littérature lorsque, au xviiie  siècle, un genre qui, jusque-là, n’avait eu qu’un développement médiocre, le roman, prit tout à coup une extension considérable, et destinée à devenir plus vaste encore de notre temps.

On s’était contenté, à l’origine, d’intituler les romans du nom du héros principal. Pour l’ordinaire, ces titres étaient rédigés comme il suit : Très élégante et délicieuse histoire du très noble et victorieux et excellentissime roy Perceforest, roy de la Grande-Bretagne (1528). Ou bien Très plaisante et récréative histoire du très preulx et vaillant chevalier Perceval le Gallois (1530). Et enfin la réimpression par Rabelais d’un antique ouvrage, très célèbre dans la vieille France, et schéma du chef-d’œuvre futur : les Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua (Lyon, 1532).

Au xviie  siècle encore, les romanciers donnèrent à leurs livres le nom du héros : la Princesse de Clèves, Cyrus, Clélie, etc. Et au xviiie  siècle même, les trois romans demeurés les plus célèbres et le plus lus, sont intitulés de la sorte : Gil Blas, Manon Lescaut, Paul et Virginie. Remarquons que c’est une coutume qui, de nos jours, tend à disparaître de plus en plus. Et c’est fort bien fait. À part quelques noms frappés justes, expressifs, caractéristiques de tout le personnage, rien n’est plus fastidieux que ces combinaisons de syllabes, faites le plus souvent au hasard. Nous demandons au titre une indication : l’auteur ne devrait jamais l’oublier. Et quand il n’est pas de force à faire des trouvailles de noms, comme le Tartuffe, Gobseck, ou Monsieur Alphonse, qui ont fini par rester attachés à des classes d’individus tout entières, il fera mieux de renoncer à ce procédé. Le très fécond Balzac, dont nous venons de citer cette magnifique appellation d’avare, choisissait les noms de ses personnages avec la plus scrupuleuse étude, surtout quand il voulait appliquer ces noms au roman lui-même ; et à part deux ou trois cas malheureux, on peut dire qu’il y a toujours magnifiquement réussi : que ce soit Z. Marcas, le Cousin Pons ou la Cousine Bette. Au contraire, quand M. Bourget traitant la tragique histoire d’Hamlet dans un cadre moderne l’intitule André Cornélis ; outre qu’il ne donne pas la moindre indication sur son sujet, il affaiblit, semble t-il, le personnage, par des sons aussi quelconques. Mieux eût valu dans ce cas ajouter ou le Nouvel Hamlet comme Rousseau fit pour Julie ou la Nouvelle Héloïse.

Les romanciers se sont bien vite aperçus du danger de monotonie qui résulterait de semblables titres. Aussi se sont-ils efforcés de piquer autrement la curiosité du lecteur. Par exemple, au xvie  siècle, à côté des précieux pétrarquisants, les très libres conteurs gaulois, qui ont laissé une littérature énorme, s’efforçaient de préluder à la gaieté dès la couverture de leurs livres imprimés à Gaillardopolis. La crudité de ces gais rabelaisiens nous effraye un peu. Et, malgré toutes ses libertés, M. Armand Silvestre n’oserait, à l’exemple de Béroalde de Verville, intituler un recueil de contes le Coupe-cul de la mélancholie ; mais volontiers il reprendrait le Triomphe de l’Abbaye des Cornards. Et que d’autres, qui ne dépareraient pas les bibliothèques érotiques et comiques modernes !

Au xviiie  siècle, où le roman commençait à prendre son essor, les titres varièrent surtout selon les modes. Un ouvrage avait-il réussi, non seulement on en imitait le fonds et la forme, mais on en démarquait même le titre. C’est ainsi que le vif succès des Lettres Persanes de Montesquieu détermina par dizaines des Lettres Anglaises par Voltaire, Chinoises, Portugaises, etc. Le Spectateur, d’Addison, ayant été traduit en 1714 à Amsterdam, sous ce nom : le Spectateur ou le Socrate moderne où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle et plusieurs éditions de l’ouvrage s’étant vendues avec une rapidité prodigieuse, tous les libraires se mirent à commander à leurs auteurs à gages des Spectateurs de tendances et d’opinions diverses. Celui de Marivaux est resté le plus célèbre. Citons encore une vogue semblable pour le titre de Robinson. Le héros de Daniel Defoe3 eut, presque tout de suite, des frères en quantité, de toutes nations, de tous les âges et de tous les métiers. Et, bon an mal an, il naît, de nos jours encore, un ou deux nouveaux petits Robinsons4.

Un exemple encore emprunté au xviiie  siècle. Lorsque les célèbres romans de Grandisson pénétrèrent en France, grâce à l’adaptation de Prévost (Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu, extrait du journal d’une jeune dame, traduit de l’anglais), ils obtinrent en très peu de temps auprès du public français un succès étourdissant. Du coup l’orientation de notre littérature en fut changée. La première condition pour un écrivain qui voulait trouver éditeur et lecteurs était de se mettre à la mode anglaise. De là sortirent : Paméla en France ou la vertu mieux éprouvée, comédie de Boissy ; Anne Bell et Clary ou le retour à la vertu récompensé, par Baculard d’Arnaud ; Lettres de Juliette Catesby par Mme Riccoboni ; sans compter bien d’autres Lettres de Milady Linsay et de Mémoires de Clarence Wildonne par des inconnus. On écrivait des « Suites » comme la Nouvelle Clémentine de Léonard, ou le Petit Grandisson de Berquin. Bien mieux, on se mettait sous l’invocation directe de Richardson lui-même. À preuve ce titre fort bizarre : « Les mœurs du jour, ou histoire de Sir William Harrington, écrite du vivant de M. Richardson, éditeur de Paméla, Clarisse et Richardson, revue et retouchée par lui sur le manuscrit de l’auteur » (1773).

Lorsque après Richardson fut venu le tour de Laurence Sterne, le mot Sentimental devint tyranniquement à la mode. À l’exemple du célèbre Voyage en France et en Italie, le récit de la moindre Excursion dans les provinces occidentales de France par Brune, ou même d’une simple Promenade de Lausanne à Yverdun par Vernes était tenu d’être Sentimental. Au reste toute la littérature du temps prouve une extraordinaire sensibilité. Les titres du genre larmoyant en portent la marque. C’est Laurence Sterne lui-même qui raconte avoir pleuré rien qu’à lire ces mots inscrits en tête d’un livre, avec, sans doute, un frontispice ad hoc : les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan mis en prison par ses enfants . Le plus connu de ces romans sentimentaux, Werther, portait à l’origine ce nom beaucoup plus touchant : Les Souffrances du jeune Werther.

Lorsque vinrent les Romantiques avec leur imagination échauffée, ce fut bien autre chose. On chercha par les titres les plus extraordinaires à frapper d’étonnement le Philistin. Les personnages ne portaient que noms exotiques bizarres : ainsi Bug-Jargal, Han d’Islande de Hugo. Paul Lacroix — alias le Bibliophile Jacob — réussissait particulièrement bien dans ce genre : la Danse macabre, histoire fantastique du xve  siècle et le Roi des Ribauds, histoire du temps de Louis XII. C’était aussi l’époque des succès du vicomte d’Arlincourt, avec ses horrifiques Écorcheurs. Et que d’autres du même goût on relève parmi les publications de l’éditeur romantique Renduel ! C’est, par exemple, Stello, d’Alfred de Vigny, qui porte pour sous-titre ou les Diables bleus. Jules Janin écrit, mais ne signe pas, l’Âne mort ou la Femme guillotinée. D’Aloysius Bertrand, ce petit volume si curieux Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de Rembrant et de Callot. Voici enfin l’Homme blanc des rochers ou Loganie et Délia, par un nommé Toulotte. Et d’exquises vignettes de Tony Johannot relevaient encore la saveur de ces titres par leur allure moyen-âge. On aimait aussi les violentes oppositions de mots, les fortes antithèses comme les Rayons et les Ombres de Victor Hugo, quoique je ne sache pas que l’on ait alors même rien fait de mieux dans ce genre que l’Âme noire du Prieur blanc, de notre contemporain Saint-Pol-Roux le Magnifique.

Les Romantiques se laissaient à ce point séduire par ces beaux titres à panache que souvent il leur arriva d’annoncer des livres qui ne parurent jamais, et dont peut-être même ils connaissaient à peine le sujet. Ainsi parmi les œuvres en préparation de Hugo figura longtemps une Quiquengrogne qui ne vit jamais le jour. Ce devait être, dit la Revue de Paris de septembre 1832, une suite de Notre-Dame de Paris. « L’une est la cathédrale, l’autre sera le donjon. L’architecture militaire après l’architecture religieuse. Le moyen-âge féodal après le moyen-âge sacerdotal. » Quant au Manuscrit de l’Évêque, longtemps promis, il fut enfin fondu dans Les Misérables. Mais le Fils de la Bossue pour lequel Hugo avait déjà traité avec son éditeur ne fut jamais écrit. Si Théophile Gautier annonça vingt ans durant son Capitaine Fracasse, nom dont il aimait la puissante sonorité, il finit du moins par le faire paraître. Il n’en fut pas de même pour un grand livre que projeta toute sa vie Balzac et où il devait exprimer ses idées politiques, ses préférences pour un « gouvernement fort et hiérarchique », disait-il dans une lettre à Montalembert, sous ce titre bizarre : Histoire de la succession du Marquis de Carrabas.

Dans le théâtre romantique, il en fut de même que dans le roman. Les titres des drames étaient aussi affectés et les Vaudevillistes, comme Duvert et Lauzanne, les parodiaient en faisant par exemple, d’Hernani, Harnali ou la Contrainte par Cor. L’infatigable dramaturge Guilbert de Pixerécourt excellait à intituler ses sombres mélodrames de façon à exciter la curiosité de la foule. Sa première pièce — que plus de cent autres allaient suivre, — s’appelait Seligo ou le Nègre généreux. Dans le reste cueillons le Coffre de fer ou le Juge de son crime ; le Château des Apennins ou les Mystères d’Udolphe ; et enfin la très célèbre Cœlina ou l’Enfant du Mystère, adaptation à la scène d’un roman de Ducray-Duminil. Quant à Scribe, non moins fécond en drames et en comédies, il fit un jour la gageure de pouvoir mettre le titre d’une pièce au moins sous chaque lettre de l’alphabet. Et comme J, K et Y lui manquaient, il se mit aussitôt à l’œuvre et eut, en peu de temps, écrit le Jockey, le Kiosque, et Yelva ou l’Orpheline russe.

Les mélodrames que l’on joue aujourd’hui à l’Ambigu ont gardé ces mêmes titres mystérieux et compliqués. Là encore subsiste l’habitude des sous-titres qui autrement est devenue bien ridicule par l’abus qu’on en fit. Citons cependant ce fait assez peu connu que la pièce de Tolstoï, la Puissance des Ténèbres doit être complétée comme il suit : ou si l’oiseau s’est une fois englué le bout de la griffe, toute la bête y passera.

Plus encore que les Romantiques, les jeunes écoles littéraires d’aujourd’hui se sont efforcées par des titres singuliers, des alliances de mots bizarres, d’attirer ou de surprendre l’attention. Dans cette série de romans qu’il intitule la Décadence latine, éthopée, le Sâr Péladan eut aussi de ces trouvailles rares. Le tome I : le Vice suprême est en opposition parfaite avec le tome XIV et dernier : la Vertu suprême, et l’on note encore : VIII, l’Androgyne, IX, le Gynandre, X, le Panthée, XIII, Finis Latinorum. Certains, par raffinement de dilettantisme, s’emparent du titre d’un ouvrage très connu et l’accommodent à leur nouveau sujet. L’Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ a, de la sorte, donné lieu à l’Imitation de Notre-Dame de la Lune par le poète Jules Laforgue, et à l’Imitation de Notre-Maître Napoléon par M. Ernest La Jeunesse, dont le premier volume s’intitulait avec une allitération assez étrange déjà : les Nuits, les Ennuis et les Âmes de nos plus notoires contemporains.

Les écrivains de maintenant et de tout à l’heure, pour parler comme M. Charles Morice, savent combien, selon la parole de Diderot, le vague et l’indéterminé sont séduisants pour l’imagination, qui s’effarouche du trop précis. Ils en profitent dans le choix de leurs titres et semblent, à ce point de vue, affectionner principalement certains vocables. Ainsi, actuellement, une vogue qui paraît ne devoir pas de sitôt cesser, s’est emparée du mot Aventure. Successivement, dans les deux ou trois ans passés, nous avons vu paraître : l’Illusoire Aventure d’A. Boissière ; Aventures d’Édouard Ducoté ; Départ à l’Aventure, par Achille Segard ; l’Aventure, roman ironique de Jean Veber ; la Divine Aventure, par Pierre d’Espagnat ; et j’en passe.

Parmi les bizarreries dont on a pu s’aviser de nos jours, citons celle-ci imaginée par M. Henri de Régnier : sa délicate nouvelle le Trèfle Noir porte simplement pour titre un trèfle imprimé en noir sur couverture blanche. Si de tels amusements se généralisaient, les titres ne seraient plus que des rébus. En attendant, on nous donne de véritables charades, même pour les pièces qui ne participent en rien des petits proverbes de salon. Quels mots plus obscurs que ceux-ci : le Repas du Lion, placés par M. de Curel en tête du drame qu’il fit jouer l’an dernier ? Dix lignes d’explications seulement, vers la fin du dernier acte, venaient avertir du sens de la parabole. Habitude vicieuse et pleine de périls au théâtre surtout : car le public — il faut bien le constater — n’aime guère l’abscons ni le mystérieux, et, peu enclin à chercher la signification secrète des mots, affectionne les idées simples et d’assimilation facile. Au nombre des appellations étranges de livres, citons encore le chef-d’œuvre de Stendhal, le Rouge et le Noir. On a donné bien des explications différentes à ces mots que l’auteur ne prit pas la peine d’éclaircir lui-même. On peut admettre que le Noir, c’est la robe du séminariste de Julien Sorel et le Rouge, le sang de son échafaud. On pourrait trouver encore, soit dans notre littérature contemporaine, soit dans la littérature étrangère ou celle des temps passés, bien des originalités dans le choix des titres. Jamais on ne se rendra mieux compte des prétentions, des chimères et des fantasmagories qui peuvent éclore dans les cerveaux humains qu’à parcourir un catalogue de libraire ou les boîtes poudreuses des bouquinistes. Peu d’occupations sont de plus douce philosophie et réservent plus de surprises. Et l’on acquiert une exacte notion de la vanité des hommes à voir un nommé Morin publier en 1662 les Pensées de Morin, tout comme ces Messieurs de Port-Royal allaient, après la mort de leur grand ami, survenue cette même année, imprimer les Pensées de Pascal.

Il faudrait encore, comme curiosités bibliographiques, citer bien d’autres titres. À ce point de vue il serait intéressant d’exhumer les pamphlets qui coururent au temps de nos guerres civiles, sous la Ligue, la Fronde ou la Révolution. La littérature militante de celle-ci fut particulièrement copieuse, et d’un débraillé et d’un sans-culottisme parfois très comiques, avec beaucoup de verve gouailleuse et populaire. Chacun connaît les lettres bougrement patriotiques du Père Duchêne. On ne se gênait pas pour imprimer cette grossière locution, hardiment imagée : Faites beau cul, vous n’aurez qu’une claque. Ou celle-ci encore, dirigée contre les membres du Directoire : Vos cinq cochons sont assez gras, il faut les changer pour faire le carnaval 5.

De cette esquisse d’une psychologie des titres que nous avons tentée, on pourra donc tirer cette conclusion que les appellations des livres varient selon les époques et les mœurs, mais reflètent toujours fidèlement les genres et les habitudes littéraires. Quand nous voyons ces mots : la Callipédie ou l’art de faire de beaux enfants par Claude Quillet, nous savons dès l’abord, à n’en pas douter, que ce traité n’est pas d’un élève de la moderne École de médecine. Et en effet c’est un poème médical d’un docteur du xviie  siècle qui, pour cette œuvre, obtint de Mazarin une grasse prébende. Lorsque feu Pécaut écrivait des ouvrages pédagogiques, il ne les intitulait pas : Adèle ou Theodorr, ou Lettres sur l’Éducation (1782). Qu’un pieux exécuteur testamentaire collige les conversations que lui a tenues un homme célèbre — genre toujours pratiqué depuis Platon pour Socrate et Eckermann pour Goethe6, jusqu’à M. Germain Bapst pour le maréchal Canrobert — il ne donnera plus aujourd’hui pour titre à son recueil la désinence latine pédantesque usitée aux xvie et xviie  siècles : les Bolœana, Menagiana, Saint-Evremontiana même. Mais il pourra dire, avec un rare malheur d’expression, Propos de Table de Victor Hugo, ce qui met aussitôt le poète en une fâcheuse posture pseudo-rabelaisienne.

En même temps qu’ils suivent des modes passagères et variables, les titres sont toujours, avec les auteurs qui veulent sortir du commun, et dans les ouvrages qui s’écartent de l’art classique et de la raison pure, extraordinaires et singuliers. Certes c’est un moyen parfois efficace d’attirer et de fixer la curiosité des contemporains.

De tous ces livres aux appellations saugrenues et bizarres, il ne reste pourtant plus guère que le titre lorsque les modes sont passées. Apparemment les auteurs attendaient une autre gloire et espéraient pousser par la curiosité leurs plus lointains arrière-neveux à lire aussi le contenu. Mais la plus belle étiquette ne fait pas le meilleur onguent. Il faut le reconnaître — et ce sera notre conclusion, — c’est sous les titres les plus simples que se cachent les vieux chefs-d’œuvre, parés de leur seule beauté. Le reste n’est qu’un ornement futile, mais qui, néanmoins, donne une indication quasiment infaillible sur l’esprit de l’auteur, le caractère du livre et la date de la publication.